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La Révolution. Un concept soluble dans la postmodernité « Mais alors reconnaissons qu’on ne peut trancher le cordon ombilical qui relie la révolution à la révolte. » 1 « L’Etat est permanence, et la révolution, rupture2 L’idée de révolution Le mot révolution a été lui-même profondément révolutionné au cours du temps. De la régularité céleste du mouvement des astres, ou de la répétition cyclique d’un temps révolu, ou encore, des événements accomplis qui reviennent sans cesse, de l’idée de retour, d’achèvement, qui était son contenu sémantique au Moyen Âge, il est venu signifier mutation, changement, bouleversement, renversement, subversion de l’ordre social. 3 Des rébellions et des révoltes se sont toujours produites sur terre depuis que le pouvoir politique existe. Les grandes insurrections paysannes et des pauvres des villes qui s’étendent du XIV e au XVI e siècle en Europe peuvent préfigurer, pour les modernes, l’idée de révolution, mais ces révoltés-la étaient dans l’impossibilité de la formuler, enfermés corps et âmes par l’imaginaire millénariste. Hérétiques, mais pas encore incrédules. L’idée neuve de révolution se construit avec la naissance de l’État moderne. Au XVII e siècle les théories du contrat, qui fondent en droit l’existence du pouvoir politique, reconnaissent aux êtres humains leur capacité d’instituer la société. L’unité de l’espace politique est assurée par la formation d’un corps politique non naturel mais construit, abstrait, détenteur de la souveraineté absolue et séparé de la société civile. 4 1 Lefort, Claude : “La question de la révolution.” In L’invention démocratique. Fayard, Paris, 1981, p. 296 2 Colombo, Eduardo : La Révolution. ACL, Lyon, 1986, p. 88 3 Cf. Rey, Alain : « Révolution ». Histoire d’un mot. Gallimard, Pais, 1989. Chap. 2 “La Révolution descend sur terre.” 4 Cf. Colombo, E. : “L’État comme paradigme du pouvoir.” In L’espace politique de l’anarchie. ACL, Lyon (parution prochaine) 1

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La Rvolution

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La Rvolution.

Un concept soluble dans la postmodernit

Mais alors reconnaissons quon ne peut trancher le cordon ombilical qui relie la rvolution la rvolte.

LEtat est permanence, et la rvolution, rupture. Lide de rvolution

Le mot rvolution a t lui-mme profondment rvolutionn au cours du temps. De la rgularit cleste du mouvement des astres, ou de la rptition cyclique dun temps rvolu, ou encore, des vnements accomplis qui reviennent sans cesse, de lide de retour, dachvement, qui tait son contenu smantique au Moyen ge, il est venu signifier mutation, changement, bouleversement, renversement, subversion de lordre social.

Des rbellions et des rvoltes se sont toujours produites sur terre depuis que le pouvoir politique existe. Les grandes insurrections paysannes et des pauvres des villes qui stendent du XIVe au XVIe sicle en Europe peuvent prfigurer, pour les modernes, lide de rvolution, mais ces rvolts-la taient dans limpossibilit de la formuler, enferms corps et mes par limaginaire millnariste. Hrtiques, mais pas encore incrdules.

Lide neuve de rvolution se construit avec la naissance de ltat moderne.

Au XVIIe sicle les thories du contrat, qui fondent en droit lexistence du pouvoir politique, reconnaissent aux tres humains leur capacit dinstituer la socit. Lunit de lespace politique est assure par la formation dun corps politique non naturel mais construit, abstrait, dtenteur de la souverainet absolue et spar de la socit civile.

Si les hommes ont cr ce grand Lviathan, ce dieu mortel, alors rien nempche a la volont des hommes de changer lordre queux-mmes ont instaur. Srement, tous les acteurs des rvolutions se sont penss comme les agents dun processus qui marque la fin dfinitive dun ordre ancien et qui accouche dun monde nouveau.

Ainsi, la rvolution est vue comme ce moment de rupture qui divise le temps en un avant et un aprs, et qui, dans la fulgurance de son passage, fait les hommes libres et gaux. Mais la rupture ne peut pas durer, la rvolution doit sinstitutionnaliser en donnant cet aprs des rvolutions o une nouvelle topie, dirait Landauer, sinstalle, un nouveau rgime surgit, rgime qui carte et rprime les formes alternatives dvoiles par la rvolution, et que dornavant devront attendre les prochaines rvolutions pour pouvoir exister.

