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  • COLLECTION CRITURES/FIGURES dirige par Michel Delorme

  • L'Autre Portrait

  • 201 4, DITIONS GALILE. 9, rue Linn, 75005 Paris En application de la loi du Il mars 1957, il est interdit de reproduire intgralement ou partiellement le prsent ouvrage sans autorisation de l'diteur ou du Centre franais d'exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

    ISBN 978-2-7186-0898-3 ISSN 0150-0740 www.editions-galilee.fr

  • Jean-Luc Nancy

    L'Autre Portrait

  • Le portrait semble, rgulirement, l'action ou l'expression de sa cause (celle-ci est le sujet ou le modle); c'est tout un espace clou au sujet 1.

    1. Jean-Louis Schefer, Figures peintes, Paris, POL, 1 998, p . 3 1 3.

  • Quen est-il aujourd'hui du genre ou de la modalit artistique du portrait? Cette question implique d'une part le caractre ancien, traditionnel du portrait dans l'histoire de l'art occidental- et par consquent la question d'un devenir avec ses transformations, ses ruptures, ses raisons et ses surprises. Elle implique en mme temps le caractre particulier du portrait en tant qu'il constitue la fois un point focal de la figuration en gnral- donc de la mimesis - et un type de production dont l'appartenance l'art n est pas simple puisqu'il en existe des finalits et des usages en droit indpendants d'une postulation artistique.

    Avec le portrait - avec ses faons, ses manires, ses clipses et ses ruines - se joue le sort de la figure en gnral: de la reprsentation, de la fiction, donc de la prsence et de la vrit; du visage, de la prsence et de l'absence; de l'autre, de sa proximit, de sa distance. Dans le portrait se retrace, se retire, se rejoue trs sensiblement sous nos yeux la possibilit pour nous d'tre prsents.

  • 1

    L'altro ritratto : cette expression a d'abord t, en italien, la formule avance pour amorcer un projet cl' exposition 1. Deux significations s'imposent aussitt en mme temps : d'une part l'autre portrait comme un portrait diffrent de celui que nous connaissons, que nous pensons avoir passablement identifi comme la notion ou l' ide de portrait ; d'autre part, et selon la ressource propre de l' italien, l 'autre retir , l'autre en tant qu'autre du mme (ou du propre, ou du soi) considr dans un retrait - une retraite,

    1. Cristiana Collu, directrice du Museo di Arte Moderna e Comemporanea di Rovereto e Tremo, me confiait en ces termes le commissariat d'une exposition qui s'est tenue Rovereto d'octobre 2013 janvier 2014. Pour cette confiance et pour sa chance, ce texte dit aussi toute ma gratitude. Sa premire version a paru en italien dans le catalogue L'A/tro Ritratto, tr. italienne M. Villani, Rovereto, MART/Naples, Electa, 2013.

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  • un recul , voire une disparition - qui serait lui-mme un effet ou une proprit du portrait.

    Cette expression prsente donc deux exigences : celle de considrer la ou les diffrences propres du portrait contemporain, pour autant qu'il soit possible d'en risquer une sorte de caractristique; celle de considrer dans le portrait le retrait de l'autre dans sa (re)prsentation mme. Les deux exigences se rejoignent, si le portrait contemporain met l'accent - plusieurs sortes d'accent - sur la fuite ou sur l'tranget de ce (luil elle) dont il fait portrait.

    En son sens ordinaire le portrait dsigne la reprsentation d'une personne, singulirement de son visage. Ce sens est une spcialisation d'un sens plus large: dessin, reprsentation en gnral, figuration, voire inscription ou gravure (ainsi des lettres portraites sur les pes chez Chrtien de Troyes) . Le prfixe por ( l'origine pour) marque une intensification : le trait, le trac est appuy, port en avant et son intensit le mne en direction d'une substitution du dessin la chose dessine. Le pourtraict ou portrait a aussi dsign la figuration des formes d'un

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  • btiment construire, ou bien la description d'un tat de choses ou d'une notion (par exemple, la sant 1) . Dans le franais actuel, il est toujours possible de parler du portrait d'une situation, d'une rgion, d'une activit, etc. (en ce sens on emploie aussi bien tableau ou peinture , par exemple : peinture des murs citadines ) .

    La langue italienne a retenu la composition du latin trahere, traciare, avec le prfixe re marquant l'extraction du trait, l 'action de le tirer hors du modle pour le reproduire. En mme temps que le portrait, ritratto dsigne aussi le retrait, la rtraction ou le retirement -sens qui se retrouve dans le franais retraite . (En revanche, dans certaines rgions de France, on a employ jadis le verbe retraire au sens de ressembler . ) Comme dans le cas de portrait , ritratto a eu aussi le sens de reprsentation non spcialise dans le portrait .

    Entre le portrait et le ritratto se noue une intrigante complexit smantique 2. D'une

    1. Cf Le Pourtraict de la sant o est au vif represente la Reigle universelle et particuliere, de bien sainement et longuement vivre, de Joseph Du Chesne ( 1 546-1609).

    2. Il serait possible, dans un autre contexte, d'tendre cette analyse plusieurs autres langues.

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  • part la figuration du visage humain (ou de l 'allure entire d'un corps) absorbe la valeur gnrale de la figuration - tout comme d'ailleurs figure et figura sont capables dans l'une et l 'autre langue d'absorber dans la figure humaine la valeur gnrale du contour trac, de la forme faonne: figure devient dans certains contextes quasi synonyme de visage alors que dans d'autres contextes on est du ct de la figure gomtrique . Le visage tend valoir pour l'excellence de l 'aspect (c'est le voyant qu' il s 'agit de voir) , de la reprsentation et de l'image (une bonne image doit en quelque faon nous dvisager 0 )

    D'autre part, deux directions se croisent : celle de l ' intensit qui met en avant et qui imprime les traits, et celle du dgagement ou de l 'exrse qui tire soi les traits pour les exprimer. D'un ct on va vers la mise en prsence, jusqu' la substitution de l 'image au modle (

  • toujours suspendue - ou tendue - entre une extrmit de prsence pure (qui abolirait la mimesis) et une extrmit de similarit (o la mimesis souligne l'absence du modle, voire sa disparition) .

    On peut montrer que cette intrication de valeurs et de valences se retrouve toute dans la complexit qu'enferme la notion de reprsentation : la prsentation imitative, qui prlve ou qui emprunte, pour les reproduire, les qualits de l'original, s'y mle au geste d'une prsentation un sujet dont on attire l'attention (c'tait le sens ancien de l'expression faire des reprsentations ); s'y ajoute aussi le sens politico-juridique selon lequel un reprsentant (par exemple un dput) est le mandat d'un mandataire.

    Le portrait mle ces trois fonctions: il reproduit, il interpelle et il est fond de pouvoir. Le portrait d'un souverain ou d'un matre figure, voque et exerce son autorit (ou quelque chose d'elle) .

    Il en rsulte que le portrait/ritratto porte ainsi l'incandescence la problmatique de la reprsentation ou de la figure : l 'extriorit d'une ostension le dispute l'intimit d'une saISIe opre au plus propre. Manifester au

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  • dehors et plonger au dedans sont dans le portrait la fois contraires et complmentaires. C'est pourquoi on peut, avec Jean-Christophe Bailly, parler de cet absolu de l'image qu'est le portrait 1.

    T el est le premier enjeu de ce que nous nommons l'altro ritratto : dans le portrait, dans son portrait - dans son propre portrait (expression on ne peut plus ambigu) -l'autre se retire. Il se retire en se montrant, il fait retraite au sein de sa manifestation mme. L'autre portraitur, c'est aussi bien l'autre retir, et par consquent l'autre reconnu -si la ressemblance vaut reconnaissance - est aussi bien l'autre rendu plus inconnu qu'avant cette reconnaissance. Il est plus inconnu parce qu'il est retir dans son altrit. Mais ce retrait rvle le mystre de cette altrit: il ne le dvoile pas, il rvle au contraire qu'il s'agit d'un mystre -et que sans doute il n'est pas question de le dissiper.

    *

    ce point se propose un autre nud de significations : d'une part le portrait en tant

    1. Jean-Christophe Bailly, Le Champ mimtique, Paris, Le Seuil, 2005, p. 45.

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  • que ressemblance n'enveloppe la similitude de la copie au modle que pour autant que le modle lui-mme se ressemble, c'est--dire est bien lui-rnme . Il peut arriver, nous le disons, que quelqu'un ne se ressemble pas (ou bien on dit aussi, d'un geste, d'une action : cela ne lui ressemble pas ) . D'autre part, le portrait en tant que substitution implique au moins terme l'absence du modle et donc virtuellement sa mort. Il se rattache ainsi l'imago, ce buste en cire d'un anctre dont la confection, la dtention et l ' ostension formaient un privilge du patriciat romain.

    Cependan t le dcs effectif n'est pas le seul horizon d'absence : le portrait implique une absence essentielle contemporaine de la prsence vivante de son modle. On ne compte pas toutes les rflexions inspires par cet absentement consubstantiel . l'image, en particulier depuis l'invention de la photographie. Si le caractre le plus dramatique de l'absence oHrte par le portrait tient l'vocation de la mort - passe ou future - son caractre le plus inquitant se trouve encore ailleurs : dans la possibilit que l 'absence ne soit pas seulement absence du modle pour le

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  • spectateur du portrait, mais absence S01-mme de son original.

    Comment le mme est-il le mme que luimme? Le portrait ouvre sur le trouble de cette interrogation, qui se prsente conjointe au saisissement de la mort lorsque, de manire exemplaire dans l'histoire de l'art, de la religion et du portrait, sont attachs aux momies du Fayoum les portraits des dfunts 1 (ce qui se rpte parfois aujourd'hui avec des photographies poses sur les tombes ou devant les urnes) . Nous savons que le ou la disparu(e) n'a plus ce visage qui pourtant a t le sien: nous ne savons donc plus vraiment ce que le sien veut dire.

    La mmet de soi, ou l'ipsit, implique non seulement une stricte identit mais aussi son exclusivit et son authenticit : soimme en appelle une personnalit, une autonomie, une insubstituabilit. Comment former, comment figurer une substitution recevable et consistante de l'insubstituable?

    ce point il nous est suggr avec une certaine brutalit que la seule ressemblance

    1. Voir J .-Ch. Bailly, L'Apostrophe muette, Paris, Hazan, 1997. (Par ailleurs, ce livre pratique une hermneutique historique diffrente de celle dont je vais user ici, sans que les deux se contredisent.)

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  • vritable d'un ipse avec lui-mme ne peut tre donne que par son visage mort, et son seul portrait par son masque mortuaire 1. Mais il en suit aussitt le soupon que tout portrait se comporte comme un masque mortuaire et convertit l'absence de la personne prsente en prsence de la personne absente. Prsence d'un masque plutt que prsence masque, c'est--dire prsence qui ne recouvre rien ni ne manifeste rien que le creux de tout son volume. Pareille manifestation se trouve ipso facto doue d'une redoutable autorit : elle avertit le spectateur de l'ouverture en luimme d'une absence semblable.

