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LE VOYAGEUR
Escales1. Un aller pour Byi'ar Ghitz............................................................................................................22. Un lieu étrange.............................................................................................................................63. Le prix du billet retour.................................................................................................................94. L'hospitalité Byi'arienne............................................................................................................115. Le sacrifice.................................................................................................................................146. Retour chez les humains............................................................................................................167. Persius........................................................................................................................................188. Départ pour Shalah....................................................................................................................229. Un autre monde..........................................................................................................................2610. Incident au Marché aux Pouvoirs............................................................................................3011. A la recherche de l'âme volée...................................................................................................3412. Rencontre démoniaque et complication...................................................................................3813. Un étrange compagnon............................................................................................................4314. Internato assombrado...............................................................................................................4815. Temer la Terrible......................................................................................................................5216. L'improbable victoire d'Antoine..............................................................................................5517. La visite de Ceta......................................................................................................................5918. Les marchands d'âmes.............................................................................................................6619. De chair et de néant.................................................................................................................7420. Le braquage..............................................................................................................................8021. Un nouvel allié.........................................................................................................................8422. La renaissance du Maître du Néant..........................................................................................8823. La découverte d'Antoine..........................................................................................................9224. Dans le néant............................................................................................................................9625. Reconciliation .......................................................................................................................10226. Le Voyageur...........................................................................................................................105
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1. Un aller pour Byi'ar Ghitz
Antoine traînait sans but dans le dix-huitième arrondissement de Paris, une belle
journée d'été. En passant près d’une station de métro, il remarqua un mur couvert
d’annonces de médium et s’en approcha pour en lire quelques-unes. Ses premières
lectures le firent sourire, les suivantes le firent franchement rigoler, et il décida
qu’il avait mieux à faire. Au moment où il allait se retourner, il remarqua un petit
carré de papier sur lequel était inscrit à la main le message suivant : « Voyages. Aller
gratuit. Retour à votre charge. » Un numéro de téléphone improbable à dix-neuf
chiffres suivait ce texte louche. Intrigué, Antoine se pencha pour mieux regarder
l’annonce. Elle pouvait avoir été écrite sur un morceau de papier découpé du cahier
d’un écolier. L’écriture était serrée et énergique. Par curiosité, et non sans avoir
jeté quelques coups d’œil autour de lui, Antoine composa le numéro, pour voir. Il
venait à peine de taper le dernier chiffre lorsqu’il entendit qu’on lui parlait. Il se
retourna mais ne vit personne.
- Allô ?
Surpris de ne pas avoir entendu la tonalité de sonnerie, Antoine ne répondit pas.
- Vous voulez aller où ?
La voix qui parlait au téléphone était masculine, grave et sans accent.
- Biarritz ? répondit Antoine, en se mordant la lèvre pour ne pas rire.
Il y eut un silence au bout de la ligne, puis le correspondant raccrocha. Amusé,
Antoine rangea son téléphone en secouant la tête, convaincu d’avoir contacté un
réseau de passeurs clandestins. Au moment où il allait reprendre sa promenade, son
téléphone sonna. Méfiant, il considéra l’appel inconnu pendant un instant avant de
décrocher.
- Oui ?
- OK pour votre destination. L’aller est gratuit, le retour à votre charge. Quelqu’un
vient vous chercher.
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L’homme raccrocha sans lui laisser le temps de protester. Jetant des regards inquiets
autour de lui, Antoine éteignit son portable et s’éloigna rapidement. Comme il allait
traverser la rue, il remarqua un homme qui le fixait depuis le trottoir d’en face, vêtu
d’un habit traditionnel africain. Paniqué, il recula d’un pas et tourna les talons au
moment où le feu passait au vert pour les piétons. Son mouvement brusque bouscula
un homme en complet clair qui se trouvait derrière lui. Confus, Antoine bafouilla
rapidement quelques excuses en surveillant du coin de l’œil la progression de
l’homme en tenue africaine dans sa direction.
- Ce n’est pas grave, dit l’homme au complet clair. C’est justement vous que je
venais chercher. Bonjour, je m’appelle Xavier.
Stupéfait, Antoine considéra la main tendue sans oser la toucher. L’homme était
brun aux yeux clairs, avec plus une allure de commercial chez un concessionnaire
automobile que dans une agence de voyages.
- Vous n’êtes pas très loquace, qu’à cela ne tienne, vous êtes là pour affaires après
tout, n’est-ce pas ? dit le commercial en retirant sa main avec un sourire indulgent.
Je vous emmène de ce pas à l’agence…
Il s’arrêta et jeta un long regard inquisiteur à Antoine.
- Vous êtes venu seul ? demanda-t-il d’un ton circonspect.
Antoine haussa les épaules et hocha la tête avant de se ressaisir soudain.
- Il doit y avoir une erreur, dit-il. J’ai fait votre numéro par hasard.
Les yeux du commercial devinrent deux fentes soupçonneuses.
- C’est vous que je viens d’avoir au téléphone ? demanda-t-il. Antoine Sobault ? C’est
bien ça ?
En l’entendant prononcer son nom, Antoine fut saisi d’angoisse.
- C’est non… Enfin, oui… C’est moi, balbutia-t-il. Mais je ne souhaite pas vraiment
voyager… C’était juste pour voir…
Il fit une pause, pour reprendre le contrôle de lui-même, puis ajouta :
- Je n’ai pas d’argent.
L’homme ne parut pas s’en formaliser. Debout devant lui, les poings sur les hanches
et l’air pensif, l’homme avait l’air de ne plus faire attention à lui.
- Bon, excusez-moi, je vais vous laisser travailler, dit Antoine, embarrassé.
L’homme réagit aussitôt et se mit en travers de son chemin.
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- Vous ne pouvez pas vous en aller comme ça, dit-il d’une voix contenue. J’ai ouvert
le portail, il faut que quelque chose passe.
Antoine le regarda sans comprendre.
- Le portail ?
- Oui, le portail pour Byi’Ar Ghitz, dit l’homme avec impatience. Il faut que quelque
chose passe. Et je ne peux pas y aller à votre place.
Interloqué, Antoine se demanda si l’homme ne lui faisait pas une mauvaise blague,
une caméra cachée ou s’il ne s’agissait pas d’une personne mentalement perturbée.
A la vue de son air effaré, le commercial poussa un soupir à fendre l'âme.
- Vous n'allez pas vous dégonfler maintenant? Dit-il sans s'arrêter de marcher. Nous
vous offrons l'aller: vous trouverez bien le paiement du retour sur place: Byi’Ar
Ghitz est un monde généreux pour ceux qui savent y faire. Allez, venez!
Avant qu'Antoine ait pu prévenir son geste, le commercial le saisit pas le coude et le
fit entrer dans une rue étroite, puis descendre un escalier discret jonché de
seringues usagées. Une forte angoisse étreignit le jeune homme, qui se raidit et se
mit à se démener, mais l'homme le tenait bien. Ils passèrent une lourde porte qui
claqua lugubrement derrière eux.
- Lâchez-moi! Cria Antoine, sans trop d'espoir.
A sa grande surprise, l'homme relâcha sa prise, et Antoine s'aperçut qu'il était dans
un local souterrain sombre et humide, éclairé par des torches flambantes, de quoi
rendre malades les pompiers du quartier. L'air empestait la graisse brûlée et le
renfermé, mais ce n'était pas ce qui attirait le plus son attention: au centre de la
pièce se trouvait ce qui ressemblait à un bassin circulaire rempli d'huile de moteur,
ou bien de pétrole. Une vapeur étrange s'élevait, en vagues légères et ondulées; des
lignes brillantes flottaient à la surface, et des dessins avaient été tracés à la craie sur
le bord surélevé.
- Qu'est-ce que c'est que ce truc? Demanda Antoine, en se pinçant le nez par
anticipation.
L'homme lui jeta un regard blasé.
- Ce n'est pas la première fois que vous passez, tout de même?
Antoine allait répondre, lorsque la surface liquide se rida en même temps qu'un grondement sourd résonnait dans la pièce, faisant vibrer le sol sous leurs pieds. Vaguement inquiet, Antoine se demanda si la ligne du métro passait juste en-dessous
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d'eux. - Bien, il va être temps, soupira le commercial avec un sourire engageant. Bon voyage!
D'un geste, il indiqua le bassin à Antoine, mais celui-ci se mit à reculer. Le visage de
l'homme se contracta alors en une grimace de colère. D'un bond, il fut près de lui et
le saisit par le col de son t-shirt. Antoine entendit le tissu se déchirer quand il fut
projeté par une force surhumaine vers le bassin, à plus d'un mètre du sol. Pendant
une seconde, il se sentit flotter dans l'air, son regard embrassant la salle comme s'il
la voyait du plafond. Il vit alors près du bassin, à l'opposé de la porte d'entrée, une
chose immonde qui le fit tiquer, mais il était trop tard... Le commercial lui fit un
signe d'adieu, avec sur les lèvres un sourire si large qu'il parut à Antoine totalement
inhumain, puis un souffle puissant l'attira vers le liquide, dont la surface s'était mise
à bouillonner...
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2. Un lieu étrange
Le souffle court, Antoine s'arrêta de scruter la brume autour de lui. Elle était si
épaisse qu'il pouvait presque l'écarter de la main, comme des volutes de fumée. Le
sol était tiède sous ses pieds nus; il avait perdu ses chaussures. De plus, il n'avait
aucun souvenir depuis sa chute dans l'étrange bassin bouillonnant jusqu'au moment
où il s'était réveillé à deux doigts de la noyade dans ce bassin de boue au milieu de
nulle part. Un étrange parfum doucereux flottait dans l'air, très dense, un peu
écœurant. Anxieusement, Antoine repassa dans sa mémoire le bagout du
commercial, sentant monter en lui un rire tendu et désespéré. Il devait y avoir une
caméra quelque part. Ce n'était rien de plus qu'un bonne farce télévisée; ou bien ses
amis de la fac lui avaient tendu un piège?
Autour de lui, un paysage improbable se dessinait lentement au fur et à mesure que
ses yeux s'adaptaient à l'environnement, fait de grandes formes rouges d'aspect
végétal et de roche claire.
- Mais qu'est-ce que...?
Il perdait l'équilibre. Il crut d'abord qu'il était soudain pris de vertige, mais les
chatouillis sous ses plantes de pieds lui firent plutôt penser à un rongeur creusant
une galerie juste en-dessous de lui. Prudemment, il s'écarta. A nouveau, il ressentit
le mouvement sous ses pieds. Avec un soupir d'angoisse, il se déplaça encore, sans
succès. Malgré lui, ses jambes tremblaient, il n'était pas sûr d'être bien lucide.
Pourtant, il s'accroupit et posa doucement les mains par terre et attendit. A sa
grande surprise, le sol tiède gonfla lentement sous ses mains, puis s'abaissa à
nouveau. Le phénomène se répéta plusieurs fois de suite, et il sentit que la même
chose se produisait sous ses pieds.
- Mince, murmura-t-il, perplexe. Ils ont mis les moyens...
Il ne savait pas qui ni pourquoi, mais quiconque avait mis au point cette plaisanterie
avait dû dépenser pas mal d'argent. Avec un petit sourire d'orgueil, Antoine se
redressa. Il n'y avait aucune raison de paniquer: s'il marchait droit devant lui, il
finirait par arriver au bout de cette installation ingénieuse. Ses amis devaient être
morts de rire, sa copine Anne-Lise était sûrement dans le coup, elle qui avait tant
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d'imagination!
Rassuré, il fit quelques pas mal assurés devant lui, manqua de tomber deux fois,
mais finit par s'habituer au mouvement du sol. Comme il longeait une roche
triangulaire aussi haute que lui, il voulut s'y appuyer, mais son bras glissa sur un
mince film visqueux et il s'affala de tout son long. Sous la couche de ce qui
ressemblait à de l'huile incolore, la roche était si lisse qu'il lui aurait été impossible
de s'y agripper, de toute manière.
- Bon, c'est quoi, ce truc? Vociféra-t-il, perdant patience.
Il avait beau se dire que ce n'était qu'une mise en scène, l'angoisse recommençait à
l'étreindre petit-à petit. Pourquoi n'entendait-il rien? Où étaient ses amis?
- Ohé, y a quelqu'un? Cria-t-il.
Il sentit un souffle sur sa nuque et une main se plaqua vivement contre sa bouche
avant qu'il ait pu faire le moindre geste.
- Reste tranquille, voyageur, murmura une voix rauque à son oreille. Ghitz dort. Si tu
le réveilles, nous allons tous mourir.
Quatre bras puissants le soulevèrent de terre et le posèrent sur ce qui semblait être
une charrette. Blasé et rassuré à la fois, Antoine se laissa faire, imaginant déjà le
moment où il serait face aux fieffés auteurs de ce canular. Progressivement, la
brume s'éclaircit et il jeta un regard avide autour de lui. Figé de stupeur, il vit alors
un paysage gris et terne s'étendant jusqu'à l'horizon : des pierres, des monticules de
pierres, des montagnes de pierres... Il n'y avait que cela aussi loin que son regard
pouvait porter. Du même coup, la terreur l'étreignit: où diable était-il tombé?
- Reste calme, voyageur.
Antoine se rendit compte que les jointures de ses doigts lui faisaient mal, à force de
se tordre les mains. Il mordait sa lèvre inférieure : une brusque secousse le fit
saigner.
- Où suis-je? Demanda-t-il enfin.
Un ricanement gras se fit entendre.
- Comment, voyageur, tu ne sais pas où tu es arrivé? Demanda l'inconnu. Ces jeunes
humains me feront toujours rire!
Comme il parlait, Antoine le détaillait avec un malaise grandissant. La bête ou la
chose qui lui parlait en poussant la charrette, était un être couvert de poils blancs
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clairsemés sur un corps d'aspect humain au premier abord, mais dont les quatre bras
décharnés rappelaient plutôt des pattes de coléoptère. La tête était effilée, mais
avait un aspect humain. Trois antennes flexibles surgissaient de la nuque, et
venaient pendre presque devant les yeux immenses, noirs, de l'étrange personnage.
Pour couronner le tout, il arborait d'impressionnantes mandibules luisantes de ce
qu'Antoine imagina être de la bave.
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3. Le prix du billet retour
En dépit de son aspect déroutant, la créature agissait et s'exprimait comme si elle avait été humaine. Chemin faisant à travers le paysage désolé, Antoine apprit ainsi que son hôte s'appelait Bob et qu'il parlait couramment français, anglais et swahili depuis l'enfance.
- Tu n'es pas le premier humain qui débarque ici, dit-il. Quand nous serons arrivés à la Croûte, tu te sentiras moins dépaysé. Bob parlait d'un ton affable, et Antoine avait accepté l'éventualité que le cliquetis et autres bruits de mastication qui ponctuaient ses paroles n'étaient pas menaçants à son encontre, au moins pour le moment; cependant il n'osa pas le questionner plus. Quoi que fût l'endroit qu'il avait nommé, il y avait peu de chance qu'il y trouvât les boulevards haussmanniens, le kebab ou les ruelles pavées de Paris! - Les voyageurs comme toi viennent rarement à Byi'ar Ghitz, déclara Bob en fixant sur lui ses yeux ronds, noir et brillants comme de la pierre de mica. Tu as dû avoir recours à un passeur: il paraît que ce sont des charlatans dénués de scrupules, dans ton monde. La langue d'Antoine se délia soudain: - C'est peu de le dire! S'écria-t-il, manquant de se mordre langue dans un cahot. Le mec que j'ai rencontré m'a poussé dans une sorte de bassin immonde... - C'est la première fois que tu voyages? Demanda à nouveau Bob. Antoine acquiesça silencieusement. - Alors tu n'es pas au bout de tes surprises, commenta la créature. Quand nous serons arrivés, je t'expliquerai deux ou trois choses qui ne vont pas te rassurer. ... - Le passeur a dit qu'ici, c'était « un monde généreux », coupa Antoine, anxieux. Bob poussa un cri modulé très strident, et ses mandibules s'agitèrent frénétiquement. Surpris, le jeune homme l'observa avec crainte. - Pardonne-moi, dit la créature. Je ne voulais pas me moquer, mais tu t'es bien fait avoir. Ne t'inquiète pas, on en reparlera dès que nous serons arrivés. Un peu vexé, très intrigué, Antoine se tut. Le cheminement pénible sur les pierres se poursuivit encore un peu en méandres dans la plaine pierreuse, puis la Croûte apparut enfin, et Antoine comprit d'où elle tirait son nom. Il s'agissait d'un plateau pierreux, de basse altitude mais assez large pour couvrir deux terrains de football. De nombreuses cavités de différentes tailles y avaient été percées. A cette distance et en contre-plongée, Antoine ne distinguait rien, mais comme ils se rapprochaient progressivement, il put distinguer des formes mouvantes. A son grand étonnement, humains et créatures à l'image de Bob allaient et venaient, vaquant à leurs occupations. Quelqu'un héla Bob, qui échangea quelques cris modulés avant d'introduire Antoine dans un hall immense taillé dans la roche claire. Les humains qui s'y trouvaient, environ une vingtaine, ne levèrent même pas les yeux sur le nouveau venu. Certains d'entre eux semblaient hagards, le regard vide, les lèvres serrées, comme s'ils étaient indéfiniment perdus dans leurs pensées. Une femme aux longs cheveux roux lui fit un vague signe de la main et retourna à sa contemplation. Malgré leur triste apparence, Antoine se sentit soulagé de retrouver un lien avec le monde duquel il avait été arraché. Puis, l'émotion passée, l'atmosphère de
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prostration le frappa et l'inquiétude l'étreignit à nouveau. - Bon, écoute-moi bien, commença Bob, avec l'air de s'acquitter d'une corvée. Ton passeur ne t'a rien dit du voyage entre les mondes, sans doute parce que si cela avait été le cas, tu n'aurais jamais voulu partir. Pour voyager par le moyen que tu as emprunté, il faut de la magie noire, qui implique le sacrifice d'une ou plusieurs vies. Ton voyage jusqu'ici a coûté une vie. Antoine fronça les sourcils, mais ne prononça pas une parole. Il entendit la suite comme dans un rêve, pendant que son esprit cherchait désespérément à se souvenir... - Bien entendu, ce n'était pas la tienne, continuait Bob. Cependant, si tu veux quitter ce monde, il te faudra trouver une autre vie pour ouvrir le passage et payer ton retour. Les membres d'Antoine tremblaient, mais il se sentait étrangement détendu. Il ne doutait pas une seconde des paroles de Bob, et se tournant vers les hommes et les femmes prostrés dans le hall, il lut dans leur air absent la confirmation de ce qu'il venait d'apprendre. - Et je suppose qu'il n'y a pas d'autre moyen de quitter ce monde? Demanda-t-il en déglutissant difficilement. Les yeux de Bob brillèrent. - Il y en a plein, mais seuls deux sont à ta portée d'humain sans pouvoir magique, répondit-il. Il te faut tuer pour partir ou bien mourir ici. Antoine ferma les yeux et poussa un long soupir; puis comme ses jambes se dérobaient sous lui, il se laissa choir sur le sol de roche, le visage enfoui dans les mains. Ensuite, il dévisagea un à un ses compagnons d'infortune, tentant d'imaginer la vie qu'ils avaient laissée derrière eux. Il repensa à la fac, à Anne-Lise, à ses amis... - Merde.
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4. L'hospitalité Byi'arienne
Le soleil ne se couchait jamais sur Byi'ar Ghitz; la luminosité diminuait sensiblement pendant un peu moins de six heures toutes les trente-deux heures environ, selon Bob. La plupart des humains réfugiés dans la Croûte en profitaient alors pour se regrouper et s'endormir les uns contre les autres. Au bout du quatrième jour de séjour forcé dans ce monde improbable, Antoine avait commencé à s'adapter à sa nouvelle réalité. La jeune femme rousse qui lui avait fait signe à son arrivée s'appelait Geena; elle lui avait tout de suite proposé son aide. Contrairement à ce qu'il avait d'abord cru, elle n'était pas humaine. Ses paupières internes de félidé et son impressionnante dentition aiguisée en étaient les preuves irréfutables. Sympathique mais réservée, elle lui avait expliqué les règles de base de la cohabitation entre les Byi'ariens et les voyageurs sans pour autant lui dévoiler sa propre histoire.
La Croûte était une excroissance nécrosée de Ghitz, perdue au milieu des pierres, et
dans laquelle les Byi'ariens avaient aménagé un réseau de cavités. Humains et
autochtones y vivaient en symbiose: les Byi'ariens, plus habitués à l'environnement,
s'occupaient du ravitaillement. Les humains eux, leur enseignait leur savoir et leur
racontaient ce qu'ils avaient vu au cours de leur voyages. Antoine doutait que les
humains aux regards vides qu'il avait découverts à son arrivée eussent été capables
d'une quelconque communication, mais force lui fut de constater qu'il avait tort. Les
repas étaient frugaux: des racines et des feuilles provenant des arbres rouges,
qu'Antoine ne parvenait pas à digérer correctement.
- Nous sommes presque tous passés par là, dit Geena comme il rendait son repas
pour la nième fois. Je trouve que tu t'en sors très bien.
Avec une grimace de dégoût, il s'essuya la bouche et considéra la bouillie rouge
infâme dans sa gamelle.
- Ne me dis pas que tu t'es résignée à rester ici jusqu'à la fin de tes jours, dit-il,
révolté. Il doit exister un moyen pour nous tous de quitter Byi'ar Ghitz vivants.
Elle lui adressa un sourire indulgent.
- Ne rêve pas, dit-elle de sa voix grave. Tous ceux qui ont essayé de partir par leurs
propres moyens ont fini dans le ventre de Ghitz ou bien sont morts en ouvrant le
passage pour d'autres.
- Pour d'autres?
Geena jeta un regard prudent autour d'eux avant de poursuivre:
- Les Byi'ariens ne sont pas plus heureux que nous ici. Pourquoi crois-tu que Bob
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traînait près du passage quand tu es arrivé? Ghitz ne fait aucune différence entre les
humains, les Byi'ariens et les autres : elle avale tout ce qui la réveille. Et le passage
se trouve justement en elle. Pourtant, tous les jours, des sentinelles surveillent
l'entrée de ce monde et accueillent les voyageurs, au risque de se faire gober. Les
voyageurs avertis peuvent compter sur leur aide, mais les autres sont directement
amenés ici.
- C'est ce qui t'est arrivé? Demanda Antoine.
D'un geste de la main, Geena éluda la question.
- Là où ça devient malsain, c'est que les Byi'ariens aussi voudraient bien se tirer de
ce trou merdique, continua-t-elle. Et eux aussi, ils ont besoin de payer l'ouverture
du passage avec une vie. Ils sont déjà presque éteints: ils n'envisagent même pas de
sacrifier un byi'arien sur deux pour le voyage. En revanche, les humains...
Antoine sentit ses cheveux se dresser sur sa tête et ses poils se hérisser. Geena le
regardait tranquillement, comme si la perspective de mourir sacrifiée pour
l'ouverture du passage ne lui faisait ni chaud ni froid.
- Ne panique pas, dit-elle. Les Byi'ariens sont courtois et aussi bienveillants que
possible : ils ne sacrifient que les volontaires. Certains prisonniers sont là depuis très
très longtemps. J'ignore comment ils supportent d'être retenus de ce monde hostile,
mais ils s'accrochent à la vie, jour après jour, et ils transmettent généreusement
leurs connaissances. Ceux qui craquent brusquement se lèvent un jour, prennent
leurs jambes à leurs cous et finissent dans les entrailles de Ghitz; ceux qui ont senti
venir leurs limites demandent poliment à prendre congé. Les Byi'ariens désignent
alors entre eux celui qui va pouvoir profiter de ce ticket providentiel pour un monde
meilleur, et nous ne les revoyons plus jamais.
Antoine la fixait, la main sur la bouche, figé de stupeur.
- Regarde, ajouta-t-elle.
Elle se leva et fit un signe à un Byi'arien qui traversait le hall, chargé de branches
aux feuilles écarlates.
- Je suis un être uniquement carnivore, déclara-t-elle. Je ne pourrai plus supporter
de manger encore une seule de ces feuilles. Je demande à prendre congé.
Pour illustrer ses paroles, elle inséra deux doigts dans sa bouche et en retira une
canine sanglante, qu'elle n'avait manifestement pas eu de difficulté à enlever. Le
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croc, qu'elle tendit à Antoine, avait la taille de son pouce. Il le prit dans sa paume et
referma les doigts en tremblant.
- Je suis arrivée ici comme toi, par malchance, lui dit-elle. Je ne savais rien des
voyages: dans mon monde, je suis une tueuse à gages entraînée et on m'a envoyée
ici pour y mourir. Mais j'ai un petit conseil pour toi, humain: ne te résigne jamais aux
choix que les autres ont fait à ta place. Tâche donc d'inverser les rôles. Qui sait,
peut-être nous reverrons-nous dans un autre monde?
Le Byi'arien avait appelé ses congénères, qui s'étaient rapprochés de Geena. Antoine
voulut dire quelque chose mais elle l'arrêta. Le regard de carnassier et le clin d'œil
qu'elle lui lança le surprirent, mais il obéit.
Après qu'elle eut quitté les lieux avec l'élu des Byi'ariens, il rouvrit la main et
considéra le croc longuement. Lorsque les humains se couchèrent pour profiter de la
baisse de la luminosité, il ne put fermer l'œil: il ne pouvait pas rester là à attendre
d'avoir envie de mourir! Il avait une vie, une famille! Il devait forcément y avoir un
moyen pour quitter ce monde indemne, mais lequel? Plusieurs jours passèrent,
pendant lesquels il lutta obstinément contre le désespoir, et c'est en se blessant par
inadvertance avec le croc de Geena que la lumière se fit soudain dans son esprit.
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5. Le sacrifice
Antoine n'avait pas revu Bob depuis son arrivée à la Croûte, mais dès qu'il montra les premiers signes de dépression, celui-ci se trouva disponible pour l'aider à se changer les idées. La mort de Geena et la perspective de rester prisonnier de ce monde hostile jusqu'à la fin de ses jours, lui donnaient souvent le même regard vide que les autres. A présent qu'il savait comment s'ouvrait le passage et ce que cela coûtait, il n'abordait plus le sujet. Bientôt, il fut si désespéré que la présence de Bob elle-même ne suffit plus à le distraire: il se levait alors sans rien dire à personne et allait errer dans les étendues de pierres. Lorsqu'il se leva à son tour pour demander à prendre congé, ce fut Bob lui-même qui l'accompagna.
Durant le trajet dans les plaines pierreuses, Antoine ne prononçait pas un mot, en
dépit des sollicitations de Bob, mais dès qu'ils arrivèrent sur Ghitz, il se mit à
pousser de longs soupirs à fendre l'âme. Arrivés devant le passage, Bob le considéra
un instant avant de lui adresser la parole.
- Tu peux encore renoncer, déclara-t-il.
- A quoi ça m'avancerait? Rétorqua Antoine.
Les mandibules de Bob cliquetèrent.
- Vous, les humains êtes bien surprenants, dit-il. Certains d'entre vous sont ici depuis
si longtemps que nous ne nous souvenons plus d'avoir vécu sans eux. D'autres
renoncent à la vie au bout d'un temps si court qu'il nous semble qu'elle n'a aucune
valeur pour eux. Notre peuple est arrivé ici par erreur, et depuis des siècles nous
cherchons sans relâche le moyen de tous quitter ce monde ingrat. Cela mettra
beaucoup de temps, mais un à un, nous y parviendrons et nous serons heureux de
retrouver nos frères.
Le bassin d'eau sombre et visqueuse luisait à la lumière du soleil. Antoine sentit son
cœur battre plus vite: il allait enfin pouvoir mettre un terme à son séjour forcé.
- Ta vie va me permettre d'ouvrir le passage, reprit Bob. Je te remercie pour ce
sacrifice.
