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LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE DROIT AYANT VALEUR CONSTITUTIONNELLE * * * * par Pierre JOXE Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, Votre colloque me donne l’occasion de saluer à Beyrouth, cette ville où l’on connaît la valeur de la paix et du droit, l’année de la francophonie. Comme tous ceux qui sont ici, je pense, je crois au dialogue des cultures, dialogue qui suppose un effort de compréhension et donc d’explication. Disons-le sans détour : le thème de ce colloque aurait de quoi surprendre plus d’un juriste français. Issus d’un Etat laïc, universitaires aussi bien que magistrats, nous ne sommes guère habitués à chercher des points communs entre un droit aux fondements religieux - le droit musulman - et le droit français. C’est particulièrement vrai en matière constitutionnelle car tous nos régimes politiques ont recueilli l’héritage de la Révolution française, depuis plus d’un siècle (à l’exception de la triste parenthèse du régime de Vichy entre 1940 et 1944) et sont marqués par la conception française de la laïcité de l’Etat. Et pourtant, souvenons-nous de l’enseignement de Kelsen. Hans Kelsen, le fondateur de l’école juridique de Vienne, est un peu le père spirituel des juridictions constitutionnelles, dont le Conseil constitutionnel français. A la fin de sa vie, il y a un demi-siècle, alors que sa réflexion était la plus aboutie, il mettait au point une « théorie générale des normes ». Cette théorie était bien « générale ». Elle dépassait le champ de la philosophie juridique. Kelsen considérait en effet la religion et le droit comme deux ordres normatifs auxquels il convenait d’appliquer les mêmes méthodes de raisonnement. Comme l’a montré Kelsen, juristes ou théologiens peuvent trouver dans la « science des normes » un terrain d’expériences communes. Afin de dissiper tout malentendu sur le sens des mots, précisons cependant que Kelsen opère nettement la distinction entre les normes juridiques et les « principes de la morale, de la politique ou des moeurs », qui influencent le contenu des normes. Il précise que « les normes juridiques générales (…) peuvent être créées non seulement par voie de législation, mais aussi par voie de coutume constituée par la jurisprudence des tribunaux » 1 . Or, ce qui nous intéresse ici, c’est précisément le point où les « principes de la morale de la politique ou des moeurs » s’incarnent comme des normes, par l’intermédiaire de la jurisprudence. * Membre du Conseil Constitutionnel (France) 1 Théorie générale des normes, p. 151 – Hans Kelsen – PUF, 1996

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LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE DROIT AYANT VALEUR CONSTITUTIONNELLE ∗∗∗∗

par

Pierre JOXE

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, Votre colloque me donne l’occasion de saluer à Beyrouth, cette ville où l’on

connaît la valeur de la paix et du droit, l’année de la francophonie. Comme tous ceux qui sont ici, je pense, je crois au dialogue des cultures,

dialogue qui suppose un effort de compréhension et donc d’explication. Disons-le sans détour : le thème de ce colloque aurait de quoi surprendre plus

d’un juriste français. Issus d’un Etat laïc, universitaires aussi bien que magistrats, nous ne sommes guère habitués à chercher des points communs entre un droit aux fondements religieux - le droit musulman - et le droit français. C’est particulièrement vrai en matière constitutionnelle car tous nos régimes politiques ont recueilli l’héritage de la Révolution française, depuis plus d’un siècle (à l’exception de la triste parenthèse du régime de Vichy entre 1940 et 1944) et sont marqués par la conception française de la laïcité de l’Etat.

Et pourtant, souvenons-nous de l’enseignement de Kelsen. Hans Kelsen, le fondateur de l’école juridique de Vienne, est un peu le père

spirituel des juridictions constitutionnelles, dont le Conseil constitutionnel français. A la fin de sa vie, il y a un demi-siècle, alors que sa réflexion était la plus aboutie, il mettait au point une « théorie générale des normes ». Cette théorie était bien « générale ». Elle dépassait le champ de la philosophie juridique.

Kelsen considérait en effet la religion et le droit comme deux ordres normatifs

auxquels il convenait d’appliquer les mêmes méthodes de raisonnement. Comme l’a montré Kelsen, juristes ou théologiens peuvent trouver dans la « science des normes » un terrain d’expériences communes.

Afin de dissiper tout malentendu sur le sens des mots, précisons cependant que

Kelsen opère nettement la distinction entre les normes juridiques et les « principes de la morale, de la politique ou des mœurs », qui influencent le contenu des normes. Il précise que « les normes juridiques générales (…) peuvent être créées non seulement par voie de législation, mais aussi par voie de coutume constituée par la jurisprudence des tribunaux »1. Or, ce qui nous intéresse ici, c’est précisément le point où les « principes de la morale de la politique ou des mœurs » s’incarnent comme des normes, par l’intermédiaire de la jurisprudence.

∗ Membre du Conseil Constitutionnel (France) 1 Théorie générale des normes, p. 151 – Hans Kelsen – PUF, 1996

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Quant au sujet qui m’est imparti aujourd’hui, il aurait été considéré comme sans objet en droit positif il y a quelques 40 ans, ce qui est peu à l’échelle de l’histoire politique.

Comme tous les pays d’Europe continentale, la France est un pays de droit

écrit. Les normes non écrites y trouvent difficilement leur place. Nous avons coutume de nous définir comme un pays « légicentriste ». Cela implique tout à la fois suprématie de la norme écrite et place éminente de la loi dans la hiérarchie des normes.

Vous savez que l’article 5 de notre Code civil issu du Code Napoléon de 1804,

interdit aux juges de créer eux-mêmes du droit2. Or, faire appel à des principes généraux est pour les juridictions une technique qui équivaut à contourner cette prohibition. En droit positif, qu’est-ce qu’un principe général de droit, sinon une norme non écrite dégagée et appliquée par un juge ?

C’est pourquoi, en France, les principes généraux du droit, longtemps tenus

pour absents de la hiérarchie des normes, restent l’objet de controverses sur leur légitimité, leur portée et leur avenir. Ils portent encore la marque de cette origine.

J’aborderai successivement trois aspects : - la création des normes, - le contenu des normes, et enfin - l’apport des normes supranationales et internationales. I. La création : Une notion née du contentieux administratif et de la

jurisprudence du Conseil d’Etat A. Émergence progressive sous la IIIème République Avant l’avènement de la Vème République, la notion de principe général du

droit ne s’était acclimatée que dans le droit administratif, un peu comme une curiosité. C’est en effet notre juridiction administrative, notre Conseil d’Etat, qui a donné

naissance à cette catégorie juridique. Les autorités administratives doivent prendre leurs décisions dans le respect du

principe de légalité. Elles doivent se conformer à des règles de droit écrit. Le juge administratif lui-même fonde en général ses décisions sur de telles règles. Mais il arrive aussi que le juge oppose à l’Administration des principes généraux qui ne procèdent pas directement d’une source écrite.

Dès les débuts de la IIIème République, à la fin du XIXème siècle, lorsque les

textes faisaient défaut, le Conseil d’Etat s’appuyait, selon l’expression d’un commentateur célèbre, Laferrière, sur « des principes traditionnels, écrits ou non écrits, qui sont en quelque sorte inhérents à notre droit public et administratif »3.

En 1903,le Conseil d’Etat se référa à l’« esprit général de la législation », par

exemple pour appliquer le principe du respect des droits de la défense, en droit pénal, puis, par extension, au droit applicable en matière disciplinaire4.