    L'autre se retire dans l'abme de son portrait - et c'est en moi que retentit l'cho de ce retrait.

    C'est pourtant aussi bien de cet abme que le peintre, le photographe ou le sculpteur

    1 . Sur ce point, on peut rappeler les analyses clbres tant de Heidegger dans son Kantbuch que de Blanchot dans L 'Espace littraire ainsi que dans plusieurs rflexions sur le portrait dissmines dans des rcits et d'autres textes.

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  • s'emploie le retirer. Mais il s'agit alors d'une opration tout autre que celle d'une copie ou d'un moulage. Le masque mortuaire ne montre rien de plus que l'aspect d'un visage mort, c'est--dire devenu tranger lui-mme. Cet aspect n'est pas sans enseignement sur l'aspect du rnort - si on nglige les artifices qu'il faut employer pour rendre le moulage possible et acceptable -, mais il aggrave l'nigme de l'identit soi.

    Le portrait ne produit pas pour autant une rsolution de l'nigme. En tant qu'il se comporte comme un masque mortuaire, il n'est lui aussi que le moulage de l'nigme comme telle. Mais en tant qu'il active le double processus d' ex-pression et d' impression des traits (lignes, traces, allures, models, faons, teints et teintes, tensions, attentions, hsitations, etc.) , il labore, il modlise, il figure - c'est--dire il fictionne -ce qu'on peut tre tent de nommer une interprtation de la personne portraiture. On ne peut toutefois employer ce terme qu' la condition de ne pas penser, selon un usage courant du mot, une interprtation qui solliciterait de manire tendancieuse la donne initiale. Car il n'y a pas de pure et

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  • simple donne initiale, puisque l'ipse en soi n'est pas donn et ne peut l'tre qu'infiniment absent (mort ou imagine') .

    Au contraire, l'interprtation dont il s 'agit doit tre comprise comme l'interprtation musicale d'une partition dont la seule lecture ne fait pas proprement entendre les sonorits, les couleurs, les vibrations. ce titre, l'interprtation en tant que mise en jeu et en uvre d'un sens qui ne lui prexiste pas - ou bien dont ne prexiste qu'une virtualit qui appelle et qui attend son actualit -constitue une proprit formelle de tout geste

    . . . , . , , artisnque : ce qUI est a Interpreter n est pas donn, n'est pas prsent avant l'interprtation ni en dehors d'elle. T out ce qui relve de 1' art relve d'une invention de sens qui ne s'achve ni ne se referme dans la forme excute, dans l'uvre accomplie. Car l'uvre essentiellement ouvre la reprise, la relance de son invention.

    L'opration laquelle le portrait se livre peut tre dsigne comme une caractrisation. Le caractre dsigne d'abord (en grec) une empreinte, une marque distinctive imprime sur un objet - en particulier sur une

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  • pice de monnaie, o se trouvent en effet les premiers portraits de souverains, et sous l'aspect le plus propre rnarquer un contour, savoir le profil!, Le caractre est discriminant, propre, singulier, remarquable et pour tout dire . . . original. La caractrisation opre une configuration originale par laquelle se distingue une proprit singulire. C'est ainsi que le caractre dsigne aussi bien un signe individuel l'intrieur d'une criture qu'un temprament ou une personnalit dans son relief particulier.

    C'est exactement de cette faon que Machiavel a pu composer des ritratti qui ne sont pas proprement parler des descriptions mais plutt des consignations d'observations et de rflexions tires des lgations et autres missions du chancelier de Florence. Elles portent toutes les marques de la slection, du jugement et des intrts de leur

    1. On aura plus tard revenir sur les diverses postures du portrait : profil (vu de l'avant ou de l'arrire) , face, buste ou corps entier, trois quarts, voire . . . dos (comme Pline l'Ancien l'voque d'un portrait d'Hercule par Apelle, longtemps avant que des artistes contemporains mettent en uvre ce retournement) . Ce parangon de la reprsentation semble aussi s'ingnier compliquer ou mme dcevoir le dsir d'une ressemblance simple et claire.

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  • auteur, pour lequel il ne s'agit pas de reprsenter mais de mrir la rHexion en caractrisant l 'exprience au profit d'un regard aiguis sur le sort des cits et des gouvernements .

    Tout portrait compose une caractrisation, une observation slective, rHexive et interrogative qui s'emploie non pas restituer mais configurer un caractre - non pas le caractre suppos vritable ou authentique de celui qui est reprsent, mais un caractre tel qu'il se marque et se distingue pour lui-mme, produisant sa mmet, sa proprit, sa singularit en soi dans l'en-soi du portrait ou comme cet en-soi, et non dans un suppos sujet en soi . De ce sujet, beaucoup de caractrisations, d'interprtations, de portraits sont possibles : chaque fois il exhibe un nouveau caractre, une nouvelle variante, nuance ou tonalit au fond de laquelle se retire toujours plus 1' en-soi ou ce qu'on pourrait nommer le caractre absolu du sujet.

    Chaque caractrisation le caractrise donc en mme temps comme tel - selon la qualit propre de tel portrait - et comme autre. Chaque portrait retrace de son trait singulier

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  • la mmet selon telle modalit et l'altrit inpuisable de son modle.

    *

    Mais le sujet a une histoire : il n'a pas toujours exist ou du moins il n'a pas toujours t pens, il ne s'est pas toujours pens comme tel, ni pens de manire constamment identique. Si le portrait est clou au sujet , comme le dit Schefr dans la phrase pingle en exergue de ce livre, il lui faut rejouer au fil de l'histoire les modalits de cette fixation.

    C'est ainsi que le concept mme de modle vacille proportion de cette intrication de la mmet et de l'altrit, c'est--dire proportion de l'cart soi-mme dont le portrait se fait donc le tmoin. Au lieu mme de cet cart, dans l'intervalle de soi soi, dans la diffrance de lui-mme et par consquent dans l'infini de sa prsence--soi qui se creuse d'une absence propice sa venue autant qu' son dpart - la manifestation de sa figure sur son fond d'infigurable -, le portrait/ ritratto compose une fiction qui fait sa vrit (il faut rappeler que fiction et figure

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  • sont de mme origine et presque de mme sens) .

    Le portrait est une fiction - c'est--dire une figuration non pas au sens de reprsentation mimtique d'une figure mais au sens beaucoup plus fort et actif de cration d'une figure, de modelage (jingo fictum) et de mise en scne d'une figure au sens de personnage ou de rle et aussi d' emblme , d' expression ou de forme remarquable (en tous les sens de reprsentant qui ont t signals plus haut) . Toutefois, la figure que le portrait doit proposer n'a pas figurer ni mettre en scne autre chose qu'ellemme. Lorsqu'il s 'agit d'un personnage illustre, le portrait doit bien entendu faire valoir l'clat de sa fonction (sa majest, son pouvoir, sa notorit) mais il ne peut se consacrer exclusivement cette fin qu'en sacrifiant la figuration de la personne, de son intimit. Tout autant que la gloire publique, la palpitation intime demande tre figure, fictionne : la notorit parce qu'elle participe par essence d'une projection et d'une symbolisation, l' intimit parce qu'elle se drobe essentiellement . l'extriorit de la forme et de l'exposition. Les deux semblent se repousser l'une l'autre,

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  • mais chacune pourtant appelle l'autre en somrne pour se soutenir: l'intimit veut tre signale, reconnue pour tre respecte; la notorit veut qu'on la devine habite par un secret.

    III

    De l'une ou de l'autre manire, pourtant, c'est une ralit lointaine, inatteignable que le portrait est en quelque sorte adress et qu'il est mesur, pens. C'est vers le recul, le retranchement ou le retrait d'une altrit qu'il est tourn et il n'est expos nos regards que pour nous manifester comment il est expos cette altrit. Plus exactement, c'est l'altrit de son sujet - au sens pictural, son motif, aussi bien qu'au sens ontologique, l'ipsit dans le motif - qui ouvre le retranchement et qui entrane le retrait, le glissement interminable vers une profondeur dont la mince surface deux dimensions indique qu'elle est insondable.

    Cet insondable est ce que le portrait pntre et expose. Rendre l'invisible visible passe le plus souvent pour une formule moderne. Mais

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  • la fameuse formule de Klee - Kunst gibt nicht das Sichtbare wieder, sondern Kunst macht sichtbar (
  • le toucher, le got et l'odorat mlent leur dehors leur dedans et s'exercent entirement dans un chiasme et dans une rsonance de l'un et de l'autre. L' il est comme perdu pour la vision parce qu'il est projet et comme expuls en elle; il ne peut pas se voir et pourtant ce qu'il veut voir c'est la vision, c'est sa VISIon.

    Peut-tre faut-il considrer le portrait comme la faon dont le regard revient vers lui-mme, non pas sur le mode d'un reflet mais sur celui d'une pntration en soi qui rend visible plus que son aspect : cette invisibilit mme partir de laquelle il regarde, sa macula, sa tache aveugle - qui fait de son art une tche aveugle, un labeur qui ttonne dans l'abrne tnbreux du soi ou de 1' ipse . Le portrait procderait moins de la vision de face - celle du modle par le peintre ou le photographe - que de cette improbable vision que pratiquait Descartes en regardant depuis l 'arrire d'un il de buf tranch travers lequel il esprait voir comment l'il voyait 1. Aussi le regard d'un portrait se prte-t-il en

    1. la question du regard en tant que foyer du portrait est consacr Le Regard du portrait, Paris, Galile, 2000.

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  • retour tre reu comme le plus pntrant - et le plus pntr . . . - des regards, ainsi que le donne sentir Baudelaire en crivant :

    Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,

    Ton front ple, e111belli par un morbide attrait,

    O les torches du soir allument une aurore, Et tes yeux attirants C0111111e ceux d'un por

    1 trait ...

    *

    La logique que nous suivons conduirait dire que l'art visuel est portrait en totalit ou du moins en principe. Peut-tre en effet ne faut-il pas se refuser cette conclusion. Il se pourrait bien que le cur de l'art visuel (c'est--dire aussi bien, sinon plus, visionnaire . . . ) soit constitu par une double instance : d'une part l ' intervention active

    1 . Charles Baudelaire, L'Amour du mensonge, dont le titre indique bien l'objet : la tromperie de la sduction et le plaisir d'y cder. Si le regard d'un portrait attire mieux qu'un autre, c'est qu'il trompe - mais en manifestant l'attrait irrsistible et infini qu'on attend d'un regard.

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  • dans le visible, c'est--dire le thme formel, la ligne brise ou ondule, la marque rythmique, l 'lan de la ligne et l'clat de la tache, et d'autre part l'il s 'prouvant lui-mme dans le mouvement ou la pousse qui tire la ligne, qui scande les plans et les rapports, qui j ette la tache ou qui la dgorge. L' il se retirant en quelque faon des vues projetes devant lui et palpant en lui-mme la pte et l 'nergie de sa voyance - tout comme un portrait ne cesse de retirer en soi la vue qu'il offre qui le regarde, une vue dont le portrait affirme pour finir qu'elle n'appartient qu' lui, l'obscurit au fond de ses yeux, et que c'est vers cette obscurit qu'est tendu le geste du portraitiste.

