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Rencontre de Lisbonne Compte rendu des débats du 21 juin 2011 Powerpoint : un logiciel qui rend stupide ? WORKING PAPER n° 57 Juillet 2011 Avec Franck FROMMER, auteur de La pensée Powerpoint Nicolas LIOLIAKIS, associé senior, Bain & Company

Powerpoint : un logiciel qui rend stupide

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Rencontre de Lisbonne Compte rendu des débats du 21 juin 2011

Powerpoint : un logiciel qui rend stupide ?

WORKING PAPER n° 57Juillet 2011

Avec Franck FROMMER, auteur de La pensée PowerpointNicolas LIOLIAKIS, associé senior, Bain & Company

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Powerpoint : un logiciel qui rend stupide ?

Compte rendu de la Rencontre de Lisbonne du 21 juin 2011

F rédéric Monlouis-Félicité introduit cette rencontre de Lisbonne en expliquant qu’elle est la première d’un cycle portant sur la nou-

velle critique de l’entreprise. La critique traditionnelle de l’entreprise comme lieu d’aliénation et d’exploita-tion de l’homme, critique de type marxiste, se trouve effectivement revivifiée par des philosophes, des sociologues, des créateurs, voire par les artisans de ce que l’on peut appeler la « dérision branchée ». Il s’agit donc de mettre face à face des dirigeants et les porteurs de cette critique, afin de mieux comprendre comment celle-ci s’énonce et s’incarne. Cette compré-hension sera utile soit pour renouveler l’argumentaire que les entreprises opposent à ceux qui les critiquent, soit pour faire évoluer certaines de leurs pratiques.

Cette séance sera consacrée au logiciel Powerpoint qui, depuis sa naissance en 1987, a introduit dans l’entreprise les notions de slides, animations, listes à puces, etc., autant d’outils destinés à enrichir la présentation des projets. Il s’est largement diffusé, représentant 500 millions d’utilisateurs dans le monde en 2008, et s’immisce aujourd’hui dans tous les domaines, bien au-delà du monde de l’entreprise.

Dans son ouvrage La pensée Powerpoint 1, paru en octobre 2010, Franck Frommer dénonce vigoureuse-ment cette « contamination généralisée », dévelop-pant la thèse d’un formatage de la pensée. Pour lui, Powerpoint réduit la pensée, assèche la réflexion et l’échange, en simplifiant à outrance les idées, y com-pris en permettant un maquillage des informations, et en transformant la moindre réunion en spectacle. Frédéric Monlouis-Félicité indique avoir relevé, à la lecture du livre, trois illusions : l’illusion de la réflexion, parce que l’outil appauvrit la pensée, nivelle la réflexion, ne crée aucune connaissance et étouffe la prise de décision raisonnée ; l’illusion de la collaboration, parce que le logiciel, censé permettre un travail d’éla-boration en commun, est en fait utilisé comme un somnifère des organisations, une sorte d’instrument d’hypnose collective ; l’illusion du contrôle, parce qu’une présentation simple et schématique peut faire croire à la maîtrise de problèmes bien trop complexes pour pouvoir se réduire à une liste à puces.

Au cours de la séance, Franck Frommer développera plus amplement son argumentaire et débattra, dans une confrontation critique et constructive, avec Nicolas Lioliakis, consultant associé du cabinet Bain & Company.

1. La pensée Powerpoint, enquête sur ce logiciel qui rend stupide, Éditions La Découverte, Paris, 2010

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des nouvelles technologies. Ainsi, le passage d’organi-sations verticales à des organisations transversales a augmenté les échanges et le nombre des réunions. La logique du « tout est à vendre » a induit la nécessité, pour l’entreprise, d’une séduction permanente de ses clients, de ses collaborateurs, de ses managers et de ses actionnaires. Les nouvelles technologies ont accé-léré le mouvement en permettant des échanges de plus en plus automatisés. Enfin, dans le milieu des années 1990, des hordes de consultants ont envahi les entreprises, apportant avec elles des stocks de présentations et de modèles.

La diffusion de Powerpoint correspond donc à une évolution généralisée des organisations vers le mana-gement par projet.