Ils s'approchèrent tous les deux du bassin, Antoine légèrement en retrait.
- Pourquoi toi et les tiens ont-ils été envoyés ici? Demanda-t-il.
Bob tourna le dos au bassin pour lui répondre;
- Nous étions dans un monde parfait pour nous: Hellek. Nous ne manquions de rien
et nous étions un peuple pacifique. Mais il existe dans les autres mondes comme
dans celui des humains des peuples qui ont toujours soif de conquêtes et de
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soumission. Nous ne connaissions rien des passages, mais un jour nous avons été
envahis et déportés ici. Nous n'avons jamais revu ceux qui ont eu la possibilité de
partir, mais j'espère vivement qu'ils ont pu s'en sortir.
- C'est tout de même horrible de devoir sacrifier des vies pour emprunter les
passages, dit Antoine d'une voix tranquille.
- Oui, ça l'est, répondit Bob. C'est pourquoi nous attendons d'avoir des volontaires
plutôt que des otages. Je te remercie encore de...
Bob se tut soudain. Ses mandibules claquèrent et Antoine vit ses quatre bras se
raidir. Au même moment, il lança un violent coup de pied dans le ventre de la
créature, qui vacilla et tomba dans le bassin mortel en hurlant. Un maelström
puissant mais contenu se creusa immédiatement au milieu de la surface liquide et
engloutit le Byi'arien dont les cris déchiraient l'air. Le sol sous les pieds d'Antoine se
mit alors à trembler: Ghitz se réveillait. D'un bond, il se plaça sur le bord du bassin,
et se retourna avec précaution pour regarder la terre se fissurer autour du passage.
Un souffle tiède et fétide s'échappait de la terre, chargée de relents putrides.
Derrière lui, le liquide dans le bassin s'était mis à bouillonner comme la première
fois, dans la cave infâme de l'agent de voyage. Comme il se retournait pour sauter
dans le passage ouvert, il vit un amas de chair et d'os de l'autre côté du bassin, et
que Ghitz engloutissait lentement. Alors il se souvint de l'horrible vision de son
premier voyage, un amas de chair et d'os identique, qui témoignait du sacrifice qu'il
avait fallu accomplir. Les mains sur la bouche pour retenir une nausée soudaine, il
bondit.
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6. Retour chez les humains
L'odeur de graisse et de renfermé l'assaillirent brutalement lorsqu'il émergea du bassin dans la cave maudite. L'agent de voyage le dévisageait, bouche bée, comme s'il avait vu un fantôme.
- Salopard! Hurla Antoine en se jetant sur lui.
L'homme esquiva sa charge d'une glissade.
- Tu vas me le payer, salaud! Cria encore Antoine.
L'homme haussa les épaules.
- Je suis surpris que tu aies pu revenir, mais tu ne m'impressionnes pas, dit l'homme
avec un sourire trop large pour être humain. Vois-tu, dans mon métier, j'ai dû faire
face à d'étranges situations et vu des créatures si terrifiantes que la seule frayeur
qu'elles inspiraient pouvaient ôter la vie. Alors ce n'est pas toi, un petit humain à
peine conscient des mondes qui le cernent, qui vas me faire le moindre mal.
A ces mots, Antoine serra les poings.
- Vous saviez que vous m'envoyiez à une mort certaine? Demanda-t-il, furieux.
- Bien entendu, répondit l'agent. Il faut être un Voyageur accompli et expérimenté
avant de pouvoir devenir Passeur. Je connais les Byi'ariens, j'ai vu l'appétit de Ghitz
et je sais ce que deviennent les humains qui échouent dans ce monde maudit. Et
alors? Les humains font pareil entre eux. Est-ce que tu en fais une affaire
personnelle pour autant?
Antoine lui lança une bordée d'injures, et n'y tenant plus, se rua à nouveau sur lui.
- Oh, la paix! Cria soudain l'agent, en tournant vers lui sa paume et ses quatre doigts
écartés.
Antoine s'immobilisa malgré lui, ses membres incapables de bouger. Le Passeur
s'approcha lentement.
- Voici ce que tu vas faire, avorton, dit-il d'une voix calme. Tu vas rentrer chez toi en
remerciant ta bonne étoile d'avoir pu revenir parmi les tiens vivant, et tu vas
m'oublier. Comme tu peux t'en rendre compte par toi-même, nous ne sommes pas du
même monde, et dans le mien, on ne fait qu'une bouchée des petites choses
appétissantes comme toi.
Sa bouche s'ouvrit démesurément, dévoilant plusieurs rangées de dents, tandis que
ses mâchoires s'allongeaient. Une langue noire et pointue glissa sur ces promesses
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d'intenses souffrances.
- C'est bon, j'ai compris, grommela Antoine.
Il retrouva aussitôt l'usage de ses jambes. Il avait eu son compte d'aventure et de
découverte, et il lui tardait de retrouver sa vraie vie. Lançant un dernier regard
haineux au Passeur, il tourna les talons et se dirigea vers la lourde porte. Dehors, il
monta lentement les marches, écrasant les seringues mortes, et rejoignit le trottoir
de l'avenue principale grouillante de monde. Plusieurs passants le dévisagèrent, mais
il les ignora. En passant devant un kiosque à journaux, il vit que la date du jour était
identique à celle de son départ, et dans le reflet d'une vitre, il s'aperçut qu'il avait
beaucoup maigri, que sa barbe avait poussé et que ses vêtements étaient sales et en
lambeaux par endroits. Une femme aux traits fins et aux cheveux roux lui adressa un
sourire. Il lui répondit timidement et la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle ait disparu
dans la foule.
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7. Persius
Après son retour inespéré de Byi'ar Ghitz, Antoine tomba gravement malade. Dans le
monde des humains, le temps ne s'était pas écoulé de la même manière que sur le
monde hostile qu'il venait de quitter. Il fut donc très surpris de se rendre compte
que, pour les deux semaines qu'il avait endurées loin des siens, il n'avait été absent
de sa réalité habituelle qu'une petite demi-heure. Perturbé et croyant à peine ses
propres paroles, il essaya de relater à son amie incrédule l'horrible expérience qu'il
venait de faire, mais il ne parvint pas à se faire comprendre. Anne-Lise le crut ivre,
puis lui reprocha son inconséquence, et elle ne voulut en entendre parler. Le
lendemain, la dépression et le désespoir le saisirent si fort qu'il ne put aller en
cours. Les médecins, les médicaments et les conseils n'y firent rien: en plus de se
battre contre l'incrédulité de son entourage, Antoine luttait contre le souvenir du
Byi'arien qu'il avait dû tuer pour quitter le monde maudit. Incapable de se rendre en
cours ou de supporter la moindre conversation, même anodine avec ses amis, il
s'isolait progressivement dans ses pensées morbides.
Deux semaines après son retour, il se résolut à sortir de chez lui et se mit à
errer dans la ville. Il faisait beau, il marcha pendant des heures sans sentir la
fatigue. Et sans surprise, il se retrouva en haut de l'escalier jonché de seringues. Il
considéra longuement la lourde porte, faillit faire demi-tour plusieurs fois, avant de
se décider à descendre les marches. Comme il se rapprochait, il entendit des éclats
de voix et des sons étranges. Prudemment, il franchit les derniers mètres qui le
séparaient de la porte qui était restée entrouverte, et écouta. Deux hommes se
disputaient violemment; il reconnut la voix du passeur. Les mains moites, Antoine
tira un peu la porte pour jeter un regard furtif à l'intérieur. Un homme brun vêtu
d'un long manteau sombre à capuche et d'un sac à dos, se tenait debout près du
bassin. Le passeur, face à lui, semblait en proie à une douleur intense. Ses
grognements et ses gémissements ne semblaient pas attendrir l'homme en noir, qui
l'observait, les bras croisés. Soudain, le passeur tomba à genoux, et Antoine le vit
porter ses mains à son visage. Lorsqu'il les enleva ensuite, il regarda, pétrifié, la
peau du visage suivre lentement le mouvement des mains, comme si elle s'était
détachée. Réprimant une brusque envie de vomir, Antoine plaqua une main sur sa
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bouche et déglutit. L'homme en noir tourna la tête vers la porte. Paniqué, Antoine
s'en écarta vivement et hésita plusieurs secondes avant de remonter les escaliers. Il
n'était pas arrivé à mi-chemin qu'il entendit la lourde porte claquer et une voix
grave l'appeler.
- Toi, le curieux, ne bouge plus!
Son instinct lui ordonnant plutôt le contraire, Antoine gravit quelques marches de
plus avant de s'arrêter, médusé. L'homme en noir le fixait à présent du haut de
l'escalier.
- Que fais-tu ici? Demanda-t-il d'une voix rude.
Antoine hésita. Les cris du passeur résonnaient à présent dans la ruelle.
- Je ne suis pas avec lui, murmura-t-il.
- Ce n'est pas ce que je t'ai demandé, répliqua l'homme.
Sur ces paroles, il descendit une marche, et Antoine crut voir qu'il portait un jeans
sous son manteau noir. A nouveau, Antoine fut pris de nausée.
- Je venais voir ce type, expliqua-t-il avec empressement.
- Pour quelle raison?
L'homme semblait s'impatienter. Antoine descendit d'une marche.
- Ce mec m'a fait voyager et... j'ai pas trop aimé, répondit-t-il.
L'homme resta silencieux. De là où il était, à cause de sa capuche, Antoine ne
pouvait voir son visage.
- Et tu croyais sincèrement pouvoir revenir ici et lui faire la peau? Demanda l'homme
sur un ton moqueur.
Antoine ne répondit pas. Il savait bien qu'il n'aurait eu aucune chance contre le
passeur, mais la colère l'avait guidée jusqu'à cette porte maudite, et il n'avait pu y
résister.
- Où t'avait -il envoyé? Demanda encore l'homme en noir.
- Byi'ar Ghitz, répondit-il en frissonnant.
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Avec un long sifflement, l'homme éclata de rire.
- Il ne t'a pas loupé, l'enfoiré! Commenta-t-il. Je suppose que c'était ton premier
voyage. Si tu es revenu, c'est que tu as dû payer le tarif habituel.
Antoine baissa la tête et acquiesça. A sa grande surprise, l'homme poussa un long
soupir et dévala rapidement les marches pour le rejoindre. Avant qu'il ait pu
prévenir son geste, Antoine fut happé et entraîné vers la cave, dont la porte claqua
lourdement derrière eux.
- Reste tranquille, ordonna l'homme.
Antoine cessa de se débattre et attendit. Le corps du passeur se contorsionnait sur le
sol, non loin. Sa peau s'était décollée et pendait de ses vêtements ensanglantés en
mains endroits.
- C'est le sort de l'Écorché, déclara l'homme en indiquant la créature agonisante. La
peau se détache du corps et il ne reste plus que la chair à vif. Le moindre
mouvement, le moindre courant d'air est une torture. Je sais exactement ce qu'il
ressent: on m'a fait cadeau de ce sort pour mes dix ans. Je n'y ai survécu que parce
que j'ai beaucoup de chance.
Malgré les supplications d'Antoine, l'homme releva sa capuche.
- Je ne crains rien de toi, dit-il comme Antoine détournait les yeux. Et je n'ai pas
l'intention de te faire le moindre mal.
Antoine fut frappé par la beauté de l'homme, dont les traits ambigus lui parurent
exceptionnels. Son visage fin, imberbe, était cerné de cheveux bouclés, noirs
comme l'encre de Chine, et ses yeux tout aussi noirs, semblaient appartenir à un
autre monde. Ses pommettes, ses lèvres, même sa peau, tout attirait le regard. S'il
n'avait pas vu de quoi cet homme était capable, Antoine aurait sans doute été
subjugué.
- Je m'appelle Persius, dit l'homme avec un sourire charmeur.
Antoine sentit le sang lui monter aux joues.
- Antoine, dit-il en détournant à nouveau les yeux. Je... Je ne suis pas...
Persius éclata de rire.
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- Ne te fie pas aux apparences, dit-il en se débarrassant de son manteau, qu'il rangea
consciencieusement dans son sac à dos.
En chemise à carreaux et en jeans, il paraissait déjà moins intimidant.
- Tu es sorcier? Damanda Antoine en le suivant hors de la cave lugubre.
- Pas exactement, mais contrairement à toi, je n'ai pas besoin de sacrifier des vies
pour voyager entre les mondes car, vois-tu, la magie est en moi. Ça te dirait de
voyager avec moi?
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8. Départ pour Shalah
Antoine lui jeta un regard à la fois surpris et soupçonneux, auquel Persius répondit par un nouveau sourire. Sans un mot, il se chargea de son sac à dos et sortit de la cave. Antoine le suivit d'un pas hésitant. Ils n'échangèrent pas une parole jusqu'à la rue principale, grouillante de monde et de voitures. Là, Persius se tourna vers lui.
- On va prendre un verre? Dit-il.
Antoine regarda autour de lui, tiraillé par le doute. Il était curieux d'en savoir plus
sur cet homme étrange qui était le seul à pouvoir le comprendre, et en même temps,
il craignait de tomber aux mains d'un être qui pourrait aisément le tromper, comme
le passeur.
- Écoute, dit Persius. Je vais me trouver un endroit sympa où me poser un moment,
et si tu veux, tu peux venir avec moi: on n'est pas obligé de discuter. Sinon, bon
vent.
Avec un vague signe de la main, il s'éloigna. Antoine le suivit des yeux et le vit
entrer dans une brasserie non loin. Depuis qu'il avait découvert cette autre réalité, il
avait rencontré plusieurs êtres en qui il avait pu avoir confiance. Même les Byi'ariens
avaient été courtois, alors qu'il avait été pour eux, pendant son séjour forcé, un
billet vivant pour la liberté. L'homme qu'il venait de rencontrer lui paraissait à la fois
redoutable et digne de confiance; ses manières directes et la facilité avec laquelle il
semblait nouer des liens le séduisaient carrément. De plus, il avait besoin de parler à
quelqu'un qui pourrait le croire et le comprendre...
Persius ne leva même pas les yeux lorsqu'il s'assit timidement à sa table. Penché sur
une grille de mots-croisés, il faisait tinter son verre de bière en le martelant
distraitement avec son stylo. Antoine remarqua alors que ses cheveux mi-longs
participaient particulièrement à son apparence androgyne, et se demanda s'il en
jouait.
- N'empêche, tu ressembles vachement à une fille..., murmura Antoine.
Persius l'ignora, mais Antoine le vit sourire subrepticement. A nouveau, Antoine se
sentit mal à l'aise.
- Qu'est-ce qu'il t'avait fait, à toi, le passeur? Demanda-t-il pour changer de sujet.
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- A moi? Rien.
Antoine souleva les sourcils et réprima un soupir d'angoisse. Un serveur s'avança
pour prendre sa commande.
- Et ça t'arrive souvent, de tuer des gens qui ne t'ont rien fait? Demanda-t-il, dès
qu'ils furent à nouveau seuls.
Persius leva enfin les yeux et posa son stylo.
- Les passeurs sont pour leur grande majorité des créatures, humaines ou non-
humaines, qui profitent de l'inexpérience et de la faiblesse de ceux qui ont recours à
leurs services. Tout passeur a des connaissances et des liens avec la magie noire. Et
pour chaque vie qu'il contribue à faire sacrifier au voyage entre les mondes, la magie
noire qui régit ce moyen de passage lui reverse une commission sous forme de
pouvoir maléfique. Et bien entendu, plus ils en ont, plus ils en veulent, et à la
longue, ils peuvent devenir extrêmement dangereux, comme tu as pu t'en rendre
compte. Alors en attendant de trouver le moyen de détruire cette source de magie
noire, nous sommes quelques centaines à appliquer une sorte de régulation, pour
éviter que le monde des humains ne devienne une sorte de réserve à sacrifiés. Tu
vois ce que je veux dire?
Antoine acquiesça, cependant la vision de Persius en héros de l'ombre le laissait
sceptique. Le serveur revint avec sa boisson, il le remarqua à peine.
- Et tu en as déjà tué beaucoup? Demanda-t-il encore.
Persius ouvrit la bouche pour lui répondre, puis parut se raviser. Il observa Antoine
longuement, avant d'écarter ses mots croisés.
- Tu es dans un autre univers à présent, déclara-t-il. Au milieu des humains, il y a des
lois et des conventions qui régissent tes pensées et tes actes. Tant que tu restes au
milieu des humains, tu dois les respecter. Mais à présent que tu es témoin des
mondes non-humains, il faut t'adapter, pour ne pas finir victime d'un être plus fort
que toi, et qui obéit à des lois différentes. Le voyageur est un observateur et un
aventurier qui remet en cause ses connaissances, ses compétences et ses limites à
chaque voyage.
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Il fit une pause, Antoine retint un soupir. Son corps était si tendu qu'il tremblait,
faisant vibrer la table avec lui. Mais Persius ne semblait pas s'en apercevoir.
- La seule loi commune à tous les mondes que j'ai visités jusqu'ici est celle de la
survie, reprit-il. Et j'observe cette loi avec un certain intégrisme.
A ces mots, Antoine frissonna: les souvenirs de son propre crime et de l'exécution du
passeur se mélangeaient dans son esprit. Son imagination lui figura Perisus au visage
androgyne en Grande Faucheuse, sous son manteau noir à capuche. Secouant la tête
avec exaspération, Antoine jeta un regard autour de lui. Ils faisaient partie des rares
consommateurs d'une brasserie banale, tous deux appartenant au même monde... Il
avait du mal à envisager son existence autrement que dans le cadre paisible qu'il
connaissait déjà, et tuer pour survivre lui paraissait moralement insupportable.
- Ce n'est pas difficile, dit Persius, comme s'il lisait dans ses pensées. Il s'agit d'un
choix: on l'accepte ou pas. Il ne faut pas se forcer. Et si, comme toi, on a dû choisir
de tuer plutôt que de mourir, pour la première fois dans sa vie, il ne faut pas s'en
vouloir. C'est l'occasion parfaite pour définir ses propres principes. En ce qui me
concerne, ils sont définis depuis bien longtemps, et jusqu'ici, ils m'ont bien servi.
D'un geste lent, qu'Antoine soupçonna d'avoir été étudié, Persius arrangea ses longs
cheveux noirs pour dégager son visage, en lui jetant un regard aguicheur.
L'incongruité de ce regard, autant que son intensité laissèrent Antoine bouche bée
pendant quelques instants, puis il détourna le regard, les joues à nouveau en feu.
- Persius, je te répète que je ne suis pas du tout de ce bord-là, dit-il avec embarras.
- Et moi, je t'ai déjà dit de ne pas te fier aux apparences, répliqua Persius, d'un ton
agacé.
Le serveur surgit soudain près d'eux avec l'addition. Choqué, il observa le jeu de
séduction à peine dissimulé entre lui et Persius, qui se conclut en quelques minutes
par un échange de numéros.
- Les humains peuvent passer leur vie entière à croire à ce qu'ils voient, déclara
Persius comme si de rien n'était, lorsqu'ils eurent quitté la brasserie. Quand tu as vu
d'autres mondes, tu as une nouvelle perception des choses.
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Antoine grogna avec mécontentement, ne sachant ce qui le désespérait le plus,
entre l'incrédulité de ses amis et l'incongruité du comportement de Persius.
Cependant, il devait reconnaître que sa présence et sa sympathie lui faisaient
beaucoup de bien, et que malgré les circonstances étranges de leur rencontre, il
était prêt à lui faire confiance.
- Je suppose que tu as des choses à faire, maintenant? Dit-il, timidement.
Persius acquiesça d'un signe de la tête, et dans son regard, Antoine vit qu'ils se
posaient tous les deux la même question.
- Je vais à Shalah, au marché de la Magie, répondit-il.
- Ce n'est pas un endroit pour un humain, alors...? demanda Antoine.
Le jeune homme parut étudier la question.
- Je pense qu'un humain averti pourrait s'y rendre, s'il est accompagné d'un voyageur
expérimenté, dit-il, les yeux pétillants de malice.
Tenant son sac à dos dans une main, sans crier gare, il saisit de l'autre celle
d'Antoine, qui se mit à protester.
- Avec moi comme avec les autres, méfie-toi des apparences, murmura-t-il à son
oreille.
A peine eut-il prononcé ces mots que la vision d'Antoine devint floue. Une
cacophonie stressante assaillit ses tympans, et le sol parut se dérober sous ses pieds.
Fermant les yeux, il se traita mentalement de tous les noms.
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9. Un autre monde
Lorsqu'il les rouvrit, le choc, l'émerveillement et l'étonnement le saisirent si fort qu'il vacilla.
- Tout va bien? Demanda une voix de femme près de lui.
A sa vue, il étouffa un cri de surprise. C'était une femme en sari ressemblant fortement
à Persius.
- Eh bien, tu en fais, une tête, minauda la femme en lui caressant les cheveux.
D'un geste craintif, Antoine repoussa sa main, croyant à ce qu'il voyait. A nouveau, Persius lui adressa un sourire charmeur, auquel son corps de femme donna une portée plus grande encore.
- Es-tu un homme ou bien une femme? Demanda Antoine, les sourcils froncés, en
s'écartant prudemment.
- Ah, ce que tu peux être borné! S'exclama Persius en arrangeant ses cheveux. Et d'un
ennui mortel. Regarde plutôt ce monde qui s'offre à toi!
Ils se trouvaient sur un chemin de terre claire, cerné de chaque côté par des champs de
légumes variés. Antoine n'en reconnut aucun, mais la clarté et la beauté du paysage le
réjouit. Il faisait un temps magnifique, une douce brise rafraîchissante tempérait les
ardeurs du soleil. Dans le ciel, pas un nuage; et au loin, on apercevait en plusieurs
endroits le feuillage touffu des arbres d'un bois.
- Viens, dit Persius en lui tendant la main.
Antoine la prit volontiers, dans l'euphorie du moment, tandis que la jeune femme
l'entraînait gaiement sur le chemin. Cependant, après quelques minutes de marche, il
dégagea sa main avec un sourire gêné. Persius haussa les épaules.
- Le monde de Shalah ressemble beaucoup à celui des humains, expliqua Persius.
Beaucoup de magiciens et de sorciers humains sont installés ici, mais il n'y a pas qu'eux.
Regarde!
Du doigt, elle indiqua une masse sombre au milieu d'un champ. Cela avait l'air d'un
énorme rocher, mais l'observant attentivement, Antoine vit qu'il s'agissait d'une créature
trapue dotée de pattes et d'une énorme tête, qui s'ouvrit à plusieurs reprises sur presque
toute sa largeur pour engloutir les oiseaux imprudents. Le doigt de Persius indiqua
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ensuite le ciel, et il y vit des créatures volantes, certaines hideuses avec des griffes, et
d'autres de forme humaines, avec des voiles. Le bruit d'un ruissellement les poussa à se
retourner : une forme incertaine de deux mètres de haut au moins avançait vers eux,
entièrement fait d'eau, et transparente comme du verre. Ils s'écartèrent tous deux de
son passage, mais la magie de cette chose était telle que sa force irrésistible les
propulsa dans le champ au milieu des plantes.
- Ferme la bouche et ne t'étonne bruyamment de rien, dit Persius en riant comme elle se
redressait et époussetait sa robe. Souviens-toi qu'ici, les lois sont différentes. Et relève-
toi vite, ces plantes servent à préparer des choses dont tu ne voudrais même pas
entendre parler.
- Des potions et des sorts, ou des choses comme ça? Demanda Antoine, faussement léger,
en s'exécutant tout de même rapidement.
Sans répondre, elle se pencha et en ramassa une qu'elle lui présenta.
- Dis un mot, le premier qui te vient à l'esprit, dit-elle. Ensuite, souffle dessus.
- Chose, dit Antoine, et il souffla.
La plante commença à s'étirer lentement, jusqu'à prendre une taille humaine. Persius la
lâcha alors, et le végétal se mit à se mouvoir comme s'il avait des bras et des jambes.
Les feuilles s'enroulèrent sur elles-mêmes pour faire des mains avec des doigts. Peu à
peu, les formes et les couleurs se figèrent, et ils se retrouvèrent face à une nouvelle
Persius.
- Cette plante représente la vraie pensée derrière un mot, expliqua Persius avec un
sourire moqueur. On l'utilise dans beaucoup de sorts de vérité.
L'illusion dura quelques instants, puis la Persius représentée rétrécit jusqu'à devenir à
nouveau plante, flétrie. Le marché de la Magie se trouvait dans l'enceinte fortifiée de la
ville de Medth, à deux kilomètres de là; ils reprirent leur marche d'un bon pas en
silence. Plus ils se rapprochaient de leur but, et plus ils rencontraient de créatures
diverses et de magiciens. A quelques centaines de mètres de l'entrée, une file compacte
avançait lentement. Mêlé à la foule hétéroclite, Antoine n'en croyait pas ses yeux.
- Quand nous serons dans le marché, ne t'éloigne pas de et ne parle à personne, ordonna
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Persius. Pratiquement tout le monde ici peut deviner en te voyant que tu ne connais rien
à la magie. Tu ferais un excellent pigeon pour le premier apprenti magicien balbutiant et
mouillant encore ses couches.
Antoine acquiesça distraitement et attendit avec impatience de parvenir aux portes du
marché. Deux gardes massifs aux allures de chimères repéraient les pouvoirs des
visiteurs et apposaient un sceau sur leur front. Antoine fut le premier à passer, le sceau
était tiède et agréable sur le peau. Lorsque ce fut le tour de Persius, les chimères se
mirent à gronder d'un air menaçant. La foule en attente recula spontanément de
quelques pas.
- Quel est le problème? Demanda Persius d'un ton léger.
- Tu n'entres pas, dit l'un des gardes en faisant cliqueter ses griffes. La nature de tes
pouvoirs n'apparaît pas distinctement. Nous devons contrôler quiconque pénètre dans le
marché, et quiconque en ressort. Or ta forme est imperméable à notre vision magique.
Persius renfrogna la mine, puis leur adressa un sourire séducteur. Antoine le vit
alors reprendre une forme masculine. L'un des gardes l'observa attentivement, puis
apposa un sceau sur son front.
- Ca alors, fit Antoine lorsqu'il l'eût rejoint. Tu peux changer de forme à volonté? C'était
quoi cette histoire de vision magique?
- Je t'expliquerai plus tard, dit Persius, l'air toujours contrarié.
Juste après la porte, le marché commençait avec des tentes gardées, des étalages
étranges et une foule bruyante. Tandis qu'il marchait aux côtés de son compagnon de
voyage androgyne, Antoine s'aperçut que chaque créature le dévisageait avec
étonnement et méfiance.
- Ne t'inquiète pas de cela, dit Persius. Ils se demandent ce que fait un humain en
liberté dans ce marché. Ils doivent se dire que tu as grugé les gardes, parce que ton
sceau indique que tu n'as aucun pouvoir. Or, les humains sont prisés à travers les
mondes.
Antoine fronça les sourcils.
- Quand tu dis “prisé”, tu veux dire quoi, exactement? Demanda-t-il.
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Au moment où Persius allait répondre, un colosse à l'air menaçant se dressa devant eux
et les balaya tous les deux d'une grande claque.
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10. Incident au Marché aux Pouvoirs
Le choc les cloua au sol, hébétés, pendant une minute, puis Persius se releva en titubant.
- Au nom de ma mère, Ruir, tu n'es qu'un imbécile! Cria-t-il à l'adresse de la brute.
Reprenant peu à peu ses esprits, Antoine reconnut la créature qui leur faisait face:
c'était une chose comme cette espèce de rocher vivant qu'ils avaient vu dans un
champ en chemin, et qui gobait tout ce qui passait à proximité. Antoine décida qu'il
s'agissait d'un ogre de pierre. Visiblement, cette créature ne parlait pas le français,
mais une forme de communication opérait entre lui et Persius: grondements et
injures fusaient à qui mieux mieux, attirant l'attention de la foule. A la fois inquiet
et curieux, Antoine tapota l'épaule de son compagnon de voyage pour lui rappeler sa
présence.
