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« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. » (Lénine, 1902, Que faire ?) Les dossiers du PCMLM Première affirmation de la science La signification historique de la falsafa Décembre 2013 (2 e édition) Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

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« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. »

(Lénine, 1902, Que faire ?)

Les dossiers du PCMLMPremière affirmation de la science

La signification historique de la falsafa

Décembre 2013 (2e édition)

Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

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Résumé

La « falsafa » signifie philosophie en arabe, et on désigne par ce terme la vaste œuvre de pensée qui aexisté dans l'aire arabo-persane, alors que l'Europe connaissait le sombre Moyen-Âge. Ce sont en effetles penseurs de la falsafa qui ont récupéré et sauvé la philosophie développée par la Grèce antique. Lapensée philosophique arabo-persane est ainsi fondamentalement aristotélicienne, tendant de plus en plusà une affirmation ouvertement matérialiste, pratiquement panthéiste, et par conséquent en conflit ouvertavec la religion et les forces féodales. Les principaux penseurs de la falsafa sont Al-Kindi, Al-Fârâbi,Avicenne et Averroès, ce dernier ayant d'ailleurs joué un rôle capital en Europe dans l'émergence d'unedynamique pour s'arracher au Moyen-Âge. Dans la conception philosophique de la falsafa, l'être humainpeut saisir la science et comprendre le monde sans l'aide de la religion. Il n'existe d'ailleurs qu'une seule« pensée », produit de l'univers et de ses conditions concrètes, et par conséquent il n'y a pas de« premier homme », pas de création du monde. La réalité sociale, notamment marquée par l'absence depropriété foncière d'un côté, l'existence d'un appareil d'État du type du despotisme asiatique de l'autre,ne permit pas à la bourgeoisie de porter la falsafa. Ce sont les forces réactionnaires qui purent ainsimener victorieusement une grande offensive, consistant en un grand programme d’opposition àl’intelligence philosophique et au matérialisme en général. Cela se traduisit par la systématisation del’irrationalisme comme mode de connaissance, comme le montre la mystique soufie ou la Nahda, ou biensûr le culte de la juridiction féodale, qui se prolonge en pratique jusqu'au début du XXI e siècle dans lespays semi-féodaux semi-coloniaux.

Table des matières1. L'essor de la civilisation arabe................................................................................................................2

1.1. Introduction...................................................................................................................................21.2. L’essor de la civilisation arabe sous le drapeau de l’Islam.............................................................3

2. Une question de morale en tant qu'harmonie avec la nature..................................................................53. La fondation de la maison de la sagesse, Al-Kindi et Al-Fârâbi...........................................................104. Avicenne – Ibn Sīnā et Averroès – Ibn Rushd.......................................................................................135. D'Al-Andalus à la réaction d'Al-Ghazâlî..............................................................................................176. L'Inde moghole et le Sulh-e-Kul...........................................................................................................197. Le fondamentalisme, de la Nahda à Al Qaeda......................................................................................21

7.1. Ali Shariati et le mysticisme « anti-impérialiste ».......................................................................227.2. Sayyid Qutb, des frères musulmans à Al Qaeda..........................................................................237.3. Michel Aflaq et le « socialisme national »....................................................................................24

1. L'essor de la civilisation arabe

1.1. Introduction

Lorsque le christianisme s’est développé et ajeté le continent européen dans le terrible etsombre Moyen-Âge, les penseurs se situant dansle prolongement de l’Antiquité gréco-romainedurent se réfugier en Orient. Leur pensée etleurs savoirs auraient alors pu disparaître, si ce

n’est qu’une civilisation était alors en pleinessor dans cette partie du monde et avait soif deculture afin tant de se développer que d’asseoirson idéologie.

Cette civilisation, c’est la civilisation arabe.Cette culture, c’est la culture islamique. L’Islamest né en tant qu’idéologie de cette civilisation,tout comme le christianisme est né commeidéologie de différentes sociétés, dans un cadre

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précis. Et de la même manière que lechristianisme n’était qu’une religion parmi unemultitude d’autres, l’Islam n’était qu’unereligion parmi une multitude d’autres. Ce n’estqu’au bout d’une longue synthèse, conditionnéepar les rapports sociaux, que ces religions sedévelopperont pour atteindre leur pleinematurité, sous différentes formes selon les cadresnationaux.

Nous allons ici étudier le cadre de cedéveloppement, en accordant une attentionparticulière à l’Islam des philosophes, l’Islamdes « falasifa » (pluriel de « faylasoof »). Laphilosophie, la « falsafa » en arabe, est un modede pensée tendant au matérialisme et ayantcontribué de manière essentielle à l’humanismetel qu’il se développera en Europe. Sans falsafaarabo-persane, pas d’humanisme européen.

Nous étudierons ainsi dans une premièrepartie la période initiale de l’Islam, cellemarquée par l’essor de la civilisation arabe et

justement l’intégration des connaissances gréco-romaines, principalement grecques.

Dans une seconde partie, nous accorderonsnotre attention au poète Al-Ma’ari, dont lapensée profonde témoigne justement d’un regardcritique sur la société de son temps, allié à unevision philosophique du monde extrêmementavancée et authentiquement humaniste.

Dans une troisième partie, nous regarderonscomment est née la falsafa, dans ses modalitéspratiques, par l’intermédiaire des activités d’Al-Kindi et d’Al-Fârâbi.

Dans une quatrième partie, nous étudieronsen détail les systèmes philosophiques les plusdéveloppés de la falsafa : l’avicennisme(d’Avicenne, Ibn Sīnā) et l’averroïsme(d’Averroès, Ibn Rushd), qui joueront un rôledéterminant pour l’humanisme en Europe.

Dans une cinquième partie, nous regarderonscomment la réaction islamique, conduite par Al-Ghazâlî, a triomphé de la falsafa, parl’intermédiaire de la mystique soufi.

Dans une sixième partie, nous verrons que lafalsafa a pu se prolonger culturellement dansl’Inde des Moghols, dont la figure historique laplus significative et la plus importante estJalâluddin Muhammad Akbar.

Dans une septième partie, nouscomprendrons enfin comment l’Islam a profitéhistoriquement de la falsafa, notamment pour cequi concerne « l’apparence » philosophique, etpourquoi son contenu actuel est lié à lapénétration impérialiste en Asie et en Afrique etcomment il a été théorisé aux XIXe et XXe

siècles.

1.2. L’essor de la civilisation arabesous le drapeau de l’Islam

L’essor de la civilisation arabe n’est, en soi,pas un phénomène original. Friedrich Engels aparfaitement constaté que les empires assyrienset babyloniens étaient déjà issus de guerre deconquêtes. Ainsi, de grandes villes avaient déjàpu être fondées de manière très rapide, comme

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Ninive et Babylone alors, ou Agra, Delhi,Lahore en Inde lors de la conquête musulmane.

L’essor de la civilisation arabe n’est pas, nonplus, quelque chose d’incompréhensible quandon regarde la configuration de l’époque. Lestribus arabes étaient en effet présentes sur3 millions de km², un vaste système commercialreliait le sud (la péninsule arabe) au nord (laMéditerranée et le golfe arabo-persique, soit lesud de la Mésopotamie). Les tribus arabesétaient, dans le nord, subordonnées aux empiresperse et byzantin. Dans le sud, le déclincommercial est parallèle à l’effondrement del’Empire romain. La culture patriarcale épuisaitles tribus dans des querelles incessantes.

L’Islam, proposé par Mahomet au VIIe siècle,apparaît alors comme un drapeau afin d’unifierles tribus arabes et débloquer la situation locale,au moyen d’une guerre de conquête. La religionmusulmane apparaît clairement à sa naissancecomme un outil pour forger l’unité nationale.L’Islam n’est pas une proposition d’identitéuniverselle future, mais un rappel à une identitéidéale et fictive dans le passé.

Friedrich Engels constate ainsi (dans unelettre à Karl Marx du 24 mai 1853) :

« En ce qui concerne les supercheriesreligieuses, il semble ressortir desinscriptions anciennes trouvées dans leSud où prédomine encore la vieilletradition nationale arabe du monothéisme(comme chez les Indiens d’Amérique) – etdont la tradition hébraïque ne constituequ’une petite partie – que la révolutionreligieuse de Mahomet, comme toutmouvement religieux, a été dans sa formeune réaction, un prétendu retour auxanciennes coutumes, à la simplicité. »

De fait, si l’on suit le Coran, l’Islam est unereligion « naturelle », le monothéisme est« naturel » (c’est la hanifiyya, le Coran dit ainsi– 3/67 – : « Abraham n’était ni Juif niChrétien. Il était entièrement soumis à Dieu(Musulman) »).

La conquête de la Mecque était un objectifnational, puisqu’il s’agissait d’un centrereligieux de grande importance, tant parl’ampleur des cultes (presque 300 idoles, dieux

et saints) que par la présence de la Kaaba (le« cube », petit bâtiment où est « vénérée » uneroche noire). Le culte de la Kaaba a été intégréà l’Islam, tout comme le « ta’r » (le principe dela vendetta) a été intégré dans les principesjuridiques. Il y a donc adaptation des cultes etdes pensées locales, dans une grande synthèse,qui a d’ailleurs mis vingt ans à être construite,et dont la version finale en tant que Coran nesera mise par écrit qu’après la mort deMahomet.

Mahomet lui-même a pu « changer d’avis »en cours de rédaction, ce qui est au moinsattesté par un épisode contradictoire connu. Desversets célébraient des divinités protectrices,

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puis Mahomet s’est rétracté expliquant que cesversets auraient en réalité été insufflé par Satanpour le tromper (ce sont les « versetssataniques »). Et, dès la mort de Mahomet, demultiples factions se heurteront lors desanglants conflits, pour des raisons tribales,sociales et nationales. Jamais l’Islamn’obtiendra de réelle unité. Mais l’Islam apermis, tout comme le christianisme, de fairesortir les tribus arabes de l’ornière des rapportspatriarcaux les plus élémentaires.

Pour autant, de par sa base, l’Islam étaitcondamné dès le départ. L’Islam est né commeidéologie d’unification nationale, cependant labase de la nation ne peut reposerhistoriquement que sur la bourgeoisie. Or, laréalité des rapports sociaux ne pouvaitpermettre l’émergence de celle-ci que de manièrerelative, en raison de l’absence d’une agriculturesolidement établie, formant un arrière-pays auxvilles.

