11
Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeck Date : 20/6/2007 16h34 Page 5/414 Philippe Claudel Le rapport de Brodeck roman Stock

Philippe Claudel - fnac-static.com · 2007. 8. 30. · Philippe Claudel LerapportdeBrodeck roman Stock. Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeck Date : 20/6/2007 16h34

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Philippe Claudel - fnac-static.com · 2007. 8. 30. · Philippe Claudel LerapportdeBrodeck roman Stock. Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeck Date : 20/6/2007 16h34

Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeckDate : 20/6/2007 16h34 Page 5/414

Philippe Claudel

Le rapport de Brodeckroman

Stock

Page 2: Philippe Claudel - fnac-static.com · 2007. 8. 30. · Philippe Claudel LerapportdeBrodeck roman Stock. Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeck Date : 20/6/2007 16h34

Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeckDate : 20/6/2007 16h34 Page 9/414

« Je ne suis rien, je le sais,mais je compose mon rien

avec un petit morceau de tout. »

Victor HUGO, Le Rhin

Page 3: Philippe Claudel - fnac-static.com · 2007. 8. 30. · Philippe Claudel LerapportdeBrodeck roman Stock. Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeck Date : 20/6/2007 16h34

Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeckDate : 20/6/2007 16h34 Page 11/414

I

Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien.Je tiens à le dire. Il faut que tout le monde le

sache.Moi je n’ai rien fait, et lorsque j’ai su ce qui

venait de se passer, j’aurais aimé ne jamais enparler, ligoter ma mémoire, la tenir bien serréedans ses liens de façon à ce qu’elle demeuretranquille comme une fouine dans une nasse defer.Mais les autres m’ont forcé : « Toi, tu sais

écrire, m’ont-ils dit, tu as fait des études. » J’airépondu que c’étaient de toutes petites études,des études même pas terminées d’ailleurs, et quine m’ont pas laissé un grand souvenir. Ils n’ontrien voulu savoir : « Tu sais écrire, tu sais lesmots, et comment on les utilise, et commentaussi ils peuvent dire les choses. Ça suffira.Nous on ne sait pas faire cela. On s’embrouille-rait, mais toi, tu diras, et alors ils te croiront. Eten plus, tu as la machine. »

11

Page 4: Philippe Claudel - fnac-static.com · 2007. 8. 30. · Philippe Claudel LerapportdeBrodeck roman Stock. Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeck Date : 20/6/2007 16h34

Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeckDate : 20/6/2007 16h34 Page 12/414

La machine, elle est très vieille. Plusieurs deses touches sont cassées. Je n’ai rien pour laréparer. Elle est capricieuse. Elle est éreintée. Illui arrive de se bloquer sans m’avertir comme sielle se cabrait. Mais cela, je ne l’ai pas dit car jen’avais pas envie de finir comme l’Anderer.Ne me demandez pas son nom, on ne l’a

jamais su. Très vite les gens l’ont appelé avecdes expressions inventées de toutes pièces dansle dialecte et que je traduis : Vollaugä – Yeuxpleins – en raison de son regard qui lui sortaitun peu du visage ; De Murmelnër – le Murmu-rant – car il parlait très peu et toujours d’unepetite voix qu’on aurait dit un souffle ; Mondlich– Lunaire – à cause de son air d’être chez noustout en n’y étant pas ; Gekamdörhin – celui quiest venu de là-bas.Mais pour moi, il a toujours été De Anderer

– l’Autre –, peut-être parce qu’en plus d’arriverde nulle part, il était différent, et cela, je connais-sais bien : parfois même, je dois l’avouer, j’avaisl’impression que lui, c’était un peu moi.Son véritable nom, aucun d’entre nous ne le

lui a jamais demandé, à part le Maire une foispeut-être, mais il n’a pas, je crois, obtenu deréponse. Maintenant, on ne saura plus. C’esttrop tard et c’est sans doute mieux ainsi. Lavérité, ça peut couper les mains et laisser desentailles à ne plus pouvoir vivre avec, et la plu-part d’entre nous, ce qu’on veut, c’est vivre. Lemoins douloureusement possible. C’est humain.