- Ruir est légèrement contrarié parce que je lui ai jeté un sort affreux la dernière
fois que nous nous sommes croisés, expliqua Persius. Tu te rappelles le passeur? Eh
bien, je lui ai jeté le même sort, en moins puissant.
Intrigué, Antoine observa la créature.
- Il n'a pas de peau, fit-il remarquer.
- Il perd de la pierre, répliqua Persius d'un ton sec.
L'ogre s'était remis à gronder et Antoine évita de justesse une nouvelle claque
sifflante. D'un signe, Persius lui indiqua de se boucher les oreilles, puis courut vers
un étalage proche couvert de cruches en terre cuites. Il en saisit une au hasard, qu'il
brisa sur le sol, répandant un liquide clair, dans lequel semblait avoir trempé un être
vivant. Il se déchaussa ensuite rapidement et posa le pied sur le sol mouillé. Les
témoins de la scène poussèrent alors de grands cris et la plupart s'enfuit en courant,
tandis que ceux qui avaient des mains parurent boucher ce qui ressemblait à leurs
oreilles. Dans son ébahissement, Antoine n'avait pas fini son geste. Il le regretta
amèrement: Persius ouvrit largement la bouche et un long cri perçant déchira l'air.
Ce cri se répercuta sur tous les objets qui l'entouraient, créant des échos
désordonnés semblables au wah-wah d'une guitare électrique. Antoine entendit un
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craquement lugubre, et crut un moment que son crâne venait d'exploser, mais à sa
grande surprise, le colosse de pierre se mit à vibrer de manière spectaculaire et son
grondement eut une intonation qu'Antoine n'eut aucun mal à identifier comme de la
douleur. Lorsque le cri cessa, il s'écroula lourdement et on n'entendit plus de lui
qu'un faible râle. Alors Persius se rechaussa, et mit à parlementer avec la créature
propriétaire de la cruche brisée, dont la pâleur effrayante rappelait la mort. Les
curieux reprirent leurs allées-et-venues; le colosse restait là, terrassé.
- Bienvenue dans le monde de la magie, dit Persius en revenant vers Antoine.
Des gardes firent soudain leur apparition, engageant le magicien dans une discussion
animée. Bien qu'il tendît l'oreille, Antoine se rendit rapidement compte qu'il ne
comprenait plus ce que les gardes disaient. Croyant à une illusion auditive, il se
rapprocha, mais les gestes dissuasifs de Persius et les regards menaçants des
chimères le firent changer d'avis. Lorsqu'il vit Persius enchaîner plusieurs signes de
la main et qu'il comprit une bribe du discours, tout devint soudain clair dans son
esprit.
- Super, bienvenue dans le monde de la magie! Murmura-t-il pour lui-même avec
amertume.
Lorsqu'il avait passé la porte, il ne s'était pas attardé sur la facilité avec laquelle il
avait compris les propos des gardes. Les Byi'ariens avaient bien appris plusieurs
langues auprès des voyageurs qu'ils avaient accueillis, alors envisager que toutes les
créatures de tous les mondes auraient pu faire de même lui paraissait logique. A
aucun moment, il n'avait soupçonné être sous le contrôle de Persius, dont la magie
lui permettait même l'accès à la perception d'un autre. Un sentiment de méfiance
monta en lui: à quoi d'autre Persius avait-il accès en lui? Tout en lui étant
reconnaissant de l'initier au voyage entre les mondes, il ne pouvait s'empêcher de
redouter cet être plus puissant que lui, et dont il découvrait un à un les pouvoirs
spectaculaires.
Autour de lui, les clients surréalistes du marché se penchaient sur les étalages,
entraient dans les tentes et discutaient avec les marchands de toutes formes. Une
femme rousse lui fit signe, depuis l'entrée d'une tente. Son visage décidé lui rappela
Geena, croisée chez les Byi'ariens, mais elle avait des yeux vides, sans pupille. Se
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traitant mentalement un froussard, Antoine se dirigea vers elle, les poings serrés, les
paumes moites. Elle lui sourit, dévoilant une rangée de dents pointues qui raidirent
sa démarche aussitôt, mais il n'osa pas faire demi-tour et pénétra sous la tente. De
l'intérieur, elle paraissait bien plus haute et spacieuse, et surpris d'y trouver des
meubles bas, il songea qu'il était à nouveau le jouet d'une illusion. La marchande
prononça plusieurs paroles sifflantes qu'il ne comprit pas, puis elle se mit à faire des
gestes confus. Comme il ne comprenait toujours pas ce qu'elle tentait de lui dire,
elle montra du doigt une table basse couverte d'objets divers et indiqua le sommet
de la tente. Blasé, Antoine haussa les épaules et la regarda soulever le meuble sans
même le toucher. Ensuite, elle se frappa la poitrine et d'un geste gracieux lui tendit
la main comme si elle lui présentait un trésor. S'avançant un peu, elle toucha alors
doucement sa poitrine et saisit sa main, dont elle isola l'index, et qu'elle fit mine de
piquer avec une aiguille invisible, avant de lever son propre index. Tout d'abord,
Antoine eut du mal à interpréter le message de la jeune femme, mais au bout de la
quatrième fois, il sourit et hocha la tête. La marchande lui rendit son sourire et prit
sa main dans la sienne. Antoine se se sentit alors quitter le sol, en même temps
qu'un frisson étrange le parcourait. Il tremblait et ses poils se hérissaient sur sa
peau, pourtant c'était une douce sensation de bien-être qui l'étourdissait un peu. Sa
vue se brouilla, et il entendit le bruit d'une aspiration brutale autour de lui. Lorsqu'il
put voir clair à nouveau, il était dehors, la main tendue dans le vide, la paume
sanglante. Il n'y avait plus aucune trace de la tente ni de la marchande. Sa chair lui
faisait mal: il n'avait donc pas rêvé. Nerveusement, il tendit sa main intacte vers un
coffre au pied d'un étalage d'armes à lames ondulées, se concentra, jura; rien n'y fit.
Contrarié, il se tourna alors vers Persius et les gardes, et au moment où sa main se
souleva à nouveau, le magicien décolla de vingt centimètres du sol avec un cri de
surprise. Paniqué, Antoine interrompit brutalement son geste, et le magicien tomba
le nez dans la poussière.
- Antoine, appela-t-il d'un ton menaçant, en se relevant. Dis-moi que ce n'est pas toi
qui a fait ça...
Il s'approcha à grands pas. Il fixa le sceau sur son front et l'examina longuement, puis
il saisit ses deux mains et jura.
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- Quel idiot! Cracha-t-il en rejetant la main sanglante d'Antoine. Je t'avais dit de ne
parler à personne! Où est l'escroc qui t'a vendu ce pouvoir?
Antoine indiqua l'endroit vide où s'était trouvé la tente.
- Disparu, bien sûr! S'écria Persius. Est-ce que tu sais seulement ce que tu viens de
faire?
Antoine hocha la tête avec un sourire triomphant.
- J'ai acheté le pouvoir de télékinésie avec un peu de sang, répondit-il avec
suffisance.
Persius lâcha un nouveau juron.
- Ici, le sang a une valeur particulière, expliqua-t-il. Tu connais « Faust », l'opéra?
Le sourire d'Antoine se figea. Persius hocha la tête et soupira.
- A présent, il y a quelqu'un qui se balade entre les mondes avec la signature de ton
être, continua-t-il. Il pourra payer n'importe quel contrat avec ton âme.
- Je... Je ne suis pas croyant, répliqua Antoine.
- Il ne s'agit pas là de croyance, dit Persius tranquillement. Il s'agit de pouvoir...
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11. A la recherche de l'âme volée
Pendant plusieurs secondes, Antoine ne sut que penser. Doutant de la pertinence même du concept de l'âme, il ne voyait pas vraiment en quoi il devait se sentir menacé. Il se retint pourtant de hausser les épaules, tant le regard désapprobateur de Persius l'intimidait. Au bout d'un long silence, Persius poussa un long soupir blasé.
- Rappelle-toi que nous ne sommes plus dans le monde des humains, dit-il en l'entraînant
vers un coin discret. Ici, il n'y a pas de passeport, pas de carte d'identité, pas
d'empreinte ADN... Un rien te représente et te trahit: ton nom, ton souffle ou une
goutte de ton sang. Tu n'as jamais donc entendu parler des rebouteux, des gris-gris ou
bien des jeteurs de sorts?
Antoine secoua la tête. A nouveau, Persius lui fit un sourire charmeur, et tout en pensant
que finalement, ce devait être un tic, il y répondit par un sourire crispé.
- Il est sans doute trop tard pour toi maintenant, mais sache qu'ici, au lieu d'utiliser du
gel coiffant pour se faire beau, on jette un sort à sa chevelure pour qu'aucun cheveu ne
tombe dans une main ennemie, expliqua Persius d'un ton docte. On ne laisse pas traîner
ses affaires personnelles, on ne crie pas le nom des gens qu'on connaît à tue-tête; et
sous aucun prétexte on ne donne une larme ou une goutte de sang. Tu t'apercevras que
personne ne crache par terre, ici. Sauf les gros rustres comme Ruir.
Le colosse se relevait lentement, perdant ici ou là de petites pierres. Ils échangèrent de
sparoles hargneuses et Persius lui fit un gracieux doigt d'honneur.
- Je vais te raconter une mésaventure qui m'a guéri de toute naïveté à ce sujet, reprit-il
avec bonne humeur. J'avais dix ans, et je vivais auprès de gens qui n'étaient pas ma
famille, mais qui avaient pour mission de m'éduquer. J'étais déjà un peu doué en magie,
et je n'écoutais jamais les conseils de mes aînés. Une prêtresse novice de je-ne-sais-quel
dieu est venue un soir nous rendre visite. et j'ai été mal inspiré de me moquer d'elle
ouvertement. Elle ne s'est pourtant pas énervée, et plus tard, elle m'a demandé de la
laisser me peigner avant mon coucher. J'étais vaniteux, j'ai accepté. Le lendemain, elle
est partie en me disant au revoir avec une telle chaleur que j'ai cru qu'elle m'avait
pardonné. Deux semaines plus tard, une douleur insupportable me réveille au milieu de
la nuit. Mes cheveux restent sur l'oreiller quand je me lève, et les draps collent à ma
chair dont la peau se détachent doucement. Heureusement, mes proches ont protégé
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ma vie et la magie qui m'habite a atténué l'impact du sort. En revanche, les contre-sorts
et les supplications n'ont rien fait pour me débarrasser de ce cadeau empoisonné. Le
sort de l'Ecorché est terrible de ce point de vue: celui qui l'a reçu peut le transmettre,
mais pas l'annuler; car seul le jeteur de sort initial peut mettre fin à la malédiction.
C'est un peu comme le châtiment de la lèpre dans la Bible. Tu connais?
Antoine secoua la tête, ahuri.
- Je l'ai croisée bien des années plus tard, reprit Persius avec un soupir. Pour amoindrir
les effets que la malédiction avait sur elle, elle avait pris la forme d'un serpent, une
bête dont j'ai horreur d'ailleurs. Elle m'a reconnu à mes cheveux, et malgré toute ma
colère, je ne pouvais pas lui en vouloir de m'avoir fait goûter à son malheur. En ce qui te
concerne, il ne fait aucun doute que tu es tombé sur un trafiquant d'âmes.
Un frisson d'angoisse parcourut Antoine à l'idée de s'être exposé à un tel traitement, et il
n'osait en imaginer de pire.
- Les autres marchands savent peut-être quelque chose à son sujet, suggéra-t-il.
Avec un petit hochement de tête, Persius l'entraîna avec lui vers les étalages
avoisinants. A nouveau, il lui permit de comprendre les échanges, mais personne ne
semblait avoir d'information sur la marchande rousse. Au moment de renoncer, Persius
invoqua un garde, à qui il raconta toute l'affaire. La chimère fit alors part d'un incident
qui avait impliqué la fameuse marchande et un de ses clients, le jour-même. Les
protagonistes s'étaient affrontés à l'arme blanche, et le client avait arraché une manche
de l'habit de la marchande. Complaisant, le garde leur montra les deux sceaux. Antoine
n'y vit aucune différence, mais le magicien parut contrarié.
– Pourquoi le sceau de la marchande est-il incomplet? Demanda-t-il à la chimère. Je ne
pourrais même pas l'utiliser pour un sort de localisation.
- Sa forme ne laissait pas transparaître clairement ses pouvoirs, répondit la créature
avec une courte hésitation.
- Pourtant vous m'avez obligé à changer de forme à l'entrée, objecta Persius, les sourcils
froncés.
- Tu sais bien que nous avons des instructions particulières te concernant, Persius-ga-
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Sulok, répliqua la chimère avec un regard entendu.
Persius plissa les yeux, arrêtant d'un signe la question qu'Antoine s'apprêtait à formuler.
Son visage avenant s'était contracté dans une expression de colère retenue. Sans un
mot, il prit le sceau du client mécontent et tourna les talons.
- Je n'ai pas tout compris..., risqua Antoine en le suivant.
- Les femmes sont imperméables à la vue magique des chimères, expliqua Persius. Cette
marchande le savait et n'a laissé aucune trace derrière elle. Nous allons devoir
interroger le client avec qui elle s'est battue.
Ils quittèrent le marché, au grand regret d'Antoine qui, fasciné, sursautait d'horreur et
de surprise devant presque tous les étalages. Bien entendu, il essaya plusieurs fois de
déplacer quelques objets à distance, en se réjouissant de posséder ce pouvoir. Tout en
lui jetant des regards désapprobateurs à chaque fois qu'il en faisait usage, Persius lui
expliqua le plan qu'il avait en tête: il fallait obtenir du client tout ce qui aurait pu
garder une empreinte de la marchande, la localiser et la forcer à rendre l'âme avant
qu'elle n'ait eu le temps d'en faire usage. Dès qu'il furent à bonne distance, Persius posa
le sceau par terre et étendit les mains au-dessus. Intrigué, Antoine l'observa avec
attention pendant qu'il se concentrait; il avait repris sa forme féminine, son visage était
détendu... Soudain, le temps et l'espace se figèrent. Il le sentit à la façon précise dont il
perçut chaque son, chaque mouvement. La brise elle-même semblait s'être arrêtée.
Luttant contre la lourdeur inexplicable qui engourdissait son corps entier et son esprit, il
porta toute son attention sur le magicien. Le sceau lévitait à présent entre le sol et ses
mains, baigné d'une lumière terne diffuse. L'aspect de Persius elle-même avait changé :
ses longs cheveux noirs flottaient de manière surréelle autour de son visage aux yeux
fixes. Antoine frissonna, mais même son tremblement lui sembla dilué, retenu par
l'atmosphère magique. C'est alors qu'il entendit des murmures indistincts, comme si
plusieurs personnes se disputaient la parole à voix basse. Jetant un regard à Persius, il
se rendit compte que ses lèvres articulaient des paroles, dont il n'était sans doute ni le
destinataire, ni le témoin, puisqu'il ne comprenait rien. Incapable d'évaluer, même
approximativement, la durée du phénomène, il fut surpris de le voir s'arrêter tout d'un
coup; cependant, il retrouva avec plaisir la liberté de ses mouvements et le doux rythme
de la nature. Persius, quant à elle, semblait préoccupée.
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- Je n'aime pas la tournure que prennent les choses, déclara-t-elle en ramassant le
sceau, qu'elle fourra dans un pli de son sari. Le client était un démon exécuteur de
basse caste, c'est-à-dire pas très puissant, mais s'il décide de nous ennuyer, nous aurons
les Enfers au train toute notre vie, et elle en sera évidemment fort raccourcie...
Blasé, Antoine ne l'était pas encore, mais en entendant parler de démon et d'enfer, il
souleva à peine les sourcils.
- Bienvenue dans le monde de la magie, hein? Dit-il, railleur.
- Tu n'avais qu'à te tenir tranquille, comme je te l'avais dit! Répliqua Persius.
Là-dessus, elle lui lança une oeillade charmeuse et s'approcha de lui pour le prendre
dans ses bras. A présent qu'il connaissait un peu mieux son compagnon de voyage,
Antoine se laissa faire sans protester. Alors qu'il savait que son âme était exposée et
qu'ils allaient à la rencontre d'un démon, une seule question lui brûlait les lèvres:
- A ta naissance, tu étais une fille ou un garçon?
Avisant l'expression fort agacée de Persius, il n'insista pas.
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12. Rencontre démoniaque et complication
Le lieu dans lequel ils se matérialisèrent ne ressemblait en rien à ce qu'ils avaient vu de Shalah. Du moins, c'est ce qu'Antoine songea en découvrant les parois rougeoyantes d'une espèce de caverne immense autour d'eux. L'air était lourd et chargé d'une odeur piquante qui le fit tousser brutalement. Une lueur de flamme éclairait les murs, bien qu'il n'y eût la moindre trace d'un flambeau. Ses pieds s'enfonçaient un peu dans le sol mou et chaud, mais il ne s'agissait pas là d'un sol vivant comme il en avait vu sur Byi'ar Ghitz. Il songea d'ailleurs avec une sorte de fierté qu'il avait à présent les moyens de comparer entre eux les divers lieux qu'il visitait, comme un voyageur expérimenté.
Persius se tenait près de lui, toujours sous sa forme féminine. Le regard distrait,
comme si elle était à l'affût de quelque chose.
- Où sommes-nous? Demanda-t-il en se tournant vers Persius.
Il sursauta, surpris d'entendre des sons étranges à la place de sa propre voix. La
magicienne remua les lèvres et traça quelques signes dans l'air, mais en dépit de
plusieurs sorts de communication, la déformation du son de leurs voix persista.
Persius finit par hausser les épaules; le lieu échappait à son contrôle. Une sorte de
malaise étreignit alors Antoine: s'ils ne pouvaient se comprendre l'un l'autre,
comment pourraient-ils communiquer avec le démon? Mieux: comment pourraient-ils
lui échapper si cela tournait mal? Il souhaita vivement que la magie de Persius leur
permît de communiquer par télépathie, mais ce n'était apparemment pas le cas.
Perdu dans ses pensées, il ne vit pas immédiatement la silhouette trapue qui venait
d'apparaître près de la magicienne. Cette dernière se retourna lentement, sans
afficher le moindre signe de surprise, laissant à penser encore une fois à Antoine
qu'elle avait manipulé ses sens. La créature semblait tout droit sortir d'une oeuvre
ésotérique: couleur argile, de taille moyenne, elle était campée sur deux jambes,
dont la forme étrange n'était certainement pas humaine. Ses poils longs, hirsutes
rappelaient les pire représentaitons du yéti, mais sa série de longues cornes noires
et luisantes, partant du milieu de son visage, - là où un nez aurait dû se trouver – et
rejoignant sa nuque, relevait du monstre de cauchemar. Il n'y avait pas deux mais six
yeux sur le visage plat sans bouche, sous le menton duquel une barbe tressée
pendait jusqu'au sol. Les reflets de lumière rouge ajoutaient à ce tableau une touche
infernale. Antoine poussa un long cri, mais le son qu'il produisit fut beaucoup plus
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proche du vrombissement des ailes d'une mouche. D'ailleurs, il se sentait tout aussi
vulnérable.
De toute évidence, ce n'était pas le cas de Persius: face au démon, qu'elle dépassait
d'une bonne tête, elle semblait dans son élément. Il remarqua tout de même que ses
cheveux flottaient à nouveau autour de son visage comme lorsqu'elle avait lancé le
sort de localisation. Soudain, la magicienne et la bête s'empoignèrent; à la fois
terrorisé et désireux de l'aider, Antoine hésita quelques secondes avant de s'élancer
vers eux. Il n'eut que le temps de faire deux pas : délaissant la magicienne, le démon
bondit vers lui et lui planta brutalement une griffe dans la poitrine.
La douleur, Antoine ne la ressentit pas tout de suite, car vu de si près, l'aspect
terrifiant du démon lui fit l'effet d'un puissant analgésique; une odeur piquante se
dégageait de lui, qui le fit tousser. Et c'est à ce moment-là qu'il sentit la cuisante
brûlure de sa chair meurtrie entre les côtes, sous son muscle pectoral gauche. Près
de son cœur qui cognait violemment dans sa poitrine, il sentait un pincement
insupportable. A nouveau, son cri ne fut pas différent du vrombissement des ailes
d'un insecte. Une lueur inquiétante brilla dans les yeux noirs de la bête, et ses
cornes se mirent à onduler et s'entrechoquer sur sa tête. Antoine songea qu'il était
peut-être en train de rire.
Persius s'approcha et une communication silencieuse se fit entre elle et le démon.
Paralysé par la douleur, Antoine fut témoin de tout, mais ne vit ni n'entendit rien qui
pût le renseigner sur leur échange. Au bout d'un temps qui lui parut interminable, le
démon retira sans ménagement sa griffe, emportant avec une joie ostensible un bout
de chair sanguinolent. Antoine s'écroula alors sur le sol en hurlant de douleur et
perdit connaissance.
Lorsqu'il se réveilla, il était allongé dans le lit conforttable d'une chambre vaste, au
style de décoration suranné. Sur une table de chevet près de lui, on avait posé un
bol d'eau trouble, une bougie et un morceau d'argile. Persius somnolait dans un
fauteuil non loin, sous sa forme masculine: il ouvrit les yeux, les frotta longuement,
et baîlla à s'en décrocher la mâchoire avant de lui sourire.
- Salut, compagnon voyageur! S'exclama-t-il en se levant pour s'approcher du lit.
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Antoine remarqua sa démarche mal assurée, mais il n'osa pas en parler, trop heureux
de se trouver en vie après cette rencontre cauchemardesque avec le démon. Tâtant
prudemment son torse, il y découvrit une grosse cicatrice rugueuse à l'endroit où la
griffe avait traversé sa chair. Levant un regard interrogateur sur le visage du
magicien, il haussa les sourcils.
- Nous sommes de retour chez les humains, répondit Persius à sa question muette. Il
fallait te soigner loin des influences maléfiques ce démon et de son aura.
Avec son aide, Antoine se redressa pour s'asseoir. Il vit alors que l'unique porte de la
chambre était surplombée d'une croix chrétienne. Par la fenêtre, des voix féminines
lui parvinrent. Il n'eut aucune peine à reconnaître l'anglais.
- Nous sommes dans un cloître du Maryland, expliqua Persius. Quelques religieuses
m'ont aidé à te soigner.
Antoine jeta un regard sceptique à la table de chevet.
- Maintenant que tu vas mieux, nous devons partir, continua le magicien. Elles
tolèrent ma présence parce que tu es avec moi, mais si nous ne partons pas
rapidement, elles pourraient le prendre comme un affront. Et je n'ai pas la force de
combattre.
Antoine hocha la tête et sortit du lit, s'attendant à souffrir de sa blessure, mais rien
ne se produisit.
- Depuis combien de temps sommes-nous ici? Demanda-t-il en enfilant les vêtements
neufs que Persius lui tendait.
- Deux semaines, répondit-il.
Antoine siffla longuement. Il ne se souvenait de rien de ce laps de temps.
- Et maintenant? Demanda-t-il une fois qu'il fut complètement habillé.
Persius lui adressa son plus beau sourire et rajusta sa chevelure.
- Maintenant nous devons retrouver une sorcière du nom de Temer, répondit-il enfin.
Illyerks, le démon qui a menacé de t 'arracher le coeur, affirme qu'elle lui a volé
Haer, l'Epée vengeresse. C'est une arme puissante uniquement destinée aux actes de
vengeance.
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- En quoi est-ce notre problème? S'écria Antoine en touchant mécaniquement sa
cicatrice.
- Illyerks a arraché un morceau d'étoffe de la robe de la marchande, expliqua
Persius. Il nous le donnera en échange de Haer. Avec ce morceau d'étoffe, je pourrai
lancer un sort de localisation contre elle.
Antoine réfléchit un court instant.
- En deux semaines, elle a déjà dû faire de mon âme ce qu'elle voulait, non?
- La correspondance temporelle n'est pas la même entre les mondes, déclara le
magicien. Celle entre les Enfers et le monde des humains joue en notre faveur. Si
nous trouvons rapidement cette sorcière et que nous récupérons l'Epée vengeresse,
nous pourrons peut-être sauver ton âme.
Pendant un moment, Antoine se demanda s'il ne devait pas prendre sa blessure pour
un avertissement et rester sagement dans le monde où il avait tous ses repères, et
où il ne viendrait à personne l'idée de lui arracher le coeur... Sauf peut-être à Anna-
Lisa, sa copine, qu'il n'avait pas revue depuis qu'il avait quitté leur appartement
dans le but de rencontrer à nouveau le passeur.
- Après ce qui vient de m'arriver, je ne sais pas si j'ai très envie..., commença-t-il.
Avant qu'il n'ait pu prévenir son geste, Persius le saisit par le col de son t-shirt et le
souleva du sol comme s'il n'avait été qu'un enfant. Un silence pesant s'installa, tandis
qu'ils se fixaient, si proches l'un de l'autre qu'ils sentaient leurs souffles sur leurs
visages respectifs.
- Antoine, nous ne pouvons plus reculer, gronda le magicien en le relâchant. J'ai pris
cet engagement pour nous deux, et c'était tout ce que je pouvais faire. Je te
rappelle que nous devons récupérer ton âme.
- Et si je n'en veux plus, moi, de cette âme? Répliqua Antoine d'un air de défi.
Persius cogna du doigt sa poitrine à l'endroit même où se trouvait la cicatrice.
Curieusement, il ne sentit rien, en revanche il entendit un son inhabituel.
- C'est de l'argile, dit le magicien. Le démon a rompu ton aorte dès que j'ai accepté
le marché, alors j'ai utilisé la magie noire pour te sauver. A présent, tu es dépendant
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de ma magie. Je suis désolé, mais tu dois me suivre.
A ces mots, Antoine devint livide.
- Tu veux dire que je suis mort?
- Je veux dire que tu es en sursis, répondit Persius. Nos vies sont liées à présent et
je n'ai pas le pouvoir de t'émanciper de moi après cette intervention. Allons
récupérer Haer l'Epée Vengeresse, trouvons la vermine qui t'a piégé, récupérons ton
âme et ensuite je t'emmènerai auprès de la seule personne de confiance qui puisse
te dissocier de moi.
Abasourdi, Antoine se laissa choir sur le lit en soupirant: dans quelle galère se trouvait-il encore? Magie noire, âme, démon... Il n'en pouvait déjà plus d'en entendre parler! Levant les yeux vers le visage implacable de Persius, il le regarda stupidement lui faire les yeux doux et rajuster ses cheveux. - Est-ce que j'ai le choix...?
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13. Un étrange compagnon
A ce stade du récit, vous commencez à vous demander comment un jeune humain aussi naïf et inoffensif qu’Antoine a pu faire couler autant d’encre et de salive à travers les mondes. Nous nous sommes tous posés cette question: était-ce son goût pour l’aventure ou bien une quelconque vengeance pour avoir été, dès son premier voyage, le dindon d’une farce morbide? La vérité est qu’Antoine n’est pas le seul responsable de cette réputation, car comme vous allez le découvrir bientôt par vous-même, Persius est un étrange compagnon...
* * * Contrairement à ce qu'il avait pensé, Antoine s'aperçut en quittant le cloître que ce
n'était pas Persius qui craignait les religieuses, mais les religieuses qui semblaient
pressées de les voir quitter les lieux tous les deux. Lorsqu'il lui en fit la remarque, le
magicien haussa les épaules et éluda la question. Les religieuses avaient dû voir ses
talents et décider qu'il était dangereux. Antoine lui-même le trouvait dangereux.
Tâtant sa poitrine à nouveau, il ne put s'empêcher de déglutir: il y avait bien
quelque chose d'inquiétant dans sa réserve et l'étendue de son pouvoir. Il lui était
tout de même reconnaissant.