    IV

    S 'il ne s 'agit pas toujours ni d'abord du portrait au sens o nous le distinguons d'autres genres de reprsentation - paysages, scnes, objets, formes non mimtiques -, il se pourrait bien qu'il s 'agisse d'un lment, d'une valence ou d'une pulsion qui intervient travers toute espce de proposition visuelle :

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  • la visibilit de la visualit, et par elle une visagit qu'on pourrait discerner aussi dans un paysage ou dans une nature morte. Pour nous contenter d'une formulation de ce motif important et dj beaucoup travaill, nous citerons ici Jean-Louis Schefer : L'exprience de voir pose de faon complexe la question du sens, d'abord en ceci que la "chose" regarde, contemple, n'est visible que par une espce d'activit qui est en elle 1 .

    Qu'on regarde en effet l'activit - le regard - de ce paysage de Corot 2 :

    1. J.-L. Schefer, Figures peintes, op. cit. , p. 145 . Il faut aussi renvoyer au livre de Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1 992.

    2. Les rfrences des uvres qui illustrent ce texte se trouvent la fin dans la Table des illustrations . Les auteurs et les titres de certaines apparaissent dj dans le texte; ce n'est pas le cas lorsque l'image vaut comme telle et sans une rfrence qu'il suffira de pouvoir consulter ensuite.

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  • Mais restons-en pourtant au portrait plus proprement dit, mme si on pourrait risquer d'affirmer que toute peinture (dessin, photo . . . ) est mtaphore du portrait.

    Que le portrait soit associ au visage (ce dernier mot a d'ailleurs eu jadis le sens du premier : un visage fut un portrait avant d'tre une face) ne signifie pas seulement que le portrait montre la face la plus visiblement individuante et expressive de la personne, mais que cette face est aussi celle sur laquelle parat le regard. Le visage fait voir la vision qui cependant reste en lui invisible au sens strict car l' il n'est pas encore lui-mme la vision.

    Si l'on doit observer que la peinture paritale n'offre qu'un nombre extrmement restreint de visages, on n'en doit pas moins souligner que les regards y sont nombreux sur toutes les ttes animales qu'on peut y voir, cerfs, bisons, chevaux, lions et autres.

    2

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  • Le fait que l'homme ne soit pas reprsent donne une importance accrue ces regards dont on devine combien les fixe celui qui les peint : il les fixe aux deux sens du mot, visuel (il les observe) et pictural (il en pose la touche) - et il fait ainsi venir au-devant de lui, dans le visible, la puissance de la vision elle-mme et ce qu'elle retient en elle de tension, de traction, d'attraction et de contraction vers un dehors. Par l se rvle un dedans , c'est--dire non pas une entit ni une rgion intrieure , mais la totalit d'un corps projet vers un ailleurs (proie, obstacle, menace . . . ) . Ce corps se rvle ainsi autre qu'il est en tant que simple prsence ici ou l dispose : il s 'avre ouverture d'un lieu, orientation et vise, rapport quelque chose et d'autres corps dans un monde.

    Un portrait prsente avant tout la tension d'un rapport. Non pas un rapport quelqu'un - au contraire le rapport de deux personnes ne fait pas ncessairement un double portrait mais peut aussi bien offrir

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  • une scne, c'est--dire un rcit, alors que le portrait ne raconte pas mais retient toute espce de parole, narration ou dclaration pour entretenir plutt un rapport exclusif lui-mme. Ce rapport soi fait en mme temps toute la substance du rapport au spectateur qui on prsente quelqu'un en tant que soi et non en tant qu'interlocuteur -sinon interlocuteur muet de lui-mme. Pour le dire en ces termes : on me prsente un moi (ou un je ) et donc un autre moi et/ou le moi d'un autre . . .

    Lorsqu'il s'agit d'un double portrait , la scne qui est amorce ou suggre entre les personnages est en mme temps suspendue, retenue au profit de deux prsentations chacune rfre soi, et entre lesquelles il n'est pas mnle certain qu'existe un rapport indpendant du fait d'tre ensemble exposs notre regard.

    Ainsi chez Giorgione (1502) - la condition toutefois de considrer qu'il s'agit bien d'un double portrait , comme la tradition l' indique, et non d'un instant isol l'intrieur d'un scnario que nous ignorerions. Mais cette remarque revient insister sur le fait qu'un portrait doit tre prsent comme

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  • tel et considr en consquence, alors qu'il peut toujours tre une irnage soustraite un contexte et un enchanement d'actions. Il y a bien des portraits dans des scnes de foules (on connat les autoportraits de Raphal, de Drer, entre bien d'autres) . Le portrait qu'on appelle autonome - suppos valoir exclusivement en tant que tel -n'est au fond qu'un concept-limite et li une pense du sujet dont nous allons devoir parler.

    3

    C'est ce titre que le portrait s'offre comme l'excellence de la ressemblance : ni un paysage ni une nature morte ne seront jamais dits ressemblants avec la force et l'intrt qu'on met le dire d'un portrait. Il nous

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  • parat vident que la ressemblance d'une pomme ou d'un arbre n'est pas grand-chose ct de la ressemblance d'un visage, alors mme que si on s'en tient l'exactitude de la reproduction d'une vision dtermine, il n'y a aucune raison de juger ainsi.

    Mieux encore : le portrait semble essentiellement contemporain de l'invention grecque de la mimesis. Il n'est sans doute pas exactement prsent dans la Grce classique la manire - qu'on dit volontiers raliste du portrait romain. Malgr des tmoignages indirects sur certains portraits supposs reprsenter des personnages historiques, la figure humaine reste plutt conforme des canons qu' des identits singulires. Il n'empche que c'est par la silhouette d'une personne - le fameux fianc de la fille de Dibutade - que la lgende grecque fait commencer la peinture et que c'est aussi par la reproduction de la forme et la voix de Socrate - individu prcis - qu'est caractrise ce que Platon nomme la mimesis savante , c'est--dire celle qui imite bon escient 1.

    1 . Cf Platon, Le Sophiste, 267 a sq.

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  • L'essentiel toutefois ne tient pas au ralisme ds lors que c'est bel et bien du visage et du corps humain 1 qu'il s'agit la place des figures archtypiques ou hirophaniques, parfois mi-animales, mi-humaines, qui nous semblent avoir prcd l 'ge proprement mimtique en Occident 2. L'essentiel de la mimesis n'est pas dans la reproduction de formes exactement identifiables : il se tient dans le fait d'aller chercher dans l'homme et dans le monde humain le tmoignage de l'nigme (mystre, divinit, force, sacralit) que d'autres cultures vont chercher dans des formes humaines typifies (par un hiratisme, un symbolisme) , animales, vgtales, minrales ou abstraites (motifs gomtriques, onduls, etc . , et toutes non moins typifies ) .

    1. Du corps, donc ncessairement du visage, car la reprsentation dlibre d'un corps acphale ne semble gure ni atteste ni imaginable sauf reprsentation d'un supplice -avant une poque rcente.

    2. Ou en Orient, car la tradition chinoise offre sur la question du portrait des considrations qui ne sont pas trangres celles de l'Occident (cf infra, p. 50, n. 1). La tradition indienne devrait elle aussi tre revisite cet gard. Quant l'gypte ancienne, on y trouve des aspects mimtiques mls des aspects archtypiques ou hirophaniques .

    39

  • Autrement dit, la mimesis ne peut pas tre simplement comprise comme une abolition de la dimension hirophanique : elle engage bien plutt une mtamorphose de l'acte que nous nommons artistique . Celui-ci a certes toujours possd une dimension esthtique propre mais, mme lorsqu'il semble, comme dans notre modernit, que l'esthtique sature entirement ce geste, il n'en reste pas moins que sa porte ou ses enjeux

    C' 1\ sont autres. est meme exactement pour cette raison que le mot art - terme dont l'usage actuel n'a qu' peine deux sicles -ne cesse pas de relancer le dfi de son sens, et non seulement comme une inquitude smantique, mais comme un dfi dsormais consubstantiel aux pratiques mmes qu'il est cens dsigner.

    Prenons le risque de le dire de manire trop simple : la mimesis ne figure pas les dieux sous des apparences humaines. Elle fait venir la prsence divine dans un apparatre qui est celui de l'homme, tout autant que la politeia fait paratre l'ordre de la communaut dans l'autonomie de la cit humaine et tout autant que le logos, loin de simplement dtrner le mythos, veut faire

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  • rsonner la parole des origines en mode humain, autonome et reconnaissable.

    Comme la politique et comme la logique, la mimesis porte postulation de l'autonomie. Tout portrait, en ce sens - c'est-dire aussi, comme on l'a suggr plus haut, toute reprsentation -, est autoportrait. Cette affirmation bien connue est comprise l'ordinaire sur un mode psychologique et rducteur, rapport une sorte de narcissisme constitutif du geste artistique (ou de toute production de forme) . Mais en vrit, si la reprsentation postule toujours ses trois valeurs conjointes que nous avons prcises - figurer, interpeller, tre mandataire -, alors il faut aussi considrer que cette triple fonction suppose en chaque aspect ce qu'il faut nonlmer une autotlie, une finalit place dans l'auto ou le soi-mme.

    Autos est cela qui survient lorsque les dieux, c'est--dire les autres, sont retirs et ne font plus rfrence (sinon formelle, convenue) , lorsque leur mythos est dclar fiction . Autos survient exactement au lieu et dans le mouvement de ce retrait. Il en assume toute la force et toute l'nigme : c'est partir de soi, et non plus des autres, que le langage

    4 1

  • doit parler, que la cit doit s'ordonner, que la figure doit se prsenter. De soi comme autre.

    VI

    C'est l sans aucun doute une des manires de comprendre la parole de Pessoa selon laquelle la divinit des dieux grecs consiste dans leurs statues. Celles-ci ne la reprsentent pas mais la prsentent ou la sont elles-mmes. Pour Pessoa cela peut vouloir dire qu'il n'y a rien de divin hors de cette belle apparence, ou plutt hors de ce beau paratre qui n'est pas phnomne pos sur une chose en soi mais qui est lui-mme en soi, dans la tautologie de sa forme, tout ce qu'il y a de divin. Pour nous cela voudra dire un peu plus : le divin parat dans la ressemblance soi de la forme humaine.

    Ou du moins dsirons-nous qu'il paraisse dans cette ressemblance autonome.

    Non pas donc, pour tre trs explicite, dans une figure qui serait cense donner une reprsentation analogique ou allgorique, une vocation ou une ide de la mystrieuse identit du dieu - mais de manire toute dif-

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  • frente dans une figure qui se montre en tant que paratre d'un rapport soi en lequel rside le divin.