Encore, la rvolution ne se fait pas dans la subjectivit des consciences claires, elle a besoin de laction collective, du soulvement des masses, de linsurrection. Et linsurrection trouvera toujours devant elle la force de lordre constitu qui ptrit la socit hirarchique, la force de ltat.

La rvolution comme vnement. La rvolution, donc,nest pas seulement une ide, elle est aussi un fait, un vnement qui se dploie dans lhistoire. Lvnement rpond aux conditions de la socit o il se produit. Les faits historiques ne se reproduisent jamais lidentique ni dans les mmes conditions. Et le phnomne rvolutionnaire est toujours multiple, divers foyers de rvolte concident pour transformer un rgime en une image du pass: lAncien rgime. Si nous regardons lvnement que fut la Rvolution franaise, par exemple, il faut prendre en considration plusieurs facteurs qui confluent dans la situation historique: la rbellion paysanne, violente, contre lordre fodal, le Tiers tat, clair, qui va se diviser en bourgeoisie girondine et jacobine , et les sans-culottes impulsant une autre rvolution depuis les assembles primaires des sections de Paris.

Chaque vnement est unique, indit, mais nempche quil y a des tendances dans lhistoire des hommes. Ce quon trouve toujours dans laction collective, quand linsurrection casse le carcan de limaginaire tabli, est une nouvelle fluidit du lien social, un sentiment partag par tous les insurgs davoir rcupr la capacit de dcider ici et maintenant, un sens de lauto organisation. Tout cela revient ractualiser chaque rvolution lexprience cumule de la lutte plbienne, exprience qui se trouve au cur du projet anarchiste: laction directe, les assembles de base et la dlgation avec mandat contrl.

La rvolution comme projet. La rvolution est une volont en action, une ide de transformation sociale en acte. Mais les ides ont des formes dexistence diverses: elles peuvent tre actuelles et conscientes dans lesprit (le mental) dun individu, elles peuvent exister sur le papier, ou dans les pratiques, ou dans les institutions, elles peuvent mener une vie latente, ou encore enkyste. Pendant quelles sont vivantes, les ides son lies des dsirs et des passions.

Quand la rvolution en acte nest pas, les ides rvolutionnaires se nourrissent dun fond constant de ngation de ce qui est, de critique de ltabli. Elles sarticulent alors avec les images de la libert, avec des objectifs nouveaux. Elles donnent lieu des rvoltes logiques et des philosophies froces.

Les ides rvolutionnaires finissent par sorganiser dans un projet collectif dmancipation, une image danticipation qui contient les lignes de force dun changement dsir, voulu et rflchi.

Quand la rvolution arrive, le projet sera lui aussi transform et rvuls. Par dfinition il appartient lancienne socit. Mais, il est ncessaire tout changement consciemment voulu et orient par des valeurs et par une finalit.

Les socits nattendent pas une rvolution pour se modifier, elles changent constamment en fonction dune dynamique interne impose par les diffrents conflits qui les traversent. Toutefois, le changement rvolutionnaire, mme sil est la suite des rvolutions avortes mates, crases suppose une action instrumentale attache des valeurs, une intentionnalit humaine.

Donc, un changement orient par un projet de libration, ou dautonomie, pouss par une action volontariste, conduit une rupture de type rvolutionnaire.

Cependant, il ne faut pas se mprendre. Si nous utilisons lexpression rupture rvolutionnaire, ce nest pas parce quil y dans notre pense des relents millnaristes de lattente du Salut, dun Grand soir, ou dune Aurore de la Sociale, la grande palingense proltarienne, non, il faut imaginer plutt un processus historique qui stale sur de longues annes, voire des sicles, qui modifie aussi bien les institutions de la socit que le type dhomme qui pourra les faire vivre. Mais, il sagit toujours dune rupture produit dun changement profond et qualitatif de la socit La guillotine a tranch le lien quunissait le corps politique du roi la transcendance divine.

Ce sont ces moments dinsurrection o le peuple fait irruption dans lHistoire fissurant et dsagrgeant limaginaire tabli, qui dans laprs-coup feront apparatre cette ligne de crte o la socit bascule.

De surcrot, il est difficile dimaginer que les puissants de ce monde, qui disposent de la proprit, du produit du travail et des armes, renonceraient spontanment leurs privilges. La rvolte de masses, protiforme et probablement itrative, est une ncessit de la rvolution.

Mais, le projet rvolutionnaire pour devenir une force sociale active doit sortit du niveau utopique de lide pour sincarner dans des passions collectives et dominantes. Des conditions sociales qui pourront permettre cette incarnation, les rvolutionnaires nen sont pas matres.