Antoine n'avait jamais quitté la France, aussi trouva-t-il amusant d'avoir dû traverser
d'autres mondes avant de traverser l'Atlantique. Après une bonne heure de
recherche, ils trouvèrent un squat dans un vieil immeuble et s'installèrent dans une
pièce sombre à l'écart des autres occupants. Persius insista pour inspecter la
cicatrice d'Antoine, tapotant le morceau d'agile de la largeur du pouce et profonde
d'une phalange. Antoine l'observa sans un mot; il avait beaucoup de peine à croire
qu'il n'était pas mort sur le coup, et en même temps, il savait qu'il n'aimerait
l'entendre si jamaais cela avait été le cas. Quant au magicien, son visage grave et ses
efforts évidents pour se déplacer trahissaient son épuisement. Il restèrent là, sans
parler, jusqu'à la tombée de la nuit. Puis Persius invoqua le feu et fit naître des
flammes dans un vieux seau de peinture rouillé.
- Le monde des humains est un monde carrefour, murmura-t-il alors, rompant le
silence. Les humains ne sont pas complètement cartésiens, alors tout y est possible
quand on vient des mondes qu'ils appellent occultes, le monde de la magie noire. La
magie noire est une énergie qui a son parti pris: elle est sensible à l'émotion et se
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nourrit d'essence vitale. Accepter son existence signifie accepter ses lois. La plupart
des mondes sont perméables entre eux, mais celui des humains est comme un
aimant : il attire les voyageurs, parce qu'il est riche en possibilités et que les
humains sont tellement nombreux et influençables, que vivre au milieu d'eux et les
abuser devient un jeu pour ceux qui en ont le pouvoir.
Sa voix tremblait un peu. Antoine toucha instinctivement sa chair d'argile.
- Cela a commencé avec les croyances et les superstitions, continua Persius. Puis les
religions, les hommes ont vu des miracles et ont cru que, parce qu'ils étaient
incapables de les comprendre et de les reproduire, il existait des êtres plus puissants
qu'eux: ils en ont fait des dieux. Ils ont donné un nom à tout ce qui était lié à la
magie, et ont pris les agissements cruels des voyageurs pour des manifestations de
puissance légitimes. Il en est de même dans de nombreux autres mondes. Parmi ces
voyageurs ambitieux, certains ont compris l'avantage de mettre le plus d'humains
possible de leur côté pour mener leurs guerres d'influence. Ça a donné les guerres
de religion et les sectes depuis les païens jusqu'à aujourd'hui : au lieu de se
combattre en face à face, les Maîtres des mondes s'affrontent en avançant des pions,
humains ou non-humains. Ils négocient des trêves, infiltrant les rangs de leurs
ennemis, corrompant leurs adversaires et éliminant toute résistance pour les seuls
besoins de leur quête de puissance.
Intrigué, Antoine buvait ses paroles, les sourcils froncés, cherchant à comprendre. Il
sursauta lorsqu'un camé entra en délirant dans la pièce où ils se trouvaient, urina
contre un mur, puis ressortit sans les avoir remarqués.
- Comment sais-tu tout cela? Demanda Antoine.
- Je te l'ai dit, la magie noire est en moi, répondit Persius d'un ton las.
Antoine voulut parler, mais il l'arrêta d'un geste:
- Je vais tenter de localiser l'épée, annonça-t-il en matérialisant soudain dans sa
main un fourreau noir brillant, décoré d'arabesques rouges. La nuit, les humains sont
plus calmes, et la magie mieux disposée à trahir les secrets qu'on lui confie.
Ce ne fut pas aussi rapide que la première fois, mais Antoine sentit à nouveau le
temps et le mouvement s'arrêter autour de lui, tandis que Persius entrait en transe,
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sa tension et sa concentration toutes deux visibles sur les traits de son visage. Au
bout d'un moment, des murmures emplirent la pièce, et Antoine crut distinguer une
voix de femme. Une forme ethérée émerga lentement du néant au milieu d'eux, une
femme brune très belle, dont le regard cruel allait de l'un à l'autre lentement.
- Magiciens, je vous déconseille de vous mêler de mes affaires, sussura-t-elle. Si c'est
Illyerks qui vous envoie, sachez que vous perdez votre temps : l'épée est à moi, et je
compte bien en faire usage autant de fois qu'il me plaira.
A peine son discours terminé, la femme disparut, mais Persius ne quitta sa transe
que longtemps après, l'air encore plus épuisé, mais visiblement satisfait.Antoine, qui
en avait maintenant vu assez pour ne plus avoir peur, en tout de même les poils tout
hérissés.
- L'épée est à Lisbonne, et la sorcière devrait l'être aussi, annonça-t-il. Nous irons
demain au réveil.
- Si c'est si facile, pourquoi Illyerks n'y va-t-il pas lui-même? Maugréa Antoine.
- Il est frappé d'interdit suite à la récente négociation d'un quota entre puissances
égales, expliqua le magicien. S'il entre dans le monde des humains, il sera la cible
des chasseurs des Maîtres rivaux du sien, ainsi que des humains, et détruit avant
même d'avoir pu invoquer les Enfers.
Antoine acquiesça, pensif.
- Et vous vous êtes dit tout ça sans prononcer un mot? Demanda-t-il. C'était de la
télépathie?
Persius lui jeta un long regard ennuyé, et détourna le regard vers la flamme.
- Je sais que tu as envie d'en savoir plus, dit-il d'une voix sourde. Pourtant, il vaut
mieux pour nous deux que tu ne saches pas tout, en tous cas pas maintenant...
- De qui parlait la chimère au marché? Insista Antoine, se souvenant soudain de la
conversation entre la créature et le magicien. De quelles instructions s'agit-il? Et
pourquoi t'appelle-t-il Persius-ga-je-ne sais-quoi?
Soudain, il perdit contenance.
- En fait, je ne sais même pas comment tu t'appelles! S'écria-t-il en se levant
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brusquement. Je ne sais ni ton nom, ni d'où tu viens, ce que tu fais dans la vie,
pourquoi tout le monde te connaît et d'où viennent tous tes pouvoirs? Qu'est-ce qui
me prouve que toi aussi tu n'en as pas après mon âme?
Il avait hurlé la dernière phrase, qui avait résonné ensuite dans un lourd silence. Des
grognements de mécontentement leur parvinrent des pièces attenantes. Persius
n'avait pas bougé, assis sur le sol face à la flamme magique dans le seau rouillé. Ses
yeux fixaient le vide, mais son visage était figé dans une expression amère qui mit
Antoine mal à l'aise. Mécaniquement, il toucha sa poitrine rafistolée.
- Je ne me souviens pas de ma naissance, commença le magicien d'un ton posé. Je
ne sais pas si je suis né fille ou garçon, mais je sais que je n'ai pas grandi dans le
monde des humains. J'ai oublié mon âge : j'ai tellement voyagé que j'ai perdu le fil.
J'ai peut-être cent années humaines, peut-être plus. Comme tu le vois, je ne les fais
pas.
Un mince sourire étira ses lèvres, et il jeta à Antoine un regard triste, fuyant.
- Je ne connais pas mon père, je ne l'ai jamais vu, poursuivit-il. On m'a raconté qu'il
était mort à ma naissance et qu'il n'était pas humain. Je n'ai pas une mère, mais
deux: Ceta-ga-Sulok et la magie noire. La première m'a transmis son humanité, la
seconde m'a donné la vie. Je suis un peu connu parce que j'ai beaucoup voyagé,
parce que je ne suis pas toujours sage et discret, et parce que quiconque possède la
vision magique peut percevoir une partie de mon essence. De la même façon qu'en
te regardant, on sait que tu n'es pas issu d'une famille inuite, en me regardant les
initiés voient que je ne suis pas uniquement humain. Je suis un Voyageur : je vais de
mondes en mondes, où bon me semble. J'observe, je tente ma chance, je pars, je
reviens... Mes pouvoirs me viennent de ceux qui m'ont engendré et de ce que j'ai
appris au fil du temps. Et je n'en ai pas après ton âme, j'en ai déjà une, elle me
suffit amplement, car je sais quoi en faire, moi.
Avec un regard de défi, il allongea les jambes et s'installa pour dormir.
- C'est tout ce que tu voulais savoir?
- Non, répondit Antoine en croisant les bras sa poitrine. Comment peut-on avoir deux
mères?
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- Ceta est ma génitrice, la magie est ma mère porteuse, ça te paraît plus clair?
Maugréa le magicien. Est-ce que je te pose toutes ces questions, moi?
Antoine haussa les épaules.
- J'aimerais bien, répondit-il. Surtout si, comme tu l'as dit, ma vie dépend
maintenant de la tienne, ça serait peut-être bien de commencer à faire
connaissance, non?
Pendant un court instant, il crut que Persius allait parler, mais le magicien resta
immobile, les yeux perdus dans le vide. Imitant alors son compagnon de voyage, il
s'allongea sur le côté, à même le sol froid, près du feu. Tout en caressant
distraitement de l'index le morceau d'argile qui fermait sa poitrine, il pensa à ses
parents, sans doute morts d'inquiétude à Paris, à sa copine et à ses amis qui devaient
à présent être convaincus qu'il était fou et qu'il avait disparu pour fuir la réalité.
Tout cela à cause d'une maudite annonce sur un mur: s'il était passé devant sans y
prêter attention, il serait au chaud dans les bras d'Anna-Lisa ou à descendre des
bières dans un bar, au lieu de grelotter de froid dans un squat paumé au bout du
monde. Il revit soudain devant ses yeux le visage de Geena et songea qu'il aimerait
bien la revoir... s'il survivait à la rencontre avec la socière Temer et qu'il parvenait à
récupérer son âme.
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14. Internato assombrado
S'il n'avait pas fait partie du voyage, Antoine n'aurait jamais cru qu'il fût possible de trouver une quelconque trace de magie noire à Lisbonne : les églises nombreuses, les passants nonchalants dans les rues paisibles et les conversations décomplexées lui semblaient être autant de gages de tranquillité et de simplicité. Sa surprise grandit encore lorsqu'ils s'arrêtèrent devant le porche grand ouvert d'un immeuble silencieux, dont l'entrée principale se situait dans une rue étroite, du nom de rua das Pedras Negras, dans un quartier non loin de l'océan.
- C'est ici, annonça Persius, qui avait repris sa forme féminine. La sorcière que nous
cherchons est dans cet immeuble.
- « Internato das jovem senhoras », lut Antoine à haute voix, perplexe.
Persius répondit à son regard interrogateur par un sourire charmeur. Elle était
sagement vêtue d'une robe bleue à fleurs cintrée à la taille qui s'évasait ensuite en
couvrant ses genoux. Avec une pointe de dépit, Antoine nota qu'elle avait de belles
jambes et se demanda si, lorsqu'elle se transformait en homme, les poils lui
poussaient soudain comme dans les films de loups-garous. Cette pensée le fit rire
sous cape. Pendant ce temps, Persius avait pénétré dans le hall d'entrée, où
plusieurs femmes d'âge mur discutaient avec animation. Ayant discrètement tracé la
clef de communication dans l'air, elle interrompit leur conversation et les salua en
portugais, se présentant comme une orpheline souhaitant inscrire sa petite soeur
dans l'établissement.
- J'aurais bien voulu la garder avec nous, ajouta-t-elle, se tournant vers Antoine avec
des trémolos dans la voix. Mais je travaille toute la journée, et je n'ai aucune famille
en ville.
Les femmes jetèrent à Antoine de tels regards de pitié et de compassion, qu'il se
retourna pour vérifier que c'était bien à lui qu'on les adressait. En se retournant vers
Persius et les femmes, il sentit une caresse étrange sur sa joue et sursauta, croyant
qu'il s'agissait d'un insecte. La main qu'il agita par réflexe rencontra un mèche de
cheveux longs, improbables.
- Ma petite soeur est un peu spéciale, dit Persius avec un sourire perfide dont
Antoine fut le seul témoin. C'est Dieu qui l'a voulu ainsi...
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« Oh, merde », pensa Antoine, en passant nerveusement la main dans sa nouvelle
chevelure. Il déglutit, incrédule.
- … est-ce que nous pourrions visiter votre établissement pour nous en faire une
idée? continuait tranquillement Persius, comme si de rien n'était.
L'attitude des femmes changea alors brusquement: échangeant des regards anxieux,
elles se mirent à murmurer entre elles en se signant. L'une d'elle s'adressa d'une
voix mal-assurée, en se frottant les mains nerveusement.
- Ce n'est pas le bon moment pour visiter l'internat, mademoiselle, déclara-t-elle. Il
vient de se produire un horrible accident. Notre directrice est morte dans d'atroces
souffrances. Je suis son assistante. Enfin, je l'étais.
Les yeux de la magicienne s'agrandirent. Fouillant dans une poche qui n'existait pas
une seconde plus tôt, elle extirpa une photographie. En se penchant, Antoine y
reconnut le visage de la femme aperçue pendant le sol de localisation.
- Est-ce que cette femme est votre directrice? Demanda-t-elle.
L'assistante jeta un bref coup d'oeil au cliché et secoua la tête avec une moue
catégorique.
- Non, cette femme est la parente éloignée d'une pensionnaire de l'internat, dit-elle.
Elle vient de temps en temps récupérer la fillette pour l'emmener en week-end.
Soudain elle fronça les sourcils.
- Est-ce que vous êtes parentes avec la petite Martha?
Persius haussa les épaules en feignant admirablement le doute. Puis elle expliqua
avec un naturel stupéfiant que la femme de la photographie était sa tante, et qu'elle
la cherchait depuis plusieurs jours dans cette ville immense. Après ce nouveau
mensonge tire-larmes, l'assistante n'eut pas le coeur de les retenir. Antoine suivit en
traînant les pieds, n'osant se tâter pour vérifier s'il était toujours lui-même ou si
Persius avait également le pouvoir de changer sa nature. Sa cicatrice argileuse le
chatouillait un peu, mais il ne fit rien pour soulager cette sensation, de peur de se
choquer lui-même davantage.
Le hall s'ouvrait sur une cour intérieure fleurie, équipée de balançoires, de bancs et
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d'un toboggan; et cernée de bâtiments de trois étages aux fenêtres barrelées. Les
murs sombres donnaient un air glauque à cet endroit silencieux comme la mort.
- C'est par ici, dit l'assistante en empruntant un chemin de dalles, vers une double-
porte entrouverte.
A leur arrivée dans ce qui ressemblait à une salle d'attente, une dizaine de petites
filles, qui jouaient à la poupée ou à des jeux de société, levèrent la tête en même
temps.
- Martha n'est pas ici, je vais la chercher, déclara l'assistante en parcourant
rapidement la pièce du regard. Asseyez-vous en attendant.
Elle sortit aussitôt. Antoine se laissa lourdement tomber dans un fauteuil moelleux,
impressionné par le confort du mobilier, qui contribuait à l'image familiale du lieu.
Les gamines avaient repris leurs jeux; Persius restait debout, un sourire mécanique
sur le visage.
- Merci pour ce merveilleux cadeau, l'ami, lui lança Antoine avec amertume, en
touchant le doux tissu de la robe blanche dont elle l'avait affublé par magie.
Maintenant, je suis bon pour voir un psy...
- Tais-toi, ordonna-t-elle sèchement.
Antoine poussa un long soupir et se tut. L'assistante revint quelques minutes plus
tard en tenant par la main une petite fille de huit ans peut-être, qui les dévisagea
avec méfiance.
- Voici Martha, annonça-t-elle avec un sourire encourageant.
Persius fit un pas vers l'enfant en surveillant la porte d'entrée. Le morceau d'argile
dans la poitrine d'Antoine se mit à le picoter légèrement.
- Merci, mademoiselle, dit-elle d'une voix suave à l'adresse de l'assistante. Je suis
sûre que vous avez très envie de rejoindre vos collègues dans le hall.
La femme s'exécuta comme un automate. Persius se pencha alors au-dessus de
l'enfant, ses longs cheveux noirs frôlant son visage, charmeuse.
- Ma petite Martha, nous sommes tes parentes, comme la dame qui vient te chercher
les week-ends, dit-elle. Est-ce que tu peux l'appeler pour que nous fassions
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connaissance?
La petite fille eut une étrange lueur dans le regard et secoua la tête avec énergie.
Au même moment, un violent courant d'air fit claquer les lourds battants de la porte
derrière elle. Les autres petites filles poussèrent des petits cris, puis se remirent à
jouer. Antoine gratta nerveusement sa poitrine.
- Oh, mais je vois que tu n'es pas seule ici, dit Persius, les yeux mobiles comme s'ils
suivaient le vol d'une mouche. Tu t'es fait une amie en arrivant ici?
Un souffle glacé traversa la pièce, les autres petites filles s'arrêtèrent aussitôt de
jouer et se turent, visiblement tendues. Un éclair furtif attira l'attention d'Antoine
vers un coin reculé de la pièce, et il vit une épée en suspens.
- Là, cria-t-il. L'épée!
Au même moment, il la vit s'avancer dans sa direction, fendant l'air à vive allure.
Instinctivement, il leva les bras, mains ouvertes, pour protéger son visage et ferma
les yeux. Un cri de rage résonna dans le silence surpris qui régnait dans la pièce.
Antoine ouvrit les yeux, et découvrit avec stupéfaction que l'épée s'était fichée dans
le plafond, d'où une main invisible semblait s'efforcer de la déloger.
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15. Temer la Terrible
- Excellent réflexe! Lança Persius en délaissant la petite fille. Ce pouvoir t'a coûté une âme, mais il t'a au moins sauvé la vie. Nous avons affaire à un fantôme vengeur. Fais sortir les petites, ce trouble-fête est pour moi...
Un peu stressé, mais l'esprit tout à fait clair, Antoine fit signe aux enfants qui
s'étaient blotties les unes contre les autres au moment de l'attaque. Elles se levèrent
toutes comme une seule personne pour le rejoindre en silence. En courant vers la
porte, tandis que Persius avançait prudemment vers l'épée, il remarqua que Martha
demeurait immobile, les yeux fixés sur la magicienne.
- A porta esta cerrado! Cria une petite fille en tentant vainement d'ouvrir la porte
avec la poignée.
Prenant son élan, Antoine se jeta de tout son poids contre la porte... et s'y écrasa
douloureusement. Un tintement clair signala que l'arme avait été délogée du
plafond. Antoine retint son souffle et plaqua son dos contre la porte, les yeux rivés
sur la lame menaçante.
L'air siffla lorsqu'elle fondit sur Persius, qui l'évita de justesse, tranchant un pan de
sa robe sans un bruit, mais elle continua ensuite sa course vers la porte, en passant
sans s'arrêter près de Martha, toujours immobile. En même temps qu'il notait ce
détail, Antoine repoussa à nouveau l'épée à distance, sentant les petites s'agripper
au tissu de sa robe en tremblant. Mais cette fois-ci, le fantôme semblait avoir prévu
le coup: décrivant une simple ellipse dans les airs, la lame revint à la charge, sur
Persius qui, avisant la petite fille exposée, se précipita pour l'écarter. Ce qui se
produisit ensuite glaça Antoine de terreur: l'épée se ficha brutalement dans le dos
de Persius, qui encaissa le coup sans apparente douleur. Pendant quelques secondes,
la pièce fut silencieuse, tandis qu'elle poussait doucement Martha vers lui. Puis elle
chancela et tomba à genoux, les mains sur le sol, la respiration haletante. Paniqué, il
se précipita vers elle, mais n'osa la toucher, tant la vue de ce qui passait dans son
dos le troubla : l'épée était enfoncée dans sa chair entre son omoplate droite et sa
colone vertébrale, mais au lieu de sang, de sa blessure s'échappaient des volutes de
fumée noires, comme de la poussière de charbon. Cette fumée semblait s'élever et
s'étaler avec intelligence, comme si elle cherchait à recouvrir la magicienne.
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- Persius? l'appela-t-il en reculant avec précaution.
Elle releva la tête, marmonnant d'étranges paroles, et il vit que ses yeux noirs
avaient pris une étrange nuance de gris.
- Il faut t 'emmener aux urgences, dit-il d'une voix tremblante. La porte est
bloquée...
Brusquement, les battants s'ouvrirent. Soulagé, Antoine regarda les petites filles
prendre leurs jambes à leurs cous en poussant des cris perçants.Toutes, sauf une. Il
allait parler lorsque la magicienne se redressa de toute sa taille, l'épée toujours
fichée dans son dos. Elle était à présent entourée de cette fumée noire étrange. Un
courant d'air glacé fit hérisser les poils d'Antoine sur sa peau... Soudain, le visage de
Persius se déforma de manière surréaliste, ouvrant une bouche rugissante
démesurée qui claqua contre le sol avec violence. Le coeur au bord des lèvres,
Antoine tomba à la renverse et crut mourir de terreur; il lui sembla sentir des coups
de poignard dans sa poitrine, là où l'argile colmatait sa chair. Martha poussa un cri à
briser la pierre, et pour la première fois, ses traits exprimèrent de la peur. Aussi
promptement qu'elle était apparue, la bouche monstrueuse disparut, la fumée
s'évanouit, et il ne resta plus que Persius, visiblement épuisée et à bout de souffle,
appuyée sur une épée rutilante maculée de sang.
- Merde, lâcha Antoine, avant de se ressaisir et d'attraper par l'épaule la petite fille
qui reculait.
La voix de Persius ne fut qu'un murmure, mais il l'entendit distinctement lui
ordonner de ne pas la toucher.
- Je suis sûr qu'elle sait quelque chose! Protesta Antoine, furieux.
La réponse de la magicienne fut laborieuse.
- C'est elle, Antoine, soupira-t-elle en chancelant. Temer, c'est elle.
Incrédule, il dévisagea la petite fille, sans desserrer la main. Puis une colère
irrépressible monta en lui, comme la veille dans le squat, et il l'entraîna vers un
fauteuil proche, où il s'assit. La cavalcade du personnel de l'internat qui arrivait en
courant, la voix de l'assistante qui appelait la petite fille dans la cour, les râles
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épuisés de Persius; tout ce bruit importun, il le couvrit par le claquement clair d'une
fessée vigoureuse que la petite fille subit sans broncher, l'oeil sec. L'assistante se
précipita alors pour lui arracher Martha des mains en criant des choses qu'il ne
comprit pas. Puis il eut soudain très chaud et des fourmillements dans les membres,
sa vue se brouilla et il s'évanouit.
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16. L'improbable victoire d'Antoine
Ses éclats stridents lui vrillaient les oreilles, mais il attendit patiemment qu'elle ait fini son cinéma, se rapprochant du corps de Persius pas à pas.
- Pas étonnant qu'elle te traîne avec elle, dit-elle, avec une moue de mépris.
Tout à coup, elle lui adressa un regard cruel.
- Elle va mourir dans d'atroces souffrances, parce que mon ami le fantôme l'a blessée
avec Haer, dit-elle tranquillement. La directrice a mis deux heures à rendre l'âme :
Haer l'a maudite et elle a chuté dans les escaliers sans s'arrêter du troisième étage
au rez-de-chaussée. Tous ses os étaient brisés, mais elle n'était pas morte, et comble
de la malchance, il n'y avait personne alentour pour la secourir. Je ne sais pas ce que
Haer réserve à ton amie : ce sera une surprise. En tous cas elle l'aura bien mérité :
qu'est-ce qui lui a pris d'avaler mon ami, le fantôme?
Soudain, la fillette se mit à pleurer. Interloqué, Antoine ne sut quoi faire, partagé
entre l'angoisse d'être à la merci d'une petite socière psychopathe et dépressive, et
la colère de devoir ce carnage à une peste capricieuse.Il fallait des soins à Persius; il
jeta un coup d'oeil à sa blessure sanglante, et le désespoir lui insuffla une nouvelle
motivation.
- Je suis sûr que si tu soignes mon amie, elle te rendra ton fantôme, déclara-t-il.
- Non! Cria la petite, boudeuse.
- Nom de Dieu, soupira-t-il.
Abandonnant toute prudence, il s'accroupit et lui tendit une main ouverte. Tandis
qu'elle l'observait à travers ses larmes, il se convainquit bravement qu'avant d'être
une sorcière, Temer devait être une petite fille de huit ans comme les autres,
sensible et vulnérable; s'il parvenait à la ramener à un échange simple, humain,
dépourvu de magie, il avait peut-être des chances de l'apaiser et de sauver Persius.
- Viens, pleurons ensemble, dit-il avec un sourire triste. Tu as perdu ton ami, et moi
aussi...
- Je suis petite, mais pas idiote! Dit-elle d'un ton sec.
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Hésitant un moment, elle finit par s'approcher prudemment. Il s'assit alors
carrément en tailleur, pour la rassurer. Des souvenirs d'après-midis d'été passés en
famille lui revinrent, et bien qu'il fût un enfant unique, il se rappela qu'il s'entendait
très bien avec ses cousins et cousines de tous âges. Surpris, il s'aperçut soudain que
la petite sorcière s'était blottie contre lui en reniflant. A cette distance, et dans
cette perspective, elle n'avait plus rien de terrible, et il considéra la femme qui les
avait mis en garde comme une horrible imposture. L'esprit occupé par la blessure
non soignée de Persius, il resta pourtant plusieurs longues minutes sans rien faire, au
bord de la crise de nerfs. Quand Temer cessa enfin de pleurer et se plaignit d'avoir
mal à la tête, il tenta à nouveau sa chance.
- S'il te plaît, aide-moi à sauver mon amie, dit-il.
Elle prit d'abord un air buté, puis se remit à pleurer.
- Mes parents aussi, ils sont morts! Cria-t-elle. Et elle a avalé mon ami le fantôme!
Pourquoi est-ce que je t'aiderais, alors que je suis encore plus malheureuse que toi?
La négociation fut rude, l'issue incertaine. Alors qu'ils semblaient proches d'un
accord, Temer perdit patience.
- Pourquoi veux-tu tellement la sauver? Deamnda-t-elle.Tu ne vois donc pas qu'elle
n'est pas toute seule? Elle a la magie et son père avec elle, et tous deux sont très
puissants.
- Je sais bien qu'elle est née de la magie noire, répliqua-t-il. Mais de toute évidence,
ça ne suffit pas, regarde-la.
La petite fille eut un sourire moqueur.
- Ca se voit que tu es nouveau dans la magie, dit-elle. Je vais te dire ce qu'est ton
amie.
Au même moment, Persius eut un faible soubresaut. Antoine voulut la rejoindre,
mais Temer le retint.
- Ton amie, c'est Persius-ga-Sulok, l'enfant de la magie noire, de la sorcière Ceta-ga-
Sulok et du Maître du monde-néant Pertès. Je connais l'histoire de Ceta par coeur,
parce que c'est mon idole! Elle était une sorcière puissante du désert du Sahara, qui
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piégeait les voyageurs avec des mirages et prenait leurs âmes pour ses amis les
djinns. Un jour, la même guilde d'envieux que celle qui a exécuté mes parents a
décidé de la punir parce qu'elle se fichait de leur avis, alors ils l'ont exilée sur
Pertès, le monde-néant. On l'appelle ainsi parce que rien n'y existe sans l'implication
personnelle du Maître de Pertès. D'habitude, c'est juste du néant, mais pour elle, il a
créé un monde qui ressemblait à celui qu'elle venait de quitter. Lui-même a pris une
apparence humaine, et comme ils étaient amoureux, ils étaient heureux. Ma mère
m'a raconté que le pouvoir du Maître de Pertès augmentait chaque fois que Ceta et
lui se regardaient. La guilde l'a su et a mis fin à l'exil de Ceta, car une prophétie
affirme que le Maître de Pertès se surpasse dans sa descendance. Enfin, cela dépend
de l'interprétation : certains disent que cela signifie qu'il engendre des êtres plus
puissants que lui, et d'autres disent que cela signifie qu'il cesse d'exister au profit de
sa descendance.