    Il faut pour tayer ce propos nous permettre un lger dtour par une considration philosophique qui semblera extrieure l'art mais qui donnera aussi la possibilit de COlllprendre comment arrive, avec la mimesis, la premire forme de ce qui finira par devenir l'art en tant que catgorie spcifique. Il s'agit de ce qu'on a pris l'habitude de nommer le sujet. Ce terme a d'abord signifi la mme chose que substance: cela qui est pos dessous et qui n'a rien d'autre en dessous de soi (on peut, de manire non technique, considrer essence , fondement ou nature comme des quivalents) . Mais sujet s'est tardivement spcialis pour dsigner ce qu'on entend par le sujet d'une conscience, d'une identit, d'une personnalit (et aussi par un sujet de droit ) : l'unit insubstituable d'un tre soi , en tant que tel ne dpendant de rien d'autre (de mme que la substance n'est elle-mme supporte par rien) .

    Que la substance devienne sujet, cela signifie - comme le montre de manire clatante le mouvement hglien de 1' exp-

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  • rience de la conscience - que ce qui est pos dessous, le suppos ou le pr-suppos d'une identit en forme de ego, n'est pas une simple chose mais est dj, toujours dj en soi un rapport, le rapport--soi qui est le sens mme du soi , sa nature et sa structure.

    Le sujet n'advient qu'avec une culture dtermine : lorsque l'instance du jugement, l'instance de la culpabilit, l' instance du droit ou celle de la dcision politique ne sont plus considres comme donnes par un ordre antrieur aux personnes (individuelles ou collectives) mais par le fait d'un soi qui juge, agit, dcide de lui-mme. Cette culture est celle par laquelle le monde grec classique se dtache des mondes antrieurs - impriaux, ruraux, thocratiques.

    Le sujet est ce qu'il est par lui-mme et comme lui-mme. Sa vrit est dans sa mmet avant d'tre dans sa place assigne par l'ordre social, religieux, ethnique. Le dgagement du sujet se fait bien sr lentement, comme toutes les mutations profondes. Il connat une premire acm avec le judochristianisme, une seconde bien plus tard avec l'humanisme. Ce qui doit nous intresser ici tient au fait que l'essence du lui-mme

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  • exige que son identit, et donc son identification, procde de sa mmet. Il ne s'agit plus pour quelqu'un d'tre identifi par sa gnalogie, son groupe, son totem, sa fonction, mais il doit au contraire tre reconnu par luimme et par les autres en tant que le mme que sol.

    On comprend que la possibilit du portrait est d'emble engage : le mme est inhrent au soi, il est l'inhrence en quoi le soi consiste et qui implique rapport, renvoi de soi soi, donc mmet laquelle est inhrente sa propre altrit. Que le mme)} soit reconnaissable du dehors 1 appartient bien sr l'exprience banale de la perception, mais que cette reconnaissance contienne aussi la reconnaissance d'une mmet essentielle de cet autre que je reconnais comme lui-mme , voil qui est symptomatique de la premire mergence du sujet, ou si on prfre de sa possibilit.

    C'est pourquoi la raison donne par Aristote du plaisir que les hommes trouvent

    1 . Comme c'est le cas pour le Socrate du Sophiste rappel plus haut.

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  • la mimesis 1 ne prend son sens que dans ce contexte : il dit que nous sommes satisfaits de dire c'est bien lui! - or cette satisfaction ne prend toute son intensit, et ne mrite ainsi de faire argument, que lorsque le mme que j 'identifie dans un portrait est tel non dans son seul aspect visuel mais en lui-mme, dans l'invisible mme t que la mimesis doit donc faire voir - et mme faire voir en tant qu'elle se drobe.

    Il ne faut pas objecter que la formule d'Aristote s'applique toute espce de reprsentation (y compris, comme il le prcise, d'imitations de choses qui au naturel sont repoussantes) . Aristote en effet ne parle pas spcifiquement du portrait; il parle de toute reprsentation d'objet, mais c'est seulement l'aune du portrait et de la visibilit d'une invisible mmet - ou identit - que son propos prend sa mesure. Aussi convient-il plutt de comprendre qu' partir de la situation ouverte sous le signe de la mmet--soi, toute reprsentation devient susceptible de fonctionner comme reprsentation un soi d'un autre soi. Les peintures d'un casque, d'un cheval ou

    1 . Socrate, Potique, ch. IV.

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  • d'un fruit peuvent tre dotes d'une faon d' tre-sujet : j 'y reconnais en effet ma propre facult de reconnaissance, ma propre faon de me rapporter moi-mme dans l'acte de la reprsentation, et surtout j 'y discerne avec la chose vue la faon dont mon regard s 'affecte dans cette vision. C'est d'ailleurs seulement partir de l que prend sa possibilit l'ide mme de reprsentation telle qu'elle sera bien plus tard labore sous ce nom 1. C'est de l aussi que procde la lgitimit de la distinction entre 1 ' imitation (la copie, la reproduction) et la mimesis dont il a paru ncessaire la pense contemporaine de reprendre le nom grec pour la distinguer de la simple ritration de l'identique 2.

    Le portrait, ds lors, n'est pas seulement l'excellence de l ' imitation : il est l' imitation de cela qui s' imite ou qui s 'exprime soi-mme dans son corps et singulirement dans son

    1. C'est--dire la prsentation un sujet. 2. Cf. J. Derrida et al. , Mimesis des articulations, Paris,

    Aubier-Flammarion, 1 975 - et, au-del de ce livre, de nombreux dveloppements de la question mimtique chez Derrida et plus particulirement encore chez Philippe Lacoue-Labarthe, dont la pense de la mimesis sans modle se trouve ici rejointe et conforte.

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  • visage. Le portrait reprsente cette reprsentation-de-soi ou cette reprsentation--soi qui fait le soi . Autant dire ds lors qu'il reprsente la reprsentation d'un irreprsentable : ma mmet n'est pas une figure qu' il soit possible de produire au dehors comme une image, mais en rnme temps l'image de ma figure porte renvoi la non-figure que j e suis moi-mme . Le portrait va de pair avec l ' invention d'une intriorit qui devient 1' objet de la mimesis, et qui le devient de telle manire que cette intriorit finira par tre cherche en toute mimesis, qu'elle soit d'un paysage ou d'un objet inerte.

    Autant dire enfin que cette intriorit irreprsentable devient telle - indissociablement intrieure et hors imitation -parce qu'en se reconnaissant, elle se reconnat hors de prise de toute saisie qui voudrait la modeler, en fixer les traits et les couleurs. Ce qui est hors de prise, c'est ce que faute de mieux on nomme le divin, ou encore cela dont les dieux formaient et parfois forment encore la fiction charge de figurer une altrit hors de porte. Avec la mutation mimtique, cette fiction (qui avait pu prendre

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  • allure d'animal, de plante ou de rocher) se transporte dans le corps et dans le visage humain. Elle donne ces traits nouveaux l'altrit et l 'tranget - voire la monstruosit, au prodige ou l'abme - qui jadis revtait tant de faces diverses. La figuration du sans visage devient le visage du sans figure 1 : le mme lui-mme, le soi tel qu'il s'excde infiniment. La formule complte en sera donne lorsque Augustin dira de son dieu - et en s'adressant lui : Plus intrieur que mon intimit et plus lev que le plus haut en moi 2 .

    S 'ouvrira ds lors une autre dimension nouvelle : la reprsentation de ce dieu sera dite impossible et sa tentative interdite comme le blasphme nomm idoltrie . L'idole (en grec eidolon, petite image) est l 'image en tant qu'elle se donne pour prsence du dieu. Or le dieu d'Augustin hrite de celui de Mose, c'est--dire du dieu dont

    1. Levinas accomplit une sorte d'excdence par renversement de l'art visuel lorsqu'il donne le nom de visage l'invisible qu'il dsigne comme l'Autre .

    2. lnterior intimo meo, superior summo meo. Saint Augustin, Confessions, III, 6.

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  • la prsence reste en retrait de toute (re)prsentation, et ce dieu est aussi celui qui fait l'homme son image. L'homme de ce dieu se conforme donc un essentiel retrait de sa propre figure.

    Alors que l'idole est l' irnage o le dieu parat, le portrait pourrait se dfinir comme l' image qui se donne pour le retrait de ce dont elle est l'image - de manire conforme, du reste, au premier sens de l'imago qui est le moulage d'un anctre mort. Le portrait sera li la mort - passe ou future - de celui qu'il reprsente et il est tout fait possible de dire que, dans le portrait occidental, dieu est mort avant la lettre, c'est--dire qu'il a perdu les caractres d'une prsence ctoyant, surplombant ou bien affrontant celle des hommes. Le mystre est dsormais dans l'homme - il est dans l'homme l' identit de l'autre de l'homme, et de cet autre que l'h " A ' _ omme s avere ou se souponne etre : c est sous ce signe que s'engage l'aventure si singulire de l'art occidental.

    50

  • VII

    La naissance du portrait 1 a donc lieu sous une double contrainte : reprsenter le visage de l'homme, par consquent celui d'un homme dtermin, et le reprsenter selon la mmet du soi dont il est le tmoin, l'expression, la rvlation en somme, et aussi bien l'infigurabilit. La premire direction va vers ce qu'on appelle le ralisme , la seconde vers l'infigurable soi dont il faut en outre prciser qu'il est la fois propre chacun et commun tous.

    De cette manire intimement conflictuelle ou contradictoire se dgage ds la premire

    1. Comme on ra vu et comme on ne va pas cesser de le voir, la problmatique du portrait est indissociable de ses dveloppements, complications et dplacements le long d'une histoire. Cette histoire est avant tout occidentale, et mme en un sens qui tient l'cart l'icne orthodoxe, que son caractre sacr soustrait aux questions de la reprsentation. L'histoire du portrait dans l 'art chinois n'en a pas moins suscit des considrations comparables celles de l'Occident quant la distinction entre la reproduction de traits visibles et la transmission, notamment par le regard, d'un esprit (cf Hubert Delahaye, Faire un portrait dans tudes chinoises, vol. XII, n 1-2, printemps-automne 1994).

    5 1

  • histoire de la mimesis un mouvement double vers l'idalisation, le canon de beaut (la lgende grecque d'un portrait de femme ralis partir de plusieurs femmes relles) et l' imitation de figures relles peu conformes au canon.

    Ainsi le portrait d'un athlte donne-t-il la reprsentation d'un corps dj lui-mme conform un certain idal de force et de grce, tandis que l' image d'un satyre grotesque peut orner un vase vin.

    4

    5

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  • Le portrait romain, fameux pour son ralisme, suivra quelques sicles plus tard (ici portrait de Maximinien du lIIe sicle).

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    De l provient une ambivalence qui a longtemps accompagn le portrait dans son histoire de la Renaissance jusqu'au XIXe sicle: en tant que reprsentation raliste , c'est-dire identifiable au titre de reproduction d'un aspect, le portrait pouvait passer pour une activit mcanique (au sens o on parlait des arts mcaniques distingus des arts libraux ) qui ne relevait pas de la grande peinture. Titien par exemple pouvait dclarer qu'il faisait des portraits par besoin d'argent et en dpit du caractre peu glorieux de cette pratique. Dans un autre sens, un portrait raliste pouvait dplaire un personnage qui

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  • voulait donner de lui une irnage avantageuse. On peut crire toute une histoire des degrs de ralisme et d'embellissement flatteur dans les portraits de princes et de grands bourgeois .

