50
Le rabbi Ieshoua, un modèle de l’accomplissement humain Etienne Godinot * * Etienne Godinot, 55 ans, juriste de formation, a été responsable des ressources humaines en entreprise puis formateur. Il est marié et père de 5 enfants. Il est membre d’un institut de recherche et du comité d’orientation d’une revue s’intéressant tous deux à la résolution non -violente des conflits. Après plusieurs décennies d’engagement dans des mouvements chrétiens (Scouts, Vie Nouvelle, plusieurs communautés charismatiques), il a cessé en 1998 de croire à la divinité de Jésus. Il fait partie du réseau Jésus simplement. Il a lu les livres cités et écrit ce document par ajouts successifs entre septembre 2001 et juillet 2005 Jésus simplement, réseau d’échange, de partage, de recherche et d’amitié, né en février 1996, regroupe “ des hommes et des femmes qui croient assez en Jésus pour s’inspirer foncièrement de lui dans leur vie, sans jamais penser qu’il soit Dieu, Fils Unique, Seconde Personne de la Trinité. (…) Notre perspective à nous est de tendre vers un accomplissement humain le plus authentique possible. C’est pour cela que l’expérience vécue par Jésus, des rives du Jourdain jusqu’au Golgotha, nous touche et nous inspire tout particulièrement, car, c omme lui, nous sommes reliés à un Divin mystérieux, positif, gratifiant, qui se déploie en nous selon l’évolution de notre conscience et de notre disponibilité intérieure . Etre attentifs à “ ce qui est de nous, ne pourrait pas être sans nous, mais n’est pas que de nous…”, selon la formule si chère à Marcel Légaut, illustre bien la démarche que nous avons entreprise ”. Jésus simplement c/o Nicole RIVET 3, Allée du Cèdre 92290 Chatenay-Malabry

Le rabbi Ieshoua.juin05 - Jésus simplement, un chemin … · Il est membre d’un institut de recherche et du comité d ... · Un service à rendre aux religions du Livre · Le silence

  • Upload
    vohanh

  • View
    214

  • Download
    1

Embed Size (px)

Citation preview

Le rabbi Ieshoua,un modèle de l’accomplissement humain

Etienne Godinot *

* Etienne Godinot, 55 ans, juriste de formation, a été responsable des ressources humaines en entreprise puisformateur. Il est marié et père de 5 enfants. Il est membre d’un institut de recherche et du comité d’orientation d’une revue s’intéressant tous deux à la résolution non-violente des conflits. Après plusieurs décenniesd’engagement dans des mouvements chrétiens (Scouts, Vie Nouvelle, plusieurs communautés charismatiques), il a cessé en 1998 de croire à la divinité de Jésus. Il fait partie du réseau Jésus simplement.Il a lu les livres cités et écrit ce document par ajouts successifs entre septembre 2001 et juillet 2005

Jésus simplement, réseau d’échange, de partage, de recherche et d’amitié, né en février 1996, regroupe “ des hommes et des femmes qui croient assez en Jésus pour s’inspirer foncièrement de lui dans leur vie, sans jamais penser qu’il soit Dieu, Fils Unique, Seconde Personne de la Trinité. (…)Notre perspective à nous est de tendrevers un accomplissement humain le plus authentique possible. C’est pour cela que l’expérience vécue par Jésus, des rives du Jourdain jusqu’au Golgotha, nous touche et nous inspire tout particulièrement, car, commelui, nous sommes reliés à un Divin mystérieux, positif, gratifiant, qui se déploie en nous selon l’évolution de notre conscience et de notre disponibilité intérieure . Etre attentifs à “ ce qui est de nous, ne pourraitpas êtresans nous, mais n’est pas que de nous…”,selon la formule si chère à Marcel Légaut, illustre bien la démarcheque nous avons entreprise”.

“Jésus simplement”c/o Nicole RIVET3, Allée du Cèdre92290–Chatenay-Malabry

2

Sommaire :

Introduction : Les chemins de la quête du sensJésus et Tolstoï, des spirituel contre les religieux de leur temps· Jésus, mis à mort par les Grands Prêtres· Tolstoï, ou l’excommunication d’un disciple de Jésus

1–Romans, polars et émissions sur Jésus

2 - Evangiles et dogmes: la part de l’histoireLe dogme de l’IncarnationEmprunts aux mythologies des religions antiquesL’élaboration des dogmes chrétiensDe nouvelles questions

3 - Qui était le rabbi Ieshoua ?Ernest Renan a défriché le terrainPierre Nautin à la recherche des paroles vraiment dites …Les évangiles pour une part inventés ?Mais Ieshoua retrouvé !Israël Knohl: L’autre MessiePierre Benoït : Dieu malgré lui

4 - Jésus simplementGeorges Sauvage sur les pas de Marcel LégautLes membres du réseau Jésus simplement ont écrit …Marie-Thérèse Abéla : Le mythe de la Résurrection

5 - Quelques unes de mes lecturesJean Mouttapa: “Ce que le rabbin Jésus dit aux chrétiens”Eric Edelmann: “Jésus parlait araméen”Jean Onimus: “Portrait d’un inconnu: l’homme de Nazareth”

6–Echanges sur JésusDéconstruction et reconstructionPourquoi avoir écrit ce texte ?

· Les textes et les pratiques de l’Eglise· Le message de non-violence de Jésus· Les conséquences du ritualisme et du dogmatisme· Un service à rendre aux religions du Livre· Le silence des Eglises sur le découvertes récentes

Réactions à l’avant-projet d e ce texte· Réactions critiques· Réactions favorables· Autres réactions

Mes réactions à ces réactions

Credo laïque, Marianne Putallaz

3

Les chemins de la quête du sens

Dans son roman La Nausée, Jean-Paul Sartre pose cette question redoutable: “Pourquoi ? Pourquoi ? Je ne saisni d’où je viens, ni où je vais, mais je suis embarqué dans la vie sans l’avoir demandé. Ma naissance est un hasard, j’ai la mort pour unique certitude, et le silence pour seule réponse”Pourquoi aussi la guerre, l’épuration ethnique, la torture, la famine, l’exploitation des plus faibles? Pourquoi laviolence, la prédation, la bêtise, le mensonge, l’avarice, l’orgueil, l’égoïsme, l’indifférence des humains? Onpeut les expliquer par la liberté de l’individu, par les blessures psychiques qu’il a reçues durant l’enfance et déjà-même in utero, par les conditionnements sociologiques… Oui, mais pourquoi la cruauté de la nature ? Pourquoi les handicaps et les difformités, les épidémies, lestremblements de terre, les éruptions volcaniques, les cyclones meurtriers, les canicules et les inondations, lesvirus, le règne des animaux carnivores, les insectes qui détruisent les récoltes et propagent les maladies ?

Chaque homme, chaque femme est confronté(e) à l’angoisse existentielle de se savoir mortel, à la souffrance ontologique à propos du mystère de la vie, de la souffrance, de la vieillesse et de la mort. Plus que tout, laperspective de la mort engage la quête de sens. La réflexion sur le sens est la caractéristique de l’être humain, elle est ce qui fait la grandeur de l’homme et le distingue de l’animal. Chacun, face à ces sujets, est appelé à une réflexion personnelle et à la définition d’une attitude propre. Cette réflexion et cette attitude orientent son existence.

Dans ses conférences à la fin de sa vie, le psychologue américain Abraham Maslow, l’auteur de la célèbre pyramide des besoins humains (besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime, de dépassement) y ajoutait deux étages : le besoin de sens et le besoin de transcendance.

Mais qu’est ce que le sens ? Ce mot, en langue française, recouvre trois notions :- la direction, l’orientation. Telle action que je mène, cela va où, cela conduit à quoi ?- la signification. Cette action, elle sert à quoi, elle rime à quoi? Elle s’inscrit dans quelle dynamique, dans quelle perspective ? Quelles sont les valeurs sous-jacentes ?- la sensation. Est-ce que je ressens, avec mes cinq sens, avec ma sensibilité intérieure, avec monintuition, que cette action est bonne pour moi, pour l’autre, pour la cité, pour l’humanité?

Le sens est ce qui nous donne le goût de vivre, l’énergie et la motivation, ce qui nous met en mouvement. StanRougier1 imagine deux jeunes gens qui partent en bateau pour une même croisière de plusieurs mois. L’un va retrouver sa fiancée, l’autre à l’arrivée doit monter sur l’échafaud. Pour le premier, les pires tempêtes, les pires difficultés de la vie de bord seront transfigurées par la perspective de la rencontre de son aimée. Pour l’autre, même les moments les plus sublimes, les escales à Tahiti, la plage et les cocotiers au clair de lune, les vahinés nelui disent rien, car constammentlui revient l’obsessionde l’échafaud.

Le mystère fait partie de la condition humaine. Dans sa tentative de réponse à la question du sens, l’homme a frayé trois voies: l’art, la science et la spiritualité.

La spiritualité

Dans l’histoire de l’humanité, pour beaucoup, la spiritualité remonte à environ 100 000 ans avant notre ère, quand nos ancêtres (l’homme de Neanderthal, débuts de l’homo sapiens) ont commencé à pratiquer des ritesfunéraires ou à enterrer leurs morts, parce qu’ils croyaient que le corps - vivant ou mort - d’un être aimé est sacré et qu’il y a un au-delà de la vie qui s’achève.

La spiritualité est l’ensemble des représentations, des croyances, des attitudes, des pratiques relatives à ce qui n’est pas visible, à ce qui est du domaine de “l’esprit”, de “l’âme”, à un principe supérieur, ou au-delà, ou audedans du monde matériel. La spiritualité appartient à tout être qui se pose la question du sens de son existence.Elle concerne sa relation aux valeurs et aux réalités qui le transcendent, quel que soit le nom qu’il leur donne: labeauté, la justice, la vérité, la bonté, l’harmonie, l’amour…, ou encore la Transcendance, l’Ultime, l’Absolu, la Voie, la Présence, l’Energie, l’Etre, le Grand Esprit, La Conscience supérieure, la Source, la Cause première, la Réalité suprême, la Fin dernière, la Toute-Puissance, le Divin, le Tout, Dieu…

1 Cheikh Khaled Bentounès, Marie de Hennezel, Roland Rech, Stan Rougier, Christiane Singer… - La quête dusens–Ed. Albin Michel, 2004

4

L’expression de “spiritualité laïque” ou d’“humanisme spirituel” est employée par ceux qui, sans forcément adhérer à une quelconque religion, ou précisément parce qu’ils n’adhèrent pas à une religion, acceptent de ne pas tout savoir sur l’homme et sur sa destinée, reconnaissent qu’il y a dans l’homme quelque chose qui le dépasse, qui lui permet de vivre et d’aimer autrement, de souffrir autrement, et peut-être de mourir autrement.

La spiritualité est propre à chacun. Elle peut être religieuse, laïque, agnostique, athée… En réaction et en opposition à ce qui apparaît être des conséquences ou des perversions des religions et/ou de leurs adeptes(prosélytisme, fatalisme, nationalisme, exclusion, discrimination, fermeture, intégrisme, violence, sexisme,dogmatisme, superstition, ritualisme, sectarisme…) , le mot spiritualité est souvent utilisé pour définir la vie intérieure, la recherche et l’action de chacun pour trouver sens à sa vie, articulée avec la recherche et l’action collectives pour donner sens à l’histoire de l’humanité et de l’univers.

Ce qui caractérise la spiritualité, c’est l’unité intérieure de l’être, c’est l’accord, la cohérence, l’harmonie entrepensée, parole et action. La spiritualité se manifeste alors - et se vérifie - par des attitudes telles que le travail sursoi, la recherche, l’ouverture, la méfiance envers les dogmes et les prêt-à-croire, la bienveillance, la bonté, lajustesse, la vigilance, l’humour, la modestie, l’engagement contre l’injustice, la misère ou la violence. “La vieintérieure doit nous garder conscients de nos faiblesses réelles, de nos limites, et de notre indépendancefondamentale vis à vis des autres”2

Dans ce sens, on dira qu’il y a - des spirituels religieux (Jésus, le Bouddha, François d’Assise, Al Halladj, Rumi, Ibn Arabi, Gandhi, Louis Massignon, Maurice Zundel, Pierre Claverie, Thich Nhat Hanh…), - des spirituels non religieux (Etty Hillesum, Albert Camus, Bertrand Russel, Andrei Sakharov, VaclavHavel, Albert Jacquard, André Comte-Sponville…)- des religieux non spirituels (les inquisiteurs, les conquistadors, les terroristes islamistes, les intégristesfanatiques…),- des non religieux non spirituels (le consommateur matérialiste qui vit au jour le jour, l’individu qui ne se pose pas de question et cherche une vie sans soucis)

La transcendance est le caractère de ce qui dépasse ou qui est au-delà d’un ordre de réalité déterminé (=sublime, supérieur)La Transcendance (avec un grand T) est une Réalité invisible (par ex :“Dieu”) à laquelle fait référence un être humain, et avec laquelle il peut avoir une relation vivante et personnelle.

Les religions représentent les réponses que l’humanité a tenté de donner aux questions du sens à travers unensemble de pratiques et de croyances. Le mot religion a deux étymologies possibles : celle de religare quisignifie relier, relier le visible et l’invisible, entrer en relation avec ce que l’on considère comme un absolu ou un essentiel, et celle de religere qui signifie relire. “Relire un évènement pour essayer d’en extraire, d’en découvrir la signification. Dans cet état d’esprit, une religion représente un effort élaboré par des hommes et des femmes pour donner du sens à leur souffrance, à leur mort et à leur existence”3

La religion est la “reconnaissance par l’être humain d’un pouvoir ou d’un principe supérieur de qui dépend sa destinée et à qui obéissance et respect sont dus”. C’est aussi l’“attitude intellectuelle et morale qui résulte decette croyance, en conformité avec un modèle social, et qui peut constituer une règle de vie”4

Une religion est un “système de croyances et de pratiques, impliquant des relations avec un principe supérieur,et propre à un groupe social.

Les religions sont une conception du monde reliée à une divinité, à des dieux ou à un Dieu. Elles définissent unensemble de croyances, de certitudes, de propositions invérifiables et acceptées pour vraies, mais aussi des signeset des rites, des intermédiaires, des règles qui permettent à l’homme de se situer par rapport à la vie, au bonheur, à la souffrance, au malheur, à la mort.

1 - Une religion, c’est d’abord une représentation de la transcendance et un système explicatif du monde et del’univers: croyances, doctrines, mythes, symboles, révélations, dogmes…

2 - Une religion, c’est aussi des rites, des signes, des cérémonials. Dans le proverbe chinois, quand le sage montre le ciel du bout de son doigt, le fou regarde le doigt et non le ciel. S’intéresser aux religions, c’est regarder le doigt qui désigne le ciel (les divinités, Dieu…), c’est observer les manifestations qui désignent l’invisible. Il

2 Guy Corneau–La guérison du coeur– Ed. J’ai lu - 20023 Marie de Hennezel et Jean-Yves Leloup–L’art de mourir–Ed. R. Laffont–19974 Dictionnaire Le nouveau Petit Robert

5

est impossible de voir, d’entendre, de transmettre une idée sans d’abord l’exprimer au moyen d’un signe quelconque. C’est pourquoi les religions, pour rendre ces réalités perceptibles et accessibles, ont recours à des moyens sensibles, des signes, des rites (liturgies, cérémonies, célébrations, sacrements, gestes, parfums,musiques, fêtes, objets, aliments, pèlerinages…), des offrandes et sacrifices, des lieux sacrés, un bestiaire sacré, un herbier sacré….Comme le dit Régis Debray, les religions donnent sens à la vie, mais les rites donnent vie au sens.

3 - Les religions désignent un clergé, des intermédiaires entre les humains et l’invisible (prêtres et prêtresses, rabbins, imams, moines et moniales, vierges, druides, sages, saint(e)s, prophètes, martyrs, sorciers, gourous,chamans, devins, poètes, mages, astrologues, mystiques, etc.)

4 - Les religions définissent enfin des règles de comportement, des prescriptions éthiques, des interdits ou desobligations, présentées comme émanant, le plus souvent directement, de Dieu ou de la divinité (par ex : les dixcommandements, les prescriptions de la Torah, du Coran, etc.)

La religion couvre une infinité de formes.“Le monde compte quelque mille cinq cents religions répertoriées” 5

Jésus et Tolstoï, des spirituels contre les religieux

Jésus, mis à mort par les Grands Prêtres

Jésus de Nazareth m’intéresse, m’attire, m’interpelle, et me touche car il était profondément imprégné de la religion juive, mais il a su en déceler et dénoncer les travers et les perversions. Il a dénoncé l’oppression et l’aliénation que faisait subir au peuple le pouvoir religieux. Ce grand spirituel a osé s’opposer au dogmatisme et au ritualisme qui avaient dévoyé le message des grands prophètes du judaïsme. Il a été mis à mort pour cetteraison par les Grands Prêtres de la religion.

Mais à partir de lui, des hommes ont créé une nouvelle religion qui s’est révélée tout aussi intolérante. Ils ont inventé des dogmes et des rites immuables qui arrivent à supplanter le seul devoir de l’homme spirituel: donnerun sens à sa vie et à sa mort, et essayer d’être bon.

J’ai essayé de comprendre comment le message universel de Ieshoua a pu être à ce point déformé, et devenir par exemple le Catéchisme de l’Eglise catholique… J’ai intitulé ce texte “Le rabbi Ieshoua, un modèle de l’accomplissement humain”, mais j’avais imaginé d’autres titres: “Le rabbi Ieshoua au fil de mes recherches”, “Rabbi Ieshoua, l’homme libre de Nazareth”, “Rabbi Ieshoua, une spiritualité de l’universel”, “Le rabbi

Ieshoua et le dogme catholique: histoire d’une trahison”6 .

Tolstoï, ou l’excommunication d’un disciple de Jésus

C’est à la lecture d’un article de Jean-Marie Muller sur Tolstoï 7 en 1993 que j’ai commencé à me convaincre de ce qui est aujourd’hui pour moi totalement évident: la divinité de Jésus est un objet de foi, en tous cas dedébat, mais son témoignage et son message humains ne prêtent pas à controverses. Cette lecture m’a surtout fait réaliser qu’un homme qui ne croit pas à la divinité de Jésus peut être un authentique témoin de Jésus.

En 1869, le comte Lev Nikolaïevitch Tolstoï, marié depuis sept ans, père de quatre enfants, mène une viepaisible dans sa propriété d’Isnaïa Poliana. Il est devenu célèbre après la parution de son roman Guerre et paix.Le 2 septembre, pendant un voyage, il est pris “d’une tristesse, d’une angoisse , d’une terreur” comme il n’en a jamais connu: il prend conscience qu’il est mortel, il a peur de la mort. Il découvre que sa vie ne peut avoir de sens que si elle se trouve liée à l’infini, et il nomme Dieu cet infini. Il s’adresse d’abord aux croyants qu’il a l’occasion de fréquenter, mais il s’aperçoit que leur foi est extérieure à leur vie, et qu’elle n’est donc pas la foi qu’il cherche. Il se rapproche alors de la foi des pauvres, des humbles, des ignorants qui constituent le peuple russe et qu’il aime. Il prend la décision d’épouser la foi de ces hommes et d’observer le p lus fidèlement possible les préceptes et les rites de leur religion, l’orthodoxie. Il éprouve de réelles difficultés à croire aux vérités

5 - Gorges Charpak–Plaidoyer pour une nouvelle sagesse–Le Monde des religions–juillet-août 2004–p. 456 Voire même, quand je me lâchais, “Ieshoua, l’empêcheur d’aliéner en rond”, ou “Jésus de Nazareth, saint patron desanticléricaux”…7 Jean-Marie Muller–Tolstoï face à l’Eglise, l’Etat et l’armée–Alternatives non-violentes, hiver 1993–Du nouveau surTolstoï

6

professées par l’Eglise orthodoxe, mais il s’efforce de dompter sa raison pour ne pas se poser trop de questions. Il se soumet humblement et réussit à maintenir cet effort durant trois années, de 1877 à 1879.

En définitive, ce n’est pas tant ses difficultés à croire à l’enseignement dogmatique de l’Eglise qui vont l’amener à rompre avec elle, que son impossibilité à accepter le comportement de l’Eglise orthodoxe. Il n’accepte pas l’intolérance dont elle fait preuve à l’encontre de ceux qui ne partagent pas sa foi. “Affirmer que tu es dansl’erreur, tandis que je suis dans la vérité, c’est la parole la plus cruelle qu’un homme puisse dire à un autre”,écrit Tolstoï pour qui la religion divise les hommes au lieu de les unir. Il rejette également la façon dontl’Eglise envisage et cautionne la guerre et la peine de mort. Ayant retrouvé sa liberté de penser, il proclame haut et fort le primat de la conscience raisonnable de l’homme sur toute autorité extérieure. La raison est pour lui le don suprême fait par Dieu à l’homme, et les tentatives des religions instituées pour disqualifier la raison n’ont d’autre but que d’assurer leur autorité sur les intelligences et sur les consciences. Au delà des religions, Tolstoï entend rechercher ce qu’il y a de vrai dans toutes les sagesses humaines.

Délaissant l’enseignement officiel de l’Eglise, Tolstoï se met à lire et à relire les Evangiles afin d’en pénétrer le sens. “A mesure que je lisais, écrira-t-il, mes yeux s’ouvraient à quelque chose d’absolument nouveau, ne ressemblant en rien à ce qu’enseignent les Eglises chrétiennes, mais répondant parfaitement à ma question vitale”. Ce qui retient surtout son attention, c’est le Sermon sur la montagne. Il éprouve “de l’enthousiasme et de l’attendrissement” à la lecture de ce texte qui, avec la plus grande clarté, demande aux hommes de s’aimer les uns les autres, de ne pas résister au mal par la violence, de ne pas juger leurs semblables, d’aimer leurs ennemis.

Il se convainc au plus profond de lui même que suivre la vraie religion chrétienne, c’est mettre en pratique cette loi d’amour du prochain. Il découvre que cette règle d’or a été proclamée par tous les sages de la terre, mais que c’est Jésus qui l’a exprimée le mieux. Il pense que la loi d’amour est le fondement de la religion universelle qui doit unir tous les hommes, non point dans les mêmes dogmes, non point dans les mêmes rites, mais dans lamême sagesse. Il ne considère pas Jésus comme l’incarnation de Dieu, il lui suffit de le considérer comme l’incarnation de l’homme. Jésus est fils de Dieu comme tout homme qui accomplit la volonté de Dieu : aimer sonprochain comme soi-même. Pour ce qui concerne l’au-delà, aucune des doctrines avancées par les religions nelui convient. A la question “Qu’adviendra-t-il après la mort ?”, il se contente de répondre “Pour leur bonheur,les hommes ne le savent pas et n’ont pas besoin de le savoir (…) La seule chose que nous ayons à savoir, c’est que notre vie ne se terminera pas. Et nous le savons”

Ainsi, Léon Tolstoï ne reconnaît pas la divinité du Christ, mais il reproche à l’Eglise de prêcher un christianisme qui trahit Jésus de Nazareth. “Il faut que les hommes qui, consciemment ou inconsciemment, sousl’aspect du christianisme, proposent de grossières superstitions, comprennent que tous les dogmes, mystères, rites qu’ils soutiennent et propagent, non seulement ne sont pas indifférents comme ils le pensent, mais sont nuisibles au plus haut degré, parce qu’ils cachent aux hommes cette seule vérité religieuse qui est exprimée dansl’accomplissement de la volonté de Dieu, dans la fraternité des hommes et dans l’amour du prochain”. Le 24 février 1901, Tolstoï est excommunié par un décret du Saint Synode de l’Eglise orthodoxe.

Par la suite, il s’élèvera contre l’Etat qui maintient le peuple dans la soumission, qui applique la peine de mort, et contre l’armée qui apprend à tuer. La guerre russo-japonaise de 1904 lui apparaît comme unaffrontement meurtrier ente les bouddhistes et les chrétiens qui se tuent les uns les autres en trahissant de lamême façon l’enseignement de celui dont ils se réclament. Quand aux gens qui ne participent pas à la guerre, ils se réjouissent en apprenant que beaucoup de Japonais ont été tués, et “ils en remercient quelqu’un qu’ils appellent Dieu”.

Toute sa vie, Tolstoï sera un chercheur d’humanité. Noble, il milite en faveur de l’émancipation des serfs, s’habillant à la fin de sa vie comme un moujik, tâchant de vivre en simple paysan, participant aux travaux des champs. Officier, il démissionne de l’armée pour n’en être plus complice. Il fonde pour les enfants des paysans une école, finance dix postes d’instituteur, inaugure des méthodes d’apprentissage où figurent des techniques de résolution non-violente des conflits. En I892-93, il soulage la détresse matérielle des régions de Toula et Riazanfrappées par la famine, organisant des soupes populaires, des programmes de secours, alertant l’opinion publique russe et internationale. En 1895, il soutient les dissidents communautaires Doukhobors persécutés par legouvernement et fiance leur émigration au Canada. En 1903, il prend une part active au mouvement deprotestation contre les pogromes antisémites de Kichinev. En 1909-1910, il entretient avec Gandhi unecorrespondance émouvante qui contribuera à encourager le jeune avocat indien dans sa lutte contre ladiscrimination raciale en Afrique du Sud. “Chercher, toujours chercher…” sont quelques-une de ses dernièresparoles, le 7 novembre 1910.

7

Cette lecture a été importante pour moi, parce quedepuis un certain temps, je me disais que l’important, c’est de s’efforcer de vivre et de faire ce que propose Jésus, et non pas de croire à la totalité de ce que disent de lui les Eglises chrétiennes. Je suis toujours frappé par la définition que l’on donne habituellement du “catholiquepratiquant”: c’est celui qui va à la messe régulièrement le dimanche, qui pratique les rites du culte. Ce n’est pas celui qui pratique le respect de l’autre et la bonté, cherche l’ouverture, lutte pour la justice, les droits del’homme, le commerce équitable, les énergies renouvelables, le respect de la nature et de l’environnement… Jésus pratiquait peu les rites du culte (on le lui reprochait), prêchait peu dans les synagogues (il en était expulsé),mais pratiquait la compassion, fréquentait les prostituées, les collabo (les Romains, les collecteurs d’impôt), les Samaritains (les Intouchables ou les Arabes de l’époque). Il donnait une présentation totalement nouvelle de “Dieu” (qui n’est pas un accusateur, mais un père) et de la religion (dont la finalité devrait être d’aider l’homme à vivre, à se déployer, à être meilleur, à être heureux)

–Romans, polars et émissions sur Jésus

L’existence de Jésus, son message, les circonstances de sa mort, ce qu’on a fait de lui après sa mort, cela intéresse nos contemporains. Prenons-en pour preuve quelques livres ou polars récents à grande diffusion :

Dans son roman, “Le manuscrit du Saint-Sépulcre”8, Jacques Neirynck raconte la découverte, à Jérusalem,lors de fouilles, dusquelette d’un homme d’environ 35 ans, crucifié selon la pratique romaine il y a environ 2000 ans. On imagine les remous. A la fin du livre, il s’avérera qu’il s’agit du squelette de Jacques, le frère de Jésus… Un vieux professeur de théologie de l’Université catholique de Lyon disait, en petit comité, il y a une vingtaine d’années, qu’un archéologue qui retrouverait un tibia de Jésus rendrait au christianisme un incommensurable service. Cette confidence m’a été rapportée par l’un de ses élèves, prêtre et professeur dans cette mêmeuniversité.

Dans son roman “Meurtres en soutanes”9, la britannique P.D. James évoque un papyrus d’une incroyable valeur, découvert lors de fouilles au Moyen-Orient au début du XIXème siècle et conservé dans un monastèreanglais. Il s’agit d’un bref message de Ponce Pilate à un officier de la garde ordonnant l’enlèvement d’un cadavre. Plus loin dans le livre, une femme, la cuisinière, dit pourquoi elle n’aime pas Paul:“saint Paul estarrivé sans qu’on lui demande rien et il s’est mis à tout régenter…”. Plus loin encore, le père d’une des victimes du roman et l’enquêteur échangent à propos du concile de Nicée; le premier affirme: “On ne se réfère pas auIVème siècle en matière de médecine ou de science, pour comprendre la nature de l’univers. Je ne me réfère pas au IVème siècle pour diriger mes sociétés. Pourquoi se référer à 325 pour comprendre Dieu ?”. “Tout celan’était qu’une affaire de pouvoir: il s’agissait de savoir qui pouvait s’imposer et qui devait céder”, répond soninterlocuteur…

Dans sa fiction “Tempête au Vatican”10, Raphaël Jacqueyre raconte la découverte à Damas, en 2014, demanuscrits datant des années 55 et 62 de notre ère. La Curie romaine tente en vain de les dissimuler : ilsconfirment des thèses qui ne lui disent rien qui vaille. Jésus aurait eu des frères de sang ; il aurait eu une tendrepréférence pour Marie-Madeleine ; divers conflits auraient divisé les disciples, etc. Théologiens progressistes ettraditionalistes déballent leurs conflits devant les caméras du monde entier. Le Vatican vacille. L’intérêt d’un tel ouvrage, précise Yves Viollier dans La Vie du 18 janvier 2001, n’est pas tellement littéraire. L’auteur ne cache pas ses ficelles. Mais il a le mérite de se servir de la fiction et de l’humour pour vulgariser des débats qui, dans l’Eglise, se tiennent plus volontiers, d’ordinaire, à mots couverts.

Dans son polar “Les silences de Dieu”11, Gilbert Sinoué fait parler ainsi un spécialiste roumain de l’histoire des religions, Vasile Bacovia: selon Luc, sous le règne du roi Hérode le Grand, l’ange Gabriel annonce à Marie qu’elle va enfanter un fils. “Or il advint en ces jours-là que parut un édit de César Auguste ordonnant lerecensement de toute la terre, alors que Quirinius était procurateur de Syrie”. Or Hérode est mort entre le 12 et le 13 mars de l’an 4 avant notre ère, et Quirinius fut en fonction à partir de l’an 6 ou 7 de notre ère. “Enconclusion, dit Bacovia, Marie serait restée enceinte pendant près de dix ans !” “Les textes sacré sont pétris decontradictions et d’inepties(…). Le risque de déformation, voire de trahison, est inhérent à toute traduction (…). Si les apôtres se sont mis à parler et à écrire le grec, leur structure mentale n’en est pas moins restée avant tout araméenne”.

8 Jacques Neirynck–Le manuscrit du Saint Sépulcre, Ed. du Cerf, 1994.9 PD. James–Meurtres en soutanes, Ed.Fayard, 2001 (coll. “Policiers”).10 Raphaël Jacqueyre–Tempête au Vatican, Ed. DDB / Racine.11 Gilbert Sinoué–Les silences de Dieu, Ed. Albin Michel, 2003.

8

“L’Evangile selon Pilate”, d’Eric-Emmanuel Schmitt12 se compose de deux parties. La première,“confession d’un condamné à mort le soir de son arrestation”, est celle de Jésus à Gethsémani. Yéchoua y raconte son enfance, son lien fort avec son père, sa recherche incessante du sens des règles religieuses, d’un monde plus juste, plus aimant, son refus de pactiser avec l’injustice, sa méfiance tenace “envers les gens quisavent et les lois qui évitent de réfléchir”. Yéchoua ressent peu à peu sa relation forte avec une Transcendance qu’il appelle Père: “Il y a en moi plus que moi, un tout qui n’est pas moi et qui cependant ne m’est pas étranger, un Père dont je suis le Fils”: “je fis le pari de croire en moi”. Il commence sa vie publique, se fait immergerpar Yohanân le Plongeur, guérit des gens par sa parole libératrice. “On m’attribua des miracles qui n’avaient rien à voir avec mes guérisons, (…) toutes choses qui sont bien arrivées (…) mais qui devaient avoir une explication naturelle”, à moins que ses disciples aient mis en scène ces “prétendus prodiges”. Yéchoua s’attire la haine du clergé, des maîtres de la loi, les Pharisiens, des maîtres du temple, les Saducéens, et celle des Zélotes car “laseule révolution à laquelle j’appelais était une révolution intérieure”. Il ressuscite malgré lui le jeune garçon de la femme qu’il avait failli épouser. Il ressuscite Lazare, mais celui-ci reste éteint, placide, égaré. Il organise sadénonciation par Yédoûdâh pour ne pas se rendre à ceux qui veulent sa mort.