Friedrich Engels, dans une lettre à Karl Marx(du 6 juin 1853), constate ainsi :

« L’absence de propriété foncière est eneffet la clé de toute l’Orient. C’est la basede l’histoire politique et religieuse.Mais quelle est l’origine du fait que lesOrientaux ne parviennent pas à lapropriété foncière, même pas de typeféodal ?Je crois que cela dépend essentiellementdu climat, lié aux conditions de sol, enparticulier aux grandes zones désertiquesqui s’étendent du Sahara, à traversl’Arabie, la Perse et la Tatarie jusqu’auxplus hauts plateaux de l’Asie.L’irrigation artificielle est ici la conditionpremière de l’agriculture : or, elle estl’affaire soit des communes, des provinces,ou du gouvernement central. Legouvernement, en Orient, n’a jamais euque trois départements : finances (mise aupillage du pays), guerre (pillage du payset des pays voisins) et travaux publics. »

En lançant une guerre de conquête, les tribusarabes ont réussi à dépasser des clivagestribaux. L’Islam a ici joué un rôle progressiste,en établissant une civilisation nouvelle. Mais lesrapports inévitablement conflictuels avec lesautres nations (notamment la Perse, quiadaptera l’Islam à « sa » manière) et

principalement l’absence de propriété foncièreont condamné la guerre de conquête à voir le solse dérober sous ses pieds à la moindre pause (etcelle-ci peut s’avérer très tardive, comme enInde, où l’on assiste exactement au mêmephénomène). Sans propriété foncière, il n’y a pasde féodalité, pas de naissance de villesétablissant une accumulation du capitalautonome, pas d’évolution technique ni desrapports de production.

Karl Marx constate :

« Plus la production marchande sedéveloppe et s’étend, moins la fonction dela monnaie comme moyen de paiement estrestreinte à la sphère de la circulation desproduits. La monnaie devient lamarchandise générale des contrats.Les rentes, les impôts, etc., payés jusque-là en nature, se payent désormais enargent. Un fait qui démontre, entre autres,combien ce changement dépend desconditions générales de la production,c’est que l’Empire romain échoua par deuxfois dans sa tentative de lever toutes lescontributions en argent.La misère énorme de la populationagricole en France sous Louis XIV,dénoncée avec tant d’éloquence parBoisguillebert, le maréchal Vauban, etc.,ne provenait pas seulement de l’élévationde l’impôt, mais aussi de la substitutionde sa forme monétaire à sa formenaturelle. En Asie, la rente foncière constituel’élément principal des impôts et se paieen nature. Cette forme de la rente, quirepose là sur des rapports de productionstationnaires, entretient par contrecoupl’ancien mode de production. C’est un dessecrets de la conservation de l’Empireturc. »

Karl Marx, Le Capital (1867)

L’empire turc, ou plus exactement l’empireottoman, dominait précisément les zones arabes,dans une période s’étalant du XIIIe au XIXe

siècle. Tout comme la conquête arabe, cetempire s’écroulera, victime de ses « rapports deproduction stationnaires ».

2. Une question de morale en tantqu'harmonie avec la nature

L’Islam en tant que drapeau national apermis aux tribus arabes de transcender leurs

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différences et leurs divergences, en réalisant parla conquête un premier pas vers l’uniténationale. C’est ce mouvement qui permet à unebourgeoisie, commerciale surtout, de sedévelopper et, ainsi, à une idéologie matérialistede s’affirmer lentement mais sûrement, parl’intermédiaire principalement d’Al-Fârâbi,d’Ibn Sīnā et d’Ibn Rushd, dont nous verronspar la suite les conceptions.

Pour autant, il serait faux de concevoir ledéveloppement de cette conception matérialistecomme ne se heurtant pas à l’absence depropriété foncière. La bourgeoisie naissante n’apas pu asseoir son existence dans les rapportssociaux, aussi ses conceptions ont-elles étéréfrénées et combattues par les forcesbureaucratiques de l’appareil d’État, ainsi que leclergé. On a assisté, en fait, dans les paysarabes, à un féodalisme sans aristocratie, l’États’occupant de gérer le pays de manièrebureaucratique et le clergé prenant lescommandes de la féodalité sur les plansidéologique et culturel. Si on ajoute à cela lesinnombrables querelles au sein de l’appareild’État, on voit comment l’affirmation de lafalsafa n’a pas pu se développer de manièreuniforme.

Dans certains cas, lors des moments de reculdes forces progressistes, la falsafa est apparuenon pas sous une forme directementphilosophique, mais par l’intermédiaire de lamorale. Cela sera particulièrement vrai à la finde la période de la falsafa, lorsqu’Ibn Rushdtentera de sauver celle-ci, sans succès. Mais celaest aussi vrai au cours même du processus où sedéveloppe la falsafa. Il faut donc s’intéresser nonpas directement à la forme philosophique, maisà la forme morale.

Prenons le cas très parlant d’Ibn Tufayl(1110-1185), dont le roman Ḥayy ibn Yaqẓān aété la source d’inspiration de Robinson Crusoéde Daniel Defoe. Il s’agit du premier romanarabe et cette œuvre aura un impact trèsimportant en Europe. « Ḥayy ibn Yaqẓān »signifie « Vivant, fils de vigilant » et c'est

également le titre d’une œuvre du philosopheAvicenne, dont nous parlerons par la suite.

Dans ce roman, Ḥayy est une personne néepar génération spontanée, sur une île déserteprès de l’Inde. Élevé par une gazelle qui meurtlorsqu’il est enfant, il procède à sa dissectionafin de connaître les raisons de sa mort. Par lasuite, il se pose des questions au sujet de lalogique et de la physique, cherchant à savoirpourquoi le monde est comme il est. Cherchantl’origine de celui-ci, il pense que Dieu existe. Ilconsidère alors que la nature a des lois, fondéesjustement par Dieu, et qu’elle est éternelle.

Ḥayy développe ainsi un matérialisme detype panthéiste. Il ne croit qu’en ses sens, quilui permettent de se confronter au réel et de lecomprendre. De fait, lorsque cette œuvrearrivera en Europe, et notamment enAngleterre, elle contribuera à lancer la penséeempiriste (John Locke, David Hume, GeorgeBerkeley). Mais Ḥayy assume le matérialisme demanière sage. Il respecte en quelque sorte laNature (avec un grand « n »), en tant qu’elleexiste portée par un être suprême, permettant lavie. Son régime est végétalien au possible,choisissant uniquement des fruits mûrs, dont ilreplante les grains, afin de vivre en harmonieavec son environnement, et ne mangeant desœufs, voire tuant un animal pour le mangerqu’en cas d’extrême nécessité et choisissantuniquement des animaux présents en grandnombre, afin de ne pas nuire à leur espèce.

Par la suite, à 50 ans, Hayy rentre encontact, avec une communauté musulmane. Ils’aperçoit que sa conception du monde est lamême que ceux dont elle a été apportée par leprophète. Philosophie et révélation sont ainsideux voies menant à la même connaissance de lavérité. Cependant, il comprend que la quasitotalité des individus se désintéresse de lavérité, préférant vivre de manière superficielle. Ildoit alors fuir en raison de sa sagesse et ilretourne finalement sur son île.

Comme on le voit, Ibn Tufayl a une visionpessimiste car, au moment où il écrit, la falsafa

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est en net recul. Il soutiendra d’ailleurs IbnRushd, qui sera le dernier grand défenseur de lafalsafa. Mais, malgré cette position strictementdéfensive, Ibn Tufayl transcende le simple faitde présenter un personnage découvrant au fur età mesure la science (d’Aristote), pour mettre enavant une philosophie de la vie prônantl’harmonie avec la vie sur la planète, considéréecomme un grand tout en équilibre. C’est unevision matérialiste-panthéiste : la perspective esttrès clairement matérialiste, même si Ibn Tufayla une pensée issue de la conception d’Aristote etplace derrière le monde un « moteur premier »qui serait Dieu.

Le clergé ne sera d’ailleurs pas dupe etconsidèrera que ce Dieu est fictif, ne sert à rienet que donc une telle conception est unmatérialisme caché. Cette accusation viserad’ailleurs la falsafa en général, accusée de« double jeu ». Il faut avoir en tête que le clergéne tolérait rien qui remette en cause laprédominance de l’Islam. Le perse Ibn Al-Muqaffa, traducteur du persan vers l’arabe descontes indiens Pañchatantra, sous le nom de

Kalīla wa Dimna (œuvre qui parviendra à Jeande La Fontaine et l’inspirera pour denombreuses fables), finira démembré et jeté aufeu pour hérésie.

Le perse Muhammad Ibn Zakariya Al-Razi(864-925), connu sous le nom de Rhazès enEurope, a quant à lui vu ses œuvres détruites,en raison de sa conception matérialiste.Immense médecin au mérite historiqueextrêmement important (ayant notammentdécouvert l’éthanol en médecine, ayantdéveloppé le concept de pédiatrie, d’allergie…),Muhammad Ibn Zakariya Al-Razi voyait en lesprophètes des imposteurs et les textes sacréscomme des légendes. Il est l’auteur de Les rusesfrauduleuses du Prophète, Les stratagèmes deceux qui prétendent être Prophètes, Sur laréfutation des religions révélées. A ses yeux, leCoran est « une œuvre qui recouvre d’anciensmythes, et qui est en même temps plein decontradictions et ne contient aucune informationou explication utile ».

Selon lui, l’espace et le temps sont éternels,la matière elle aussi est éternelle et constituéed’atomes. Comme chez Ibn Tufayl et Avicenne,Dieu n’est qu’un « moteur premier » à l’originede l’organisation du monde. Et tout commedans le roman d’Ibn Tufayl, al-Razi met enavant une philosophie de la compassion, plaçantpar contre l’être humain comme seul juge, carétant le stade le plus haut des« réincarnations ». Il considère qu’il faut éviterau maximum de tuer les animaux, sauf ceuxtuant d’autres animaux. Dans son Livre de lavie philosophique, faisant l’apologie de Socrate,il explique que les philosophes sont en désaccordsur le fait de manger de la chair ou non, maisque le Socrate de la maturité avait conservé sonopinion de jeunesse et rejetait la consommationde chair animale.