    Mais en mme temps, des portraits comme ceux du Titien ou bien de Lotto, parmi bien d'autres, tmoignent l 'vidence d'une mimesis soucieuse de la mmet )} ou, mieux, de 1' ipsit )} en tant que vritable propos du peintre - ipsit elle-mme ostensiblement insondable, comme chez ce jeune homme de Lorenzo Lotto :

    7

    Devant un tel tableau, l'ide courante du portrait se brouille : s 'agit-il de reprsenter quelqu'un, de faire une sorte d'allgorie de

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  • la pense, du souvenir ou de la mlancolie, de proposer une image de charme ? Lotto tait un peintre riche en symboliques plus ou moins sotriques, mais bien d'autres portraits peuvent donner lieu de pareilles interrogations. Il suffit de penser Mona Lisa. Mieux : il est toujours possible de se demander si les personnages d'une scne de groupe, voire de foule, ne sont pas des portraits (tous ou certains) tout autant que rien n'assure qu'un portrait (comme ici celui de Lotto) n'est pas une figure invente ds lors que rien n'est fourni pour permettre une identification.

    Derrida notait 1 que rien ne garantit qu'un autoportrait en soit effectivement un, sinon une ou des attestations extrieures au tableau. Mais il en va de mme, peu de chose prs, du portrait, ds lors qu'on ne dispose d'aucun moyen d'identification. La question est rendue plus manifeste encore dans le cas de portraits insolites tels que celui de la femme barbe portant un enfant peinte par Ribera : la chronique du temps atteste son existence

    1. Dans Mmoires d'aveugle, Paris, RMN, 1990.

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  • mais elle pourrait tre sortie de l'imagination du peintre.

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    Au demeurant, le caractre gnral du tableau, son atmosphre lumineuse ou sombre confrent une tonalit particulire chaque portrait - terme qu'il faut entendre ici la fois au sens d'image, peinture ou photo, et au sens de caractre, allure de la personne reprsente - et confrent cette tonalit de telle manire que le portrait lui-mme , si on ose dire, devient une personne ou la personne relle. C'est ainsi qu'on peut dire par exemple : Ce portrait de Marilyn est un peu

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  • soucieux . Aussi bien que : Sur ce portrait, Marilyn est un peu soucieuse .

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    VIII

    Le christianisme, dans son tressage judogrec, a introduit une rvolution dans la mimesis du visage humain - et de l dans la mimesis entire. Si l'homme est l' image de Dieu, d'une part, et si d'autre part Dieu se fait homme, c'est--dire si Dieu se fait sa propre image mais dans la condition mortelle o celle-ci s'est place par son pch, alors l' image de l'homme peut osciller entre la valeur divine et la valeur de la dchance humaine.

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  • En droit, l'image de Dieu est l'image de l'invisible dont il est exclu de se faire une image. Mais il ne faut pas confondre la premire image }) avec la seconde }) : il y a l une srie de considrations faire tant sur les thologies que sur les smantiques hbraque, grecque, puis latine. Sans s'y arrter on peut se contenter de prciser ceci : l'homme est image au sens de ressemblance }) tandis que 1 ' image peinte ou sculpte suppose (re)prsenter (un) dieu est une idole }) (terme grec de la famille de la vision mais qui traduit un terme hbreu diffrent de celui qui dit la ressemblance) . La ressemblance au Dieu invisible consiste en une ressemblance son activit - l'homme poursuit la cration en peuplant la terre - et ne consiste pas en une reproduction de la prsence divine. L'idole au contraire est l'objet (pas ncessairement figuratif) auquel on suppose une qualit divine et auquel par consquent on peut adresser prire et respect. C'est en ce sens que le vrai Dieu n'est pas (re)prsentable.

    Le fils de Dieu, en revanche, l'homme Jsus, est reprsentable - c'est du moins dans ce sens que finirent par se rsoudre les crises violentes de l'iconoclasme. Il n'est bien sr

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  • pas reprsentable selon les traits inconnus du personnage historique, mais il l'est ou bien selon les traits d'un homme choisi comme modle, ou bien d'aprs un visage compos selon une certaine ide ou un certain idal de ce que devrait tre cette humanit divine.

    En l'an 1500, Albrecht Drer se reprsente lui-mme en se dotant de certains attributs que la tradition a fixs comme christiques (chevelure, vtement, geste) . Ce propos qui pourrait passer pour impie, voire blasphmatoire, peut au contraire dcouler - dans l'ge du premier humanisme et peu de temps, en somme, avant la Rforme - d'une thologie spirituelle pour laquelle tout homme participe du mystre de l'Incarnation qui trouve mme l sa pleine vrit 1 . Cette thologie entrane une esthtique : si d'une part il est clair qu'il n'y a pas de portrait du Christ, il est d'autre part non moins clair que le portrait d'un homme ouvre quelque chose du divin, et singulirement dans le portrait du peintre si ce dernier ravive en peignant le geste de la cration ou bien reoit son art de Dieu lui-mme

    1. Sur cet autoportrait on peut lire l'analyse de Hans Belting dans Das echte Bi/d, Munich, C.H. Beck, 2006.

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  • (or telle est bien la pense que Drer a consigne dans certains crits) . Cet autoportrait thophanique semble tre le seuil de l'histoire de l'art dans la pleine autonomie de son concept, mais il nonce aussi bien une question cruciale : ou bien le sujet peut se voir en dieu (selon les deux sens possibles de l'expression) , ou bien il risque de ne pas se voir du tout.

    1 0

    Avec la Rforme se produit ensuite un double mouvement qui tmoigne de la secousse ainsi survenue au sein de la mimesis : d'une part s'affirme une prsence de l'homme dans le monde dont tmoigne, comme on le sait, la peinture allemande et flamande, d'autre part se rejoue un geste iconoclaste qui va parfois jusqu' dtruire ou bien, dtail remar-

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  • quable, jusqu' nucler les regards des images de Dieu, du Christ ou des saints. T endanciellement, la qute de l'autos se trouve distendue entre une figuration sans transcendance et une transcendance infigurable, ou bien aussi entre l'homme quelconque, indiscernable de tous ses semblables - ressemblance indiffrente - et l'homme exceptionnel que traverse l 'esprit -ressemblance de la diffrence mme. En mme temps, l'intensit des luttes politico-religieuses ou socio-thologiques se dploie grce l'imprimerie dans une prolifration de portraits destins soit clbrer soit fltrir (par la caricature) l'image des protagonistes l ,

    Peut-tre est-il permis de ressentir cette tension dans la poursuite par Rembrandt

    1 1

    1 . Voir H. Belting, Das echte Bild. op. cit. , ch. IV.

    6 1

  • d'une quasi-interminable varit d'autoportraits dans lesquels il ne cesse de se rendre autre (aux deux sens de se restituer et se transformer ))) : autre que soi en soi, rabbin, philosophe, Turc, vieille femme . . .

    IX

    Beaucoup plus tard, un artiste comme Urs Lthi s 'est employ reprsenter en plusieurs tapes sa propre mtamorphose d'homme jeune en femme ge 1 .

    1 2

    1 . propos de cette uvre, lire Philippe LacoueLabarthe, Portrait de l'artiste en gnral, Paris, Christian Bourgois, 1 999.

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  • De Rembrandt Lthi, ce qui a le plus chang pourrait bien tre la tonalit affective du portrait. Ce qui, chez le premier, reste sur le registre d'une affirmation dont l'assurance ne peut pas tre profondment branle par des suspicions d'angoisse qui, quelle que soit leur ventuelle lgitimit, vont chercher plus derrire le tableau qu'en lui, dans une suppose psychologie . Le second en revanche, dans le droul des phases de transformation, peint expressment une intranquillit, un doute au sujet de cela - celui, celle - qui se donne voir se voyant lui-mme et qui de ce fait ne se reconnat plus.

    Mais le doute ou le tremblement de Lthi ne revient pas pour autant une psychologie figure. Il ne s'agit pas de psychologie : il s'agit d'un dplacement du schme de la mimesis et, en elle, de la forme qui soutenait et qui appelait le portrait. Ce dplacement est sans doute dj au travail chez Rembrandt, il a peut-tre en fait toujours dj travaill plus ou moins secrtement l'lment formel de la mimesis. La crise de la reprsentation et la dstabilisation ou la dprise de la figuration ne sont pas simplenlent des vnements survenus avec l'histoire

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  • contemporaine - au sens large et historien du terme. Ce sont, l'ordre et le mouvement de notre expos l'auront fait comprendre, des forces au travail ds la formation du rgime mimtique. Le portrait, toujours autoportrait , contient d'origine la difficult, sinon la contradiction de l'auto qui ne peut se poser sans se dcouvrir autre, ne serait-ce que dans le geste de se disposer en face de soi. La statue d'Apollon est bien le dieu lui-mme, comme l'affirme Pessoa, mais ce dieu l' image de l'homme inquite dj l'homme qui pourrait n'tre donc qu'une statue muette, une idole . . .

    C'est pourquoi le dieu-fait-homme nomm J sus-Christ rpond une relance exacerbe de l'attente mimtique en ce qu'il suscite la qute singulire d'un portrait qui ne serait ni mimtique ni artistique mais ne relverait que de la propre empreinte de la face mme : c'est la lgende du voile de V ronique, dont le nom a suscit le jeu de mots vera icona . La vritable image ou l' image authentique l - et qu'on pourrait aussi nommer l'image automatique : celle o l'auto se

    1. C'est le sens du titre de Hans Belting qu'on a cit plus haut, Das echte Bild.

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  • prsente de lui-mme, sans mdiation ni figuration, et qui relve de la trace laisse par contact. Mais cette trace fait image, ce qui veut dire que pour n'tre pas reprsentative elle n'en est pas moins tourne vers un spectateur et en somme destine lui : l'immdiatet suppose s'avre faite d'un dtour destin garantir la reprsentation en neutralisant sa valeur figurale mais en conservant ses valeurs d'interpellation et de mandat.

    Le fantasme de l'image authentique ne fait que mieux ressortir l'impossibilit d'une attestation visible du soi-mme . La forme qu'on pourrait dire autopoetique (ou autoproductrice) et autoiconique qui gouvernait silencieusement le portrait au cur de la mimesis se trouble et finit par se dliter : l'autonomie du sujet se met en doute - c'est au fond l'acte extrme par lequel elle s'affirme en se dposant - et avec ce doute commence s'effacer la figure de l'homme 1

    La mort de Dieu , il ne faut pas s'y tromper, est avant tout la disparition de l'homme, d'une forme idale de l'homme en

    1. Cf la fin clbre du livre de Michel Foucault, Les mots et les choses.

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  • tant que sujet - du monde, de l'histoire, de soi, de son image et donc de sa prsence comme de son absence. L'autre - celui dont on fait le portrait - se soustrait ostensiblement la mmet : c'est peut-tre dj la leon de Rembrandt, c'est srement celle de l'Autoportrait la palette de Czanne

    1 3

    dans lequel la ressemblance des traits e t de la posture du peintre semble servir avant tout baliser l'espace d'un immense et intense jaillissement de lumire qui n'est pas sans voquer le fond d'or des Primitifs italiens et des icnes byzantines ou la lumire dore qui baigne la face du sujet de l'Autoportrait de 1500.