2 Art 5 – « Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises » 3 Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, deuxième édition, 1896, tome I, « introduction », page XIII. 4 décisions CE, 19 juin 1903, Ledochowski ; CE, Assemblée, 3 juillet 1931,Le Scornet.

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Certains de ces principes furent transposés de règles figurant dans le code civil,

comme celui de non-rétroactivité des actes administratifs. D’autres étaient inspirés d’une ou plusieurs lois particulières :

- principe de liberté syndicale 5 ; - principe général de la liberté de l’enseignement6 ; Mais d’autres principes encore furent appliqués sans trouver leur justification

dans aucun texte. Tel est le cas du principe d’égalité, que ce soit devant la loi, devant l’impôt ou devant les services publics.

J’en veux pour exemple le célèbre arrêt « Couitéas », rendu par le Conseil

d’Etat en 1923. Les forces de police avaient, pour éviter des troubles, refusé d’appliquer un

jugement d’expulsion des occupants sans titre d’un vaste domaine en Tunisie. Le Conseil ayant admis ce refus, motivé par les exigences du maintien de l’ordre, il a jugé qu’il ouvrait droit à une indemnisation du propriétaire. La décision trouve sa justification dans le principe général d’égalité devant les charges publiques. Mais ce principe n’est ni cité, ni rattaché à un texte 7.

Ce faisant, le juge administratif était implicitement l’interprète des droits et

libertés issus de la Révolution, et proclamés en particulier dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, mais sous la IIIème République, le Conseil d’Etat s’expliquait peu sur les sources et l’application des principes non écrits.

B. Depuis 1945 : affirmation pour la défense des droits et libertés Les circonstances historiques allaient conduire à une affirmation beaucoup plus

ferme des principes généraux du droit. De façon significative, ces principes, dégagés par le juge de sa propre initiative,

ont été très critiqués à l’époque de la Libération. A partir de 1945, le Conseil d’Etat a alors construit une théorie plus explicite, en

affirmant dans ses décisions l’existence de « principes généraux du droit applicables même en l’absence de textes ». La tendance était beaucoup plus militante, si je puis employer l’expression. Un commissaire du Gouvernement présentait ainsi un tel principe « comme un acte de foi dans la suprématie du droit »8. Il s’agissait du principe de non-rétroactivité des actes administratifs.

Le juge a dégagé alors quelques principes nouveaux. Mais surtout, il les a

intégrés dans une construction théorique, et ainsi leur a donné toute leur portée. L’exemple du droit de grève est éclairant. Il avait été proclamé par le Préambule de la Constitution de 1946, qui précisait : « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». Comme le législateur s’est abstenu d’adopter de telles lois, le

5 cf., décision du CE, section, 7 juillet 1939, Union corporative des travailleurs français, qui vise les lois du 21 mars 1884 et du 24 juin 1936. 6 cf. décision CE, Assemblée, 7 janvier 1942, UNAPEL, qui cite onze lois de 1850 à 1940, dont la « loi Falloux » du 7 août 1951. 7 Couitéas, CE, 30 novembre 1923 8 M. Letourneur, conclusions sur l’arrêt « Société du Journal l’Aurore », du 25 juin 1948

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juge judiciaire n’a pas cru pouvoir modifier sa jurisprudence selon laquelle la grève entraînait la rupture du contrat de travail. Le Conseil d’Etat a, dès la première occasion, en 1950, reconnu force juridique aux dispositions du Préambule sur le droit de grève, indépendamment de la question de l’absence de législation9.

Le Conseil d'Etat, en l'absence de texte, a validé les sanctions appliquées par

les Préfets à des cadres de préfecture (chefs de bureaux) menacés puis sanctionnés : suspension transformée en blâme lors de la fin de la grève.

La notion de principes généraux du droit était renforcée par l’«ancrage » de

plusieurs de ces principes dans le Préambule de la Constitution de 1946. Mais elle restait de nature prétorienne.

C’est ainsi qu’en 1951, le Conseil d’Etat ne s’est appuyé sur aucune disposition

constitutionnelle pour consacrer le « principe d’égalité qui régit le fonctionnement des services publics ». Sur ce fondement, dans son arrêt « Société des concerts du Conservatoire », il a annulé pour excès de pouvoir la décision interdisant, sans motif valable, d’accès des ondes de la Radiodiffusion française à une société de concerts10.

Le président de la section du contentieux du Conseil d’Etat avait indiqué en

1950 : « En réalité, il s’agit d’une œuvre constructive de la jurisprudence réalisée, pour des motifs supérieurs d’équité, afin d’assurer la sauvegarde des droits individuels des citoyens »11.

A ce point de notre réflexion, ce qui ressort finalement est que, sous les IIIème

et IVème Républiques en particulier, les principes généraux du droit ont été pour le juge administratif un moyen de contrôler le respect des libertés par une législation le plus souvent d’origine gouvernementale. Ils constituaient un palliatif, faute d’une liste de droits fondamentaux constitutionnellement protégés, sous l’empire des lois constitutionnelles de 1875 et même de 1946.

Néanmoins, il s’agissait toujours de principes dégagés par le juge administratif,

lequel est chargé de contrôler les actes de l’administration. N’étant pas juge de la constitutionnalité des lois, il ne se posait guère la question de leur place dans la hiérarchie des normes, soit législative, soit constitutionnelle.

Mais avec la Vème République des principes ayant valeur constitutionnelle ont

pu être affirmés.

9 CE, Assemblée, 7 juillet 1950, Dehaene : « Considérant qu’en indiquant dans le préambule de la Constitution que « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent », l’Assemblée constituante a entendu inviter le législateur à opérer la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels dont la grève constitue une modalité et la sauvegarde de l’ intérêt général auquel elle peut être de nature à porter atteinte ; (…) « Considérant qu’en l’absence de cette réglementation la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour conséquence d’exclure les limitations qui doivent être apportées à ce droit comme à tout autre en vue d’en éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l’ordre public ; qu’en l’état actuel de la législation, il appartient au Gouvernement, responsable du bon fonctionnement des services publics, de fixer lui-même, sous le contrôle du juge, en ce qui concerne ces services, la nature et l’étendue desdites limitations ; » 10 CE, section 3 mars 1951 Société des concerts du Conservatoire. 11 M. Bouffandeau, dans l’allocution sur « Les progrès de la jurisprudence du Conseil d’Etat », prononcée en juin 1950 à l’occasion du cent-cinquantenaire du Conseil d’Etat, cité par M. Letourneur, les « principes généraux du droit dans la jurisprudence du Conseil d’Etat », Etudes et documents du Conseil d’Etat, 1951-19

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C. Un paradoxe de la Vème République : le renvoi aux principes généraux par le droit écrit

L’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle et la promulgation, le 4 octobre 1958, de la Constitution de la Vème République, allaient renouveler et déplacer la problématique. Trois éléments nouveaux y ont contribué : la création d’un juge de constitutionnalité, la mise en place progressive d’un bloc de constitutionnalité potentiellement très étendu, et le renvoi à de nouvelles catégories de principes non écrits.

1°) La création du Conseil constitutionnel Les principes généraux du droit étaient venus combler un vide de

l’ordonnancement juridique français : au sommet de la hiérarchie des normes, manquaient en effet d’une part une liste des droits et libertés, d’autre part un juge en mesure d’assurer le respect de ces droits.