Une novlangue indigente, ...Powerpoint offre un langage terriblement appauvri, avec un vocabulaire composé de 500 à 600 mots. Le logiciel fonctionne sur la base de listes, hiérarchisées ou non, ce qui peut avoir de graves conséquences. Dans le cas de la navette américaine Columbia qui s’est écrasée en 2003, par exemple, son lancement aurait pu être différé si une information importante n’avait pas été reléguée à un niveau très inférieur dans une série de 28 slides de présentation de la NASA et avait pu être lue. Le logiciel utilise en outre un langage publicitaire : il faut faire court, donc simple. De fait, les énoncés sont de plus en plus concentrés et finissent par être incompréhensibles sans le support de l’orateur. Sous l’angle grammatical, le discours est autoritaire, avec un emploi courant de l’infinitif, néan-moins plus « doux » que l’impératif. Ce recours à l’infi-nitif, conjugué à l’utilisation d’expressions toute faites, crée une langue totalement désincarnée et parfaite-ment déresponsabilisante. En définitive, le langage Powerpoint est une novlangue qui impose des faits,

FRANCK FROMMERAuteur de La pensée Powerpoint

Pourquoi écrire un livre sur Powerpoint ?En introduction de son propos, Franck Frommer évoque les réactions recueillies à la sortie de son livre : d’un côté, réactions positives de journalistes découvrant un mode de communication dont ils ignoraient l’existence et, de l’autre, réactions enthou-siastes de personnes concernées par son utilisation, faisant passer l’auteur pour une sorte de « vengeur masqué ». Même dans les journaux spécialisés en management ou en économie, sa critique de Powerpoint a donné lieu à des marques d’accord. La réflexion a donc été effective pendant quelques semaines, même si le recours au logiciel reste massif et risque de s’accroître.

Son but n’était pourtant pas d’écrire un livre à charge. Le titre est d’ailleurs tiré d’une déclaration du général américain James N. Mattis 2, qui va jusqu’à imputer à un usage invraisemblable du logiciel les difficultés de l’armée américaine en Afghanistan. L’enquête, lancée à partir du constat selon lequel Powerpoint est devenu le langage universel de l’entreprise, visait en fait à répondre à trois questions. Pourquoi le logiciel est-il omniprésent ? Comment fonctionne-t-il ? Peut-on y voir des effets pervers ?

Cette enquête permet, dans le même temps, de faire un point sur l’évolution de l’entreprise depuis une ving-taine d’années et sur les profondes modifications que celle-ci a subies du fait de la crise, de la globalisation, de la financiarisation des marchés ou de l’émergence

2. Selon un article du New York Times, le général James N. Mattis du corps des Marines américains a affirmé, lors d’une conférence en avril 2010 : « Powerpoint nous rend stupides! »

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la présentation d’un plan social concernant 22 000 personnes au sein de France Télécom.

Plus inquiétant, ils sont présents dans le secteur de la pédagogie. Powerpoint est effectivement très répandu dans les écoles et universités. Or peut-on utiliser un outil destiné notamment à vendre et à argumenter dans le domaine de l’acquisition des sa-voirs et de la construction du sens ? Les jeunes com-mencent à être évalués sur la base de slides et de présentations : on en arrive ainsi à une pure logique de casting et de techniques de présentation, à tel point que, par exemple, la pratique de Powerpoint était citée dans un rapport remis à Valérie Pécresse, en 2010, sur la capacité des étudiants en sciences humaines et sociales à trouver du travail.

En conclusion, si Powerpoint est un très bon support pour communiquer sur des actions et transmettre des décisions, son usage systématique induit de nouvelles formes de relations au travail, de pratiques et de fonctionnement des organisations : simplisme et vision schématique du monde ; appauvrissement du discours ; logique de vente universelle ; injonction à communiquer, à faire du spectacle ; communication univoque et autoritaire ; passivité de l’auditoire ; lo-gique du livrable. S’il est peut-être un peu exagéré de prétendre que Powerpoint rend stupide, on peut néanmoins constater que le logiciel appauvrit consi-dérablement l’esprit, ce qui exige que l’on trouve un moyen de ne pas l’utiliser systématiquement.

plus qu’elle n’informe. Il produit un discours top-down, interdisant tout débat et toute discussion. En termes graphiques, la forme importe plus que le contenu : quand les diagrammes ne sont pas illisibles, ils sont formés d’empilements de gabarits préétablis.

…, une contamination universelleMais, si l’on considère le dispositif en lui-même, Powerpoint constitue une formidable machine à ra-conter des histoires et à vendre, comme en témoigne le cas de Steve Jobs, devenu le « pape » de la présen-tation. Cette situation soulève des interrogations quand un homme politique américain, Al Gore, construit un documentaire 3 en utilisant tous les artifices propres à cette pratique. Dans le cas de la magnifique présen-tation faite par Colin Powell en 2003 à l’ONU 4, elle devient tragique.