Les postmodernes

Le XXe sicle croyait encore. Parmi guerres, totalitarismes et rvolutions, il avait gard le souffle mancipateur qui lui venait des Lumires. Beaucoup dhommes et de femmes pensaient quil fallait faire sortir lhumanit de ltat de tutelle, quil fallait la librer des fers de la soumission, des tnbres de lignorance, de lintolrance, quil fallait changer la socit.

Mais, la fin de ce sicle exaltant et malheureux le climat avait chang, et on a vu dprir les illusions rvolutionnaires qui avaient nourri les anciennes gnrations.

Le nolibralisme conqurant, sur le terreau du capitalisme tardif, a modifi subrepticement lpistm de notre poque, et les propositions rvolutionnaires ont ainsi perdu le socle dnonciation qui leur permettait dtre audibles. Comme disait Carl Becker: le fait que les arguments soient convaincants ou pas dpend moins de la logique qui les sous-tend que du climat dopinion dans lequel ils se dveloppent.

Nous ne nous occuperons pas ici des aspects sociologiques et politiques qui ont modifi la socit pendant ces derniers trente ou quarante annes, et nous nous centrerons sur lun des facteurs idologiques intervenants dans ce processus.

Aprs les expriences totalitaires et les insurrections ou rvolutions perdues, nous avons assist la proclamation de la fin des idologies dans les annes 60, et linstallation des oligarchies plus ou moins stabilises, appeles dmocraties reprsentatives, qui ont obtenu le conformisme, et mme l'apathie des masses, pour gouverner. Les liens sociaux se dlient pour laisser apparatre lindividu privatis avec ses intrts privs et sa libert prive. Cela a permis la mise en place rapide dun bloc imaginaire nolibral qui, au niveau pistmique, a t vu comme une sortie de la modernit.

Ds lors, deux oprations idologiques se sont conjugues pour construire la postmodernit: une delles sappuie sur le dcoupage chronologique de lhistoire qui donne aux contemporains un privilge pour juger le pass et dclarer les temps rvolus, classiques, prims. Donc, ces contemporains-l pourront sautoproclamer post, cest--dire se considrer comme postrieurs une csure dans le temps, un nouvel ge, une coupure pistmologique qui condamne la modernit ntre quun reliquat dune poque qui nest plus la ntre.

Une autre consiste en lassimilation de la Modernit un de ses moments forts, les Lumires, ce qui permet dattirer vers la postmodernit toutes les avances critiques, de Nietzsche Wittgenstein.

Les appellations postmoderne ou poststructuraliste et dernirement postanarchisme ne sont pas trs prcises mais elles dsignent une constellation de positions thoriques de penseurs franais Althusser, Lacan, Deleuze, Foucault revisits partir de laccueil donn ces thories par des intellectuels amricains, et en gnral en dehors de France. Ces positions ont t plus ou moins unifies sous la dnomination de French Theory.

Michel Foucault, interrog en 1983 sur le poststructuralisme , avait rpondu : autant je vois bien que derrire ce qu'on a appel le structuralisme il y avait un certain problme qui tait en gros celui du sujet et de la refonte du sujet, autant je ne vois pas, chez ceux qu'on appelle les postmodernes et les poststructuralistes, quel est le type de problme qui leur serait commun.

On pourrait dire, je pense, que ce qui maintient ensemble le champ des postmodernes sont les rponses donnes par ces auteurs la question du sujet: le sujet dcentr, lid ou assujetti. Les diffrents avatars de ses rponses amnent la dissolution du concept de rvolution et logiquement son abandon.

Dans cette perspective nous signalerons trois caractres de lidologie dite postmoderne.

Lvnement. Dabord considrons limportance quacquiert lvnement. Il faut donner un statut etun sens nouveaux la vieille notion dvnement. Lhistoire nest plus le temps et le pass, mais le changement et lvnement. Foucault nous explique que si traditionnellement le travail de lhistorien, ctait de rechercher les causes et le sens, sa fonction actuelle est de faire apparatre lvnement. Les causes et le sens taient cachs essentiellement. Lvnement, lui, tait essentiellement visible.