Tout comme dans le roman d’Ibn Tufayl, Al-Razi est confronté au refus de la philosophie engénéral, alors il se réfugie pareillement dans lamorale en particulier. Comme on le voit, laphilosophie étant impossible en raison de la

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domination de la religion et l’aveuglement desmasses prisonnières de l’obscurantisme, ce quicompte, c’est le choix de vie. Ici, il faut accordertoute son attention à une troisième grandefigure de ce pessimisme de la raison et del’optimisme de la volonté : le très grand poètearabe Abu-l-Ala Al-Maari (973-1057), auteurnotamment d’une Divine comédie (considéréecomme hérétique) où, comme Dante plus tard,le poète visite le paradis et l’enfer.

Aujourd’hui en Europe, on connaît plus lepoète, mathématicien et astronome persanOmar Khayyam, très largement célébré enAngleterre (par les préraphaélites à la fin duXIXe siècle). Omar Khayyam était égalementextrêmement critique de la religion et se situaitdans la tradition d’Avicenne. Toutefois, ilbascule dans le raffinement de type persan etnon dans la méditation critique, à l’écart de lasociété. Chez Omar Khayyam, on ne retrouvedonc pas le double caractère qu’on a chez lesauteurs de la falsafa mais la fuite d’un êtresensible :

« Ô mes compagnons libres penseurs !Quand je serai mort, lavez mon corps avecun vin des plus rouges. A l’ombre d’unvignoble, creusez-moi une tombe ! »

Ce type de fuite, aussi culturelle et honorablesoit-elle, et qui sera une source essentielle de lagigantesque poésie indienne (musulmane), n’estjustement pas la culture d’Ibn Tufayl, d’Al-Razi, d’Al-Maari… consistant, elle, en unascétisme de type épicurien. Leurs œuvresproposent véritablement un mode de vie, trèsconcrètement, alors que la fuite comme chezOmar Khayyam consiste en une réflexioncritique et non en une méditation.

Aveugle depuis son enfance en raison d’unemaladie, Al-Maari constate amèrement, commeAl-Razi et Ibn Tufayl, l’encadrement idéologiquedes masses, ce qui le fait avoir une attitudepessimiste, considérant que, dans le monde,absolument tout était corrompu. Sur sa tombe,il a fait inscrire comme épitaphe « Ceci est lecrime de mon père / et je ne suis pointcriminel ».

A ses yeux :

« les monothéistes se sont trompés, leschrétiens n’ont pas la voie droite, les juifssont perplexes et les mages sont égarés.Les habitants de la Terre sont de deuxsortes, celle qui a une raison sans religion,et l’autre qui a une religion dépourvue deraison. »

Puisque les masses sont crédules d’une fable,la religion, alors Al-Maari se pose, à l’instard’Al-Razi ou d’Ibn Tufayl, comme quelqu’un semettant à l’écart, assumant un mode de viephilosophique individuel, puisque la philosophiene peut pas triompher en général. On retrouvedonc, bien entendu, l’affirmation d’un autrerapport à la nature, plein de compassion et, parconséquent, de félicité. Là réside précisément leparadoxe de ces penseurs, progressistes et doncpositifs, mais vivant une situation objectivefinalement réactionnaire. Seul le marxisme-léninisme-maoïsme permet de comprendre cedouble caractère.

Citons ici Al-Maari, qui dit très exactementla même chose que Lucrèce :

« Les animaux sont, comme vous le dites,

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La signification historique de la falsafa

sensibles, et ils ressentent la souffrance(…). Voyez la brebis, domestiquée etaccompagnée d’un jeune agneau.Quand elle a donné naissance à l’agneauet qu’il a vécu un mois à peu près, on letue, on le mange et on se sert du lait de labrebis. Et celle-ci passe la nuit à bêler etvoudrait pouvoir courir en quête de sonpetit. C’est d’ailleurs un thème communaux poètes arabes que de dépeindre lessouffrances des bêtes sauvages etl’attachement d’une vache sauvage, parexemple, pour son veau.[Al-Maari fait ici une citation :] Jamais,dit l’un d’eux, la mère d’un jeunechameau ne ressentit un chagrincomparable au mien, et cependant, quandelle le perdit, elle gémit longtemps,longtemps ! »

Rappelons ici ce que disait Lucrèce, dans Dererum Natura :

« Les animaux se connaissent aussi bienque les hommes.Devant les temples magnifiques, au pieddes autelsoù fume l’encens, souvent un taurillontombe immolé, exhalant de sa poitrine un flot sanglant etchaud.Cependant la mère désolée parcourt lebocage,cherche à reconnaître au sol l’empreintedes sabots,scrute tous les endroits où d’aventure ellepourraitretrouver son petit, soudain s’immobiliseà l’orée du bois touffu qu’elle emplit deses plainteset sans cesse revient visiter l’étable,le cœur transpercé du regret de son petit.Ni les tendres saules ni l’herbe avivée deroséeni les fleuves familiers coulant à pleinesrivesne sauraient la réjouir, la détourner de sapeine. »

Par conséquent, Al-Maari s’opposait à toutmeurtre d’animal, et même à l’utilisation de lapeau comme habit. Puisque la philosophie nepeut pas avancer, alors on peut s’attarder sur lamorale, et l’approfondir.

Citons ici un passage où il explique sa visiondu monde :

« Je ne volerai plus la Nature Tu es malade de compréhension et dereligion.Viens à moi, que tu puisses entendre une

saine vérité.Ne mange pas injustement le poisson quela mer a rejeté,et ne désire pas comme nourriture la chairdes animaux égorgés,Ou le lait blanc des mères qui destinaientce pur breuvageà leurs petits et non aux nobles dames.N’afflige pas les oiseaux confiants enprenant leurs œufs ;car l’injustice est le pire des crimes.Et épargne le miel que les abeilles ont demanière industrieuserecueilli de la fleur des plantes parfumées ;Car elles ne l’ont pas conservé pour qu’ilpuisse appartenir à d’autres, pas plus qu’elles ne l’ont amassé pargénérosité ou pour en faire don.J’ai lavé mes mains de tout cela ; et je souhaite avoir trouvé ma voie avantque mes cheveux soient devenus gris !

Il est évident qu’ici, nous pouvons constaterun très haut niveau culturel, une visionéminemment matérialiste, pleine d’harmonie etde valeurs. Le double caractère de la visiond’Al-Maari saute aux yeux : d’un côté, il estdéçu et rejoint la misanthropie mais,paradoxalement et justement, il ne devient pasaigri ni réactionnaire mais lève le drapeau de laculture.

D’ailleurs, aujourd’hui encore, Al-Maari estle symbole des libres-penseurs arabes. En 2007,ses œuvres étaient par exemple interdites auSalon International du Livre d’Alger.

Les Ibn Tufayl, Al-Razi, Al-Maari sont despessimistes qui n’en sont pas : leur pessimismeest une conséquence de la situation socialeempêchant l’émergence d’une véritablebourgeoisie balayant la féodalité. Ainsi, leurculture fait partie du patrimoine communiste, etrejoint clairement la tradition d’Épicure,Lucrèce et Baruch Spinoza. La preuve absoluede cela est la dynamique incroyable de cesauteurs, qui non seulement ont fait vacillerl’Islam, mais même le christianisme. Et, dans lespays chrétiens justement, la culture de cesauteurs, la falsafa, va permettre l’émergence del’humanisme.

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Que l’humanisme, idéologie des débuts de labourgeoisie européenne, doive sa naissance à lafalsafa, montre que la falsafa est bienprogressiste et que ses valeurs sont éminemmentet parfaitement démocratiques. Pour des raisonshistoriques, le matérialisme de la falsafa avaitdes limites et tendait au panthéisme. Toutefois,la question de la nature est clairementmatérialiste et est d’une modernité parfaite. Lerapport aux animaux et à la nature est unequestion révolutionnaire, formant lacontradiction entre les villes et les campagnes.

Et, qui plus est (et comme nous allons le voirpar la suite), le clergé n’a nullement été dupe eta rejeté catégoriquement ce panthéisme commecontraire à l’Islam.

Pour finir et à titre documentaire, citonsprécisément une défense d’Al-Maari face àl’accusation qu’on lui a faite, justement parrapport au poème Je ne volerai plus la Nature.Elle révèle la dimension panthéiste, dans lamesure où Al-Maari et les auteurs de la falsafapensaient réellement que leur matérialismeconcordait avec le message (véritable et« caché ») de la révélation coranique.

Bien entendu, par moment la contradictionleur sautait aux yeux, mais c’était leur seulespace d’expression, alors il y a clairement l’idéede discuter tout de même, malgré tout, sur ceterrain…. tant qu’il y avait un débat possible, àl’opposé des positions plus radicales assuméesouvertement dans l’isolement.

Voici les propos d’Al-Maari :

« Ou le lait blanc des mères quidestinaient ce pur breuvage à leurs petitset non aux nobles dames.Le blanc signifie le lait. Il est connu quelorsque le veau est tué, la vache dépéritpour lui et reste éveillée des nuits entières.Sa viande est mangée et le lait qu’il auraitsucé est prodigué aux propriétaires de samère.Quel préjudice alors peut-il y avoir às’abstenir de tuer le veau et à refuser dese servir du lait ? On ne doit pas accuserun tel homme d’illégalité ; il fait preuveau contraire de ferveur religieuse et declémence envers la victime et il espèrequ’il pourra être récompensé, pour son

abstinence, par le pardon du Créateur.Et s’il est dit que le Très-Haut distribueses dons également entre ses serviteurs,quel péché ont donc commis ces victimesqui seraient ainsi exclues de sa grâce ? »

On voit ici les limites de la falsafa,parfaitement révélées par ces auteursprogressistes mais pessimistes par rapport à leursituation.

L’Islam, qui a permis leur existence, estégalement ce qui les freine : la conquête apermis l’éclosion d’une bourgeoisie, mais d’unebourgeoisie trop fragile pour porter lematérialisme et combattre ouvertement leféodalisme. Tout comme les philosophes de laGrèce antique profitaient d’une situationexceptionnelle, les auteurs de la falsafa ont doncprofité de conditions uniques.

Voilà pourquoi, la formidable penséeprogressiste de ces auteurs « pessimistes » etisolés à leur époque nous parle tellementaujourd’hui, alors que le communisme suinte detous les pores de la société capitaliste de cedébut de XXIe siècle. Réaliser les exigences desagesse de la falsafa est aujourd’hui tout à faitpossible !

3. La fondation de la maison de lasagesse, Al-Kindi et Al-Fârâbi

D’où vient le mot « falsafa », signifiant« philosophie » en arabe ? La falsafa est toutsimplement un terme directement calqué sur leterme grec ayant donné « philosophie » enfrançais (philosophie signifie amour de la« sophia », c’est-à-dire de la sagesse). Ce quis’est passé est simple à comprendre : lechristianisme a rejeté les païens, et doncégalement les penseurs se situant dans lestraditions philosophiques, principalement dePlaton et d’Aristote.