Comment les modèles de management ont-ils pu se propager dans des univers auxquels ils n’étaient pas destinés au départ ? Ils se sont répandus, par le biais des consultants, dans les administrations et les ser-vices publics, où les fonctionnaires sont complète-ment déstabilisés par ces nouvelles organisations qui, on le sent bien, ont été imaginées dans d’autres contextes. Pour caricaturer le phénomène, on applique-ra à un hôpital public français un modèle développé pour la réorganisation d’une usine chilienne. On re-trouve également ces modèles dans la gestion des ressources humaines, comme l’illustre parfaitement

3. An Inconvenient Truth (Une vérité qui dérange), documentaire américain, 20064. Cette présentation datant du 5 février 2003, réplique exacte d’une présentation faite quarante ans auparavant dans l’affaire des rampes de missiles à Cuba, était destinée à démontrer l’existence d’armes de destruction massive en Irak et à convaincre l’opinion mondiale de la nécessité d’un engagement armé contre ce pays.

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Les limites techniques du langage Powerpoint

Effectivement, le code Powerpoint est assez contrai-gnant et le logiciel propose une mise en scène du contenu à partir de schémas préétablis. Mais est-ce le média qui rend stupide ou la pensée qui, dès l’origine, est limitée ? Nicolas Lioliakis explique qu’on peut parfaitement utiliser le logiciel en ayant le souci d’un discours nuancé et précis et que, pour sa part, il peut distinguer une mauvaise d’une bonne présenta-tion Powerpoint. En revanche, la matière manipulée dans le monde de l’entreprise n’est pas toujours très conceptuelle et les problématiques traitées sont finalement assez opérationnelles et de l’ordre de l ’urgence. C’est aussi pourquoi, dans cet univers, les personnalités pleines d’énergie, de motivation et d’ambition réussissent parfois mieux que les profils plus conceptuels.

Au-delà de cette notion de disposable thinking, de pensée jetable, il faut aussi considérer l’origine de l’outil et certaines différences culturelles. Les anglos-saxons, de par leur cursus académique, donnent souvent l’impression d’avoir plus de difficultés que les Européens pour structurer un raisonnement lo-gique. La réaction de Franck Frommer s’explique donc aussi peut-être par une différence d’architecture de la pensée et de bagage académique, l’articulation d’une pensée logique pouvant être plus ou moins maîtrisée par les uns et les autres. Les Français en tout état de cause sont très jaloux de leur formation logique, sans toutefois que cela ne leur donne un avantage concurrentiel clair en entreprise.

En définitive, les critiques faites à l’encontre de Powerpoint sont celles qu’on pourrait faire à l’anglais du monde du business, une version très restrictive et parfois pauvre des possibilités que la langue offre

NICOLAS LIOLIAKISAssocié senior, Bain & Company

Nicolas Lioliakis explique que ses premières expé-riences avec Powerpoint ont été assez difficiles, mais que, dans le cadre de ses fonctions, il a effectivement à son actif de nombreuses « heures de vol» dans ce domaine. Si sa position converge avec celle de Franck Frommer, c’est certainement sur la question de la saturation des modèles de management actuels, que l’utilisation de Powerpoint propage et stimule. À cet égard, trois thématiques abordées dans le livre La pensée Powerpoint peuvent être précisées.

La question du consultingNicolas Lioliakis indique, en premier lieu, que son activité ne consiste pas à produire des slides : elle consiste à délivrer des conseils aux dirigeants et aux organisations, y compris sur la façon de dépasser les paradigmes managériaux qui sont en vogue. Certes, il existe une forme de consulting moins soucieuse de déontologie et qui diffuse du prêt-à-penser, mais ce n’est pas une pratique pour les grandes institutions de cette profession. Par ailleurs, le pouvoir des consultants n’est pas, en réalité, aussi grand que ce que décrit Franck Frommer, ni leur capacité d’in-fluence aussi claire et répandue. En synthèse, les dérives mises en exergue - discours impersonnel et universalisant, multiplication d’une même opportunité commerciale - correspondent à des aberrations du système.

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« produit du sens » et est « bonne pour l’environnement ou la société » ?

La critique sous-jacente est donc celle de la littérature managériale et des paradigmes managériaux domi-nants, qui passent effectivement souvent par l’inter-vention du consultant ou l’utilisation de Powerpoint. Cette critique est celle de la diffusion excessive des systèmes de contrôle et de pilotage qui contribuent à relâcher les vrais liens collaboratifs dans l’entreprise. Il faut donc s’interroger sur la façon de dépasser les systèmes actuels de gratification et de contrôle. En d’autres termes, c’est la pensée managériale en elle-même, et non Powerpoint, qui constitue le cœur du problème.

par ailleurs. Mais cette simplicité permet aussi de dialoguer, certes de façon minimaliste, sur toute la surface du globe.