Deleuze pense que lvnement arrive en nous et il se retrouve incorporelet manifeste en nous la splendeur neutre quil possde en soi comme impersonnel et prindividuel. Et Deleuze ajoute, il y un on qui nest pas banal. Cest lon des singularits impersonnelles et prindividuelles, lon de lvnement pur o il meurt comme il pleut. Le splendeur du on, cest celle de lvnement mme

Lhistoire, le changement, le pass, ce qui est venir, cest essentiellement le produit dune srie ininterrompue dactions humaines. On peut dcrire ces sries sous la forme de ce qui arrive, un vnement, un fait, un comportement corporel, physique. Ou sous la forme de ce qui les fait arriver, les raisons, les motifs, les intentions, dans un monde de significations, en un mot, prendre en considration le sens que donnent les hommes leur comportement. Dcrire les processus sociaux en termes de mouvements et dvnements dont les humains seront seulement le sige, ou les dcrire en termes dactions nest pas un choix trivial.

Penser en termes dune thorie de laction sollicite un schma conceptuel que relie laction son agent. Ltat mental du sujet agent et laction accomplie sont intgrs dans une structure intentionnelle. Le contenu propositionnel, les dsirs et les croyances , fait partie de la structure de laction.

Lvnement, ce qui arrive, est une notion minemment impersonnelle, elle occulte ou efface la question de lagent, cest--dire, la question du sujet comme agent causal.

La prminence du signifiant. Linfluence de la thorisation de Jacques Lacan, sur les positions postmodernes et bien en dehors des cercles psychanalytiques o les diffrences dcole sont tranches, nest pas sous-estimer.

Pour Lacan aussi le sujet est dpossd de toute vellit dautonomie. Le sujet est personne. Il est dcompos, morcel. Le sujet se reconnat comme unit, aspir par limage trompeuse de lautre et de sa propre image spculaire. Cest une unit, aline, virtuelle. cette poque le sminaire de 1954 , Lacan pense la ncessit pour rgler le tout, dune grande voix qui surveille: le lgislateur.

Il faut diffrencier le je de lnonc et le je de lnonciation qui ne concident pas et reconnatre alors lexcentricit du sujet par rapport au moi. Le moi est un objet dans lexprience du sujet, il est le lieu de la conscience et remplit la fonction imaginaire (dans la thorie des trois registres), cause de lillusion et du leurre.

Dans lordre symbolique organis par le nom du pre, le sujet a surgir de la donne des signifiants qui le recouvrent dans un Autre qui est leur lieu transcendantal Lacan insiste:Le pre symbolique, c'est le nom du pre. C'est l'lment mdiateur essentiel du monde symbolique et de sa structuration. Tout rapport interhumain est fond sur une investiture qui vient de lAutre et cet Autre est en nous sous la forme dinconscient, ce quimplique aussi lAutre absolu comme sige de la parole.

Le nom du pre, donc, articule le langage humain, et il faut croire dans son cur pour les mmes raisons que le dit lEcclsiaste, parce quil est insens dire une chose qui est contradictoire avec larticulation mme du langage. Et si des bizarreries, des exceptions, des paradoxes, apparaissent dans les "lois de l'change, elles tiennent au contexte politique, c'est--dire l'ordre du pouvoir, et trs prcisment l'ordre du signifiant, o sceptre et phallus se confondent. Parler cest symboliser, et symboliser veut dire tre introduit dans le lieu du signifiant comme tel. Par consquent il faut dabord croire au signifiant et l'idologie androcentrique ou phallocentrique qui sous-tend la thorie du Pre symbolique.

La prminence du signifiant sur le signifi signe la dpendance de la signification la structure. Ainsi, le sujet est symbolis par le S barr ($) en tant que constitu comme second par rapport au signifiant.

Un algorithme reprsente la position primordiale du Signifiant sur le signifi inversant le schma saussurien du signe ,le sur rpondant la barre qui en spare les deux tapes. Ce sont dordres distincts et spars initialement par une barrire rsistante la signification, nous dit Lacan.

La suprmatie du signifiant construit une thorie du signe qui nous parat inacceptable pour nombre de raisons, mais nous signalons ici seulement ses consquences qui sont la subordination du sujet aux conditions qui le dterminent dans la chane du signifiant qui constitue linconscient, et la dpossession de lagent en tant que sujet causal de leur action.

Le sujet assujetti. Parler du sujet comme assujetti est la mode parmi ceux qui se rclament de la postmodernit, disons plutt de la French Theory.

En ralit dans le Sujet assujetti, le sujet a troqu sa place contre son antonyme, lobjet. On peut dire, alors, que supposerune subjectivit sans sujet (est) cense dfinir la condition postmoderne.

