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Ma jeunesse vendéenne ou Les souvenirs heureux d'un fils d

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Claude Delaunay

MA JEUNESSE VENDEENNE o u l e s s o u v e n i r s h e u r e u x d ' u n fils d ' i n s t i t u t e u r s à la M a i n b o r g è r e

Bureaux : 3, Quai Rousseau-Méchin 85100 LES SABLES-D'OLONNE

Tél. : 51 95 70 41

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La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2. et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1 de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© E d i t i o n s le C e r c l e d ' o r , 1 9 9 0 I . S . B . N . 2 - 7 1 8 8 - 0 1 6 5 - 4

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P R É F A C E

« Ah donnez-moi la main farandoles légères Enfance vos doigts purs, vos rêves, vos chansons Que je rapprenne enfin à fouler les fougères ... Où mes pas se posaient des étoiles neigèrent. »

ARAGON.

« Chaque homme passe sa vie à essayer de se guérir de son enfance », dit Freud. Le seul moyen d'exorciser la nostalgie c'est peut-être de retrouver ses sources à travers la poussière des jours et l'écume des nuits. C'est à cette démarche périlleuse que s'est attelé Claude Delaunay, qui fut le compagnon de mes années tourmentées d'adolescence avant de devenir mon ami à l'âge d'homme.

On ne présente plus Claude Delaunay poète de la lumière, miniaturiste des étamines et des frondaisons, illustrateur inspiré.

Du Grand Meaulnes à Cyrano de Bergerac en passant par Bernardin de Saint-Pierre, il a été un magistral enlumineur des grands classiques.

Mais de Braque à Picasso, de Rouault à Max Ernst, quel est le peintre qui n'a pas tenté de prolonger son graphisme par l'écriture ?

« Quand nous ne sommes plus enfants nous sommes déjà morts... » Et c'est à partir de ce précepte de Georges Braque que Claude Delaunay

a revêtu son scaphandre à remonter le temps pour retrouver sous le péristyle et le préau, dans les prairies riveraines ou sur la barque poreuse entre les archipels de nénuphars, un petit garçon en sarrau d'écolier, au front bombé sous les cheveux couleur de méteil, aux yeux couleur de pluie sur la mer, et qui se partageait entre la maraude et l'escapade, entre l'étude et l'école buissonnière.

Pour Claude, La Mainborgère c'est l'école d'Epineuil-le-Fleuriel, qui deviendra plus tard un fleuron de sa couronne et Monsieur Delaunay son père c'est M. Seurel, le père d'Alain Fournier.

« Mon village ô mon village éternel » — comme chante Maurice Fombeure — où le képi du garde-champêtre glisse entre les jardins mouillés, où les ruisseaux de cressonnières et d'anguilles vont se jeter dans le Lay.

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Chacun de nous garde en lui une rivière enchantée. L'eau mélodieuse où il a posé sa première nasse, levé sa première ablette et qui continue de couler dans la mémoire entre des prés et des ponts affranchis de l'ordre du Temps. Ce fleuve intérieur, Claude Delaunay en remonte le cours, de l'estuaire à la source.

Tout ce qu'on pourrait lui reprocher, c'est un excès de fidélité aux décors, aux évènements et aux personnages. Dans ce verger des amours enfantines il arrive que comme pour le pommier de Paul Fort, par la grâce de l'abondance des fruits, la profusion nuise à la saveur. Mais comment lui tenir grief de n'avoir pas eu le cœur d'arracher quelques pages à son éphéméride. On a le sentiment qu'il a rouvert un coffret enrubanné du temps perdu et qu'il en a fait le temps retrouvé en relisant des lettres d'amour.

De temps à autre, Claude Delaunay nous fait la furtive faveur — oh à voix basse — de nous éclairer sinon les secrets, au moins les ressorts de son art. Mais la pudeur l'emporte très vite sur l'exegèse et le rideau retombe à peine soulevé. En le lisant on pense à ces porte-plumes de l'enfance au manche d'ivoire incrusté où, en collant son œil à une agathe magique, on voyait surgir sous le verre les Pyramides, Notre-Dame ou les Chutes du Niagara. Ici on découvre dans l'œilleton les vagabondages heureux de la lumière impression- niste des sous-bois, le flotteur qui dérive dans l'écume en fleur du torrent, les calices et les corolles des jardins du passé qui retrouvent leurs couleurs et leurs parfums entre les pages de l'herbier de l'embaumeur.