Temer fit une pause, tout excitée par son récit, tandis que Persius continuait de
remuer et de gémir. Antoine fut encore tenté de la rejoindre, mais la petite sorcière
le retint à nouveau.
- Ceta devait savoir exactement ce que cela voulait dire, car elle a fait un rituel de
procréation depuis le monde des humains en invoquant la magie noire, poursuivit-
elle. Et ça a marché : la magie noire a mis au monde le bébé Persius. Alors Ceta a
quitté le monde des humains avec son enfant. Maintenant, on l'appelle Ceta-ga-
Sulok, parce qu'elle est devenue la Maîtresse de Pertès.Tu comprends, maintenant,
pourquoi je ne m'inquiète pas pour ton amie?
Antoine acquiesça pensivement et se pencha au-dessus de Persius. Il remarqua alors
que sa blessure s'était résorbée, et que le sang ne coulait plus.Temer lui fit un petit
signe entendu.
- Dis, Persius, est-ce que ça va? Demanda-t-il.
Elle râla longuement avant de relever un peu la tête, ses yeux gris étranges brillants
de colère.
- Dis à cette piplette de la boucler une seconde et d'annuler la malédiction d'Haer!
Ordonna-t-elle sèchement. Si la malédiction continue à faire effet, je n'aurais ni le
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temps ni la force de récupérer ton âme.
En voyant ses yeux écarquillés de surprise, Antoine sut qu'il n'était pas nécessaire de
poser à Temer la question qui devait suivre, en toute logique. Poussant un long
soupir de lassitude, il se rassit par terre et laissa son regard errer sur les statues
vivantes qui les entouraient.
- Je n'avais jamais utilisé Haer avant, s'expliqua Temer d'un ton plaintif. Je ne
pouvais pas deviner que j'aurais besoin de connaître le sort d'annulation. Et puis
c'est une épée vengeresse, alors à quoi ça servirait, si on pouvait annuler une froide
vengeance?
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17. La visite de Ceta
Ils s'évitèrent du regard tous les trois, dans un lourd silence embarrassé. Finalement, Persius haussa les épaules.
- Puisqu'il le faut, soupira-t-elle. Temer, si tu connais la magie de Ceta, j'aurai peut-
être besoin de ton aide. Penses-tu pouvoir supporter l'influence de mon père?
Le visage de Temer redevint sérieux; elle acquiesça d'un bref hochement de tête, et
Antoine songea qu'il aurait pu voir autant d'assurance et de détermination sur le
visage d'une petite fille faisant un caprice dans un magasin de jouet. La magie restait
pour lui un mystère, malgré la récente utilisation qu'il avait faite de son pouvoir de
télékinésie pour sauver sa peau. Que Persius ait besoin de l'aide d'une enfant, même
réputée être une sorcière puissante, bousculait sa représentation habituelle du
pouvoir.
- Quitte le bâtiment et ne te retourne pas, lui ordonna froidement la magicienne. Je
te rejoindrai quand tout sera terminé.
- Tu seras guéri? La malédiction disparaîtra? Demanda Antoine avec inquiétude.
A nouveau, Persius haussa les épaules.
- Cela dépendra du bon vouloir de mon père et de ma résistance à son influence,
répondit-il.
Antoine hocha la tête avec une grimace embarrassée, puis il se pencha pour
ramasser l'objet qui leur avait causé tant de problèmes, mais Temer l'arrêta d'un
claquement de langue.
- Ne la touche pas, sinon tu mourras dans la douleur, dit-elle avec la même
expression insensible qu'au début de leur rencontre. Pourquoi crois-tu que c'est le
fantôme qui la brandissait, tout à l'heure?
Interrogeant la magicienne du regard, il obtint une confirmation silencieuse.
- Alors, bonne chance, dit-il en tournant les talons.
Sans précipitation, il quitta la pièce, zigzagant entre les figures figées, traversa la
cour sous les regards curieux et apeurés des fillettes aux fenêtres des dortoirs, puis
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le hall désert et s'arrêta sur le trottoir. Le soir tombait, une brise tiède faisait
onduler le tissu de sa robe. Depuis combien de temps étaient-ils dans l'internat? Il en
avait perdu la notion. L'épreuve qu'il venait de subir le troublait plus qu'il ne voulait
se l'admettre, tant il était à la fois excité par le danger et effrayé par la conscience
de sa mortalité, de celle de Persius et des êtres qui pouvaient se retrouver mêlés à
leur recherche. Les révélations de la petite sorcière sur l'identité de Persius et son
origine lui inspiraient une nouvelle méfiance, puisque la magicienne avait
commodément évité de le renseigner la veille. Il était également curieux de savoir
ce qu'était devenu le fantôme, gobé comme un vulgaire insecte.
- Feiticeira! Feiticeira! Crièrent de petites voix stressées derrière lui, et il se rappela
son apparence temporaire.
Il se retourna, vit les petites pensionnaires de l'établissement qui couraient vers lui
en jetant des regards inquiets par-dessus leurs épaules, et ne put s'empêcher de
sourire. Elles devaient être une soixantaine, toutes pressées les unes contre les
autres. La clef de communication de Persius ne fonctionnait plus; patiemment, par
des signes, il leur indiqua qu'elles devaient toutes sortir du bâtiment. La manœuvre
attira l'attention des riverains de l'immeuble en face, dont quelques-uns
descendirent dans la rue et commencèrent à poser des questions. La police
portugaise n'allait pas tarder à arriver...
- On y va, Antoine, ordonna soudain une voix familière à son oreille.
Persius lui adressa son habituel sourire charmeur et le prit dans ses bras. L'épée
était glissée dans une ceinture de cuir sortie de nulle-part, et dont la largeur
indiquait qu'elle avait été faite pour un homme.
- Où allons-nous? Demanda-t-il en cherchant Temer du regard.
Elle s'était mêlée aux autres fillettes, que tentait d'encadrer le personnel réadmis au
temps et au mouvement, mais ses yeux ne les quittaient pas. Il remarqua qu'elle
avait les traits fatigués.
- Nous avons l'épée, il faut la rapporter au démon, tu te souviens? Répondit la
magicienne d'un ton irrité.
Antoine réprima un haut-le-coeur et porta la main à sa poitrine, avant de reporter
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son attention à la petite sorcière.
- Il s'est passé quelque chose, là-dedans? Demanda-t-il, ému.
- Si petite et déjà si puissante, soupira Persius en éludant la question. Je ne suis pas
surpris que ses parents aient été exécutés : ils devaient être tous les deux de
redoutables sorciers.
A ces mots, elle invoqua la magie noire pour se rendre dans l'antre d'Illyerks. Le
démon recula de quelques pas dès qu'il les aperçut. Malgré cet aveu de crainte,
Antoine se raidit, soudain trempé de sueurs froides; seule Persius semblait prête
pour le face-à-face. Tirant l'épée de sa ceinture avec son fourreau, elle la tendit au
démon, qui s'approchait, accompagné du ricanement sinistre de ses cornes et tenant
à la main un morceau d'étoffe rouge sombre. A peine eût-il saisi l'épée que Persius
entra en transe, et un nuage opaque l'enveloppa. A l'air étonné et hésitant du
démon, Antoine devina qu'il s'agissait d'une initiative hors contrat, et comme il se
doutait de ce qui allait suivre, il s'écarta prudemment, luttant péniblement contre le
poids de l'air et de son propre corps. Lorsque la mâchoire monstrueuse de la
magicienne se referma derrière le rideau de fumée, une petite joie qu'il jugea
d'abord malsaine le fit sourire de toutes ses dents, tandis qu'il tâtait sa cicatrice.
Puis il se laissa aller à sa satisfaction d'avoir été vengé et éclata d'un rire étouffé par
l'atmosphère oppressante. L'écran de fumée autour de Persius se dissipa lentement,
et il s'apprêtait à la serrer dans ses bras lorsque la vue de son visage lui coupa le
souffle : à partir de ses tempes, de ses pommettes et des ailes de son nez, la peau
s'était déchirée de son visage et pendait sur sa robe comme une parure sanglante.
Pendant un instant, il la dévisagea, interdit, ne sachant s'il devait compatir ou bien
tenter de fuir. A son grand soulagement, elle leva les mains en signe d'apaisement et
fit le geste d'éplucher un fruit, vraisemblablement une banane. Il se rappela alors le
sort de l'Ecorché et se rasséréna un peu. Il eut cependant bien du mal à supporter
l'étreinte nécessaire au voyage hors de l'antre, et se réjouit de retourner au grand
air sur Shalah.
Son espoir fut largement déçu quand il découvrit avec un nouveau sursaut au cœur
qu'ils s'étaient matérialisés dans une étendue d'eau verte. Pris de panique, il bloqua
sa respiration et se mit à se débattre dans l'eau pour remonter à la surface, mais plus
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il montait, et plus l'eau devenait sombre. Une main ferme le saisit, et il sentit la
caresse molle d'une peau qui se détachait et flottait dans le liquide. Au comble de
l'écœurement, il ne put s'empêcher de boire la tasse, tandis qu'on l'entraînait vers le
fond. Sa panique atteint un point extrême lorsqu'il se sentit manquer d'air. Il se
débattit alors de plus en plus fort. Inébranlable, son agresseur l'entraînait toujours
vers le fond. Une grande lumière l'aveugla soudain et il ne put plus retenir son
souffle : prêt à mourir, il ferma les yeux...
- Respire normalement, idiot!
Ouvrant un œil, puis l'autre, Antoine s'aperçut qu'il était au sec sur un sol de roche
rougeâtre compacte, dans sa forme originelle. Un clapotis sourd au-dessus de sa tête
attira son attention, et il fut surpris de voir, plusieurs mètres plus haut, une surface
mouvante à l'aspect liquide qui s'étendait aussi loin que son regard portait. Des êtres
de diverses formes semblaient loger dans cette chose, car il voyait apparaître ici un
bras, une patte, une queue hérissée de piques ou bien une tête cornue. Effaré, il
jeta un regard interrogateur à la magicienne.
- Ce sont tous des victimes du sort de l'Écorché, expliqua-t-elle en détachant
nonchalamment un lambeau de peau sur son épaule. Les éléments de ce monde sont
clairement séparés, et l'eau y est particulièrement apaisante pour les écorchés. Nous
nous retrouvons ici pour traverser sereinement la malédiction, car ce monde est
hostile à la plupart des sorts. Les éléments refusent de se mêler entre eux et
d'interagir.
- Je croyais qu'il y avait un moyen d'échapper à la malédiction, en se transformant
en insecte ou en serpent? Demanda Antoine.
Le visage déchiré de Persius se contracta.
- Certains le font, dit-il d'un ton sec. Ce n'est pas mon cas.
Sur ces mots, elle tendit les bras vers la mer verte au-dessus de sa tête et fut aspirée
par l'élément. Ahuri, Antoine observa encore un moment le manège des apparitions
furtives et repoussantes au-dessus de sa tête, puis il reporta son regard sur le double
horizon qui s'étendait devant lui. Il n'y avait pas de soleil : d'où pouvait bien venir la
lumière jaune qui éclairait ce paysage surréaliste? Il n'y avait ni végétation, ni même
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de vie, en dehors de lui et de tous ces écorchés dans leur bain apaisant. Un brin
ennuyé, il s'allongea sur la roche, les bras pliés derrière sa nuque, et se mit à fixer le
vide, en attendant la magicienne. Il songea avec un petit sourire que celle-ci avait
longtemps gardé une apparence féminine et que cela signifiait peut-être qu'elle était
davantage une femme qu'un homme. Sa propre expérience de petite fille, il n'en
avait pas vraiment profité, tant le stress de la quête de l'épée Haer l'avait
préoccupé. Au moins, il se sentait plus à l'aise avec l'idée de changer de sexe et de
forme, et il concevait que Persius ait pu en faire un style de vie.
Brusquement, il prit conscience d'une présence près de lui, et se releva sur les
coudes. Une femme était assise à une courte distance , entourée du même nuage
flottant de fumée noire qu'il avait déjà vu autour de Persius. Si sa forme générale
était humaine, il se dégageait de cette femme quelque chose qu'il ne parvenait pas à
définir mais qui lui inspirait la crainte.
- Antoine, n'aie pas peur, murmura-t-elle.
Sa voix semblait venir du monde même et non de sa personne. Le nuage se dissipa
un peu, et il put la dévisager longuement. De toute évidence, elle était humaine; sa
peau cuivrée, sa silhouette fine et élancée, ainsi que sa longue chevelure raide d'un
noir brillant lui inspirèrent un brûlant désir. Elle portait une robe légère argentée,
qui laissait ses bras nus et flottait autour d'elle sans qu'il y eût le moindre vent. Sur
son visage raffiné et sculpté, il vit à la fois une douceur et une force qui
l'hypnotisèrent. Ses yeux, étirés et entièrement noirs, avec des éclats mobiles,
étaient tournés vers lui et semblaient le fixer.
- Que... qui êtes-vous? balbutia-t-il, en s'approchant d'elle.
Sans s'en rendre compte, il rampait vers elle. Lorsqu'elle fut à portée de main, il
tendit le bras, mais sa main traversa son image, et cette vision lui chavira le cœur.
Incapable de résister à l'attraction qu'elle exerçait sur lui, il fit une nouvelle
tentative et essuya un nouvel échec.
- Méfie-toi des apparences, Antoine, dit-elle d'une voix douce. Je suis la Maîtresse du
Néant.
A ces mots, un éclair de lucidité frappa son esprit et il s'écarta de la femme qu'il
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devina être Ceta, la génitrice de Persius. Cette découverte le surprit et le troubla;
jetant un regard inquiet à la mer au-dessus de lui, il se demanda si elle pouvait les
voir.
- Elle ne peut pas nous entendre, dit Ceta, comme si elle avait lu dans pensées. Je
ne vais pas rester longtemps. Je suis uniquement venue te prévenir, car tu es en
danger.
Subjugué par son charme, Antoine restait bouche bée. A peine conscient de son
geste, il essuya du revers de la main un filet de bave qui coulait sur son menton.
- Tu dois savoir que Persius est le fruit de mon amour avec le Maître du Néant. Il
n'aime pas que l'on le lui rappelle, mais il est tout à fait conscient de ce que cela
implique. Le Maître de Pertès est un être dangereux: la destruction est tout ce vers
quoi il tend naturellement. Malheureusement, il est impossible de l'empêcher de
détruire ce qu'il crée ou ce qu'il convoite; son appétit de destruction le pousse à
semer le chaos autour de lui, puis toujours plus loin, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que
le néant. Jusqu'ici, j'ai réussi à le retenir, par mon amour, puis par Persius, mais cela
ne durera pas éternellement, car chaque fois qu'elle fait appel au pouvoir de son
père, elle augmente son influence destructrice, et lui donne plus de pouvoir. Je
crains qu'il ne finisse par l'absorber et sévir dans les mondes qu'il aura l'occasion de
traverser, loin de ma propre influence. Voudrais-tu m'aider à empêcher le Maître du
Néant de renaître?
Si elle avait été une simple femme, Antoine se serait depuis longtemps lancé à la
conquête de son cœur, tant il se sentait submergé par les émotions que ses charmes
faisaient naître en lui. Dans un état second, il accepta tout ce qu'elle lui demanda,
promit tout ce qu'elle exigea et prêta serment, transporté, exalté, illuminé.
- La tâche pourra te sembler difficile, dit-elle enfin, mais n'oublie pas que tu
trouveras en moi une alliée de confiance face à lui. Garde à l'esprit qu'il ne faut
jamais te fier aux apparences.
Le nuage noir l'enveloppa à nouveau, puis la forme s'éleva et se fondit dans la mer. Il
resta là, immobile et béat, perdu dans des rêves improbables. Il remarqua à peine
Persius, lorsqu'il reparut sous sa forme masculine, avec une nouvelle peau et un
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charme aussi agressif qu'à leur première rencontre.
- Ceta est venue te voir, observa-t-il dès qu'il le vit.
Il lui adressa alors son habituel sourire ravageur, et Antoine comprit d'où cette
séduction innée lui venait. Temer n'avait-elle pas raconté que, dans sa jeunesse,
Ceta s'amusait à perdre les voyageurs dans le désert en les piégeant avec des
mirages pour leur enlever leurs âmes? Si le père de Persius était le Maître du Néant,
Ceta était sans doute la maîtresse de l'illusion et de la séduction. Il garda cependant
ses réflexions pour lui et répondit de façon vague aux questions du magicien. Celui-
ci finit par lui montrer l'étoffe prise à Illyerks. Ne pouvant pratiquer la magie dans ce
monde, il leur fallait retourner sur Shalah pour pratiquer une sort de localisation.
- A présent, nous allons pouvoir aller réclamer ton âme, annonça-t-il avec entrain.
Reprenant ses esprits, Antoine se leva et posa une main sur son épaule. Il revit un
instant dans son esprit le visage de Ceta et un sourire illumina son visage.
- Prends garde, Antoine, c'est tout de même ma mère, dit Persius les yeux plissés, un
rictus moqueur sur les lèvres.
- Allons, tu n'y penses pas! Protesta Antoine, avec un rire nerveux. Quoique je
comprendrais que tu fasses un complexe d'œdipe...
Il se tut soudain, honteux de l'ânerie qu'il venait de prononcer, et glacé par les
iris de Persius, qui commençaient à s'éclaircir. Si Persius et le Maître du Néant ne
faisaient qu'un, tout ce qu'il pouvait dire au sujet de Ceta était sujet à une double
interprétation, rendant toute maladresse doublement offensante.
- Je faisais référence à sa magie, dit tranquillement le magicien. Allons chercher
cette âme que, de toute évidence, tu aurais très bien pu perdre en courant après un
mirage dans le désert...
Gêné, Antoine n'osa rien répondre. Persius invoqua la magie et ils disparurent.
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18. Les marchands d'âmes
Une escale à Shalah était nécessaire pour pratiquer un sort de localisation sur
l’étoffe de la marchande : Persius les emmena dans un lieu désert, sur les rives
pierreuses d’un long cours d’eau tranquille. Allongé sur les cailloux, affamé et fatigué,
Antoine restait pensif, tandis que Persius accomplissait sa routine magique.
L’effet du charme obsédant de Ceta s’était estompé ; il se voyait à présent dans
une situation qui n’avait rien à voir avec le plaisant projet de découverte de mondes
improbables auquel il avait souscrit en suivant le magicien. Tout d’abord, il se sentait
piégé par la complexité de son compagnon de voyage : s’il avait pu s’habituer à ses
changements de sexe, il lui était beaucoup plus difficile d’envisager qu’il fût l’hôte de
son propre père. Bien sûr, il connaissait la trinité chrétienne et il avait entendu parler
de mythologies diverses du même genre. Cependant, il n’avait jamais imaginé une
seconde qu’un tel concept pût être réel. Ce qui s’en rapprochait le plus dans le monde
des humains restait la schizophrénie, mais pour lui, les règles définissant la réalité
avaient fortement changé entretemps... L’espèce d’omnipotence qui caractérisait la
magie et son environnement, et dont il s’était émerveillé dans les premiers instants,
étaient pour lui désormais une cause de stress et d’anxiété ; la magie telle qu’il la
voyait avait quelque chose de rude et de cruel. Une enfant si jeune telle que Temer se
donnant les moyens de mettre à mort des adultes, des voyageurs sans scrupules
sacrifiant des vies pour parcourir les mondes, des voleurs d’âmes dépouillant les
imprudents, l’incroyable sort de l’Ecorché… Tout cela était si loin de la vie réglementée
et aseptisée qu’il connaissait avant ! Le temps, l’espace, les valeurs variaient selon les
mondes ; lui-même se sentait changer face à ces nouvelles lois. N’avait-il pas été le
témoin commode d’actes cruels ? Et avait-il pour autant refusé de continuer cette
expérience ? Machinalement, il caressa son morceau de chair d’argile. Athée, il n’avait
jamais accordé d’importance à son âme, jusqu’au moment où il l’avait perdue. Et à
présent, pourquoi la cherchait-il, alors que les obstacles s’alignaient sur sa route ?
N’était-ce pas Persius qui avait insisté pour la récupérer ?
Jetant un coup d’œil furtif au magicien concentré sur le sort, il se demanda si
celui-ci avait accès à ses pensées. Il avait hâte de récupérer son âme, puisque c’était la
raison pour laquelle ils se donnaient tant de mal, pour pouvoir enfin lui signifier son
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congé. Ce que Temer et Ceta avaient trahi de sa personnalité ne le rassurait pas, et il
commençait à craindre pour lui-même à ses côtés. L’image de la bouche démesurée lui
revint à l’esprit, il ne put réprimer un long frisson. Comment un tel fait était-il
possible ? Il envisageait très facilement que l’on puisse gober une mouche, une tomate
cerise ou un morceau de viande, mais un être vivant de la taille d’un homme ? Bien
entendu, il s’agissait de magie, mais où allaient donc toutes ces créatures ? Même les
esprits gloutons dans les animations de Hayao Miyasaki finissaient par avoir l’air
ballonné après leurs orgies! L’absurdité de sa comparaison le divertit un peu, mais
rapidement, il redevint sérieux. Pourquoi Persius lui avait-il caché l’ambiguïté de sa
personne ? Jusqu'où pouvait bien le pousser l'influence de son père? Quant à Ceta, il ne
faisait aucun doute qu’elle l’avait ensorcelé par ses charmes. Était-il donc tenu de
respecter ses engagements ?
- Quels engagements, petit cachottier ?
Il tressauta et se leva, brutalement tiré de ses pensées par la voix moqueuse du
magicien, qui se tenait soudain près de lui.
- Tu pourrais respecter mon intimité ! maugréa Antoine en se redressant.
Avec un haussement d’épaules, et son sourire charmeur habituel, Persius éclata
d’un rire clair.
- Tu ne peux avoir aucune intimité en ma présence, répliqua-t-il en pointant du doigt la
poitrine rafistolée.
Ses yeux rétrécirent brusquement.
- A moins que quelqu’un ne se donne la peine de te soustraire à mon influence, ajouta-t-
il lentement.
Un silence pesant s’installa entre eux, que le magicien rompit en claquant des
mains, le faisant sursauter à nouveau.
- Tu as peur de moi, je le vois, dit-il, luttant visiblement contre un fou rire. Sache que tu
n’as rien à craindre. Je te l’ai déjà dit : je n’en ai ni après ta vie, ni après ton âme.
Le visage détendu et souriant, il lui tendit la main.
- Cette fois-ci, nous allons à Irg, annonça-t-il. Je sens que ce monde-là va te plaire…
- Pourquoi, il y a des buffets gratuits à volonté ? demanda Antoine d’un ton aigre. Depuis
combien de temps voyageons-nous ? J’ai l’impression que cela fait une éternité que nous
sommes partis !
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Persius fit une moue contrariée.
- Excuse-moi, c’est ma faute, je te déplace de monde en monde sans m’inquiéter de ta
forme, reconnut-il en hochant la tête. Comme je te l’ai dit, l’échelle du temps est
différente selon le monde que nous traversons. Nous sommes arrivés à Shalah il y a un
peu plus de onze heures. Dans le monde des humains, cela doit faire près d’un an et
demi que tu as disparu. Et les heures que nous avons passées à rechercher Temer n'ont
paru que quelques secondes au démon Illyerks. Quand on n'est pas habitué, il est normal
de sentir déboussolé.
Incrédule, Antoine dévisagea le magicien, en quête de la moindre étincelle
d'amusement dans son regard, mais il paraissait parfaitement sérieux. Il accusa alors le
coup et dut s'asseoir pour reprendre ses esprits.
- Un an et demi? Répéta-t-il, en secouant la tête. Ils doivent penser que je suis mort! Et
j'ai manqué tous mes examens...
Il jeta un regard perdu au magicien, qui haussa les épaules avec un sourire poli.
- Bon, on y va?
Sa colère et son amertume contenues, Antoine acquiesça. La magie les emporta
dans un éclat de lumière, et les déposa... dans le vide. Le temps de se rendre compte
de la situation délicate dans laquelle ils se trouvaient tous les deux, ils ne produisirent
pas le moindre son, puis la chute rapide leur redonna la voix. Tandis qu'Antoine lâchait
un chapelet d'injures et de jurons, le cœur au bord des lèvres, Persius poussait un long
cri de joie. Ils se trouvaient au milieu du vide, dans une sorte de puits gigantesque aux
parois rouges de la même apparence que celles de l'antre d'Illyerks, et dont ils
n'apercevaient aucune issue, ni sous leurs pieds, ni au-dessus de leurs têtes, tant il était
long. La descente semblait sans fin, sans aucun obstacle pour la ralentir.
- Alors, ça te plaît? Cria le magicien avec un plaisir évident.
Les fesses serrées, luttant pour ne pas se laisser aller dans son pantalon, Antoine
fit une grimace digne des démons les plus hideux des Enfers.
- Rabat-joie, soupira le magicien.
Aussitôt, la vitesse de leur chute diminua et Antoine vit apparaître sous leurs
pieds une sorte de pavillon rond flottant dépourvu de toit, mais arborant huit colonnes
fines, soutenant des poutres disposées en forme d'octogone. Un guéridon et deux chaises
trônaient au centre du pavillon, avec de la nourriture et de l'eau. Ils se posèrent
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doucement, Antoine se rua vers la table mise pour un seul couvert.
- Je suppose que c'est pour moi? Demanda Antoine en se servant un verre d'eau d'une
cruche artisanale.
Il n'attendit pas la réponse du magicien pour s'empiffrer : du bœuf en sauce, du
poulet frit, des haricots et du riz se trouvaient sur la table, dégageant un fumet
alléchant.
- Je croyais que je goûterais les mets du coin, plaisanta-t-il en enfournant un gros
morceau de viande, qu'il se mit à mâcher bruyamment.
Les lèvres de Persius s'étirèrent en un sourire sarcastique.
- Tu me rediras ça quand tu auras vu la nourriture locale, répondit-il avec un air
mystérieux. En ce qui me concerne, je suis déjà tombé dans le panneau une fois, et je
ne souhaite cette infamie à personne.
Soudain, le stress de la chute, qu'Antoine n'avait plus ressenti après avoir atterri,
le saisit à l'estomac, et il se tordit sous l'effet d'un puissant spasme. Tandis que ses
boyaux se contractaient douloureusement, rejetant tout ce qu'il venait d'avaler, Persius
traça une clef d'apaisement dans l'air, qui mit pourtant quelques secondes à faire effet.
- Et toi, tu ne manges pas? Demanda-t-il comme il reprenait son souffle, gêné et un peu
déçu.
- Non, répondit Persius.
Le regard soupçonneux d'Antoine alla de la table au magicien.
- D'où vient cette nourriture? Demanda-t-il en l'observant attentivement.
Poussant un soupir exaspéré, son compagnon de voyage éluda la question d'un
simple geste de la mains. A l'expression de son visage, Antoine comprit que l'origine des
aliments qui se trouvaient dans son assiette n'avait aucune importance, en comparaison
aux difficultés qui les attendaient par la suite, et après un moment d'hésitation, il se
remit à gober le contenu de son assiette. Une fois repu, il s'offrit le plaisir infantile de
roter bruyamment. Autour d'eux, des supports tous plus étranges les uns que les autres
circulaient en apesanteur sur différents plans, transportant des êtres aux formes
diverses. Plusieurs d'entre eux attirèrent particulièrement son attention: larges et longs
comme l'équivalent d'un court de tennis, ils charriaient par groupes des humains
encadrés de milices armées aux yeux vitreux. Leur aspect tenait à la fois de l'homme
préhistorique et du zombie, vêtus comme ils l'étaient de peaux de bêtes, tenant leurs
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lances effilées le long de leur corps.
- Ce sont des trafiquants d'âmes, déclara Persius d'une voix sombre.
Il devait bien y avoir quarante à cinquante humains par plateau flottant, ainsi que
des caisses de taille moyennes, entassées au milieu d'eux.