La création du Conseil constitutionnel allait donc constituer une avancée

décisive. L’article 61 de la Constitution lui confie la mission de contrôler la conformité à la

Constitution de toutes les lois organiques et des lois ordinaires dont il est saisi. On sait en outre que, depuis 25 ans, depuis la révision constitutionnelle du 29 octobre 1974, il peut être saisi par 60 députés ou 60 sénateurs, c’est-à-dire par l’opposition parlementaire. Depuis lors, de très nombreuses lois lui sont déférées. Alors que le Conseil n’avait été saisi que de 9 lois ordinaires en 17 ans, depuis la réforme, 278 lois ordinaires lui ont été déférées en quelque 27 ans, soit environ deux par ans.

Le Conseil est-il une véritable juridiction ? La Constitution ne le dit pas. Ce

qu’elle dit en son article 62 sur la portée de ses décisions importe bien davantage : « Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. »

Une autorité de la République est désormais compétente pour sanctionner le

non-respect par le législateur des normes de valeur constitutionnelle. Son indépendance est garantie et ses décisions sans appel.

Pourtant s’agissant du contenu des normes soumises à son contrôle, la

nouveauté introduite par la Constitution de 1958 ne s’est pas révélée avant une douzaine d’années.

2°) Le « bloc de constitutionnalité » En 1958, la Constitution comportait un préambule par lequel, je cite, « Le

peuple français » proclamait « solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946. »

Ce texte fit entrer d’un coup dans le champ du droit écrit un nombre

considérable de principes dont le législateur et le juge s’inspiraient depuis des décennies, sans leur reconnaître une pleine valeur de normes directement applicables.

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Kelsen aurait dit que de simples principes sont devenus des normes juridiques. Les auteurs de la Constitution de 1958 n’avaient apparemment pas conscience

de cette entrée de la Déclaration de 1789 et du Préambule de la Constitution de 1946 dans le droit positif. L’intention de la plupart des pères fondateurs de la Vème République paraît même exactement inverse. Des travaux préparatoires menés durant l’été 1958, il ressort plutôt que les principes ainsi affirmés n’avaient qu’une valeur philosophique, et n’étaient destinés qu’à inspirer le législateur12.

Et pourtant le Conseil constitutionnel ne s’est pas considéré comme lié par cette

intention. Il a jugé que le peuple souverain, en adoptant la Constitution par référendum, n’avait pas eu connaissance des travaux d’élaboration du texte, et que ceux-ci étaient donc sans effet juridique. Il ne s’agissait pas de « travaux préparatoires » ayant valeur probante pour dissiper des obscurités du texte comme ceux qui résultent, par exemple, des débats publics au Parlement.

Puis le Conseil a mis en œuvre ce qui correspondait à l’analyse dominante des

juridictions et de la doctrine. Dès qu’il en a eu l’occasion, il a reconnu pleine valeur constitutionnelle, d’abord, en 1970, au Préambule de 194613 Position passée largement inaperçue, car limitée à la mention du Préambule dans les visas de la décision sur le traité de Luxembourg relatif au budget de la Communauté Européenne. En visant ce préambule, le Conseil Constitutionnel admettait des « limitations de souveraineté nécessaires à l'organisation et à la défense de la paix » prévue « sous réserve de réciprocité » par le 15ème alinéa du préambule de 1946. La nature constitutionnelle de la Déclaration des droits de 1789 a été consacrée par le Conseil Constitutionnel dans sa décision de 1973 sur la loi de finances pour 1974, dans laquelle il s’est appuyé sur le principe d’égalité devant l’impôt pour annuler une disposition fiscale organisant une procédure de taxation d’office14.

Depuis les années 1970, il est d’usage d’employer l’expression de « bloc de

constitutionnalité » pour qualifier l’ensemble des normes de valeur constitutionnelle. Y figurent d’abord les articles de la Constitution, qui régissent à titre principal les

relations entre les pouvoirs publics. Il s’y ajoute l’ensemble des 17 articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. Depuis lors, le Conseil a eu l’occasion de se référer à chacun d’entre eux. Ils garantissent la souveraineté nationale et les droits d’inspiration libérale que sont la liberté, en particulier d’opinion et de communication, la sûreté, la propriété et l’égalité, notamment devant la loi et devant l’impôt.

A cette première génération de droits issus de la Révolution, le Préambule de

1946 a ajouté, je cite, des « principes politiques, économiques et sociaux », proclamés « comme particulièrement nécessaires à notre temps ». Il s’agissait pour l’essentiel de droits collectifs répondant à une inspiration plus sociale : liberté syndicale, droit de grève, protection de la santé, par exemple. Seuls quelques-uns de ces principes de la Libération ne paraissent pas d’application suffisamment directe et immédiate pour se

12 cf. Séance du Comité consultatif constitutionnel du 7 août 1958 (après-midi) : M. Dejean : (…) Dans l’avant-projet présenté par le Gouvernement, le préambule n’a pas autorité juridique constitutionnelle ? M. Janot, commissaire du Gouvernement : « Non, certainement ». (Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958. La documentation française. Paris 1988 – Volume II, page 254. 13 Visas de la décision n° 70-39 Dc du 19 juin 1970, traité de Luxembourg. 14 Visas de la décision n° 73-51 DC du 27 décembre 1973, visas et considérant 2.

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voir reconnaître valeur constitutionnelle. Tel est le cas en particulier, au 5ème alinéa, de la phrase qui dispose : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. » Mais en seize alinéas, ce sont au moins autant de droits nouveaux qui sont proclamés. Le champ des droits et libertés désormais protégés est donc extrêmement vaste.

Voilà qui aurait pu paraître rendre sans objet, et sans intérêt pour le juge, la

théorie des principes généraux du droit. On aurait pu penser que les principes incorporés dans le droit écrit seraient désormais suffisants.

Et pourtant, ce nouveau bloc de constitutionnalité n’a pas sonné le glas des

principes non écrits. 3°) Le déplacement vers de nouvelles catégories de principes non écrits : En effet, après l’énumération des principes particulièrement nécessaires à notre

temps, le Préambule de 1946 lui-même ouvrait la porte à la reconnaissance par le juge de nouveaux principes non écrits.

En effet, son premier alinéa se terminait par une référence quelque peu sibylline

aux « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ». Cette notion semble avoir été introduite à l’instigation des membres du

Mouvement des républicains populaires (MRP) pour protéger l’enseignement privé, qui était principalement un enseignement confessionnel catholique. Cette intention n’apparaît pas dans les débats à la Constituante de 1946, où un discours plus orienté à gauche a été tenu. Pour illustrer la notion, les orateurs ont mis en avant les conquêtes des lois de la République dans deux séries de domaines : d’une part les libertés républicaines, comme la liberté d’association ou les libertés municipales, d’autre part les acquis sociaux, dont par exemple la semaine de 40 heures ou les conventions collectives.

A la différence des « principes particulièrement nécessaires à notre temps »,

ces « principes fondamentaux » ne faisaient l’objet d’aucune énumération. Il incomba donc aux juridictions, et principalement au juge de la constitutionnalité, de définir quels principes issus de la tradition républicaine sont fondamentaux.

Le pouvoir de création –ou de révélation- de la norme par le juge s’est ainsi

déplacé vers de nouveaux types de droits. Ce pouvoir est considérable, car les principes en cause s’imposent au législateur. En d’autres termes, lorsque le Conseil constitutionnel reconnaît un nouveau principe fondamental reconnu par les lois de la République, il est fréquemment conduit à annuler des dispositions de la loi qui lui est soumise.