Avenir souvenir nuances si légères Au feu de ce qui fût brûle ce qui sera.

Gilbert PROUTEAU.

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A m o n père et à m a mère.

Je suis aussi heureux du côté de la nature. J'ai deux aimables enfants : ma fille Virginie, âgée de quatorze ans, élevée à Ecouen par ordre de l'empereur et mon fils Paul, âgé de onze ans, qui étudie dans mon voisinage. J'ai perdu leur mère de bonne heure : mais j'ai recouvré, dans une seconde épouse, une femme rare qui a élevé leur enfance et qui prend soin de ma vieillesse avec la même affection. J'ai soixante-douze ans et je jouis d'une santé sans infirmité. Le goût des muses et de la philosophie est toujours rempli de charme pour moi. Il y a deux ans que j'ai publié un drame sur la mort de Socrate, auquel j'ai joint quelques opuscules. Je m'occupe à présent à finir un long ouvrage que j'ai commencé il y a beaucoup d'années. La Providence a tout disposé pour m'en faciliter les moyens. J'ai un ermitage commode et agréable à sept lieues de Paris, sur les bords de l'Oise. J'y passe en toute liberté, avec une partie de ma famille, la moitié de chaque mois de la belle saison. Ainsi mon vaisseau, longtemps battu par les tempêtes, s'avance en paix, à la faveur des vents favorables, vers le port de la vie. Avant d'y jeter l'ancre pour toujours, je tâche d'en couronner la poupe de quelques fleurs nouvelles.

Henri Bernardin de Saint Pierre.

(Dernier paragraphe de la préface de « Paul et Virginie »).*

* C. D. a illustré Paul et Virginie en 1949 dans la collection Rouge et Or.

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EN GUISE D 'ENTRÉE EN MATIÈRE.

Il en est des hommes comme du vin, il y a de bonnes et de mauvaises années. La cuvée de 1915, j'ai eu l'occasion de le constater souvent, ne fut pas plus mauvaise qu'une autre. Nous ne sommes pas nombreux de ce temps, et pour cause, mais ce défaut de quantité est peut-être corrigé par une qualité en général assez satisfaisante. Fruits des premières permissions des soldats en pantalon rouge, les gens nés cette année-là, ceux que je connais s'entend, n'ont pas trop mal tourné. Ces années terribles de la guerre, où de pauvres bougres venaient faire des enfants entre deux tueries, par la grâce d'une convalescence due à une bonne blessure, je n'en ai que peu souvenance. J'étais bébé et je n'ai de cette époque que de vagues visions fugitives : rochers bretons vers Loctudy, soldats indochinois au buffet de la gare de Tours, kaki de la tête aux pieds, qui réclamaient en riant de leurs dents blanches des œufs, toujours des œufs, qui ne mangeaient que cela, souvenir aussi de l'hôpital de Roanne, où mon père sérieusement blessé à la jambe était soigné par des bonnes sœurs en cornettes blanches. Je me souviens de sa chambre qu'il partageait avec un joyeux drille blessé lui aussi. L'un des plus anciens souvenirs de ma vie est d'avoir mangé du rôti de veau dans son assiette, sous les yeux ravis de mes parents, oubliant presque, sans doute, leurs inquiétudes du moment et leurs souffrances. J'en ai encore, quand j'y pense, le goût dans la bouche, et je ne mange jamais de rôti de veau sans me rappeler celui que je partageai avec mon père, blessé, dans la chambre d'un hôpital lointain. Il est à remarquer que les enfants nés dans les périodes troublées ont quelque chose d'un peu particulier, des qualités de rêve qui manquent peut-être aux autres, mais il est possible que ce ne soit là qu'une simple idée, fruit de ma propre imagination. En tous les cas, les amis que j'ai eus, que j'ai encore et qui sont nés pendant la guerre, ont presque tous eu des destins assez exceptionnels. Il faut dire aussi que n'étant pas nombreux dans les écoles, les lycées, les facultés, nous n'étions pas handicapés par la frénétique concurrence actuelle. Nous étions à l'aise, il y avait de la place pour tout le monde, on pouvait flâner, musarder, on était à peu près sûr de rejoindre le peloton et d'arriver à quelques chose. Beaucoup ne s'en privaient pas et l'époque d'entre-deux guerres fut surtout marquée par une nonchalance heureuse.