    Mais ici le soi du peintre se retire en quelque sorte ouvertement dans sa (re)pr-

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  • sentation, car dans celle-ci l' (auto)portrait ne sert que de prtexte - avec rappel d'une tradition - la forte coloration qui n'est pas du tout l'arrire-plan mais la vraie substance du tableau. Or cette couleur, ce j aune (exceptionnellement clatant chez Czanne) , il ne s'agit pas de le reproduire, il s'agit de le produire, en tant que couleur et en tant qu'espace - couleur et espace non pas uniformes mais qui se donnent voir en variations, nuances, contrastes qui composent leur topographie propre. Ce propre , pourrait-on dire, est celui qui vient la place du propre autonome d'un sujet.

    Sans doute, il fut redire que le sujet s'est toujours-dj retir et altr (voire alin, devenu tranger ou bien affol . . . ) . Toutefois son retrait pouvait - et devait - ouvrir sur un ITlystre, selon la logique de l' interior intimo ouverte (et ferme ?) par Augustin. Le mystre selon sa valeur aussi bien antique que chrtienne est le processus d'un dvoilement (mlne si, en mode chrtien du moins mais peut-tre en tout mode, il dvoile un voilement renouvel l' infini) . La rvlation ne consiste pas simplement dans la leve d'un voile, mais bien plutt dans l' ostension du

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  • voile lui-mme en tant que lumire : le voil se montre en tant que voil et dans la vrit du voile qui adhre la chose sous lui -au sujet -, la dissimulant et la situant, dsignant sa forme dans une esquisse vague, sa prsence dans son imminence, son attrait dans son retrait 1 .

    Dans un rgime de rvlation (auquel, encore une fois, on peut penser que le christianisme apporte un comble, non une absolue nouveaut) , le mystre inhrent au retrait tient en rserve une clart suprieure. Le sujet s'y illumine comme le fait le visage de Drer, d'une lumire divine qui est identiquement celle de la peinture (geste du peintre, matire colorante, invention, motion) et celle de l'homme (celui-ci comme tous) . Cette lumire n'est pas explicative ni dmonstrative

    1 . On pourrait ici driver en direction du thme des images voiles/dvoiles et de la puissance active, contagieuse, menaante, reconnue aux images par une tradition immmoriale et jamais teinte (cf la formule note par Vinci qui fait dire une image voile : Ne pas dvoiler si tu tiens la libert car mon aspect emprisonne l'amour , ici cit d'aprs Horst Bredekamp, Theorie des Bildakts, Berlin, Suhrkamp, 2010, p. 17, ouvrage dans lequel on trouve de trs riches matriaux au sujet des puissances actives de l'image et singulirement de son regard) .

    68

  • - elle n'est pas cognitive - mais elle est monstrative et elle est pensante, elle se pense en se montrant (c'est ainsi qu'elle est cosa mentale selon le mot fameux de celui de qui Drer a tant appris) . La mimesis, ici, se pense en sa vrit sans modle donn et dont le vrai modle est dans son excution mme.

    Rembrandt, une fois de plus, forme peut-tre le moment d'inflexion o la rvlation de l' (auto ) portrait vire, s'il est possible de le dire ainsi. Elle ne s'abolit pas, elle ne se perd ni dans l'obscurit ni dans l'blouissement (ni dans une perte ni dans un triomphe de l'homme ) , mais elle s'indcide entre une possibilit encore divine et une autre pour laquelle 1 ' humain perd de son vidence. (N'oublions pas les Leons d'anatomie . . . )

    Cela qui en tant que mystre tait clart spontane, autosuffisante, pense ostensive d'un sujet ou exposition d'une autonomie, devient nigme fuyante, complexit irrductible, tranget inquitante ou grotesque (autonomie ou anatomie ?) . Les portraits de Goya sont les premiers tmoins d'un ralisme o se brouille la majest iconique des Princes aussi bien que s'y traduisent les souffrances de la guerre, de la folie

    69

  • ou de la misre. Le ralisme signifie moins cet gard le rendu prcis d'une observation objective que la mimesis d'une opacit, voire d'une impntrabilit du rel - d'un rel qui n'est pas celui d'un visage sans tre en mme temps celui de sa socialit, de ses affrontements, de ses expositions aux autres.

    Le sujet vire, peut-on dire une fois encore - le sujet, l'individu, le socius, l'homme enfin. Il vire du clair l'obscur, du distinct au confus. Il perd son aurole, comme le raconte le pote chez Baudelaire :

    Tout l'heure, comme je traversais le boulevard, en grande hte, et que j e sautillais dans la boue, travers ce chaos mouvant o la mort arrive au galop de tous les cts la fois, mon aurole, dans un mouvement brusque, a gliss de ma tte dans la fange du macadam. Je n'ai pas eu le courage de la ramasser 1 .

    1 . Ch. Baudelaire, Petits pomes en prose , 1 862.

    70

  • x

    La perte de l'aurole chez Baudelaire pourrait avoir comme rpondant en peinture les nombreux crnes peints par Czanne, souvent seuls (

  • mot tellement czannien) : c'est--dire qu' la saisie et l'laboration par le peintre de formes et de valeurs doit succder un affrontement de l'paisseur obscure d'un rel o il s'agit la fois d'arracher et de produire ce qui est nomm sensation , mais qui ne l'est qu'en tant aussi bien conception et construction . Ce qu'on pourrait encore essayer de dire ainsi : la composition n'est plus celle du tableau, mais celle du rel (et cela vaut aussi bien pour la photo, comme cela vaudra pour le film) 1 .

    Simultanment, donc, le portrait n'a plus capter un mystre offert au fond d'un visage - et la peinture/photo 2 n'a plus saisir et interprter les j eux dlicats de la lumire et de l'ombre, des teintes et des models. Cette simultanit, d'ailleurs, doit srement tre comprise sur fond d'identit : celle d'une mimesis en quelque faon assure de l'identit

    1 . On se rfre ici ric Alliez, avec la collaboration de Jean-Clet Martin, L 'il-cerveau - nouvelles histoires de la peinture moderne, Paris, Vrin, 2007, dans la partie sur Czanne, et en particulier aux p. 4 1 5 sq.

    2. Il est remarquable que la photographie, inscription de la lumire d'abord reue comme une nouvelle manire de l'image authentique , s'est en fait trs vite comporte moins comme un enregistrement que comme une construction de l'espace et de sa lumire.

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  • et de la proprit d'un modle, fussent-elles divinement infinies dans leur teneur ultime. Dsormais au contraire la mimesis qui se sait sans modle, au lieu de reproduire se produit au sens le plus fort du mot : se porte dehors, en avant, devant soi non au sens d'une vue pose devant un regard mais au sens d'une vision qui sort du regard pour aller se former et se trouver dehors.

    C'est alors que la mimesis commence se savoir expressment sans modle, devenant au contraire son propre modle c'est--dire se modelant elle-mme (ce qui n'est pas un jeu de mots puisque modle et modeler procdent de la mme smantique du modus, la mesure sur laquelle on se rgle) .

    Si la reprsentation se modle elle-mme, si elle se reprsente (se figure, s ' interpelle, se mandate) , alors cela veut dire que c'est elle qui devient sujet : il n'y a plus de sujet de la reprsentation ni de reprsentation du sujet. C'est ainsi qu'on peut comprendre qu'un autoportrait puisse devenir le schme d'un visage trait la manire propre du peintre, ainsi que le fait par exemple Miro dans son autoportrait de 1937 :

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  • 14

    Ou bien qu'il prsente le visage comme indissociable de la manire non figurative, comme c'est le cas de l'autoportrait de Mondrian en 1 9 1 8 :

    1 5

    U ne sorte d' autoportrait de la peinture/photo elle-mme marque sans doute de manire assez importante l'histoire du por-

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  • trait dans la premire moiti ou les deux premiers tiers du :x:xe sicle. Mais aprs tout, Artemisia Gentileschi s'tait dj reprsente elle-mme en allgorie de la peinture. Il se peut que la peinture d'un portrait et le portrait de la peinture soient toujours plus ou moins secrtement lis . Cependant l'histoire du portrait en tant que tel ne s'en poursuit pas moins en continuant dvider le fil de la mimesis, et lorsque la peinture se reprsente elle-mme dtache de la figuration, alors elle s'accompagne forcment d'une mise en question de la figure humaine - ce qui veut dire aussi, ou plutt, une mise en question de la possibilit de considrer dans cette figure quelque chose comme un mystre divin, ftil, bien entendu, parfaitement profne.

    Dsormais ce n'est pas dans la ressemblance de la figure humaine que peut transparatre un mystre ou une nigme dont il faut comprendre que s'y jouent en mme temps une question de l'humain , une question de l' art et une question du mystre comme tel, c'est--dire de la possibilit d'une manifestation de l'impntrable ou de l'imprsentable - d'une me sinon d'un secret divin.

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  • XI

    C'est sur ce fond qu'il faut distinguer de manire diffrentielle le proprement contemporain qui est notre objet et auquel nous allons aboutir - le tournant du :xxe dans l'ouverture du XXIe sicle - du contemporain qui s'est dj si l'on peut dire dpos. Celui-ci pourrait tre caractris, quant au portrait, par diverses formes de surcharge de l'nigme -pour reprendre le terme que nous avons distingu du mystre. Contentons-nous de les voquer de manire elliptique, dfaut de pouvoir y consacrer ici l'tude dtaille qui , . . s ImposeraIt.

    Cette histoire se droule, bien entendu, sur le fond du dploiement de ce qu'on a nomm l'abstraction ou bien, d'une manire qui convient mieux notre propos, la nonfiguration dans laquelle se laisse dchiffrer le prolongement d'un mouvement dont la possibilit est ouverte par Czanne aussi bien que par Malevitch. La non-figuration exclut par dfinition le portrait avec et plus que tout autre genre de figuration. Il en est d'autant plus remarquable que dans ce contexte mme le portrait ait continu tre cherch.

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  • Qu' il s 'agisse de 1' abstraction ou de toutes les autres formes de dplacement, de bouleversement ou de mise en question des rfrences de la figuration traditionnelle, une exigence ou un souci du portrait fait rgulirement retour - et d'une manire singulirement insistante si on compare au portrait le paysage ou la nature morte, pour ne rien dire des scnes de toute espce. La question de la mimesis continue se poser son sujet ou travers lui, et cela alors mme que le portrait photographique pourrait sembler prendre en charge le genre : mais il ne le fait, prcisment, que de deux manires : soit en se limitant au rle documentaire du portrait, soit, l' inverse, en traitant celui-ci selon une interrogation de l'nigme du sujet, ce qui reconduit la photo prs de la peinture.