On se rappelle encore la surprise, voire la stupeur provoquée par l’annulation,

le 16 juillet 1971, de dispositions de la loi modifiant le régime des associations. Cette loi de circonstance prévoyait un dispositif soumettant à autorisation préalable des associations nouvelles dont l’objet paraissait contraire aux lois ou aux bonnes mœurs. Elle faisait suite aux réticences du ministre de l’intérieur à laisser le préfet de police de Paris délivrer le récépissé de déclaration de l’association « Les amis de la cause du peuple », qui comptait parmi ses dirigeants Simone de Beauvoir, Michel Leiris et Jean-Paul Sartre.

Saisi par le Président du Sénat, le Conseil constitutionnel a d’abord considéré

que la liberté d’association était un principe fondamental reconnu par les lois de la

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République. Il a ainsi confirmé la qualification donnée, dès 1956, par le Conseil d’Etat, dans un arrêt « Amicale des Annamites de Paris (CE, Assemblée, 16 juillet 1956). Je rappelle que cette liberté a été consacrée par la loi du 1er juillet 1901, dont nous venons de célébrer le centenaire, et que les Français y sont à juste titre très attachés.

Puis le Conseil a fait valoir que ce principe suppose que les associations

existent par la seule volonté des fondateurs. Il a estimé que dès lors, un régime de contrôle préalable, même judiciaire, était contraire à la Constitution. Il a donc supprimé les dispositions en cause dans le texte de la loi (décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971). Celle-ci a donc été promulguée sans les articles annulés.

Par cette première censure depuis sa création, le Conseil constitutionnel

s’affirmait comme le défenseur des droits et libertés des citoyens. On comprend mieux, dans ces conditions, que, dans un esprit de modération, le

Conseil constitutionnel ait défini de façon restrictive les critères de reconnaissance des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.

Ils ne peuvent être dégagés qu’à partir de textes antérieurs à l’entrée en vigueur

du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. En effet, le Constituant n’a pu donner valeur constitutionnelle qu’aux principes dont il avait connaissance.

Ils doivent avoir été affirmés par une législation républicaine. Sont donc exclus

aussi bien les lois de la « monarchie de juillet » ou du second Empire que les « actes dits lois » du régime de Vichy.

Les principes ne peuvent être consacrés que s’ils touchent aux droits et libertés

ou à l’organisation de la justice, et s’ils ont été appliqués de façon constante et sans aucune exception. Le Conseil constitutionnel a ainsi refusé valeur constitutionnelle à un principe relatif à l’étendue des lois d’amnistie, en se fondant sur une loi d’amnistie du 12 juillet 1937 qui s’écartait de la tradition républicaine en cause15.

Au cours des années les plus récentes, le Conseil a ajouté des conditions

supplémentaires, qui traduisent une certaine réticence à révéler de nouveaux principes. Le principe doit désormais revêtir un caractère assez général et être suffisamment important. C’est ainsi qu’en 1999, le Conseil a refusé de donner valeur constitutionnelle au principe de droit électoral qui, en cas d’égalité des suffrages, donne la préférence au candidat le plus âgé. Cette règle ne lui a pas paru revêtir une importance telle qu’elle puisse être regardée comme un principe fondamental. Il a donc admis l’attribution du siège au candidat le plus jeune en cas d’égalité des voix aux élections régionales (décision n° 98-407 DC du 14 janvier 1999).

Telles sont les conditions que doit respecter un principe pour se voir reconnaître

la qualité de principe fondamental reconnu par les lois de la République, avec valeur constitutionnelle16.

15 Décision n° 88-244 DC, 20 juillet 1988, cons. 11 et 12, loi portant amnistie. La tradition républicaine invoquée consistait en ce que les lois d’amnistie, dans leur très grande majorité, ne concernaient pas les rapports nés de contrats de travail de droit privé. 16 Depuis que la présente allocution a été prononcée, le Conseil constitutionnel a, le 29 août 2002, dégagé un nouveau principe. Dans sa décision n° 2002-461 DC relative à la loi d’orientation et de programmation pour la justice, il a constaté que les lois de la République relatives à l’enfance délinquante ont constamment reconnu depuis le début du vingtième siècle un principe fondamental en matière de justice des mineurs. Les composantes de ce principe sont « l’atténuation de la responsabilité pénale des mineurs en fonction de l’âge, comme la nécessité de rechercher le relèvement éducatif et moral des enfants délinquants par des mesures adaptées à leur

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Les critères ainsi définis par le Conseil constitutionnel peuvent être mis en

œuvre par les juridictions ordinaires. C’est rarement le cas du juge judiciaire qui se réfère traditionnellement à des normes écrites explicites. En revanche, les juridictions administratives y sont préparées par l’usage ancien des principes généraux du droit. Il ne faut donc guère s’étonner de ce que le Conseil d’Etat ait identifié un nouveau principe, dans son arrêt Koné du 3 juillet 1996. Ce principe est celui qui prohibe l’extradition d’un étranger lorsque la demande est présentée « dans un but politique ».

Mais la consécration de cette catégorie nouvelle en 1958 ne s’est pas

accompagnée de la disparition des autres séries de principes généraux. Le Conseil d’Etat a maintenu sa jurisprudence sur les principes généraux du

droit. Dès 1959, saisi d’un recours du syndicat général des ingénieurs-conseils contre le défaut de publication d’un décret, il a considéré que « les principes généraux du droit (…), résultant notamment du préambule de la Constitution, s’imposent à toute autorité réglementaire même en l’absence de dispositions législatives » (CE, section, 26 juin 1959).

Dans les premières années de la Vème République, il a fait un large usage de

ces principes, qui en 1962, ont sauvé la vie d’un condamné à mort. Après les accords d’Evian du 19 mars 1962 destinés à mettre fin à la guerre

d’Algérie, le Président de la République avait reçu par référendum le pouvoir de prendre par ordonnances les mesures législatives et réglementaires nécessaires à l’application des accords. L’une de ces ordonnances avait créé une Cour militaire de justice qui condamna à la peine capitale un certain Canal. Celui-ci a attaqué l’ordonnance devant le Conseil d’Etat, lequel a rendu sa décision la veille du jour prévu pour l’exécution. Le Conseil d’Etat a considéré que l’ordonnance portait atteinte aux principes généraux du droit pénal, notamment en excluant toute voie de recours contre la condamnation. En conséquence, il a annulé cette ordonnance, bien qu’elle soit intervenue par délégation du pouvoir législatif (CE, Assemblée, 19 octobre 1962, Canal, Robin et Godot).

Les principes généraux du droit ont donc « survécu », et le Conseil

constitutionnel a même reconnu à certains d’entre eux valeur constitutionnelle. Tel a été le cas par exemple pour les droits de la défense, ou pour le principe de séparation des pouvoirs17 maintenant fondé sur l’article 16 de la Déclaration de 1789, qui dispose : « Toute société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution »18.

En outre, il a parfois reconnu cette valeur à des principes sans préciser s’il les

rattachait ou non à un texte constitutionnel. Les frontières entre principes de droit écrit et de droit non écrit sont donc « poreuses ». Mais, les principes découverts par les juges restant peu nombreux, il est heureusement possible d’en faire une présentation ordonnée.

âge et à leur personnalité, prononcées par une juridiction spécialisée et selon des procédures appropriées » (cons. 26). 17 Arrêt Champsavoir, CE, section, 11 décembre 1942. 18 Cf. Décision n° 2001-448 DC du 25 juillet 2001, considérant 25.