Lancés dans la vie vers 1935, année de leurs vingt ans, les hommes de 1915 s'apprêtaient à vivre dans le bonheur et l'insouciance. Malheureusement Hitler, forcené et fou furieux suivi d'un peuple fanatisé, allait faire écrouler ces beaux rêves et transformer nos douces années de jeunesse en un drame épouvantable et sans précédent dont nous fûmes à la fois involontairement les acteurs et les victimes... en ce qui me concerne, beaucoup plus victime

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qu'acteur d'ailleurs, car j'ai eu la joie de faire toute la guerre sans tuer un seul homme. J'ajoute que je n'ai eu aucun mérite, c'est le destin qui a tout fait, et je bénis le hasard de ne m'avoir pas transformé en meurtrier. Je n'ai jamais eu l'étoffe d'un héros et les exploits des résistants m'ont toujours étonné et stupéfié. L'exemple du sacrifice de Jean Moulin surtout me sidère. Je sais que, pour ma part, je n'aurais sans doute jamais pu supporter la torture physique.

Les rescapés de la tourmente se sont plus ou moins adaptés aux temps nouveaux faits de muflerie, de violences, de mensonges et d'injustices. L'autorité est souvent insupportable et inhumaine. C'est pourquoi la nostalgie de leur jeunesse heureuse en France pendant l'entre-deux guerres leur reste pour toujours au cœur. Les quelques souvenirs sans prétention que j'ai de cette époque je les écris avant tout pour moi, pour mon plaisir, pour ma femme et aussi pour mes enfants et, je l'espère, pour mes petits-enfants qui verront ainsi un reflet de ce que furent nos bonnes années dans un monde non encore empoisonné moralement, mentalement, physiquement et chimiquement.

Si cela intéresse quelques autres personnes, tant mieux. J'en serais per- sonnellement content, mais je ne me fais guère d'illusions, car il n'y a là ni crime, ni prison, ni bagne, ni évasion, ni guerre, et pas d'obscénité non plus.

Il s'agit principalement des réalités toutes simples d'un petit village et de son école plantée en pleins champs dans la campagne verdoyante et tranquille du bocage vendéen. C'est dans cette école que j'ai pris le goût de la pédagogie et si je fus professeur, c'est probablement grâce aux leçons de lecture que je donnais, à l'occasion, pour le plaisir et pour aider maman, à des ribambelles de petits vendéens en sabots, vêtus de blouses grises ou noires et au crâne le plus souvent tondu. Leur sagesse, leur sérieux, leur avidité de savoir, pourraient sans doute servir de modèles à nombre de petits citadins de maintenant.

MON PREMIER TRICYCLE.

Je n'ai jamais eu beaucoup de facilité pour écrire. On me le fit croire en tous cas au lycée, où pourtant le français dans la classe d'Herbomez me passionnait. Je n'ai d'ailleurs pas eu une trop mauvaise note au bac, 13 je crois. Malgré tout, quand je revois ma jeunesse, mon adolescence prolongée jusqu'à la guerre, j'éprouve le besoin d'écrire certains souvenirs qui sont comme les pierres d'un gué sur le ruisseau, la calme rivière ou quelquefois le torrent de ma vie. Lorsque je pense à mes jeunes années, j'ai une impression, une sensation presque physique d'émerveillement et quelquefois d'éblouissement; la chair, l'eau, le soleil, le vent, la tendresse incomparable d'une mère, l'autorité respectée d'un père, la chaleur des copains et des cousins, des parents, des voisins, tout cela mêlé forme dans mon esprit et dans mon cœur une immense farandole qu'il serait dommage, je crois, de

*entre les 2 guerres mondiales.