La deuxième partie est un ensemble de lettres de Pilate à son ami Titus. Elle raconte ce que Pilate a connu deJésus, et particulièrement le procès qu’il savait inspiré par la haine des prêtres, et la condamnation à mort à laquelle il a été forcé. Pilate enquête sur la résurrection de Jésus et en arrive à croire que “l’affaire Yéchoua n’est pas seulement une énigme, mais un mystère (…), un problème définitivement sans solution”. Dans la dernière lettre, il affirme être devenu chrétien, c’est-à-dire quelqu’un qui doit “d’abord croire le témoignage des autres”.

Dans ce livre passionnant et magnifiquement écrit, ce qui m’a le plus gêné est la résurrection de Lazare. Alors que beaucoup de théologiens estiment qu’il s’agit d’une résurrection tout à fait symbolique (Jésus a mis en routequelqu’un qui ne croyait à rien, a fait sortir un homme de son fatalisme et de sa torpeur spirituelle), Schmitt en fait au contraire une résurrection du corps alors que l’esprit reste sans dynamisme…

Le polar ésotérico-religieux “Da Vinci Code”13, de Dan Brown, traduit dans une quarantaine de langues,s’est vendu à plus de 16 millions d’exemplaires. Un éminent spécialiste de symbologie de Harvard est convoqué au Louvre pour examiner une série de pictogrammes en rapport avec l’œuvre de Léonardo da Vinci. En déchiffrant le code, il met au jour le secret détenu par une confrérie secrète, le Prieuré de Sion, et que l’Eglise a toujours cherché à cacher : Marie-Madeleine était la femme de Jésus, et elle a eu de lui des enfants.

Au cours du roman est évoquée l’encyclique Malleus Malificarum, Le marteau des sorcières, destinée àl’endoctrinement des chrétiens sur les dangers des libres penseuses, femmes érudites et mystiques, prêtresses, bohémiennes, herboristes, sages-femmes (p. 252), victimes de l’Inquisition.

“Il n’y avait pas grand-chose de purement chrétien dans la nouvelle religion proclamée par Constantin : le DieuMithra était depuis longtemps appelé Fils de Dieu et Lumière du Monde. On célébrait sa naissance le 25décembre, qui était aussi la fête anniversaire d’Osiris, d’Adonis et de Dionysos. Il a été enterré dans une caverne rocheuse, et il est ressuscité trois jours plus tard. Le nouveau né Krishna a reçu en cadeau l’or, l’encens et la myrrhe (p. 290). La divinité de Jésus résulte d’un vote assez serré au concile de Nicée, “mais la question étaitcruciale pour l’unification de l’empire romain” (p. 291).

“Un Jésus marié est beaucoup plus vraisemblable qu’un Jésus célibataire” parce que “la société juive de sonépoque proscrivait, dans les faits, le célibat” (p. 307). “L’usage que l’homme faisait de la sexualité pour communier directement avec Dieu représentait une sérieuse menace pour la jeune Eglise chrétienne qui se posaitcomme intermédiaire uniquede la relation à Dieu. Elle a donc tout fait pour diaboliser l’acte sexuel…” (p. 388).

“Toutes les religions du monde sont fondées sur des thèses fabriquées. (Elles) décrivent Dieu à travers desmétaphores, des allégories, des hyperboles. Ce sont des images qui permettent à l’esprit humain d’envisager ce qui est par définition inenvisageable. Les problèmes commencent lorsqu’on se met à croire à la lettre aux symboles qui ont été fabriqués pour illustrer des abstractions” (p. 427) “- J’ai des amis chrétiens qui croient durcomme fer que Jésus a marché sur l’eau, qu’il a changé l’eau en vin aux noces de Cana, et que sa mère était vierge - (…) L’allégorie religieuse est devenue une sorte de réalité, qui aide des millions de gens à vivre et à devenir meilleurs” (p. 428).

Des ouvrages sont publiés au sujet du livre Da Vinci Code, la plupart pour en dénoncer les manipulations. Ainsile livre Code de Vinci: l’enquête14 de Marie-France Etchegoïn et Frédéric Lenoir, chercheur associé à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et Directeur de la rédaction du Monde des religions.

12 Eric-Emmanuel Schmitt -L’Evangile selon Pilate, Albin Michel, 2000 (coll.“Livre de poche”), ou Livre de Poche, 200313 Dans Brown - Da Vinci Code, J.-C Lattès, 2004.14 Marie-France Etchegoïn et Frédéric Lenoir–Code Da Vinci: l’enquête, Robert Laffont, 2004.

9

Le 23 décembre 2001, sur la chaîne de télévision France de 3 à 18 h, était diffusée la première partie d’une série documentaire en trois parties, “Sur les traces de Jésus”, cosignée par la chaîne française et la BBC, mais réécrite par Jérôme Prieur, journaliste et auteur, il y a quelques années, de la série “Corpus Christi”. L’hebdomadaire“Famille chrétienne”15 critique abondamment cette série qui selon lui “cumule imprécisions,omissions, amalgames et interprétations partisanes”, mais précise toutefois qu’elle a été supervisée par le catholique Jerry O’Connor et le protestant Tom Wright, de l’Ecole biblique de Jérusalem. Au sujet de la conception virginale de Jésus par Marie, François Bovon, théologien de l’université de Harvard rappelle que “lesrécits de naissance de demi-dieux pullulaient au premier siècle”.

Cette citation de romans et polars et émissions, que des amis ont trouvé un peu superficielle, n’a pourbut quede montrer que le débat sur la divinité de Jésus et sur l’historicité de certains faits racontés dans le Nouveau Testament devient public et ne fait que commencer. Jésus intéresse non seulement les croyants, mais aussi leshommes en quête de sens, y compris athées. La figure d’un Jésus pédagogue et maître de vie plutôt que Sauveur existait déjà au 18ème siècle. Par exemple, John Toland, dans son ouvrage “Le Nazaréen, ou le christianisme desJuifs, des Gentils et des Mahométans”, paru en 1718, nie la divinité de Jésus et critique l’apôtre Paul qui a, selon lui, engagé le christianisme dans une autre direction que celle de la révélation primitive16. Des athées, c’est à dire des personnes qui ne croient ni à la probabilité de Dieu ni à sa possibilité de Dieu, s’intéressent vivement à Jésus de Nazareth comme modèle d’humanité. Certains, les “Atheists for Jesus”, ont même ouvert un site Internet17

pour communiquer entre eux et avec l’extérieur sur ce thème. D’autres sites Internet, comme celui de “Théologiens en liberté”18, abordent les questions redoutables comme celle des risques d’intolérance et de violence que comporte dans certains cas le système religieux du monothéisme.

Très probablement, de nouvelles découvertes archéologiques, des vieux textes retrouvés dans des grottes oudans des jarres, des avancées dans l’étude des textes et la connaissance des évènements et des religions de l’antiquité… vont permettre de connaître mieux la vérité.

Evangiles et dogmes: la part de l’histoire

Beaucoup de gens, interpellés par la vie et par le témoignage de Jésus de Nazareth, se demandent vraiment cequ’il faut croire de ce que disent de lui les évangiles et les Eglises chrétiennes: sa filiation divine, sa naissanced’une mère vierge, son enseignement, ses miracles, les raisons de sa mort, sa Résurrection, l’institution d’une Eglise, son Ascension, etc. Les progrès des sciences nous ont rendus moins crédules que nos ancêtres, et noussommes à juste titres sceptiques face à des prodiges ou miracles racontés dans la Bible :

- ceux de l’Ancien Testament: le buisson ardent, le passage de la Mer Rouge, l’eau qui jaillit du rocher frappé par Moïse, Elie qui multiplie la farine et l’huile, Elisée quimultiplie l’huile, Elie qui ressuscite le fils de la veuve de Sarepta, Elisée qui ressuscite le fils de la Sunamite, etc.

- ceux du Nouveau Testament: le changement de l’eau en vin, la marche sur les eaux, la tempête apaisée, la multiplication des pains, les guérisons multiples de lépreux, paralytiques, aveugles et autres, la résurrectionou réanimation de morts: Lazare, la fille de Jaïre, le serviteur d’un centurion romain, le fils de la veuve de Naïm, etc.

Certes, la pensée scientifique ou scientiste est peut-être plus pauvre en terme de développement spirituel quela pensée intuitive, poétique, symbolique. Mais alors on aimerait entendre clairement des théologiens et desEglises que ces récits sont des images, des paraboles, des représentations symboliques, et non des réalitéshistoriques

Le dogme de l’Incarnation

Le concept lui-même de la filiation divine de Jésus-Christ pose plus d’une question: “Dieu”, l’indicible, aurait un fils? Que veut dire “fils” si “Dieu” n’est pas un homme, s’il n’est pas masculin ou féminin ou s’il est les deux à la fois? Le mode de reproduction sexuée et de filiation des mammifères et des humains s’applique-t-ilà “Dieu”, a-t-il un sens quand on parle de “Dieu” ? Si Jésus est, comme dit le credo, “né du Père avant tousles siècles, engendré, non pas créé”, est-il issu d’un seul “géniteur”? Si Dieu est profusion d’amour, pourquoi aurait-il un “Fils unique”? Comment le Christ peut-il être “coéternel au Père”, “préexistant à sa vie

15 Diane Gautret, “Leur Jésus” Famille chrétienne, n° 1249 du 22 au 28 décembre 2001, p. 47.16 Daniel Barraud– “Jésus parmi les athées”, site “Profils de libertés”, http://prolib.net.17 www.atheists-for-jesus.com18 www.theolib.com

10

terrestre”? Trois personnes, une substance, le Père qui agit, le Fils qui agit, l’Esprit qui agit, la Trinité qui agit, est-ce que cela ne fait pas beaucoup pour un Dieu unique ? Qui a envoyé le Fils sur terre? Si c’est la Trinité, le Fils se serait envoyé lui-même? Si c’est le Père, comment se fait-il que le Fils et l’Esprit, qui forment avec lePère une seule substance, soient restés étrangers à cette délégation ? On pourrait allonger la liste descontradictions et des incohérences.

Il y a déjà assez de mystère dans la nature et dans la condition humaine : les tremblements de terre, les cyclones,les virus, le règne des animaux carnivores, la maladie, la souffrance, la vieillesse, la mort, l’incertitude, la solitude et la finitude qui sont les réalités tragiques et inéluctables de la condition humaine. Est-il besoind’ajouter d’autres “mystères” tirés des dogmes,- en disant, au concile de Nicée (325) que Jésus laissait voir tantôt l’étendue de son pouvoir divin en faisant des miracles pour susciter notre foi, tantôt qu’il se laissait enfermer dans les limites de la condition humaine puisqu’il est devenu homme pour nous sauver par de tels abaissements,

- en affirmant, au concile d’Ephèse (431 – 433) que le Christ parle ou qu’on parle de lui tantôt en tant qu’il est Dieu, tantôt en tant qu’il est homme, mais qu’il y a aussi des paroles “communes au titre de l’unique personne”,

- en soulevant, au concile de Chalcédoine convoqué en 451 par l’empereur Marcien, la question de la consubstantialité du Père et du Fils,

- ou en se demandant, comme au troisième concile de Constantinople (681), s’il y a place pour deux libertés dans un sujet unique.

Emprunts aux mythologies des religions antiques

Par ailleurs, nous avons appris que des dogmes chrétiens ont leur équivalent dans les mythologies perses,égyptiennes ou mésopotamiennes antérieures

Par exemple la filiation divine du Pharaon, sa naissance virginale, sa descente aux Enfers, sa Résurrection, sonAscension au ciel, où il est assis à la droite de son Père, autant de termes qui seront repris dans le Symbole deNicée en 325.

Au sujet de la naissance du Christ par une mère vierge, nous savons que le mythe de la naissance virginale desdieux (le dieu aztèque Huitzilopochtli) ou des hommes déifiés existe dans de nombreuses cultures etcivilisations : le Pharaon, Platon, Alexandre le Grand dont la mère Olympia est fécondée par un serpent,Romulus et Rémus nés de la vestale Rhéa Silvia violée par le dieu Mars, Bouddha conçu par la reine Mahamajaet l’opération d’un éléphant blanc, etc. Quand un homme est déifié, il faut bien sûr lui inventer des origines différentes de celles du commun des mortels.

“En fin de compte, écrit Drewermann, le symbole de la naissance virginale s’était, dès l’Antiquité, dégradé en un simple détail accessoire, et il n’a pas fallu moins que la profonde ferveur religieuse des premiers chrétiens pourlui restituer son éclat initial, encore qu’avec cette ombre qu’a jetée sur lui le funeste contresens qui lui prêtait une réalité historique”19

Au sujet de Marie, mère de Dieu, nous savons que la représentation d’une divinité féminine et maternelle, d’une déesse mère, domina gravida, madone enceinte, accouchant miraculeusement, portant dans ses bras et allaitantl’enfant divin, est attestée dans toutes les religions depuis les plus anciens millénaires par l’archéologie etl’épigraphie. A Rome et partout dans l’empire, on adorait la Grande Mère, ou Mère des Dieux, ou VenusGenitrix. Il en allait de même là où va apparaître le culte de Marie: en Anatolie, depuis l’époque paléolithique, un culte était rendu à la mère des dieux, la déesse Kourothropos, et à son divin fils représenté en beau jeunehomme. En Egypte, on vénérait Isis nourrissant son enfant Horus. La connivence de la nouvelle dévotion à MarieThéotokos, Mère de Dieu, avec un imaginaire religieux ancestral sera d’une aide peu contestable pour lapénétration des dogmes chrétiens dans des peuples encore marqués de religiosité païenne 20.

Sur l’origine du concept de Dieu tout puissant, nous savons que le concept Deus allie la visée juive de la singularité de Yhwh à la visée grecque de la paternité que les païens attribuaient à Zeus, père des dieux, encoreappelé Deus deorum, Pater omnipotens21. Mais le thème de la paternité est très ancien aussi dans l’Ancien testament, et il est désexualisé. La paternité de Yhwh est très maternelle.

A juste titre nous suspectons les premiers chrétiens d’avoir fait des emprunts nombreux aux religions de leur époque pour “crédibiliser” ou “compléter” le message trop humain et trop simple de Jésus.

19 Eugen Drewermann–Dieu en toute liberté, Ed. Albin Michel, 1997, p. 368 et 57320 Joseph Moingt–L’homme qui venait de Dieu, Ed. du Cerf, I993, p. 187-18821 Joseph Moingt, Ibid, p. 129

11

Notre mentalité est fortement marquée par l’Egypte des Pharaons, m’écrit un ami, Etienne Robin, après la lecture d’un livre d’égyptologie22: “Nous nous sommes calqués sur leur calendrier, leur sagesse, leurs mythes, leurssymboles, leur culture religieuse. Quelques exemples : saint Georgesterrassant le dragon (le diable), c’est calqué sur Horus tuant l’hippopotame maléfique. Saint Christophe le passeur de fleuve, c’est Anubis l’ouvreur de portes, avec ses clefs pendues au cou. Adam façonné à partir de la glaise et du souffle du Dieu créateur, c’est le pharaon Hatshepsout (en fait une pharaonne) façonné(e) à l’aide de la boue du Nil par Khoum, et rendu vivant par le souffle de Héket, patronne des naissances. L’annonce faite à Marie, par Gabriel, qu’elle était enceinte du Saint-Esprit, c’est l’annonce que le messager divin Thot vient faire à l’heureuse mortelle Ahmès, heureuse parce que choisie par le dieu Amon qui est descendu sur terre l’ensemencer. L’étoile des Mages annonçant la naissance à Beethléem, c’est l’étoile Sothis (Sirius) qui annonce aux Egyptiens le renouveau: le jour où elle se lève àl’horizon coïncide avec le début de la crue du Nil, fécondante pour les champs, et marquant le premier jour de la nouvelle année. Les rois apportant l’or, l’encens et la myrrhe, ce sont les voisins des pays amis de l’Egypte, qu’on voit gravés dans les temples égyptiens: guidés par l’étoile Sothis, ils apportent des offrandes à Pharaon pour signifier l’universalité de sa puissance. Jésus mis à mort et qui ressuscite trois jours plus tard, cela fait penser à Osiris tué par son jumeau Seth (ressemblance aussi avec Caïn et Abel), et qui ressuscite rapidement. Lebaptême par Jean-Baptiste est préfiguré par les scènes de purification par ruissellement, appliquées auxsouverains égyptiens, et représentées en peinture. Tout comme la Cène, avec le pain et le vin, semble recopier lepharaon Akhenaton, offrant une double boîte au Soleil. D’ailleurs, l’élévation du calice surmonté de l’hostie, à la messe, reproduit le geste du prêtre égyptien qui levait le calice jusqu’à lui faire affleurer le disque solaire. Le mouvement monastique n’est pas une inventions des chrétiens, comme je le croyais, mais une invention égyptienne…”.

Mon ami conclut: “Je sors de la lecture de ce bouquin avec la conviction qu’une religion naît de celles àlaquelle elle succède, dans l’histoire des hommes qui inlassablement cherchent une représentation du monde qui les délivre de l’absurdité monstrueuse de la mort. Les prophètes, gourous et grands sages se passent le flambeau, et tâchent d’améliorer le mythe et les sagesses. Il est difficile dans ces conditions de croire à des dieux qui, de temps en temps, descendent sur terre chuchoter leur message. Ce sont les hommes qui, à force de le chercher,imaginent Dieu, et d’ailleurs la permanence de leur recherche serait plutôt un argument en faveur de l’existence réelle d’une donnée X, que les hommes appellent Dieu, faute de mieux. “On ne peut pas demander à une huîtred’imaginer la pensée de Bergson”, disait le professeur Jean Bernard”.

J’ai moi-même été très frappé, lors d’un voyage à Rome en juillet 1999, de constater devant la basilique Saint-Pierre, devant Saint-Jean de Latran, sur la place Navona, devant le panthéon d’Agrippa, devant l’église Santa-Maria Sopra Minerva, que les croix du Christ reposent sur de grandes obélisques recouvertes de caractèreségyptiens, et j’évoquais devant un ami jésuite l’influence des mythes égyptiens sur les dogmes chrétiens…

L’élaboration des dogmes chrétiens

Avec Richard Rubenstein23, on peut retracer ainsi les étapes de la divinisation de Jésus :

- Il y a d’abord le témoignage de Ieshoua, ses prises de parole, ses comportements révélateurs, sa fin tragique. Des recueils de paroles se constituent.- De la conversion de Paul (en 36) à sa mort (en 60), Ieshoua devient le messie hébreu, mais surtout le christcosmique par qui et vers qui l’univers a été créé. Jésus ressuscité est déjà un être céleste, mais il n’est pas encore Dieu.- Vers 60, Marc écrit son évangile et veut démontrer que Jésus est bien le messie annoncé.- 66-70 : guerre contre Rome, destruction du temple de Jérusalem. Les juifs ralliés à Jésus sont exclus dessynagogues par les pharisiens. Ils s’organisent donc de façon autonome. - Vers 80-90, évangile de Matthieu : Jésus ne parle plus spontanément, il enseigne. Ressuscité, il transmet sonpouvoir aux Douze. Jésus né de l’Esprit-Saint et de Marie n’est toujours pas Dieu.- Vers 95-100, dans l’évangile de Jean, les Douze deviennent apôtres. Jésus, le Verbe, le Logos, est une entité céleste, mais pas encore Dieu.- En 325, au concile de Nicée, une majorité se prononce pour la divinité de Jésus.

L’ouvrage d’Etienne Verougstrate, Les Sources de la Trinité 24, est un petit livre de 100 pages, d’une simplicité et d’une clarté étonnantes, destiné à un public non spécialisé. Un livre introuvable, non réédité. Ce livre bien

22 Christiane Desroches-Noblecourt–Le fabuleux héritage de l’Egypte, Ed. Télémaque (Paris), 2004.23 Richard Rubenstein–Le jour où Jésus devint Dieu– L’affaire Arius, Ed. La Découverte, 2001.24 Etienne Verougstrate–Les sources de la Trinité–De fils de Dieu à Dieu le Fils, les trois siècles qui ont fait le dogme.–Ed. Universitaires–Bruxelles 1981–112 pages–épuisé.

12

documenté explique clairement le processus de déification de Jésus pendant les premiers siècles du christianisme.De Nazareth à Nicée, le Messie-fils de Dieu est devenu Dieu le Fils

La thèse de l’auteur se résume en trois phases:

1) Dans les évangiles synoptiques, les deux titres de “Messie” et de “fils de Dieu” sont équivalents. De même dans les discours de Paul rapportés dans les actes des apôtres. Pas question que Jésus soit Dieu. Les premierschrétiens, parlant de Jésus fils de Dieu, n’ont pas visé un fils au sens propre, mais un homme inspiré par Dieu. La définition nicéenne d’un Fils de Dieu qui était éternellement tel avant de connaître l’Incarnation n’est affirmée nulle part dans les évangiles synoptiques. Ceux-ci étaient pourtant déjà des mythologisations et des oeuvres depropagande modelées par le rêve messianique.

2) Dans les épîtres de Paul, antérieures aux évangiles synoptiques, il y a déjà un glissement :Paul n’a pas égalé le Christ à Dieu, mais à un dieu, comme Philon d’Alexandrie l’avait déjà fait pour le Logos. Dans l’évangile de Jean, (Jean l’apôtre, Jean auteur du quatrième évangile et Jean auteur de l’Apocalypse sont trois personnes différentes), largement postérieur, il y a un autre glissement important: ce titre de “fils de Dieu” non seulement qualifie le Messie, mais correspond, dans la ligne de la philosophie helléniste ambiante, à un êtrepréexistant, intermédiaire entre Dieu et l’homme, et impliqué dans la création de l’univers. Mais cet être n’est pas Dieu.

3) Pendant trois siècles, de multiples tentatives essayèrent de rendre compte des différentes données du NouveauTestament. La propagation du christianisme en terre grecque amenait à des interprétations plus inspirées de laculture grecque que de la tradition biblique. Controverses et condamnations se succédaient. L’Empereur Constantin, chrétien de fraîche date, exigea qu’on mît un terme à ces divisions. Ce fut le concile de Nicée (325)qui ne fit pas l’unanimité mais imposa à tous la même règle de foi. Ce fut l’aboutissement d’une longue évolution, et nous récitons chaque dimanche le symbole de Nicée.

Verougstrate montre toutes les anomalies du Symbole de Nicée en 325, et décrit toutes les guerres entrethéologiens de formation grecque jusqu’aux conciles de Chalcédoine en 451 puis de Constantinople en 680. Dans sa conclusion, il écrit “On ne devrait pas lier l’appartenance chrétienne à des dogmes qui sont aux antipodes de la pensée de Jésus” (…) “Toutes les forces d’intolérance qui ont assombri l’histoire de l’Eglise ne lui sont-ellespas venues de l’assurance de son infaillibilité?”;

Marie-Emile Boismard, dominicain, licencié en théologie et en sciences bibliques, ex-professeur à l’Ecole biblique de Jérusalem et à l’université de Fribourg, apporte d’autres éclairages dans son livre “A l’aube du christianisme”25. Dans le chapitre “La divinité de Jésus”, il montre comment s’est élaborée progressivement la croyance en la divinité de Jésus :

Selon l’évangile de Marc, reflet de la prédication primitive, Jésus n’est pas un dieu mais un homme. Il refuse à plusieurs reprises le titre de Dieu. Il reconnaît que sa connaissance du plan de Dieu sur le monde est limitée.Dans les récits de guérison, il n’y a aucune allusion à sa divinité. L’expression “Fils de Dieu” est un titre biblique très courant qui n’implique pas une filiation de nature, mais simplement une adoption. Les rois qui se sont succédés à la tête du peuple de Dieu ont eu droit à ce titre. Au cours de son procès, Jésus ne s’identifie pas à Dieu. Il est condamné non pas en raison d’un blasphème, mais parce qu’il met en danger le Temple. Marc ne pouvait imaginer une dualité de personnalités en Jésus, l’une divine, l’autre humaine. Il fait parler Jésus comme un homme et le considère comme tel, mais c’est un homme choisi par Dieu pour être le prophète des temps nouveaux et dont la mission est de transmettre aux hommes la parole de Dieu.

Le P. M.-E. Boismard distingue dans l’évangile de Jean des niveaux différents de rédaction : Jean 1, Jean IIa,Jean IIb et Jean III. Dans le texte le plus ancien (Jean I), Jésus est présenté simplement comme le prophètesemblable à Moïse que Dieu avait promis d’envoyer à son peuple. Ce n’est que plus tard, au niveau de Jean IIa, que va s’amorcer le processus de divinisation de Jésus. Il est identifié à la Sagesse que Dieu doit envoyer dans le monde pour le sauver. C’est Jean IIb qui va faire le pas décisif en affirmant, dans le prologue, une proclamationclaire de la divinité de Jésus: “et le logos était Dieu”, “et le logos s’est fait chair et il a habité parmi nous”. Mais la tradition johannique n’a pas toujours été unanime quant à cette divinité. Pour protester contre l’affirmation dominante de la divinité de Jésus, certains membres des communautés johanniques ont fait sécession (I Jn 2, 18-22).

Pour composer le prologue, l’évangéliste a repris un hymne plus ancien, inspiré de Philon d’Alexandrie, philosophe juif qui naquit vers 20 avant notre ère, mais en y ajoutant “et le logos était Dieu”. Selon Jean 16, 12-

25 Marie-Emile Boismard–A l’aube du christianisme, Ed. du Cerf, 1998.

13

13, c’est l’Esprit de Vérité qui a inspiré aux disciples cette christologie. Mais il pourrait y avoir d’autres raisons. La ville d’Ephèse était vouée au culte de la déesse Arthémis, fille de Zeus, et la prédication chrétienne n’avait aucune chance de se faire entendre. Si Jésus était Dieu, il ne le cédait plus en rien à Arthémis.

Quant à Paul, le P. Boismard relève chez lui deux textes explicites mais qu’il qualifie d’inconciliables, l’un qui rappelle la croyance juive en un Dieu unique et affirme que Jésus est un homme ( 1 Tim 2, 5-6), l’autre qui affirme que Jésus est Dieu (Tite 2, 13-14). Il était sans doute difficile pour Paul, quand il s’adressait aux milieux juifs, d’affirmer que Jésus était Dieu, blasphème intolérable pour eux.

Dans son ouvrage “Un regard juif sur Jésus” 26, Hugh Shonfield fait observer que la croyance en la divinitéde Jésus est une croyance païenne influencée par les non juifs. Les “Gentils” (païens) de l’époque avaientbesoin d’une divinité incarnée dans un homme comme cela était courant dans leur culture. Ils avaient coutume de déifier les personnalités éminentes. Les empereurs étaient adorés comme des dieux. Pour les Gentils convertis auchristianisme, Jésus ne pouvait qu’être supérieur en dignité à César. C’est pourquoi ils lui donnaient le titre divin. Mais, comme tout juif, Jésus aurait jugé blasphématoire cette divinisation.

Pour compléter Shonfield, j’ajoute que la phrase attribuée à Jésus “Rendez à César ce qui est à César et à Dieuce qui est à Dieu” est interprétée par beaucoup comme signifiant: Rendez à César, qui est déifié, son humanité.Rendez à Dieu sa transcendance et son immanence. On sait qu’après l’assassinat de Jules césar, 44 ans avant notre ère, son fils adoptif Octave concentra ses efforts sur l’obtention des honneurs divins pour celui qu’on venait de tuer, car si son père adoptif était reconnu comme dieu, Octave se verrait automatiquement attribuer ce statutdivin. Voulant bien marquer qu’il était le fils du “divin Julius”, Octave se nomma lui-même divi filius, c’est à dire fils de Dieu ou fils du déifié. Ce titre était inscrit sur les pièces de monnaie qu’il fit battre. Par la suite apparut la légende de la naissance miraculeuse d’Auguste dans un épigramme de Domitius Marsus, un poète ami du souverain. Le rapprochement entre Auguste et dieu devint encore plus fort après la victoire d’Actium, qui eut lieu à côté du temple d’Apollon.27

Dans son livre “L’invention du Christ”28, Maurice Sachot , ex-professeur de langues patristiques à la Facultéde théologie catholique de Strasbourg, montre comment Jésus est devenu Christ, et comment le christianisme estdevenu religion. Tertullien, avocat romain converti au christianisme, premier auteur chrétien d’expression latine, a accompli un véritable coup de force dans son ouvrage “L’apologétique” écrit en I97, en qualifiant le christianisme de religio. De la vérité révélée, on est passé peu à peu à la vérité décrétée. Un désaccord devient unschisme. Les débats théologiques n’ont plus de place.

Nous savons maintenant dans quel contexte culturel et dans quelles conditions politiques ont été définis lesdogmes des Eglises chrétiennes.

Le concile de Nicée29, par exemple, s’est réuni en 325, en l’absence du pape, sous l’autorité de l’empereur Constantin qui, après avoir vaincu en 311 sur le Tibre son rival l’empereur Maxence, ne voulait pas voir se développer dans le christianisme, devenu la religion officielle de l’empire, une division entre ceux qui affirmaientla divinité de Jésus (notamment l’évêque d’Alexandrie Alexandre) et ceux qui la contestaient (notamment le prêtre Arius, un homme cultivé, réfléchi et respecté). Arius est excommunié, de même que deux évêques quiavaient refusé de voter le texte. Constantin, qui a mené toute l’affaire, offre pour finir un somptueux banquet aux pères conciliaires, si somptueux que certains, à en croire l’historien, l’évêque Eusèbe de Césarée, se demandent “s’ils ne sont pas déjà dans le Royaume des cieux”. Le dogme de l’Incarnation a été accouché au forceps par l’Etat romain.

Certains diront : les circonstances de son élaboration ne retirent rien à sa vérité. Je suis en total désaccord sur cepoint. On ne peut pas dissocier un contenu de foi des circonstances de son élaboration. Pour prendre unecomparaison, en droit, si un aveu est extorqué par la violence ou par tout autre moyen, non seulement l’auteur des violences est répréhensible, mais l’aveu est considéré comme nul et non avenu.

Quant au concile d’Ephèse30 qui en 431 définit Jésus comme homme et Dieu en une seule personne et accordeà Marie le titre de “mère de Dieu” , il s’est déroulé dans un climat épouvantable: bagarres de rue menées par desmoines aux mœurs de brigands, distribution d’or et de cadeaux divers pour influencer les votes, Cyrille, dont les thèses l’ont emporté, était le champion des pots de vin…

26 Hugh. Shonfield–Un regard juif sur Jésus et Le mystère Jésus27 Israël Knohl–L’autre Messie–Ed. Albin Michel, 200128 Maurice Sachot–L’invention du Christ, Ed. Odile Jacob (coll. “Le champ médiologique”), 1997.29 “Histoires de croire”, émission télévisée “Le jour du Seigneur” sur Antenne 2 - Constantin, premier empereur chrétien etLe concile de Nicée et l’arianisme, par Annick Martin, professeur émérite d’histoire ancienne, les 2 et 23 septembre 2001.30 Jacques Duquesne–Le Dieu de Jésus, Grasset /DDB, 1997, p. 76-78.

14

De nouvelles questions

Enfin, des questions nouvelles se posent à chaque personne qui accepte de réfléchir un peu au delà de soncadre de référence :

1) Pourquoi la religion dans laquelle “je suis tombé étant petit” par les hasards de l’histoire et de la géographie serait-elle, par extraordinaire, la seule à être dans la pleine vérité parmi les centaines de religions,d’Eglises, de chapelles aujourd’hui à travers le monde, parmi les milliers de religions, de cultes, de croyances qu’ont connus les humains depuis des dizaines de milliers d’années? La pluralité des religions et des culturesdans l’histoire des hommes, et aujourd’hui sur la planète terre, devrait inciter à la prudence ceux qui croient quele Christ est le “Fils unique” du“vrai Dieu”, et que Lao Tseu, Confucius, le Bouddha et Mahomet ne sont que de grands spirituels.