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II. CONTENU DES NORMES Quels sont les principes généraux auxquels a été reconnue valeur

constitutionnelle ? Il ne suffit pas de les énumérer pour disposer d’un aperçu complet : comme ils

sont parfois contradictoires, voire concurrents entre eux ou avec d’autres normes, le juge constitutionnel et le législateur doivent les concilier. Dans cette conciliation, le Conseil constitutionnel manifeste son pragmatisme.

A. Une typologie des principes fondamentaux non écrits 1°) Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République Trente ans se sont écoulés depuis la décision fondatrice de 1971 sur la liberté

d’association. La jurisprudence a pu connaître des nuances, et le Conseil constitutionnel s’exprime souvent dans un style lapidaire, de sorte que la nature des principes n’est pas toujours explicitée.

Finalement, sept principes fondamentaux ont été sans conteste tirés par le

Conseil constitutionnel de la tradition républicaine. C’est peu, et cela traduit bien la réticence du Conseil, qui n’a plus identifié de principe nouveau depuis 1989, alors pourtant que, chaque année, des requérants l’y invitent. Cette réticence est compréhensible : en dégageant beaucoup de principes de la tradition républicaine, il figerait l’évolution du droit et jouerait un rôle conservateur. C’est ainsi que le 18 juillet dernier, le Conseil a refusé d’accueillir le grief tiré de l’atteinte à un prétendu principe fondamental selon lequel la contribution sociale généralisée serait affectée exclusivement au financement de la sécurité sociale.

Schématiquement, ces principes peuvent être rangés sous deux catégories : les

uns consacrent des droits et des libertés ; les autres posent des règles d’organisation et de fonctionnement de la justice. Par là, ces derniers peuvent se rattacher à la notion de sûreté, telle qu’elle était conçue par les auteurs de la Déclaration des droits de l’homme du et du citoyen de 1789. On comprend ainsi pourquoi certains observateurs considèrent que l’ensemble de ces principes peuvent être rattachés à des droits et libertés consacrés par la Déclaration de 178919.

• Au premier rang des libertés ainsi protégées, figure la liberté d’association.

Elle suppose à la foi liberté de création, comme l’a montré l’affaire de 1971, et liberté de fonctionnement, sans intervention injustifiée des pouvoirs publics.

La liberté de l’enseignement a été consacrée en 1977 (décision n° 77-87 DC du

23 novembre 1977), à propos d’une loi sur les maîtres de l’enseignement privé. Cette liberté était depuis un siècle l’objet de débats politiques. Elle implique la liberté de créer et de gérer un établissement d’enseignement privé, ainsi que le respect de son caractère propre, qui est le plus souvent la présence d’un enseignement religieux.

En 1984, le Conseil constitutionnel consacrait un principe qui intéressera, j’en

suis sûr, les nombreux universitaires présents dans cette enceinte : l’indépendance des professeurs d’université. Le Conseil était saisi de la loi sur l’enseignement supérieur, et en particulier de ses dispositions organisant la composition des conseils intervenant dans l’administration des universités. Il a considéré que les lois de la République, en

19 M. François Luchaire, le Conseil constitutionnel, tome I, 2ème édition, cons. 16 et 17.

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particulier celles régissant les incompatibilités entre le mandat parlementaire et les fonctions publiques, garantissaient l’indépendance des professeurs. Il en a déduit que ceux-ci devaient bénéficier, dans les conseils de la communauté universitaire, d’une représentation propre et authentique. Dès lors, il a annulé des dispositions prévoyant un collège électoral regroupant les professeurs et d’autres catégories de personnel (décision n° 83-165 DC du 20 janvier 1984, considérant 20).

• Quant aux principes relatifs à l’activité des juridictions, le principal est sans nul

doute celui des droits de la défense. Le Conseil d’Etat l’avait qualifié de principe général du droit durant l’Occupation

(CE, section, 5 mai 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier). Le Conseil constitutionnel en a fait un principe fondamental, d’abord en matière pénale (décision n° 76-70 DC du 2 décembre 1976, considérant 2), avant de l’élargir aux poursuites disciplinaires à l’encontre des fonctionnaires (décision n° 77-83 DC du 20 juillet 1977, considérant 3). Le Conseil a précisé que ce principe impliquait l’existence d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties.

Au cours des années 1980, le Conseil constitutionnel a ensuite considéré

comme des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République : - l’indépendance de la juridiction administrative, en se fondant sur une

législation centenaire : la loi du 24 mai 1872 (décision n° 80-119 DC du 22 juillet 1980, considérant 6) ;

- la compétence de la juridiction administrative pour le contentieux des

décisions prises dans l’exercice de prérogatives de puissance publique (décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987, considérant 15) ;

- enfin, la compétence de l’autorité judiciaire en matière de protection de la

propriété immobilière. Celle-ci a été affirmée à propos de la compétence du juge judiciaire pour la fixation du montant de l’indemnité, en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique (décision n° 89-256 DC du 25 juillet 1989, considérant 23)20.

A ces principes, je rappelle que s’ajoute seul et unique celui dégagé par le

Conseil d’Etat dans son arrêt Koné de 1996, et qui prohibe l’extradition demandée dans un but politique.

2°) Les principes, objectifs et exigences de valeur constitutionnelle Autour de ce noyau dur, gravite une nébuleuse de principes à qui le Conseil

constitutionnel, depuis 40 ans, a reconnu valeur constitutionnelle, sans toujours les relier à un texte, ni les qualifier de façon totalement explicite.

• Je ne parle pas ici de la catégorie intitulée « principes généraux du droit ».

Pour eux, le Conseil constitutionnel s’est exprimé assez nettement : ils sont seulement de valeur législative, c’est-à-dire que seul le législateur peut y déroger. C’est le cas par exemple du principe de non-rétroactivité, singulièrement, en matière fiscale. En revanche, le principe de non-rétroactivité de la loi pénale ou disciplinaire plus sévère a été déduit de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui dispose : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires,

20 Le nouveau principe fondamental en matière de justice pénale des mineurs, constaté dans la décision n° 2002-461 DC du 29 août 2002, s’ inscrit dans cette lignée.

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et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. » .

Je ne parle pas davantage des « principes politiques, économiques et sociaux

particulièrement nécessaires à votre temps », dont nous avons vu qu’ils ont leur siège dans le Préambule de la Constitution de 1946, qui les a limitativement énumérés.

Je n’en citerai qu’un ici : le principe de la sauvegarde de la dignité de la

personne humaine, contre toute forme d’asservissement et de dégradation, tiré des termes du premier alinéa du Préambule de 1946 (décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994 sur les lois « bioéthique », considérant 2).

• En revanche, une première série de principes se partagent entre droit écrit et

principes dégagés par la jurisprudence. Ce sont en quelque sorte des « principes multisupports », comme il y a des contrats d’investissement multisupports.

Tel est le cas du principe de liberté individuelle. La grande décision du

12 janvier 1977 sur la fouille des véhicules l’a rattaché à l’article 66 de la Constitution qui fait de l’autorité judiciaire la « gardienne de la liberté individuelle ». Mais elle le qualifiait en même temps de principe fondamental reconnu par les lois de la République. Le Conseil a estimé que permettre la visite des véhicules par les officiers de police judiciaire en l’absence d’infraction ou de menace d’atteinte à l’ordre public était contraire à la liberté individuelle (décision n° 76-75 DC du 12 janvier 1977).