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voir oubliée à jamais. C'est pourquoi j'ai décidé, au hasard des circonstances et de mes temps perdus, d'écrire sur ces années heureuses.

Quand je regarde en arrière, je vois avant tout des images de personnes qui me sont chères, dont beaucoup ont disparu, hélas, et dont certaines ont marqué profondément mon éducation, ma formation et, par là-même, ma vie. Ces personnes évoluent dans ma mémoire sur le merveilleux fond de la campagne vendéenne que je connais particulièrement bien dans le coin où j'ai vécu mes années d'adolescence, c'est-à-dire La Mainborgère, où mes parents étaient instituteurs, aimés et respectés, toujours écoutés de tous; Mareuil aussi et son édénique vallée du Lay, dont je sens encore l'odeur d'herbe mouillée et de menthe verte; La Ferrière, où je suis né presque à l'ombre d'un grand pin parasol familial, l'un des plus gigantesque de Vendée. La Ferrière et l'étang du Plessis furent le berceau d'heures délicieuses, allant de la simple baignade dans l'eau brune couleur de fer rouillé, au cross effréné dans les sous-bois sur nos vélos déchaînés. Je dis nous, car presque toujours à La Ferrière je sortais avec mon vieux, cher et regretté ami Roger Charpentier, athlétique et intrépide garçon qui escaladait les branches des sapins, du bord de l'eau jusqu'à la cime des grands arbres. Moi, arrêté par le vertige, mais passionné de gymnastique, je faisais quelques excercices de barre fixe sur les basses branches. Nous étions fourbus le soir, mais heureux, heureux. Le mauvais temps ne nous arrêtait pas. Nous nous baignions sous la pluie, dans le vent, au soleil bien entendu. Rien ne nous arrêtait. Roger était une force de la nature et moi, passionné d'effort athlétique : nous nous entendions parfaitement. Du plus loin que je me souvienne, Roger est mon plus ancien camarade. Il est né à l'école de garçons de La Ferrière où son père était instituteur et secrétaire de mairie, et moi à l'école de filles voisine (les deux bâtiments n'étaient séparés que par un simple mur) où ma mère était également institutrice. Une anecdote me revient à l'esprit et je peux bien tout de suite en parler.

J'avais un an de plus que Roger et, bien que celui-ci, par la suite, me dépassât en stature et force physique sinon en vigueur, j'étais et suis resté toujours son « aîné ». Pour lui, j'étais le modèle qu'il s'efforçait de suivre et d'imiter.

Autant j'étais alors blond et de teint pâle, autant Roger était brun de peau et noir de poil. Il tenait de sa mère dont le type andalou se retrouve souvent en Vendée. Je revois, quand je pense à lui, un petit garçon très brun avec les cheveux coupés en frange sur le front. J'avais à l'époque quatre ou cinq ans et Roger, comme je l'ai dit, avait un an de moins. Mes parents m'avaient payé un tricycle, mais pas un de ces jouets fragiles et par trop enfantins, un admirable tricycle. Il avait de grandes roues vertes, une vraie chaîne de vélo et à une époque où les voitures étaient rares, il pouvait faire une bonne figure sur la petite route de Dompierre qui longeait les deux écoles contigües. Roger avait bénéficié, lui, d'un magnifique cheval mécanique, que je pourrais dessiner tellement je le vois encore, avec une double manivelle de chaque côté de la tête. La crinière et la queue étaient en vrais crins de cheval. Le corps était pommelé, blanc avec des taches rondes et brunes. Nous échangions souvent nos montures et l'on voyait alors le petit Roger sur mon grand tricycle, pédalant à perdre haleine pendant que je tournais furieusement les manivelles du cheval sur lequel j'étais confortablement installé.

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Roger et moi à La Ferrière.

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J'ai gardé mon tricycle très longtemps, il m'a suivi jusqu'à La Mainborgère, quant au cheval, je n'ai jamais trop bien su après notre départ de La Ferrière ce qu'il était devenu.