Khosro 1er (488-531), également surnomméAnushiravan (âme immortelle), qui dirigeaitalors la Perse, devint alors le véritable roi-philosophe, faisant venir des philosophes deGrèce ainsi que d’Inde, faisant traduire desdocuments du grec, du sanskrit, du syriaque.

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La signification historique de la falsafa

Voici un exemple de ce jeu intellectuel : unecour indienne envoya un jeu d’échecs à Khosroet son premier ministre (son « vizir ») en lesdéfiant de comprendre le principe du jeu. Ils yarrivèrent, et envoyèrent en échange un jeu debackgammon, défiant pareillement la courindienne.

C’est également à cette époque que lePañchatantra est traduit du sanskrit en persan(nous en parlions précédemment, alors qu’il futtraduit vers l’arabe, et arriva par la suitejusqu’à Jean de La Fontaine qui s’en inspirera).

Khosro recueillit ainsi, dans le cadre de sonrègne philosophique, les « néo-platoniciens »Damscius, Simplicius, Eulamios, Priscien,Hermias, Diogène et Isidore de Gaza… c’est-à-dire les derniers « philosophes », ceux de« l’école d’Athènes » expulsée par l’empereurbyzantin Justinien. Il y a ici un moment clef del’histoire. Une académie fut en effet fondée àGundishapur, avec une bibliothèque, unobservatoire, un des tout premiers hôpitaux, et

le premier à créer des sections pour chaquepathologie…

Après Khosro, l’empire perse s’effondra sousles coups des armées arabes. Mais celles-cimaintinrent le fonctionnement de l’académiependant plusieurs siècles. Et elle servit même demodèle à la création à Bagdad de la bayt al-ḥikma, la « maison de la sagesse », sous le califeAl-Ma’mūn en 832.

Cette « maison de la sagesse », dans leprolongement de l’académie de Gundishapur,marque la naissance de ce qui est appelé« adab », c’est-à-dire à la fois la formationintellectuelle et la maîtrise des belles-lettres etdes connaissances. Furent rassemblés (ettraduits en arabe) grâce à cette maison de lasagesse des documents d’auteurs commePythagore, Platon, Sushruta (chirurgienindien), Plotin, Hippocrate, Aristote, Euclide,Charaka (médecin indien), Ptolémée, ClaudeGalien (médecin grec), Plotin, Âryabhata (lemathématicien et astronome indien) etBrahmagupta (mathématicien indien)…

Lors de sa destruction en 1258 suite àl’invasion mongole, la légende veut que l’eau dufleuve le Tigre soit devenu noir pendant six moisen raison de l’encre des livres.

La falsafa naît ainsi dans le prolongement del’académie de Gundishapur et de la maison de lasagesse. Non seulement, les connaissances ont puêtre rassemblées… mais, qui plus est, elles l’ontété dans un esprit de synthèse, desystématisation. Voilà pourquoi, quand on parledes penseurs de la falsafa, un terme estinévitable : celui de polymathie, terme venantdu grec et très rarement utilisé en français. Un« polymathe » est quelqu’un qui a desconnaissances très approfondies dans différentsdomaines. Ce terme est capital, car les penseursde la falsafa connaissent bien souvent lesmathématiques, l’astronomie, la logique, laphysique, la médecine, la chimie, la musique…

Parmi les premiers grands penseurs de cetype, on a l’arabe Al-Kindi (801-873), qui futemployé à la maison de la sagesse. Al-Kindi s’est

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intéressé de manière approfondie à laphilosophie, à l’astrologie, à l’astronomie, à lachimie, à la logique, aux mathématiques, à lamusique, à la médecine, à la psychologie, à lamétéorologie, à la physique, à ce qui deviendrala cryptographie, jouant également un rôle dansla transmission depuis l’Inde vers l’Europe des« chiffres arabes » (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 0).

Al-Kindi a joué un rôle déterminant : samanière de « récupérer » la pensée grecque vaêtre à la base de la naissance de la falsafa. D’uncôté, il reprend Aristote et sa thèse du« premier moteur » faisant fonctionner lemonde. Mais de l’autre, il reprend les thèses dePlaton au sujet du « créateur » du mondeabsolument unique. Or, un dieu unique ne vit etne se plaît que dans l’unité : il ne peut pas créerle monde et des choses « multiples ». Al-Kindireprend par conséquent en partie les thèses néo-platoniciennes affirmant que le dieu unique« irradie » autour de lui, qu’une « intelligence »provient de ces « émanations » et que le mondea été créé de cette manière « indirecte ».

On a ici une pensée religieuse mystique, maisparfaitement prétexte à établir une visionscientifique du monde. En effet, on a un Dieuunique qui se détourne du monde et vaque à sesoccupations, ou plus précisément se satisfait delui-même. Les auteurs de la falsafa peuvent doncreconnaître Dieu, et même le message duProphète Mahomet, mais cela est secondaire carDieu est Dieu et il est inatteignable.

Conséquence logique : ce qui compte, c’est dese considérer comme étant produit par« l’intelligence » elle-même produite par Dieu…Ce qui fait que l’on peut soi-même comprendrele monde de manière intelligente.

Chez Al-Kindi, on a donc le début d’uneforme scientifique. La « révélation » estreconnue, mais elle passe par « en haut » alorsque la science, elle, dit la même chose, mais enpassant par « en bas ». Pour lui, la philosophieconsiste donc en la connaissance de la réalité,tant dans les domaines scientifiques que dansceux de la vie quotidienne. Dans le

prolongement d’Aristote, il y a ainsi d’un côté laphysique, les mathématiques et la métaphysiqueet, de l’autre, l’éthique, la politique etl’économie.

On reconnaît bien ici le caractère dialectiquedu rapport sciences / vie quotidienne, propre àla falsafa comme aux penseurs tels qu'Épicure,Lucrèce et Baruch Spinoza. On n’a pas unevision religieuse, mais une affirmation commequoi l’univers a été créé par un Dieu uniquemoteur du monde, avec un être humain qui peuttendre vers la connaissance de cet univers…Connaissance qui est à la fois scientifique etmorale.

Le penseur persan Al-Fârâbi (872-950)prolonge alors la pensée d’Al-Kindi, et permetd’établir la véritable base de la falsafa. Déjà, Al-Fârâbi allie définitivement les pensées de Platonet Aristote (par exemple avec le Livre del’harmonisation des opinions des deux sages :Platon le divin et Aristote).

Dieu reste loin, car « De l’un ne procède quel’un », le « 1 » ne donne pas le « multiple ». Parcontre, du Dieu unique et tourné vers lui-même,

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émane une intelligence, qui en émane une autre,etc., jusqu’à arriver aux êtres humains. Si lesêtres humains arrivent à comprendre cela, alorsils ouvrent leur intelligence et peuvent« remonter » vers l’intelligence la plus haute.Dans Principes des opinions auxquel les adhèrentles habitants de la cité excel lente, il dit ainsi (demanière complexe mais on en devine aisément lalogique où l’intelligence tombe « en cascade ») :

« Le premier degré par quoi l’homme estl’homme, c’est cette disposition naturelleréceptive destinée à devenir intelligence enacte. Elle est commune à tous les hommes(…).Ce qui déborde de Dieu (…) sur l’intellectagent, ce dernier le déverse sur l’intellectpatient de cet homme par l’intermédiairede l’intellect acquis, puis sur sa puissanceimaginative.Par ce qui déborde sur son intellectpatient, il devient sage, philosophe etparfaitement intelligent.Par ce qui déborde sur sa puissanceimaginative, [il devient] prophète,annonciateur du futur et narrateur des[événements] particuliers présents, et cegrâce à un être dans lequel il intellige ledivin.Pareil homme est au rang le plus achevéde l’humanité et au faîte du bonheur. Sonâme est parfaite et unie à l’Intellectagent. »

Ainsi, chaque individu peut penser, et chaqueindividu pense non pas individuellement, maisconformément à un monde qui est un. Toutepensée est un produit de l’univers et sesconditions concrètes. C’est une compréhensionmatérialiste du monde, même si l’univers est iciprésenté comme créé par Dieu. L’être humainvéritable, c’est celui qui reconnaît qu’êtreintelligent, c’est reconnaître la réalité dans sonensemble, c’est penser conformément àl’ensemble – et c’est là qu’on est véritablementheureux. Épicure disait la même chose, etBaruch Spinoza dira la même chose par la suite.C’est une considération matérialiste.

Ensuite, Al-Fârâbi « fixe » la séparationentre la science et l’horizon religieux. Pour lui,les grands axes de la pensée sont les suivants :

1. La science du langage (sémantique,grammaire, métrique)

2. La logique (analyse des jugements et desraisonnements, rhétorique et poétique)

3. Les mathématiques (arithmétique,géométrie, astronomie, musique, optique,mécanique)

4. Les sciences de la nature et les sciencesdivines (métaphysique)

5. Les sciences politiques et juridiques, avecla Révélation religieuse.

Le cinquième point est très important : ilmontre que pour Al-Fârâbi, l’Islam n’est qu’unpoint de départ d’un raisonnement permettantde généraliser l’instauration d’une cité idéale, àl’instar de la République de Platon. L’Islaminstaure le droit d’un côté, mais dans tout cequi est contenu de la pensée, c’est par la scienced’Aristote (avec Platon en arrière-plan) que l’ondoit avancer. De la même manière qu’un Dieuunique a transmis son message, sur la Terre lephilosophe-roi doit asseoir sa domination et faireprogresser l’humanité.

La falsafa, par l’intermédiaire d’Al-Kindi etAl-Fârâbi, se présente comme une tentatived’imposer par en haut la philosophie à lasociété, sous couvert du message du prophèteannonçant la nouvelle époque. Les tendancesanti-matérialistes ne s’y tromperont pas uninstant et attaqueront la falsafa comme« hérétique ».

4. Avicenne – Ibn Sīnāet Averroès – Ibn Rushd

L’établissement d’une base à la falsafa apermis l’affirmation de la pensée scientifique,puis sa défense. La première étape est marquéepar le persan Ibn Sīnā, la seconde par l’arabeIbn Rushd, deux figures très largement connuesen Europe.