- Ces caisses contiennent des âmes déjà extraites et conditionnées en billes d'essence,
expliqua le magicien. Elles servent dans les sorts, pour l'augmentation du pouvoir des
mages ou bien les grosses transactions. Seul un magicien peut les extraire et les
conditionner. Il y a donc toujours des sorciers avec les convois d'âmes. Il nous suffit de
trouver celui qui les accompagne. Peut-être nous mènera-t-il vers la marchande qui a
volé ton âme. Ouvre l'œil!
Agacé par le ton autoritaire du magicien, Antoine lui jeta un regard noir : il
n'avait pas besoin qu'on lui rappelle de faire attention, il s'agissait de son âme, tout de
même! Le convoi devait charrier un peu plus d'une centaine d'humains, divisés en trois
plateaux flottant sur des niveaux et des plans différents. Le plus proche flottait à moins
de vingt mètres d'eux, sur un plan parallèle à peine plus élevé de deux ou trois mètres;
le plateau le plus facile à examiner se trouvait en contrebas, trop loin pour évalue la
distance, mais clairement visible de là où ils étaient. Enfin, le troisième les surplombait,
empêchant tout identification. D'un signe, Antoine demanda à Persius d'élever le
pavillon, afin d'améliorer leur point de vue, ce à quoi le magicien consentit. Le pavillon
prit lentement de la hauteur, et tandis qu'il passait progressivement en revue les
passagers du plateau voisin, Antoine reconnut la marchande de pouvoir, à sa chevelure
rousse et à ses yeux vides. Elle semblait absorbée; peut-être comptait-elle le nombre
d'âmes qu'elle allait pouvoir livrer à son prochain client? Antoine sentit la colère monter
en lui, et un grondement rageur derrière lui indiqua qu'il n'était pas le seul.
Tout à coup, une voix hurla un ordre et Antoine s'aperçut que l'un des soldats le
pointait du doigt. Sous l'impulsion de Persius, le pavillon fit un bond dans le vide et se
retrouva hors de portée des lances et des regards. La marchande avait pourtant eu le
temps de reconnaître Antoine, qu'elle n'avait pas quitté de son regard vide jusqu'à la fin
de la manœuvre du magicien. Un nouvel ordre retentit, et les trois plateaux se
rapprochèrent du plan de vol du pavillon, qu'il tentaient visiblement de cerner, ce que
voyant, Persius fit signe à Antoine de s'accrocher, et en dépit de ses protestations, fit
appel au néant. Un tourbillon de fumée noire l'entoura et creusa une brèche dans l'air
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qui les entourait. Dans un rugissement assourdissant, le Maître du Néant fit jaillir son
pouvoir à travers son fils, et des tourbillons de fumée noire furent projetés vers les
plateaux flottants. Le premiers à être touchés furent les soldats zombies : surpris par
l'attaque immatérielle à laquelle ils étaient soudain soumis, un grand nombre d'entre
eux perdit l'équilibre et tomba dans le vide. Avec une certaine inquiétude, Antoine se
demanda à quelle profondeur se trouvait le sol de cet endroit, et s'ils trouveraient avant
de l'atteindre. Les humains furent les suivants à périr : un tiers d'entre bascula dans le
vide, certains se raccrochant désespérément au plateau avant de glisser ou d'être
emportés par leurs congénères. Un noyau de prisonniers s'accroupit et se cramponna aux
caisses d'âmes conditionnées, tandis que les tourbillons continuaient de les harceler,
avec cependant plus de difficultés à la déloger. Dans le même temps, la marchande
avait elle-même fait appel à la magie, déployant simultanément sur tous les plateaux
un bouclier progressif, dont le centre semblait invariablement être les caisses d'âmes, et
dont la portée englobait petit à petit les humains, repoussant laborieusement mais
effectivement le pouvoir du néant.
- Persius, rappelle le pouvoir du néant, cria Antoine, furieux. Tu es en train de tuer des
humains!
Il fut terrifié par le regard le magicien lui lança, ses yeux habituellement noirs
encore éclaircis. Cela ne ressemblait pas à de la haine, ni à de la soif de vengeance,
non. Il y avait plutôt vu une froide contemplation de son œuvre de destruction. Deux
fois, Antoine l'appela, mais il l'ignora, laissant les tourbillons du néant semer la mort
indistinctement et se heurter aux boucliers de la marchande. Enfin, n'y tenant plus, il se
rua vers le magicien et le renversa contre le sol du pavillon d'un coup d'épaule. Persius
eut alors l'air de reprendre ses esprits et le pouvoir du néant disparut brusquement.
Dans un silence hostile, Antoine l'aida à se relever. Lorsqu'ils se retournèrent pour jauger
les dégâts autour d'eux, ils eurent la désagréable surprise de voir la marchande près
d'eux. Elle portait une tenue humaine de chasse sombre, avec une longue chaîne
brillante pendant à un crochet de sa ceinture en peau d'animal à écailles. Persius traça
rapidement une clef de communication dans l'air.
– Je te reconnais, dit-elle de but en blanc en dévisageant Antoine. Pourquoi est-ce que
ton ami attaque mon convoi?
- Tu as pris son âme en paiement d'un pouvoir dérisoire que tu lui as vendu au Marché
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des pouvoirs sur Shalah, gronda le magicien. Dépêche-toi de lui rendre son âme.
La marchande les examina tous les deux avant de répondre.
- Tu connais les règles du marché, et tu sais que je ne suis pas tenue de la lui rendre
simplement parce qu'il dénonce un prix exorbitant, répliqua-t-elle avec un sourire
conciliant. Pourtant, je suis prête à faire un effort, puisque tu défends sa cause avec
beaucoup de conviction, et que je te reconnais comme un fidèle client du marché. Je
vais donc lui donner satisfaction, et je lui laisse le pouvoir que je lui ai vendu pour rien,
en témoignage de ma bonne foi.
Antoine jeta un regard incrédule à son compagnon de voyage, qui acquiesça avec
un sourire un brin suffisant. La magicienne parut ensuite entrer en transe, et une caisse
s'ouvrit d'elle-même sur un des plateaux de son convoi, laissant s'élever dans l'air une
bille brillante. Elle flotta dans l'air jusqu'à eux, et se posa dans la paume tendue de son
propriétaire.
- Voici ton âme, annonça la marchande avec un sourire pincé. J'espère que nos routes se
croiseront dans de meilleures circonstances la prochaine fois.
- Je ne crois pas, déclara Persius froidement.
Avec une agilité remarquable, il franchit les quelques pas qui le séparaient d'elle,
se plaçant devant Antoine, en lui masquant la vue; la fumée néfaste apparut. Antoine
ferma les yeux, devinant malgré lui la finalité de cette manœuvre. La marchande
étouffa un cri d'horreur, puis il y eut un claquement lugubre. Lorsque le magicien se
retourna, elle avait disparu. Antoine ne dit rien, la main refermée sur son âme, le corps
tremblant de colère.
- Eh bien, tu vois, nous avons fini par la récupérer, dit Persius. Où voudrais-tu aller,
maintenant?
Au moment où il finissait de parler, un zombie apparut mystérieusement sur le
pavillon et se jeta sur Antoine, dont il frappa le poing fermé contre le plancher
lambrissé. Malgré la force et la soudaineté de l'attaque, celui-ci tint bon, harcelant son
agresseur de coups de genoux, tout en essayant vainement de dégager une main afin de
le repousser au moyen de la télékinésie. Ne pouvant lutter contre la force surhumaine
du zombie, il appela le magicien à l'aide. Avec une aisance naturelle, celui-ci écarta
l'agresseur et le goba à son tour. Avant qu'il n'ait disparu, Antoine eut le temps
d'apercevoir sur le torse du zombie, au niveau du sternum, une marque étrange qui
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ressemblait de loin à un pendentif vert. Machinalement, il titilla sa chair d'argile au
milieu de sa poitrine, près de son cœur. Lorsqu'il croisa à nouveau le regard du magicien,
celui-ci l'observait attentivement de ses yeux gris et froids, un mince sourire sur les
lèvres.
- Finalement, je crois qu'il vaut mieux que tu rentres dans ton monde d'origine, Antoine,
dit-il tranquillement. Tu as besoin de te reposer.
Antoine était du même avis, et les fines volutes noires quasi imperceptibles qui
émanaient de Persius, malgré son apparente tranquillité, le confortaient dans son point
de vue ; le néant entourait à présent le magicien comme une aura permanente.
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19. De chair et de néant
Lorsque, sur une colline des Andelys où ils s'étaient matérialisés, Persius fit
apparaître comme par magie un bout de papier avec un numéro de téléphone, il fallut
bien une bonne minute à Antoine pour se souvenir du serveur de la brasserie dans
laquelle ils avaient discuté, avant leur premier voyage à Shalah. Tout d'abord, il trouva
incongru l'intérêt que Persius, qui s'était tout de même fendu d'un sort de localisation
expédié de façon surprenante en quelques secondes, semblait porter à une romance
déjà périmée depuis un an et demi, alors que lui, Antoine, attendait sagement de
pouvoir retourner à Paris. Ce n'est que quand le magicien annonça qu'il allait l'aider à
retrouver une vie dans la ville qu'il comprit sa démarche. Néanmoins, la perspective de
débarquer chez un inconnu le gênait beaucoup. Il se demanda si Persius avait réellement
ressenti une attirance pour le jeune homme. Et puis, il y avait toujours cette aura
autour du magicien...
- Et toi, où iras-tu? Demanda-t-il d'un ton faussement léger.
Persius lui jeta un regard calculateur avant de répondre.
- Nous verrons, répondit-il simplement. Pour le moment, nous devons te trouver un lieu
où dormir et trouver quelqu'un pour extraire ton âme de son conditionnement.
Surpris, Antoine haussa les sourcils.
- Comment, toi, tu ne pourrais pas le faire pour moi? Demanda-t-il.
L'hésitation qu'il crut déceler dans le regard de Persius ne dura que quelques
secondes, car elle fut remplacée par une expression de pitié qui le surprit davantage.
- Quelqu'un d'autre devra le faire, c'est tout.
- Et qui donc? Insista Antoine.
- Ceta, sans doute.
- Et toi, que feras-tu, après? Où iras-tu?
L'aura du magicien se mit à se densifier autour de lui, tandis que son visage
restait impassible.
- Ce ne sont plus tes affaires, déclara le magicien. Tu es revenu dans ton monde, tu es
en sécurité.
Ses iris s'éclaircirent encore et il ajouta:
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- Enfin, pour le moment.
Soudain, l'aura qui l'entourait parut se solidifier autour de lui, et rétrécit
rapidement jusqu'à disparaître complètement. Le souffle coupé, Antoine eut à peine le
temps de comprendre ce qui venait de se passer, qu'un éclat de lumière l'aveugla.
Il se retrouva sans surprise dans le séjour encombré d'un appartement parisien. Un
fauteuil deux places l'accueillit comme ses jambes se dérobaient sous lui. Un téléviseur
trônait face à lui, posé sur un petit meuble prévu à cet effet. Mécaniquement, il
chercha la télécommande, la trouva par terre, sur la moquette, et se pencha pour la
ramasser. Au moment d'appuyer sur le numéro d'une chaîne, il se figea.
- Mais qu'est-ce que je fais? Murmura-t-il pour lui-même.
Tremblant, il reposa la télécommande et ramena ses pieds contre lui, en les
enserrant avec ses bras. Les murs de l'appartement étaient couverts d'un papier peint
vert terne, avec de petits motifs informes de couleur beige. La pièce devait faire
environ neuf mètres carrés et contenait peu de meubles, comme si le propriétaire
n'avait pas prévu d'y passer beaucoup de temps dans la journée. La moquette était ocre,
très usée sur une grande partie de sa surface, comme si on l'avait piétinée à répétition.
Une seule fenêtre, située au-dessus du canapé, laissait pénétrer l'air et la lumière. Par
la porte ouverte sur le mur de gauche, Antoine aperçut une chambre avec un lit défait
directement posé sur le sol. La porte de droite devait être l'entrée principale,
reconnaissable à son épaisse serrure à verrou coulissant et à sa chaine de sécurité
accrochée. Antoine fronça les sourcils.
- Il y a quelqu'un? Cria-t-il, raide d'anticipation.
Sa voix résonna dans le vide, sans réponse. Il appela une nouvelle fois, à l'affût du
moindre son. Sans bouger, il scruta à nouveau la chaîne de sûreté. Un frisson d'horreur le
parcourut lentement : si c'était l'appartement du serveur, et si la chaîne de sûreté était
mise, où donc pouvait bien se trouver l'occupant? Lentement, il se leva du canapé,
inspectant l'espace autour de lui. L'homme qui habitait là devait être un fameux fêtard :
dans les coins se trouvaient de discrètes canettes de bière et des paquets de chips et
d'apéritifs de toutes sortes, éventrés et vidés de leur contenu. Par endroits sur le mur, il
remarqua des tâches violacées suspectes, avant de reconnaître des giclées de vin sèches
depuis bien longtemps. Arrivé au cadrant de la porte, il jeta un regard prudent sur sa
droite, où un petit couloir donnait vers une minuscule salle de bain et une cuisine
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voisines. A nouveau il appela, en vain. La salle de bains était si étroite qu'on pouvait
s'asseoir sur le trône, se brosser les dents et tourner le robinet de douche, dans le
même temps, sans effort. La cuisine exiguë consistait en une cuisinière, un réfrigérateur
encastré sous un four, un lavabo et un plan de travail au-dessus duquel penchaient
dangereusement deux placards graisseux. Enfin, la chambre semblait avoir été désertée
en tout hâte, il fut même étonné de trouver un pantalon encore tiède!
Pris d'un doute soudain, Antoine vérifia son apparence dans le miroir: son visage
n'avait pas changé. Et bien qu'il ne se souvînt plus précisément des traits du serveur, il se
rappelait qu'ils n'étaient pas semblables aux siens. L'idée que Persius, qui avait pu le
déplacer par sa seule volonté, ait également extrait l'occupant de cet appartement pour
son bénéfice, l'effleura, mais il la rejeta d'abord en bloc. Puis il revit dans son esprit la
facilité avec laquelle il avait disposé des vies humaines dans le monde d'Irg, et
l'éventualité d'un nouveau meurtre se fit plus plausible, puis évidente à son avis. La
nausée le saisit brutalement et il vomit longuement, incapable de croiser son propre
regard dans le miroir. Finalement convaincu de l'échange terrible qui venait de se
produire, il se traîna jusqu'au canapé et s'y blottit, assailli par les preuves obsédantes la
brusque interruption de la vie insouciante de l'autre.
Sans avoir eu conscience de s'être endormi, il fut réveillé en pleine nuit par des
pas lourds devant la porte de l'appartement; un voisin qui rentrait tard, sans doute. La
nuit était calme et fraîche, il ferma la fenêtre. Apathique et déprimé, il resta encore
immobile dans le noir. Au bout d'un certain temps, les mêmes pas lourds retentirent
devant la porte de l'appartement, et s'y arrêtèrent. Dans la panique la plus calme et la
plus résignée, Antoine se demanda s'il ouvrirait, dans le cas où on sonnerait à la porte.
Un grésillement étrange lui parvint, qui évoquait le bruit d'un travail de soudure; il resta
muet et tranquille, les mains serrées et moites autour de ses jambes. Cela ne dura que
quelques secondes, pendant lesquelles il écarquilla les yeux dans le noir absolu de la
pièce. Et soudain, cela apparut au milieu de la porte : un signe stylisé lumineux, comme
une enseigne vert fluorescent. Cela avait la forme d'un œil sévère, dont la pupille
animée semblait parcourir la pièce lentement. Retenant son souffle et serrant soudain
les fesses, Antoine se laissa glisser contre le dossier du canapé, pour s'aplatir autant que
possible derrière l'accoudoir, espérant que ce subterfuge lui permettrait d'échapper à
l'œil magique qui scrutait l'espace. Ne pouvant en même temps épier et se dissimuler, il
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attendit longtemps dans cette position, jusqu'à ce qu'une désagréable sensation de
fourmillement le pousse à remuer un peu, ce qu'il fit malgré lui. Mais rien ne se
produisit. N'y tenant plus, il souleva complètement la tête.
L'Œil était toujours là et le fixait. Portant la main à sa poitrine, il grimaça en
effleurant sa chair d'argile, s'étonnant de la chaleur qu'elle dégageait soudain; c'était
comme si on le perçait avec un objet brûlant. Un souffle caressa son visage, et il songea
aux volutes légères qui entouraient le magicien depuis peu. Le morceau d'argile qui
fermait sa blessure n'était-elle pas de sa création? Sa magie n'était-elle pas en lui en cet
instant? Il suffoqua. Allait-il vraiment pouvoir retrouver une vie humaine normale après
ça? Ou bien était-il condamné par ce dont il avait été témoin? L'œil n'avait pas bougé. Ils
s'épièrent jusqu'au petit matin, où l'intensité de l'apparition diminua avec la venue des
premiers rayons du soleil. Désormais convaincu que la chose ne montrait aucun signe
d'hostilité, Antoine se leva prudemment et chercha une autre issue pour quitter
l'appartement. Malheureusement, perché au troisième étage d'un vieux bâtiment dans
une ruelle pavée impeccable, il ne pouvait improviser une chute à pic dans un container
d'ordures comme dans les films d'action qu'il aimait regarder, et il ne s'autorisait pas
encore à envisager de passer par la fenêtre de la cuisine et faire le funambule au-
dessus de la cour intérieure de l'immeuble pour faire irruption chez les voisins, aussi
sympathiques qu'ils puissent être. Sa seule issue restait donc la porte d'entrée.
Maudissant Persius entre ses dents, il osa imaginer que c'était un de ses moyens de le
surveiller, mais puisqu'ils étaient liés par sa blessure, ce subterfuge n'était pas
nécessaire. D'ailleurs, il avait l'impression d'avoir déjà vu cet œil quelque-part. Mais où?
A nouveau inspiré par le cinéma, il se mit en quête d'un ordinateur dans l'appartement
pour rechercher la signification de cette chose sur le Web et n'en trouva aucun. Même
s'il en avait déniché un, il lui aurait fallu trouver également une connexion internet, et il
se sentait de moins en moins patient. Toutes les options réalistes qu'il avait passaient
par le franchissement de la porte d'entrée, et il tremblait à l'idée même de l'approcher.
- Qu'est-ce que vous me voulez? Demanda-t-il soudain à l'apparition.
Il n'obtint pas de réponse, mais l'Œil bougea un peu. Encouragé par cette
réaction, Antoine insista.
- Je ne sais pas qui vous êtes, ni ce que vous me voulez, et je m'en fiche, en fait, je
veux juste que vous me laissiez tranquille! Cria-t-il, en triturant sa poitrine
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nerveusement.
L'Œil se mit à grossir... Le souffle coupé, Antoine le vit passer du plan au volume
en quelques secondes. Portant une main à sa bouche, il retint un cri de surprise. Une
voix caverneuse et inhumaine, assourdissante comme le tonnerre, résonna à ses oreilles.
- Où est l'Exécuteur? Tonna l'apparition, qui gonflait toujours, avançant vers lui et
occupant peu à peu le salon, tandis qu'il reculait vers le couloir.
- Je n'en sais rien, cria Antoine sans réfléchir, le front et le dos baignés de sueurs
froides.
Sa chair d'argile le brûlait de plus belle.
- L'Exécuteur a trahi la cause humaine. Où est-il?
- Je n'en sais rien, hurla-t-il. Je m'appelle Antoine!
Un grondement sinistre le fit trembler de tout son corps.
- La magie de l'Exécuteur est en toi, ne nous mens pas!
A ce moment, avec une clarté stimulée par le danger, Antoine se rappela que
Persius avait mentionné appartenir à un groupe de personnes censées réguler le pouvoir
des passeurs. Les circonstances de leur rencontre le firent penser que c'était à cette
tâche que l'Œil faisait référence, en citant un titre qui semblait convenir parfaitement
au magicien.
- Vous parlez de Persius? Demanda-t-il.
Des murmures et des chuchotements emplirent la pièce. Pendant un moment, il
s'imagina que l'Œil n'était qu'une illusion visuelle envoyée par des magiciens farceurs
réunis comme de vieilles commères oisives autour d'une planche de ouija. Brusquement,
la chose redevint une simple gravure brillante sur la porte. Il attendit quelques minutes
avant de se laisser tomber sur le canapé à nouveau, sans quitter la malédiction du
regard. Enfin, il se détendit et poussa un long soupir.
- L'Exécuteur a trahi la cause humaine, reprit l'Œil, avec une voix masculine normale.
Antoine sursauta, mais il avait cessé d'être impressionné.
- Je ne comprends rien à vos histoires, dit-il se prenant le visage dans les mains, je veux
juste qu'on me laisse tranquille. Je ne sais même pas qui vous êtes. Vous devez vous
moquer de moi, comme tous ceux que je croise dans ce maudit monde magique de
merde!
Il avait crié ces dernières paroles et sa rage avait contracté son corps tout entier.
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Quelque chose craqua dans sa poitrine, ce qu'il supposa être un os, mais en voyant de
fines volutes de fumée noire s'élever devant ses yeux, il se figea et déglutit.
- L'Exécuteur ne sert plus la cause humaine, déclara l'Œil. Il a tué des humains innocents
des crimes de magie. L'Exécuteur a retrouvé sa nature première.
- Ce ne sont pas mes oignons! Hurla Antoine se levant vivement.
La colère le porta jusqu'à la porte, qu'il martela de ses poings, sans plus la
moindre crainte. Alors que l'apparition grondante n'avait produit aucun effet sur le
voisinage, le vacarme de ses coups sur la porte déclencha des réactions sur le palier.
Plusieurs voix inquiètes et furieuses se firent entendre entre les claquements de portes
rageurs. Il se sourit à lui-même et poussa des hurlements en réitérant son manège.
- L'Exécuteur a juré de protéger la vie humaine, à présent il la détruit, continua l'Œil.
Ainsi que nous l'avons exigé, il y a des siècles, de l'Enchanteresse Ceta pour le Maître de
Pertès, nous te sommons aujourd'hui de vaincre l'Exécuteur par tous les moyens.
A bout de nerfs, Antoine éclata de rire, d'un rire si lugubre que les voix sur le
palier se turent. L'Œil se fit muet également, mais quand son regard le croisa à
nouveau, la cuisante brûlure de la chair étrangère à son corps le réduisit au silence.
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20. Le braquage
« Pourquoi ça m'arrive à moi? », murmura Antoine en consultant les annonces des
mediums sur le mur où tout avait commencé. Il avait quitté l'appartement avec
précipitation, claquant la porte derrière et se jurant de ne jamais plus y remettre les
pieds. Il lui suffisait d'être responsable d'un meurtre supplémentaire, il n'avait pas
besoin en plus de supporter cette chose qui l'épiait sans cesse. Dans la rue, il avait
marché au hasard, puis il était descendu dans une station de métro, passant en fraude le
portique, pour aller s'asseoir sur un quai. Son cerveau grouillait de paroles et d'émotions
désordonnées, qui le poussaient au désespoir. Avec un sourire amer, il s'était demandé si
les voyageurs lui en voudraient beaucoup de se jeter sur les rails. Mais il n'avait pas
envie de mourir: à force de regarder les gens aller et venir, bercé par le grondement du
trafic des trains, le calme était revenu. Alors il était monté dans une rame et était
descendu à l'instinct, et une fois à la surface, il s'était rendu compte qu'il était revenu
au point de départ de tous ses ennuis.
Devant lui s'étalaient les talents de dizaines de mediums, mais il soupçonnait la
plupart de n'être que des charlatans. Or, il avait besoin de l'aide de la magie, et il lui
fallait trouver quelqu'un de confiance, à qui il pourrait raconter cette histoire
invraisemblable sans se retrouver sanglé dans un lit d'hôpital psychiatrique. Plusieurs
annonces attiraient son attention, mais il n'avait ni téléphone, ni argent pour payer une
communication. Ayant invoqué Ceta et Persius en vain, il se résolut pourtant à forcer sa
chance. Déchirant les languettes de papier portant le numéro de chaque médium, il les
glissa dans la poche de son pantalon et prit un longue inspiration, le cœur battant, mais
se sentant étrangement calme. Le trottoir était animé; des commerces et des bars
alentour entraient et sortaient des personnes qui appartenaient au monde qu'il
connaissait avant: un monde limité, cerné, rassurant. Avec un soupir, il se convainquit
qu'il n'en faisait plus partie et vérifia que son pouvoir ne l'avait pas déserté en même
temps que la chance. En face de lui, sur le trottoir, se trouvait une épicerie, dont les
rayons extérieurs étaient chargés de fruits et de légumes alléchants. Derrière cet
étalage, à gauche de la porte d'entrée ouverte, on pouvait deviner au travers de la vitre,
entre les rangées de tomate et de concombres, l'épicier debout derrière sa caisse.
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Antoine se demanda combien d'argent pouvait bien s'y trouver à ce moment-là, alors que
la journée venait de commencer. «Qui ne tente rien, n'a rien! » songea-t-il en projetant
sa main ouverte vers l'épicerie. Les étalages extérieurs de l'épicerie jaillirent en feux
d'artifices multicolores, éclaboussant le sol, les murs, les passants et les voitures tous à
la fois. Le vitrage de la devanture de l'épicerie vola en éclat en même temps que les
étagères en bois, au milieu des cris de surprise et de terreur des clients et de l'épicier,
dont la silhouette avait soudain disparu dans le désordre. Une voiture qui était passée
dans la rue au moment où Antoine terminait son geste, avait dévié de sa route et s'était
enfoncée dans une rangée de voitures garées, parmi lesquelles plusieurs s'étaient mises
à hurler furieusement. En l'espace d'un instant, la confusion la plus totale régna dans la
rue: courant en tous sens, les uns fuyaient le lieu, les autres cherchaient à s'approcher
de l'épicerie. Les piétons traversant sans prudence, toutes les voitures circulant dans la
rue furent obligées de freiner brusquement ou de ralentir; certains conducteurs
s'arrêtèrent tout simplement et sortirent de leurs véhicules, bouleversés. Profitant de ce
désordre, Antoine se concentra sur la caisse, qu'il força à distance, en la projetant sur le
seul mur qu'il pouvait voir clairement, au fond du magasin. Son geste imprécis arracha
avec la machine la table sur laquelle elle était posée, et qui explosa en morceaux,
provoquant de nouveaux cris d'angoisse dans l'épicerie effondrée mais toujours occupée.
Sans se laisser distraire, Antoine s'efforça de faire remonter les billets dans les airs et
traverser la rue, mais rien ne se produisit. A nouveau, il visualisa les billets, sentant le
doute et l'inquiétude le gagner : il n'avait pas jamais essayé de déplacer un objet qui
n'était pas directement sous ses yeux auparavant. Peut-être avait-il atteint une limite de
son pouvoir de télékinésie? Il échoua à nouveau, et la rage le fit jurer; il ne lui restait
plus qu'à entrer dans la boutique en ruine et aller chercher lui-même l'argent.
Avisant avec colère les passants qui se précipitaient au secours des clients
piégées, il balaya leur avance d'un revers de bras et courut à son tour vers l'épicerie. Sur
le trottoir, les diverses giclées fruitées formaient une sorte de boue glissante et
dégoûtante à voir. S'aidant de son pouvoir, il se dégagea facilement un entrée entre les
débris, et se dirigea d'un pas sûr vers le fond de la boutique. Il y avait bien au moins
cinq personnes à l'intérieur, surtout des femmes, qu'il entendait appeler à l'aide. Il
entendit d'autres personnes pénétrer dans la boutique à sa suite et leur porter secours
tandis qu'il avançait vers son but, enjambant des corps tremblants plaqués contre le sol,
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parfois coincés sous des rayons effondrés. La caisse éventrée gisait près d'un homme
allongé contre terre, les billets qu'elle contenait s'étaient dispersé sur lui et autour de
lui. Prestement, Antoine se mit à les ramasser.