U N E P Ê C H E A U X V A I R O N S

A V E C M A G R A N D - M È R E .

Le printemps en Vendée était quelque chose de merveilleux. Je dis « était » car depuis la guerre, je ne sais pour quelle raison plus ou moins cosmique, physique ou chimique, il n'a plus cette pureté immuable qui faisait qu'autrefois, à partir de Pâques, on mettait les lainages dans la naphtaline jusqu'à la Toussaint.

Un beau jour de printemps me laisse un souvenir bleu, jaune et vert, car les souvenirs sont toujours pour moi marqués par des sensations nettes, bleu comme le ciel moucheté de blanc et son reflet dans l'eau du ruisseau, jaune comme le soleil et les boutons d'or, vert comme les prairies quadrillées de buissons épais et plus sombres, il faut ajouter les marguerites blanches au cœur d'or et le tapis des primevères qui sont au printemps dans les prés et sur les talus ce que sont les mousserons en automne. Quelques iris mauves et jaunes faisaient avec les nénuphars une harmonie presque tropicale. Les violettes aussi poussaient à profusion et embaumaient.

Ce jour-là, nous n'étions, ma grand-mère et moi, à la chasse ni aux crocodiles ni aux hippopotames, mais tout simplement à la pêche aux vairons. Je ne sais si vous connaissez les vairons, mais ce sont de minuscules poissons voraces, gros comme le petit doigt, qui évoluent dans les plus minces ruisseaux et sont délicieux en friture ou en omelette.

Je viens de vous parler de ma grand-mère, cela demande quelques précisions. Comme tout le monde, j'avais, elles sont hélas décédées il y a longtemps, deux grands-mères. Ma grand-mère maternelle, appelée par toute la famille et même par les femmes de ménage « mémère », était institutrice et dirigeait à l'école de filles de La Ferrière. Maman était son adjointe. J'en reparlerai en d'autres occasions. La grand-mère avec qui j'étais à la pêche était ma grand-mère paternelle, la « grand-mère Rouzeau », ainsi nommée parce que veuve de mon grand-père Delaunay que je n'ai jamais connu, elle s'était remariée à un certain M. Rouzeau, dont elle était veuve également à l'époque. Je me souviens que ma grand-mère et lui avaient un beau cheval blanc. On m'a dit par la suite que c'était pour faire les marchés de la région où ils allaient à jours fixes vendre leur marchandise. Je n'ai jamais très bien su ce qu'ils vendaient, mais je crois que c'était de la mercerie et de la confiserie. Ces jours-là, leur petit magasin de La Ferrière devait être fermé.

Ainsi ma grand-mère, chose assez curieuse à la campagne pour une femme, surtout à cette époque, aimait beaucoup la pêche et, d'autre part, m'adorait. Parmi tous ses petits-enfants elle m'a toujours préféré, elle me l'a souvent dit et prouvé par la suite. Il y avait entre nous une affection, une

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compréhension profonde, basées sur je ne sais quelle organique sympathie. Le fait est que nous nous sommes toujours parfaitement aimés jusqu'à sa mort et que jamais rien n'est venu entacher cet amour profond et réciproque.

Donc, un beau jour de printemps, j'avais peut-être six ou sept ans, ma grand-mère organisa une partie de pêche pour nous deux, entre amis, et je peux même dire entre complices, car nous étions justement au temps de la fermeture de la pêche. J'étais tout gosse et j'aurais suivi ma grand-mère partout. Cependant, l'attrait du braconnage n'allait pas sans une certaine crainte des gendarmes, et mon imagination allait bon train, je vous l'assure. Ma grand-mère, inconsciente du danger ou peut-être téméraire, avait préparé nos deux lignes et ramassé dans le fumier de beaux vers rouges qui grouillaient dans la boîte percée de trous où un peu de terre humide les tenait au frais.

Nous voilà partis en pleine chaleur, elle et moi avec notre mouchoir sur la tête, par la route de La Merlatière qui passe devant le cimetière. Ma grand- mère m'avait proposé d'aller pêcher au Gué Hervé, dans un petit ruisseau qui n'était autre que l'Yon près de sa source. Un pont minuscule y coupait la route peut-être à un ou deux kilomètres du bourg, et je suivais ma grand- mère aveuglément.