2) L’immensité hallucinante du cosmos et la possibilité de l’existence d’autres êtres conscients dans d’autres galaxies devraient interroger chaque personne qui croit que le Nazaréen - qui a vécu il y a 2 000 ans sur un coinde la petite planète terre pendant 30 années sur les 100 siècles de la civilisation agricole, à une époque où leshommes croyaient que la terre était le centre du monde visible -, est la révélation ultime de “Dieu” dans l’univers.

“Depuis deux à trois millions d’années seulement, l’esprit humain, d’abord inerte, commence lentement, puis plus rapidement à ouvrir les yeux. Il suffit de se rappeler qu’il n’y a même pas 3 000 ans, les hommes divinisaient encore le soleil et la lune, et que depuis cinq siècles à peine, nous disposons d’une idée précise de la forme de la terre. Mais deux millions d’années sont peu au regard de la temporalité géologique de l’évolution: comparésaux paramètres de la nature, nous nous situons encore au tout début des possibilités d’évolution de notre espèce. Dans ces conditions, il est tout simplement absurde de croire qu’au moment même où nous existons, nous devrions atteindre la vérité et la connaissance du destin qui préside au monde et à l’histoire. On ne manquera pas de reconnaître, ici encore, une forme archaïque de mégalomanie consistant à interpréter notre propre perspectivealéatoire comme le centre et le seul point d’observation valable du monde” 31

Qui était le rabbi Ieshoua ?

Dans le monde juif, un rabbi est un sage, un maître, un guide. Il y a des rabbis inspirés et d’autres qui le sont moins. Ainsi, du temps de Jésus, rabbi Chammaï mettait surtout l’accent sur l’obéissance rigoureuse et la pénitence, rabbi Hillel faisait passer l’amour du prochain, l’affection d’autrui, le pardon des offenses, la solidarité avec les plus pauvres avant toute observance légale.

Le mot hébreu “Ieshoua” signifie le sauveur, le libérateur, étymologiquement le “désétrangleur” comme traduisait Florin Callerand, le fondateur du Foyer de la Roche d’Or à Besançon. Les Juifs attendaient le messie annoncé par les prophètes, celui qui les libérerait de toute oppression, qui mettrait fin à l’Histoire. Ils avaient attendu la fin de l’oppression babylonienne, survenue contre toute attente grâce à Cyrus II, roi des Perses, qui avait libéré les captifs juifs. Ils attendaient présentement celui qui les délivrerait de l’oppression romaine. Jésus est venu nous libérer d’une conception aliénante de la religion et de l’angoisse existentielle de l’être humain face à la vie, à la souffrance et à la mort en nous proposant une autre image de “Dieu”. Le dogme chrétien nous dit aujourd’hui qu’il est venu racheter les péchés des hommes.

Ieshoua a été traduit en grec par Iezos, devenu en français Jésus, dans lequel ses disciples virent le Oint, celuiqui a reçu l’onction royale (en grec Christos, d’où Christ) ou l’Envoyé de Dieu (en latin Missus, ou Messie).

Dans ce texte, j’utilise volontiers les termes Jésus de Nazareth ou le rabbi Ieshoua, car le mot Jésus est très connoté. Il fait encore penser au “petit Jésus dans la crèche avec le bœuf et l’âne, les chérubins et les séraphins”, ou à “Jésus-Christ, Fils unique de Dieu Tout-Puissant, né du Père avant tous les siècles”, aux chants pieux du début du XXème siècle “Lou-ou-é soit à tout instant-ant, Jé-é-sus au Saint-Sacrement”, ou encore aux grandes inscriptions “Jésus t’aime” peintes sur les murs de nos villes par des groupes pentecôtistes…

Ernest Renan avait défriché le terrain …

Publié pour la première fois en I863, l’ouvrage “Vie de Jésus”32 de l’historien, philologue et philosophe français Ernest Renan (1823-1892) rencontra dans toute l’Europe un succès considérable. Renonçant à toute démarche mystique ou fidéiste, Renan, ancien séminariste, se proposait de reconstituer avec autant d’exactitude

31 Eugen Drewermann–Le progrès meurtrier–Stock, 1993, p. 29632 Ernest Renan–Vie de Jésus, Arléa, fév. 1992 (diffusion Le Seuil) .

15

que possible la vie et le caractère de l’homme Jésus tel qu’il vécut au début de notre ère en Palestine. Utilisant les évangiles comme des sources parmi d’autres, les soumettant à un minutieux travail de critique historique, élaguant du corpus testamentaire les adjonctions tardives et s’affranchissant bien sûr des dogmes, il écrivait ainsi la première “biographie”, au sens moderne du terme, de l’homme de Nazareth, dans le style excellent qui lui valut d’être élu à l’Académie française en I878.

En dépit de l’attirance et de l’admiration profonde que Renan manifeste envers le Nazaréen, sujet de sa recherche, cette “Vie de Jésus” fit scandale dans le monde catholique de l’époque et coûta à l’auteur sa chaire au Collège de France où, lors de sa leçon inaugurale d’hébreu en I862, il avait parlé de Jésus comme d’“unhomme incomparable”. Il paraissait alors sacrilège qu’une démarche historique, quel que fût son sérieux, fût appliquée à ce qui procédait de la foi. Cet ouvrage était le premier volume d’une monumentale “Histoire desorigines du christianisme” (1863-1881) qui suscita de vives polémiques et que compléta l’“Histoire du peupled’Israël” (1887-1893).

La démarche d’Ernest Renan est pourtant celle d’un homme profondément religieux:“L’homme, dès qu’il se distingua de l’animal, fut religieux, c’est à dire qu’il vit dans la nature quelque chose au delà de la réalité, et pour lui-même quelque chose au delà de la mort” (p.55). “Jamais on n’a été moins prêtre que ne le fut Jésus, jamais plus ennemi des formes qui étouffent la religion sous prétexte de la protéger (…). Une idée absolument neuve, l’idée d’un culte fondé sur la pureté du cœur et sur la fraternité humaine, faisait par lui son entrée dans le monde” (p. 93). “Jésus est l’individu qui a fait faire à son espèce le plus grand pas vers le divin” (p.242)

Renan s’intéresse bien sûr aux sources: “A quelle époque, par quelles mains, dans quelles conditions lesEvangiles ont-ils été rédigés? Voilà donc la question capitale d’où dépend l’opinion qu’il faut se former de leurcrédibilité” (p. 31)“On remarquera que je n’ai fait nul usage des Evangiles apocryphes (…). Au contraire, j’ai été fort attentif à recueillir les lambeaux, conservés par les Pères de l’Eglise, d’anciens Evangiles qui existèrent autrefois parallèlement aux canoniques et qui sont maintenant perdus, comme l’Evangile selon les Hébreux, l’Evangile selon les Egyptiens, les Evangiles dits de Justin, de Marcion, de Tatien” (p. 45). “Comme on croyait le mondeprès de finir, on se souciait peu de composer des livres pour l’avenir; il s’agissait seulement de garder en son cœur celui qu’on espérait bientôt revoir dans les nues” (p.33-34)

Il écrit de même (p. 41) que l’Evangile de Jean est une composition de “pièces artificielles, qui nousreprésentent les prédications de Jésus comme les dialogues de Platon nous rendent les entretiens de Socrate. Cesont en quelque sorte les variations d’un musicien improvisant pour son compte sur un thème donné”. Tout un important appendice est consacré à l’étude du quatrième Evangile, dit de Jean, pour distinguer ce qui estprobablement historique et ce qui ne l’est certainement pas.

“Jésus naquit à Nazareth (…) et ce n’est que par un détour assez embarrassé qu’on réussit, dans sa légende, à le faire naître à Bethléem” (p. 64). “On chercherait vainement dans l’Evangile une pratique religieuse recommandée par Jésus” (p. 147). “Il violait ouvertement le sabbat et ne répondait aux reproches qu’on lui faisait que par de fines railleries” (p.147). “Sa doctrine était quelque chose de si peu dogmatique qu’il ne songea jamais à l’écrire ou à la faire écrire. On était son disciple non pas en croyant ceci ou cela, mais en s’attachant à sa personne et en l’aimant” (p. 235).“Que jamais Jésus n’ait songé à se faire passer pour une incarnation de Dieu lui-même, c’est ce dont on ne saurait douter. Une telle idée était profondément étrangère à l’esprit juif. Il n’y en a nulle trace dans les Evangiles synoptiques ; on ne la trouve indiquée que dans les parties du quatrième Evangile qui peuvent le moins êtreacceptées comme la pensée de Jésus” (p.154).

Renan voit surtout en Ieshoua un réformateur: “Jésus ne fut thaumaturge et exorciste que malgré lui(…). L’exorciste et le thaumaturge sont tombés, tandis que le réformateur religieux vivra éternellement” (p. 164).

Jésus affirmait “une morale exaltée, exprimée dans un langage hyperbolique et d’une effrayante énergie”,, mais “ l’immense progrès moral de l’Evangile vient de ses exagérations”. “Son tempérament, excessivementpassionné, le portait à chaque instant hors des bornes de la nature humaine” (p. 184-186), mais “le manque denuances est un des traits les plus constants de l’esprit sémitique” (p. I88). “La passion, qui était au fond de soncaractère, l’entraînait aux plus vives invectives”. “Plusieurs des recommandations qu’il adresse à ses disciples renferment les germes d’un vrai fanatisme” (p. 189), mais “ les plus belles choses du monde sont sorties d’accès de fièvre ; toute création éminente entraîne une rupture d’équilibre; l’enfantement est par loi de nature un état violent” (p. 240). Renan ajoute: Une des idées fondamentales des premiers chrétiens était que la mort de Jésusavait été un sacrifice, remplaçant tous ceux de l’ancienne Loi” (p. 212)

L’auteur écrit à la fin de son introduction: “Pour faire l’histoire d’une religion, il est nécessaire, premièrement, d’y avoir cru (sans cela on se saurait comprendre par quoi elle a charmé et satisfait la conscience

16

humaine); en second lieu, de n’y plus croire d’une manière absolue; car la foi absolue est incompatible avecl’histoire sincère (…) Aucune apparition passagère n’épuise la Divinité; Dieu s’était révélé avant Jésus, Dieu se révélera après lui.

Profondément inégales et d’autant plus divines qu’elles sont plus grandes, plus spontanées, les manifestations du Dieu caché au fond de la conscience humaine sont toutes du même ordre; Jésus ne saurait donc apparteniruniquement à ceux qui se disent ses disciples. Il est l’honneur commun de ce qui porte un cœur d’homme. Sa gloire ne consiste pas à être relégué hors de l’histoire; on lui rend un culte plus vrai en montrant que l’histoire entière est incompréhensible sans lui” (p. 52-53)

Renan utilise une méthode scientifique: “Une observation qui n’a pas été une seule fois démentie nous apprend qu’il n’arrive de miracles que dans les temps et les pays où l’on y croit, devant des personnes disposées à y croire” (p. 48). Mais on se méprendrait totalement à croire qu’il était un scientiste ou un rationaliste pur et dur. Ainsi, il écrit

dans sa préface: “Malheur aussi à la raison le jour où elle étoufferait la religion! (…) Fausses quand elles essayent de prouver l’infini, de le déterminer, de l’incarner, si j’ose le dire, les religions sont vraies quand elles l’affirment. Les plus graves erreurs qu’elles mêlent à cette affirmation ne sont rien comparées au prix de la vérité qu’elles proclament. Le dernier des simples,pourvu qu’ilpratique le culte du cœur, est plus éclairé sur la réalité des choses que le matérialiste qui croit tout expliquer par le hasard et le fini” (p.23-24)

Pierre Nautin à la recherche des paroles vraiment dites …

Après Ernest Renan,Pierre Nautin … Alors, qui était donc Jésus? Qu’a t-il vraiment dit? Qu’a t-il vraimentfait ? Que peut-on savoir d’historiquement vrai sur lui? Telle est la question que se posait l’historien français Pierre Nautin et à laquelle il a réfléchi et travaillé de I956 à I996, mais principalement après sa retraite,abandonnant des dossiers pourtant bien avancés pour se donner tout entier au chantier qui était pour lui le plusimportant. Né en 1914, entré au CNRS en 1946, ancien directeur d’études à la section des sciences religieuses de l’Ecole pratique des Hautes études, il fut nommé en I963 directeur d’études à la chaire d’Histoire des dogmes et des sacrements chrétiens, devenue ensuite chaire de Patristique et histoire des dogmes. Il a notamment travaillésur Origène, Méliton de Sardes, Hippolyte de Rome.

Pendant un bon demi-siècle, il a vécu dans la familiarité des copistes, “ceux qui copient leur modèle avecapplication mais commettent inévitablement des fautes d’inattention qu’il faut corriger, et ceux qui modifient sciemment le texte qu’ils transcrivent: des collectionneurs, qui regroupent les textes, et des compilateurs, qui lesmélangent ; des utilisateurs, des imitateurs et des plagiaires ; des interpolateurs, des amplificateurs et desfaussaires, avec une attention constante aux méthodes des uns et des autres et aux signes qui permettent dereconnaître leurs interventions”.

Pierre Nautin est mort en février 1997, sans avoir eu le temps d’achever ce livre. Mais “la joie lui a étédonnée, au soir de sa vie, une fois déblayées les alluvions et les scories accumulées pendant deux millénaires, devoir briller ce qui nous reste des paroles authentiques de Jésus”, et de nous faire partager ce trésor.

Il a laissé après sa mort un travail inachevé, les quatre premières parties du livre et quelques annexes, et des notespréparatoires parfois évanescentes, des fragments manuscrits au crayon, dont la lecture a été laborieuse. C’est sa femme, Jeanne Nautin, qui avec l’aide de Maurice Combe et d’anciens auditeurs, a reconstitué avec un scrupule extrême la cinquième partie et les autres annexes. La sixième partie existe sous forme d’un plan avec quelques rédactions partielles. Il n’y a ni index, ni bibliographie.

Le titre prévu par l’auteur était Jésus et l’Evangile primitif – Etude d’histoire, mais l’éditeur, Beauchesne, a préféré le titre L’Evangile retrouvé 33. En fait, L’Evangile n’a pas été retrouvé par Pierre Nautin, comme on a retrouvé les manuscrits de la Mer Morte par exemple, mais il a été décapé de ses couches de peinture et devernis, passé au crible d’une méthode d’étude scientifique … menée avec la rigueur d’une enquête policière.

Jésus n’a pas écrit son message, il n’a pas été enregistré sur cassettes… Ce qu’il a dit et fait a été transmis de bouche à oreille pendant plusieurs décennies, amplifié, déformé, modifié. Des copistes, des catéchistes, desresponsables de communautés chrétiennes en ont rajouté de leur propre plume pour les besoins de leur apostolatou de leur autorité.

Les trois livrets grecs appelés Evangiles et attribués à Matthieu, Marc et Luc ont été écrits entre la destructiondu Temple de Jérusalem et les premières années du IIème siècle, disons entre 70 et 100 de notre ère, plus de 40ans après la mort de Jésus. Malgré le caractère tardif de la rédaction de ces textes, Pierre Nautin affirme que

33Pierre Nautin-L’Evangile retrouvé –Jésus et l’Evangile primitif, Ed. Beauchesne (Paris), I998, 283 p .

17

“l’idée périodique récurrente que Jésus est un mythe est de plus en plus insoutenable”. Mais alors comment procéder pour remonter des Evangiles à Jésus lui-même ?

En 1835, l’Allemand Karl Lachmann avait démontré que le plus ancien des évangiles était celui de Marc. Trois ans plus tard, en 1838, un professeur de l’université de Leipzig, Christian Hermann Weisse, énonce la théorie “des deux sources”: Matthieu et Luc auraient chacun puisé dans deux traditions pour composer leurœuvre. D’une part, l’Evangile de Marc; d’autre part, une mystérieuse collection de sentences de Jésus, qui auraitété perdue sous sa forme initiale. Le professeur Weisse appelle cette dernière “die Quelle”, en français “lasource”. Après lui, bien d’autres passionnés vont se pencher sur la source perdue, que l’on ne désigne bientôt plus que par son initiale “Q”. Provocatrice il y a un siècle, car teintée de scientisme, l’hypothèse des deux sources est aujourd’hui acceptée par la quasi totalité des spécialistes du Nouveau testament, et enseignée danstoutes les bonnes facultés de théologie, catholiques ou protestantes. Mais seuls quelques téméraires onttransgressé le tabou qui consiste à reconstituer la source Q, à rebours des siècles 34.

Jean Nautin l’a fait, et son livre posthume est paru en octobre 1998. D’autres, si j’en crois Jean Onimus35 , onttravaillé de leur côté, notamment aux USA :

- Raymond E. Brousk, auteur de An introduction to the New Testament. Ed. Double Day–New York - 1997- Une équipe de 200 spécialistes appelée le “Jesus seminar”a écrit : The five Gospels –What Jésus really

said –Ed. Scribner –New York. Les cinq évangiles en question sont ceux de Matthieu, Marc, Luc, Jean etThomas. Ce livre présente en rouge vif les paroles de Jésus dont ils affirment qu’elles sont sûres, en rouge pâle celles qui ont été dites mais sûrement été modifiées, en gris celles qui ont peut-être été prononcées, maison ne le sait pas vraiment, et en noir celles dont ils affirment qu’il ne les a pas dites. L’évangile de Jean est tout en noir !

- Une autre équipe internationale sous la houlette de trois Américains, James Robinson, Paul Hoffmann etJohn Kloppenborg a mis au point un “original” en grec, après dix ans de travail acharné. C’est cette version que Frédéric Amsler, historien du christianisme et enseignant à la faculté de théologie protestante del’université de Genève, a traduite en français et commentée pour les éditions Labor et Fidès36

La source Q, si dépouillée soit-elle de tout élément narratif, n’est pas la transcription mécanique des parolesauthentiques de Jésus. (…) En I945, la découverte à Nag Hammadi, en Egypte, d’une autre collection de paroles de Jésus appelée Evangile de Thomas, marquée par le gnosticisme, a déjà prouvé qu’une compilation de paroles christiques pouvait ne rien dévoiler de fondamental sur le Jésus historique37.

Quelle fut la méthode de notre historien? Le but de Pierre Nautin était d’établir le noyau primitif des Evangiles synoptiques, Matthieu, Marc et Luc, en les passant au crible de la méthode historique et littéraire quilui était familière. La méthode utilisée cherche le vrai, dans toute la mesure où il peut être connu. Elle consiste àposer devant chaque document et chaque épisode ces deux questions préalables :1- L’auteur est-il bien informé: quelles sont ses sources d’information et que valent-elles ?2 - Est-il fidèle ? Reproduit-il exactement le contenu de son information, ou le déforme-t-il en fonction d’autres préoccupations ?

Cette méthode s’avère particulièrement efficace pour les trois évangiles synoptiques par le fait qu’ils ont des parties communes auxquelles chacun d’eux apporte des variantes ou des additions, ce qui donne à penser qu’ils ont une ou plusieurs sources, dont certaines ont pu servir aux trois.Par exemple, devant chaque divergence entre Luc et Matthieu, l’auteur se demande quelle est celle des deux versions qui peut le mieux être dérivée de l’autre, compte tenu du contexte de l’écriture (date, destinataires, etc.) et de ce que l’on sait des deux auteurs. Comme il l’écrit “les Evangiles reflètent les préoccupations descommunautés chrétiennes de l’époque où ils ont été écrits. Ce serait commettre un anachronisme, faute capitale en histoire, que de transporter d’emblée à l’époque de Jésus les doctrines que ces préoccupations ont fait naître après lui”. Autre exemple, Marc se sert de l’Evangile primitif, Luc l’a aussi comme source préférée, mais ils y introduisent l’un et l’autre des additions personnelles. En comparant Marc et Luc, le premier permet de reconnaître et d’éliminer les additions du second, et le second celles du premier.

Pour étudier un passage de l’Evangile, l’auteur regarde avant toute chose dans l’Evangile primitif ce qui se rapporte au même sujet et le lit attentivement avec les yeux de Marc, de Matthieu et de Luc pour saisir ce que saméditation pouvait leur inspirer. En somme, il a procédé “comme les archéologues quand ils découvrent un vase

34 Jean Mercier - “Les aventuriers de la source perdue”, La Vie du 20 décembre 2001, p. 64-67.35 Lettre de Jean Onimus à E.G. le 6 novembre 2001 et échange téléphonique du 15 janvier 2002.36 Frédéric Amsler - L’Evangile inconnu. La Source des paroles de Jésus, Ed. Labor et Fides, déc. 2001, 128 p.37 Jean Mercier (2001), déjà cité.

18

antique qui est brisé : ils le reconstituent de proche en proche en cherchant parmi les tessons épars le morceau quis’ajuste exactement à la partie déjà identifiée”.

L’auteur a fait cette recherche d’abord pour lui-même, “pour en avoir le cœur net”. Puis des amis à qui il a fait part de ce travail et des premiers résultats ont manifesté un intérêt si vif qu’il a pris conscience que son problème était en réalité aussi celui de beaucoup d’autres. Il n’a pas voulu écrire ce livre à l’attention des spécialistes. Comme l’écrit le professeur Gilles Dorival dans l’avant-propos, “il le destinait à un large public,intéressé par la question de Jésus et des Evangiles et qui voulait aller au delà des vraisemblances et des à-peu-près des romans historiques”.

Le chercheur Pierre Nautin ne se croyait “ni infaillible, ni définitif”. Il était au contraire “convaincu qued’autres viendront qui, montant sur ses épaules, verront plus loin et mieux que lui, car c’est la loi du progrès de la connaissance humaine”.

Les évangiles pour une part inventés… ?

Les recherches de Pierre Nautin montrent que les documents relatifs à Jésus, - si l’on exclut l’Evangile de Jean, plus personnel, mais qui dépend pour le fond des trois synoptiques, les textes dits apocryphes commel’Evangile de Thomas ou d’autres textes comme l’Evangile dit des Ebionites, une communauté judéo-chrétiennequi niait la filiation divine de Jésus - , sont, par ordre chronologique :

1 - un Evangile primitif (EP), écrit en Galilée, en langue grecque, entre 30 et 35, c’est à dire peu après la mort de Jésus, et dont nous n’avons pas le texte. C’était une collection de dits de Jésus issus de deux auteurs différents, Aet B, dont le second connaît les dits du premier, les reproduit et leur ajoute des dits nouveaux destinés à lesdévelopper, les compléter et quelquefois leur apporter un contrepoids pour atténuer leur portée. L’auteur “A” de cette source, probablement orale, a connu Jésus. Il insiste sur la recherche par Jésus de l’intériorité (“le Royaumede Dieu est au dedans de vous”). L’auteur de l’EP (“B”), développe déjà un Jésus devenu personnage céleste, et ajoute ses propres dits à ceux rapportés par la source émanant de “A”. Il reste quinze dits dans la source quand on a éliminé ceux ajoutés par B.Ces Dits sont groupés par thèmes dans un ordre logique.L’auteur de l’EP, originaire de Galilée, considérait Jésus comme le Messie Fils de Dieu annoncé par les prophètes. Son but n’était pas d’écrire une vie de Jésus ni de faire œuvre d’historien, mais d’être un disciple et un catéchiste efficace. Un prologue figurait dans l’EP en tête de la collection des dits.

Comme nous l’avons vu plus haut, d’autres auteurs que Pierre Nautin affirmaient avant lui qu’il a existé assez vite des recueils de paroles de Jésus, qu’ils appellent des logia, rassemblés dans une source Q,. Jacques Duquesne, dans son livre Jésus, a écrit tout un chapitre sur les sources38.

2 - L’évangile de Marc (Mc), est écrit plusieurs décennies après l’EP, entre 70 et 80. C’est une histoire merveilleuse de Jésus– devenu le Christ (l’Oint, le Messie) - qui a pour source l’EP et la créativité inventive de Mc. Celui-ci incorpore dans le texte beaucoup de miracles pour démontrer que Jésus est bien le Messie annoncépar les prophètes. C’est le style littéraire de l’époque, qui durera jusqu’au Moyen Age, avec les légendes des saints martyrs qui ramassent leur tête coupée, jusqu’à saint Nicolas39 qui ressuscite les trois enfants mis au saloir.

Cet évangile, plus complet et plus attrayant, a très vite supplanté l’EP, qui ne fut plus copié. Les manuscrits existants de l’EP n’étant plus utilisés furent selon l’habitude de l’époque lavés et employés pour la copie d’autres textes.

3 - L’évangile de Matthieu(Mt), écrit entre 80 et 90, s’inspire de l’EP et de Mc mais veut compléter Mc

4 -L’évangile de Luc(Lc), disciple de Paul, écrit entre 95 et 100, ajoute une préface, utilise quatre sources (EP,Mc, Mt et l’ouvrage de l’historien juif du 1er siècle Flavius Josèphe intitulé “Antiquités juives”), et manifeste une préférence pour l’EP.

On savait qu’aucun Evangile n’a été écrit selon notre conception historico-scientifique de la réalité. En voici,s’il en était besoin, une illustration supplémentaire.

38 Jacques Duquesne–Jésus, Desclée de Brouwer / Flammarion, 1994, p. 301-317.39 Dans La Vie du 16 décembre 20 04, Jean-François Colosimo, orthodoxe, professeur de théologie à l’Institut Saint-Serge,indique que Nicolas, évêque de Myre, a combattu “l’hérésie arienne”. Prédestiné depuis le berceau, saint Nicolas refuse ascétiquement le sein de sa mère les vendredis… Ses miracles évoquent la Trinité : il sauve trois vierges de la prostitution,trois soldats de la prison et trois princes du bourreau. Dans les récits de l’enfant bouilli, étranglé ou des enfants disparus, il les ressuscite d’une mort en apparence consommée. A sa mort, son corps incorruptible est source de baume et de guérison.

19

Il ne peut être question ici de faire état ou même de résumer toutes les conclusions de l’enquête de Pierre Nautin, et encore moins le processus d’enquête. Citons-en toutefois quelques unes :

La naissance et l’enfance de Jésus:

Mt veut démontrer que Jésus est fils d’Abraham et lui invente une généalogie: il emprunte quelques noms à laBible et improvise le reste. Il applique à Jésus l’oracle d’Isaïe annonçant, selon la version grecque de la Bible, laSeptante, qu’une vierge concevra et enfantera un fils.

En réalité - Pierre Nautin ne le précise pas dans son livre -, le texte hébreu parlait d’une almah, une jeune femmerécemment mariée. Mais la Septante – traduction de l’Ancien Testament établie entre 250 et 130 avant J.-C.àl’usage des juifs dispersés dans le monde grec et incapables de comprendre leur langue d'origine - a traduit parparthenos, c’est à dire une “vierge”. On mesure ici tout ce qu’une erreur de traduction dans l’histoire du judaïsme a pu avoir comme conséquence dans l’histoire du christianisme.40

Mt fait naître Jésus à Bethléem pour être conforme à la prophétie de Michée, et invente la visite des mages pourle faire fuir en Egypte, puis revenir à Nazareth. Le massacre des enfants de moins de deux ans est aussi unecréation de Mt, totalement dépourvue de réalité historique.

Lc, pour faire naître Jésus à Bethléem, invente le recensement des gens dans le pays de leurs ancêtres, unesupposition invraisemblable. En réalité, les recensements romains n’avaient pas pour objectif de connaître le nombre d’habitants, mais d’établir l’impôt. La déclaration devait se faire dans le lieu où chacun habitait, travaillait, avait ses biens.

La présentation de Jésus au Temple et l’épisode de Jésus enfant au milieu des docteurs de la Loi sont des ajouts de Lc, pour combler le temps vide chez Mc entre la naissance et le début du ministère. Pour Lc, le Fils de Dieune pouvait être qu’un enfant prodige…

“En réalité, écrit Henri Tincq41, l’historicité des Evangiles de l’enfance est extrêmement mince. On est ici plutôt dans l’ordre du mystère et de la foi. Luc et Matthieu ne sont pas des historiens au sens moderne du terme. Selonun genre littéraire bien connu de l’Antiquité, leurs récits n’ont d’autre fonction que d’anticiper sur ce qui va suivre, de résumer par avance, et symboliquement, le destin de Jésus. Sa naissance à Bethléem en fait un être“royal”. La visite des bergers à la crèche précède son enseignement majeur sur l’amour dû aux pauvres. Celle des mages d’Orient signifie que le message du nouveau né s’adresse aussi au monde païen. L’évocation des massacres du roi Hérode en fait un “nouveau Moïse”, dans un parallèle saisissant avec le massacre des enfants hébreux sous Pharaon. De telles règles d’écriture symbolique fondent une croyance dans un homme-Dieu sanséquivalent avant Jésus et qui se perpétue après lui depuis vingt siècles”

La vie publique de Jésus :

Le récit du baptême de Jésus tel que Mc l’a conçu etécrit répond à une intention apologétique : prouver auxdisciples de Jean Baptiste que Jésus était supérieur au Baptiste et le baptême en son nom d’une efficacité plus grande que le leur. Alors que l’EP ne parlait pas d’un baptême conférant l’Esprit Saint, Mc fait dire à Jean-Baptiste que Jésus “vous baptisera dans l’Esprit Saint”, fait entendre la voix de Dieu à la sortie du Jourdain et invente le séjour de Jésus au désert. L’épisode de la Transfiguration, où Dieu parle encore en direct, est bien sûr lui aussi inventé.

Trois apôtres figurent dans l’EP. Marc en ajoute 9, pour faire 12, référence aux douze tribus d’Israël, et crée l’institution des Douze apôtres. La création d’un clergé ne remonte pas à Jésus pour qui la Révélation était destinée aux “tout-petits”. Mc, moins sensible aux dits de Jésus qu’à l’établissement d’une Eglise, supprime le discours des Béatitudes pour le remplacer par l’institution des Douze apôtres.

Dans les dits de Jésus qui constituent le noyau de l’EP, nous en trouvons un dans lequel Jésus compare laconnaissance qu’il a de Dieu à celle qu’un fils a de son père, mais jamais il ne se proclame le Fils de Dieu.

40 Le plus paradoxal, c’est que tous ceux qui enseignent la théologie catholique savent, certes, ce qu’il en est, mais que la pression de l’autorité magistérielle leur interdit absolument de le reconnaître: ils connaissent fortbien le contresens “grec”, l’erreur qui fait du mythe une réalité historique, la rationalisation malhonnête du “merveilleux” dans l’apologétique de l’Eglise (…). Mais tout cela ne doit pas compter, parce qu’à travers les siècles l’Eglise a enseigné ce qu’elle a enseigné et pas autre chose, et commandé de croire ainsi et pas autrement. Les images mythiques des “païens” soumises à la contrainte de la logique grecque: voilà enfin défini ce qui fait la structure spécifique du dogme de l’Eglise catholique. Eugen Drewermann –Dieu en toute liberté–Albin Michel, 1997, p. 11141 Henri Tincq, “L’énigme de la naissance de Jésus”, Le Monde (Dossier et documents), décembre 2004.

20

L’auteur des dits de la Source employait l’expression fils de l’homme dans son sens banal (un humain, quelqu’un, ou je), tandis que l’auteur de l’EP en fait un titre christologique (le Fils de l’Homme, le personnage céleste vu par Daniel)

Le texte du “Notre Père”, que Jésus avait sans doute appris auprès de Jean-Baptiste, a été repris par l’auteur de l’EP, qui, pour la recommander aux communautés chrétiennes, l’a présentée prescrite par Jésus.