Dfinir le sujet sous le rgime de la soumission est un trait ancien de la rflexion philosophique et historique. Elle perptue un jeu de mots qui mlange une double tymologie latine: subjectum, linstar de suppositum, suppt, ce qui est plac en dessous, que traduit le grec hupokeimenon, et subjectus mis en relation au Moyen Age avec subditus dans son utilisation juridique et politique.

Ainsi, dans la ligne rcupre par la modernit, sujet-subjectum fait rfrence, ct du sujet logique (ce dont les prdicats sont dits), au sujet physique (ce dans quoi sont les accidents), avec le sens de la matrialit de la personne, du corps, de ltre humain, sujet-agent de ses actes: actions et penses.

Pour trouver lautre ligne de sujet-subjectus il faut se retourner vers la Rome impriale et chrtienne et sa suite vers lhistoire du thologico-politique et dune anthropologie morale centre sur lobissance comme voie de salut. Subditi sont les sujets soumis la volont politique du prince. Alors, le sujet devient lobjet du pouvoir.

Les postmodernes en ajoutant assujetti sujet veulent montrer que le sujet est dpendant, obissant et soumis la loi de linconscient ou de ltat , la structure, aux relations de pouvoir, qui lobjectivisent en tant que sujet.

Pendant la modernit la rupture rvolutionnaire avait permis aux sujets du Roi de devenir des citoyens, investis de droits et de capacits de dcision, et la force expansive du fait rvolutionnaire avait aussi pos les bases, ou permis desquisser, un projet dautonomie individuel et social.

Dans le capitalisme tardif, le nolibralisme a facilit la rnovation de lancienne pistm de la sujtion, sous le mirage de la fausse radicalit suggre par la problmatique articulation de la subjectivit et de lassujettissement.

Ainsi, Louis Althusser pense que les hommes se leurrent quand ils croient se librer dans lhistoire, l'histoire est un processus sans sujet , ce ne sont pas les hommes qui la font, cest-elle qui fait les hommes. Si on lit le texte de 1970, Idologie et appareils idologiques dtat, on apprend que lidologie interpelle les individus en sujets, et les sujets marchent tout seuls. Tout le mystre de cet effet tient () dans lambigut du terme de sujet. Dans lacception courante du terme, sujet signifie en effet 1) une subjectivit libre: un centre dinitiatives, auteur et responsable de ses actes; 2) un tre assujetti, soumis une autorit suprieure, donc dnu de toute libert, sauf celle daccepter librement sa soumission Cette dernire notation nous donne le sens de cette ambigut, laquelle ne rflchit que l'effet qui la produit : l'individu est interpell en sujet (libre) pour qu'il se soumette librement aux ordres du Sujet, donc pour qu'il accepte (librement) son assujettissement, donc pour qu'il accomplisse tout seul les gestes et actes de son assujettissement. Il n'est de sujets que par et pour leur assujettissement. C'est pourquoi ils marchent tout seuls .

Althusser noublie pas de rappeler que linterpellation des individus en sujets exige lexistence dun Autre Suprieur, au Nom duquel lidologie nous interpelle.

Presque vingt ans auparavant Gilles Deleuze crivait: Lesprit nest pas sujet, il est assujetti Et plus tard avec Guattari: il y a assujettissement lorsque lunit suprieure constitue lhomme comme sujet qui se rapporte un objet devenu extrieur () lhomme alors nest plus composant de la machine, mais ouvrier, usager il est assujetti la machine, et non plus asservi par la machine..

Ce qui nous importe ici cest de signaler encore une fois que, pour cette philosophie, lhomme, inclus dans un processus de subjectivation collective, est constitu comme sujet par la structure, lunit suprieure qui rgit lensemble.

Dans son uvre ou dans ses interventions Foucault vite de poser ou de rpondre la question Qui? Le sujet-agent est critiqu et lid au cours du dbat avec Chomsky (1971). Foucault avait formul clairement lentreprise en 1969: il sagit dter au sujet (ou son substitut) son rle de fondement originaire, et de lanalyser comme une fonction variable et complexe du discours. En 1982, larticle Le sujet et le pouvoir prcise le but dun travail de vingt annes qui nest pas autre que la production dune histoire des modes dobjectivation qui transforment les tres humains en sujets. Le sujet est divis, il devient un objet. Et, largir les dfinitions du pouvoir tait une ncessit, dit Foucault, pour tudier lobjectivation du sujet.