Nous n'étions pas très fiers, mais quand même assez tranquilles, car le coin était fort calme et l'heure peu propice aux sorties de la maréchaussée, toujours plus ou moins assoiffée. Nous camouflions nos cannes à pêche tant bien que mal, et j'étais heureux de porter la musette du matériel destiné à notre pêche.

Arrivés au petit pont du Gué Hervé sans encombre, la barrière d'un pré était pour nous, « vieux campagnards », un obstacle vraiment peu sérieux. Nous le franchîmes sans peine et nous voilà partis à pêcher après les quelques préparatifs indispensables. Il faisait beau, la vie était délicieuse au bord du charmant petit ruisseau enchâssé dans les joncs bleu-vert. Nous pêchions des vairons à qui mieux mieux, et la musette s'arrondissait de minute en minute.

Cependant, notre euphorie ne devait pas durer. Peu à peu, prenant conscience des réalités et sortant de notre béatitude heureuse, il nous sembla entendre des bruits de voix et de sabots de cheval venant de la route. Notre réflexe fut immédiat : ma grand-mère et moi jetâmes nos lignes dans les joncs et dissimulâmes le matériel et le produit de notre pêche avec la plus grande hâte.

Bien nous en prit, car nous avions l'air tout à fait innocent lorsqu'émergeant du buisson bordant la route nous vîmes apparaître deux rutilants gendarmes chevauchant de magnifiques et luisantes montures. A cette époque, les gendarmes faisaient à cheval leurs tournées dans les campagnes. C'était tout à fait impressionnant.

Arrivés à la hauteur de la barrière, les deux pandores s'arrêtèrent et, armés du plus charmant et moustachu sourire, nous demandèrent des nouvelles de notre santé, s'inquiétant un peu de nous voir assis en plein soleil par une aussi chaude journée. Vous pensez bien que nous nous empressâmes de les rassurer et, après un respectueux salut militaire, ma grand-mère était connue presque comme notable dans la région, les deux valeureux gendarmes s'éloignèrent au pas sonore de leurs chevaux.

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Lorsque nous fûmes tout à fait sûrs qu'ils étaient loin, très loin, lorsque le vrai silence fut revenu, troublé seulement par le chant des oiseaux et le grésillement des criquets, ravalant notre anxiété et notre émotion, n'en menant pas large, nous eûmes vite fait, croyez-moi, de tout ramasser et, sans même prendre le temps d'enrouler les lignes, de rentrer à la maison à pas redoublés, sans dire un mot.

Nous ne fûmes tranquilles, vraiment tranquilles, que dans la grande salle blanchie à la chaux et plafonnée de poutres brunes. Là seulement, j'ai réalisé que nous venions d'échapper au procès-verbal, à la prison peut-être. Depuis, j'ai eu l'impression et même la certitude qu'en fait nous n'avions pas risqué grand-chose, mais, avec l'âge, l'optique change. En tous les cas, notre pêche, même réduite, ne fut pas perdue, Sans remords exagérés et bien contents de nous en être tirés à si bon compte, ma grand-mère et moi dégustâmes une succulente omelette aux vairons en regettant seulement un peu de n'avoir pu poursuivre notre pêche jusqu'au soir. Nous nous sommes rattrapés depuis, mais dans des conditions plus régulières.

L ' É C O L E D E L A M A I N B O R G È R E .

La Mainborgère est un petit hameau vendéen situé entre La Roche et Luçon et, plus près, entre Saint-Florent et Mareuil. La grande route l'effleure à un endroit appelé tout bonnement les Quatre Routes, carrefour formé par cette même grande route, la route de Château-Guibert d'un côté, celle de Rosnay de l'autre. Sur la route de Rosnay (par où venait chaque mois le père Barbillon, saulnier du village, avec sa cargaison de sel marin récoltée dans les marais de la côte) et tout à fait à l'extrémité du hameau, c'est-à- dire à peu près trois cents mètres du carrefour, était plantée l'école. Il n'y avait ni église ni mairie dans ce hameau, tout cela se trouvait à Château- Guibert, à cinq kilomètres environ. On voyait le clocher, très loin au milieu des coteaux.