D’autres passages nombreux sont de l’auteur de l’EP: l’efficacité des exorcismes, le discours sur l’hypocrisie et le reniement, l’attitude à tenir en cas de persécution, le discours sur les signes du temps, sur la porte étroite, la parabole des invités au festin remplacés par les pauvres, la parabole du sel, celle de la brebis perdue, malheur àqui scandalise, pardonner sept fois par jour. Ces additions peuvent être suggérées selon les cas par des ditsanciens, par la Bible, par des maximes de la sagesse commune, ou par le souci de répondre aux besoins descommunautés chrétiennes et aux objections de leurs adversaires.

La parabole du bon Samaritain est une composition de Lc.

La collection des dits de Jésus dans l’EP ne contenait qu’un miracle, bien modeste: la guérison d’un homme paralysé d’une main. Et encore cette guérison était-elle faite non pas pour prouver la puissance ou la compassionde Jésus, mais pour affirmer simplement que l’homme passe avant les exigences de la règle religieuse. C’est Mc qui ajoute la tempête apaisée, la multiplication des pains, la résurrection de la fille de Jaïre. Mathieu y ajoute larésurrection du serviteur d’un centurion romain. Luc y ajoutera la résurrection du fils de la veuve de Naïm. Au total, Mc introduit dix-sept miracles du même ordre que ceux de la Bible, repris par Mt et Lc, qui aurontdésormais autorité de… “parole d’Evangile”.

La mort de Jésus :

Les paroles de Jésus “Ceci est mon corps, ceci est mon sang, faites ceci en mémoire de moi” pendant le dernier repas avant sa mort correspondent à la liturgie de l’Eucharistie telle qu’elle était pratiquée dans la communauté de Mc. Celui-ci a voulu justifier cette liturgie en la faisant pratiquer par Jésus lui-même.

(Mais d’autres auteurs que Pierre Nautin, comme Eugen Drewermann, soulignent que les rites théophagiques sont totalement étrangers à la tradition juive et affirment qu’ils ont été empruntés par les premiers chrétiens à d’autres religions de l’époque).

La mort de Jésus s’inscrivant dans un plan divin de salut des hommes, le juste s’offrant à Dieu (en “victimepropitiatoire”, “mort pour nos péchés” dira Paul) pour remplacer les sacrifices d’animaux, la Résurrection est dicté à l’auteur de l’EP par la question que la mort de Jésus lui posait ainsi qu’à son entourage chrétien: Si Jésusétait le Messie, pourquoi donc est-il mort ?

Selon l’EP, le peuple n’était pas contre Jésus mais pour lui, à tel point que lorsque les Anciens ont formé ledessein de supprimer Jésus, ils craignaient le peuple. L’intervention de la foule demandant à Pilate de crucifier Jésus et de libérer Barabbas est une création de Mc.

Le reniement de Pierre est une innovation de Mc qui ne figurait pas dans l’EP. La remise en place de l’oreille tranchée au serviteur du grand prêtre est une addition de Lc. C’est Lc qui a introduit des femmes dans le cortège avant la crucifixion de Jésus. Les deux malfaiteurs et le partage des vêtements sont très probablement desreprises d’Isaïe et du psaume 22. Le vin mêlé de myrrhe, la troisième heure, l’écriteau de la croix ont été ajoutés par Mc. Le vinaigre est une reprise par Lc du psaume 69. Mc retouche aussi l’épisode du centurion et lui fait affirmer que Jésus n’était pas seulement “un juste”, comme dans l’EP suivi par Lc, mais “le Fils de Dieu”. Les ténèbres sur la terre sont une reprise par Lc du prophète Amos (on sait par ailleurs qu’il n’y a pas eu d’éclipse du soleil à cette date), le voile du Temple qui se déchire une reprise de l’Ancien Testament, etc.

La résurrection :

Le récit de la Résurrection dans l’EP est construit sur l’idée que la survie spirituelle de Jésus et la pérennité de son action étaient conditionnées par le retour de son corps physique à la vie, retour qui pouvait être prouvé par laconstatation que ce corps n’était plus dans le tombeau où il avait été déposé. Il fallait donc qu’il n’ait pas été abandonné aux chiens ou aux vautours - comme il était de règle pour les criminels condamnés à mort -, mais qu’il ait été enseveli.

La phrase de Jésus “Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit” est une addition de Mt pour asseoir l’autorité des chefs et enseignants de la communauté des chrétiens des années 80-90 et pour introduire le Saint Esprit comme acteur et garant de l’efficacité du baptême chrétien.

21

De même l’institution d’une Eglise et la désignation de Pierre comme celui sur qui elle est établie sont une création de Mt.42.

… mais Ieshoua retrouvé

Jésus était originaire de Galilée, une province séparée de la Judée par la Samarie. La Galilée était à l’abri du judaïsme orthodoxe, doctrinaire et ritualiste de la Judée, dominée par la présence écrasante du Temple deJérusalem contrôlé par les Sadducéens. Elle était plus ouverte à l’influence hellénistique, moins tournée vers l’écrit immuable, la Bible, et vers le rite.

L’EP ne donne nulle part le nom de la mère de Jésus et ne parle pas d’elle. Mc est le premier à faire paraître la mère et les frères de Jésus et leur donne un nom. En réalité, nous ignorons le nom de la mère de Jésus, le nom etla profession de son père, le milieu social où il a grandi, sa formation, la part qu’y avaient la culture grecque et la tradition juive. La seule donnée ferme est qu’il était de Nazareth, en Galilée, pays de tolérance. Jésus a très probablement fait partie du groupe des disciples de Jean-Baptiste et a partagé quelque temps sa vie et sesexercices ascétiques.

Les traits dominants du message de Jésus sont les suivants :

- La prévalence réservée aux petits, des gens du tout venant, qui ne savaient probablement ni lire ni écrire, paropposition aux “savants”, les docteurs de la Loi, et aux “intelligents”, férus de culture grecque: ce qu’il enseignait, ce n’était pas un dogme, mais une sagesse, une pratique. La “révélation” se manifeste dans des circonstances fort diverses. La fibre intime de l’homme ainsi atteinte existe comme une manifestation du divin. Jésus n’évoque pas le Dieu des Juifs (le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob qui fait alliance avec le peuple élu), mais le Père du ciel et de la terre, c’est à dire de tous les hommes et de tous les êtres. Connaître “Dieu” ne passe pas par une tradition religieuse ou une pensée organisée en concepts: il faut s’intégrer au courant de la vie, faire monter le monde avec les forces qui poussent vers le haut.

- L’intériorisation du règne de Dieu:il ne s’agit pas d’attendre un Royaume de Dieu qui va s’installer avec fracas, mais d’accomplir le désir deDieu en soi: “le règne de Dieu est à l’intérieur devous”. On sort d’un mythe eschatologique pour s’occuper d’une réalité spirituelle. Le règne de Dieu ne vient pas tout seul, c’est à chacun et à tous ensemble de le construire. Cette intériorisation rend inutiles non seulement le mythe du jugementproche, mais aussi la sacralisation d’un Livre, et tout sacrement qui fait attendre le progrès spirituel d’un geste ou d’une pratique corporelle.

- L’amour des autres et le pardon. Dans une partie du judaïsme, l’amour ne pouvait s’adresser qu’au frère de race. Jésus brise cette restriction en déclarant la Loi et les prophètes abolis.

- Le détachement. Jésus n’avait pas la naïveté de croire que l’on doit tout attendre de Dieu sans rien faire. Mais il ne faut pas s’inquiéter, c’est à dire se laisser obséder au point d’oublier ce qui est à ses yeux l’essentiel: la viespirituelle. Au contraire, on peut faire confiance en Dieu, avoir la certitude d’être aimé inconditionnellement, être reconnu comme unique et autonome.

- Son attitude à l’égard des institutions religieuses. Jésus ne partage pas l’idée d’alliance de Dieu avec un peuple. Le livre, les rites détournent de l’essentiel. Jésus ne baptise pas, il condamne le commerce des offrandes et il en montre l’inefficacité dans les processus de réconciliation. Il s’insurge contre la religion sacrificielle en faisant fuir du Temple les bêtes destinées au sacrifice et en renversant les comptoirs des marchands qui versaient une partiede leur bénéfices aux prêtres sadducéens. Il était inévitable qu’il soit rejeté par l’institution et par les clercs dont il remettait en question les attitudes de pensée, le pouvoir et les revenus.

Pour Jésus, il ne s’agit plus de placer la perfection dans une observation scrupuleuse de toutes les règles cultuelles prescrites par la Bible, auxquelles les Pharisiens en ajoutaient encore d’autres, il s’agit maintenant, pour chacun, d’entrer dans le règne de Dieu par une conversion effective de son regard et de sa vie. Le règne de Dieu est une réalité intérieure à l’homme, une “ graine de sénevé” qui grandit peu à peu jusqu’à prendre toute la place.

Le ministère de Jésus était le résultat de son évolution spirituelle personnelle qui ne pouvait se faire sans ungrand effort d’authenticité et de générosité. Sa prédication, fruit de son expérience personnelle, était confortée par l’exemple de sa vie et correspondait à ce qu’attendaient les hommes, parce qu’elle atteignait chez eux un aspect authentique et profond, comme elle le fera plus tard sur ceux qui l’écoutent.

42 P. Benoit et M.-E. Boismard, professeurs de l’Ecole biblique de Jérusalem, dans leur Synopse des quatre évangiles en français (Cerf, I972) - qui a obtenu l’imprimatur - considèrent également ce passage comme un ajout de l’ultime rédacteur matthéen.

22

Jésus est conscient de sa mission : proclamer les Béatitudes (des logia la plupart du temps mal traduites, si l’on en croit Eric Edelman), une voie pour trouver le bonheur ici-bas. Il est venu “jeter un feu sur la terre”: ce motdécrit non l’objet de sa mission, mais la manière dont le message se propagera. Il a mis au service de sa recherche du “royaume de Dieu” tout ce qu’il avait, au fur et à mesure qu’il le fallait. Il en ressentait une paix et une joie profondes comme cette femme qui, après avoir retrouvé sa drachme perdue, éprouve le besoin d’aller le dire à ses voisines. Il l’a dit d’abord autour de lui, probablement dans la synagogue de Nazareth, puis à d’autres, et cela s’est transmis de proche en proche. Puis des hommes se sont mis à son école.

On peut tenir pour certain que Jésus ne s’est pas présenté lui-même comme le Messie-Roi et fils de Dieu dontparlaient plusieurs oracles bibliques, ou comme le Fils de l’Homme décrit par Daniel, qui est monté au ciel et qui en reviendra bientôt pour juger les hommes et installer un Royaume de justes. Rien ne permet de supposer que,lorsque Jésus s’est mis à prêcher, il se soit présenté aux gens comme chargé d’une mission divine. Mais il avait confiance que ce qu’il avait considéré comme une mission, ce feu, cette ferveur qu’il avait allumés dans les foules, continueraient à s’étendre de proche en proche, par l’action d’autres que lui.

L’activité missionnaire de Jésus se caractérise par son succès auprès du peuple et des gens simples. Il ne baptisaitpas. Il récusait le miracle, le merveilleux comme signe pour croire. Il a opéré des exorcismes, c’est à dire qu’il guérissait des personnes atteintes de troubles neuropsychiques ou de paralysies par une parole pacifiante etdéculpabilisante et en les touchant. Dans une moindre mesure, chacun de nous peut expérimenter l’efficacité d’une parole juste, c’est-à-dire ajustée, envers quelqu’un qui est dans la souffrance, dans le désarroi, dans la haine, dans l’hésitation.

Comme l’écrit Pierre Nautin, “cette modestie et cet oubli de soi, cette préférence accordée aux petits, cetteestime pour les gens simples chez lesquels il reconnaissait des cœurs plus aptes à saisir les valeurs essentielles de la vie, tout cela le rendait sûrement très attachant”. L’auteur relève aussi chez Jésus le bon sens, l’humour, l’initiative.

On peut ajouter l’importance accordée par Jésus aux femmes, ce qui était à l’époque totalement nouveau, et la recherche du bonheur dans la simplicité du quotidien : la rencontre vraie des gens, l’attrait pour la fraîcheur et la liberté d’esprit des enfants, portes d’accès à une vraie vie spirituelle, la contemplation de la nature. N’oublions pas non plus son amour de la vie. Il ne dédaignait pas la bonne chère et le bon vin, et certains l’appelaient “le glouton et l’ivrogne”.

Instruit par l’exemple de Jean-Baptiste, Jésus ne pouvait pas ignorer que sa critique du caractère aliénant d’une forme de religion légaliste et terrifiante lui attirerait la haine des grands prêtres, que son succès auprès des foulesalarmerait les pouvoirs publics, et qu’il serait liquidé par les uns, les autres ou les deux à la fois. Il ne savait pas quand ce serait, ni comment: d’un coup net ou après de terribles souffrances? Cette pensée ne le quittaitprobablement pas :“J’ai un baptême à recevoir, et comme je suis anxieux jusqu’à ce qu’il soit célébré”.

L’idée que Jésus est Dieu, - ou plutôt n’est pas Dieu au sens propre, mais tient du Père son être et tout ce qu’il a, monothéisme oblige - s’est développée avec Paul, puis avec les Pères de l’Eglise. Quant au Saint Esprit, devenu dans le dogme chrétien une personne à part entière de la Trinité, André Chouraqui le traduit par “le souffle sacré” de l’homme en quête de Dieu, ou souffle sacré de Dieu qui inspire à l’homme de devenir vraiment humain.

Frédéric Amsler, dans L’Evangile inconnu, va dans le même sens que Pierre Nautin: “Les auteurs de Qconnaissent les circonstances de la mort tragique de Jésus, mais celle-ci ne fait pas l’objet d’une interprétationthéologique. La Bonne Nouvelle ne repose pas sur le binôme croix-résurrection, mais sur l’annonce de l’irruption du royaume de Dieu, par un maître de sagesse prêchant et vivant lui-même l’abandon de toutes les sécurités de l’existence. Le royaume court-circuite notre rationalité, transperce nos mécanismes de défense”. Il est pour ceux qui se sont dépouillés des sécurités matérielles, affectives, philosophiques. La source Q est la charte radicaled’utopistes qui veulent, à la suite de Jésus, prophète dérangeant, changer le monde. Au risque d'agresserpharisiens et légistes de Jérusalem.

Aide-mémoire, sans doute, pour les prédicateurs-évangélisateurs de Galilée, le document ne survivra pas dansson état brut, en raison sans doute de l’échec missionnaire de ses promoteurs.(…) Reste l’essentiel pour Amsler:la source Q prouverait que la théologie de la mort et de la résurrection de Jésus n’a pas été la pensée unique des premières générations chrétiennes, comme l’œuvre de Paul le laisse entendre. Dans la source Q, l’homme Jésus prêche un mode de vie plutôt qu’une doctrine. Rien d’étonnant, selon lui, puisque “le Jésus des Evangiles nedemande pas que nous croyions en lui, mais que nous mettions en pratique ses paroles”43.

43 Jean Mercier (2002), déjà cité.

23

Ma conviction est que les premiers chrétiens, et peut-être même les disciples, ont déifié Jésus dont la parole etle témoignage avaient tellement marqué ses contemporains. Ils ont peut-être pensé qu’un tel message ne pouvait être répandu à travers le monde que s’il était habillé (affublé…) des mythes, de la poésie, des symboles, de la magie des religions dominantes de l’époque. Plus probablement, la nouveauté et la caractère libérateur de ce message étaient tels que les premiers chrétiens, pour en parler, n’ont pu utiliser que le langage du mythe et du symbole.

Saint Paul, qui n’a pas connu Jésus, et qui était imprégné des mythologies des religions “païennes” du bassin méditerranéen, a joué un rôle déterminant pour réinterpréter les récits qu’il a entendus. Beaucoup de théologiensle considèrent, à juste titre, comme le fondateur du christianisme.

Dès lors, quantité d’actes et de paroles de Jésus ont été retraités à la mode magique et symbolique, et transformés en “miracles”: ainsi, Jésus change l’eau en vin (il transforme une religion culpabilisante, moralisatrice, dogmatique et ritualiste en relation libre et profonde avec un Dieu d’amour). Il réanime les morts, Lazare, la fille de la veuve de Naïm (il redonne goût de vivre à des personnes atteintes de fatalisme, de désespoir,de mort spirituelle). Il multiplie les pains et les poissons (il annonce une nourriture spirituelle et appelle aupartage: les gens avaient bien sûr amené à manger puisqu’ils avaient des corbeilles…). Il calme la tempête (il calme l’angoisse existentielle de l’homme en révélant un Dieu de pardon et de tendresse: le phénomène detempêtes très violentes et très courtes est bien connu sur le lac de Tibériade). Le troupeau de porcs se précipitedans la mer (les pulsions profondes de l’homme peuvent être vaincues, canalisées au service du bien), etc.

Toujours dans le mode symbolique, le rideau du Temple se déchire en deux après la mort de Jésus (Dieun’est pas un juge tout puissant, il n’y a plus de séparation entre Dieu et l’homme). Jésus apparaît à ses disciples en traversant les murs et les portes (malgré sa mort, il reste proche de nous). Il marche sur l’eau (il est plus fort que les forces de la peur et du mal, il est la vraie sécurité). Une langue de feu brûle sur la tête des disciples à laPentecôte (ils ne sont plus désespérés et abattus, ils ont… la flamme, ils vont témoigner du message auquel ils croient), etc.

Israël Knohl: L’autre Messie 44

Israël Knohl est directeur du département biblique à l’Université hébraïque de Jérusalem. A l’encontre des assertions de la recherche néo-testamentaire qui dénient la réalité historique de l’affirmation par Jésus de sa messianité (Bultmann par exemple), il affirme que Jésus s’est réellement perçu comme le Messie et qu’il s’attendait vraiment à être rejeté, tué et à ressusciter après trois jours, parce que c’était précisément ce que l’on croyait être arrivé à un leader messianique ayant vécu une génération avant lui, Menahem l’Essénien, encore appelé le Messie de Qumran. Tout en étant au fond de lui profondément hostile aux Romains, Menahem étaitl’ami du roi Hérode qui gouvernait par la grâce des Romains, et occupait des fonctions judiciaires. Il menait en fait une double vie.

Dans certains des hymnes trouvés en 1947 parmi les manuscrits de la Mer Morte et publiés récemment,Menahem se décrit lui-même comme siégeant sur un trône céleste entouré d’anges. Il se voyait lui-même commele “serviteur souffrant” d’Isaïe 53 qui fait advenir une nouvelle ère, l’âge de la rédemption et du pardon dans lequel le péché et la culpabilité n’ont plus de place. Ces idées audacieuses conduisirent à son rejet et à son excommunication par les sages pharisiens emmenés par Hillel.

Menahem l’Essénien fut, en fin de compte, tué à Jérusalem par les Romains en l’an 4 avant J.-C. c’est à dire deux ans après la naissance de Jésus. Son corps fut laissé dans la rue pendant trois jours, afin que tous le voient, avantd’être enterré. Ses disciples crurent qu’il était ressuscité après trois jours et était monté au ciel dans une nuée. L’humiliation, le rejet et le meurtre du Messie provoquèrent une remise en cause de la foi chez ses adeptes. Afin de trouver une solution à cette crise, ils repérèrent les passages de la Bible qui pouvaient être entendus commedes prophéties de l’humiliation et de la mort de Menahem. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire du judaïsme, la conception d’un messianisme “catastrophique” vit le jour, qui considérait l’humiliation, le rejet et la mort du Messie comme inséparable du processus de rédemption. Menahem constitue selon Knohl le chaînonmanquant qui nous permet de comprendre comment le christianisme est issu du judaïsme.

Knohl démontre aussi que l’évangile de Jean conserve une tradition, le concept mystérieux de Paraclet, qui reflète un lien decontinuité entre Menahem et Jésus. Le mot paraclet était employé dans d’anciennes traductions de la Bible pour rendre le terme hébreu menahem (le consolateur). De même que tous les empereurs qui ontsuccédé à César ont été appelés César, de même le nom de Menahem, le premier des messies juifs, en est venu à

44 Israël Knohl -L’autre Messie –Ed. Albin Michel, 2001

24

représenter le Messie en tant que tel. Quand Jésus affirmait que le Père enverrait “un autre Paraclet”, il révélait qu’il était lui-même un Paraclet, et qu’il s’inscrivait dans la tradition de Menahem l’Essénien -Le Paraclet. Jésusest l’héritier et le successeur du Messie de Qumran et s’inscrit dans une chaîne de rédempteurs.

Michel Benoît : Dieu malgré lui 45

Michel Benoît, biologiste de formation, a été moine pendant vingt ans. Il a publié Prisonnier de Dieu (Ed. Fixot,1992) où il raconte son expérience dans une abbaye monastique, et Qu’avez-vous fait de Dieu ? (Ed. Fixot,1993), une réflexion sur Dieu et les Eglises. Dans son livre Dieu malgré lui, il indique, comme le P. Boismard46

que Jésus est né de l’union de ses deux parents, qu’il a eu quatre frères et au moins deux sœurs, qu’il a été jusqu’à trente ans chef d’entreprise dans le bâtiment. En l’an 6 de notre ère, Judas le Galiléen, qui s’est qualifié de Messie pour galvaniser ses troupes, prend la maquis et pille le stock d’armes de Sephoris, la capitale de la Galilée. En représailles, le Romains détruisent la ville et crucifient deux mille “terroristes”. Jésus avait environ douze ans, et n’a pu qu’être marqué par ces événements dramatiques. Judas le Galiléen, le zélé pour Dieu, est àl’origine du mouvement zélote, qui regroupe des barjonim et des sicaires, du nom de la courte épée dont ils sonttoujours armés. Les zélotes utilisent de plus en plus la religion et le désir de justice comme un alibi pour la prisede pouvoir par la violence.

Jésus a été appelé la Nazôréen, du nom d’une secte baptiste, et également le Nazarénien, ce qui peut vouloir dire originaire de Nazareth, mais aussi ayant contracté le vœu de nazirat, (pratiques d’abstinences alimentaires,cheveux longs…) . Il a fait retraite dans le désert à côté des Esséniens, avec lesquels il s’est très probablement lié. Il y a vécu une très forte expérience d’Eveil que M. Benoît compare à celle du Bouddha. A Cana, il a mélangé, comme on le faisait à l’époque, l’eau et le vin pur, très chargé en alcool et imbuvable tel quel, et il a bien dosé la dilution. On en a fait un miracle. Très vite, il rompt avec ses pratiques : il mange très librement,participe à des noces, dit des choses qui ne se réfèrent pas à la tradition ou il en prend carrément le contrepied, ils’attaque même au Shabbat, suscitant la réprobation de sa mère veuve, de sa famille et de ses amis.

Trois de ses disciples rivalisent d’ambitionpour être le premier et prendre la place du Maître : Pierre, aliasSyméon ou Simon, alias le barjona, un zélote, sans instruction, sanguin, violent, impulsif ; Jacques et Jean, filsde Zébédée, d’un milieu social un peu plus aisé. “Le disciple que Jésus aimait”, ou treizième disciple, n’était pas Jean Ben Zébédée. Il était un sympathisant confirmé des Esséniens, habitait Jérusalem, connaissait bien etfréquentait les Sadducéens, a joué un rôle très important dans les événements et dans l’élaboration du portrait de Jésus, mais tous les textes du Nouveau Testament se sont efforcés par la suite de gommer sa mémoire et de lefaire disparaître. Son témoignage, rédigé assez tôt, a été ensuite corrigé et surtout amplifié pour confirmer ladivinité de Jésus.

Judas Iscarioth, le sicaire, le zélote, avait la confiance de Jésus qui lui avait confié les finances, et n’a pas pris part à la course effrénée au pouvoir de certains autres disciples, compétition qui apparaît à plusieurs reprises dansles évangiles. Au sein des Douze, la cellule zélote comprend Pierre, Judas, et Simon dit “ le Zélote”. Ils réalisent peu à peu que Jésus ne veut pas chasser le Romains et prendre le pouvoir , et qu’il est même un obstacle à la Cause. Quand la dénonciation par Jésus des perversions de la religion s’affirme,quand son succès auprès defoules s’amplifie, quand Jésus s’attaque au Temple, source de la richesse sadducéenne, Sadducéens et Pharisiens, oubliant leur vieille haine réciproque, font alliance pour le tuer. Le treizième disciple, par ses relations avec lesSadducéens et avec le Grand Prêtre Caïphe, veut écarter Jésus un moment pour son bien, et faire aboutir lemouvement populaire contre les Romains malgré Jésus. Il prend contact avec les groupe des trois et propose queJudas prenne contact avec Caïphe. Judas accepte de livrer Jésus à Caïphe, mais il demande que la personne duNazoréen soit protégée par le caractère sacré d’un vœu, selon la pratique juive héritée des coutumes païennes et que l’on retrouve dans le quorban. L’objet du “vœu” est voué à Dieu seul, et l’homme ne peut plus en disposer à son gré. Pour bien monter que son maître ne doit pas être mis à mort, Judas, en présence du treizième disciple,demande qu’il soit “racheté” par Caïphe. Celui-ci estime la valeur du Nazoréen selon la pratique juive, et lestrente deniers qu’il remet à Judas signifient à la fois qu’il y a eu vœu sur la personne de Jésus, et que cette personne ne peut mourir.

Le problème est que Caïphe ne tient pas parole, et que Jésus est arrêté. Floué, trahi, Judas va tenter coûte quecoûte de faire machine arrière. Mais quand la transaction d’un vœu est dénoncée, c’est aux prêtres qu’il appartient d’arbitrer le différend. Or ici, les prêtres sont à la fois juges et partie… Judas rend Dieu lui-même jugede sa tentative et de sa bonne foi en jetant publiquement les pièces sur le sol du sanctuaire. Les prêtres achètent

45 Michel Benoït - Dieu malgré lui . Ed. Robert Laffont, 200146 P. Marie-Emile Boismard– L’Evangile de l’enfance selon le proto-Luc–Ed. Gabalda, 1997. La naissance miraculeuse aété inventée pour établir la supériorité des disciples de Jésus sur ceux de Jean-Baptiste. Le correcteur du proto-Luc inventeune naissance encore plus miraculeuse, d’une vierge et de Dieu.

25

avec cet argent un lopin de terre, le Champ du Potier, que les habitants de Jérusalem appelleront ensuite leChamp du sang, selon Mathieu (Mt 27, 6-10) à cause du sang de Jésus trahis par Judas. En fait, Judas ne rend pasl’argent parce qu’il a conscience d’avoir pêché, mais parce qu’il a été trompé dans sa bonne foi. Pourquoi Mathieu, témoin des communautés palestiniennes, manipule-t-il le souvenir ? Pour couvrir Pierre, fondateur deces communautés, qui a été avec le 13ème disciple et avec Jean Ben Zébédée l’initiateur de la machination.

La conviction de Michel Benoît est la suivante : Judas, trahi par ses commanditaires, les mettait en danger enmenaçant de dire ce qui s’était passé, et a été assassiné. Mathieu invente le suicide par pendaison, et utilise le même mot peu employé (apanchesthai) que celui de la version grecque, qu’il connaît, de la mort d’Ahitophel, général des armés d’Absalom, le seul dans la Bible qui se soit pendu par dépit. On sait que Mathieu, chaque foisqu’il le peut, invoque le passé biblique pour pouvoir inventer sa propre version des faits: ainsi l’invention de la naissance à Bethléem. On sait surtout que c’est Mathieu qui a inventé la consécration de Pierre par Jésus comme chef de l’Eglise (Mt 16, 18: “Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise”), Eglise dont il n’est question nulle part ailleurs dans les Evangiles. Pour Mathieu, Jésus, le nouveau David, a été trahi par Judas, quidevient une figure d’Ahitophel-le-félon-pendu.

Mais il arrive que le criminel se trahisse lui-même. C’est ce qui arrive à Simon-Pierre quand, longtemps après lesfaits, il donne sa propre version de la mort de Judas en étant étrangement bien informé sur les détails (Ac 1, 16-19): Judas “a basculé en avant et a éclaté par le milieu, et toutes ses entrailles se sont répandues”. Judas a été poignardé selon la méthode favorite des zélotes, d’un coup de glaive dans le ventre qui lui a déchiré l’abdomen et a fait sortir ses entrailles. Juste avant le dernier repas, deux des disciples avaient déposé leur glaive de côté, àportée de main (Lc 22, 38). Le coup de glaive que Pierre porte au serviteur Malchus au moment de l’arrest

ation de Jésus à Gethsémani est un coup de tueur: Pierre vise la carotide, juste sous l’oreille, et touche l’oreille. La tradition catholique s’est évertuée depuis longtemps à concilier les deux versions de la mort de Judas. Le très officiel Dictionnaire de la Bible de Vigouroux (Ed. Letouzey, 1912) prétend que la corde ou labranche d’arbre casse sous le poids, que la peau du ventre de Judas, gonflée par la putréfaction, se rompt et laisse échapper les entrailles. Michel Benoît répond à cela1) que Mathieu ne parle nulle part d’un arbre 2) qu’un cadavre en Israël n’est jamais laissé à l’abandon (Dt 21, 22 confirmé par le Rouleau du Temple deQumran)3) Q’un cadavre décomposé pendu par le cou ne tombe pas la tête la première…Leur Maître disparu, le témoin gênant liquidé, les souvenirs “corrigés” par la suite, leur réputation intacte, Pierre , Jean Ben Zébédée et le 13ème disciple peuvent désormais construire une Eglise et une nouvelle religion .Judas n’a été que le donneur. Comme l’écrit Xavier Léon-Dufour, “ Judas n’a pas trahi… Il a commis une graveerreur de jugement, prisonnier qu’il était de sa conviction de bien agir” 47.

Le dernier repas de Jésus a eu lieu dans la maison du 13ème disciple, dans le quartier ouest de Jérusalem. Risqueconsidérable qui explique les précautions de conspirateurs prises pour s’y rendre (“Vous rencontrerez un hommeporteur d’une cruche d’eau”). Les éléments essentiels à la pâque juive sont absents: ni agneau pascal immolé, niherbes amères, ni deuxième coupe de vin après la première. Ce repas a tout l’air d’un repas rituel essénien précédé d’un baptême de purification par immersion: le lavement des pieds remplace la piscine. L’ablution d’eau est rapportée par le seul quatrième évangile. Les autres ont gommé ce rite qui montrait trop ouvertement lanature essénienne du repas, mais ils n’ont pas pensé à gommer le porteur qui apportait l’eau nécessaire… Ce n’est qu’après coup que les évangélistes ont inventé une date et des paroles de Jésus, pour donner à ce repas des allures de repas pascal juif. L’enjeu “politique”, au moment où ces évangiles sont écrits, est de faire de Jésus lui-même l’Agneau immolé du judaïsme, devenu le Fils de Dieu s’offrant à son Père. Sur les 14 hommes présents (Jésus, les douze et le maître de maison qui est le 13ème disciple), quatre au moins (le 13ème disciple, Pierre, Jeanben Zébédée et Judas) sont dans le secret de la trahison. Jésus n’accomplit pas le rite habituel , les bénédictions (Berakhot) , mais fait un geste symbolique pour montrer aux disciples qu’il sait qu’il va être donné, puis rompu dans la violence, et que son sang va couler. Il ne leur a pas proposé de manger son corps ou de boire son sang,toutes choses qui font horreur à un juif et que la loi de Moïse interdit formellement (Dt 12, 16). Il s’est simplement comparé à du pain et du vin. En les leur donnant, il leur a dit qu’il savait leur rôle dans sa trahison, et qu’il acceptait pleinement d’être trahi par eux et d’aller à une mort certaine.

Si Jésus a été reconnu coupable par les prêtres sadducéens, c’est parce qu’il menaçait le Temple et leur pouvoir. Si les pharisiens ont collaboré, en tous cas au début, à sa mise en accusation, c’est pour un conflit théologique sur sa façon d’interpréter la Loi. Si le Romains l’ont exécuté, c’est sur une rumeur de sa prétention messianique à laroyauté, qui inquiète leur puissance d’occupants. Dans aucun de ces chefs d’accusation n’apparaît une prétention de Jésus à la divinité, passible de lapidation chez les juifs.