Dans cette optique, le principal objectif de toutes les luttes actuelles nest pas tant de sattaquer telle ou telle institution de pouvoir, ou groupe, ou classe, ou lite, qua une technique particulire, une forme de pouvoir. Mais, pour lui, le pouvoir nexiste quen acte, et cest essentiellement relationnel, une relation de pouvoir qui sarticule sur deux lments indispensables:que lautre (celui sur lequel elle sexerce) soit bien reconnu et maintenu jusquau bout comme sujet daction.; et que souvre ainsi un champ de ractions rciproques.

Alors, le pouvoir sexerce sur la vie quotidienne immdiate, classe les individus en catgories, les attache leur identit, et les transforme en sujets. Il y a deux sens au mot sujet: sujet soumis lautre par le contrle et la dpendance, et sujet attach sa propre identit par la conscience ou la conscience de soi. Dans les deux cas, ce mot suggre une forme de pouvoir qui subjugue et assujetti.

Mais, les relations de pouvoir ne sont pas subjectives. La rationalit du pouvoir est celle des tactiques qui senchanent les unes aux autres, sa logique peut tre claire ou dchiffrable, et pourtant il ny a plus personne pour les avoir conues et bien peu pour les formuler: caractre implicite des grandes stratgies anonymes.

Comme les relations de pouvoir expriment le rapport des forces en lutte, les rsistances font partie, elles aussi, du pouvoir: elles sinscrivent comme son irrductible vis--vis. Ces rsistances se distribuent de faon irrgulire, constituant des points ou des foyers, denses ou instables et changeants, dissmins dans le temps et lespace. Et cest sans doute le codage stratgique de ces points de rsistance qui rend possible une rvolution. Pour les hommes que nous sommes, et comme il ny a pas une main de Dieu, ce codage, je suppose, doit tre aussi magique que pour un enfant limage au fond dun kalidoscope.

De la mme faon que la Modernit, pour construire son image, se reprsentait avant elle un Moyen ge tout ngatif, priode de superstition, doppression des esprits et dobissance aveugle, un Temps de Tnbres (Dark Ages), en occultant tous les processus dentraide, dans la construction de cits libres, des conjurations et des guildes que signalaient Kropotkine et Mumford, de la mme faon, disons nous, les tenants du post veulent rduire la modernit aux Lumires, en les accablant de tous les maux de lOccident. Cette rduction qui exclut fondamentalement la caractristique majeure de la modernit, lesprit dexamen, et en consquence tous les moments de la critique, de la ngation, de la dconstruction , sert condamner en bloc le sujet substantialiste ou essentialiste, le fixisme identitaire, et luniversalisme dune Raison unique; ceux qui se sont appels postanarchistes ont tendu ces critiques au corpus, dit maintenant classique, historique ou social, de lanarchisme.

Nous pensons quon peut accepter, et mme accueillir avec enthousiasme, nombre de ces critiques tout en soutenant une identit en changement (identit ipse), un universalisme de valeurs, et un sujet non substantialiste, individuel ou collectif, agent causal des actions humaines.

La dpossession, queffectuent les thories postmodernes, de ltre humain en tant quagent intentionnel des actions dans le monde rel, dsavoue demble toute prtention soutenir un projet rvolutionnaire. Une rvolution, essentiellement vnementielle, emporterait les hommes de faon aussi impersonnelle quun cyclone ou un tremblement de terre si un jour, par hasard, un codage favorable ce type de changements se produisait.

Cependant, cette position passive du sujet-objet, qui nest pas un asservissement forc ou externe, mais constitutive de lentit sujet assujetti, et les problmes quelle pose tout projet de changement radical de la socit, laisse indiffrents beaucoup dintellectuels sduits par lapparente radicalit de nouvelles subjectivits, de pratiques culturelles horizontales ou en rseaux, virtuelles, mobiles et changeantes. Fausse radicalit qui voile la centralit de la question sociale et la persistance des divisions binaires qui structurent la socit hirarchique: exploiteur / exploit, dominant / domin, soutenues, srement, par la valence diffrentielle des sexes.

Les nouvelles gnrations universitaires formes dans la French Theory, comme auparavant dans le marxisme, ne se privent pas daccentuer certains traits de la sujtion. Judith Butler, par exemple, tout en supposant justement que les propositions althussriennes et foucaldiennes de lassujettissement exigent de penser ensemble thorie du pouvoir et thorie de la psych, va chercher appui dans la psychanalyse plutt Lacan que Freud , mais alors ce nest plus le sujet qui est constitu dans la subordination, cest linfans. En assimilant attachement investissement, deux concepts bien diffrents, Butler attribue Freud lide quun sujet merge par le dtour de lattachement linterdit Ainsi, le sujet, il ou elle, nat avec un attachement passionn ceux dont il dpend. Ce qui dtermine pour lenfant la formation dune passion primaire pour la dpendance.