Sur le fond, cette solution n’a jamais été remise en cause. En revanche, le

Conseil a cessé, depuis 1994, de qualifier la liberté individuelle de principe fondamental reconnu par les lois de la République. Elle s’appuie désormais sur la Déclaration de 1789, en particulier son article 2, qui cite la liberté parmi les droits naturels et imprescriptibles de l’homme, et son article 4, qui définit la liberté comme le « pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et qui « n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ».

La même remarque vaudrait pour la liberté de conscience, dotée en 1977 de

trois supports constitutionnels (décision n° 77-87 DC du 23 novembre 1977). • A l’inverse, le Conseil constitutionnel a reconnu la valeur constitutionnelle de

deux principes relatifs à l’organisation des pouvoirs publics, sans les relier expressément à un texte.

Le principe de continuité des services publics, traditionnel en droit français, a

reçu valeur constitutionnelle en 1979. Saisi d’une loi relative au « service minimum » en cas de grève à la radio et à la télévision, le Conseil constitutionnel a placé sur le même plan le droit de grève prévu dans le Préambule de 1946 et la continuité du service public, avant d’en opérer la conciliation (décision n° 79-105 DC du 25 juillet 1979, considérant 1).

Poursuivant son raisonnement, il allait, quelques mois plus tard, se référer au

principe de continuité de la vie nationale. Après l’annulation par le Conseil de la loi de finances pour 1980, aucune procédure d’urgence n’étant prévue par les textes, le Gouvernement a fait immédiatement adopter une loi partielle autorisant la perception des impôts, sans attendre la reprise de l’examen du budget. Le Conseil a admis que le Gouvernement et le Parlement, dans la sphère de leurs compétences respectives, prennent « toutes les mesures d’ordre financier nécessaire pour assurer la continuité de la vie nationale ». Il ne s’est pas soucié de préciser le fondement constitutionnel retenu (décision n° 79-111 DC du 30 décembre 1979, considérant 2). Le principe de

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continuité de la vie nationale a été réaffirmé depuis, à l’occasion de l’examen de la réforme de la procédure budgétaire (décision n° 2001-448 DC du 25 juillet 2001).

• A côté de ces principes, le Conseil a dégagé divers « objectifs de valeur

constitutionnelle ». Ces objectifs sont généralement dérivés de normes constitutionnelles. Formulés

à l’intention du législateur, ils conduisent tout à la fois à orienter la loi et conforter celle-ci lorsque la stricte application des règles et principes de valeur constitutionnelle pourrait lui faire obstacle. S’ils n’ont pas la même force que les règles et principes de valeur constitutionnelle, les objectifs de valeur constitutionnelle permettent en effet, à l’occasion, de faire contrepoids à ces règles et principes, au moins jusqu’à un certain point.

La possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent est un tel

objectif, qui résulte des principes de protection de la famille et de dignité de la personne humaine, figurant aux alinéas 1er, 10 et 11 du Préambule de 1946. Il appartient au Parlement et au Gouvernement de déterminer les modalités de mise en œuvre de cet objectif. C’est ce qu’a considéré le Conseil en 1994 à propos d’une loi relative à la diversité de l’habitat, qui contenait des mesures d’encouragement à la construction de logements sociaux21.

Deux autres objectifs sont destinés à la sauvegarde des droits et libertés. Il

s’agit d’abord du pluralisme, qui se rattache soit à la libre communication des pensées et des opinions, et le Conseil parle alors de « pluralisme des courants d’expression socio-culturels », soit à l’égalité des partis devant le suffrage et les moyens de propagande, auquel cas est plutôt évoqué le pluralisme des courants d’idée et d’opinion.

Dernièrement, le Conseil a consacré un autre objectif de valeur

constitutionnelle : l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi. Elle résulte de pas moins de quatre articles de la Déclaration des droits de l’homme, dont la garantie des droits et l’égalité devant la loi.

Le Conseil a dégagé cet objectif dans sa décision sur une loi habilitant le

Gouvernement à procéder à un vaste travail de codification, à droit constant (décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999).

Enfin, deux objectifs répondent à des préoccupations d’intérêt général

légitimant des actions préventives ou répressives de l’Etat. Il s’agit de la sauvegarde de l’ordre public, qui peut justifier des restrictions

limitées à certaines libertés (décision n° 89-261 DC du 28 juillet 1989, considérant 12), et de la lutte contre la fraude fiscale, déduite de l’égalité devant l’impôt (décision n° 99-424 DC du 29 décembre 1999, considérant 52).

Le Conseil a en revanche refusé de consacrer d’autres objectifs, dont,

dernièrement le « principe de précaution »22 • Un dernier terme est parfois employé par le Conseil : celui d’ « exigence de

valeur constitutionnelle ». Il s’agit d’un terme générique qui recouvre à la fois les

21 Décision n° 94-359 DC du 19 janvier 1995, considérant 7. 22 Décision n° 2001-446 DC du 27 juin 2001, cons. 6, loi relative à l’ interruption volontaire de grossesse et à la contraception.

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normes écrites, les principes de valeur constitutionnelle et les objectifs de valeur constitutionnelle.

Finalement, la liste des normes non écrites est donc brève. Les spécialistes du

droit privé seront sans doute sensibles au fait que les principes propres à cette branche du droit sont peu représentés, si ce n’est en matière de procédure pénale. L’essentiel des principes ou objectifs protégés se rapportent aux libertés publiques, au fonctionnement de la justice et aux services publics. Une diversification des principes fondamentaux serait tout à fait envisageable. Elle est espérée par certains membres de la doctrine23.

On notera également que la Conseil n’a, jusqu’à présent, pas repris à son

compte la notion contemporaine de « droits fondamentaux » qui a également la faveur d’une partie de la doctrine.

B. Le pragmatisme du Conseil constitutionnel dans la conciliation des

normes constitutionnelles : Les normes de valeur constitutionnelle sont donc très variées, et leur période

d’élaboration et de « révélation » couvre deux siècles, entre les droits proclamés par la Déclaration de 1789 et les derniers principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.

Comme nous l’avons vu, leur inspiration politico-philosophique est parfois

opposée : entre le droit de propriété proclamé en 1789 et le principe d’appropriation collective des services publics nationaux et des monopoles, posé en 1946, la conciliation risquait d’être malaisée.

La doctrine s’est donc très tôt interrogée sur l’existence d’une hiérarchie entre

les diverses normes constitutionnelles, et sur les modalités de leur conciliation. Mais, au risque de décevoir, il faut reconnaître que la jurisprudence est empreinte d’un pragmatisme qui déjoue les théorisations, et laisse entière la liberté d’appréciation du Conseil constitutionnel.

Tout d’abord, rien ne permet d’étayer l’idée d’une hiérarchie entre les catégories

de normes. Les principes de 1789 ne sont pas plus fondamentaux que les autres, les principes reconnus par les lois de la République ne prévalent pas, en dépit de l’adage « lex posterior derogat priori ».

Toutefois, apparaît clairement depuis le milieu des années 1980 une préférence

pour la norme écrite qui conduit à reconnaître peu de principes non écrits, et à les rattacher dans la mesure du possible à un texte. D’où le refus de considérer comme des principes fondamentaux le principe de faveur en droit du travail ou le principe d’universalité des allocations familiales. D’où aussi la reconnaissance de la valeur constitutionnelle de la liberté individuelle non plus comme « principe fondamental reconnu par les lois de la République », mais sur la base des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. S’agissant de la conciliation des principes, tout se passe comme si le Conseil s’en remettait à une « pesée » au cas par cas, en tenant compte du champ respectif des principes en cause, de la possibilité de les combiner, et le cas échéant, d’une actualisation des principes anciens.