47 Xavier Léon-Dufour sj–Judas, homme de foi ?–Etudes, 1997, p. 654

26

Selon les trois évangiles synoptiques, aucun proche de Jésus ne se tient au pied de la croix, ni Marie, ni le 13ème

disciple que Jésus aimait. Les soldats romains empêchaient les gens de s’approcher des crucifiés. Les synoptiques précisent aussi que le transport du cadavre a été effectué une peu plus tard par Joseph d’Arimathie et quelques femmes amies, mais ne parlent pas du 13ème disciple ni de la mère de Jésus. L’explication de Michel Benoît est que l’auteur du quatrième évangile, en plein conflit avec les chrétiens de Palestine, et notamment avec Jacques ben Joseph, le frère de Jésus qui se prépare à prendre le pouvoir en éliminant Pierre, veut se déclarer frère deJésus par la dernière volonté de Jésus en personne. Il fait donc dire par Jésus à sa mère “Femme, voici ton fils” et au disciple “Voici ta mère”. Sur ce qu’on appelle “les sept paroles du Christ en croix”, les plus plausibles sont “J’ai soif”, une reconstitution authentique puisque le 13ème disciple, à distance, a pu voir les soldats donnerà boire à Jésus, et la prière en araméen “Elôï, Elôï, lama sabachtani”, citation du premier verset du psaume 22, car les juifs haussent le ton au début et à la fin d’un psaume en prononçant le reste du texte à mi-voix.

Quand les femmes arrivent au tombeau, la pierre a été roulée, le tombeau est ouvert et vide, il y a des hommesvêtus de blanc, deux selon Luc et Jean, un selon Marc. Seul Luc et le 4ème évangile décrivent l’intérieur du tombeau.1) La version officielle qui s’élabore dans les premiers mois est que Jésus est ressuscité des morts. Mais les témoignages divergent: Pour les uns le corps de Jésus ressuscité n’obéit plus aux lois de la nature, il traverse les murs et les portes, Jésus refuse qu’on le touche, il se rend à des distances éloignées en des temps très rapprochés. Pour les autres, il a un corps normal, mange avec ses disciples, il demande à Thomas de toucher sesmains, les femmes étreignent ses pieds.2) Une autre version est attribuée par Matthieu aux autorités juives de l’époque. Les soldats auraient été pris d’un malaise en voyant un ange rouler sous leur nez la pierre du tombeau. Les autorités juives auraient alors soudoyéles soldats pour qu’ils racontent que l’enlèvement avait été effectués par les disciples. Ceci aurait supposé qu’ils surmontent l’interdit du contact avec un cadavre, qui rend un juif impur. On ne voit pas non plus pourquoi ils auraient perdu du temps à débarrasser le cadavre des linges qui l’enveloppaient. 3) Une troisième version (Nicolas Notovitch, G. Messadié, H. Kersten) est que Jésus ne serait pas mort sur lacroix, mais qu’un soldat soudoyé lui aurait donné une mixture stupéfiante qui aurait provoqué chez lui un état cataleptique ressemblant à une mort clinique. Le coup de lance n’aurait fait qu’ouvrir la plèvre sans pénétrerdansle poumon. Jésus se serait rétabli et aurait fini sa vie en Inde. Michel Benoît démontre les incohérences de cetteversion.

La version de l’auteur est toute simple: le cadavre de Jésus é été enlevé par les Esséniens. Le 13ème disciple estbouleversé quand il réalise que, par sa faute, celui qu’il admire tant, déposé dans un tombeau provisoire, va être jeté dans la fosse commune. Il fait appel aux Esséniens, les seuls avec lesquels Jésus ne s’est jamais heurté de front, ceux à qui il a rendu visite à au moins deux reprises. Ils vont au tombeau, roulent la pierre, défont leslinges, plient soigneusement le linge de tête, lavent le cadavre à l’eau, lui passent la tunique blanche de la secte. Pour ce geste religieux, ils ont revêtu eux-mêmes leur vêtement blanc. Ils partent avec le cadavre de Jésus. Celan’a rien d’étonnant en Palestine de voir des esséniens en habit blanc déplacer un mort pour le ré-inhumer chezeux parmi les Fils de lumière. Deux d’entre eux, ou peut être un seul, restent sur place pour prévenir les procheset éviter un mouvement de panique. Le corps de Ieshua Ben Yussef repose probablement dans une nécropoleessénienne dans un rayon d’une journée de marche autour de Jérusalem.

La publication en 1983 du Rouleau du Temple, découvert dans une des grottes de Qumran, montre que lesEsséniens retiraient, quand c’était opportun, les cadavres de leur première tombe et les ré-inhumaient dans destombes individuelles, dans leurs propres cimetières. On a retrouvé à Qumran une nécropole d’environ 1200tombes. Le dominicain français Roland de Vaux, membre de l’Ecole biblique et archéologique française deJérusalem, aujourd’hui décédé, a fouillé le lieu en 1953 et en a ouvert une cinquantaine. Mais rapidement, il a cessé les fouilles, et le compte-rendu officiel de la mission n’a jamais été publié. Pourquoi? Plus de la moitié des800 fragments de manuscrits découverts entre 1947 et 1957 à Qumran n’ont pas été publiés, et ne sont accessibles qu’à quelques personnes triées sur le volet 48. Il s’avère que les Manuscrits ne représentent pas uneseule bibliothèque, celle des esséniens, mais plusieurs d’origines diverses. Par ailleurs, il y a beaucoup de points communs entre la religion des fondateurs du christianisme et celle dont témoigne les Manuscrits. “L’Eglise primitive, écrit A. Dupont Sommer, s’enracine, à un degré que nul n’aurait pu soupçonner, dans la secte juive essénienne” 49.

La meilleure garantie de la collaboration de tous les apôtres à la version officielle sur la mort de Judas et deJésus, c’est leur complicité involontaire dans les événements de ces heures périlleuses. Marie et les enfants Ben Joseph quittent Capharnaüm où ils ne sont plus acceptés et rejoignent les disciples dans la maison du 13ème

48 R Eisenmann et M. Wise–Les manuscrits de la Mer Morte révélés–Ed. Fayard, 199549 A. Dupont-Sommer–Les Ecrits esséniens découverts près de la Mer Morte–Ed. Payot, 1968, p. 29

27

disciple. Pierre prend le pouvoir, d’abord au sein de l’équipe des disciples, puis à l’extérieur du groupe des intimes, le jour de la fête juive des moissons, aujourd’hui la Pentecôte. Il présente alors ce jour là, ou plus probablement plusieurs semaines ou plusieurs mois plus tard, la version officielle de la Résurrection. Lesdisciples adoptent les caractéristiques d’une communauté essénienne dans Jérusalem, où les esséniens sont parfaitement acceptés. C’est là que se situe l’épisode d’Ananie et Saphire, qui tombent morts au pieds de Pierre, le mari d’abord, la femme trois heures plus tard, après qu’il leur ait reproché d’avoir gardé pour eux une partie de la vente de leur propriété (Ac 5, 1-11). Luc attribue à Dieu lui-même la responsabilité de leur mort. MichelBenoît attribue - de façon plus crédible - cette responsabilité à Pierre, qui plus tard en Samarie, menacera de mortSimon le magicien qui lui proposait d’acheter ses pouvoirs (Ac 8, 14).

Jean Ben Zébédée s’efface devant Pierre. En 38, Jacques Ben Joseph, le frère de Jésus a remplacé Jacques ben Zébédée. Le 13ème disciple a été éliminé d’abord du pouvoir, puis de la mémoire en même temps que des textes. En 44, le roi Hérode fait périr par le glaive Les frères Ben Zébédée, Jacques et Jean. Jacques Ben Joseph et Paulde Tarse vont alors écarter Pierre, qui aura été chef des chrétiens durant 15 ans. Quand Pierre comprend que lacohabitation avec Jacques en Palestine est invivable, en 58, il quitte le pays et s’installe à Rome, où il sera chef de l’Eglise locale. “Parce qu’ils étaient poursuivis par une ambition dévorante, les disciples de Jésus ont affirmé que l’enseignement de leur Maître ne pourrait être vécu qu’au prix de l’anéantissement de l’héritage juif. C’est pour cela qu’ils ont divinisé Jésus, à tout prix”. Michel Benoît conclut, de manière peut-être un peu optimiste :“Si le juif Jésus n’avait pas été divinisé, l’Occident n’aurait pas été chrétien: nous serions sans doute des juifsréformés. L’antisémitisme de l’Occident n’aurait pas existé, ni les différentes solutions finales de notre histoire. Christianisme et Islam ne s’affronteraient pas. Des fleuves de sang auraient été épargnés: cette planète aurait untout autre visage”

Pendant cette période trouble, entre 35 et 55, dans ce climat détestable de rivalités, se forment peu à peu lespremiers livrets qui deviendront les évangiles synoptiques, tandis que Ieshoua, dont on venait de faire unressuscité, est devenu un Dieu. Dans les années 50, le 13ème disciple s’oppose à cette divinisation, qui est pour lui une trahison posthume de Jésus. Son propre entourage se scinde alors en deux, ceux qui le suivent et ceux quiadmettent la divinité de Jésus et corrigent le texte initial. Dès lors le 13ème disciple s’éloigne, et les autres gomment sa mémoire des textes. La divinisation de Jésus obéit à la même volonté “politique” profonde : se démarquer du judaïsme puis entrer en compétition avec lui, et ensuite avec toutes les autres religions.

La deuxième partie de l’ouvrage de Michel Benoît est l’exploration de la vie de Jésus à la lumière de l’expérience de Siddartha Gautama, le Bouddha, cinq siècles plus tôt. L’auteur estime que l’expérience de Ieshoua au désert, qui a été la transition entre sa vie privée et le début de sa mission, a été un Eveil comme l’a étépour Siddartha l’expérience de la nuit de Bodgaya . Les deux ont vécu la tentation du doute, du désir physique et du pouvoir. Pour Jésus comme pour Bouddha, la transformation a été radicale pour l’entourage des deux hommes, qui a réagi par l’incompréhension. Pour les deux, le résultat a été l’unification de tout leur être avec eux-mêmes et avec la nature, et la transformation de leur regard sur les êtres et sur le monde. Les deux sontparvenus à la même liberté totale envers leurs traditions respectives, la même opposition à ceux qui les ontformés, la même défiance envers les maîtres spirituels ou prétendus tels. Les deux ont recours constamment à laparabole. Les deux remontent à la racine de nos actions: les pensées qui naissent dans le cœur donnent naissance à des paroles et s’épanouissent en actes. Les deux sont hostiles aux sacrifices. Les deux placent la méditation et les moments d’isolement au centre de la vie spirituelle. Les deux sont des êtres de compassion, pris aux entrailles par la souffrance de leurs contemporains.L’auteur estime, ce qui ne me convainc pas, que l’Eveil a rendu Jésus détenteurs de pouvoirs paranormaux, capable d’effectuer des miracles, des guérisons, des réanimations, ou d’apparaître à ses proches après sa mort. Il affirme que le Maître à penser et à vivre Jésus ne déçoit pas ceux qui lui font confiance, et qu’entrer aujourd’hui en relation avec lui est chose possible.

Jésus simplement

Certes, ce décapage des textes sacrés, ces découvertes, les commentaires apportés dans ce texte peuventbousculer déstabiliser, choquer, bouleverser plus d’un croyant, voire remettre en cause bien des choix ou des pratiques. Comme l’écrit Pierre Nautin,“le domaine que nous abordons est de ceux pour lesquels les résultats d’une recherche historique rigoureuse peuvent contredire ce que nous avaient appris des êtres très chers ou des maîtres vénérés. On est alors tenté de biaiser, de chercher une échappatoire de facilité. Il convient, certes, devérifier de près l’argumentation historique, mais, si elle se révèle solide, il faut savoir l’accepter. Un bon test sur soi consiste à se demander: s’il s’agissait de Mahomet ou du Bouddha, que conclurais-je ? La droitureintellectuelle est une vertu difficile. Elle exige une constante vigilance sur soi et parfois beaucoup de courage.”

28

Il ne s’agit pas seulement pour le chercheur de vérité - et de vraisemblance - de rétablir une réalité historique.Il s’agit, pour l’être humain en recherche de ce qui est profondément humain et divin au tréfonds de lui-même -“Dieu, c’est ce qu’il y a de plus humain au cœur de l’homme” dit Maurice Bellet - de réconcilier sonintelligence et son espérance, d’être relié à son corps, à sa vie, à ses émotions, au cosmos, de faire une expérience personnelle secrète et unique que Johann Eckhart appelait Gottheit plutôt que Gott, la déité plutôt que Dieu.

Il s’agit aussi de remettre beaucoup de choses à leur bonne place.Aucune parole dite sacrée n’est “la parole de Dieu”. Des hommes inspirés parlent et parfois font parler ce qu’ils appellent “Dieu”, mais “Dieu”, lui, ne parle pas. Le divin en l’homme se découvre dans l’expression artistique, dans la recherche scientifique, au cœur de la relation à l’autre (personne, animal, nature), dans la pensée, la parole ou l’acte de compassion, d’écoute, de bienveillance, de bonté, de patience, de pardon, d’émerveillement, mais aussi dans la décision d’assumer le conflit face à l’inacceptable, de passer à l’action, d’entrer dans le rapport de force pour rétablir la justice et la vérité, voire dans la désobéissance aux ordres et aux lois contraires au droit,à la morale, à la conscience.

Jésus est un homme qui s’est mis à croire en lui-même, à inventer sa vie, à adopter des comportements à partirdes appels, des intuitions et des exigences qu’il laissait monter de son être profond. Son témoignage ne cautionne aucun monopole de la vérité, aucun dogmatisme, aucun péché originel, aucune infaillibilité, aucune inquisition,aucune croisade, aucune guerre sainte. Il ne crée aucune Eglise, confession, chapelle ou secte, aucun rite, aucun“sacrement”. Il n’est question d’aucun costume religieux ou vêtement liturgique, d’aucune consécration sacerdotale, d’aucun célibat consacré.

Si Jésus n’est pas Dieu fait homme, mais homme à la recherche de Dieu, il devient plus proche de nous. Il est une référence, un frère aîné, un modèle de l’accomplissement humain authentique. Nous découvrons en Jésus une toute autre grandeur, notre propre grandeur, si nous nous mettons à croire en nous. Il est un exemple que nouspouvons nous efforcer de suivre, même si nous avons le sentiment que Jésus (mais aussi Socrate, Bouddha, AlHalladj, Rumi ou Gandhi) nous devancent de plusieurs longueurs. Les dés ne sont plus pipés. Le christianismen’est plus un conte merveilleux pour enfants. Ce n’est plus la révélation suprême qu’il faut propager à travers le monde, mais un appel universel à chaque être humain à devenir le plus possible soi-même, quels que soient sonmilieu culturel ou sa tradition religieuse.

Comme l’écrit Guillaume Gamblin 50, “pour moi, c’est en le restituant à son humanité, que Jésus peut avoir un intérêt pour la recherche spirituelle et la recherche en humanité des hommes d’aujourd’hui. Je me souviens de ces mots terribles d’Ivan, personnage des Frères Karamazov de Dostoïevski, qui explique ainsi son désintérêt pour lechristianisme: “A mon avis, l’amour du Christ pour les hommes est une sorte de miracle impossible sur la terre. Il est vrai qu’il était Dieu; mais nous ne sommes pas des dieux.”. Il ya selon moi une profonde et brûlante véritédans cette représentation. C’est précisément l’intuition inverse que m’ont fait découvrir Marcel Légaut et Georges Sauvage. Si Jésus est pour moi un frère en humanité, alors son expérience me concerne intimement.Alors commence l’aventure!”

Georges Sauvage dans les pas de Marcel Légaut

J’ai rencontré, parmi ceux qui ont fréquenté Marcel Légaut, Georges Sauvage, un franciscain, capucin. Il a été directeur du petit séminaire des capucins à Angers, puis pendant 19 ans membre des missions régionales enmilieu ouvrier, puis aumônier pendant douze ans à la prison de Fleury-Mérogis, puis ermite-concierge en régionparisienne. Pendant cinq décennies, il a été un ardent admirateur et prédicateur du mystère de l’Incarnation de Jésus-Christ, Fils de Dieu fait homme, et cela au-delà de toutes les objections historiques, exégétiques,rationnelles dont il avait conscience. Il a “craqué”, à l’âge de 70 ans (il en a maintenant 85) en découvrant avec M. Légaut l’expérience de Ieshoua, juif fervent, confirmé, lors de son baptême dans le Jourdain, de la justesse dece qu’il portait en lui, en accord avec les textes les plus profonds de la Torah et des Prophètes, mais si peu avec la mentalité ambiante et les commentaires habituels.

Ieshoua était alors parti sur les routes de Galilée afin de partager avec ses compatriotes ce qui lui semblait siimportant pour eux comme pour lui : croire dans la vie, vivre en relation avec leur Père du ciel qui ne marchandepas son amour en fonction des mérites ou des fautes, croire dans son Royaume qui ne correspond pas à unterritoire, mais à une fidélité active aux appels et aux exigences de la vie.

Celui qui disait tout cela avec tant d’assurance n’était qu’un Juif parmi d’autres, mais c’était si simple, si juste, si évident qu’aucun Docteur de la Loi n’arrivait à le contredire. Personne, à ce moment-là, n’imaginait que cet homme, qui était peut-être le Messie, était Yahwé lui-même venu partager leur vie pour les délivrer du péché !

50 Guillaume Gamblin–Itinéraire spirituel–16 juin 2005

29

C’est alors que le travail d’élaboration progressive qui devait aboutir à la construction du christianisme est apparu avec toute sa complexité, liée au contexte culturel des trois premiers siècles.

Mais pourquoi sommes-nous si peu à oser franchir le pas, à rendre à Ieshoua son humanité, à le démythifier, àle dé-diviniser? C’est ainsi que G. Sauvage a initié un réseau, intitulé Jésus simplement , pour aider les uns etles autres à s’exprimer, à se poser les questions et à recueillir entre eux les éléments de réponse, dans un sens oudans l’autre, librement51. A commencer par lui-même: “ce Jésus, que j’aime de plus en plus simplement, est plus percutant pour ma vie quotidienne et même plus authentiquement “divin” que lorsque je croyais qu’il était Dieu”. Mais, précise-t-il, “de l’avoir fréquenté si longtemps, ce Jésus, en croyant qu’il était Dieu, m’a déjà familiarisé avec lui; sinon, je ne l’aurais pas connu”52.

“Auparavant, la beauté et la cohérence de la grande tradition “christienne” (comme le dit Jean Jacob) me faisaitdire: “Si Jésus n’était pas “Dieu”, il ne serait plus rien pour moi; Jésus étant Dieu venu partager notredéchéance pour nous faire partager sa gloire : la Kénose”. Le “Jésus” de M. Légaut, entrevu entre les lignes de ses ouvrages, m’a fait abandonner le Jésus de la Tradition, qui s’est spontanément effondré, sans crise et sans argumentation, alors que je l’avais exploré de 1953 à 1988 et que je m’étais mis en années sabbatiques pour poursuivre mon exploration. C’est mon originalité” 53

Ce Jésus “plus attrayant qu’un autre” appelait, en un second temps, une argumentation historique, philosophique, théologique…

Comme l’écrit encore G. Sauvage, “je n’inscris plus ma vie comme celle d’un homme congénitalement pécheur dans une humanité naufragée, dans un mouvement de Salut universel en Jésus-Christ. J’inscris mon devenir humain d’homme inachevé dans une humanité en quête d’un accomplissement authentique, et Jésus représente pour moi un type d’homme particulièrement accompli sur des points fondamentaux pour moi :

- la justesse et la pureté de sa relation à “Dieu”, - son estime inconditionnelle pour l’être humain, - sa lucidité sur le caractère oppressif, aliénant de la religiosité inculquée à son peuple,- son courage pour entreprendre avec quelques hommes et quelques femmes proches de lui une action de

grande envergure,- enfin sa sagesse profonde telle qu’elle se dégage des Béatitudes, du Sermon sur la Montagne, de ses

réactions spontanées et de ses actions symboliques, de son refus de prendre le pouvoir”.54

La foi de G. Sauvage - et de bien d’autres hommes et femmes avec lui - au dieu que cherchait et que révélaitle rabbi Ieshoua “n’en devient que plus vive, plus aiguisée, plus brûlante même”.

Selon G. Sauvage55, trois traits caractérisent l’accomplissement de Jésus:- Ieshoua a cru en lui-même. Il a laissé vivre ce qu’il portait au plus profond de lui. Il l’a partagé. Il a cru à son dieu tel qu’il se le représentait, aux morceaux choisis de la Torah qu’il a privilégiés au détrimentdes autres.Il a tenu compte de son ressenti intérieur, de ses interprétations de la vie.

- Comme il croyait dans celles et ceux qu’il côtoyait, Ieshoua les a amenés à croire chacun en soi-même.“Homme de peu de foi”, “ta foi ta sauvé”, ces expressions évoquent le croire en soi, la confiance en soi, “la foi des tripes”. Jésus formait des compagnons; il les initiait à ce qu’il découvrait; il leur expliquait lesparaboles qu’il utilisait volontiers.

- Ieshoua était inséré dans une société et dans une institution humaine, mais il restait libre. Il faisait partie dujudaïsme. Il connaissait et se positionnait par rapport au judaïsme des scribes, celui des pharisiens, celui desesséniens, celui des zélotes. Il fréquentait la synagogue, la maison pour tous de son époque, mais utilisaitaussi d’autres lieux pour parler et pour agir. Il prenait ses distances avec l’institution: “On vous a dit…, moi je vous dis…”. Il citait peu les Ecritures (on les lui a fait citer par la suite pour montrer qu’il était le messie).

Ainsi, le message central de Ieshoua est l’appel à chacun à devenir soi, à laisser “Dieu” devenir en soi, comme Jésus l’a vécu en invitant ses contemporains à le vivre avec lui. “Devenir soi - Rechercher le sens de sapropre vie” selon le titre d’un livre de Marcel Légaut56 est la tâche la plus fondamentale et la plus spirituelle del’être humain.

51 Lettre de G. Sauvage à E. Godinot, 21 novembre 2001.52 Jésus simplement, n° 7 du 20 novembre 1996.53 Lettre de G. Sauvage à E. Godinot le 8 novembre 2001.54 G. Sauvage, Jésus simplement, n° 9 du 15 février 1997.55 Entretien d’E. Godinot avec Georges Sauvage le 10 novembre 2001.56 Marcel Légaut - Devenir soi–Rechercher le sens de sa propre vie, Ed. du Cerf, 2001.

30

Georges Sauvage aime beaucoup ce passage de Marcel Légaut57, où la foi chrétienne est comparée à un écrinet Jésus à une perle :“L’écrin permet de conserver la perle pour les temps plus heureux où l’on saura estimer la perle et la dégager de l’écrin… Mais quels longs délais ne faudra-t-il pas pour qu’on vienne à préférer la perle à l’écrin et à ne pas faire jouer inconsciemment à l’écrin le rôle d’écran qui cache la perle !”

A travers ces lignes, il a découvert “un Ieshoua incompatible avec le messie des Juifs, avec le Christ cosmiquede Paul et avec le Fils Unique Incarné de l’Eglise”. Ce qui l’intéresse maintenant, dans la fidélité à lui-même,c’est de vivre en compagnonnage intérieur avec Jésus devenu pour lui Ieshoua, à partir de sa singularité naturelle,“dans le contexte d’un hameau de montagne et de la région dioise, sans aucun rôle officiel, en participant à la base à la vie de quelques associations à visée locale, nationale et internationale”58. Il ne souhaite pas se mettre enavant; il a même pris du recul par rapport au réseau “Jésus simplement”, et j’ai eu du mal à obtenir en 2003 que son nom et son expérience soient cités dans ce document !

Des membres du réseau Jésus simplement ont écrit …

Agnès Munier a été l’animatrice du réseau “Jésus simplement”. Elle a édité des bulletins mensuels où elle confia aux autres membres la façon dont elle se sent touchée par Jésus 59 :

- Ce que Ieshoua dit de l’amour - “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” - suppose de s’aimer soi-mêmepour pouvoir aimer l’autre authentiquement.

- Ieshoua est cet homme qui à travers son expérience de vie (nous n’en connaissons pratiquement rien dans le détail) a été amené à découvrir en lui ce trésor qui est en chaque être. Il a une étonnante capacité à “voir” l’autre, au delà de ses handicaps physiques ou psychologiques. Sa présence, son regard, sa bienveillance inconditionnelle font se dresser debout ceux qui n’ont plus rien à perdre, ceux qui ne peuvent plus continuer à faire semblant.

- Jésus a eu un chemin de fidélité intérieure. Issu d’un milieu très religieux et d’une tradition forte, mais devenant de plus en plus lucide, il s’est positionné de plus en plus clairement et fortement, en décalage avec la lettre deslois religieuses, pour être à l’écoute de la vie, du désir de vivre, de la fragilité de l’être, et pour faire passer ce respect de la vie avant les observances religieuses. La religion doit être un moyen pour accéder à cette expériencedu “reliement” au divin et donc d’ouverture à la vie en plénitude.

- Ieshoua a accédé progressivement à une liberté intérieure qui lui a permis de dépasser les conditionnements,tabous, conformismes, normes de son univers culturel, et de prendre fortement position: “Eh bien, moi, je vousdis…”.

- Jésus invite les hommes à prendre des risques et à lâcher leurs sécurités pour être fidèles à la quête d’autre chose qui sourd au fond d’eux-mêmes (“le jeune homme riche”).

- Il nous invite à un travail de lucidité, de désencombrement, de simplification, pour retrouver la spontanéité,l’émerveillement des enfants, et en même temps leur fragilité, leur innocence (“Si nous ne redevenez pas commedes enfants…”).

- Ieshoua est dans l’authenticité, c’est-à-dire le minimum d’écart entre ce qu’une personne dit, ce qu’elle fait et ce qu’elle est. La fidélité à répondre à ce qui s’impose à lui, à ce qui l’anime de l’intérieur, va le conduire à l’affrontement avec le pouvoir religieux et à la mort.

- Enfin, c’est un homme de convivialité: il est l’homme de la table, non de l’autel.

Un autre membre du réseau Jésus simplement , Jacques Rivet,insiste sur la nécessité pour l’homme de prendre en main sa vie et de ne pas considérer Dieu comme un magicien: “l’homme seul, nu, face à lui-même,ne s’abrite plus derrière un Père Tout-Puissant, un Christ salvateur : il est en charge de son destin, responsable deson devenir”60. Il rejoint en cela la recommandation faite naguère par un jésuite “Prier comme si tout dépendaitde Dieu, mais agir comme si tout dépendait de moi”.

Marie-Thérèse Abéla : le mythe de la Résurrection

57 Marcel Légaut–Méditation d’un chrétien du XXème siècle, Ed. Aubier, 1983, p. 84.58 Lettre de G. Sauvage à E. Godinot du 8 janvier 2002.59 Agnès Munier, Jésus simplement, n° 6 du 18 octobre 1996.60 Jacques Rivet lors d’une rencontre du mouvement “Jésus simplement” à Mirmande, du14 au 19 septembre 2001.

31

Avec son accord, j’emprunte ce paragraphe à Marie-Thérèse Abéla, également membre du réseau JésusSimplement. Elle a écrit ce texte sur le mythe de la Résurrection en janvier 2005.

Le Royaume de Dieu (ou des cieux) est au cœur de la prédication de Jésus. "Il enseignait dans les synagogues la bonne nouvelle du royaume de Dieu". Il évoque ce royaume dans des paraboles et au cours de ses rencontres. Ceroyaume est comparé à une perle rare, à une graine, à un trésor caché, à un ferment. Il n'est pas de ce monde.Pour le voir, il faut naître d'en haut, c'est à dire opérer un passage d'un niveau d'être à un tout autre niveau. C'estce qui était demandé à Nicodème et à la Samaritaine. Ce royaume est une réalité intérieure. Il est proche. Il estdéjà là. Il est à l'intérieur de vous. "Ce que vous attendez est venu mais vous ne le connaissez pas."Malheureusement, ce terme de "royaume" passe mal dans nos mentalités modernes. Le mot "éveil" serait plusévocateur mais a-t-il exactement le même sens ? "Le royaume des cieux, que les Orientaux appellent l'Eveil, estcette plénitude intérieure que cherchent les contemplatifs qu'ils soient hindouistes , bouddhistes, ,juifs, chrétiens,soufis, animistes, agnostiques ou athées…"61.

Mais, après la mort de Jésus, cette annonce essentielle du royaume est laissée dans l'ombre. L'accent est surtoutmis sur la résurrection. On construit alors les récits du tombeau vide et des apparitions. Ces récits sont faits entermes objectifs, réalistes, quasi historiques. Jésus est sorti vivant du tombeau, avec son corps, avec sa chair et ila toutes les apparences d'un homme vivant. Les disciples s'entretiennent avec lui; ils mangent ensemble etpartagent le poisson grillé. Cependant, ils ont parfois du mal à le reconnaître au premier abord et il disparaîtsubitement de leur présence. L'apôtre Paul parle d'un "corps spirituel".

Pourquoi le message du Royaume intérieur, sur lequel Jésus insistait tant, a-t-il laissé la priorité, après samort, à un message de résurrection ? Les historiens y trouvent plusieurs raisons :

D'une part, explique Emile Gillabert, "Jésus annonce un royaume qui n'est pas celui qu'attendaient les Juifs".L'aventure du royaume est une aventure intérieure qui suppose une recherche patiente et amène à unetransformation progressive. "Les disciples ne comprennent pas ou ne supportent pas ce message. Un dialogue desourds s'instaure entre Maître et disciples. Ceux-ci ne se résignent pas à renoncer au grand rêve du salut d'Israël."Ils transposent à l'extérieur d'eux-mêmes ce qu'ils ne sont pas capable de vivre à l'intérieur et en font un grandmythe. "L'éveil intérieur annoncé par Jésus est devenu résurrection."62.

D'autre part, les premiers chrétiens, après maintes controverses, ont finit par confier la direction de l'Eglise auxdisciples arrivés les premiers au tombeau vide de Jésus et considérés comme les premiers témoins de laRésurrection. C'étaient Pierre et Marie-Madeleine – mais elle n'était qu'une femme… C'est finalement Pierre et ceux qui lui ont légitimement succédé qui sont devenus chefs de l'Eglise jusqu'à nos jours. Elaine Pagels souligneque si l'historicité du tombeau vide et des apparitions n'avaient pas été fortement affirmées, la primauté de Pierreaurait été remise en question. La doctrine du tombeau vide et de la résurrection corporelle de Jésus légitimel'autorité des dirigeants de l'Eglise, successeurs de Pierre. "Cette théorie - que toute autorité dérive del'expérience que firent certains apôtres du Christ ressuscité, expérience que jamais plus ne peut se renouveler -entraîne de vastes implications pour les structures politiques de la communauté"63. Elle consolide à jamais lepouvoir du pape et des évêques.

Les chrétiens de sensibilité gnostique regrettaient cette organisation du pouvoir. Ils pensaient que l'autorité dansl'Eglise devait être exercée par ceux qui avaient le plus de maturité spirituelle. Mais leur opinion n'a pas étéécoutée.

Il y avait aussi l'attente des peuples voisins où l'angoisse de la mort était omniprésente. "Cette angoisse a permisau christianisme de s'imposer en postulant une résurrection intégrale, y compris celle de la chair, et de lapromettre à tout le monde, démocratisant ainsi la perspective de la vie après la mort"64.

Enfin, il y a eu l'influence prédominante de Paul dans les Eglises primitives. Paul ne s'est pas intéressé à la vieconcrète de Jésus ni à sa prédication (les connaissait-il ?) et il ne fait guère de place à son message d'éveilintérieur. Seules sa mort et sa résurrection ont été intégrées dans ses écrits, et c'est ce thème qu'il a prêchéinlassablement aux premières communautés.