    Lorsque la demande mimtique s'adresse au cur de la mimesis, la figure humaine, en rgime de dsertion du divin d'une part et de non-figuration d'autre part, le portrait ne peut que s'exposer la dfiguration ou parfois la surfiguration. Picasso aura suffisamment suscit de commentaires sur l'inhumanit de ses figures humaines pour qu'il soit utile d'y revenir. Quant la surfigu-

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  • ration, on peut la trouver dans l'hyperralisme sous ses diverses variantes : la peinture d'aprs photo ou bien l' image surcode de la publicit veulent convaincre de l'annulation de toute subjectivit ou de toute prsence dans l'excroissance envahissante de son paratre.

    En 19 1 1 , Duchamp peint un tableau dont le titre est loquent : Yvonne et Madeleine dchiquetes.

    1 6

    Les dchiquetages , dcompositions, dconstructions, dfigurations de la figure humaine et donc du portrait se poursuivront comme on le sait travers l'histoire du xxe sicle qu'il est inutile de rappeler ici. Ce qui importe dans cette histoire est la conjonction - par convergences, paralllismes ou croisements - de transformations et de boule-

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  • versements qui traversent la civilisation europenne cornIlle telle et qu'il est presque impossible de rpartir en domaines supposs distincts tels que 1' esthtique , la politique ou la philosophie . C'est du rapport du sujet lui-mme qu'il s'agit, sous toutes les faces qu'il peut offrir (sociale, symbolique, psychique, sensitive, etc.) et par consquent c'est de la figure aussi qu'il s'agit en toutes ses significations. La visibilit d'un visage, l'piphanie d'une conscience ou d'un esprit , le faonnement et la fiction de modles : tout est pris dans un maelstrom au cur et au creux duquel disparat l' ide mme de ce qu'on pourrait appeler, en se servant cl' expressions de Freud, l' idal du moi aussi bien que le moi idal 1 .

    En introduisant ces notions, Freud reprsente en outre l' intersection de toutes les lignes de force qui traversent le sujet humain dont il dclare qu'il a subi dans l'ge moderne trois blessures narcissiques qui portent les noms de Copernic (fin du gocentrisme) , de

    1 . Cf Sigmund Freud, Une difficult de la psychanalyse, dans Essais de psychanalyse applique, tr. fr. M. Bonaparte et E. Marty, Paris, Gallimard, 1 933.

    79

  • Darwin (provenance anirnale de l'homme) et de Freud lui-mme (troitesse et faiblesse de la conscience) . Mais il ne suffit pas d'en rester ce qu'il nomme dans le mme texte l'illusion du narcissisme . Dans l'effondrement de la possibilit d'un face--face de 1 ' auto se dessine - c'est le cas de le dire - un autre enjeu, qui est celui d'un renouvellement profond de ce qui avait toujours fait mystre, nigme ou secret au sein du mme en tant que reconnaissance de soi. L'autre dont nous avons dit qu'il avait t le divin fictionn dans la mimesis du corps-visage humain se fait maintenant connatre (si on peut employer ce mot) simultanment comme dpourvu des caractres d'un tre essentiel, voire suprme (tel que le dieu avait pu tre conu en rgime monothiste, c'est--dire aussi tendanciellement aniconique) et comme porteur d'un mystre en dfinitive plus mystrieux, plus insondable et par consquent aussi plus exigeant, voire plus intraitable (plus inhumain . . . ) pour le dsir qui cherche une face regarder.

    La peinture et la photographie s'engagent ainsi dans une exploration dont ni la psychanalyse ni mme, en toute rigueur, la philosophie ne sont capables. Ce qui se joue avec

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  • l'autre portrait dans l'exercice duquel on est entr, c'est en effet un retrait de l'autre et donc un retrait du portrait (dans le portrait mme ) . Une Tte dotage de Fautrier, peinte en 1945, peut tre ici propose comme emblme :

    17

    ct de toutes les analyses ncessaires et connues de cette srie d' uvres de Fautrier - et d'autres uvres d'autres peintres ou photographes de la mme priode, par exemple cette Solitude d'Andr Kertesz -

    1 8

    8 1

  • il fut, bien entendu, interroger la trs remarquable insistance d'une figure humaine qui non seulement persiste et insiste jusque dans son effacement, son loignement et son brouillage, mais qui demande encore - c'est--dire nouveau, neuf- de trouver un regard pour lequel et par lequel elle ne soit ni raidie en idal ni plonge dans un rel pais mais reconnue pour ce qu'elle porte - ou qui la porte - d'autre que l'identit accomplie d'une forme close sur soi.

    Dans un article de 1 929 intitul La Figure humaine 1 , Bataille avait pu crire qu'il convenait de rduire l'apparition du moi celle d'une mouche sur le nez d'un orateur . On ne pouvait mieux rsumer une situation qui ne peut tre qualifie de crise mais seulement de trans-formation intgrale des donnes d'une culture et des repres d'un monde. Mais si la trans-formation ou la

    1 . Dans uvres compltes, t. I, Paris, Gallimard, 1 970, p. 1 8 1 - 1 85 . Georges Didi-Huberman a donn cet article une place dterminante dans son livre au titre et au contenu particulirement suggestifs pour notre propos : La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1 995 .

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  • mtamorphose des formes 1 ouvre la possibilit de l'in-forme, elle n'en engage pas avec moins de force le dsir - non de re-former mais de fouiller l 'informe au nom d'une figure qui ne saurait s 'absenter absolument de notre monde }) 2. Dans la dfiguration se cherche une transfiguration qui certes ne doit rien la valeur religieuse o, le plus souvent, ce mot est retenu captif, mais qui signale l'clat d'une prsence surprise dans l'absence, d'un passage, d'un rve o se fit reconnatre non pas la ralisation d'un souhait mais le rel d'un dsir en acte. Par exemple celui de Jackson Pollock peignant Portrait et un rve.

    1 9

    Il faut penser que lorsque les figures divines sont entirement effces, lorsque les

    1 . G. Didi-Huberman, La Ressemblance informe . . . , op. rit. , p. 1 67 sq.

    2. Ibid. , p. 1 67.

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  • arts ne peuvent plus orienter la reprsentation sur une gloire mythologique - qu'elle soit religieuse, hroque, historique ou morale - la figure humaine qui avait acueilli l'tranget glorieuse demande obstinment une autre reconnaissance de l'altrit qu'elle se sent porter et sans laquelle - ft-elle prive de gloire, indchiffrable, impntrable - elle ne peut toucher au minimum d'ipsit qu'il faut pour exister. Comme l'crivait en 1 992 Alain Buisine propos de la persistance du portrait (et plus particulirement chez De Kooning) : Il n'y a ni abandon de la figure ni retour de la figure, simplement persistance de l'inaugurale vision - vision qui est celle que De Kooning lui-mme appelle a glimpse, une vision fugitive, floue, latrale . Et Alain Buisine conclut : Peut-tre est -ce j ustemen t cela un visage quand nous le dcouvrons dans sa vrit : une impression aussi fugace que tenace 1 .

    1 . Alain Buisine, L'indfigurable mme , dans Le Portrait dans l'art contemporain - 1945-1992, catalogue de l'exposition organise sous ce titre par le Muse d'art moderne et d'art contemporain de Nice en 1 992, p. 36. Ce catalogue constitue au demeurant un excellent ouvrage de rfrence pour la priode indique.

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  • XII

    Le moment et le mouvement de la dfiguration - pour faire de ce mot un rsum - se sont poursuivis, se poursuivent devant nous 1 sur des modes divers mais dont on peut penser qu'ils ont en commun quelque chose d'une trans-figuration au sens que je viens d'esquisser : un passage, une fugacit et une incertitude, la fragilit d'un effleurement ou d'une allusion. Le portrait ne cherche pas capter l'identit d'une figure - ni dans une figure : il laisse plutt s'approcher puis s'loigner quelque chose o il s'agit moins d'identit que de prsence au sens o celle-ci ne s'identifie pas la pure position, l'tre-ici dment repr, assign sa place, mais d'une faon tout autre se prsente, s'avance et parat dans une actualit qui ne peut tre dpose et fixe. Le portrait reste immobile, assurment - et mme le mouvement d'une camra vido ne le distrait pas du retrait dans lequel il se tient en somme par

    1. Bien entendu, et malgr l'indication donne plus haut sur l'enjambement du xxe au XXIe sicle, il ne peut pas y avoir de simple succession. Tout commence et tout se poursuit avant et aprs des repres qui restent approximatifs.

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  • dfinition - et pourtant cette statique s'avre essentiellement dynamique et mme fuyante, fluide ou volatile.

    Si 1' autre - c'est--dire celle/celui dont on cherche l'image - se retire dans le portrait, dans son portrait, c'est moins pour abriter au fond de ce retrait le secret d'une identit mystrieuse et fascinante que pour partager avec nous, qui le regardons, l'tranget qui n'est la sienne qu'en tant aussi bien la ntre.

    20

    Deux dimensions particulires se laissent deviner. D'une part le portrait s'accepte plus ostensiblement en tant que portrait - d'autre part nous y cherchons moins une mmet, ou une identit, qu'une altrit ou une altration de l' identique.

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  • Que le portrait s'accepte plus visiblement en tant que tel, cela tient au fait qu'il s 'est dbarrass aussi bien des exigences extrinsques de la figuration (la manifestation d'un rle, d'un pouvoir, etc.) que de celles de la ressemblance : nous avons compris de manire explicite ce que les arts visuels avaient de toujours intimement su, c'est--dire que la mimesis, mme lorsqu'elle renvoie un modle, ne cherche pas l'imitation de la morphologie (de la morph, qui est la forme des contours) mais celle de la forme intrieure , de 1' me du modle, forme qui se nomme idea 1 . L' ide n'est pas une notion ni un concept, c'est la forme visible (idea appartient au lexique grec de la vision) de cela qui n'est pas d'abord donn comme apparence. De cela, donc, qui se donne bien plutt comme le paratre - non l'apparatre ou le sembler, mais le venir-en-prsence, le se-montrer. L'image dans sa valeur vritable n'est pas une illusion mais ce n'est pas non plus une simple pr-, , sence : c est une venue, c est un mouvement, une avance ou une monte depuis le fond.

    1. Cf le livre homonyme d'Erwin Panofsky, Idea. Contribution l'histoire du concept de l'ancienne thorie de l'art, tr. Fr. H. Joly, Paris, Gallimard, 1983.

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  • Nous savons cela de manire plus sensible, plus palpable en quelque sorte - ce qui ne veut pas dire que l'art ait jamais pu l'ignorer : tous les traits des arts d'aujourd'hui ont aussi travaill les arts de jadis, mais selon d'autres variations, d'autres modulations. Aujourd'hui est en jeu un dplacement du sujet auquel le portrait est clou : la question du portrait contemporain est la question d'un sujet qui ne peut plus tre celui d'une certitude de soi, ni d'un humanisme recueillant dans l'homme les proprits divines.

    Il ne s'agit pas non plus de s 'en prendre 1' homme mais plutt de se demander comment la face humaine et la persistance de la ressemblance (ce qui l'assemble) [ . . . ] se maintiennent dans ce qui ferait voler en clats , . Il h " 1 '" n Importe que e autre c ose r .