23 Cf. François Luchaire : « Les fondements constitutionnels du droit civil », Revue trimestrielle de droit civil, 1982, et la thèse de Nicolas Molfessis sur « Le Conseil constitutionnel et le droit privé ».

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A titre d’exemple, le doyen Vedel a cité le cas des nationalisations. L’article 17 de la Déclaration de 1789 relatif au droit de propriété exige une nécessité publique évidente et légalement constatée, ainsi qu’une juste et préalable indemnité. Ces conditions ne sont pas contradictoires avec le 9ème alinéa du Préambule de 1946, qui justifie la nationalisation. De plus, en 1982, la conciliation a été facilitée par une double mise à jour du texte de 1789. D’autre part, le droit de propriété garde valeur juridique, mais son étendue et son contenu ont évolué. D’autre part, le Conseil a admis que la notion de « nécessité publique » ait fait place à celle d’« utilité publique », plus facile à justifier (décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982).

En cas de conflit de principes antagonistes, le Conseil tient donc compte des

caractéristiques propres à l’espèce. S’agissant du droit de grève, par exemple, il l’a concilié assez favorablement avec le principe de continuité des services publics, dans le cas de la radio et de la télévision (décision n° 79-105 DC du 25 juillet 1979).

En revanche, le droit de grève est beaucoup plus restreint pour d’évidentes

raisons de sécurité, lorsqu’il est exercé dans le domaine de la protection et du contrôle des matières nucléaires (décision n° 80-117 DC du 22 juillet 1980).

D’autres critères de conciliation sont envisageables24 : degré de précision des

principes considérés, degré d’attachement de l’opinion dominante à leur égard, étendue du contrôle que le juge peut exercer.

En tout état de cause, il convient de ne pas perdre de vue que c’est au

législateur qu’incombe la conciliation. Le juge se borne à vérifier que des exigences constitutionnelles n’ont pas été privées de garantie légale, et, en cas de censure, à donner au moins un motif de l’inconstitutionnalité. Ce que contrôle en définitive le Conseil, c’est qu’aucun principe n’a été sacrifié à un autre (par exemple : un principe de la « famille libérale » de 1789 à un principe de la « famille sociale » de 1946 ou inversement). Depuis 1975, le Conseil a soin de rappeler qu’il ne dispose pas d’un pouvoir d’appréciation de même nature que celui du Parlement.

Ce qui apparaît finalement, c’est le caractère à la fois éminent et subsidiaire des

principes non écrits. Placés au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, ils ne sont reconnus qu’à défaut d’ancrage dans les textes. Dans de nombreux cas, ils ne sont mis en œuvre qu’en combinaison avec d’autres normes, écrites ou non écrites.

24 cf. Bruno Genevois, Etudes et documents du Conseil d’Etat, n° 40.

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III L’APPORT DES NORMES SUPRANATIONALES : VERS LA CONVERGENCE INTERNATIONALE DES PRINCIPES DE VALEUR CONSTITUTIONNELLE

Je souhaite, pour terminer, évoquer plus brièvement les perspectives liées à

l’apport du droit communautaire européen et du droit international public. A. Les « principes généraux du droit communautaire » La Cour de justice des Communautés européennes applique la notion de

principes généraux du droit communautaire. Cette notion est, à l’origine, transposée de la théorie française des principes généraux du droit.

1°) L’application directe du droit communautaire Dès 1957, dans un arrêt Algera, la Cour a affirmé que « sous peine de

commettre un déni de justice », elle devait résoudre le problème du retrait des actes administratifs « en s’inspirant des règles reconnues par les législateurs, la doctrine et la jurisprudence des Etats membres »25. Elle a alors appliqué un principe de révocabilité des actes illégaux pendant un délai raisonnable.

Elle invoque fréquemment les « principes généraux généralement admis dans

le droit des Etats membres »26. Le Traité sur l’Union européenne, en son article 6 (ex-article F du traité de Maastricht), reconnaît désormais l’existence de principes généraux du droit communautaire.

Dans certains cas, c’est le traité instituant la communauté européenne lui-

même qui rend applicables les principes généraux du droit. C’est ainsi que l’article 288 (ex-article 215) dispose, en son deuxième alinéa : « En matière de responsabilité non contractuelle, la Communauté doit réparer, conformément aux principes généraux communs aux droits des Etats membres, les dommages causés par ses institutions ou par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions. ».

Mais le plus souvent, le juge communautaire consacre des principes généraux

sans les rattacher explicitement à un texte ou à un ordre juridique national. La « Cour de Strasbourg » met en œuvre des principes généraux communs

dans trois séries de domaines. Les premiers sont des principes structurels (ne disons pas « constitutionnels ») qui ont leur source dans les traités : effet direct, primauté et effet utile du droit communautaire. Les deuxièmes sont les principes fondamentaux des traités qui consacrent les grandes libertés.

Ce sont les troisièmes qui rejoignent la notion française de principes généraux

du droit ; ils ont pour objet la protection du citoyen, et ont été élaborés principalement à partir des droits nationaux. Ils concernent en particulier la protection des droits fondamentaux, les principes d’égalité, de proportionnalité, de sécurité juridique et de confiance légitime.

Le principe d’égalité, probablement inspiré de la jurisprudence du Conseil d’Etat

français, a été très tôt consacré. Dans le cadre de la Communauté européenne du

25 CJCE, 12 juillet 1957, Algera c/Assemblée commune, aff. jointes 7/56, 3 à 7/57. 26 CJCE, 21 juin 1958, Hauts fourneaux et aciéries belges c/Haute autorité, aff. 8/57.

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charbon et de l’acier (CECA), une décision de 1958 a mis en œuvre le principe de l’égalité des administrés devant la réglementation économique27.

La formulation des arrêts de la Cour est, en la matière, très proche de celles du

Conseil constitutionnel ou du Conseil d’Etat français. De façon très classique, la Cour considère que « la discrimination consiste à traiter de manière identique des situations différentes ou de manière différente des situations qui sont identiques »28. Le principe d’égalité n’est pas méconnu lorsqu’« une différenciation est objectivement justifiée »29.

L’analogie est grande avec le « standard » jurisprudentiel du Conseil

constitutionnel, selon lequel : « Le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit ».

D’autres principes sont plus proches du droit allemand. Tel est le cas du

principe de proportionnalité. Celui-ci a été défini ainsi par la Cour dans un arrêt de 1980 : « …Les institutions doivent veiller, dans l’exercice de leurs pouvoirs, à ce que les charges imposées aux opérateurs économiques ne dépassent pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs que l’autorité est tenue de réaliser »30.

Les principes généraux du droit communautaire empruntent également, et de

façon de plus en plus marquée, à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Par exemple, l’interprétation d’un règlement du 15 octobre 1968 relatif à la libre circulation des travailleurs doit se faire à la lumière de l’exigence du respect de la vie familiale consacrée par cette Convention31.

Enfin, ils prendront progressivement en compte la Charte des droits

fondamentaux de l’Union européenne, signée au Conseil européen de Nice le 7 décembre 2000, même si elle est encore dépourvue de force contraignante, faute d’avoir été inscrite dans un traité.