C'est ainsi que le contexte historique de départ a favorisé l'image de la résurrection corporelle de Jésus tellequ'elle a été comprise pendant des siècles de christianisme.

61 Etienne Godinot, “Habiter le moment présent”, La Croix du 19 août 2004.62 Emile Gillabert–Paroles de Jésus et sagesse orientale, Ed. Dervy, 1997, p. 12 et 17.63 Elaine Pagels–Les évangiles secrets, Ed. Gallimard, 1982, p. 45.64 Edgar Morin, Le Monde des religions, n° 8, nov.-déc. 2004, p. 50.

32

Les chrétiens ont l'habitude d'associer étroitement la mort et la résurrection de Jésus. On dit couramment"mort et ressuscité". Or il s'agit de deux événements qui n'appartiennent pas au même registre. La mort de Jésusest une réalité historique, physique, matérielle, comme la mort de tous les humains. Sa résurrection est unévénement spirituel. C'est un éveil au royaume intérieur qui a lieu au cours de la vie et non après la mort. Ce n'estpas un moment particulier de son parcours, un fait ponctuel. C'est un événement permanent. "Au matin dePâques, il ne s'est rien passé" dit Bernard Feillet.65 Ainsi, Jésus s'éveille (ressuscite) bien avant sa mort.(…) Après sa mort, ses disciples ont fait une expérience que Jean Jacob appelle "l'inouï": "En dépit de sonélimination, Jésus leur parvenait encore." Ils se sentaient visités par une présence mais ils n'avaient pas de motspour dire cette expérience intérieure. Leurs divers témoignages sur la Résurrection sont des essais pour dire cequi se passe en eux et les récits sont souvent confus et incohérents. Ces récits témoignent de leur douleur et, toutà la fois, d'une joie qui est porteuse de vie66.Cette expérience est celle des disciples qui ont connu Jésus. Ils en parlent entre eux et essaient de comprendre cequi leur arrive. Elle est aussi sans doute celle de tous les "témoins de la Résurrection" quelles que soient les"apparitions" dont ils ont bénéficié.

Le terme résurrection est certainement ambigu. Il embarrasse les théologiens contemporains. Ainsi, Marie-Emile Boismard a intitulé un de ses livres: "Faut-il encore parler de résurrection ?" et il conclut par une citationde P. Masset: : "Le mot "résurrection" est lui-même une image. Il risque de nous induire en erreur dans la mesureoù il évoque l'idée d'un cadavre qui se réveille, revient à la vie, se lève et surgit du tombeau" 67. Notrerésurrection est la même que celle de Jésus. C'est la présence du Royaume en nous dans la vie présente. C'estrejoindre notre être véritable, notre "je" éternel.

Raimon Panikkar situe aussi la résurrection pendant la vie, avant la mort. Cette résurrection est l'accession àla vie infinie, pleine, définitive, l'accomplissement spirituel ultime. "Or cette vie infinie ne vient pas après la viefinie: elle est la dimension en profondeur de cette vie même. C'est pourquoi si je ne vis pas maintenant marésurrection, je ne la vivrai jamais (…) La vie éternelle n'est pas la continuation de la vie temporelle. Si vous ne naissez pas maintenant à la vie, vous ne vivrez jamais"68.

Dans le langage courant, le terme "résurrection" désigne un événement miraculeux qui se situe après la mort.Ainsi, quand Georges Sauvage écrit: "Jésus n'est pas ressuscité"69 , il refuse simplement de croire à larésurrection corporelle, matérielle et miraculeuse de Jésus qui aurait eu lieu quelques jours après sa mort. Lemessage essentiel de Jésus ne porte pas sur l'au-delà de la mort, mais sur la vie terrestre des hommes, leurcheminement, leur éveil. Il ne concerne pas l'après-mort. Jésus partageait les croyances de ses contemporains surce sujet et quand il en parlait, c'était en échos à ces croyances.

Si ce qu'on appelle résurrection est une transformation spirituelle qui prend place au cours de la vie, avant lamort, pour Jésus comme pour nous, qu'en est-il de la vie après la mort? Les hommes au cours des âges onttoujours cherché des réponses et formulé des hypothèses à ce sujet. Ainsi actuellement, en Occident, certainstémoignent de communication avec leurs morts, soit immédiatement après la mort, soit tout au cours de la vie.D'autres font confiance à la réincarnation (30% des Européens) grâce à laquelle ils espèrent parfaire leur parcourssur terre. "L'idée de réincarnation est séduisante car elle offre une seconde chance. Elle propose de considérerune vie amoindrie, ou non aboutie, comme un coup d'essai"70. D'autres encore, qui ont côtoyé la mort de près,racontent leur expérience de pré-mort.

Raimon Panikkar , lui, écrit ceci : "Penser qu'il y a une autre vie, c'est possible. Je n'en sais rien, mais celan'est pas la vie éternelle. Si je vis la vie éternelle ici et maintenant, cette vie, lorsque je mourrai, sera toujours vieéternelle". Et il cite pour illustrer ce propos la métaphore de la goutte d'eau: "Nous sommes des gouttes d'eau.Qu'advient-il de la goutte d'eau lorsque je meurs ? La goutte disparaît (…) (elle) tombe dans la mer mais l'eau ne disparaît pas pour autant. (Elle) ne cesse pas d'être eau - mon eau-, l'eau que je suis …en profondeur".

Selon moi, et c’est mon commentaire aux recherches de Marie-Thérèse Abéla, la “résurrection” de Jésus signifie que son message reste vivant dans le cœur de ses disciples, que sa présence n’est plus physique mais spirituelle, car elle inspire la pensée et l’action de ceux qui se laissent interpeller par lui. De la même façon, même si bien sûr le Mahatma est mort physiquement, on dira que “Gandhi n’est pasmort” 71, car ayant donné àla non-violence un passé, il permet à d’autres, à travers le monde, de lui donner un présent et un avenir.

65 Bernard Feillet–Rencontre à l’Aube, centre où travaillait Louis Evely, 2003.66 Jean Jacob, livret diffusé en 1999, p. 49.67 Marie-Emile Boismard -Faut-il encore parler de “résurrection”?, Ed. Cerf, 1995, p. 162.68 Raimon Panikkar–Entre Dieu et le cosmos, Ed. Albin Michel, 1998, pp. 94 et 95.69 Georges Sauvage, Jésus Simplement, n° 35, p. 5.70 Daniel Marguerat et Denis Muller–Mourir…, et après?, Ed. Labor et Fides, 2004, p. 75.71 Etienne Godinot, “Gandhi n’est pas mort”, La Croix du 1er février 1978.

33

5 - Quelques unes de mes lectures :

Jean Mouttapa: “Ce que le rabbin Jésus dit aux chrétiens”

Je me retrouve parfaitement dans ce qu’écrit Jean Mouttapa 72, chrétien engagé dans le dialogue inter-religieux, co-directeur du département “Spiritualités” aux éditions Albin Michel, sur le caractère universel de la démarche humaine de Ieshoua. Je le cite longuement :

“Il se pourrait bien que l’Evangile nous soit d’une nécessité vitale. Car Jésus – précisément parce qu’il reste, dans sa marginalité, un juif pratiquant et sincère –nous enseigne de façon unique une certaine attitude, à la foisrespectueuse et distancée, vis à vis de toutes les normes religieuses, morales et culturelles. Les traditions, nousdit-il en paroles et en actes, deviennent des idoles, c’est à dire des obstacles entre l’humain et le divin, dès lors qu’elles ne sont plus au service de la seule cause qui peut les justifier : la justice et la compassion.

Ce faisant, Jésus le juif nous ouvre un horizon nouveau. Un horizon supra religieux, ou méta religieux, ou mêmenon religieux, comme l’on voudra, en tout cas une dimension de l’humanité vraiment universelle, apte à féconder la vie d’un musulman ou d’un bouddhiste par exemple, voire d’un agnostique. Le jeu qu’il introduit entre la liberté intérieure de chacun et tout ce qui relève du social, y compris le religieux, ce jeu impertinent qui fit tantscandale à son époque, est toujours porteur d’une subversion explosive. Et salutaire: la “Bonne Nouvelle” nous parle d’une libération à la fois intérieure et sociale qui concerne tout homme et toute femme, quelle que soit sa culture.

L’universalisme de l’Evangile ainsi conçu ne peut plus être impérialiste: pas question d’aller déraciner culturellement des populations entières pour leur imposer les normes et le vocabulaire de la religion chrétienne.La religion particulière nommée “christianisme”, avec sa logique (aristotélicienne), son vocabulaire (grec), samorale et ses croyances (issues du judaïsme hellénisé du premier siècle), cette religion-là, en tant que phénomènesocioculturel historiquement daté et géographiquement situé, c’est un crime contre l’esprit que de vouloir la diffuser dans le monde entier et d’en proclamer la supériorité! Non, s’il y a quelque chose d’universel dans le Nouveau Testament, si le Christ parle à tout être, c’est précisément parce qu’il rompt avec une certaine idée du sacré, parce qu’il est le “Seigneur des non-religieux”, pour reprendre l’expression employée dans ses lettres de prison par le théologien Dietrich Bonhoeffer, grand résistant contre le nazisme.(…).

Comme les prophètes hébreux qui ont toujours été des empêcheurs de prier en rond, Jésus, en tant que juif, necesse de nous dire que le monde est inachevé, qu’il est en un sens inacceptable, que rien ne va plus, qu’il faut changer la vie; il n’a rien d’un sage oriental tourné vers l’harmonie: il pleure, il proclame l’état d’urgence, se met souvent en colère, et le récit de la Passion, qu’on le veuille ou non, est une tragédie. (…).

L’Eglise ayant décidé de se définir comme le “vrai Israël” - précisément au moment où sa composante juivedevenait minoritaire –le judaïsme ne pouvait apparaître que comme un imposteur. La visée usurpatrice del’Eglise ne pouvait devenir que meurtrière. Et elle le fut, hélas!.

Reprendre cette relation totalement ratée à partir de zéro, décortiquer les mécanismes de vingt siècles de haineanti-judaïque (qui ne sont évidemment pas sans lien de cause à effet avec l’antisémitisme païen des nazis, contrairement à ce que prétend le Vatican), voilà un rude programme pour le christianisme du XXIème siècle(…).

Tout cela ne relève pas seulement d’une problématique judéo-chrétienne, et ne se limite même pas au domainereligieux. Au contraire, en filigrane, il y a là toutes les urgences politiques les plus profanes a priori de ce débutde millénaire : respecter les cultures dans leurs singularités, sans pour autant passer par pertes et profits l’idée d’universel (…)”

Eric Edelmann: “Jésus parlait araméen”

Eric Edelmann est docteur en philosophie du département de Sciences des religions à la Sorbonne. Son livre73

est une enquête serrée sur les textes évangéliques, compte tenu de “la complexité de leur rédaction, de leurtraduction, de leur interprétation”, afin de retrouver, sous ses différentes couches rédactionnelles, quel fut le message initial, du vivant même de Jésus.

72 Jean Mouttapa–Ce que le rabbin Jésus dit aux Chrétiens, Nouvelles clés, n° 32, hiver 2001-2002.73 Eric Edelmann - Jésus parlait araméen, Ed. du Relié, octobre 2000.

34

Pour étayer ses démonstrations, il s’est fondé en grande partie sur la Peshitta, évangile écrit en syriaqueencore utilisé par les Eglises de Syrie, d’Irak et du Liban et dont plusieurs équipes de spécialistes, dont le Français Pierre Perrier, affirment qu’il serait antérieur aux évangiles grecs.

Les paroles de l’Evangile sont lues - sans les déformations de la traduction grecque –et commentées par unhomme très ouvert aux autres spiritualités de la planète (vedanta hindou, bouddhisme japonais ou tibétain,soufisme, taoïsme) et dont les maîtres spirituels s’appellent Arnaud Desjardin, Thomas Merton, Henri le Saux, Karlfried Graf Dürkheim, Alan Watts et Georges Gurdjieff. Les paroles de Jésus se révèlent ainsi sous un journouveau et autrement plus subtil : elles apparaissent comme des directives extrêmement précises pour latransformation intérieure.

Eric Edelmann montre combien l’Ancien et le Nouveau testaments sont pleins de récits symboliques : l’Exode d’Egypte et la traversée du désert sont selon lui un mythe décrivant un cheminement, une purification (“lesarchéologues n’ont pu jusqu’à ce jour découvrir au Sinaï le moindre tesson de poterie attestant qu’un peuple entier y ait jamais séjourné”). Le “déluge” est celui des passions qui nous emportent et “l’arche”, la structure intérieure pour recueillir et abriter tout ce qui nous compose. Les cinq ex-maris de la Samaritaine et celui qu’elle a aujourd’hui et qui n’est pas son mari sont les peuples qui ont dominé ou dominent Israël (Egyptiens en I700, Assyriens en 721, Babyloniens en 586, Perses sous Cyrus, Grecs en 333, et Romains en 63). Les cinq portiquesde la piscine de Bethesda sont les cinq sens qui nous maintiennent au niveau du monde sensible, etc.

En traduisant les mots araméens, il donne aux évangiles une signification et une saveur nouvelles. Khtahayn,rendu par péché, signifie exactement erreur, au sens du mot familier ratage. Bisha, rendu par mal, signifie nonajusté, immature, inadéquat. Le Sauveur en langage sémitique est le donneur de vie, etc.

Jésus “enseigne un chemin divin pour devenir réellement humain. Il est le“joyeux messager” qui nous propose une pratique et non une doctrine. “Il nous prescrit comment agir et non ce qu’il faut croire”. La reconquête du divin en l’homme se fait donc ici et maintenant par la pleine acceptation de la vie qui devient transfigurée. Sans une vie consciente, vigilante, éveillée, l’homme n’est qu’un moribond ou même déjà un cadavre : c’est la signification de la “résurrection” de Lazare, un homme que Jésus appelle à sortir de la routine.“La demande de se lever, de se mettre debout et de prendre sa paillasse, c’est à dire de surmonter sa léthargie, apparaît comme la demande essentielle propre à tout cheminement spirituel”: telle est aussi la leçon de l’épisode du paralytique à la piscine des cinq portiques. Il comptait sur le bouillonnement de l’eau en oubliant de faire appel à ses ressources intérieures. De même, le grabataire depuis 38 ans n’a pas été guéri parce qu’il avait foi en Jésus, celui-ci ne s’étant pas fait connaître, mais parce que, à l’appel de Jésus, il a eu foi en lui-même.

Il n’est plus question de “faire le bien”, mais de laisser s’exprimer un état naturel de bonté qui jaillit spontanément. “Tel est le miracle permanent dont portent témoignage les sages, les éveillés, les spirituels detoutes les époques et de toutes les traditions”. Il a dû y avoir dans la manière dont Jésus parlait et agissait quelque chose qui provoquait cette révolution dans les esprits conditionnés par leur passé, leur éducation et leursusages, d’où l’accusation de blasphème, de violation du sacré. “Cette situation correspond à celle qu’à connue Socrate cinq siècles plus tôt. L’enjeu est de même nature, car il est toujours question d’accéder à la vérité en détruisant les sources du mensonge”.

Eric Edelmann fait plusieurs parallèles entre Jésus et d’autres maîtres spirituels: Comme le Bouddha quicherchait à purifier le brahmanisme plutôt que créer un nouvelle religion, et avant lui Lao Tseu en Chine, Jésusrenouvelle et rafraîchit la tradition ancienne des juifs. “Socrate,Bouddha ou Jésus n’ont jamais écrit quoi que ce soit : les paroles proférées respirent la vie, tirent leur force du son. Elles véhiculent un sentiment de présence,d’intensité, d’instantanéité que l’écrit est incapable de donner”.

Parmi les qualités de l’être spirituel, Eric Edelmann cite la curiosité intellectuelle, s’intéresser à tout, vouloir comprendre, la netteté, rigueur, acuité de perception, droiture morale, la vigilance, une présence à soi et à ce quel’on fait, un niveau de conscience connecté à la vie concrète, l’autonomie- “Ne dit-on pas en Orient qu’il y a deux choses dangereuses dans la vie : se tenir debout derrière un cheval et assis devant un maître spirituel !” -,la nécessité de vivre au présent (et de lâcher prise à l’égard du passé et de l’avenir: “le royaume, c’est ici-bas ;l’éternité, c’est maintenant” résume André Comte-Sponville), la largesse d’esprit, mais aussi l’intransigeancequand il s’agit de l’essentiel, la nécessité d’accepter ses émotions pour pouvoir les comprendre et les dépasser, legoût des belles et bonnes choses de la vie, l’humour, etc.

Comme Pierre Nautin, Eric Edelmann écrit: “A propos de la mort sur la croix, il n’est jamais question de “rachat” dans les Evangiles. L’authenticité des propos sur la “rançon” dans les textes de Matthieu et Luc a été sérieusement mise en doute par les spécialistes”.

35

Par ailleurs,“le Malin n’est pas une entité extérieure à nous, un être maléfique correspondant à la conceptionmédiévale du Diable. C’est un dysfonctionnement intérieur, un facteur d’illusion perturbant la vision et déformant la réalité”

“Sans contredire aucunement l’approche selon laquelle la résurrection de Jésus peut être conçue comme une véritable apothéose spirituelle, il est aussi très fructueux de la considérer comme l’affirmation de la pleine possibilité offerte à tout homme, celle d’un éveil complet”. La résurrection, ou réveil, c’est l’accession à une plénitude de vie, une réalisation intérieure, une transformation radicale de l’être et de la conscience, ici et maintenant.

Jean Onimus: “Portrait d’un inconnu: l’homme de Nazareth”

Jean Onimus, né en 1909, marié, 7 enfants, agrégé et Docteur es lettres, a été professeur à l’université d’Aix-Marseille puis à celle de Nice. Il a été invité par des universités du monde entier, conférencier officiel del’Alliance Française. Il a écrit 38 ouvrages, dont beaucoup traduits en sept langues étrangères.

Elevé chrétiennement, membre actif de mouvements catholiques (Equipes sociales, Scouts de France,Paroisse universitaire), il n’avait pas rencontré Jésus. Il a été alerté par une phrase de Joseph Proudhon : “Jésus :une individualité à retrouver, à resituer, à refaire presque, tant il a été dissous, pulvérisé par la religion dont il estl’auteur. Rétablir cette grande figure dans sa vérité humaine est aujourd’hui un travail de première nécessité. Ramené à la vérité de sa nature, à sa pure individualité, il devient un homme prodigieux”.

La conversion de l’auteur date du jour où il a constaté à quel point les idéologies vieillissent avec leurs dogmes et la charge des commentaires qu’ils traînent derrière eux. La sympathie émerveillée pour le Jésus des évangiles synoptiques s’est vite réduite, sous l’influence de Paul, à un système tristement humain de dette et de rachat. “Jésus, devenu Dieu, s’est trouvé exilé dans un autre monde, adulé, adoré, mis hors de portée de nos sympathies”.

Le 39ème ouvrage de Jean Onimus, “Portrait d’un inconnu– l’homme de Nazareth”74, paru en 2003, est uneopération de décrassage de Jésus présenté non comme le Rédempteur de l’humanité, mais comme une référence et un modèle pour devenir des êtres vraiment humains. L’auteur explique d’abord la genèse des Evangiles et montre que “notre tâche est désormais semblable à celle des archéologues: relever l’authentique, rejeter la sédimentation des siècles qui n’a jamais cessé d’édulcorer et d’enjoliver”

Jésus est présenté comme un homme très concret, réaliste, observateur, poète. Il n’enseigne pas, ne manie pas les idées. Sa parole est provocante et excessive, son humour caustique, le contraire du bon Jésus aux proposdoucereux et lénifiants. Ses réponses sont imprévisibles, souvent cinglantes, et visent juste. Jésus n’est pas un sage, mais un émotif, une conscience à vif intensément présente.

L’auteur est persuadé que “cette mosaïque de paroles si suggestives, pathétiques, humoristiques a plus contribuéau succès du christianisme que les subtiles argumentations de Paul: c’est de ce côté-là que gît le trésor, le resteest en train de tomber en poussière”.

Reprenant la classification caractérologique de Le Senne, Onimus présente Jésus comme un émotif-actif-primaire. Ces individus sont entraîneurs, combatifs, fraternels. Leurs sentiments sont vifs, leurs idées novatrices,voire hardies. Ils ne craignent pas d’exagérer ou de se contredire. Ils sont spontanés et directs, impatients. Ils ont le don pour la communication, posent des questions, s’expriment aisément. Ils ont une existence aventureuse,mouvementée et ne connaissent guère le repos. Leur vitalité fascine et attire leurs admirateurs, ils se font ainsides disciples passionnés. Ce sont de bons vivants, au solide appétit. Ils sont spontanés, ignorent le doute, lacontrition, le narcissisme. Ils sont pleins d’ardeur et d’affection, très secourables, avec des réserves de pitié et de tendresse. Leurs idées, par contre, sont subversives, révolutionnaires, ils s’emballent et prennent des partis violents. Ce ne sont pas des gens mesurés, équilibrés, rassurants : tout en attirant les foules, ils leur font un peupeur. Ils donnent leur activité à une cause et leur cœur à une action. Ils sont trop actifs pour faire de longs discours : ce sont des témoins, parfois des martyrs.

Jean Onimus montre la proximité de Jésus avec les Cyniques, comme Diogène, des marginaux en perpétuelexode, méprisant l’avoir et cherchant par le dénuement à accroître l’être. Ils choquent afin de faire réfléchir, dénoncent les impostures et les bassesses, éveillent, secouent les consciences. Ils s’attaquent au formalisme, au ritualisme, au légalisme. Ils mettent à mal le code des honneurs, s’environnent de personnes méprisables. Mais, précise l’auteur, Jésus se distingue des Cyniques par sa modestie et surtout par sa foi en l’homme.

74 Jean Onimus–Portrait d’un inconnu – L’homme de Nazareth, Ed. L’Harmattan (Coll. “Chrétiens autrement”), févr. 2003, 188 p.

36

Jésus dénonce l’intellectualisme, cette perte de contact avec la vie et l’expérience concrète qui rend l’intelligence réductrice, dangereuse et même aveugle. Il s’oppose aux théologiens, aux doctrinaires, aux idéologues,aux moralistes, aux juristes. La Bonne Nouvelle s’adresse à ceux qui veulent vivre.

Le rôle historique de Jésus, affirme Jean Onimus, a été de vouloir rendre les hommes plus humains, de lesappeler à être et à vivre autrement. La structure théologique de la religion chrétienne a été créée par Paul et Jean,mais Jésus est tout le contraire d’un fondateur de religion : ce sont les personnes qui l’intéressaient, pas les communautés organisées; il ne baptisait pas, n’aimait pas les sacrifices, ne portait pas de costume religieux, nerespectait pas les rites sacrés, ne fréquentait pas le Temple, combattait le ritualisme et le dogmatisme. Le dieu deJésus est plus exigeant: il demande une conversion de l’être entier, une mutation en profondeur, une plénitude par le don. En cela il se rapproche du bouddhisme et du taoïsme.

“Pour les prêtres, Dieu est conçu à la façon traditionnelle comme un être tout puissant et parfait qu’il convient de servir, d’amadouer par des prières et un culte attentif (…). Pour les prophètes, et plus encore pour Jésus, Dieu estune présence spirituelle qui fait du monde un “milieu divin” plutôt qu’une propriété divine”.

Jésus ne peut supporter la stérilité et répète que nous sommes nés pour porter du fruit. Il n’est pas un magicien doté de pouvoirs secrets. Il a le don d’inspirer confiance, une confiance libératrice, guérisseuse, qui décuple les forces de résistance et de combat. L’utopie qu’il propose n’est pas une vaine rêverie ou un fantasme de science fiction, mais sert à projeter devant nous un but, certes inaccessible, mais qui fixe une orientation.

Il n’est pas mort pour “racheter le péché du monde”. Il n’a pas vaincu le mal, il l’a à peine égratigné. On l’a tué car il s’attaquait à l’ordre public, à la caste sacerdotale, à la classe possédante, à ce qu’il y avait d’inadmissible dans la société.

Jean Onimus, s’insurgeant contre l’interprétation de Paul (dont il cite par ailleurs des passages admirables), se refuse à décrire la mort de Jésus comme la conséquence d’un gigantesque péché que Dieu lui-même ne pouvaitpardonner et qui exigeait le supplice de son fils. Paul est le premier, bien avant Jean, à parler de mystère, motjusqu’alors réservé aux cultes secrets des religions initiatiques comme les cultes de Dyonisos et d’Eleusis. Le pessimisme paulinien a été amplifié par saint Augustin, repris par Luther puis les jansénistes.

S’opposant également aux auteurs qu’on a appelés collectivement “Jean”, imprégnés de gnosticisme, l’auteur n’apprécie guère les mystères qu’on pourraéternellement commenter, comme celui de la Trinité, quienchantait l’esprit compliqué des Grecs mais désespérait les Sémites si fiers de leur monothéisme.

Une des affirmations centrales de Jésus est que “le royaume de Dieu est au dedans de vous”et “autour devous” : pour le trouver, il faut se connaître soi-même, convertir son regard, voir autrement, appréhenderautrement l’existence. Le monde n’est pas mauvais, il est en gestation. La Bonne nouvelle, c’est que nos vies ne sont pas inutiles, qu’elles ont du sens et qu’elles contribuent à l’instauration du “Royaume”. L’intention évidente de Jésus n’est pas de “racheter” l’homme, mais de l’aider à s’achever, à devenir pleinement humain. “La Résurrection est un événement. Mais l’appel de Jésus est bien plus qu’un événement, c’est une métamorphose”.

“Ce n’est pas l’avenir du christianisme qui est désormais en question, l’affaire est dépassée: c’est le rêve de Jésus !”. L’évangile nous invite à un accomplissement de la nature divine dont nous portons en nous le germe.

6–Echanges sur Jésus

Déconstruction et reconstruction

Le mot “déconstruction”, emprunté à Paul Ricoeur, est employé par Joseph Moingt sj dans son gros ouvrage“L’homme qui venait de Dieu”. Après avoir décrit sur 220 pages la construction du dogme de l’Incarnation, il présente sur 60 pages les tentatives de déconstruction, dont la première est le “Traité théologico-politique” de Spinoza, philosophe juif exclu de la Synagogue, ouvrage publié en 1670. Il faut en effet prendre ses risques et ses responsabilités, oser croire en soi et regarder en face l’ampleur de la déconstruction75.

Si Jésus n’est pas Dieu fait homme pour nous sauver, mais un exemple exceptionnel de l’accomplissement humain, alors :- Jésus n’est plus l’unique Sauveur du monde,- Dieu n’est plus Trinité: Père, Fils, Esprit,- l’Eglise n’est plus Corps mystique du Christ, ni sacrement obligé du Salut,

75 Georges Sauvage, Jésus simplement , n° 9 du 15 février I997.

37

- les sacrements ne correspondent plus à ce qu’est ni à ce que propose Jésus,- les pouvoirs “sacrés” des évêques et desprêtres - participation indélébile au pouvoir suprême du Fils deDieu “rétabli” avec son humanité dans son statut divin - n’ont plus aucun fondement: pouvoir detranssubstantiation, pouvoir de pardon des péchés, etc.

- l’infaillibilité de l’Eglise ou du pape s’effondre; elle qui est définie comme la “participation à l’infaillibilité propre du Christ, lui qui est la Vérité” (le Catéchisme catholique publié en 1992, n° 889 et 2035),

- Marie n’est plus Mère de Dieu.

J’ajoute pour ma part: Les parents deIeshoua, quels qu’aient été leurs prénoms, quel qu’ait été leur rôle effectif dans la vie publique de leur fils le plus connu, - mais ils avaient d’autres enfants, c’est du moins ce que disent clairement les Evangiles -, ont élevé et éduqué un homme de cette envergure, ils lui ont donné le cadre de libertéet de responsabilité qui lui a permis de devenir ainsi lui-même. Ces parents devaient donc être de beauxchercheurs d’humanité, et méritent bien que je leur parle et que je les invoque comme je parle à leur fils ou àd’autres témoins (Socrate, Gandhi ou Sakharov…) dans ce que j’appelle la “communion des vivants et desmorts”. Mon attachement à ceux qu’on a nommés Youssef et Myriam, Joseph et Marie n’en souffre pas, il devient au contraire plus fort car plus humain et moins mythique.

Cette déconstruction est vaste, voire vertigineuse, ou simplement impossible, pour celles et ceux qui ontbaigné depuis leur enfance dans les dogmes et les sacrements du christianisme et du catholicisme. Pour certains,elle peut être douloureuse, pour moi elle a été libératrice.

Dans leur majorité, nos contemporains ne vont plus guère à l’église ou au temple sinon pour les grands événements de la vie, ne croient pas ou ne croient plus à la virginité de Marie, à la résurrection de Lazare, àl’Assomption, à la transsubstantiation. Les encycliques ou textes romains “Humanae vitae” ou “Splendorvéritatis” glissent sur eux comme de l’eau sur un parapluie.

Mais beaucoup d’entre eux sont authentiquement en quête de sens pour leur vie, font des retraites ou lisentdes livres de spiritualité orientale, font des stages de connaissance de soi et de développement personnel. J’ai la conviction que ce décapage ne peut que les réconcilier avec Jésus de Nazareth et avec une spiritualité chrétienne(ou “post-chrétienne”) qui appelle à la vie intérieure, à la connaissance de soi et à la transformation personnelle en vue d’une plus grande fécondité sociétale. Mesure-t-on l’ampleur de ce mouvement, et l’importance de cette reconstruction nécessaire .

Pourquoi avoir écrit ce texte ?

J’ai écrit ce document pour quatre raisons principales:

1) Le rabbi Ieshoua m’intéresse au plus haut point et m’interpelle profondément. Le livre de P. Nautin confirme mes intuitions, ma recherche, mes refus, il nourrit mes protestations contre des pratiques et des formules quin’ont plus aucun sens. Voici trois exemples de textes ou de pratiques qui ne tiendraient plus longtemps si onrevenait au message initialen l’expurgeant des additifs qu’on lui a infligés :

- Tous les mythes des religions antiques - qui avaient du sens comme mythes, mais qui n’en ont plus aucun quand on en fait des réalités historiques - sont dans le Credo chrétien prononcé tous les jours par des millions depersonnes : le Père Tout-Puissant, la filiation divine, la naissance virginale, les miracles, la descente aux Enfers,la Résurrection, l’Ascension, le Jugement dernier. En revanche, le message, l’unique message de Jésus de Nazareth, à savoir les Béatitudes, l’appel à l’intériorité, à la compassion, à la simplicité, à la vigilance, n’y figure pas.

- A l’occasion du Jubilé de l’an 2000, puis en 2005, le Vatican nous a resservi desIndulgences, rappelant letemps où l’Eglise catholique voulait par ce moyen financer la construction de la pharaonique basilique Saint-Pierre de Rome et suscita la protestation de Martin Luther. Tout cela repose dans les textes “sacrés” sur les additifs des évangélistes relatifs au jugement dernier, à la fournaise, aux pleurs et aux grincements de dents.

A l’occasion de la canicule survenue durant l’été 2003, le pape Jean-Paul II a demandé aux chrétiens de prierDieu pour faire tomber la pluie. L’hebdomadaire “La Vie” fit remarquer à juste titre qu’un tel Dieu, maître de la météo, pourrait bien être aussi responsable des tremblements de terre et des cyclones. Les rogations oul’irrigation ?

- Les catholiques donnent une image insupportable–ou alors à tout le moins pas claire, sinon contradictoire - de“Dieu” en célébrant chaque jour, chaque semaine le sacrifice de “ l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde”, en glorifiant la souffrance et la mort de la victime innocente qui offre sa vie à son Père, sacrifice nécessaire pour racheter les hommes.

38

Les chrétiens célèbrent donc un Dieu de tendresse et d’amour qui a besoin, pour remettre les péchés des hommes, que son “Fils unique” soit tué après les pires tortures. Dans une anamnèse théologiquement monstrueuse de Didier Rimaud sur une musique de Jacques Berthier, on chante “Jésus, Sauveur, toi que le Père a livré entre nosmains…”. Je propose la modification suivantequi ne perturbera pas la mélodie : “Jésus, Gêneur, toi que lesPrêtres ont livré aux Romains”.