- Maudit sois-tu, siffla l'homme en relevant un peu la tête pour le regarder.
Antoine s'aperçut que du sang ruisselait sur son visage. C'était un homme noir,
habillé d'une djellaba rouge sombre, et portant un petit bonnet noir sur la tête; s'il
n'avait pas levé la tête, personne n'aurait pu deviner qu'il était grièvement blessé.
Tiraillé entre les billets à portée de main et sa conscience, Antoine hésita. Puis il se
souvint des secouristes entrés après lui et se remit à ramasser les billets, qu'il fourra
ensuite dans sa poche.
- Si tu crois que tu vas t'en tirer comme ça, gronda l'homme.
Il se relevait péniblement. Antoine n'attendit pas son reste et tourna les talons.
- Zàwě! Akwέ! Portez-moi secours! Entendit-il soudain derrière lui.
Brusquement, une puissante lumière l'aveugla et il ferma les yeux, se protégeant
le visage avec son bras. Au même moment, la poche où il avait mis l'argent volé
s'alourdit étrangement, le forçant à poser un genou à terre.
- Tu sais, mon petit, tu n'es pas le seul à avoir des petits talents, continua l'homme d'un
ton tranquille. Je vais te faire passer l'envie de braquer les gens.
Ébloui et figé de douleur, Antoine savait qu'il était à sa merci; l'horreur et
l'égoïsme cruel de son geste lui apparaissait soudain pleinement, mais sitôt ressentis, ses
remords s'atténuèrent sans qu'il pût comprendre pourquoi.
- J'ai besoin de cet argent! Cria-t-il, nerveux.
L'homme éclata de rire.
- Non, ce dont tu as besoin, c'est une bonne leçon, dit-il en ricanant.
Comme il finissait de parler, Antoine sentit le poids de sa poche diminuer, et la
lumière cessa de l'éblouir. Après un temps, il put distinguer le lieu dans lequel il se
trouvait, et il n'en crut pas ses yeux.
- Inutile de te dire que tu ne pourras pas quitter cet endroit sans ma permission, dit
l'homme, qui se tenait près de lui.
Antoine le regarda, à la fois inquiet et reconnaissant. Il se trouvait dans un
authentique tata somba, agenouillé sur une vraie natte tressée, et l'air qu'il respirait
avait l'odeur salée de la mer. L'homme le fixait avec un calme inquiétant, mais ce n'était
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pas ce qui lui inspirait le plus de crainte: sur les murs autour d'eux, des centaines de
fétiches le fixaient avec le même regard.
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21. Un nouvel allié
- Vous ne comprenez pas..., tenta Antoine en déglutissant.
Les fétiches, faits de bois, de boue séchée, de paille et de terre cuite, se mirent
à vibrer et à cliqueter. Ainsi rabroué, Antoine se tut. Le monde de la magie était
décidément bien vaste et divers : il se trouvait au milieu de forces qu'il n'avait jamais
vues auparavant.
- Est-ce que tu as l'impression d'être un héros de bande-dessinée pour qui tout est
permis parce qu'il possède un pouvoir surnaturel? Gronda l'homme d'une voix qui s'enroua
de colère.
Il saignait toujours, mais cela ne semblait pas l'affecter. Quelques instants plus
tôt, il rampait sur le sol de l'épicerie, mais à présent, il était debout, menaçant tel un
bourreau, et ne montrait aucun signe de traumatisme. Antoine observa l'assemblée de
fétiches à nouveau silencieux et immobiles: l'homme devait puiser sa force dans leur
présence.
- Laissez-moi vous expliquer..., commença-t-il.
Les fétiches se remirent à cliqueter et à vibrer, couvrant sa voix dans un chœur
sinistre et assourdissant. Il crut même voir les yeux de certains d'entre eux bouger. La
peur s'empara doucement de lui : à quoi devait-il s'attendre? La magie qu'il avait
découverte jusque-là, même si elle l'avait surprise, lui avait paru familière : les démons
et les fantômes étaient dans toutes les histoires pour enfants, jusque dans les films de
Walt Disney. Face à cette forme de magie étrangère à tout ce qu'il avait pu imaginer
auparavant, il se sentait encore plus vulnérable. Mais où diable pouvait bien se trouver
Persius?
- Les fétiches ne veulent pas t'entendre, tonna l'Africain, le visage fermé. Il provient de
ta personne une aura maléfique qui explique à elle seule tout ce que tu as fait. Qui es-
tu donc pour te croire intouchable?
Les fétiches remuèrent de plus belle. Soudain, l'un d'eux tomba sur le sol. Alors
qu'il s'attendait à le voir se briser, Antoine fut surpris de voir la statuette en forme de
femme aux seins protubérants et aux hanches larges en forme de grande bassine, qui
était tombée face contre terre, se redresser d'elle-même et avancer d'une façon
surnaturelle vers lui. Elle tenait d'une main ce qui ressemblait à un nourrisson, et de
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l'autre une lance. Son corps était sommairement recouvert d'une peau de fauve qui
n'était visiblement plus de toute fraîcheur.
- Vinő veut venger les mères de famille blessées par ta faute, annonça le sorcier.
Antoine poussa un cri de panique et rampa sur la natte pour s'éloigner du fétiche
pas plus haut qu'un enfant de trois ans, mais dont les bras commençaient à s'animer
dangereusement.
- S'il vous plaît, écoutez-moi! Je ne suis pas...
Le fétiche bondit férocement, la pointe de la lance en avant, à peine encombrée
par son bébé et son bassin en forme de cuvette; perturbé par le tapage des fétiches qui
s'étaient remis à protester, Antoine n'eut que le temps de se décaler un peu sur la
gauche, plus près de la paroi de la case. La lance se ficha dans son épaule en même
temps que le fétiche atterrit sur son flanc droit. La douleur fut telle qu'elle le paralysa
pendant plusieurs secondes. Puis le fétiche retira sa lance et menaça de frapper à
nouveau.
- Non! Hurla Antoine, épouvanté, le bras déployé en avant.
A son grand soulagement, le fétiche vengeur arrêta son geste. En même temps, il
se rendit compte qu'une fine fumée noire s'élevait autour de lui. Ce devait être cette
manifestation qui avait arrêté le fétiche, et qui attirait à présent toute l'attention du
sorcier.
- S'il vous plaît, écoutez-moi, dit-il d'une voix lasse.
Cette fois, les fétiches restèrent silencieux. Vinő dévala ses côtes et s'éloigna d'un
pas lent, à reculons.
- Qui es-tu? Demanda le sorcier. Je ne connais qu'un seul être dont la nature s'exprime
de cette manière, et ce ne peut être toi. Es-tu le fils du Maître du Néant, ou bien son
messager?
Malgré la douleur, Antoine se redressa pour s'adosser au mur.
- Je ne sais plus qui je suis, je suis dans la merde, lâcha-t-il, épuisé.
Tandis que le sorcier et ses fétiches l'écoutaient et le dévisageaient en silence, il
raconta les circonstances de sa rencontre avec Persius, leur poursuite de la marchande
d'âmes, la rencontre avec Temer, l'étrange comportement du magicien et la mission
confiée par l'Oeil, qu'il dut décrire, car le sorcier ne connaissait pas du tout cette entité
magique.
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- Comment ces gens peuvent-ils te demander de vaincre le Fils du Maître du Néant?
S'interrogea le sorcier à voix haute, l'air soupçonneux. Tu ne sais même pas utiliser ton
pouvoir de télékinésie correctement. Cela revient à demander à une grenouille de
battre un buffle à la lutte traditionnelle : tu n'as aucune chance!
Antoine lui expliqua alors qu'il avait besoin d'un médium pour entrer en contact
avec Ceta.
- Tu es sûr de vouloir appeler la mère de Persius, la femme du Maître du Néant, demanda
le sorcier, les paupières mi-closes, alors que tu as fui ton engagement de ne pas
abandonner son fils et que tu as pour mission de l'éliminer pour le compte de l'Oeil?
Quand on a distribué le bon sens aux êtres humains, tes ancêtres faisaient la sieste sous
un chêne, ou quoi?
Malgré l'air tout à fait sérieux de son interlocuteur et sa douleur lancinante dans
l'épaule, Antoine ne put s'empêcher de rire. Si, au premier abord, le sorcier lui avait fait
une impression fort négative, il lui semblait percevoir un peu de sympathie dans sa
façon de lui parler. Il était d'ailleurs déjà largement satisfait de ne plus entendre les
protestations des fétiches.
- Mon petit, poursuivit le sorcier en soupirant. Tu es dans un beau pétrin. Je ne te
punirai pas, mais je ne peux pas grand chose pour toi : s'il ne tenait qu'à moi, je
t'aiderais à contacter qui bon te semble, mais je tire mes pouvoirs des fétiches qui sont
autour de nous, et je ne peux rien faire sans leur concours. J'ai dû leur donner mon âme
pour qu'ils m'aident à devenir un grand Bokonon, un interprète entre les fétiches et les
hommes, et ils ne font jamais rien sans contrepartie. Je pense qu'ils seront d'accord
avec moi pour te renvoyer d'où tu viens, mais tu devras te débrouiller seul une fois là-
bas. Pour le moment, tu peux rester ici, le temps que je soigne ta blessure.
Antoine grimaça quand l'homme le tâta.
- Vous êtes vous-même blessé, dit il soudain, se rappelant le sang sur son visage, dans
l'épicerie.
L'homme sourit sans rien dire : il n'y avait plus aucune trace de sang, comme si
rien ne s'était passé.
– Où sommes-nous exactement? Demanda Antoine, pour rompre le silence inconfortable
qui menaçait de s'installer.
- Non loin de Ouidah.
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Antoine se tut, n'ayant qu'une très superficielle connaissance du continent
africain.
- Et vous vivez ici? Demanda-t-il encore.
Le sorcier hocha la tête avec un sourire engageant.
- J'étais à Paris pour faire des courses, dit-il. Avec le pouvoir des fétiches, c'est encore
plus rapide d'aller à Paris pour acheter des conserves que de se rendre au marché du
coin. Mais si le Maître du Néant renaît de sa progéniture, ce sera bien le cadet de mes
soucis...
- Attendez! S'écria brusquement Antoine en sursautant.
Une mauvaise idée venait de germer dans son esprit, mais elle lui apparaissait
comme une solution immédiate préférable à la longue et fastidieuse recherche d'un vrai
médium efficace. Fourrageant dans sa poche gauche, il en sortit une bille claire, qu'il
présenta au sorcier. A sa vue, celui-ci lui lança un regard étonné, et les fétiches parurent
s'agiter.
- Est-ce que vous et vos fétiches pouvez m'aider, maintenant?
Le sorcier poussa un long soupir en secouant la tête, puis il prit l'âme et la fit
rouler dans la paume de sa main. Antoine restait suspendu à ses lèvres tandis qu'il la
considérait longuement, d'un air mélancolique.
- Je suppose que oui, répondit-il enfin.
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22. La renaissance du Maître du Néant
Le regard perdu dans l'immensité mouvante de la mer, Antoine réfléchissait. Le
soir tombant amenait avec lui une brise assez fraîche; il tremblait un peu, mais il ne
rentrerait pas dans la case pour autant. Le Bokonon l'avait bien soigné et lui avait
imposé un rituel pour le familiariser avec les fétiches, pourtant il ne supportait d'être
sous le regard de ces choses. A la fois esprits et solides, vivantes et choses, alliées et
ennemies... Leur nature ambiguë le déroutait, plus que leur aspect. En plus de cela,
elles tenaient son âme en leur possession.
Il se sentait changé, mais cela ne provenait pas de cette perte : cela émanait de
sa poitrine, du pouvoir de Persius. La colère lui venait parfois brusquement par
bouffées, puis l'envie de détruire et la faim. La faim ultime. Une telle faim, qu'il doutait
alors de contenir toute autre viscère qu'un estomac de cinquante litres dans son ventre
amaigri.
Curieusement, le Bokonon se trouvait toujours opportunément près de lui quand il
passait par ces phases étranges. Dire qu'il était surveillé serait exagéré; il ressentait
plutôt une sorte de malaise constant, l'impression de n'être jamais bien loin de
l'influence de son hôte et de ses protecteurs. Pourtant, il n'aurait guère l'occasion de
causer de tort à personne, car durant les quelques jours qu'il avait passés sur cette
plage, il n'avait pas croisé une seule fois un habitant. Selon les dires du Bokonon, les
villageois des environs ne s'aventuraient pas dans ces parages, de peur d'y rencontrer
Mamiwatta, une créature marine réputée jalouse et envoûtante, dont la légende courait
depuis des siècles. Lorsque Antoine lui avait jeté un regard dubitatif, il avait éclaté de
rire et reconnu que les fétiches s'étaient chargé de semer le doute et la crainte dans les
villages alentours.
- Tu n'as pas idée de la quantité de travail que cela représente, d'être un Bokonon pour
plusieurs villages, s'était plaint le sorcier. Chaque femme et chaque homme ne cherche
d'autre réponse à ses angoisses qu'à tavers l'intercession de la magie. Ils finissent tous
par oublier que les actes de la vie quotidienne ont des causes et des conséquences, et
qu'il suffit souvent de faire confiance à son instinct pour résoudre ses problèmes.
Avec un petit sourire, Antoine s'était demandé quel problème son hôte avait voulu
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résoudre en achetant la protection des fétiches, mais il n'avait rien dit, se rappelant que
la magie lui avait appris, à lui aussi, deux ou trois leçons de vie profitables. Ils avaient
prévu d'attendre qu'il ait repris des forces et que les fétiches aient enfin confiance en
lui, avant de tenter d'entrer en contact avec Persius. Et même si le Bokonon avait
confiance en ses pouvoirs, il ne cessait de répéter qu'il ne pouvait rien contre le Maître
du Néant lui-même.
« Mais Persius ne peut se laisser absorber par le Maître du Néant, » pensa Antoine
en soupirant, s'agrippant distraitement au sable de la plage. « Il est tout de même
humain : comment pourrait-il détruire un monde qui l'a élevé?» Il étudia la question
pendant un moment, sentant le doute s'insinuer dans son esprit. Temer n'avait-elle pas
assassiné les adultes qui la gardaient, pour venger la mort de ses parents? Se pouvait-il
que le fils de Ror-ga-Sulok fût empreint de la même haine?
Une soudaine nostalgie étreignit son cœur : il devait renoncer à tout espoir de
revoir sa famille, ses amis et la vie qu'il avait avant. La magie lui avait volé cela. Elle lui
avait donné les clefs de la perception d'un monde exceptionnel, fait d'apparences et
d'improbables vérités, mais elle lui avait également pris son monde d'origine. Si peu de
temps s'était écoulé depuis son premier voyage, pourtant il avait déjà oublié certains
noms, certains visages... Ou bien était-ce le pouvoir de Persius, qui le vidait de son
passé?
Un mouvement suspect dans le sable près de lui le tira de sa réflexion angoissée.
Tracé par un doigt invisible, son nom apparut, avec une petite faute d'orthographe.
Malgré son inquiétude, Antoine sourit : le Bokonon l'appelait. Le temps était enfin venu
de quitter cette inertie déprimante et d'envisager des solutions. Un peu raidi par le
froid, il se leva en égrenant le sable resté prisonnier de sa main. Pour jouer, il en garda
un peu, qu'il confia d'abord au vent, avant d'y appliquer son pouvoir de télékinésie. Il
n'était pas doué avec les particules minuscules, il fallait qu'il se concentre plus.
Il arriva à la case que la lune éclairait désormais sous un ciel étoilé. La première
nuit, il s'était étonné de voir autant les lueurs, à présent il était blasé. A défaut
d'électricité, une sphère lumineuse inondait la pièce d'une lumière claire, presque
aveuglante. Le Bokonon était assis en tailleur sur une natte, son maigre torse dénudé,
entouré de cinq fétiches puissants dont Antoine avait oublié le nom. Il attendit d'être
invité à s'asseoir pour imiter la pose de son hôte.
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- Dis aux fétiches ce que tu veux, mais réfléchis bien avant de parler! Ordonna le sorcier.
Et il entra aussitôt en transe. Tandis qu'il se couvrait de sueur et que ses yeux se
révulsaient soudain, Antoine fixa les fétiches tour à tour, le cœur battant à la chamade.
Se tromper lui était interdit, car les fétiches étaient sévères en affaires : il ne donnaient
que ce qu'on leur avait demandé, avec toutes les conséquences néfastes que cela
pouvait comporter et puisque un service après-vente n'était pas dans l'esprit de la
maison, il risquait donc de perdre son âme à jamais, pour un résultat nul. Le Bokonon
psalmodiait à présent des paroles inintelligibles, Antoine se concentra pour occulter
cette distraction. Qui pouvait-il vraiment contacter pour obtenir de l'aide? Le nom sortit
de sa bouche au moment même où l'idée effleura son esprit sous pression, franchissant
ses lèvres malgré lui.
- Temer...
« Quel idiot je suis! » pensa-t-il en étouffant un juron. Les fétiches restèrent
immobiles, tandis qu'il portait ses mains à sa bouche, catastrophé. Le Bokonon lui-même
ne semblait pas réagir. Il hésita. Peut-être n'avaient-il pas entendu? Peut-être pouvait-il
demander autre chose? Il allait de nouveau parler, lorsque que le sorcier lui adressa la
parole, d'une voix haut-perchée:
- Ah, Antoine, c'est toi! Comme je suis heureuse de sentir ta présence!
Perturbé, Antoine jeta un regard mal assuré aux fétiches. Persius se transformait
en femme, il le savait, mais il n'avait jamais vu le Bokonon le faire. D'ailleurs, il avait
gardé son apparence masculine, alors il ne comprenait pas bien ce qui se produisait en
ce moment.
- Antoine, nous n'avons pas le temps pour ces enfantillages, reprit le Bokonon. Je ne
pourrai pas lutter longtemps contre le pouvoir qui me retient.
Des gouttes de sueurs commencèrent à perler sur sa nuque, et Antoine esquissa un
mouvement de recul.
- Ne sois pas lâche! Continua le sorcier. Écoute ce que je vais te dire, car c'est très
important: Persius n'est plus lui-même! Il a déjà gobé plusieurs mondes, et Ceta est
incapable de lui tenir tête. On dirait qu'elle n'ose pas affronter une nouvelle fois le
Maître du Néant... Je ne comprends pas, c'est mon modèle, et elle est invincible depuis
qu'elle est maîtresse de Pertès!
- Temer, c'est toi? Demanda Antoine, le cœur soudain plus léger.
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- Eh bien, oui, imbécile, puisque tu m'as invoquée! Répondit le Bokonon d'une petite voix
furieuse.
Il se mordit l'index pour ne pas éclater d'un rire nerveux, tant il était soulagé.
- Où es-tu?
Il y eut un court silence consterné, puis un soupir.
- Je suis dans le ventre du Maître du Néant.
Nouveau silence.
- Comment est-ce possible?
- Persius est revenu à l'internat, nous nous sommes battus. J'aurais pu le vaincre s'il
n'avait pas puisé dans le pouvoir de son père à nouveau. Et là, le maître du Néant nous a
engloutis tous les deux...
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23. La découverte d'Antoine
Muet de stupéfaction, Antoine fixait le vide, la bouche ouverte, les yeux humides, tandis qu'une terreur profonde lui tordait les boyaux. Il essayait d'imaginer la scène et le lieu, mais comment imaginer le néant?
- Là, vous êtes tous les deux dans le ventre de Ror-ga-sulok? Demanda-t-il, vaguement incrédule. Comment...
La voix stressée et impatiente le coupa brutalement.
- Antoine, je n'ai pas le temps de te faire un cours sur le mode opératoire du néant!
S'écria-t-elle par le biais du sorcier. Le Maître de Pertès a la particularité d'être un
monde à lui tout seul. Un monde fait de néant. Lorsqu'il t'absorbe, il te retranche
physiquement et spirituellement de ton monde habituel, et il te digère de même. Je
vais perdre la notion du temps et de moi-même au fur et à mesure que mon corps va
disparaître et que je vais perdre mes sensations. Mes pensées vont devenir rares et
difficiles, car mes souvenirs vont s'effacer. J'aurai de la chance s'il me digère
entièrement pendant mon sommeil. Car si mon esprit lutte, la folie me guette!
Le Bokonon, toujours possédé, se mit à sangloter comme la fillette dont il s'était
fait le vaisseau.
- Et ensuite, c'est le néant, la mort totale! Cria-t-elle par sa bouche. Il n'y aura pas
même la trace de mon esprit, l'empreinte de mon pouvoir dans le flux de magie. Tout
sera comme si je n'avais jamais existé que dans les souvenirs des personnes qui auront
croisé ma route! Et encore, Ror-ga-sulok pourrait bien les engloutir à leur tour.
Paralysé par la peur, Antoine suait à présent autant que le sorcier en transe. Se
forçant à prendre de longues inspirations, il tenta de se détendre, en vain.
- Temer, je voudrais t'aider mais je ne sais pas quoi faire, geignit-il. Je ne suis rien, juste
un pauvre type qui a voulu faire le con, et je me retrouve au milieu d'une histoire qui
me dépasse. Je suis incapable de me mesurer à Ror-ga-sulok, je ne sais d'ailleurs même
pas où il peut être!
- Antoine, mon pauvre Antoine...
Il y eut un silence inquiétant, puis le Bokonon se remit à parler.
- Persius a ouvert pour toi les portes du monde de la magie, mais tu n'as pas ouvert les
yeux! Il a une excuse pour avoir échoué aux assauts de son père : il le portait en lui.
Mais toi, tu es vide, complètement vide...
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Le Bokonon poussa un soupir et s'affaissa brusquement sur lui-même, haletant.
Son souffle devenu rauque signala à Antoine que la communication avec Temer était
rompue. Ses derniers mots l'avaient pourtant laissé sur sa faim. Pire : ils l'avaient
déprimé. Incapable d'imaginer l'état de néant, il ne comprenait pas davantage comment
il pouvait intervenir d'une quelconque manière. Et qu'avait-elle voulu dire par
« complètement vide »? La crispation avait rendu son corps si douloureux qu'il n'osait
bouger. Prostré, il continuait à fixer le vide, tandis que son hôte remuait péniblement.
- Gamin, dit celui-ci, je ne sais pas qui est la personne que tu as invoquée, et je n'ai
rien pu saisir de votre échange, car je n'étais qu'un vaisseau. Pourtant, j'ai pu sentir le
pouvoir immense de cette personne. Si quelqu'un peut t'aider, c'est sûrement...
- Le néant l'a engloutie, coupa nerveusement Antoine.
Il tenta de se mouvoir, sans succès. Soudain, il soupira longuement, son dos se
voûta, son menton s'enfonça dans sa poitrine et il se mit à sangloter.
- Comment peut-elle me reprocher d'être vide? Cria-t-il, les larmes aux yeux. Je ne suis
pas comme elle, je n'ai pas de pouvoir, je n'ai pas grandi dans la magie, moi. Je viens
d'une famille banale, je n'ai jamais voyagé, je connais mes amis depuis l'enfance et mes
parents ne sont pas des aventuriers, encore moins des sorciers! Pourquoi me reproche-t-
elle quelque chose contre quoi je ne peux rien faire? Je n'ai pas demandé tout ça!
Le Bokonon le regarda un moment sans rien dire, l'air songeur et un peu surpris.
Bouleversé par la honte, l'impuissance et la colère, Antoine vomissait sa déception dans
un flot ininterrompu de lamentations et de questions qui se perdaient dans la nuit.
- Tais-toi! ordonna le sorcier d'une voix où perçait l'agacement.
Surpris, Antoine se tut. Ils s'observèrent tous deux sans un mot.
- Effectivement, tu es vide, déclara l'homme noir. Mais cela n'a rien à voir avec la magie.
Le vide qui te travaille est un vide émotionnel, un vide spirituel et un vide bêtement
humain.
Antoine ouvrit la bouche pour parler, mais le Bokonon lui fit signe de se taire.
- T'es-tu jamais demandé qui tu es, et pour quoi tu es fait? Poursuivit-il. Traverses-tu la
vie comme l'eau qui ruisselle, au gré des obstacles et de l'inclinaison de la surface, ou
bien traces-tu ton chemin en conscience de cause? Sais-tu seulement ce que tu veux
faire de toi-même?
Pendant qu'il parlait, Antoine se laissait imprégner du calme de sa voix,
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permettant à son corps endolori de se détendre lentement. Les interrogations lui
parurent d'abord farfelues, puis il finit par comprendre ce que le sorcier lui disait.
- La magie n'est pas un pouvoir, expliquait celui-ci. La magie est un moyen vivant. C'est
un moyen intelligent qui vit et qui se nourrit de ceux qui y ont recours. Un sorcier n'est
pas seulement puissant parce qu'il connaît beaucoup de sorts et maîtrise les éléments.
Un sorcier est puissant quand ses émotions et sa volonté sont puissants, car la magie se
nourrit de tout cela. La puissance du Maître du Néant vient de sa faim insatiable : il ne
peut s'empêcher d'avaler ce qui se tient sur son passage. Tel est ce pour quoi il est fait.
La puissance de Ceta vient de sa force de caractère, qui lui a déjà valu d'être bannie par
les siens, lorsqu'elle était une jeune sorcière. L'immense pouvoir de Persius, qui est plus
craint pour son ascendance que pour lui-même, vient de son effronterie assumée et sa
lutte incessante pour défendre sa propre identité face à l'influence paternelle. Et toi?
D'où pourrait venir ta puissance?
Interdit, Antoine le fixait sans rien répondre.
- Ror-ga-sulok va engloutir tout ce qui vit, en son heure, dit le Bokonon. Si des sorciers
puissants t'ont donné pour mission de vaincre son fils, c'est que tu en as les moyens.
Peut-être cherches-tu des appuis au mauvais endroit. Peut-être n'as-tu pas besoin d'aide
magique, mais de quelque chose que toi seul peut fournir. Alors, réponds maintenant à
ma question, gamin : qui es-tu? Que cherches-tu?
Le silence s'installa, Antoine commença à se sentir très nerveux, face au regard
implacable que le sorcier fixait sur lui. La voix enrouée, il balbutia quelque mots, se
racla la gorge et se lança.
- Ben, je m'appelle Antoine...
- Je ne te demande pas ton état civil! Coupa son hôte avec agacement. Dis moi qui tu
es!
Fronçant les sourcils, Antoine serra les lèvres et jeta un regard furieux aux
fétiches.
- Je ne sais pas qui je suis! Cria-t-il.
- Qui es-tu?
- JE NE SAIS PAS CE QUE VOUS ME VOULEZ!
Il essaya de se lever mais le sorcier fut plus rapide et l'immobilisa par une simple
pression sur l'épaule. Son visage avait à présent un aspect effrayant, comme lorsqu'il
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était en colère, après le braquage.
- QUI ES-TU?
Sous pression, Antoine se mit à bredouiller des mots incompréhensibles, puis à
geindre et à jurer. Enfin, épuisé, en larmes et la morve au nez comme un petit écolier, il
se laissa aller.
- Je ne suis qu'un putain d'humain, je suis capable de tuer pour survivre, mais tout ce
que je veux c'est qu'on me fiche la paix! Ça me plaisait de voyager avec Persius, ça me
plaisait de voir tout ce qu'il m'a montré, j'ai même acheté un pouvoir! Je veux juste voir,
je ne crache pas pas contre une petite aventure de temps en temps, non plus... Vous
m'auriez vu protéger ces petites filles à l'internat...! Je ne suis pas un élu, je ne suis
même pas magicien, je suis juste un mec comme ça, qui attend que quelque chose lui
arrive. Je suis un mec qui veut voir de quoi il est capable. C'est bon, c'est ce que vous
vouliez savoir?
Après avoir parlé, il se rendit compte que son cœur battait à la chamade. Le
Bokonon relâcha doucement sa prise, avec un sourire satisfait.