12

Page 5: Philippe Claudel - fnac-static.com · 2007. 8. 30. · Philippe Claudel LerapportdeBrodeck roman Stock. Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeck Date : 20/6/2007 16h34

Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeckDate : 20/6/2007 16h34 Page 13/414

Je suis certain que vous seriez comme nous sivous aviez connu la guerre, ce qu’elle a fait ici,et surtout ce qui a suivi la guerre, ces semaineset ces quelques mois, notamment les derniers,durant lesquels cet homme est arrivé dans notrevillage, et s’y est installé, comme ça, d’un coup.Pourquoi avoir choisi notre village ? Il y en atellement des villages sur les contreforts de lamontagne, posés entre les forêts comme desœufs dans des nids, et beaucoup qui ressemblentau nôtre. Pourquoi avoir choisi justement lenôtre, qui est si loin de tout, qui est perdu ?Tout ce que je raconte, le moment où ils ont dit

qu’ils voulaient que ce soit moi, ça s’est passé àl’auberge Schloss, il y a environ trois mois. Justeaprès… juste après le… je ne sais pas commentdire, disons l’événement, ou le drame, ou l’inci-dent. À moins que je dise l’Ereigniës. Ereigniës,c’est un mot curieux, plein de brumes, fantoma-tique, et qui signifie à peu près « la chose qui s’estpassée ». C’est peut-être mieux de dire cela avecun terme pris dans le dialecte, qui est une languesans en être une, mais qui épouse si parfaitementles peaux, les souffles et les âmes de ceux quihabitent ici. L’Ereigniës, pour qualifier l’inquali-fiable. Oui, je dirai l’Ereigniës.Cela venait donc de se produire. À l’exception

de deux ou trois vieillards demeurés près deleurs fourneaux, et sans doute du curé Peiperqui devait cuver sa prune quelque part dans sapetite église aux murs larges comme l’envergure

13

Page 6: Philippe Claudel - fnac-static.com · 2007. 8. 30. · Philippe Claudel LerapportdeBrodeck roman Stock. Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeck Date : 20/6/2007 16h34

Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeckDate : 20/6/2007 16h34 Page 14/414

d’un aigle, tous les hommes étaient là, dans l’au-berge qui est comme une grosse caverne un peusombre, étouffée de fumée de tabac et de fuméed’âtre, hébétés, assommés par ce qui venait de sepasser, et dans le même temps, comment dire,soulagés, parce qu’il fallait bien que ça se ter-mine, d’une façon ou d’une autre. On n’en pou-vait plus, vous savez.Chacun était comme replié dans son silence,

même si à presque quarante personnes dans l’au-berge, on se trouvait serrés comme des joncs desaule dans un fagot, à s’étrangler, à sentir lesodeurs des autres, leurs haleines, leurs pieds, lapoisse âcre de leur sueur, de leurs vêtementshumides, de vieille laine et de drap, frottés depoussière, de forêt, de fumier, de paille, de vin etde bière, surtout de vin. Ce n’est pas que les unset les autres étaient saouls, non, ce serait tropfacile l’excuse de l’ivresse. On gommerait d’uncoup toute atrocité. Trop simple. Beaucoup tropsimple. Je vais essayer de ne pas réduire ce quiest très difficile, et complexe. Je vais essayer. Jene promets pas que j’y arriverai.Que l’on me comprenne bien, je le redis, moi,

j’aurais pu me taire, mais ils m’ont demandé deraconter, et quand ils m’ont demandé cela, laplupart avaient les poings fermés ou les mainsdans les poches, que j’imaginais serrées autourdes manches de leurs couteaux, ceux-là mêmesqui venaient juste de…Il ne faut pas que j’aille trop vite, mais c’est

14

Page 7: Philippe Claudel - fnac-static.com · 2007. 8. 30. · Philippe Claudel LerapportdeBrodeck roman Stock. Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeck Date : 20/6/2007 16h34

Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeckDate : 20/6/2007 16h34 Page 15/414

difficile parce que je sens maintenant dans mondos des choses, des mouvements, des bruits, desregards. Depuis quelques jours, je me demandesi je ne me change pas peu à peu en gibier, avectoute une battue à mes trousses et des chiens quireniflent. Je me sens épié, traqué, surveillé,comme si toujours désormais il y avait quel-qu’un derrière mon épaule pour saisir le moindrede mes gestes et lire dans mon cerveau.J’y reviendrai sur ce à quoi les couteaux ont

servi. Forcément j’y reviendrai. Ce que je voulaisdire, c’est que refuser ce qu’on vous demande,dans cette humeur si particulière où tout lemonde a encore la tête pleine de sauvagerie etd’idées de sang, ce n’est pas possible, et c’estmême très dangereux. Donc, j’ai accepté, bienmalgré moi. Je me suis simplement trouvé dansl’auberge, au mauvais moment, quelques minutesaprès l’Ereigniës, à ce moment de stupeur qui estun moment de bascule et d’indécision, où l’on seraccrochera au premier qui ouvrira la porte, soitpour en faire un sauveur, soit pour le tailler enpièces.L’auberge Schloss est le plus gros café de notre

village, qui en compte cinq autres ainsi qu’unbureau de poste, une mercerie, une quincaillerie,une boucherie, une épicerie, une triperie, uneécole, une annexe d’un office notarial de S., salecomme une écurie, et sur laquelle règnent les lor-gnons séniles de Siegfried Knopf, qu’on appellemaître même s’il n’est que clerc, et le petit bureau

15

Page 8: Philippe Claudel - fnac-static.com · 2007. 8. 30. · Philippe Claudel LerapportdeBrodeck roman Stock. Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeck Date : 20/6/2007 16h34

Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeckDate : 20/6/2007 16h34 Page 16/414

de Jenkins, qui tenait le rôle du policier mais quiest mort à la guerre. Je me souviens que lorsqueJenkins est parti, le premier, lui qui d’ordinairene souriait jamais serrait ce jour-là les mains detous en riant, comme s’il se rendait à son propremariage. Personne ne le reconnaissait. Quand il atourné le coin de la scierie Möberschwein, il afait de grands gestes de la main et a lancé sacasquette en l’air, pour un adieu joyeux. On nel’a plus jamais revu. Il n’a jamais été remplacé.Les volets de son petit bureau sont rabattus. Unpeu de mousse scelle désormais le seuil. La porteest fermée à clé, et je ne sais pas qui a cette clé. Jen’ai jamais demandé. J’ai appris à ne pas tropposer de questions. J’ai aussi appris à me parerde la couleur des murs et de celle de la poussièredes rues. Ce n’est guère difficile. Je ne ressembleà rien.L’auberge Schloss fait un peu épicerie lorsque

celle tenue par la veuve Bernarht clôt son rideaude fer une fois le soleil couché. C’est égalementle plus fréquenté des cafés. Elle possède deuxsalles : la grande, celle du devant, murs de boisnoirci, plancher recouvert de sciure, et danslaquelle on tombe presque quand on entre car ilfaut descendre deux marches raides, taillées àmême le grès, et creusées en courbe en leurmilieu par les semelles de milliers de buveursqui se sont succédé là. Et puis la petite, qui estsur le derrière, que je n’ai jamais vue. Elle estséparée de la première par une élégante porte en

16

Page 9: Philippe Claudel - fnac-static.com · 2007. 8. 30. · Philippe Claudel LerapportdeBrodeck roman Stock. Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeck Date : 20/6/2007 16h34

Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeckDate : 20/6/2007 16h34 Page 17/414

mélèze sur laquelle est gravée une date, 1812. Lapetite salle est réservée à quelques-uns qui s’yréunissent une fois par semaine, le mardi soir, etboivent, et fument du tabac de leurs champsdans des pipes en porcelaine au tuyau chan-tourné, et des mauvais cigares fabriqués on nesait où. Ils se sont même donné un nom, DeErweckens’Bruderschaf, ce qui signifie à peuprès « la confrérie de l’Éveil ». C’est un drôle denom pour une drôle de confrérie. On ne saitpas au juste quand elle fut créée, ni quel est sonbut, ni comment on y entre, ni qui en fait partie,les gros fermiers sans doute, peut-être maîtreKnopf, Schloss lui-même, et le Maire bien sûr,Hans Orschwir, qui est celui qui possède le plusde biens par ici. On ne sait pas non plus ce qu’ilsfabriquent ni ce qu’ils se disent quand ils seretrouvent. Certains racontent que se prennentlà des décisions essentielles, que se scellent despactes étranges, des promesses. D’autres lessoupçonnent simplement de s’arroser la gorged’eau-de-vie, de jouer aux dames ou aux cartestout en fumant et en plaisantant. Il y en a aussiqui prétendent avoir entendu de la musique sor-tir de dessous la porte. Peut-être que Diodèmel’instituteur savait la vérité, lui qui fouillait par-tout, dans les papiers et dans la tête des gens, etqui avait tellement soif de savoir les choses etleurs revers. Mais le pauvre hélas n’est plus làdésormais pour en parler.À l’auberge Schloss, je n’y viens presque

17

Page 10: Philippe Claudel - fnac-static.com · 2007. 8. 30. · Philippe Claudel LerapportdeBrodeck roman Stock. Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeck Date : 20/6/2007 16h34

Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeckDate : 20/6/2007 16h34 Page 18/414

jamais, parce que, je dois bien l’avouer, DieterSchloss me met mal à l’aise avec son regard detaupe sournoise, son front toujours suintantsous son crâne sans cheveu et tout rose, sesdents brunes qui sentent le pansement sale. Etpuis, l’autre raison, c’est que depuis que je suisrevenu de la guerre, je ne recherche pas lacompagnie des hommes. Je me suis habitué à masolitude.Le soir de l’Ereigniës, c’est la vieille Fédorine

qui m’avait envoyé à l’auberge chercher le beurrequi manquait. Elle voulait faire de petits sablés.D’ordinaire, c’est elle qui va quérir les provisions.Mais ce sinistre soir, ma Poupchette gardait le litavec une mauvaise fièvre, et Fédorine était à sonchevet à lui conter l’histoire de Bilissi le pauvretailleur, tandis qu’Emélia, ma femme, fredonnaitprès d’elles très doucement l’air de sa chanson.Depuis, j’y ai beaucoup songé à ce beurre, ce

petit morceau de beurre qui faisait défaut dans legarde-manger. On ne se rend jamais trop comptecombien le cours d’une vie peut dépendre dechoses insignifiantes, un morceau de beurre, unsentier que l’on délaisse au profit d’un autre, uneombre que l’on suit ou que l’on fuit, un merleque l’on choisit de tuer avec un peu de plomb,ou bien d’épargner.Poupchette écoutait de ses beaux yeux trop

brillants la voix de la vieille que j’avais moi-même entendue jadis, venant de la même bouche,la même bouche plus jeune, mais à laquelle il

18

Page 11: Philippe Claudel - fnac-static.com · 2007. 8. 30. · Philippe Claudel LerapportdeBrodeck roman Stock. Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeck Date : 20/6/2007 16h34

Dossier : stock205745_3b2 Document : LeRapportBrodeckDate : 20/6/2007 16h34 Page 19/414

manquait déjà des dents. Poupchette m’a regardéavec ses petites billes noires chauffées de fièvre.Ses joues avaient la couleur des airelles. Elle m’asouri, a tendu vers moi ses mains qu’elle a faitbattre dans l’air tandis qu’elle gazouillait commeun poussin de canard : « Papa, reviens mon papa,reviens ! »Je suis sorti avec dans mon oreille la musique

de mon enfant et les paroles murmurées parFédorine :«Bilissi aperçut devant le pas de sa chaumière

trois chevaliers aux armures blanchies de temps.Tous trois tenaient une lance rousse et un écud’argent. On ne voyait pas leurs visages ni mêmeleurs regards. C’est ainsi bien souvent quand il estbien trop tard. »