Leur développement contribue à l’émergence progressive d’une sorte de culture

juridique commune. Le mouvement est réciproque, car le droit communautaire, dans son ensemble, y compris ses principes généraux, est appliqué par les juges nationaux.

Ce mouvement rencontre toutefois une limite, car les Etats membres ne doivent

appliquer le droit communautaire que dans le cadre des compétences des Communautés. Dans l’exercice de leurs compétences propres, les Etats ne sont pas tenus de respecter les principes généraux du droit communautaire.

La Cour de cassation vient d’en apporter une confirmation remarquée en juin

2000 dans son arrêt Fraisse. Le nouveau régime juridique mis en place en Nouvelle-Calédonie après la révision constitutionnelle du 20 juillet 1998 à la suite de l’accord de Nouméa du 5 mai 1998 prévoit des restrictions du droit électoral des résidents depuis moins de dix ans. La Cour de cassation a refusé d’en contrôler la compatibilité avec les principes généraux du droit communautaire : elle a jugé que le droit à l’inscription sur

27 CJCE, 21 juin 1958, Hauts Fourneaux et Aciéries Belges c/ Hautes Autorités, aff. 8/57 28 CJCE, 4 février 1982, Buyl c/Commission aff. 871/79. 29 CJCE, 19 octobre 1977, Ruckdeschel c/Hauptzollamt Hambourg-St Annen, aff. jointes 117/76 et 16/77. 30 18 mars 1980, Forges de Thy-Marcinelle et Monceau c/Commission, aff. jointes 26 et 86/79. 31 CJCE, 18 mai 1989, aff. 249/86, Commission c/Allemagne.

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les listes électorales en Nouvelle-Calédonie n’entrait pas dans le champ d’application du droit communautaire32.

Par ailleurs, en cas de contrariété, ces principes supranationaux ne peuvent

prévaloir, ni sur des dispositions constitutionnelles précises, ni sur une loi tirant les conséquences nécessaires de la Constitution. Le même arrêt l’a également confirmé, dans la continuité de l’arrêt Sarran du Conseil d’Etat33.

2°) L’influence diffuse des principes généraux du droit communautaire : En sens inverse, ne sous-estimons pas le mouvement diffus de convergence

entre les droits nationaux et les principes généraux du droit communautaire, même dans les domaines de compétence nationaux. Transposés du droit propre à tel ou tels pays, certains instruments de contrôle juridictionnel adaptés au droit communautaire sont ensuite transposés par les juges nationaux.

Prenons l’exemple du « principe de confiance légitime ». Admis de longue date

en droit allemand, il a été reconnu en 1978 comme faisant partie de l’ordre juridique communautaire34. Son objet est de protéger les ressortissants de la Communauté contre des changements brusques de la réglementation économique de nature à porter atteinte à leurs intérêts légitimes.

La Cour de justice des Communautés en fait usage en particulier en matière de

réglementation des marchés agricoles. Elle en use avec le souci de ne pas paralyser la mise en place de nouvelles règles. Le principe de confiance légitime ne trouve ainsi à s’appliquer que si l’administration communautaire a pu, par son attitude, susciter auprès des justiciables européens « des espérances fondées »35.

En droit constitutionnel français, le Conseil constitutionnel a considéré très

nettement à deux reprises qu’aucune norme constitutionnelle ne garantissait un principe dit de « confiance légitime »36. Pourtant, sa jurisprudence relative à la sécurité juridique tend à se rapprocher de la jurisprudence communautaire, en particulier dans la définition des conditions que doivent respecter les mesures législatives de validation à caractère rétroactif37 ou celles qui remettent en cause l’économie des conventions légalement conclues38.

On pourrait également citer le principe de proportionnalité, qui fait désormais

l’objet d’un certain contrôle de la part du Conseil constitutionnel français, qui vérifie qu’une législation économique ou sociale n’engendre pas d’« effets de seuil » excessifs39.

De façon analogue, l’ensemble des organismes juridictionnels s’attachent à

respecter les règles du procès équitable posées par l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, quelle que soit la nature des compétences –nationales ou communautaires- dont ils font application.

32 Arrêt Fraisse, Cour de cassation, Assemblée plénière, 2 juin 2000. 33 CE, Assemblée, 31 octobre 1998, Sarran, Levacher et autres. 34 CJCE, 3 mai 1978, Töpfer c/Commission, aff. 112/77. 35 CJCE, 16 mai 1979, Tomadini c/ Amministrazione delle Finanze dello Stato, aff. 84/78. 36 Décisions n° 96-385 DC du 30 décembre 1996, considérant 14 et n° 97-391 DC du 7 novembre 1997, considérant 6. 37 Cf décision n° 99-425 DC du 22 décembre 1999, considérant 8. 38 Cf décision n° 2000-423 DC du 13 janvier 2000, cons. 37 à 46. 39 Cf. décision n° 99-416 DC du 23 juillet 1999, Couverture maladie universelle, considérants 3 à 11.

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B. Les règles du droit public international : Il est un domaine que je n’ai pas encore évoqué, dans lequel le « bloc de

constitutionnalité » est susceptible de s’enrichir par l’apport de principes généraux de droit non écrit.

Le Préambule de la Constitution de 1946 comporte en effet un 14ème alinéa qui

proclame : « La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international. Elle n’entreprendra aucune guerre dans des vues de conquête et n’emploiera ses forces contre la liberté d’aucun peuple. »

Dans sa décision de 1975 sur la loi relative aux conséquences de

l’autodétermination des îles des Comores, le Conseil a vérifié la conformité de cette loi à chacune des deux phrases de cet alinéa40. Il paraît donc en résulter a contrario qu’une loi qui leur serait contraire serait contraire à la Constitution.

Comme le suggère le Professeur François Luchaire, ces règles devraient

porter, non sur les stipulations d’engagements internationaux, mais sur les grands principes du droit international coutumier, ou, pour reprendre les termes de l’article 38 du statut de la Cour internationale de justice, les « principes généraux du droit reconnus par les Etats civilisés » et les règles de droit reconnus par le jurisprudence et la doctrine.

Le Conseil constitutionnel, par deux fois, s’est fondé sur ces dispositions pour

affirmer la règle « pacta sunt servanda » : dans sa première décision sur le traité de Maastricht41 et dans sa décision sur la Cour pénale internationale42. C’est sans doute peu. Il n’en reste pas moins que ces principes de droit public international recèlent de grandes potentialités, quand l’occasion de les révéler se présentera pour le Conseil constitutionnel.

*

* * Les apports, présents et futurs, des principes généraux du droit communautaire

et du droit international sont révélateurs d’un mouvement, certes timide, de convergence des droits nationaux.

Je forme des vœux pour qu’un fonds commun de valeurs de l’humanité s’y

incarne peu à peu. Je pense aussi que des rencontres et échanges comme ceux d’aujourd’hui

entre pays méditerranéens, qui ont tant de racines culturelles, spirituelles, scientifiques et juridiques communes, permettront de progresser dans cette direction, comme nous y invite Emmanuel Kant et son disciple Hans Kelsen, en faveur de la paix et du règne du droit.

Les principes généraux ou fondamentaux y contribuent en établissant une

transition entre les « principes de la morale, de la politique et des mœurs » dont parlait Hans Kelsen et les normes du droit positif.

40 Décision n° 75-59 DC du 30 décembre 1975. 41 Décision n° 92-308 DC du 9 avril 1992. 42 Décision n° 98-408 DC du 22 janvier 1999.