- Tu veux voir de quoi tu es capable? Demanda le Bokonon. Alors ta chance se présente
maintenant : toi, l'humain qui ne te connais toi-même, de quoi es-tu capable face au
Maître du Néant affamé?
Les fétiches s'étaient mis à vibrer et à cliqueter, s'entrechoquant les uns les
autres. Le Bokonon entra de nouveau en transe.
- Je ne me connais pas moi-même, mais je sais que je ne suis pas fait pour être mangé,
répondit Antoine.
- De quoi es-tu capable...?
- Je suis un humain : qui sait de quoi je suis capable?
Le sorcier acquiesça avec un mince sourire; quelque part au fond de lui, Antoine
se sentit lui aussi un peu mieux.
KAB
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24. Dans le néant
Après son escale africaine, Antoine avait beaucoup de mal à se faire au rythme de
Paris. Le Bokonon l'avait « déposé » près de l'appartement qu'il avait fui une semaine
plus tôt. Il monta les marches de l'escalier avec une légère appréhension, mais c'est sans
surprise qu'il vit la porte marquée de l'Oeil immense s'ouvrir d'elle-même devant lui.
Pendant son séjour chez le sorcier, il s'était demandé ce qu'était devenue cette marque,
et la perspective de la revoir l'avait plutôt terrorisé. Visiblement, personne ne s'en était
étonné, puisqu'elle était restée intacte. En entrant dans le salon resté tel quel depuis sa
fuite désespérée, il vit une longue silhouette vêtue d'une cape sombre debout près du
poste de télévision; une étrange odeur acre flottait dans l'air, piquant sa gorge et ses
yeux. Il toussa violemment, crachant un peu de sang dans sa paume; un frisson le
parcourut, mais il se força à rester calme.
- Oui, Antoine, reste calme.
La voix était posée et douce, une voix de femme. La silhouette se tourna un peu
vers lui et il put voir qu'elle tenait contre elle une épée très ouvragée, avec une lame
noire où des inscriptions incandescentes rougeoyaient. Il déglutit.
- Cette épée n'est pas pour toi, et sa malédiction non plus, déclara l'intruse, comme si
elle lisait dans ses pensées. Je viens seulement pour te porter un message, de la part de
gens que tu ne connais pas.
Vaillamment, Antoine avança vers elle. Lorsqu'il fut assez proche pour se rendre
compte que la silhouette n'avait pas de visage et que rien ne la liait à l'épée, il eut un
petit sursaut de surprise.
- Le Maître du Néant dérange les intérêts de plusieurs puissances qui n'ont aucune prise
sur lui, poursuivit-elle. Le bruit court que toi, mortel des plus banals, tu possèdes la
parade à son avancée. Je nous le souhaite à tous. Il se dit aussi que tu n'as aucun
pouvoir magique, ce qui est fatal lorsqu'on évolue entre les mondes sans protection. Mon
maître m'a chargée de te dire que, si tu réussis, il se fera une joie de t'aider à reprendre
possession de ton âme pour la mettre en sûreté et de faire de toi un être puissant. Qu'en
penses-tu, humain?
Elle avait insisté sur ce dernier mot, comme pour lui rappeler sa condition.
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Retenant un sourire, Antoine baissa les yeux. A cet instant, il aurait même refusé de
devenir un dieu si on le lui avait proposé, car il était déjà loin du jeune homme qui avait
exulté de joie à l'idée de posséder un simple pouvoir de télékinésie. Le monde de la
magie, où les marchés douteux condamnaient le novice et le crédule à devenir monnaie
d'échange ou esclaves, n'exerçait plus la même fascination sur lui. Cependant, il n'allait
pas vexer cette mystérieuse puissance et sa messagère.
- Qui est votre Maître? Demanda-t-il, par curiosité.
- Tu le sauras en temps voulu, voyageur.
A peine eut-elle prononcé ces mots que la silhouette disparut en se fondant dans
l'air comme un mirage. Passablement blasé, et un peu ennuyé, Antoine haussa les
épaules et referma la porte d'entrée d'un geste de la main.
- Ceta, où que tu sois, c'est ton fils qui t'invoque à travers moi! Murmura-t-il en fermant
les yeux.
Il dut répéter son invocation plusieurs fois, avec une conviction toujours plus
grande, avant d'obtenir le résultat escompté; la manifestation sombre et aérienne du
pouvoir de Persius, émanant du creux dans sa poitrine, emplit bientôt la pièce, le
grisant légèrement, l'aveuglant tout à fait. Les yeux fermés, assis en tailleur comme il
avait vu faire le Bokonon, il attendit que la Maîtresse de Pertès réponde à son appel. Au
bout de quelques instant , il sentit le sol se dérober sous lui et son corps entrer en
apesanteur. Cela dura un bref instant, puis le néant obscur qui le cernait s'anima soudain
de lumières et de couleurs, faisant apparaître d'abord en tâches confuses, puis en
morceaux de réalité, une plateforme circulaire faite de roche à la couleur et l'origine
incertaines, aussi large qu'un hall de gare, et sans aucun mur, ni garde-fou. Avec le ciel
pour tout plafond, elle était balayée par une brise glacée, qui emportaient avec elle
quelques trainées de nuages bas. Au centre de ce plateau se tenait la Maîtresse de
Pertès, aussi dangereusement belle qu'à leur précédente entrevue. Devant elle flottait
un amas de milliers billes claires, qu'Antoine n'eut aucune peine à reconnaître comme
autant d'âmes en son pouvoir.
- Ceta, l'appela-t-il en s'agenouillant instinctivement.
Il voulut parler davantage, mais la honte l'étouffait. Elle lui avait demandé de
rester près de Persius tout en se méfiant de lui, et connaissant leur pouvoir à tous les
deux, il se doutait que cela n'avait pu être une demande sans importance. Pourtant, il
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avait insisté auprès du magicien pour retourner à sa vie habituelle, trahissant la
promesse faite à sa mère. Bien sûr, il savait qu'il était à ce moment-là, et à nouveau en
cet instant, soumis à son pouvoir et à l'influence de son charme.
- Tiens, voilà le traître de mon fils! S'exclama Ceta d'une voix ironique. Comment oses-tu
te présenter devant moi sans Persius?
Malgré lui, Antoine se mit à trembler. Ce n'était pas tant à cause de sa voix
furieuse ou de sa colère en elle-même, mais plutôt à cause de la puissance manifeste
qui se dégageait d'elle.
- N'as-tu pas compris qu'en te prévenant du danger que tu courais, je te demandais de
veiller sur mon enfant comme sur un ami? Poursuivit-elle.
Antoine tressaillit : il se souvenait soudain d'avoir promis tant de choses,
hypnotisé par sa beauté, qu'il se sentit misérable. Toutefois, il lui fallait penser à sa
mission.
- Ceta, je te demande pardon, répondit-il.
Une terrible bourrasque de vent le déstabilisa et il tomba visage contre terre,
faisant claquer ses mâchoires contre la roche.
- Disparaissez, toi et ceux que tu représentes désormais! Gronda-t-elle. Je ne trahirai
pas une deuxième fois le Maître du Néant. Tu m'aurais épargné ce choix si tu avais
compris dès le départ que Persius, malgré sa puissance, est un être seul, et que le
fardeau qu'il porte, à la fois son pouvoir et celui de son père, est tel qu'il ne peut le
porter seul. Mais tu as préféré retourner à ton égoïste vie d'humain. Tu n'as pas compris
le dur combat interne de mon fils.
« Putain, je suis une merde, je n'ai pas arrêté de le dire à tout le monde,
pourquoi m'avoir fait confiance de toute manière? » pensa Antoine en serrant les poings,
mais il ne dit rien et ne chercha pas à se relever. Puis il se souvint du Bokonon et chassa
ses pensées défaitistes de son esprit.
- Ceta, je t'en prie, fais-moi confiance encore une fois! Dit-il en se redressant.
Il se remit debout et avança vers elle, se rendant brusquement compte que la
plateforme de roche oscillait imperceptiblement, comme si elle était posée sur un
coussin d'air. Lorsque seul l'amas de billes fut entre eux, il tendit la main, comme la
première fois. Au lieu de la traverser, elle rencontra la texture de vrais vêtements, et un
corps tiède de chair et de sang. Surpris, il s'efforça néanmoins de ne montrer aucun
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étonnement.
- J'ai bien compris ce pouvoir que vous me prêtez tous, aussi bien toi que l'Oeil, le
Bokonon et la mystérieuse messagère, dit-il. Mais si j'ai une idée de ce que je peux
faire, je ne sais pas comment atteindre Persius à travers son père. Il faut que tu me
guides.
- Je ne ferai jamais cela pour toi, répliqua-t-elle avec une moue de mépris. L'Oeil en
veut désormais à mon fils pour les actes qu'il a commis contre les humains. Il sera
châtié, lui aussi. C'est pour cela que l'on t'envoie, comme j'ai été envoyée, moi aussi, il y
a si longtemps...
- Comment puis-je rejoindre Persius? Coupa-t-il brusquement.
Ceta eut un rire sinistre.
- Il faut que son père t'absorbe, répondit-elle. Mais tu ne pourras jamais t'en sortir!
Antoine sourit tristement.
- Au point où j'en suis, ce serait presque une bénédiction, dit-il. Si Ror-ga-Sulok contrôle
désormais son fils, alors le pouvoir de Persius qui est en moi est sous son contrôle.
Il se raidit soudain, et il vit un sourire ironique étirer les lèvres de la sorcière.
- Le Maître du Néant est donc déjà en moi...
A peine eut-il fini de parler qu'il se sentit happé dans les airs. En tentant d'appeler
la sorcière à l'aide, il s'aperçut que la plateforme avait disparu, et qu'il était désormais
seul dans le vide. Sans sensation de chute, ni d'apesanteur, il voulut se repérer dans
l'espace, mais ce qu'il pensait être le ciel s'obscurcit d'un seul coup et il se retrouva dans
le néant, sans plus aucune perspective. Tout d'abord, confiant, il attendit que Ror-ga-
Sulok, Temer ou même Persius, ne prenne contact avec lui. Puis, ne voyant rien venir, et
surtout sensible à la montée de la panique due à la privation de sensations, il crut qu'il
était victime d'une punition cruelle et qu'il allait devenir fou. L'angoisse l'étreignit
brutalement, s'entourant machinalement de ses bras, il se rendit compte qu'il ne pouvait
ni les voir ni les sentir.
Non, non, non, non!
Du moment où il comprit que son corps lui-même avait disparu dans l'inexistence,
il lutta pour ne pas perdre la raison.
Si je pense encore, c'est que je ne suis pas encore complètement digéré. Temer m'a déjà
expliqué cela, mais ce n'est qu'une petite fille. Oui, mais c'est une puissante sorcière.
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Putain, merde, pourquoi moi, putain j'ai horreur de ce truc. Qu'est-ce qui m'a pris de
faire une chose pareille?! Depuis combien de temps je suis parti, combien de temps ça
va durer, je hais la magie, je hais les sorciers et leurs réalités à la con! J'étais bien
mieux avant... Avant quand? Oh non, non, non faut pas que j'oublie, faut pas que
j'oublie, putain non, qu'est-ce que je fous, je suis pas là pour ça. Déconne pas, Antoine,
calme-toi, on va s'en sortir, t'es vraiment trop lâche, tu t'attendais à quoi? Une petite
discussion dans un salon de thé? On parle du NEANT, là. Ce truc c'est comme la mort, si
tu paniques c'est foutu. Souviens-toi de ce qu'elle a dit, ton corps est dissous mais ton
esprit reste. Putain, tu crois que c'est un coup de Ceta, elle avait pas l'air contente. La
ferme. Si ça se trouve elle se bidonne en te regardant crever de peur. Nan nan nan c'est
pas possible, elle ferait pas ça. Kestensètupepatousavoarmongran....STOP!
Ma pensée doit rester structurée, sinon ma raison va être absorbée, elle aussi.
Où est Persius? Persius, si tu te souviens encore de qui je suis et de ce que j'ai été, t'as
intérêt à te manifester. Ça vaut pour toi aussi, la petite peste, parce que là je ne suis
pas dans mon élément naturel, si vous voyez ce que je veux dire? Je ne vais pas tenir
longtemps, et je ne sais pas à quoi je peux vous servir mais si vous... si vous... si vous
m'entendez -oh, j'en sais rien -, si vous me percevez, réveillez-vous, parce que je n'ai
pas que ça à faire! Ah, je sens quelque chose, on dirait un mouvement dans cette
dimension pourrie. Est-ce que mes pensées ont un impact sur le néant? Ça serait
fendard! Temer! Persius! Espérez pas me faire croire que j'ai lâché mon monde, mon
corps sublime d'Apollon et bientôt ma conscience parfaite pour que dalle! TEMER!
PERSIUS! Ça remue encore, c'est peut-être bon signe? Putain, les gars, je vous promets
que si je sors de ce truc, plus personne, mais PLUS JAMAIS PERSONNE ne pourra me
balader. Vous me trouvez vide? Je serai tellement plein d'assurance que j'écraserai tout
sur mon passage! Vous me trouvez faible? Je serai tellement hargneux que même les
démons auront peur de moi! Je ne suis qu'un pauvre humain banal sans pouvoir? Je
dégommerai mes ennemis comme des mouches! Persius, Temer, je vous aime bien, mais
je ne vais pas me laisser digérer pour vous, alors vous vous manifestez MAINTENANT OU
JAMAIS!
[c'est bon, Antoine, on a compris, on ne perçoit que ta rage dans tout le néant]
[Il est où, l'autre, le fils à papa?!]
[Quelque part... Je ressens son désespoir.]
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[Ouais ben, je suis pas venu pour désespérer, alors dis-lui de se réveiller parce que j'ai
encore une vie entière à vivre.]
[Tu as bien changé, Antoine...]
[Tais-toi et sors-le de son inertie, le néant commence à me courir. PERSIUS SI TU
M'ENTENDS TU FERAIS BIEN DE TE BOUGER LE TROUFION PARCE QUE TON PERE ET TOI
VOUS ETES DEUX ENTITES DIFFERENTES ET QU'AUCUN DE NOUS N'A JAMAIS EU L'AMBITION
D'ETRE UN CASSE-CROÛTE!]
[Temer, dis-lui de la fermer, on ne perçoit que lui dans tout le néant.]
[Je crois que tu l'as réveillé...]
[Un peu, mon neveu. Allez, Persius, débrouille-toi pour nous faire sortir du ventre de ton
glouton de père, y a ta mère qui va commencer à s'impatienter...]
[Quelle délicatesse...]
[Antoine, c'est bien que tu aies de la personnalité, mais je te préférais avant.]
[Ne dites plus un mot si vous voulez que je reste poli! Toi, la petite peste, dis à l'autre
fainéant de se remuer le...]
[Persius, je t'en prie, fais taire cet ingrat.]
Le résidu émotionnel d'Antoine fut soudain submergé par une colère qui n'était
pas la sienne, mais dans laquelle il perçut sa propre influence et la volonté puissante de
Temer. Pour renforcer le potentiel de cette action impalpable, il relâcha soudain toute
la fureur dont il était capable. Lorsque la communion de leurs volontés fut à son
paroxysme, le néant se déchira soudain comme un voile.
KAB
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25. Réconciliation
Avant de retrouver tous ses sens, Antoine perçut l'aura écrasante du choc entre
deux pouvoirs gigantesques; confusément, il put également capter la perplexité et la
surprise de ses amis. Alors qu'il pouvait passablement reconnaître l'environnement où il
se trouvait à présent, en dépit de ses sens entamés durant son séjour dans le non-
monde, il lui était encore difficile d'évaluer ce qu'il avait perdu de sa propre personne.
Mais ce n'était là qu'une inquiétude secondaire alors que le Maître du Néant et Ceta
s'affrontaient. « Nous allons tous mourir, en fin de compte », pensa-t-il avec amertume.
Il chercha en vain d'établir un contact avec Temer et Persius, noyés dans le déferlement
de puissance surnaturelle.
Il fut surpris de se sentir résigné, et même presque soulagé. Finalement, tout ce
chemin étrange, depuis son premier voyage quasi accidentel jusqu'à la disparition du
monde de Pertès, avec lui et ses amis, se terminait dans une banale dispute familiale.
Persius, Ror-ga-Sulok, Ceta... N'était-ce pas une tragédie familiale, comme il y en avait
tant dans le monde des humains? Le monde de la magie, régi par des règles
incompatibles avec la rationalité humaine, n'était-il pas tout de même vulnérable face
au pouvoir des sentiments et des émotions? Bien sûr, les humains usaient de magie
depuis longtemps, et il était plus que probable qu'ils aient laissé leur empreinte sur les
mondes avec lesquels ils étaient entrés en contact. Mais pour comprendre comment une
sorcière avait pu vaincre le Maître du Néant une fois, il ne voyait pas d'autre explication.
Se pouvait-il que même Ror-ga-Sulok cherche à être aimé, à devenir autre chose que lui-
même, à se laisser transcender par un pouvoir plus fort que lui? Était-ce la raison de
cette faim insatiable, que seule Ceta était capable d'assouvir? Plus il y réfléchissait et
plus il était convaincu de son raisonnement. Il se mit alors à éprouver beaucoup de
sympathie pour Persius, incarnation improbable de cette recherche d'amour et de cette
puissance destructrice, condamné à porter une faim qui ne lui appartenait pas mais qu'il
avait dû faire sienne par la force des choses. Sa propre recherche d'amour, confrontée à
la crainte inspirée par son ascendance et son pouvoir, avait dû être difficile; il avait dû
se sentir très seul. Quant à Ceta, elle-même coupable de la condamnation de Ror-ga-
Sulok et par conséquent de Persius, elle avait dû souffrir de la solitude de son fils. Voilà
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pourquoi ce combat devait avoir lieu. La fin des mondes n'était en fait qu'une simple
histoire d'amour.
Au moment où il parvenait à cette conclusion, son être se remplit d'une paix
grisante et il se sentit heureux. Il repensa à sa vie d'avant sans regret et se souvint de
son séjour sur Byi'ar Ghitz. Où pouvait bien se trouver Geena en ce moment? Il se
demanda également s'il avait laissé son croc sur Byi'ar Ghitz ou s'il pourrait le retrouver
dans un de ses pantalons...
Soudain, il fut en alerte : l'aura de Ceta devenait de plus en plus faible, et celle
Ror-ga-Sulok changeait sensiblement. « Il est en train de l'absorber, mais elle est
tellement puissante qu'il va en être affecté », pensa Antoine, captivé. Sans notion du
temps, cela lui parut durer une éternité, puis peu à peu, il perçut Temer et Persius de
mieux en mieux.
[Ça se passe comment pour vous les amis?]
[Persius est en train d'essayer de te rendre tes sens et te donner une forme humaine.]
« Ça, c'est mon expérience à moi », se dit Antoine avec fierté. « Partout où j'irai,
personne ne croira que j'aie réchappé du ventre du Maître du Néant... »
[Ça donne quoi?]
[Euh...]
Un doute le saisit brusquement.
[Dis-moi, Temer, il me « donne » une forme humaine, mais ce sera la mienne, n'est-ce
pas?]
[Euh...]
[Nan. Nan. Il est pas en train de me donner un corps de femme au moins?]
[Euh...]
Tout à coup, il sut qu'il était redevenu un être de chair. Il vit la plateforme de
pierre, le ciel et Ceta qui soutenait Persius à genoux. Son premier geste fut de vérifier
qu'il avait bien son corps : comme il le soupçonnait, Persius l'avait réincarné en femme.
- T'es vraiment tordu comme magicien, Persius, grommela-t-il.
Ceta fronça les sourcils et se raidit.
- Tu pourrais le remercier, il a travaillé très dur, dit-elle avec colère.
Quelque chose choquait Antoine dans son apparence, mais il fut incapable de dire
quoi. « Ah, si : son aura a disparu, que fait-elle parmi nous, si elle a été absorbée par
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Ror-ga-Sulok? », se demanda-t-il, perplexe.
- Où est Temer?
Il regarda autour de lui, puis leur adressa un regard interrogateur. Comme ils le
fixaient d'un air étrange, il vérifia à nouveau autour de lui.
- Je ne la vois pas, je vous le jure, assura-t-il en pestant intérieurement.
Ceta lui fit un signe de la main.
- Merde.
- C'est temporaire, murmura Persius en se redressant péniblement.
Il jeta un regard étrange à Temer, et Antoine comprit que le drame de sa famille
l'avait largement influencé. « Un psychiatre en perdrait son latin », pensa-t-il avec un
soupir.
- Toi, en revanche, tu risques de garder cette enveloppe encore longtemps, dit le
magicien à son adresse, avec un petit sourire ironique.
- Et pourquoi donc? Demanda Antoine, un brin énervé.
Le sourire charmeur de Persius apparut, et il faillit verser une larme tant il fut
ému de retrouver là un des traits caractéristiques de son ami. Le magicien s'approcha de
lui et tendit la main pour caresser ses cheveux.
- Mais parce que tu me plais beaucoup, ainsi...
Tandis qu'il parlait, il traça quelques signes dans l'air et fit apparaître l'image de
ce qui semblait être le nouvel Antoine.
- Putain, Persius, tu te fous de moi?!
Tel un dieu narcissique, il lui avait donné un corps de femme à son image, la
même forme que celle dans laquelle il était plusieurs fois apparu à Antoine.
- Tu sais, ça te paraît peut-être normal, mais ça se soigne, ça, chez les humains...
Puis il y eut un long silence, et soudain Temer éclata en sanglots. Persius et
Antoine la regardèrent sans rien dire, mais sans non plus la quitter des yeux. Lorsqu'elle
reprit son calme, le magicien passa un bras autour de ses épaules et murmura quelques
mots à son oreille avant de s'écarter d'elle à nouveau.
- Temer n'est qu'une petite fille, dit-il en revenant vers Antoine. Pourtant quelqu'un doit
reprendre la responsabilité de Ceta. Ce monde doit continuer à exister, non?
Gêné par le choix délibéré, qu'impliquaient ces paroles, Antoine fronça les
sourcils, et il allait parler lorsqu'une silhouette apparu soudain au milieu d'eux.
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26. Le Voyageur
Reconnaissant aisément la créature encapuchonnée et armée qui l'avait attendu
dans l'appartement marqué de l'Oeil, il se tourna vers elle et lui jeta un regard
interrogateur.
- Et pour vous, ce sera quoi? Demanda-t-il, avec méfiance.
A sa grande surprise, elle se découvrit, révélant un démon femelle aux longs
cheveux noirs et bouclés, une peau de fauve duveteuse et des yeux bleu d'océan. Son
aspect inspirait à la fois la crainte et le désir, elle devait être un démon tentateur
puissant.
- Ne te méprends pas, humain, je ne suis pas de la suite de Lilith la Déchue, dit
l'inconnue avec dédain.
Persius et Temer semblaient sur la défensive face à elle. Antoine eut soudain un
doute.
- Alors qui êtes-vous? Demanda-t-il en fronçant les sourcils.
- Antoine, ne dis plus un mot, c'est la Fille du Diable, déclara Temer en le tirant par la
manche.
« Ben, voyons! », pensa-t-il en reculant prudemment tout de même.
- Cette petite est pleine de puissance et de savoir, dit le démon. Je suis effectivement
celle que l'on nomme pudiquement la Fille du Diable. Je m'occupe de défendre ses
intérêts dans divers mondes.
- Nous n'avons rien signé avec vous ou Votre Père, objecta Persius en jetant un long
regard inquisiteur à Antoine.
Sa nouvelle assurance et la conscience du caractère entier de son identité
semblait lui donner un rayonnement plus grand que par le passé. Il avait désormais à sa
seule portée toute la puissance de son père.
- Ne t'énerve pas, Persius-ga-Sulok, je viens en son nom et en mon nom propre vous
proposer mon aide, répliqua-t-elle en s'agenouillant.
Temer poussa un cri de surprise, les yeux fixés sur la créature qui faisait acte de
déférence devant eux; Persius avait rougi et Antoine voyait à ses mains tremblantes qu'il
était lui aussi choqué.
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- Quelqu'un peut m'expliquer ce qui se passe? Demanda-t-il d'un ton ennuyé.
Le démon se redressa, il put voir alors que ses jambes n'avaient rien d'humain,
même si elles étaient fines, nerveuses et élancées.
- Temer va venir avec moi, dit-elle d'un ton de commandement.
En disant cela, elle fit le geste de saisir un objet invisible en prononçant des
paroles inintelligibles, et Temer fut soudain attirée vers elle. Persius voulut intervenir,
mais l'épée à la malédiction rougeoyante surgit entre lui et la petite sorcière : le démon
avait été si rapide que ni lui ni Antoine n'avaient pu voir son mouvement.
- Fils du Néant, ne me sous-estime pas, c'est vexant, déclara la Fille du Diable.
- Ne m'appelle pas Fils du Néant, mon nom est Persius! Gronda-t-il.
Il se détendit, et le démon fit de même, cependant sans écarter sa menace de
Temer.
- Persius, nous n'allons pas ici user de pouvoir, je ne suis pas venue en ennemie,
poursuivit-elle d'un ton sec. J'emmène Temer avec moi pour protéger les humains, au cas
où vous ne l'auriez pas remarqué, bien que fort puissante, c'est encore une enfant.
Ignorant la petite fille perdue dans son nouveau corps de femme, le démon jeta
un long regard évaluateur à Antoine.
- Je ne me déplace jamais personnellement pour ce genre de choses, lui dit-elle avec un
rictus. Mais il paraît que tu es de ma trempe. Je voulais voir cela de plus près. Nous nous
reverrons donc bientôt pour signer ton contrat. En attendant, je garde ceci.
Elle fit apparaître une bille claire et la maintint en inertie dans l'air.
Instinctivement, Antoine eut la certitude qu'il s'agissait de son âme. Comment l'avait-elle
prise aux fétiches du Bokonon?
- Elle sera sans doute plus en sécurité avec moi, non? Ricana le démon.
- Antoine?
- J'ai hâte que tu me dises ce que Mon Père et moi pouvons faire pour toi.
- Antoine, réveille-toi! Cria Persius. Tu es en train de te lier au Diable!
Devant le regard inquiet et furieux de son ami, Antoine haussa les épaules et
sourit.
- Écoute, j'achète, j'en ai assez d'être le geignard de service, maintenant je veux exister
par ce que je décide et non par ce que je subis. Je vais signer ce contrat...
- C'est un très bon choix, commenta le démon sur un ton ironique.
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- … et nous verrons ce que je deviendrai ensuite, poursuivit-il. Après tout, je n'ai aucune
chance de continuer l'aventure sans y passer, si je n'ai pas de protection et si je ne suis
pas un minimum armé.
- Tu peux encore choisir tes armes, je suis là, murmura Persius. Est-ce que tu ne me fais
plus confiance?
Oui, il était là, pensa-t-il, mais il devrait affronter ses anciens maîtres, ceux qui
contrôlaient l'Oeil . Le magicien avait tenu sa promesse et lui avait montré les mondes
de la magie. A présent, il fallait qu'il y trouve ses limites.
- Ne t'inquiète pas pour moi, répondit-il d'un ton détendu. Il y a cette rouquine que j'ai
croisé pendant mon premier voyage. Je veux la retrouver, voir ce qu'elle est
devenue. Ne dit-on pas que les voyages forment la jeunesse?
Persius soupira.
- Il ne me reste plus que vous deux, alors ne me faites pas regretter d'être revenu du
néant.
Ils se tendirent les mains, et pendant un moment, il se sentirent comme une
famille. Puis Persius changea de forme et disparut. Temer jeta un dernier regard à
Antoine et disparut à son tour, en même temps que la Fille du Diable qui le fixait de ses
prunelles curieusement rougeoyantes. Il ne resta plus qu'Antoine, sur la plateforme
balayée par le vent.
- Eh, attendez une minute, comment je fais pour quitter ce monde?!
Fin du premier volet
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