Dans les rites sacrificiels qu’analyse l’anthropologue René Girard – rites contre lesquels Ieshoua n’a cessé de se battre 76 –, la désignation et la mise à mort d’un bouc émissaire (en l’occurrence, le bouc est “l’agneau pascal”) permettent au groupe d’expurger, du moins le croit-on, ses tensions et ses contradictions internes.

2) Alors que les religions au cours de l’histoire ont été et sont aujourd’hui encore facteurs d’intolérance et de violence, le message de Jésus, plus encore que celui du Bouddha, est un message de non-violence. Ceci estévident dans le sixième dit de la Source selon P. Nautin. Le cœur du message des Béatitudes (respecter ses ennemis, ne pas résister au méchant par la violence, pardonner), l’action directe non-violente de Jésus dans leTemple contre la religion sacrificielle quand il fait fuir les animaux et renverse les comptoirs, la façon dont il afait face à la condamnation à mort par les pouvoirs religieux et politique, conséquence inéluctable - et connue parlui - de son engagement, sont un message et un engagement de non-violence.

Malheureusement, les chrétiens ont très vite oublié ce précepte. On pense bien sûr aux croisades, à l’Inquisition, à la persécution des Juifs, à la Conquista, aux guerres de religion et au massacre de la Saint-Barthélémy, àl’esclavage, à la colonisation, aux deux guerres mondiales déclenchées par des peuples imprégnés dechristianisme, etc. Mais le mauvais pli a été pris très tôt.Alors qu’on présente souvent une image idyllique des premières communautés chrétiennes, Jean-Marie Muller77

relève à juste titre le fait que “la première fois qu’il est parlé de l’Eglise dans le Nouveau Testament, c’est pour raconter l’histoire horrible d’Ananie et de Saphire (Ac. V, 1-11)”, terrassés à mort par Dieu car ils ont gardé pour eux une partie de l’argent qu’ils avaient acquis en vendant une propriété au lieu d’en remettre le prix de vente tout entier à la communauté chrétienne. Sans aller jusqu’à l’interprétation de Michel Benoît qui pense que Ananie et Saphire ont été tués par Pierre, mais en laissant la version qu’ils ont été exécutés par Dieu, cette intimidation par la terreur pour plumer les fidèles serait définie aujourd’hui comme une caractéristique des sectes. “Il reste impensable, s’insurge J.-M. Muller, que pendant des siècles, les chrétiens aient gardé un texteaussi sacrilège dans leurs textes sacrés”. Là encore, la lecture critique du texte des Actes des apôtres, où figurent aussi des miracles et des résurrections qui ne sont que des symboles, rétablit la vérité.Il est par ailleurs frappant de constater que la volonté de domination des chrétiens, y compris par la violence, setrouve chez des auteurs aussi considérables que saint Augustin et saint Thomas d’Aquin78.

3) Je suis effaré par les conséquences du dogmatisme et du ritualisme, qui en viennent parfois à rapprocherétrangement l’Eglise catholique d’une secte et surtout à occulter le message de Jésus : chercher Dieu en aimant son prochain.

L’exemple de l’Eucharistie est particulièrement significatif à cet égard. Le plus probable est que Jésus a partagé avec ses disciples, avec gravité mais convivialité, ce qu’il savait être son dernier repas. Il leur propose la coupe de vin et leur dit “Prenez la et partagez entre vous, car, je vous le dis, je ne boirai plus désormais du produit dela vigne, jusqu’à ce que vienne le Royaumede Dieu” (Lc 17-18). Jésus rend grâce au milieu de ses amis, faitEucharistie, leur dit adieu au cours d’un repas. A-t-il dit vraiment ensuite “Ceci est mon corps, prenez enmangez, ceci est mon sang, prenez et buvez”, selon Mathieu et Marc, et “Faites cela en mémoire de moi”, comme ajoutent Luc et Paul ? Paul parlera ensuite du “corps livré et du sang versé pour la rémission despéchés”, ce que Jésus n’a sans doute jamais dit ni pensé.

Des auteurs comme Pierre Nautin estiment que la phrase “Ceci est mon corps, ceci est mon sang” est une transposition dans l’Evangile d’un rite pratiqué par la communauté de Marc, qui a voulu justifier cette liturgie en la faisant pratiquer par Jésus lui-même. Comme nous l’avons vu plus haut, E. Drewermann souligne également

76 “C’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice” (Mt 9, 13); “Laisse là ton sacrifice et va te réconcilier avec tonfrère” (Mt 5, 23); “Aimer Dieu de toute sa force et son prochain comme soi-même vaut mieux que tous les sacrifices” (Mt 12, 33)77 Jean-Marie Muller, avec la collaboration d’Alain Refalo –Vers une culture de non-violence, Ed. Dangles, 2000, p. 52.78 Saint Augustin au comte Boniface: “Il y a une persécution injuste, celle que font les impies à l’Eglise du Christ. Et il y a une persécution juste: celle que font les Eglises du Christ aux impies. L’Eglise persécute par amour, et les impies par cruauté”. Saint Thomas d’Aquin: “En ce qui concerne les hérétiques, ils méritent d’être séparés de l’Eglise par l’excommunication, mais aussi d’être retranchés du monde par la mort”. Ces extraits sont cités, avec les références, par E. Edelmann dans “Jésus parlait araméen”.

39

que le rites théophagiques (en grec, “manger Dieu”) sont totalement étrangers à la tradition juive, et qu’il ont été empruntés par les premiers chrétiens à d’autres religions de l’époque.

Rien ne précise d’ailleurs dans les textes que le “Faites cela” serait réservé à certains. C’est sans doute entre 160 et 280 qu’on va réserver aux prêtres le droit d’accomplir ce rite. La théologie et les règles canoniques aidant, s’est construit au fil des siècles tout un ensemble dogmatique (grâce du sacrement, “la présence réelle” du Christ dans “les saintes espèces”, l’adoration du Saint-Sacrement). On sait combien le dogme de la “présence réelle” est un sujet de désaccord entre catholiques et protestants. Le jeudi saint 2003, Jean-Paul II publie une encycliqueintitulée Ecclesia de Eucharistia où il rappelle une vision traditionnelle de la messe, “source et sommet de la viechrétienne” selon l’expression du concile Vatican II. (Tiens, la source et le sommet de la vie chrétienne ne seraient-elles pas plutôt la recherche de Dieu à travers la relation aux hommes et à la nature ?)

Courant 2004, la publication de l’instruction Redemptionis sacramentum par la Congrégation pour le culte divinet la discipline des sacrements, connue par sa proximité avec les milieux ultra conservateurs en matièreliturgique, complète l’encyclique papale dans un sens disciplinaire. Ce document détaille 186 points, si si!, àrespecter scrupuleusement, instille une défiance à l’égard de la participation des laïcs et exprime une préoccupation disproportionnée face au risque de profanation du “corps et du sang du Christ”. En plus, le texte incite les paroissiens à dénoncer à leur évêque les situations abusives dont ils sont témoins. Aux Etats-Unis, unefillette atteinte de la maladie coeliaque s’est vu invalider sa première communion sous le prétexte qu’elle avait reçu une hostie faite de riz, et non de blé que son système digestif ne supporte pas. Faut-il en rire ou en pleurer ?

Je respecte bien sûr les chrétiens qui croient à la présence réelle de Jésus dans le pain et le vin, et je connais despersonnes très proches que la communion quotidienne a aidés à vivre et à tenir le coup dans des périodes trèsdures. La foi déplace les montagnes. Mais à quels excès le dogmatisme et le ritualisme peuvent-ils conduire !

Que veut dire aussi le rite du baptême des petits enfants, en utilisant les termes de péché originel, d’exorcisme, de renoncement à Satan, pour un chrétien que ne croit plus à la forme mythique et personnalisée qu’on a donnée à ce qui est le Mal dans le coeur de l’homme, ni à la théologie augustinienne du “péché originel”, ni à la magie du sacrement “efficace par soi-même”? Comment faire participer un incroyant de bonne volonté à ces cérémoniesésotériques ?

4) Je suis convaincu qu’en faisant d’abord chez eux la critique historique et littéraire et le décapage de leurs textes fondateurs, les chrétiens rendront un immense service aux religions du Livre, les juifs et lesmusulmans. Ces religions font aussi - plus encore peut-être - une lecture sans recul ni jugement critique, ce quiest facteur d’intégrisme, de fondamentalisme, d’exclusion et de violence. Les chrétiens rendront donc service à l’humanité toute entière…

Tant que les musulmans croiront que le Coran a été directement révélé à Mahomet (Muhammad) par l’ange Gabriel (Djibril), que ce texte plein de violence est divin et immuable, l’islam restera enfermé dans des contradictions insoutenables. Les Musulmans ont indubitablement à distinguer les périodes où Mahomet a été unhomme spirituel (à la Mecque) et celles où il fut un véritable chef de guerre (à Médine). Rappelons toutefois quela foi coranique se définit comme le monothéisme véritable, en fidélité au judaïsme et en réaction auchristianisme qui professe un Dieu trinitaire, ce qui était jugé profondément choquant par Mahomet.

Le Coran peut inspirer aussi bien les grands mystiques soufistes, comme le martyr Mansur Al Halladj, commeDjallal Eddine Rumi ou Ibn Arabi, que les intégristes wahhabites comme le mollah Mohammed Omar ou leterroriste Oussama Ben Laden , selon que le fidèle est intérieurement libre ou non, selon qu’il se livre ou non à un examen critique du texte dit “sacré”.

Le regard critique sur tous les textes“sacrés”, le regard sur toutes les religions, comme d’ailleurs sur tous les systèmes de pensée qui se réclament de l’athéisme, doivent être emprunts de rigueur intellectuelle, de quête philosophique et d’exigence morale.

5) Je voudrais contribuer à lever le silence des Eglises, et notamment de l’Eglise catholique, sur lesdécouvertes historiques, archéologiques, épigraphiques, exégétiques faites depuis une cinquantaine d’années.La raison de ce silence est que ces découvertes remettent en cause les croyances établies et les dogmes affirmésantérieurement, qu’elles pourraient troubler les fidèles, déstabiliser les croyants. La raison est aussi que les Eglises perdraient leur autorité et leur pouvoir…

La censure n’est pas exclue: de fut le sort de l’ouvrage de Jean Onimus “Jésus en direct” 79. Ce livre, quiaffirme dans ses conclusions que Jésus n’était pas le Fils unique de Dieu et qu’il n’a jamais voulu fonder une

79 Jean Onimus–Jésus en direct, Ed. Desclée de Brouwer, I999.

40

religion et une Eglise, a dû être mis au pilon par l’éditeur sous la pression des bonnes âmes indignées qui nepeuvent supporter une telle remise en question et qui sont la principale clientèle de la maison.

Pareillement, Michel Benoît, auteur du livre Dieu malgré lui, devait animer en juin 2005 à l’abbaye de St Jacut de la Mer une session “La personne de Jésus, fils de Joseph. Peut-on le connaître et le rencontrer ?”. Il m’écrit “Un commando d’intégristes a menacé d’intervenir au cours de la session pour “organiser la réfutation”. Les sœurs de St Jacut, effrayées, ont refusé au dernier moment de nous recevoir. Nous allons nous réfugier chez unparticulier”.

Je crois que les Eglises seraient plus inspirées, pour leur crédibilité et même pour leur survie, d’accepter les remises en cause, d’ouvrir ces dossiers, de revisiter leurs croyances, de revenir sur leurs dogmes, de distinguer l’essentiel et l’accessoire. Si elles ne le font pas, les fidèles - et les autres - le feront de toute façon.

Réactions à l’avant-projet de ce texte

J’ai envoyé, fin octobre et début novembre 2001, un avant-projet de ce document à une soixantaine depersonnes que je connais personnellement pour la plupart, afin de connaître leurs critiques, vives ouchaleureuses, leurs observations et leurs suggestions d’ajouts ou de corrections.Le projet qui leur a été envoyéfin octobre était beaucoup moins complet que la présente version. En février 2002, j’ai reçu des lettres ou appels téléphoniques en réponse à cet envoi. J’ai adressé par la suite à diverses personnes des versions plus complètes et j’ai reçu d’autres courriers ou mails.

J’essaye de récapituler ici les principales objections ou réactions de mes interlocuteurs en les classant en trois familles, tout en étant conscient que je déforme probablement un peu ces courriers en n’en citant, faute de place, que des passages :

Réactions critiques

Albert Rouet, évêque de Poitiers, m’écrit que mon approche “est très marquée par un temps de la recherchehistorique auquel le professeur Nautin appartenait” “Nous sommes passés d’une critique historique minimaliste qui cherchait par déduction à obtenir le fond originel qui aurait été le plus petit commun dénominateur, auxpropositions faites par des communautés en témoignage de leur propre foi”. Par ailleurs, “Ce n’est pas en injectant des idées païennes sur un prophète juif que s’est développée la divinité du Christ, c’est là un a priori contestable”. En plus, mon interlocuteur me reproche –très cordialement faut-il le dire – de “penser que leshommes seraient propriétaires d’une idée de Dieu qu’ils appliqueraient progressivement à Jésus, comme unesorte de maréchalat honoraire” et de “n’en faire qu’un seul moraliste”. Sur ce, il me recommande le livre d’André Paul , Jésus-Christ : la rupture (Ed. Bayard).

Bernard Sesboué sj, théologien catholique qui a bien connu P. Nautin, estime mon texte “un amalgame dedonnées disparates où des affirmations gratuites et sans valeur voisinent avec de vraies questions”, et qu’il s’inscrit “ dans la perspective du protestantisme libéral du XIXème siècle(…). Cela fait plus de deux siècles que la recherche sur la vie de Jésus a connu des mouvements d’aller et retour incessants. On compte actuellement trois grandes étapes dans cette recherche. Vous ne semblez pas non plus conscient des a priori herméneutiquesqui habitent votre texte et commandent vos conclusions au delà des données proprement historiques”. Et de me conseiller d’autres livres de deux exégètes catholiques, Charles Perrot, Jésus et l’histoire(Ed. DDB ) et Jésus(Ed. PUF –Que sais-je ?) et de Jacques Schlosser, Jésus de Nazareth (Ed. Noèsis): “Ils montrent que l’histoire va beaucoup plus loin que ce que vous dites et qu’elle n’est nullement en contradiction avec les affirmations de la foi chrétienne”.

Gabriel Marc, ex-responsable de divers mouvements catholiques (ACI, CCFD) m’écrit: “Face au donnérévélé et mis en forme par des siècles de foi, il y a deux attitudes. La première consiste à passer au crible de lacritique ce qui semblait aller de soi. Elle peut comporter un préjugé défavorable plus ou moins inconscient (…) Il n’est pas difficile pour se justifier alors de faire enquête pour trouver dans l’histoire les modes de fabrication de ce donné par l’Eglise. L’autre attitude consiste à passer le donné de la foi au crible de la critique mais pour l’étayer, en comprendre progressivement la richesse de sens” (…) “La foi est l’expérience de la rencontre, c’est cette rencontre qui fonde le crédit que j’accorde à l’enseignement de l’Eglise, ce n’est pas cet enseignement qui est d’abord fondateur”.

“Ce qui est dit dans le credo et autres écrits des Pères ne prétend pas canaliser la foi mais l’exprimer intelligemment, car ceux qui ont coopéré à cette grande œuvre, ceux qui continuent de scruter la signification du donné de la foi, ne se cachent pas de reconnaître qu’en définitive la part de mystère, y compris dans la relation du croyant à Dieu, est incommensurablement supérieure au donné de la foi”

41

Un ami responsable de collection chez un éditeur, m’écrit que “le retour à l’Evangile même et au Nouveau Testament, en des temps où la Tradition n’avait pas encore recouvert de ses strates innombrables l’essentiel du jaillissement des origines, a toujours été source de nouveauté, de vérité, et donc de réforme dans le christianismeet pour chacun de nous”, mais qu’il n’est“pas sur la même longueur d’ondes” que moi. Pour lui, “Il y a un grand risque à s’en tenir à l’humanité d’un certain Jésus, sage dans la lignée de tous les sages de tous les temps, qui nous interroge moins (sinon pour nous culpabiliser peut-être) qu’il ne nous confirme dans nos idéessympathiques et admirables… Il devient en somme le symbole du Bien que nous voudrions accomplir de la meilleure part de nous-mêmes, mais auquel nous ne parvenons que rarement, peut-être jamais en fin de compte. Ilfinit ainsi par devenir un homme aussi “mythique” que le mythe d’un Christ fils de Dieu”. “Je souhaiteraisqu’on ne remplace pas un dogmatisme par un autre”. Il m’écrit aussi que l’idée de l’Incarnation est une idée immense qui a inspiré une culture et des travaux théoriques et pratiques qu’il ne faut pas jeter aux orties. “Sansl’idée de la Trinité, je ne sais même pas s’il y aurait eu un Occident et une modernité” Il me conseille, quant à lui, de lire un autre livre récent de Jacques Schlosser, Jésus de Nazareth, (Ed. Noësis).

Un membre de ma famille proche, catholique convaincu, me montre dans sa lettre, s’il en était besoin, combien l’échange est difficile sur les questions de la foi et combien on est dans ce domaine sur un terrain qu’il “trouve infiniment glissant etchaotique”. Il me dit - à juste titre - qu’il y a dans mon texte “une compilation dechoses dites par P. Nautin, par toi, par d’autres auteurs, des extraits d’évangiles, des citations, etc., qui me semblent former un tout hétéroclite”. Il me reproche de “partir en guerre contre ceux qui, eux, croient”. Il écrit “Pourquoi écrire avec autant de légèreté que “le christianisme n’est plus un conte merveilleux pour enfants”, “conte” qui aura laissé des millions de persécutés, de martyrs, “conte” sur qui des civilisations auront bâtipeut-être ce qu’elles ont de meilleur… Pourquoi faire l’apologie d’un livre extrêmement partial, incomplet, faisant fi de ce qui a été dit et écrit avant lui (…)”“Pourquoi faire violence à l’Eglise, aux chrétiens, en voulant être redresseur de torts”.

Un ami laïc engagé à plein temps dans un évêché de l’Eglise catholique, m’écrit en premier lieu qu’il a engagé des études de théologie pour confronter à la fois son expérience fondatrice, la personne de Jésus, latradition dans laquelle Jésus s’inscrit et la tradition à laquelle il a donné lieu. Il ajoute qu’en cette période extraordinaire et redoutable de remise en cause des traditions, tous les arguments doivent être écoutés,approfondis, mais aussi critiqués, et qu’un chercheur doit toujours se méfier de devenir le défenseur d’une cause, voire un idéologue.

Il me fait part de ses réactions et de ses questionnements. Parmi les réactions, je relève que, comme un autre demes interlocuteurs qui évoque aussi Marcel Légaut, il trouve un peu malhonnête de citer Joseph Moingt, MauriceSachot, Maurice Bellet, Johann Eckhart, Florin Callerand et de me servir de certaines de leurs expressions pourservir mon argumentation, mais sans respecter leur propre foi chrétienne.

Parmi ses questionnements, je relève notamment: En quoi le fait que les écrits originels (autant qu’on puisse les identifier) concernant Jésus n’évoquent pas sa messianité (?) ou sa filiation divine prouveraient qu’il n’est pas le fils de Dieu et Dieu lui-même? Puisque d’autres rabbis (exemple Hillel) avaient eux aussi une parole de miséricorde, une parole libératrice, pourquoi donc n’ont-ils pas donné lieu à une telle tradition ? En quoi le faitdu politique, des compromis, des manigances, des luttes qui lui sont liées empêcherait-il une vérité de se dire ?La filiation divine de Jésus et la divinité de Jésus ont fait l’objet d’un dogme parce que, selon certains, il y avait péril en la demeure! On a donc saisi un objet de foi qui n’avait rien de récent pour lefonder théologiquement,dans des luttes évidentes puisque ce sont ces luttes mêmes qui ont conduit à dogmatiser !

Il conclut en disant, ce que je partage totalement, “ il nous appartient de demeurer ouverts à l’autre comme à de nouvelles expériences, et d’interroger nos propres expériences, afin de demeurer en tension féconde”.

Un ami, ex-Président d’un organisme de formation en développement personnel avait “lu différentes chosessur la source Q et les analyses qui en découlent”. Il respecte cette recherche: “il faut dépoussiérer lesEvangiles”, mais de son côté, il n’appréhende pas les choses ainsi. “Jésus est une personne dans ma vie depuislongtemps, et ce compagnonnage me le révèle comme si proche du Dieu-Père que je ne peux les dissocier.Certains appelleront ça une névrose ou une supercherie. Mais cela me fait vivre…! et m’appelle à plus de vie. Néanmoins cette correspondance est utile. Elle provoque à toujours plus de vérité sur soi”.

Ma propre mère, Yvonne Godinot, a “beaucoup apprécié l’énorme travail de recherche” que j’ai réalisé et partage ma conception de la religion: “non pas uniquement l’adhésion à une doctrine, ou l’appartenance à une Eglise, mais un engagement dans la vie”. “Mais, écrit-elle, toute ma vie est axée sur le fait que, dans mon esprit,Jésus-Christ est le fils de Dieu, venu dans ce monde pour nous racheter, et nous permettre de Le faire venir ennous. La prédication de saint Paul est la base de ma vie, ou, tout du moins, ce vers quoi je tends (…) On pourrait répondre que je vis dans une erreur très noble, mais gigantesque. Je n’y crois absolument pas. (…) Je tends à

42

faire de ma vie une prière, à partir des bases que je t’explique, et ma prière est exaucée la plupart du temps, aussi n’ai-je pas du tout l’intention de changer…”.

Un ami diacre, François Simonet, qui a présenté mon texte à un groupe de prêtres engagés dans le serviced’Eglise “Incroyance et foi”, m’a envoyé un long texte de réactions. J’en extrais quelques passages et j’y apporte un commentaire.

“Il y a une hiérarchie des vérités: il convient davantage d’approfondir sa foi dans la divinité du Christ que dans la virginité de Marie”. Ma réponse est: Peut-être, mais dans l’imaginaire chrétien, une des manifestations et une des “preuves” de la divinité de Jésus est qu’il est né de manière surnaturelle “de l’action de l’Esprit Saint sur la Vierge Marie”, au même titre qu’ “il faisait des miracles, changeait l’eau en vin, multipliait les pains, marchait sur l’eau, calmait la tempête, guérissait les malades et ressuscitait les morts”.

“Il y a un certain ressentiment à travers ce dossier”. C’est vrai. Pendant longtemps, j’ai agi pour le changement dans l’Eglise catholique. Avec mon frère, j’ai écrit à Rome en 1969 pour défendre le théologien Edward Schillebbebkx. J’ai demandé en 1990 à un évêque devant un amphi de 500 personnes pourquoi il continuait à se faire appeler “Monseigneur”. J’ai transmis à la revue Golias (n° 36, printemps 1994) des correspondances avecles officialités de Nancy puis d’Arras au sujet de mes demandes de reconnaissance de nullité de mon premier mariage (eh oui, j’ai cru devoir à l’époque intenter une telle procédure à laquelle j’ai été fortement incité). J’ai manifesté devant l’évêché de Lille après la destitution de Jacques Gaillot. J’ai comparé l’entreprise ECR (Eglise catholique romaine) à une entreprise ordinaire et montré que les entreprises sont plus respectueuses des gens,plus conviviales et plus participatives. Cet article de “La Croix du Nord” intitulé “Une entreprise trèsatypique” a suscité un grand débat pendant six semaines -.

Mon ressentiment est moindre maintenant que je suis convaincu que Jésus, s’il a effectivement suscité une communauté, n’a jamais voulu créer une religion et encore moins une Eglise, et que la seule phrase à ce sujet “Tu es Pierre…” a été ajoutée par la suite par un pieux copiste. Il y a sur ce sujet une relative unanimité des exégètes.

“Le Christ n’est pas enfermé dans l’Eglise catholique mais s’étend aux dimensions de l’humanité et del’univers”. Je n’aime pas ce genre d’affirmations. Que dirait mon ami si un hindou lui affirmait que Vishnou n’est pas enfermé dans l’hindouisme, mais parle aussi à travers Jésus?

F. Simonet “ne croi(t) pas que la foi de l’Eglise dépende de ces découvertes sur le Jésus historique et sur la gestation des évangiles”. C’est à la fois évident et cela pose question, pour ne pas dire que c’est inquiétant. Cela voudrait dire que les découvertes passées, récentes et à venir sur le judaïsme du temps de Jésus, sur le rôle desmythologies de l’époque dans la théologie de Paul, de Jean, d’Augustin, dans la construction du dogme chrétien n’ont rien changé, ne changent rien et ne changeront rien aux croyances des fidèles, au dogme chrétien et aux affirmations du catéchisme de l’Eglise catholique…

“Jésus, dit mon ami, accompagne les croyants au cours de l’histoire dans leur recherche”. Je ne le crois pas, pas plus, tout du moins, que Socrate, Bouddha ou Gandhi accompagnent les chercheurs ou les gens qui les admirentou les vénèrent. Je crois simplement que les femmes et les hommes en quête de sens n’ont pas fini de profiter du message et du témoignage de Socrate, Bouddha, Jésus, Al Halladj et Gandhi. Je pense même qu’au sujet de Jésus ils seront davantage interpellés quand ils découvriront intérieurement ou sauront par les apports de la recherchequ’il était un homme. Un homme hors du commun, mais un homme, qu’on a divinisé par la suite. Cela sera peut-être une nouvelle évangélisation, dans le sens “Béatitudes” et non dans le sens “catéchisation”.

Pour F. Simonet, les indulgences remises à l’honneur par le Vatican à l’occasion du Jubilé de l’an 2000 et les rogations demandées par le pape pendant la canicule de l’été 2003 sont “des poux dans la tête de notre Eglise,mais il y a tellement plus de perles” qu’il n’estime pas intéressant de chercher les poux. Je crois qu’il ne s’agit pas seulement de poux. Ces deux exemples montrent que le dieu des chrétiens (tout du moins le dieu du Vaticanet d’une grande partie des chrétiens) reste un dieu tout-puissant, maître de la météo, Juge des vivants et desmorts, qui ouvre et ferme les portes du Ciel, du Purgatoire et peut-être bien de l’Enfer. Le Pater omnipotens –Judex a encore de beaux jours devant lui.

Réactions favorables

Oliver Abel, professeur à la Faculté libre de théologie protestante de Paris, m’écrit que mon texte très vivant “témoigne - chose trop rare – de la vitalité d’une pensée chrétienne (comment dire? post-chrétienne ?)”. Je ne cite pas la suite de peur de mal interpréter son écriture et de déformer sa pensée (comme je l’ai probablement fait dans la deuxième version de ce texte en 2002).

43

Albert Jacquard m’a indiqué en début 2002 que mon “texte tombait “miraculeusement” bien” car il devait rédiger un livre pour la collection Qui est Dieu ?. Il “espère pouvoir surtout répondre à Qui n’estpas Dieu ?”. Mon texte lui était une “source précieuse” et il voulait se procurer le livre de P. Nautin. Son livre “Dieu ?”80

est paru l’année suivante.

Jean Onimus, écrivain auteur de nombreux livres, dont plusieurs sur Jésus, me félicite vivement pour monarticle qu’il trouve excellent et qu’il approuve entièrement. Il me signale un excellent ouvrage paru aux USA et cité plus haut “The five Gospels–What Jésus realy said” Vous avez mille fois raison de décaper ainsi le texteévangélique afin d’en faire apparaître la substance, l’essentiel, ce qui a attiré les foules. Car ce ne sont pas les miracles: “Appollonius de Tyane, (thaumaturge et magicien invité par l’empereur Tibère), a fait beaucoup mieux d’après Philostrate! Ce qui a attiré les foules, c’est le message, les valeurs, l’audace des idées de Jésus… chose unique dans l’Antiquité. L’imagination humaine a fait le reste”

Bernard Besret, ancien prieur de l’abbaye de Boquen, auteur de plusieurs livres, d’accord sur l’ensemble de mon texte, me précise toutefois que le concept de pape au temps du concile de Nicée (le pape en était absent) n’a pas le sens que nous donnons aujourd’hui au mot pape. “Il s’agissait de l’évêque de Rome et sans doute du patriarche d’Occident”.

Une amie du réseau “Jésus simplement”, Marie-Thérèse Abéla, qui m’a communiqué une recension du livre de Marie-Emile Boismard et les renvois à H. Shonfield, m’écrit “Je suis surprise que cette croyance (en ladivinité de Jésus) ait été si tardive et fondée sur si peu de choses. Arius avait raison, et c’est une catastrophe qu’il ait été exclu. Sans cette exclusion, le christianisme aurait peut-être été plus humain”. Sur ce point, elle faitréférence à cette opinion de Jean Moussé sj exprimée dans le bulletin n° 31 de Jésus simplement : “( Le concilede)Nicée s’est fourvoyé autant pour sanctionner l’unité de l’empire romain que pour affirmer la divinité de Jésus. Ce fut une catastrophe dans la mesure où l’arianisme fut exclu du catholicisme, Rome se séparant ainsi de l’Orient (jusqu’en Chine), en attendant la séparation d’avec Luther”.

Un ami médecin belge, Philippe Maréchal, m’écrit au sujet du livre de P. Nautin “Parmi la centaine delivres sur Jésus et/ou sur les textes origines de notre religion, c’est l’un des plus novateurs, des plus intéressants et rigoureux que j’aie lus”. Il se sent “particulièrement proche des avancées de Jean Jacob qui lit les Evangiles àpartir de l’expérience spirituelle d’un Marcel Légaut, et dont les 19 opuscules dactylographiés commencent à circuler en Belgique. Alors que Maurice Bellet ( “La quatrième hypothèse”) suggère de partir de la théologie (le Christ pascal) pour un nouveau départ qui sauverait l’essentiel de notre foi, Marcel Légaut et Jean Jacob proposent de partir de l’homme pour renouveler notre approche de l’Essentiel”.

Quant à la question de la publication du présent texte, mon ami se “méfie de la lettre qui fixe de façonsyntaxique et grammaticale un penser qui évolue sans cesse. Et l’intellect n’est pas le lieu de la rencontre! M.Légaut disait “Dans la vie spirituelle, on ne supprime que ce que l’on remplace”. A chacun de rejoindre en lui cette Source qui lui permet pour lui-même de remplacer l’inutile (…)”.

Un ami théologien et formateur, d’origine protestante, Hervé Ott, a écrit sur mon texte initial de nombreuses annotations dont j’ai repris la plupart.

Un ami de jeunesse, médecin hospitalier, Etienne Robin, m’écrit “Jésus m’intéresse et me fascine; on nepeut trouver meilleur guide pour discerner à qui on est appelé, et à quoi est appelé, autant que possible,l’humanité”. (…) “Je ne suis plus croyant depuis longtemps, et pour moi, tout cela est seulement le fabuleuxmessage d’un fabuleux expert en humanité: ce qui s’est dit de mieux, jusqu’à présent, sur le sujet qui turlupine les hommes depuis qu’ils enterrent leurs morts: quel sens ont ma vie et mes relations avec les autres? Et qu’est ce qui (“Qui”) fait que ce sens m’a tout l’air d’exister?C’est qui, ce “Qui”? Depuis des millénaires, à toutesles époques sauf à la nôtre, les gens ont répondu: les dieux; ou Dieu. Ce n’est qu’un mot maladroit, et sans doute regrettable, pour nommer une transcendance dont on ressent plus ou moins l’existence, tout en se demandant si elle n’est pas “mécaniquement” inventée par notre cerveau mis en branle par notre désir”.