Ibn Sīnā (980-1037) est connu en Europesous le nom d’Avicenne. Ses études médicales,rassemblées dans un « canon », ont eu unimpact énorme et ont joué un grand rôle dansl’affirmation de la Renaissance. La logique d’IbnSīnā suit directement celle d’Al-Fârâbi : ilreprend le principe d’une « émanation » depuis

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le Dieu unique, par l’intermédiaire de ce qu’ilappelle « l’intellect ». Mais Ibn Sīnā affirmeégalement un point de vue éminemmenthumaniste.

L’être humain est en effet considéré commeayant une nature particulière. Les émanationssont parties du plus haut pour arriver au plusbas, puis elles remontent et c’est justement làqu’on trouve l’être humain. Il va de soi quecette vision anthropocentriste fait de Dieu lemiroir de l’être humain : de la même manièreque Dieu a un intellect qui donne naissance aumonde, l’être humain doit également avoir unintellect, prétendument pour rejoindre Dieu (quiest en fait l’univers, dans une vision panthéiste).

Avicenne explique ainsi :

« Du principe premier aux éléments, c’estl’arrangement qui s’instaure selon l’ordredes principes et, chez l’homme, le retours’achève. A lui le retour réel etl’assimilation aux principes intellectuels »

Avicenne, Livre de la genèseet du retour

Seulement voilà, pour que cette « remontée »soit possible, il faut avoir une pensée active.C’est là qu’Avicenne formule une thèse radicale.À l’âme et au corps, il ajoute un troisièmeélément : le psychisme. En clair, le corpss’entend avec l’âme et l’âme s’entend avec lecorps. Avicenne ne peut pas encore fusionner lesdeux dans une thèse matérialiste correcte (enconsidérant la pensée comme de la « matièregrise », les humains en fait étant de la matièrequi pense). Mais en considérant de manièrepositive la relation entre l’âme et le corps, ildynamite les considérations religieuses. Etmême, il transforme la religion en appendice desa position quasi matérialiste.

En effet, voici ce que le Coran dit notammentsur l’être humain (33/72) :

« Nous avions proposé aux cieux, à laterre et aux montagnes la responsabilité(de porter les charges de faire le bien etd’éviter le mal). Ils ont refusé de la porteret en ont eu peur, alors que l’homme s’enest chargé ; car il est très injuste [enverslui-même] et très ignorant. »

Le terme de « responsabilité » est souvent

traduit par « dépôt », et l’on voit que dans lesystème d’Avicenne, les êtres humains sont lestémoins de la création, de l’univers, mais destémoins qui partent d’eux-mêmes, de leur proprenature.

D’un côté donc, Avicenne reconnaît la dignitédu réel, de l’autre il affirme qu’on peutconnaître la réalité (même si pour lui c’est parun « intellect » tombé du ciel). On a ici la based’une pensée scientifique, faisant des va-et-viententre la réalité et la pensée.

Avicenne dit ainsi :

« Le monde sublunaire [= notre monde](…) est réel tantôt en sa matérialitéphysique et tantôt en son intelligibilitépour l’ange, tantôt en sa sensibilité ettantôt en son intelligibilité pour nous.Selon ces divers modes, il constitue desréalités à ne pas confondre et qui serattachent à des sujets précis : la matière,les anges, notre psychisme et notre puresprit. »

La valorisation de la pensée humaine faitqu’une fois qu’on a compris que l’on doitchercher l’intelligence, on atteint la béatitude :on est un être humain complet. Si laconstruction n’est pas entièrement matérialiste(en raison de « l’intellect » lié à un Dieu),l’objectif l’est clairement : valoriser la réalité.

Chez Avicenne, on a la schéma suivant :Être humain l’intellect (en fait, la

conceptualisation scientifique de la réalité) Dieu (en fait : l’univers).

Dieu est égal à l’univers, car chez Avicenne,Dieu est la seule « entité » chez qui seconfondent l’essence et l’existence : Dieu esttout simplement nécessaire. Ni plus, ni moins. Ilest ainsi, pour nous maintenant au XXIe siècle,très clairement équivalent à ce qui existe, c’est-à-dire l’univers. Voilà pourquoi, pour Avicenne,on part de la réalité (matérielle et humaine)pour tirer des conclusions abstraites et élaborerdes syllogismes (« Socrate est un homme, leshommes sont mortels, donc Socrate estmortel »). On arrive alors à une connaissance,qui est l’intelligence, qui est la même quel’intelligence suprême à l’origine du monde, et

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qui est, pour nous en réalité, le monde lui-même : la pensée arrive à s’extirper del’expérience pour élaborer des concepts de typescientifique.

Les êtres humains vivent dans un monde quichange tout le temps mais la connaissance, elle,ne change pas dans ses fondements, grâce à« l’intelligence » (qui s’appuierait sur un Dieuunique ne changeant jamais, justement). Quelleplace a alors Dieu ? Aucune, Dieu se complaîten lui-même, il est l’univers éternel. Cetteconception était totalement explosive etinacceptable pour l’Islam en tant que religion« révélée ». Les positions d’Avicenne marquentle plus haut point des exigences de labourgeoisie : reconnaître le réel, l’étudier, êtreheureux par ce matérialisme.

La réaction féodale ne se fit pas attendre etvisa Avicenne comme le principal représentanthérétique. Ce fut alors Averroès qui tenta letout pour le tout, en changeant le fusild’épaule : la béatitude ne devait plus venir parle matérialisme, mais avec le matérialisme.

Averroès (1126-1198) a en effet tenté de déplacerle terrain, notamment dans son ouvrage FaslAlmakal (« Discours décisif »). Il y développedeux arguments essentiels, visant à sauver lafalsafa.

Le premier, c’est l’affirmation qu’il y a dansle Coran des phrases non claires, et que donc lascience est nécessaire pour approfondir lacompréhension de ces phrases. Il n’y a pascontradiction entre le texte sacré et la science,mais deux manières d’arriver à la même vérité.

Voici comment Averroès voit la démarchescientifique :

« Puisque est donc bien établi que laRévélation déclare obligatoire l’examendes étants [= ce qui est] au moyen de laraison et la réflexion sur ceux-ci, et quepar ailleurs, réfléchir n’est rien d’autrequ’inférer, extraire l’inconnu du connu –ce en quoi consiste en fait le syllogisme,ou qui s’opère au moyen de lui –, alorsnous avons l’obligation de recourir ausyllogisme rationnel pour l’examen desétants.Il est évident, en outre, que ce procédéd’examen auquel appelle la Révélation, etqu’elle encourage, est nécessairement celuiqui est le plus parfait et qui recourt àl’espèce de syllogisme la plus parfaite, quel’on appelle « démonstration ». »

Le second argument consiste à diviser letravail. Auparavant, la falsafa considérait saposition comme authentiquement religieuse,dans une perspective panthéiste (consistant enun prolongement de la pensée de Platon). Àpartir d’Avicenne, devant la réaction féodale,cela n’est plus possible. Averroès prône alors uncompromis, et divise la population en troiscatégories. Les conquêtes étant portées par lesféodaux et non la bourgeoisie qui ne fait qu’enprofiter indirectement, ce sont les premiers quiont l’appui du peuple. Averroès tente deneutraliser celui-ci, en expliquant qu’il n’est passage et n’écoute en quelque sorte que son cœur,que sa sensibilité. Il faut par conséquent luiparler par des images et lui interdire tout accèsaux connaissances qu’il ne comprendrait pas.

Après cette première opération tactique etdevant composer avec les féodaux, Averroès lesreconnaît en leur accordant le droit, la

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juridiction. En échange, il affirme que lesphilosophes ont le droit d’entamer une réflexionsur les questions « douteuses », et que leurséventuelles erreurs par rapport à la religion sontpardonnables, car non marquées par demauvaises intentions par rapport à la religion.C’est ce dernier point qui n’a, bien entendu,convaincu aucun religieux conséquent. Lesféodaux ont refusé l’alliance avec les forcesbourgeoises naissantes. Les positions d’Averroèsont par conséquent été totalement balayées dansle monde arabe… Avec la conséquence de balayerles débuts incroyables de la pensée bourgeoise etde précipiter le monde arabo-persan dans uneféodalité se reproduisant de manièreinterrompue.

En Europe, les positions d’Averroès serontégalement combattues de la manière la plusferme possible, mais les cercles favorables à saconception réussiront un travail de sapeaboutissant à l’humanisme, grâce à l’appui de labourgeoisie naissante (qui donc est justement cequi manquait au monde arabo-persan). Car, dèsle départ, Averroès a été considéré comme unadepte de la « double vérité ».

Voici comment Raymond Lulle présente (etdénonce) cette position :

« Credo fidem esse veram, et intelligoquod non est vera (Je crois que la foi estvraie et je comprends qu’elle ne l’estpas). »

Dans son écrit contre Averroès, (Saint)Thomas d’Aquin explique pareillement :

« S’ils disent cela, c’est donc qu’ilspensent que la foi porte sur des contenusdont on peut affirmer le contraire par unraisonnement nécessaire.Donc, puisqu’un raisonnement ne peutétablir nécessairement que ce qui est à lafois vrai et nécessaire, et que l’opposé duvrai nécessaire est le faux et l’impossible,il résulte de leurs propos mêmes que la foiporte sur quelque chose de faux etd’impossible. »

Voici enfin les 13 thèses philosophiques dontl’enseignement est interdit le 10 décembre 1270par l’évêque de Paris, Etienne Tempier. En1277, ce seront 219 thèses qui seront

condamnées. On voit très bien comment cesthèses « avérroïstes » consistent en uneorientation matérialiste.

1. Il n’y a qu’un seul intellectnumériquement identique pour tous leshommes.2. La proposition : l’homme pense estfausse ou impropre.3. La volonté humaine veut et choisit parnécessité.4. Tout ce qui advient ici-bas est soumis àla nécessité des corps célestes.5. Le monde est éternel.6. Il n’y a jamais eu de premier homme.7. L’âme, qui est la forme de l’homme entant qu’homme, périt en même temps queson corps.8. Après la mort, l’âme étant séparée ducorps ne peut brûler d’un feu corporel.9. Le libre arbitre est une puissancepassive, non active, qui est mue par lanécessité du désir.10. Dieu ne connaît pas les singuliers.11. Dieu ne connaît rien d’autre que lui-même.12. Les actions de l’homme ne sont pasrégies par la Providence divine.