Se situant dans la ligne de la thorisation lacanienne de la suprmatie du signifiant, Ernesto Laclau crit que pour quil y ait systme il faut que lau-del devienne le signifiant de la menace pure, je ne sais pas ce quest une menace pure, ltre pur, le signifiant pur, mais je sais quun signifiant pour exister doit tre li un signifi, cest--dire doit tre un signe. Mais, la dissociation du signe et lhgmonie du signifiant nous conduisent dans les errements infinis que dnonait dj Hobbes dans la scolastique lorsquen dmatrialisant les corps elle sappuyait sur des mots pour donner de lexistence des essences abstraites et des formes substantielles. Nous avons maintenant les signifiants vides. Un signifiant vide: un tre qui est par nature inaccessible. La libration, la rvolution sont, parat-il, des signifiants vides.

Le mot rvolution nest pas une rvolution comme dirait Magritte. La rvolution est une ide globale de changement, potentielle ou en acte, et le projet rvolutionnaire une configuration plus ou moins dfinie des ides force, des valeurs, des moyens et des finalits, construites et proposes pour et par laction collective.

Les postmodernes, par le dtour de la critique radicale de la positivit du cogito, et de la saisie directe du sens positivit qui aboutit la construction essentialiste-identitaire du sujet de la pense , sont arrivs jeter le bon grain avec livraie, et probablement sans le vouloir, investir nouveau lpistm de la sujtion. Ils ont imagin ainsi une subjectivit sans sujet ou, ce qui revient au mme,une histoire vnementielle qui produit un sujet assujetti, form ou format dans la soumission, enchan la chane anonyme du signifiant.

La Modernit avait regard plutt du ct de lagent intentionnel de laction ce qui lui avait permis de penser la libration et lautonomie de lhomme et, par voie de consquence, de projeter une socit autonome: lanarchie. La Modernit commence avec linjonction de Pico della Mirandolaadresse lHomme : toi, aucune restriction ne te bride, cest ton propre jugement qui te permettra de dfinir ta nature. (Oratio de hominis dignitate [1486]). Et la veille de la Grande Rvolution, Emmanuel Kant reconnat la sortie de lHomme de ltat de tutelle.

Une rvolution nest pas pensable dans un monde sans sujet-agent causal assignable. Un monde dpourvu de lintentionnalit et de la volont des hommes.

Ceci dit, cette proposition nexige pas daller chercher un Sujet rvolutionnaire, les Masses, le Proltariat, le Peuple, sujet dj form et en attente de passer lacte. La tradition individualiste des socits librales a produit en philosophie politique une espce d'impuissance intellectuelle concevoir des entits du sujet qui ne soient pas dfinies en termes individualistes ou substantialistes. Ou bien l'individu est tout, ou bien le tout est un individu d'ordre suprieur. Difficult imaginer un sujet qui ne soit pas ncessairement ou l'individu empirique ou une forme hypostasie108 du sujet empirique.

Le sujet rvolutionnaire se constitue comme tel dans le processus rvolutionnaire lui-mme.

Le subjectum, le suppt, se compromet et sintgre dans laction, et ce suppt se qualifie comme sujet travers les actions dans lesquelles il sengage.

Lanarchisme comme mouvement social est n, on peut le reconnatre sans difficult, avec la scission de la Premire Internationale, et plus prcisment avec les rsolutions du Congrs de Saint-Imier (1872). Un noyau cohrent dides, de propositions et de pratiques se stabilise alors, et cest partir de ce noyau identitaire, nous pourrions dire, que tout anarchiste se reconnaissait comme tel: la libert fonde sur lgalit, le rejet de lobissance aussi bien que du commandement, labolition de ltat et de la proprit prive, lantiparlementarisme, laction directe, la non collaboration de classes. Et, comme la question sociale est au centre de tous les rgimes hirarchiques, le changement rvolutionnaire de la socit devient la finalit explicite et politique de lanarchisme.

De la rvolution sociale les anarchistes attendent une consquence politique: labolition, ou la ngation, du principe traditionnel dun droit de contrainte juste le droit de glaive entre les mains dune instance supra-individuelle institue: ltatLes rvoltes, en actualisant le projet, ouvriront des nouvelles possibilits lautonomie de laction humaine.