L'école était le seul bâtiment public. Cette école, malgré la petite route qui la bordait d'un côté, était pratiquement en pleine campagne. Nos seuls voisins, qui avaient fait construire depuis notre arrivée leurs maisons aux toits roses de l'autre côté de la route, au milieu de leurs jardins respectifs, étaient la famille Berthomé et la famille Pellot.

Mes parents restèrent instituteurs dans le hameau pendant plus de vingt- trois ans et y furent littéralement, et malgré la présence de quelques « chouans » irréductibles, les rois du pays. J'ai à La Mainborgère une bonne partie de mes souvenirs, puisque j'y vécu pratiquement sans interruption de huit à douze ans, et ensuite toutes mes vacances depuis mon entrée au lycée jusqu'à la guerre. Notre arrivée à La Mainborgère se perd pour moi dans la nuit des temps. Tout ce dont je me rappelle, c'est que nous venions alors d'un bourg de haut bocage appelé Saint-Hilaire-le-Voust, où la maison d'école était un véritable château, du moins il me semblait, avec ses cheminées de marbre rose. En comparaison, l'école de La Mainborgère nous parut bien modeste et bien isolée.

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Il n'y avait pas d'électricité, pas de gaz, quant à l'eau, il fallait se contenter de celle du puits creusé à quelques mètres de la porte de la cuisine, dans la cour de récréation des garçons, et dont la poulie grinçait lorsque l'on tirait un seau. Un plan dessiné serait plus facile et plus direct qu'un long discours pour décrire l'ensemble de bâtiments et de terrains qui formait notre domaine. La maison d'habitation se dressait le long de la route de Rosnay, dont les vignes s'étalaient à quatre kilomètres de là. La façade tournée vers l'ouest en était très simple et modeste. Quelques marches, une porte pleine festonnée de jasmin embaumant les soirs d'été, une fenêtre au rez-de- chaussée éclairant la cuisine et deux fenêtres au premier étage. Une énorme « bouillée » d'hortensias bleus et mauves prospérait sous la fenêtre de la cuisine, souvent arrosée et vivifiée par les cuvettes d'eau que l'on vidait tout simplement par la croisée: il n'y avait pas alors toutes ces saletés de détergents. Entre l'hortensia et le jasmin, entre la fenêtre et la porte, un banc peint en vert servait à nous prélasser les soirs d'été, en admirant le soleil couchant qui rougeoyait alors en pleine figure.

Je dois dire que la porte sur la rue ne s'ouvrait qu'aux grandes occasions, elle était en général barricadée et le courant de vie de la maison passait presque uniquement par le portail des cours de récréation, à gauche celle des garçons, à droite celle des filles, et par la porte de la cuisine, toujours ouverte à la belle saison. Les pigeons et quelquefois les rouges-gorges et les moineaux venaient picorer les miettes sous la table en faisant bon ménage avec le chien et le chat, car nous avons toujours eu un chien et un chat à La Mainborgère.

La façade de derrière donnant sur les cours de récréation était très vivante. Une magnifique glycine au tronc noueux et tordu envahissait tous les murs. Lorsque j'ouvrais ma fenêtre le matin au soleil levant, un encadrement de feuilles blondes et de grappes mauves parfumées me sautait aux yeux et aux narines. Ma fenêtre donnait sur la pleine campagne, les chemins, les vignes et les champs. Les champs commençaient directement de l'autre côté du mur de la cour des garçons par celui du père Frossais. La partie la plus proche de l'école servait d'aire l'été pour le battage du blé. Après, c'était la brousse, la jungle, le royaume des lapins, des perdrix et des lièvres.

UN BIEN CURIEUX LIÈVRE.

A propos de lièvre, il nous arriva un soir une histoire assez ridicule, mais qui sur le moment nous causa pas mal d'émotion et de plaisir, puis de désillusion.