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La signification historique de la falsafa

13. Dieu ne peut conférer l’immortalité oul’incorruptibilité à une réalité mortelle oucorporelle.

Averroès échouera à maintenir la falsafa, sespositions étant brisées par la réaction, que nousallons présenter maintenant. Mais en tantqu’orientation matérialiste, sa ligne continueraainsi sous la forme de l’averroïsme, en Europedans le cadre de l’humanisme et de laRenaissance, alors qu’une tentative parallèle aégalement eu lieu dans l’Inde moghole.

5. D'Al-Andalus à la réactiond'Al-Ghazâlî

Il est un parallèle très utile qu’il est possiblede faire au sujet de la falsafa par rapport à ceque nous disions dans la partie précédente. Eneffet, quand on voit la France de Louis XIV, onpeut voir une royauté s’étant octroyé l’ensembledes prérogatives et dominant l’aristocratietraditionnelle comme la bourgeoisie naissante.

Dans l’idée, la société arabo-persane del’Islam conquérant est très proche de ce rapportde force. La « caste » dirigeant la conquêteconsistait en une dynastie, profitant des étudesdes philosophes mais s’appuyantidéologiquement sur le clergé. Très vite, enraison des différences tribales et nationales, lazone de conquête islamique se retrouve diviséeen différents royaumes et empires, avec plusieursdynasties. Cette division a permis à la falsafa dejouer sur l’absence d’unification de l’Islam.

La falsafa a ainsi très nettement profité del’appui de deux zones particulières. D’un côté, ily a la Perse, profitant d’une très riche histoire,encore très marquée par sa culture religieusezoroastrienne et rétive à l’hégémonie arabe. Celacontribuera beaucoup à maintenir le drapeau dela philosophie grecque, même si par la suitel’Islam dans sa version « shî`ite » l’emportera.De l’autre, il y a l’Andalousie, dont le statutdevra beaucoup à la concurrence entre Berbèreset Arabes. L’Islam s’installe en effet par lesarmes, entre 718 et 1492, sur ce qui est grossomodo la moitié des actuelles Espagne etPortugal. Le mot d’Andalousie vient ainsi du

terme wisigoth « *landa-hlauts » parl’intermédiaire de l’arabe « Al-Andalus ».

Si au XIe siècle, la grande majorité de lapopulation d’Al-Andalus est musulmane, Al-Andalus apparaît surtout comme un lieu deconfluence intellectuelle et culturelle entre lespopulations juive, catholique et musulmane.C’est une terre de science, dont l’un desreprésentants sera Ibn-Rushd (Averroès), depoésie (l’influence sera grande en Provence etjusque l’Italie), mais aussi d’architecture,notamment avec l’Alhambra (dont le nom vientde Al Hamra c’est-à-dire la couleur rouge enarabe, qui est celle des murs des monuments aumoment du coucher du soleil) et la grandemosquée de Cordoue (devenue une cathédrale).Cordoue est alors, avec presque 250.000personnes y vivant, une des trois plus grandesvilles du monde, aux côtés de Bagdad etConstantinople.

La « reconquista » espagnole et portugaise etl’affaiblissement en conséquence d’Al-Andaluss’associeront pour donner un coup rude à lafalsafa, alors que déjà la réaction était engrande offensive contre celle-ci.

La principale figure est ici Al-Ghazâlî (1058-1111), dont l’ouvrage le plus connu a un titresans équivoque : Tahafut al-Falasifa(« L’incohérence des philosophes »). Lorsqu’Ibn-Rushd lui répondra point par point avec leTahafut al-Tahafut (« Incohérence del’incohérence »), un siècle plus tard, ce sera troptard, et cette critique n’aura aucun impact dansle monde arabo-persan (à l’opposé de l'Europeoù l’avérroïsme dit « latin » réussira à seconstituer).

Al-Ghazâlî exécute littéralement la falsafa,visant surtout Al-Fârâbi et Avicenne (Ibn-Sīnā).Et il lance le grand programme d’opposition àl’intelligence philosophique, en mettant en avantl’intuition, la mystique soufie. Au matérialismepanthéiste de la falsafa prônant la raison, Al-Ghazâlî oppose ce que l’on doit considérercomme un irrationalisme mystique et rigoriste,qui a joué sur toutes les formes d’Islam et les a

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toutes précipitées dans une réaction complète.

Voici comment Al-Ghazâlî formule sa visionirrationnelle mystique et rigoriste :

« La science qui mène au salut est dedeux sortes : celle qui opère par ledévoilement spirituel, et celle qui concerneles actions humaines. La première, quicorrespond à la science ésotérique, estsupérieure à toutes les autres (…).Sache que celui qui veut connaître Dieupar les hommes s’égare ; il faut d’abordconnaître Dieu, en cheminant sur Sa voie,alors tu connaîtras Ses hommes. Ne soispas conformiste sur ce point.Prends l’exemple des Compagnons duProphète : leur précellence sur les autresmusulmans ne provient pas de leursconnaissances en théologie ou en droit,mais de leur science orientée et de leurcheminement spirituel.Comme en a témoigné le Prophète, AbuBakr [beau-père de Mahomet et premiercalife] n’a pas devancé les autresCompagnons du fait qu’il aurait plusjeûné, prié, lu le Coran, émis des fatwasou pratiqué la théologie, mais par quelquechose qui s’est déposé en son cœur (…). »

Al-Ghazâlî, Revivificationdes sciences de la religion

Il faut bien voir qu’il y a ici unesystématisation de l’irrationalisme comme modede connaissance. On a exactement comme chezFriedrich Nietzsche le culte de l’intuition :

« Il y a donc au-delà de la raison unedimension à laquelle celle-ci n’a pas accès.De la même façon, la raison se situe au-delà de la sensation et du simplediscernement, et se dévoilent en elle deschoses extraordinaires qui ne sontsaisissables ni par la sensation ni par lediscernement. Ne restreins donc pasperfection à l’horizon limité de ton ego ! »

Friedrich Nietzsche,La niche des lumières

Ainsi, il est totalement faux de penser que,dans les courants islamiques, les rigoristess’opposeraient aux mystiques, comme cela peutpourtant être le cas à certains momentshistoriques (comme lors des révoltes paysannesen Europe du XVIe siècle). Loin de représenterun courant mystique qui serait « progressiste »(au sens d’une idéologie révolutionnaire dévoyéeou folklorique), le soufisme est directement reliéà l’orthodoxie religieuse la plus intransigeante et

totalement opposée à la falsafa.

Chez Al-Ghazâlî, on a la loi (le rigorismeconservateur) et la voie (mystique,irrationnelle). On n’est nullement étonné quecette « révolution conservatrice » ait fasciné unefrange de l’extrême-droite (ainsi en Allemagnenazie ou en France avec notamment RenéGuénon). Et il est logique qu’à partir d’Al-Ghazâlî, la falsafa n’ait plus aucune placepuisque, pour elle, le monde matériel estreconnu comme éternel et que l’être humainpeut être intelligent et comprendre, ce qui est àl’opposé du dogme religieux nécessaire auxféodaux.

Le triomphe d’Al-Ghazâlî marque la fin de lafalsafa, et donc de la civilisation arabo-persane,qui ne pouvait bien entendu nullement s’appuyersur les conquêtes seules. Seule la bourgeoisiepouvait transformer la réalité de manière àmaintenir les acquis et les développer, eninstaurant une base productive plus évoluée. Letriomphe d’Al-Ghazâlî marque, inversement, lavictoire de la religion dans les masses populairesarabo-persanes.

Ibn-Rushd (Averroès) avait tenté de mettreles masses à l’écart de la politique et d’arriver àun accord entre philosophes et religieux. Enutilisant la mystique pour ancrer la ferveurpopulaire, Al-Ghazâlî a fait l’exact contraire eta réussi à mobiliser les masses en faveur de lareligion, par les promesses d’un monde meilleurdans l’au-delà. Bien entendu, il ruinait ladimension politique du développement de lacivilisation arabo-persane, pour cantonner celle-ci dans la religion. Il n’y aura pas d’Étatmoderne, politiquement développé, en relationavec une bourgeoisie se développant.

Mais la religion était maintenue au centre despréoccupations et, avec elle, le clergé et lesnotables s’installaient durablement dans lepaysage social des masses populaires arabo-persanes. Et c’était là l’objectif d’Al-Ghazâlî.Nous allons voir quelles conséquences terriblescela aura sur la construction de l’identiténationale dans les pays arabes et en Iran.

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Mais avant cela, regardons comment l’Indedes Moghols a tenté de son côté de développerun pôle de civilisation majeur de la mêmedimension qu’Al-Andalus. Car si Al-Ghazâlî atenté de définir une population par le prismereligieux uniquement, être « musulman » vadevenir notamment aux Indes une culture etnon plus (véritablement) une religion, unemanière de célébrer les arts et la recherche de lavérité, une quête d’une vie raffinée, unetentative d’établir les principes d’un empireuniversel.

6. L'Inde moghole et le Sulh-e-Kul

L’Islam a été le drapeau permettant auxtribus arabes de s’unifier, la diffusion de lareligion étant un prétexte aux razzias qui setransformeront finalement en conquêtes. Maisprécisément pour cette raison, l’Islam a pu êtrerepris par des peuplades parfaitementconvaincues de la valeur des conquêtes, tout enayant une connaissance superficielle de la

religion en tant que telle. Ces peuplades,nullement arabes, se sont lancées à la conquêtedu sous-continent indien, attirés par les largesrichesses des royaumes existant là-bas. Et, làaussi, de simples razzias à l’initial, on est passéà l’instauration de véritables royaumes, donnantnaissance à l’empire moghol, moghol signifianten fait « mongol » : les envahisseurs venus del’ouest étaient des Mongols, des Turcs, desAfghans, des Arabes etc.

L’Islam a donc ici totalement échappé à lanation arabe en formation, qui comptaitpourtant sur cette religion pour être simplementson drapeau national, avec le Coran comme sonouvrage national. L’Islam s’est donc développé,avec des formes très nombreuses, très variées, etallant jusqu’aux fakirs (équivalent musulmandes sadhûs hindouistes).

L’Islam a joué un rôle éminemmentprogressiste dans le sous-continent indien. Lesroyaumes indiens étaient marqués par un trèsdur système de castes, système instauré par lesenvahisseurs indo-aryens, vers 1700 av. JC. Lesrébellions des peuples autochtones historiques,culminant dans les idéologies anti-castes etvégétariennes bouddhiste et jaïne, vers 500av. JC, seront écrasées. L’invasion sous ledrapeau de l’Islam balaye donc ces royaumes,qui tombent très vite les uns après les autres.L’ensemble de l’Inde passe rapidement sous lecontrôle de l’empire moghol.