Eduardo Colombo

Paris, Juillet 2008

Lefort, Claude: La question de la rvolution. In Linvention dmocratique. Fayard, Paris, 1981, p. 296

Colombo, Eduardo: La Rvolution. ACL, Lyon, 1986, p. 88

Cf. Rey, Alain:Rvolution. Histoire dun mot. Gallimard, Pais, 1989. Chap. 2 La Rvolution descend sur terre.

Cf. Colombo, E. : Ltat comme paradigme du pouvoir. In Lespace politique de lanarchie. ACL, Lyon (parution prochaine)

Cf. Colombo, E. : Temps rvolutionnaire et temps utopique. In Lespace politique de lanarchie. Op.cit.

On a pu dire que lhumanit avance coups de rvolutions choues.

Cit in Medows, Paul: El proceso social de la revolucin. Cuadernos de sociologia. Univ. Nacional de Mxico, Mxico, 1958, p. 17 Voir aussi: socle nonciatif . Les noncs ne deviennent lisibles ou dicibles qu'en rapport avec les conditions qui les rendent tels.Deleuze, Gilles: Foucault, Les ditions de Minuit, Paris, 1986, p. 61

Cf. Colombo, Eduardo: Lanarchisme et la querelle de la postmodernit. Rfractions, N 20, Paris, mai 2008, p. 60

Foucault, Michel. Dits et crits, 1983. Gallimard, Paris, 2001. Vol. II, p. 1266.

Foucault, Michel: Dits et crits, 1972. Op. cit.,Vol. I, p. 1141

Ibid., p.1145

Deleuze, Gilles: Logique du sens. Les ditions de minuit, Paris, 1969, p.174

Ibid., p. 178

Lacan, Jacques: Le moi dans la thorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Le sminaire II. 1954-1955. Le Seuil, Paris, 1978, p. 72

crits. Editions du Seuil, Pais, 1966, p. 655

La relation dobjet. Le sminaire IV. 1956-1957 Le Seuil, Paris, 1994, p. 364

Ibid., p. 372

Ibid., p. 364

Ibid., p. 191

Ibid., p. 51

Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Le sminaire XI. 1964. Le Seuil, Paris, 19773, p. 129

crits, op. cit., p. 497

Libera, Alain de: Archologie du sujet. Vrin, Paris, 2007, p. 121

Cf. Etienne Balibar, Barbara Cassin, Alain de Libera, le mot Sujet in Vocabulaire europen des philosophes.

Ibid., p. 1248

Althusser, Louis: Idologie et appareils idologiques dtat. La Pense, n 151, Juin 1970.

Deleuze, Gilles: Empirisme et subjectivit. Essai sur la nature humaine selon Hume, Presses Universitaires de France, Paris, 1953, p. 15

Deleuze, Gilles et Guattari, Flix; Mille plateaux. Les ditions de Minuit, Paris, 1980, p. 570-571

Dits et crits. Gallimard, Paris, 2001. Vol I, p. 839

Dits et crits, op. cit., Vol. II, p. 1042

Pour une critique des positions foucaldiennes sur le pouvoir voir mon article: Les formes politiques du pouvoir, in Rfractions, n 17, Paris, 2006

Dits et crits, op. cit., Vol. II, p. 1046

Ibid., p.1055

Ibid., p. 1046

La volont de savoir. Gallimard, Paris, 1976, p. 125

Ibid., p. 127

Butler, Judith: La Vie psychique du pouvoir. Editions Lo Scheer, Paris, 2002, p. 23

Ibid., p. 161. Cf. aussi mon texte Sexualit et rotisme. De la sexualit au phantasme. In: Sexualit infantile et attachement. Widlcher, D. et Alt. PUF, Paris, 2000

Ibid., p. 29

Laclau, Ernesto: La guerre des identits. 4. De limportance des signifiants vides en politique. La Dcouverte et Syros, Pais, 2000, p 97

Hobbes, Thomas: Lviathan. Dalloz, Pris, 1999 Quatrime partie: Du royaume des tnbres, p. 684

Laclau, E.: Op. cit.., p. 98

Giovanni Pico della Mirandola, De la dignit de lHomme. d. de lclat, Combas, 1993, pp. 7-9.

108 Hypostase, hypostasier : crer une entit fictive, une abstraction faussement considre comme une ralit ; transformer une relation logique en une substance. (Lalande)

Ce suppt considr dans laction rvolutionnaire est une pluralit de personnes, et non pas un individu. Mais le processus de devenir sujet est le mme dans la vie individuelle de ltre humain.

Cf. mon article Lanarchisme et la querelle de la postmodernite, in Rfractions N 20 dj cit.