A La Mainborgère, les distractions d'homme, en dehors des rudes et sains travaux de la campagne, tournaient toujours autour de la chasse, de la pêche, ou de la récolte des champignons sauvages. C'est en quelque sorte une histoire de chasse que je vais vous raconter.

Le soir en automne, au moment de l'ouverture, mon père, après avoir congédié ses élèves, prenait souvent son fusil, sifflait son chien, et s'en allait nous tuer deux ou trois perdrix, ou un lapin, dans la campagne environnante

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ou quelquefois tout près de la maison. Ce soir-là, il attendit le crépuscule et me proposa d'aller en patrouille avec lui reconnaître quelque gîte de lièvre dans les champs de choux voisins. Il faisait sombre déjà et nous marchions silencieusement et à pas feutrés. Les lièvres souvent se blottissent pour la nuit au pied d'un cep de vigne ou d'un grand chou. Se confondant alors avec la couleur fauve du sol, ils sont très difficiles à apercevoir.

A deux cents mètres de l'école s'étalait un champ de choux que mon père s'était mis dans la tête d'explorer. Nous avancions avec précaution entre deux sillons lorsque mon père, tel un bon chien d'arrêt, s'immobilisa brusquement, me faisant signe de me taire et montrant une masse brune tapie à quelques mètres devant nous. Équarquillant les yeux dans la pénom- bre, il nous sembla distinguer deux yeux qui nous regardaient fixement. Les lièvres surpris au gîte sont souvent paralysés par la peur et ne bougent pas, espérant que le danger les épargnera. Pas de doute: c'était bien un lièvre, ce ne pouvait pas être autre chose qu'un lièvre, isolé là, la nuit, en pleine campagne. Mon père me faisant signe de ne pas bouger, ramassa avec précaution une belle motte de terre et vlan, il se mit à bombarder un peu au jugé le prétendu gibier. Miracle, il avait dû viser juste, car un magnifique lièvre sauta en l'air et retomba inanimé. C'était une splendide bête qui dans l'obscurité relative nous parut gigantesque. Soupesant notre victime toute tiède, nous l'évaluâmes à sept ou huit livres au moins, ce qui est tout à fait beau pour un lièvre.

La nuit venue nous permit de rentrer sans être vus avec notre butin et, arrivés dans la cuisine, la porte cette fois soigneusement refermée, nous étendîmes l'animal, plus inanimé que jamais, sur les carreaux rouges du sol. A la lumière de la lampe à pétrole nous pûmes alors admirer le produit de notre chasse et jouir tout à loisir du spectacle. Cependant, une chose nous chiffonnait, c'est que ce lièvre avait un aspect un peu inusité et pour tout dire une allure d'animal plutôt civilisé, bizarre pour une bête vivant en plein champ.

Nous étions là, maman, mon père et moi, regardant avec perplexité le gibier étendu qui, d'ailleurs, commençait manifestement à reprendre ses sens, quand quelqu'un frappa, chose curieuse aussi à cette heure. Nous étions sur nos gardes, car le genre de chasse auquel nous venions de nous adonner n'était pas très régulier. Heureusement, ce n'était que notre voisine, Malvina, notre femme de ménage, amie et épouse de Louis Berthomé, qui venait nous surprendre. Cela aussi nous parut étrange.

Dès qu'elle fut sur le pas de la porte, éclairée par la lueur fuligineuse de la lampe, et qu'elle vit sur le dallage l'animal qui commençait à gigoter, elle poussa un grand cri de surprise et de joie: « Ma lapine ! » Il nous fallut déchanter, mon père et moi, braconniers d'occasion. En effet, la magnifique lapine de Malvina, qu'elle aimait et dont elle était fière, s'était échappée dans l'après-midi et, par un hasard miraculeux, c'est elle que nous avions retrouvée. Tomber juste sur un animal perdu, au crépuscule et en pleine campagne, ce n'est tout de même pas banal. Malvina, heureuse comme tout, après que nous lui eussions raconté l'épisode, en glissant d'ailleurs modes- tement sur l'affaire de la motte de terre, nous remercia et emporta sa grosse amie qui gigotait maintenant tout à fait convenablement.