Mon interlocuteur me signale le décapage, dans un livre récent, du mythe historique des “bourgeois deCalais”.Pour édifier les générations présentes et futures, le chroniqueur a déformé la réalité historique : selon lalégende, les six riches Calaisiens ont sacrifié leur vie pour que leurs concitoyens soient épargnés, et leur héroïsmefut récompensé par une clémence imprévue et miraculeuse. “En réalité, ces six notables se sont prêtés à un riteun peu humiliant pour satisfaire l’ego du roi d’Angleterre qui, les ayant vaincus, avait des démangeaisons dans son épée et voulait qu’on crie très fort qu’il était très puissant, très fâché, mais pouvait aussi, dans sa très grande bonté, être très indulgent. Tout était ficelé d’avance, comme dans Loft Story. Ils avaient la corde au cou pour émouvoir les téléspectateurs, mais savaient qu’ils neseraient pas pendus. Cette lourde déformation de la réalité a

80 Albert Jacquard–Dieu ?, Ed. Stock et Bayard, janvier 2003.

44

été admise comme fait authentique pendant cinq siècles et demi. Est-ce que ça ne ressemble pas à la déformationque les évangélistes et leurs successeurs ont fait subir à la personnalité et aux actes de Jésus pour que celui-ci soitplus convaincant ?”.Il me conseille le livre de Roger Caratini, Jésus, de Bethléem au Golgatha– Ed. L’archipel , 700 pages

Un parent proche m’écrit qu’alors qu’il disait à un maître des novices ses doutes sur l’existence de Dieu, ceprêtre lui a répondu “Efforcez-vous de croire et la foi viendra”. “Je n’ai pas suivi ce conseil, car il ne correspondait pas à mes convictions, (…) et je constate que c’est une recommandation fréquente dans les milieux catholiques”.

Il me pose ensuite une question redoutable: “La phase suivante dans ton entreprise de décapage me sembleinéluctablement poindre à l’horizon: Et “Dieu” ? Est-ce un concept bien nécessaire ? Est-ce vraiment un êtrecréateur du monde, dont l’existence précède et cause la nôtre, ou une création de l’homme qui y loge des contenus très variés ? Si l’unique message de Jésus de Nazareth, c’est les Béatitudes, l’appel à l’intériorité, à la compassion, à la vigilance, il n’y a pas besoin d’en référer à Yawhé ou autre dieu. C’est une sagesse immanente, qui n’appelle pas de foi dans un Transcendant. Il me semble d’ailleurs que Socrate, Lao Tseu, Confucius, Bouddha sont des sages qui ne renvoient pas à un dieu. Ne ressens-tu pas déjà cela quand tu parles de“déité” comme Maître Eckhart, ou du “divin”, ou quand tu écris “Dieu” entre guillemets ? “Laissez tomber lareligion, suivez Jésus” n’irait-il pas jusqu’à “Laissez tomber Dieu, suivez Jésus”?

Je ne peux que reconnaître la pertinence de ces propos, mais je réponds toutefois à mon cher interlocuteur que siJésus avait une telle vitalité, une telle liberté, une telle compassion, c’est probablement aussi parce qu’il croyait en Dieu, qu’il était en relation à Dieu, un dieu si bon et si proche qu’il l’appelait “Abba”, “Papa” (ce qui prouve en passant qu’il devait avoir un père humain très aimant et très remarquable. Dommage qu’on n’en sache pas plus sur celui qu’on a appelé Joseph!).

E. Drewermann, dans son livre “Dieu en toute liberté”, affirme que la religion peut être un instrument de domination, d’oppression et d’aliénation. Mais il montre aussi que si elle prend pour fondement l’homme lui-même, la religion est essentielle au sujet en marche vers sa liberté, car seul l’amour qu’elle fait connaître peutdonner la force de vaincre l’angoisse existentielle, la tristesse et le désespoir de l’homme face à la vie, à la souffrance et à la mort. Seul celui qui s’aime lui-même est capable d’aimer l’autre. Mais l’inverse est aussi vrai:seul celui qui se sait aimé est capable de s’aimer lui-même et d’exclure la peur de soi-même, de l’autre, du monde.

Thérèse Abela 81, membre du réseau Jésus simplement, écrit au sujet de Dieu : “Dieu est Mystère. Il estl’Inconnaissable, l’Indicible. “Pourquoi jacasses-tu au sujet de Dieu ? Tout ce que tu peux dire de lui estcontraire à la vérité” (Maître Eckhart). “De Dieu, on ne peut rien dire” (Karl Rahner). Mais l’homme peut se laisser habiter par ce mystère de Dieu, même sans le connaître. Il est “ce qui est de moi, qui ne pourrait être sansmoi et qui n’est pas que de moi” (Marcel Légaut). Je peux alors parler de divin dans l’homme, d’énergie divine, de souffle créateur, de réalité ultime, du moi profond, du moi essentiel, du Soi, du Je, de l’Etre. Pour moi, il n’y a ni parole de Dieu, ni gloire de Dieu, ni dialogue avec Dieu, ni manifestation de Dieu puisque Dieu ne m’est pas extérieur”.

Eric Edelmann m’indique que son ouvrage en France “a reçu un bon accueil du public, mais c’est la conspiration du silence de la part des religieux et des autorités ecclésiastiques. C’est la même chose au Québec alors qu’une émission de télévision importante lui a été consacré ”. (…) Il y a un gros travail à entreprendre pourdégager le véritable message de Jésus de Nazarethde sa gangue théologique. Toute recherche qui s’oriente en ce sens me paraît salutaire”.

Régis Debray m’écrit: “Vos remarques vont au fond. Je ne connaissais pas le travail de Pierre Nautin. Vousm’avez donné envie d’aller y voir de près. D’autant que Marcel Légaut habitait mon village dans la Drôme. Bref, un grand merci”.

Un ami du réseau Jésus simplement, Francis Vanspranghe, m’envoie copie d’extraits du livre de Théodore Monod. “Et si l’aventure humaine devait échouer”. Le savant et chercheur, professeur au Muséum d’histoire naturelle, ne croyait pas à la divinité de Jésus, et écrit :“Comment pouvoir affirmer que l’excellente mère de famille dont est issu Notre Seigneur ait pu être qualifiée de theotokos, mère de Dieu? (…) A partir du moment où l’Eglise ancienne l’a accepté, tout le reste en a découlé, et, après le concile de Nicée, notre rabbi galiléen est devenu la deuxième hypostase de la Trinité et le Pantocrator de l’iconographie byzantine. (…) Jésus aurait-ilsoupçonné qu’il serait fait Dieu, tôt ou tard? Je n’en suis pas personnellement persuadé.

81 Thérèse Abéla, Jésus simplement, n° 41 du 10 mars 2004.

45

Théodore Monod ajoute dans une note: “Un de mes oncles, Auguste Hollard, qui n’était pas théologien mais chimiste, a écrit tout un livre intitulé L’apothéose de Jésus pour tenter, non pas d’expliquer, mais de retracer les étapes de cette prodigieuse divinisation”.

L’ex-curé d’une paroisse célèbre de Paris, proche du réseau Jésus simplement, m’a écrit en juillet 2003 qu’il me remerciait “pour l’adresse de ce texte sérieusement élaboré, dont j’ai lu la plupart des livres de référence. Les livres de Pierre Nautin et d’André Paul sont parmi les meilleurs. Les références en introduction à quelques polars théologiques ne font à mon sens qu’embrouiller le propos, si ce n’est qu’ils révèlent un intérêt du public pour ces questions. La question que tu traites est double, mais elles sont l’une et l’autre trop imbriquées dans l’exposé:- la première est celle de l’évidence contemporaine qu’il n’est pas possible de dire “cet homme est Dieu”.

Cette proposition ne demande pas tant de justifications.- la seconde est de montrer ce que disent ou ne disent pas les textes. Cette démarche ne relève pas de la foi dechacun, ni pour l’affirmer, ni pour l’infirmer, mais de l’histoire de la pensée chrétienne, de la formulation des dogmes et de la pratique ecclésiale.

La bonne question, poursuit-il, serait: pourquoi l’Eglise chrétienne a-t-elle affirmé la divinité de Jésus, et quelusage a-t-elle fait de cette affirmation ? Quelles orientations nouvelles se font-elles jour dans les communautéschrétiennes aujourd’hui? En définitive, la question contemporaine ne me paraît pas être celle de la divinité deJésus, mais celle de la part de divin en tout homme. L’enjeu est celui du mystère de Dieu et du mystère de l’humanité entière, comme la découverte d’une vérité qui ne cesse de nous questionner et que nous avons à explorer indéfiniment”

Autres réactions

André Gouzes, liturgiste catholique, me dit tout l’intérêt qu’il porte à mon projet : “la question est immenseet elle se situe bien dans la recherche actuelle”. Il “aurait bien des choses à partager et à me dire, mais lemanque de temps l’empêche d’argumenter comme il conviendrait”. Il serait heureux d’échanger avec moi de vive voix à ce propos.

Jeanne Nautin, veuve de Pierre Nautin, m’a envoyé le texte de recensions parues dans des revues spécialisées au sujet du livre de son mari : Chronique d’histoire religieuse(I998), Archives des sciences sociales desreligions (sept. I999), Revue des études grecques (janv.-juin I999), Lettre de Maredsous (avril I999), Lettre deLigugé (I999), Grégorianum (Pontifica Universitas Gregoriana–Rome I999), Bulletin critique du Livre français(mars I999), Revue d’histoire ecclésiastique-Louvain la Neuve), Revue des études juives (janv.-juin 2000),Scripta Theologica (janv. 2000), Nouvelle revue théologique (Bruxelles –janv. 2001), Annali di storiadell’essegesi (université de Bologne), et quelques autres dont l’origine n’est pas indiquée.

Mon impression d’ensemble est que les “connaisseurs” ne sont pas critiques sur le livre de Nautin, qui recoupe largement leurs propres recherches. On comprend que ces revues ou les auteurs de ces recensions ne soient pasen odeur de sainteté avec la Congrégation pour la doctrine de la foi, et notamment le jésuite Jacques Dupuis qui aécrit l’article pour la revue Grégorianum…

Jean-Baptiste Libouban, successeur de Lanza del Vasto à la tête de la communauté de l’Arche, m’écrit “L’exercice de la vérité, de la conscience, m’oblige aussi à maintenir mon esprit éveillé et à accepter un regardcritique sur les textes les plus sacrés”. Il reconnaît que sa tradition catholique formait peu à la connaissance intérieure et pas à l’ouverture interreligieuse et à la non-violence. Pour autant, il n’attribue pas une valeur certaine à la critique des textes des évangiles faite par P. Nautin. Il “ne refuse pas un examen critique des textes,mais cet examen ne peut non plus faire table rase d’une tradition”. Il croit “à la résurrection, qui est pour lui unemanifestation suffisante pour justifier tous les autres aspects sacrés : naissance virginale, théophanie, miracles”. Il ne peut “donc pas adhérer à cette désacralisation de Jésus-Christ”. Il craint “beaucoup, sur un plansociologique, que cette désacralisation de Jésus ne conduise à des effets contraires à ceux que vous cherchez”. Il précise “Je reste à l’écoute de ce qui apporterait une confirmation de certaines de vos hypothèses”.

Il conclut avec beaucoup de pertinence: “La base : intériorisation, vie simple, non-violence, dialogue, service,solidarité, me paraît une base très saine et même le préalable de la justesse et de la justice nécessaires pours’avancer dans une vie spirituelle”

Guy Aurenche,ancien président de l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture (ACAT)m’écrit que ma réflexion “stimulante et approfondie”, même s’il ne partage pas toutes mes conclusions, met “en lumière destextes et des approches qui formulent en termes modernes des réflexions qui ont toujours accompagné la questionde la divinité de Jésus”. “Cette contestation est sûrement bienfaisante et enrichissante, mais refusant la divinité(il faudrait préciser ce terme) de Jésus, elle nous contraint à abdiquer notre vocation à la pleine fraternité

46

humaine, au delà de tout ce qui limite notre transcendance”. Il a lu “avec intérêt” ces recherches, qu’il m’invite à poursuivre et à publier.

Christophe Boureux, professeur d’histoire des religions, dominicain, m’écrit: “le dépoussiérage de la figurede Jésus auquel tu te livres n’est pas sans analogie avec “la perspective du protestantisme libéral du XIXèmesiècle” comme l’écrit le “théologien catholique” auquel je consonne assez. Je pourrais évoquer dans tes réflexions G. Thiessen en sociologie, ou J. Pélikan qui dans son livre sur les figures de Jésus à travers les sièclesmontre comment chaque époque se réinvente “Jésus”. Evidemment tu fais tienne la formule de Loisy “Jésusprêchait le Royaume, est c’est l’Eglise qui est arrivée”, sous-entendant par là entre autre le “Grand Inquisiteur”.Personnellement, j’essaye de ne plus m’exciter sur les dérapages à répétition des apparatchiks papolâtres pour ne pas succomber au “complexe anti-romain”. La vie n’est pas là. Ta démarche me paraît en profondeur la seule viable: comprendre et prendre pour modèle l’action de Jésus face aux pouvoirs religieux, politiques, naturels et tenter d’en rendre compte pour soi-même et aux autres, mais c’est là que la difficulté et le défi proprement théologique commence, car il est nécessaire d’argumenter le plus rigoureusement possible face aux critiques de toutes sortes (…) Je te souhaite donc bon courage pour continuer”

Un amiproche du réseau “Jésus simplement”, conclut une longue lettre en écrivant “Si quelque chose m’est parvenu de l’enseignement de Jésus, c’est surtout par la médiation d’hommes qui en ont vécu”.

Un prêtre âgé, ex-professeur dans l’école où j’ai passé ma jeunesse, ancien vicaire général, m’écrit qu’il a lu mon document avec passion, et qu’il y a fait de multiples découvertes. Comme je l’ai fait pour Ieshoua, il a analysé les sources de ce qui a pu susciter sa vocation sacerdotale dans un esprit critique, dans le bon sens dumot, pour en déceler les défauts originels et contester son déroulement.

Il m’écrit “En ce qui me concerne, je dis simplement que ma foi n’est pas seulement ma foi, mais celle de personnalités que j’admire, comme par exemple le P. Teilhard de Chardin”. Il souhaite que ce texte soit mis à l’ordre du jour d’une future réunion régionale du Service incroyance–foi.

Un ami relève “l’exigence intellectuelle, le sérieux et la sincérité” qui m’ont guidé dans mon travail de recherche. Il croit pour sa part en Jésus Fils de Dieu, et estime que “réduire Jésus à un simple hommeremarquable revient à le priver de sa dimension essentielle. Mais voilà, la foi et l’analyse ne sont pas sur le même plan. On ne peut pas les confronter”. Il me conseille vivement le livre de Jean Delumeau Guetterl’aurore (Grasset, sept. 2003)

Un internaute, Pierre Pellegrini m’écrit que mon texte correspond à sa “réflexion sur le christianisme,religion qui a érigé un homme en Dieu pour mieux soumettre les autres. L’Eglise d’aujourd’hui a du plomb dans l’aile, et les réactions que j’ai reçues suite à mon intervention dans La Vie82 me confirment qu’un autre chemin est à créer”

Gérard Bessière, prêtre, ancien journaliste à La Vie, écrivain, m’écrit qu’il a lu mon texte “goulûment, toutesaffaires cessantes”, et que ma recherche rejoint la sienne et celle de tous ceux qui s’y attèlent depuis la fin du XVIIIème siècle. “Aboutira-t-elle jamais ?” demande-t-il... Il me fait plusieurs remarques :1) Il faudrait présenter certains autres livres récents et importants : Vermès –Enquête sur l’identité de Jésus–Bayard, 2003 ; Remaud - Evangile et tradition rabbinique –Tessius, 2003 ; Blanchetière - Enquête sur lesracines juives du mouvement chrétien (30-135) –Cerf ; Maurice Sachot –L’invention du Christ–Odile Jacob,1998 ; Nodet, Histoire de Jésus –Cerf, 2003 ; Quesnel –Jésus –Flammarion, 2004 ; D. Marguerat et autres–Jésus de Nazareth, nouvelles approches d’une énigme–Ed. Labor et Fidès, Genève, diffusion Cerf ; R. Luneau–L’homme qui évangélisa Dieu –Seuil ; Charles Perrot–Jésus- Ques sais-je ? PUF.2) Il faudrait aussi que la présentation des livres (Renan, etc…) comporte davantage de partie critique3) et que l’on voie apparaître quelque peu les grandes étapes de la recherche (David-Friedrich Strauss, AlfredLoisy, RudolphBultmann, Ernst Käsemann…).Il me renvoie à son livre “L’Enfant hérétique” et, pour le moment, il “en reste là”.Cette lettre, plus encore que les autres, me fait réaliser qu’il s’agit d’une vaste entreprise, d’un travail sans

cesse à mettre à jour, et je n’en ai malheureusement pas le temps. Je souhaite simplement que ma modeste contribution serve à d’autres…

Mes réactions à ces réactions

82 Pierre Pellegrini avait écrit dans le Forum de La Vie n° 3077 du 19 août 2004: “J’ai égaré mon peu de foi sans pouvoir remettre la main dessus (…) Le langage (de l’Eglise) n’évolue pas, son approche du monde s’égare dans un discours qui flirte de plus en plus avec l’intégrisme. Face à ce constat, je préfère être une brebis égarée, loin du troupeau, libre, même si c’est difficile parfois”

47

Quand je parle du christianisme comme d’“un conte merveilleux pour enfants”, je pense aux dogmes chrétiens de la filiation divine et de la naissance virginale du Christ, des miracles, de la Résurrection, del’Ascension, de l’Assomption, et je les distingue du message de Ieshoua qui appelle l’homme à l’intériorité, à la vigilance, à la connaissance et à la transformation de soi, au dépassement, au respect de l’autre, à la confiance en Dieu.

Peut-on être crédible auprès de nos contemporains en racontant, sans les décoder et sans les interpréter, deshistoires d’un être né d’une vierge sans fécondation d’un homme, d’un super-man qui transforme l’eau en vin, multiplie les pains, réanime les morts, marche sur l’eau, ressuscite après sa mort, traverse des portes fermées, monte au ciel ? Le coeur du christianisme, est-ce le message des Béatitudes proclamé sur la montagne par Jésusde Nazareth, ou est-ce les légendes hagiographiques et les constructions théologiques inventées à son sujet aucours des siècles ?

Il est vrai que plusieurs auteurs cités dans mon texte iconoclaste se situent dans la foi chrétienne. Je ne vois paspourquoi je ne pourrais pas me retrouver dans telle ou telle de leurs affirmations, même si je ne partage pasl’ensemble de leurs credo respectifs. Ainsi, quand Florin Callerand présente Ieshoua comme le désétrangleur ,quand Maurice Bellet écrit que “Dieu, c’est ce qu’il y a de plus humain au fond du cœur de l’homme”, quandJohann Eckhart parle de l’expérience de la “déité”, je ne peux que repérer mes maîtres. Mais le disciple doit-ilpenser totalement comme le maître ?

Je fais remarquer en outre que la plupart des mystiques, des visionnaires, des réformateurs, des chercheurs deDieu, de ceux qui ont fait vraiment avancer le christianisme étaient très critiques envers les affirmations et/ou lespratiques de l’institution, et qu’ils ont presque tous été rappelés à l’ordre, mis à l’écart ou à l’index, exclus, condamnés (et certains brûlés vifs) par l’Eglise catholique romaine. Je ne reprends pas ici le cas de Ieshoua, mis à mort par les religieux et par le pouvoir politique car il voulait mettre la religion au service de l’homme, ni celui d’Arius, excommunié car il s’opposait à la divinisation de Ieshoua qui allait dans le sens des pratiques culturelles de l’époque.

Je pense à des personnages aussi divers que Abélard, François d’Assise, Benoît, Roger Bacon, Johann Eckhart, Jean Hus, Giovanni Pico della Mirandola, Jérôme Savonarole, Giordano Bruno, Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Jacob Boehme, Hildegard de Bingen, Marguerite Porète, Martin Luther, Tommaso Campanella, RenéDescartes, Félicité de Lammenais, Henri Lacordaire, Charles de Montalembert, Marc Sangnier, Alfred Loisy,Pierre Teilhard de Chardin, Thomas Merton, Marie-Dominique Chenu, Yves-Marie Congar, Henri de Lubac,Maurice Zundel, Edward Schillebeekx, Leonardo Boff, Gustavo Guttierez, Bernard Besret, Hans Küng, EugenDrewermann, Guy-Marie Riobé, Jacques Gaillot, Jacques Dupuis, Juan Jose Tamayos Acosta, DominiqueCerbelaud op, etc.

Je précise évidemment que l’Eglise catholique n’a pas le monopole de l’intolérance: Luther était un antisémitenotoire et a dénigré Erasme, Calvin a fait brûler vif Michel Servet qui mettait en question le dogme trinitaire,l’Eglise orthodoxe a excommunié Tolstoï…)

J’ai à l’esprit et dans le cœur cette phrase mémorable de Florin Callerand lors de la dernière retraite que j’ai suivie avec lui en janvier I992 “Laissez tomber la religion, suivez Jésus !”. Quant à Marcel Légaut, - lestémoignages de personnes que je connais et qui l’ont fréquenté l’attestent –il ne croyait plus à la fin de sa vie à ladivinité de Jésus. Ses derniers textes le font deviner, mêmes s’ils ne sont pas explicites sur ce point.

Cette mise à l’écart ou cette élimination des visionnaires ou des prophètes par leur religion ou leur communauté politique n’est d’ailleurs pas propre au christianisme: Socrate a été condamné à mort par le tribunal de l’Héliée car il appelait les personnes à réfléchir par elles-mêmes et à se méfier des prêt-à-penser. Mansur Al Halladj a ététorturé et tué en 922 car il affirmait que Dieu peut se manifester autrement que dans la foi des musulmans.Baruch de Spinoza a été exclu de la Synagogue en 1656 car il exposait une méthode critique pour étudier lestextes sacrés et car il niait l’historicité des miracles. Léon Tostoï a été excommunié de l’Eglise orthodoxe car il niait la divinité de Jésus dont il demandait qu’on respecte le message de non-violence. Mahmoud MuhammadTaha a été pendu à Khartoum en I985 car il s’opposait à la promulgation d’un nouveau code pénal conforme à la charia islamique.

Je suissurpris et interrogatif quand on m’écrit que les récits de la filiation divine et de la naissance virginale des hommes célèbres antérieurs à Ieschoua ou contemporains de lui, les Pharaons, Platon, Alexandre, Romulus etRemus, Bouddha… sont des récits mythiques, poétiques et symboliques, mais que la filiation divine et la naissance virginale du Christ sont des réalités historiques et des vérités de foi ou qu’on ne peut remettre en question, ou des mystères qu’il faut méditer…

48

Pareillement, je suis quelque peu mal à l’aise quand quelques uns de mes interlocuteurs m’écrivent que les livres des exégètes qui respectent le dogme catholique (Charles Perrot, Jacques Schlosser) sont équilibrés,documentés, et sérieux, et que les autres qui traitent de la divinisation de Jésus (Ernest Renan, Pierre Nautin, H.Shonfield, Marie-Emile Boismard, Eugen Drewermann, Maurice Sachot, Richard Rubenstein) sont fantaisistes,dépassés ou infondés.

Je suis heureux et admiratif que l’Eglise catholique relise son histoire et demande pardon au monde pour lescrimes qu’elle a commis au cours des siècles au nom de sa foi. Mais à mon sens, elle omet de regarder de près les racines de cette volonté de puissance et de conversion forcée de l’humanité, et je soupçonne fort le dogme de l’Incarnation d’en être une des causes profondes, sinon la cause profonde. La première violence n’a-t-elle pas étéfaite aux communautés qui n’admettaient pas la divinisation de Jésus, les Ebionites, celles des communautés johanniques qui tenaient Jésus pour un prophète et non pour le Fils de Dieu, à Arius et à ses amis, qui ont étéexclus, frappés d’anathème puis excommuniés. N’est-ce pas eux qu’il faut d’abord réhabiliter, et à qui l’Eglise doit demander pardon ?83.

Je suis de plus en plus convaincu que si le souffle du message évangélique est bien de Jésus, les dogmes et lesorientations du christianisme et de l’Eglise ont été institués par les premiers chrétiens, au premier rang desquels était Paul. Par exemple, les phrases de Paul sur la soumission à l’autorité sous prétexte qu’elle viendrait de Dieu ont eu dans l’histoire un pouvoir de malfaisance tout à fait considérable. Paul n’était pas dans la dynamique de Jésus qui, en bien des occasions, a rompu avec la loi mosaïque: “Le shabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le shabbat” se traduit en langage moderne: La loi est faite pour l’homme et non l’homme pour la loi. Que dire aussi des phrases de Paul (ou d’auteurs pauliniens) sur la soumission de la femme à l’homme, à comparer à l’importance que Jésus a donné aux femmes à l’encontre des mœurs ambiantes.

Je crois avant tout que la spiritualité de tout homme se manifeste d’abord par sa bonté, sa compassion, son ouverture d’esprit, son souci de se connaître mieux soi-même et de s’améliorer, son humour, son honnêteté intellectuelle, sa simplicité. Peu importe alors ce qu’il croit. L’important, c’est ce qu’il fait, ce qu’il vit, ce dont il témoigne. Plusieurs textes évangéliques me semblent essentiels à cet égard. Peu importe d’ailleurs qu’ils soient de Jésus ou ajoutés par ses disciples, car toutes les traditions religieuses authentiques de la planète disent lamême chose :- Dans la parabole du bon Samaritain, le “mécréant” accomplit la volonté de Dieu, aimer et aider son

prochain.- Ce ne sont pas ceux qui disent “Seigneur, Seigneur !” qui sont dans la vie en plénitude, mais ceux qui

accomplissent la loi de la compassion.- “J’étais nu, et vous m’avez vêtu, j’étais malade et vous m’avez rendu visite…”, et peu importe ce à quoi

vous avez cru pourvuque vous ayez été bons…

Le souci de l’autre est le commencement et l’aboutissement de la vie spirituelle.: “J’ai cherché mon âme, mais je ne l’ai pas aperçue. J’ai cherché Dieu, mais il m’a échappé. J’ai cherché mon frère, et je les ai trouvés tous les trois”, disait Martin Luther King84 en 1961.

Un autre passage de l’Evangile de Jean, dont on ignore s’il est de Jésus ou d’un de ses disciples, n’en a pas moins une importance difficile à mesurer. En Jn 4, dans l’épisode de la Samaritaine au puits de Jacob, Jésus ditque l’heure est venue où les vrais adorateurs n’adoreront plus Dieu à Jérusalem ou sur le mont Garizim, ou, si l’on actualise, à Rome, à Bénarès, à Lhassa ou à la Mecque, mais qu’ils trouveront le divin dans le fond de leur être.

Ernest Renan, il y a 140 ans, avait parfaitement perçu l’importance de ce passage: “Le jour où il prononçacette parole, il fut vraiment fils de Dieu. Il dit pour la première fois le mot sur lequel reposera l’édifice de la religion éternelle. Il fonda le culte pur, sans date, sans patrie, celui que pratiqueront toutes les âmes élevéesjusqu’à la fin de temps (…). Et si d’autres planètes ont des habitants dotés de raison et de moralité, leur religion ne peut être différente de celle que Jésus a proclamée près du puits de Jacob”85

André Comte-Sponville dit la même chose avec d’autres mots: “Au fond, à la lecture des évangiles, ce quifait la valeur d’une vie humaine, est-ce le fait que la personne en question croit ou ne croit pas en Dieu, qu’elle croit ou pas en une vie après la mort? S’agissant de ces deux questions, la seule vérité, pour vous comme pour

83 Mais ce n’est pas encore gagné: le cardinal Bellarmin a fait brûler vif Giordano Bruno à Rome en I600, mais celui qui aété canonisé en février 1930 est le cardinal qui a fait allumer le bûcher et non le visionnaire qui a péri dans les flammes !Quant à Galileo Galilei, forcé d’abjurer en 1633, il n’a été réhabilité qu’en 1992.84 Je n’ai pas trouvé la référence précise… M.-L. King a peut être emprunté cette phrase à un autre, car elle figure aussisur un grand panneau de bois dans une léproserie indienne créée par Baba Amte.85 Ernest Renan–Vie de Jésus, Ed. Arléa, 1992, p. 151.

49

moi, c’est que nous n’en savons rien! Croyants et incroyants, nous ne sommes séparés que par ce que nousignorons. Il serait paradoxal d’attacher plus d’importance à ce que nous ignorons, qui peut sembler nous séparer, qu’à ce que nous connaissons très bien, d’expérience, et qui nous rapproche: Ce qui fait la valeur d’une vie humaine, ce n’est pas la foi, ce n’est pas l’espérance, c’est la quantité d’amour et de courage dont on estcapable”86.

En définitive, “on juge l’arbre à ses fruits”. La question à se poser me semble être la suivante: la foi, lescroyances, les convictions religieuses d’une personne, ou au contraire son agnosticisme, son athéisme, et en tous cas sa recherche spirituelle, est-ce que cela l’aide à vivre, à être le plus possible heureuse de vivre et à affronter les difficultés et la souffrance inhérentes à la vie ? Est-ce que cela l’incite à être bon, ouvert, engagé pour la transformation du monde ?

Comme le dit un peu abruptement Arnaud Desjardins, la théologie, le discours sur Dieu, est l’art de masquer par un long discours ce qu’on ne connaît pas, comme le ferait un enfant qui ferait une thèse sur la sexualité.

J’aime les chercheurs de Dieu quand ils sont d’abord chercheurs d’humanité. Je m’intéresse à eux quand ils parlent le langage du cœur, quand leur vie est un témoignage de bonté et de compassion, quand ils sont moins théologiens que mystiques, c’est à dire quand leur vie est imprégnée d’une présence qui les met en contemplation et surtout en mouvement pour rendre la vie plus belle et le monde plus vivable.

C’est pourquoi je conclus ce texte en reprenant le credo de Marianne Putallaz, publié sur le site Internetwww.theolib.com, auquel j’adhère totalement.

“Je crois en la vie reçue gratuitement.Je crois en la Source de cette vie,

Présence aimante qui nous accompagne depuis notre naissance jusqu’à notre mort et au-delà encore.Je crois en la Création toute entière qui nous est prêtée : elle nous porte et nous nourrit.

Je crois en l’être humain, homme, femme et enfant,à qui cette création a été confiée. Nous en sommes les gérants

et nous portons la responsabilité de la maintenir vivante et saine pour celles et ceux qui nous succéderont.Je crois qu’en chacun d’entre nous est déposée une plénitudequi ne demande qu’à être découverte et développée

afin que nous portions des fruits de paix et de liberté, de bonté et de beauté.

Je crois que la force nous est donnéepour accomplir ce à quoi chacun d’entre nous est appelé.

Je crois que l’Esprit agit en nous.Il vient nous libérer de nos peurs et de nos angoisses.Je crois que nos faiblesses nous apprennent l’humilité

et nous invitent ainsi à ne juger personne.Je crois que notre foi se renouvelle chaque jour :

elle puise ses racines dans les chercheuses et les chercheurs de sens qui nous ont précédés.Elle est le fruit d’un lieu et d’une culture donnés.

Elle est appelée à se transfigurer.Je crois que le doute est nécessaire pour ne jamais nous sentir arrivés,

car tout chemin se fait en marchant.

Je crois qu’aucune tradition religieuse ou laïque ne détient la vérité pleine et entière.Je crois au contraire que les religions et les sociétés, de par leur incomplétude,

ont à travailler en solidarité pour défendre une éthique planétaire communesans laquelle nous courons à notre anéantissement.

Je crois enfin que “l’homme passe l’homme”,car malgré toutes nos faiblesses, nos égoïsmes et nos manques,

nous portons en nous plus grand que nous.

86 André Comte-Sponville–A-t-on besoin d’une religion? Editions Ouvrières, p. 61-62.

50

Et cela m’est un émerveillement perpétuel”.

Bonne route aux disciples de Ieshoua, quelle que soit leur Eglise ou leur chapelle, aux chercheurs de “Dieu” et aux chercheurs d’humanité!

E. G., le 5 juillet 2005