Sur le plan des conversions, l’Islam se diffusemassivement uniquement aux périphéries del’Inde (Punjab, Sind, Bengale), dontl’hindouisme s’est toujours méfié, mais sapénétration culturelle est vraiment trèsimportante, profitant notamment de la mystiquesoufie pour acquérir une dimension réellementpopulaire.

La principale figure est ici l’arabo-persanKhwaja Moinuddin Chishti (1140-1230), qui vaêtre à l’origine d’un ordre soufi ayant son nom,et qui va théoriser le principe du « Sulh-e-Kul ».« Sulh-e-Kul » signifie paix (ou harmonie) pourtous. L’empereur Jalaluddin Muhammad Akbar

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(1542-1605) généralisera ce concept, instaurantla « Deen-i-Illahi », la « divine foi » commeidéologie officielle. La « Deen-i-Illahi » est unesorte de philosophie religieuse, issue de débats àl’Ibādat Khāna, la maison de la dévotion, fondéeen 1575 au palais d’Akbar à Fatehpur Sikri.Lors des débats se voyaient confronter les pointsde vue musulman, hindouiste, bouddhiste, jaïn,chrétien, juif, zoroastrien… La « Deen-i-Illahi »affirme qu’aucune religion ne doit primer dansla quête de Dieu, qu’il ne faut pas se fonder nisur des prophètes ni sur des écritures sacrées.La valeur à assumer est la compassion,l’ouverture à la nature, le meurtre d’animaux yest ainsi interdit.

Il est facile de voir qu’on retrouve ici,concernant la question animale, les valeurs dubouddhisme et du jaïnisme, idéologies portéesjustement par les masses autochtones nonaryennes. C’est l’apparition du bouddhisme etdu jaïnisme qui forcera justement lebrahmanisme des envahisseurs indo-aryens à setransformer en hindouisme avec des brahmanesassumant le plus souvent le végétarisme.

Si l’Islam n’a réussi à s’implanter qu’enpériphéries, la « Deen-i-Illahi » devait permettrel’instauration d’une même religion unificatricedans tout le pays, en s’appuyant sur les couchespopulaires. Pour comprendre pourquoi Akbarest allé en ce sens, on peut profiter de deuxexemples historiques : Akhenaton en Égypte (unpeu plus de 1300 av. JC), qui voulait unifier sonempire en dépassant tous les cultes présents, etbien entendu Ashoka (269-232 av. JC),empereur indien de la dynastie Maurya qui atenté d’unifier son empire en instaurant commevaleur suprême la non-violence et levégétarisme.

L’Islam, par la conquête du sous-continentindien, s’est transformé en arme pour le refusdes différences nationales et ethniques,aboutissant à un matérialisme panthéiste aucaractère progressiste évident. La languedominante elle-même est caractéristique de cettetendance unificatrice. Il s’agit en effet de

l’ourdou, dont la grammaire est hindi (languehégémonique du nord de l’Inde), mais avec duvocabulaire très persanisé, voire arabisé. Laculture et les bonnes manières forment unensemble appelé « adab » qui est au centre despréoccupations. La poésie en ourdou prend ungrand essor, ainsi que la musique mystique« qawali », tout comme la danse avec le kathak.L’heure est au syncrétisme : l’Islam s’ouvre et semélange aux autres religions présentes en Inde,et inversement, comme par exemple avec lesBauls, mystiques hindous rejetant toutsectarisme.

C’est l’arrière-petit-fils d’Akbar, Dara Shikoh(1615-1659), qui va tenter de théoriser l’unitémystique du Coran et des textes mystiqueshindous (les Upanishads) dans un titreévocateur : La confluence des deux océans. Iln’est pas difficile de voir que ce qu’Akbar a

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tenté d’instaurer était un régime allant vers unsens bourgeois et non plus un sens féodal,s’appuyant sur le peuple afin de contourner lesféodaux (tant musulmans qu’hindous). Akbarvoulait amener un saut idéologique et culturel,par la fusion de toutes les composantespopulaires, en utilisant un despotisme éclairé.

Mais ce sera l’échec, symbolisé par laliquidation de Dara Shikoh par son frèreAurangzeb (1618-1707), un épisode que levoyageur français François Bernier raconteradans les Mémoires du sieur Bernier sur l’empiredu grand Mogol (et dont Karl Marx saluera letravail de présentation des villes orientales).Aurangzeb symbolise le retour de la réaction laplus terrible. Des dizaines de milliers de templesseront détruits, les lois islamiques les plusrigoureuses seront mises en avant, la musique etla danse seront interdites, des impôts spéciauxpour les hindous seront rétablis (après avoir étésupprimés par Akbar). L’une de ses seules pitiéssera d’accorder à son père Shah Jahan qu’ilavait enfermé au fort de la ville d’Agra, de voirdepuis ce fort le Taj Mahal, mausolée construiten l’honneur de l’amour de sa vie, MumtazMahal.

Avec Aurangzeb, la bureaucratie religieuse etl’appareil militaire prennent le contrôle absolude l’État moghol, qui est centralisé aumaximum, pour inévitablement s’effondrer sousle poids du parasitisme économique imposé à lasociété. L’impérialisme anglais pourra ainsi nefaire qu’une bouchée des restes de cet Empire.Lointain cousin de la falsafa propre auxconditions de l’Inde, le principe du Sulh-e-Kuldisparaît ainsi lui aussi sous les coups de laréaction.

7. Le fondamentalisme,de la Nahda à Al Qaeda

L’échec de la falsafa va empêcher ledéveloppement culturel et idéologique du mondearabo-persan, et permettre le passage de celui-cisous le coup de l’Empire ottoman et del’impérialisme. Deux courants politiques,

idéologiques et culturels vont alors émerger.Tout d’abord, le courant marxiste, avecl’impulsion de la révolution russe d’octobre1917, puis la constitution de l’InternationaleCommuniste. Ensuite (et à l’opposé du premiercourant), un mouvement que l’on peut qualifierde « conservateur révolutionnaire ». C’est de cecourant dont nous allons parler ici.

Le pays qui joue un rôle clef est ici l’Égypte.Il est en effet témoin de la Nahda, la« renaissance », qui est en réalité unfondamentalisme visant à préserver la visionreligieuse du monde des influences« occidentales », en réalité scientifiques. Parmiles figures de ce mouvement, on a Rifa’a al-Tahtawi (1801?-1873?) et l’aventurier Djemâlad-Dîn Al-Afghâni (1838-1897), aidé de sondisciple Mohamed Abduh (1849-1905). Les deuxpremiers sont clairement sous influenceeuropéenne, et principalement française.

On y retrouve donc une fascination pour le« positivisme », pour la science érigée en aidepour ériger un monde technique. Il n’y a aucunecompréhension de la question du mode deproduction. L’idée est simplement de« récupérer » les connaissances techniques, surun mode « mécanique », et nullement de faireun saut culturel et idéologique. C’est trèsexactement le contraire de la compréhension parMao Zedong du principe du grand bond enavant et de la révolution culturelle.

Al-Afghâni explique ainsi sa vision deschoses :

« Que dire de ces Européens qui, de nosjours, ont mis la main sur le monde entier(…), si ce n’est que ces nations ne sont pasles véritables responsables de tellesoutrances, de tels pillages, de tellesconquêtes, mais bien plus la science quiaffirme ainsi, une fois de plus, en touslieux, sa grandeur et sa majesté.L’ignorance, humiliée, n’eut alors d’autresrecours que de poser le pied sur le seuil dela Science et d’accepter ainsi saservitude. »Al-Afghâni, Discours sur « enseigner »

et « apprendre » (1872)

Cette vision est clairement petite-bourgeoise.

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Elle exprime en fait le souhait de la bourgeoisienationale, subjuguée au clergé, de prendrel’hégémonie sur celui-ci, en profitant de l’appuides masses rejetant l’impérialisme. Mais labourgeoisie nationale, la bourgeoisie des paysopprimés par l’impérialisme, ne veut pas icicesser l’alliance avec les forces féodales.L’analyse marxiste-léniniste-maoïste est ici trèsclaire : la bourgeoisie nationale peut être unealliée dans la révolution démocratique, mais cen’est pas une obligation. Elle est trop faible, ettrop versatile. Dans tous les cas, elle doit êtresubordonnée à la classe ouvrière en alliance avecla paysannerie. Livrée à elle-même, labourgeoisie nationale bascule inévitablementsoit dans l’alliance avec les féodaux, soit dansune transformation en bourgeoisiebureaucratique en liaison avec l’impérialisme.

Par conséquent, dès le départ,l’Internationale Communiste rejettecatégoriquement le panislamisme. Voicicomment Lénine présente la question :

« Quant aux États et nations plusarriérés, où prédominent des rapports decaractère féodal, patriarcal ou patriarcal-paysan, il faut tout particulièrement avoirprésent à l’esprit :1° La nécessité pour tous les partiscommunistes d’aider le mouvement delibération démocratique bourgeois de cespays ; et, au premier chef, l’obligationd’apporter l’aide la plus active incombeaux ouvriers du pays dont la nationarriérée dépend sous le rapport colonial etfinancier ;2° La nécessité de lutter contre le clergé etles autres éléments réactionnaires etmoyenâgeux qui ont de l’influence dans lespays arriérés ;3° La nécessité de lutter contre lepanislamisme et autres courantsanalogues, qui tentent de conjuguer lemouvement de libération contrel’impérialisme européen et américain avecle renforcement des positions des khans,des propriétaires fonciers, des mollahs,etc. »

Rapport de la commission nationale etcoloniale au deuxième congrès de

l’Internationale Communiste en 1920

Il faut bien comprendre ici que cefondamentalisme, de par la nécessité de souleverles masses, se présente comme progressiste, et

fait de nombreux « emprunts » au marxisme.Tel est par exemple le cas de l’indonésien TanMalakka (1897-1949). Mais les trois principalesfigures sont l’Egyptien Sayyid Qutb, le syrienMichel Aflaq et l’iranien Ali Shariati. Tous troisont développé des théories extrêmementdéveloppées, toutes de type « conservatricerévolutionnaire ».