    Car il s'agit d'une chose : le portrait propose et en un sens dpose devant nous quelque chose qui n'est pas un objet mais qui n'est pas non plus la pure clipse par laquelle un sujet ne cesse de disparatre dans son

    1. J.-L. Schefer, Figures peintes, op. cit. , p. 321 . Ce qui suit propos du narcissisme est aussi redevable cette partie du livre.

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  • appannon mme - (cette clipse qui peut avoir lieu comme une parole, un geste, un coup d' il) . Le portrait propose une apparition de la disparition : il la retient en mme temps qu'il se soumet elle. C'est pourquoi il n'a en dfinitive que peu voir avec le narcissisme au sens courant et psychologique du terme. Narcisse doit tre ici compris comme celui qui voit paratre dans l'eau - dans la profondeur incertaine et mobile -une image qui reproduit ses gestes, qui lui plat et l'attire mais qui n'est pas lui-mme. Il s 'apparat sans se reconnatre et s 'il se reconnat il ne s'apparat plus : il s'est retir dans son portrait.

    Le portrait forme l'assemblage de l'apparition et de la disparition, le suspens entre les deux d'une image qui se tient au lieu de l'clipse, qui en prsente l'vnement, le passage. J ean-Michel Alberola a pu dclarer : C'est Courbet qui a invent l'auto-portrait moderne, o il est seul avec sa folie, tandis que Poussin s'est reprsent au milieu de l'histoire, au milieu d'autres tableaux 1 .

    1 . Dans A rt absolument, n 8, printemps 2004, p . 54.

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  • Il est vrai que la solitude et l 'clipse du sujet peuvent concider avec un comble de narcissisme ou d'identification littrale comme lorsque Marc Quinn excute son autoportrait avec son propre sang congel. Mais la littralit du propre sang doit aussi bien tre comprise sur un mode ironique : le vrai sang n'assure pas plus 1' authenticit de l'image que ne le fit jamais aucun Saint Suaire.

    2 1

    XIII

    Il n'y a plus d' authenticit qui ne soit mise en suspens, distance ou en doute. Pour le dire avec les termes de I-Ieidegger :

    90

  • L'existence authentique n'est pas quelque chose qui flotte au-dessus de la quotidiennet [ . . . ] : elle n'est qu'une saisie modifie de celle-ci 1 . L'excellence de la mimesis n'est plus dans la ressemblance ni du soi lui-mme , ni de ce soi moi qui le regarde : elle est bien plutt dans une forme d'interpellation du regardeur qui se trouve invit se comporter en sujet de son regard, ainsi que l'crit Max lndahl : Le spectateur contemplant l'image est provoqu un acte d'tre-soi-mme, en fait ne rechercher son Je qu'en lui-mme 2 . Cette formule ne veut pas caractriser le seul rapport au portrait dans l'art contemporain, mais c'est avec le portrait qu'elle trouve - sans aucun hasard -sa rsonance la plus forte.

    Rineke Dijkstra nous montre Ruth dessinant d'aprs Picasso et ce portrait d'une colire en train de s 'appliquer reprsenter une reprsentation nous provoque reproduire

    1 . M. Heidegger, tre et Temps, 38 (je traduis) . Je laisse ici de ct toutes les analyses ncessaires de cette formule ; j 'en ai prsent une partie dans La dcision d'existence , Une pense finie, Paris, Galile, 1 990.

    2. Max Indahl, Reflexion Theorie Methode, Francfort, Suhrkamp, 1 996, p. 4 1 8.

    9 1

  • involontairement la moue crispe de l'attention soigneuse en mme temps qu' prouver la tension et l'application tout ensemble inquites, maladroites, naves et convaincues de ce moment d'apprentissage.

    22

    En mme temps, Ruth n'est identifie que par un prnom qui confine donc un anonymat lui-mme accentu par la sage tenue de collgienne. L'anonymat et la banalit sont devenus en quelque sorte une dimension tendanciellement essentielle du portrait, ds lors que celui-ci a moins affaire la ressemblance morphologique qu' une vraie semblance 1 ou une vrai-semblance qui serait manifestation, apparatre de la forme essentielle - 1' ide -

    1 . Cf Ph. Lacoue-Labarthe, La Vraie Semblance, Paris, Galile, 2008.

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  • essentielle toutefois non au sens d'une proprit ontologique mais au contraire en tant que sens existentiel du passage d'un sujet qui jamais ne s'installe mais qui passe et, en passant, fait signe. Sujet commun l , non identifiable au sens d'une personne mais au sens d'une identit singulire prise dans la pluralit, la diversit et l'appartenance communes, l'interdpendance des uns et des autres travers laquelle circule, se partage et se diffracte l'tranget familire de ce qui semble hsiter entre sujet et objet, entre prsence et absence.

    L'autre portrait est autre que le portrait qui procde de l'identit prsuppose dont il s'agit de restituer l'apparence. Il procde au contraire d'une identit peine suppose, plutt voque dans son retrait. Ce retrait assume l'altrit dans ce qu'on peut nommer son absolue distinction, son dtachement infini par rapport toute identification aux deux sens du mot : identit soi et identit d'un soi l'autre soi. L'identification ne peut tre ni pose, ni prsuppose, ni mme d-

    1 . Relvent, bien sr, de cette catgorie les images de ce que Georges Didi-Huberman nomme Peuples exposs, peuples exposants, Paris, Minuit, 201 3.

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  • duite ou conclue : elle reste lointaine, flottante, la fois partage et fuyante.

    23

    L o la mimesis captait la manifestation d'un mystre divin de la figure humaine, la trans-figuration se proccupe d'un visage infiniment retir, absent au sein de sa propre prsence - sans toutefois que l'on considre la prsence (nulle prsence et donc non plus la prsence qu'est l' uvre d'art) comme un donn, comme quelque chose de compltement adhrent soi 1 .

    Dans ces conditions, le portrait n'est la reprsentation du mme que l'autre est en lui-mme qu' la condition d'tre la prsenta-

    1 . Alfonso Cariolato, Figure, aspect, rythme , dans La Figure dans l'art, Antibes, Muse Picasso/Bordeaux, William Blake & Co, 2005, p. 70.

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  • tion de l'autre que cet autre est non seulement pour moi mais aussi bien en soi et pour luimme. Une mmet suppose une altrit. Se rnontrant autre, l'autre se retire au fond de son portrait : i l s'absente dans son rapport soi qui, d'un mme mouvement, le fait autre et mme pour nous et pour lui.

    Le Portrait de Nick Wilder par David Hockney fait reculer le sujet du portrait en le plongeant dans une piscine et en le laissant isol, comme perdu au milieu d'un environnement la fois luxueux et froid.

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    Le torse, coup par le plan d'eau dont les reflets reoivent tous les soins du peintre, correspond bien . la dcoupe classique d'un por-

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  • trait tandis que l'ovale de la pISCIne et les nombreux rectangles et carrs du btiment peuvent rappeler des cadres classiques. La lumire est plutt prsente l 'arrire-plan et le visage reste peu clair cependant que dans l'eau s'esquisse et se perd un reHet qui pourrait tre la noyade du portrait. Mais le personnage observe la pose requise et regarde de manire trs directe le regard - celui du peintre, le ntre - qui joue le placer au centre d'un tableau dont il pourrait sans grand dommage rester absent.

    D'une formule on pourrait dire : le portrait eut reprsenter l'irreprsentable de la face, il doit maintenant tmoigner du passage, de l'vanouissement, de l'incertitude d'une figure dont en mme temps il atteste la hantise, l'attente, le dsir,

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  • ou bien le Bottement, la Buidit et la noyade au fond de soi 1 .

    26

    1. Ce Narciso d'Oscar Mufioz (n 26) est un portrait trac au charbon sur l'eau d'un lavabo et disparaissant dans l'coulement une fois la bonde ouverte.

  • CODA I

    Qu'on dsigne l'enjeu du portrait comme l'irreprsentable de la face, comme la d- ou trans-figuration de la figure, ou bien comme le glissement indtermin d'un visage peine aperu, ces modes divers gardent entre eux le lien de ce qui fit du portrait l'absolu de l' image 1 . L' absolu dsigne ce qui est dtach, ab-solutum, de tout. L'image dtache de tout est l'image qui ne se laisse pas rattacher une rfrence morphologique - un modle - mais qui offre l' ide - pour le redire encore, la forme vraie, la venue en prsence d'un trait ou d'un clat dont l'incision ou la clart proviennent de trs loin, trs au-dessus de l'existence ordinaire pour le dire avec Yves Bonnefoy voquant la manire des portraits de Giacometti : la transe

    1 . J .-Ch. Bailly, Le Champ mimtique, op. cit. , p. 45.

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  • que faisait natre sa grande intention fivreuse de faire exister le modle, de le faire "tenir" dans l'tre - et tout de mme alors peu prs autant au-dessus de l'existence ordinaire 1 .

    Cette transe, on comprend que Bonnefoy en trouve le motif dans le dessin posment, imperturbablement agit de Giacometti, dans cette multiplication des traces, des raies, des touches, des stries au milieu de la pluie desquelles un visage s'avance et se retire en somme du mme trait, du trait de son porlre-trait. Comme l'crivait Merleau-Ponty dans un tout

    , . , autre contexte, apres tout un vIsage n est qu'ombres, lumires et couleurs 2 . Ce qui veut dire qu'un visage est un jeu mobile de reflets et d'aspects, une essentielle instabilit

    1 . Yves Bonnefoy, Remarques sur le regard, Paris, Cal mann-Lvy, 2002, p. 122. Bonnefoy est en train d'opposer Giacometti Picasso qui, crit-il, craignait, en peinture en tout cas, de soutenir les regards alors que, si d'aventure il avait voulu faire le portrait de Giacometti, ce dernier immobilis n'et pas cess de fixer les yeux sur lui . En sens inverse, Giacometti sans doute n'a pas dsir faire le portrait de Picasso par rpugnance affronter un regard qui, sceptique, vif, rapide, un regard de prdateur [qui] ne se serait pas laiss capter par la transe . . . .

    2. Maurice Merleau-Ponty, Note sur Machiavel , Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 268.

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  • toujours en train de s'effcer ou de se transformer.

    Cette instabilit essentielle quivaut l'absence d'une essence, l'absence ou au drobement incessant d'une substance stable, permanente et pose en soi. Ce drobement de l'essence se nomme existence. Ce que le portrait dchiffre en gnral, mais plus singulirement dans ses versions contemporaines, c'est la vrit de l'existence ou l'existence en tant que vrit. L'ex-istence, c'est--dire l'tredehors, l'tre hors-de-soi, le passer qui littralement ne reprsente rien, n' imite rien sinon prcisment le fait mme de passer, de venir et de partir, d'approcher et de s'loigner interminablement, de se laisser reconnatre et de se faire mconnatre pour l'inimitable,

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  • l'indcelable, l'indchiffrable qu'il est et qui ne cesse de se dchiffrer (au risque de se dchirer) en portraits toujours autres.

    CODA II

    En mme temps, d'un mme mouvement pourrait-on dire, le portrait s'loigne et se rapproche de lui-mme.