7.1. Ali Shariati et lemysticisme « anti-impérialiste »

Ali Shariati (1933-1977) est ainsi lethéoricien de la révolution iranienne. Diplôméparisien en lettres, ayant fait la connaissance deJean-Paul Sartre dont il traduira en persanL’être et le néant, il est proche du FLN algérien.Il traduira d’ailleurs en persan une anthologiede textes de Frantz Fanon, théoricien de la« violence révolutionnaire libératrice » etjustement lié au FLN. Cela rejoint l’influenceexercée sur lui par l’indien Muhammad Iqbal(1877-1938), qui reprend à son compte lesprincipes « vitalistes » de Henri Bergson etFriedrich Nietzsche. On notera égalementl’influence de l’islamologue français LouisMassignon (1883-1962).

Assumant ces thèses idéalistes, il les associe àl’Islam shi’ite iranien. Ali Shariati développedonc un « tiers-mondisme » musulman : il nefaut pas attendre le retour du douzième imam(qui s’est « occulté » et reviendra à la fin destemps) mais commencer tout de suite la bataillefinale. Selon lui, « chaque jour est l’Ashoura,tout lieu est Karbala ». L’Ashoura célèbre lamort en martyr de l’imam Husayn, lors de labataille de Karbala en 680, par des cortèges etde multiples flagellations. Ce qui compte, c’estla « volonté ».

Cette thèse indéniablement fasciste – AliShariati est très influencé par le français AlexisCarrel – profite d’un autre penseur : l’iranienJalal Al-e-Ahmad (1923-1969). Ce dernier est lethéoricien du principe du Gharbzadegi, c’est-à-dire l’occidentalite : l’occident est une « peste ».

Sa conception est indéniablement ancrée dans

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la modernité : Jalal Al-e-Ahmad est unlittéraire, passé même très brièvement à lafaculté de Harvard aux États-Unis. Il a traduiten persan des œuvres on ne peut plus « post-modernes » (et clairement idéalistes-réactionnaires) comme L’étranger d'AlbertCamus ou Le Rhinocéros d'Eugène Ionesco (maiségalement, et c’est révélateur sur l’idéalisme :Le joueur de Fiodor Dostoïevsky et Les mainssales de Jean-Paul Sartre).

Sa conception est clairement fasciste :

« L’âme de cette machine démoniaque[doit être] mise en bouteille et soumise ànotre disposition … [Le peuple iranien] nedoit pas être au service des machines, nipiégé par eux, donc la machine est unmoyen et non pas un but. »

On retrouve très exactement le thème de laNahda : il faut reprendre la « technique » maisen conservant son « âme ». C’est une conception« conservatrice révolutionnaire » tout à fait

similaire aux fascismes européens. Et ce sera laconception de la révolution islamique deRouhollah Khomeiny, au discours farouchement« anti-impérialiste », reprenant l’ensemble despositions d'Ali Shariati et y associant celles del’indien Abul Ala Maududi (1903-1979),théoricien de la théocratie, de l’État islamique« pur ».

7.2. Sayyid Qutb, des frèresmusulmans à Al Qaeda

L’égyptien Sayyid Qutb (1906-1966) a le« prestige » d’être considéré comme lethéoricien majeur du fondamentalismeislamique. L’organisation Al Qaeda a uneidéologie directement fondée sur ses travaux. Laconception de Sayyid Qutb est inévitablementproche d'Ali Shariati. Voici par exemple savision du « monde moderne », et plusprécisément des Américains :

« Un peuple qui atteint des sommités dansles domaines de la science et du travail,cependant qu’il est au stade primitif dansles domaines des sentiments et ducomportement, ne dépassant guère l’étatde la première humanité, voir plus basencore dans certains aspects sentimentauxet comportementaux. »

Sayyid Qutb,L’Amérique que j’ai vu (1951)

Cette vision à la fois raciste et féodale vabien entendu avec un antisémitisme débridé,propre à l’anticapitalisme romantique. Elle val’amener à rejoindre les frères musulmans, uneorganisation panislamiste fondée en 1928 enÉgypte, dont il devient la principale figureintellectuelle. Il est exécuté en 1966 pourappartenance à cette organisation, en raisonnotamment de son refus du panarabisme (enl’occurrence de type « socialiste »).

Sayyid Qutb a développé son idéologie dansplusieurs ouvrages, mais c’est Jalons sur laroute de l’islam (1964) qui fera date. Sesaffirmations sont brutales : on en est selon luirevenu en quelque sorte à la « jâhiliyya », lapériode d’avant la Révélation coranique et il n’ya pratiquement plus de (vrais) musulmans dansle monde. La conséquence est la nécessité d’une

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avant-garde indiquant le chemin d’une vievéritablement soumise à Dieu et lançant labataille de manière volontaire, on pourrait direde manière « vitaliste ».

C’est le principe de la guerre totale qui estmis en avant :

« L'islam est une lutte, une lutteininterrompue. Ce n’est pas islamique quede faire des prières en chuchotant, de fairecliqueter le chapelet, de croire en les mots« ô mon Dieu tu nous protèges » et depenser que sa bienveillance tombera duciel. »

L’idéologie de Sayyid Qutb justifie donc lesattentats où des musulmans peuvent êtrevictimes car, en pratique, ils ne seraient pas de« véritables » musulmans. C’est cela quiexplique la logique du Groupe islamique arméen Algérie, mais également d’Al Qaeda.Oussama ben Laden a été un étudiant deMohammed Qutb, le frère de Sayyid Qutb, parailleurs l’éditeur des 4 000 pages de celui-ci. Lethéoricien d’Al Qaeda, Ayman Al-Zawahiri, serevendique directement de la ligne de SayyidQutb.

La conception de Sayyid Qutb se fonde surun principe simple : « L’islam est un ordreintégré complet, un axe fixe autour duqueltourne la vie dans un ordre précis. » La loiislamique, « parfaite au plus haut degré », doiten effet dominer toute la société et la totalité dela vie des individus, et aucun compromis n’estpossible : « le mélange et la coexistence de lavérité et de la non-vérité sont impossibles ». Parconséquent, « cela s’applique au mariage, à lanourriture, à l’habillement, aux contrats, à touteactivité et travail, à toutes les relations socialeset commerciales, à tous les us et coutumes ».

On a ainsi une ligne « conservatricerévolutionnaire » extrêmement poussée,assumant une ligne de guerre totale, refusanttout compromis social, idéologique et culturel.

7.3. Michel Aflaq et le« socialisme national »

Michel Aflaq (1910-1989) est à l’origine dutroisième grand courant fondamentaliste. Sur le

plan religieux, ce syrien est de confessiongrecque orthodoxe, mais c’est un nationalistearabe : l’un de ses mots d’ordre est « une nationarabe avec une mission éternelle » (Ummaarabia uahida thata risala halida).

Ayant étudié à Paris, il est en effet influencépar des « vitalistes » comme Henri Bergson,Georges Sorel, Friedrich Nietzsche, CharlesMaurras, et il fonde ainsi le Parti de larenaissance arabe (Hizb al B’ath al arabi), quideviendra le Parti de la résurrection arabe etsocialiste (Hizb al ba’ath al arabi al ishtiraki).La ligne de ce Parti est un « socialisme »national, un « socialisme arabe » qui n’a rien àvoir avec le « cauchemar du communisme »,Michel Aflaq a très clairement une ligne fascistedu type de la « troisième voie » :

« Nous représentons l’esprit arabe contrele matérialisme communiste. Nousreprésentons l’histoire arabe vivante,contre l’idéologie réactionnaire morte et leprogrès artificiel. Nous représentons lenationalisme en son essence, qui exprimela personnalité contre le nationalisme enmots, qui nuit à la personnalité etcontredit les comportements naturels. »

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Nationaliste panarabe jusqu’au-boutiste dansune version identitaire, Michel Aflaq seconvertira finalement à l’Islam, qu’il considèrecomme correspondant à « l’âme » arabe. Saconception est très clairement d’extrême-droite :

« L’islam a été la pulsion vitale qui arévélé aux Arabes les potentialités et lesforces latentes qui résidaient en eux. Il lesa projetés sur la scène de l’Histoire.L’islam est la meilleure expression dudésir d’éternité et d’universalité de lanation arabe. Il est arabe dans sa réalitéet universel dans ses idéaux. »

Michel Aflaq échouera à faire triompher sesidées, toutefois le parti défendant son idéologieparviendra au pouvoir en Irak (avec SaddamHussein) et en Syrie. L’idéologie de l’égyptienGamal Abdel Nasser sera très proche, dans uneversion moins idéologique et plus pragmatique,et orientée par les « trois cercles » (le cerclearabe, le cercle musulman, le cercle africain).L’idéologie des structures palestiniennes

« marxistes-léninistes » est également à mettresur le même plan, malgré les quelques influences(et personnalités) marxistes, lors de certainespériodes.

Telles sont les trois principales idéologies« conservatrices révolutionnaires », dontl’influence dans le monde arabo-persan a étéjusqu’à présent énorme, bloquant dans une trèslarge mesure la diffusion de l’idéologieprolétarienne. Ce qui montre évidemment,dialectiquement, l’importance historique de lafalsafa comme étape d’une extrême importancedans l’histoire du matérialisme.

Sans la compréhension de cette époque et lareconnaissance de sa valeur, on ne peut pascomprendre l’identité conservatricerévolutionnaire, ultra-réactionnaire, desidéologies de Sayyid Qutb, Michel Aflaq et AliShariati.

Première publication : juil let 2011Deuxième édition : décembre 2013

Illustrations d'Edmond Dulac (1882-1953)première page : Al l are but stories (il lustration de The Rub ā 'iy ā t , 1909)p3 : A city among the isles named Deryabar (il lustration de Arabian Nights , 1906)p4 : Sheherezade (il lustration de Arabian Nights , 1906)p7 : A Loaf of Bread (il lustration de The Rub ā 'iy ā t , 1909)p8 : Potter (il lustration de The Rub ā 'iy ā t , 1909)p11 : sans titre (couverture de Arabian Nights , 1906)p12 : Morning (il lustration de The Rub ā 'iy ā t , 1909)p15 : The astronomer (il lustration de The Rub ā 'iy ā t , 1909)p16 : Peace to Mahmud on his golden Throne ! (il lustration de The Rub ā 'iy ā t , 1909)p19 : Lone Dove (il lustration de The Rub ā 'iy ā t , 1909)p20 : Hour of Grace (il lustration de The Rub ā 'iy ā t , 1909)p23 : Came Shining through the Dusk (il lustration de The Rub ā 'iy ā t , 1909)p24 : Hidden by the Sleeve of Night (il lustration de The Rub ā 'iy ā t , 1909)

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