La dynamique entre l’outil et les organisationsCette question renvoie à celle de la diffusion des bonnes pratiques, qui induit probablement un nivelle-ment par le bas. Powerpoint, logiciel présenté comme un outil collaboratif et se révélant être une structure contraignante, s’inscrit donc parfaitement dans son temps. Depuis les années 1990, on s’est appliqué à mettre en œuvre toutes les bonnes pratiques ma-nagériales tendant à optimiser le système de gratifi-cation et d’incitation à la performance. On a utilisé toutes les ressources de l’intelligence pour éliminer tous les défauts du système, mais on commence à observer des rendements décroissants de cette ingé-nierie de la performance dans les organisations et de la logique collaborative mise en place depuis plu-sieurs années. Ce phénomène est inquiétant. On peut ainsi stigmatiser telle ou telle entreprise qui vit une crise culturelle ou managériale, mais, le plus souvent, cette entreprise a agi exactement comme les autres et rien n’est choquant dans le modèle managérial qu’elle a appliqué. Le problème, c’est l’absence de réflexion sur le contexte et sa compatibilité avec ces fameuses bonne pratiques.

Il y a plus globalement un questionnement plus large de l’environnement de travail, et un problème de sens au travail et de confort des individus avec lequel le livre et ses thématiques résonnent. Comment expliquer à de jeunes consultants, qui ont conquis dans les années 2000 l’équilibre entre leur vie personnelle et leur vie professionnelle et qui cherchent un sens à leur acti-vité, qu’une slide produite dans un cabinet de conseil

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sence. La démarche qui consiste à aller « faire son marché » de bonnes pratiques traduit aussi une forme de méfiance vis-à-vis de la pensée universitaire. Un sociologue évoquait les « comparatistes pressés », qui s’empressent d’aller chercher un modèle et d’établir des comparaisons. Les entreprises sont friandes de ce type de démarches et finissent par recueillir des chiffres dont la validité scientifique est en fait nulle. Enfin, la pensée managériale repose sur une anthro-pologie assez faible, qui consiste à penser que les personnes réagissent comme des automates à l’inci-tation.

Franck Frommer rappelle que la globalisation a une origine plutôt anglo-saxonne et que le modèle des sciences sociales, tel qu’il a émergé au XXe siècle, notamment en Europe occidentale, n’est probablement pas en phase avec les modes de management qu’elle induit. Aujourd’hui, certains professionnels, en parti-culier dans le domaine de la communication interne, commencent à revenir vers les sciences sociales, constatant que la mise en place de procédures routi-nières et mécaniques ne fonctionne pas, par exemple en matière de ressources humaines. Nicolas Lioliakis ajoute que les sciences sociales, telles qu’elles sont pratiquées en Europe, restent du domaine de la re-cherche fondamentale. Le cabinet Bain & Company essaie régulièrement de travailler avec des socio-logues, mais ceux-ci ont du mal à aller au-delà de l’énoncé du diagnostic. Par ailleurs, même dans un cabinet d’envergure mondiale comme le sien, les pro-cess pensés à Boston sont déclinés en fonction des spécificités locales.

Philippe Thiria indique que la maîtrise de Powerpoint est désormais considérée comme un critère d’inté-gration des cadres, y compris des cadres techniciens, dans l’entreprise. C’est donc une compétence néces-saire, et non plus utile. Contrairement à l’ancien sys-

ÉCHANGES AVEC LA SALLE

Frédéric Monlouis-Félicité observe que, même si cette dernière intervention ouvre plus de perspectives, on peut néanmoins s’interroger sur les aspects quasi-totalitaires de Powerpoint, tels que les décrit Franck Frommer dans son livre. La réaction de certains grands patrons qui refusent l’utilisation du logiciel ne peut-elle être considérée comme un signe d’espoir, parmi d’autres ?

Franck Frommer insiste sur l’injonction paradoxale qui consiste à utiliser des modes de communication très cadrés et formatés dans le but de libérer la pa-role et cite en exemple un gabarit préétabli dans Powerpoint, dénommé « séance de créativité ». Imposer quelque chose d’ouvert peut tout simplement conduire à la folie ! Le livre remet bien en cause les modèles managériaux, et non simplement Powerpoint, qui n’est qu’un des véhicules de leur diffusion. Il dénonce l’application de ces modèles à d’autres domaines que celui de l’entreprise. Dans le cas de l’enseigne-ment, les conséquences peuvent être graves : on apprendra aux enfants à être des entrepreneurs, plus que des citoyens. S’agissant des signes d’espoir, la situation semble au contraire ne pas s’améliorer. Franck Frommer explique devoir désormais réaliser des interviews sur la base de présentations Powerpoint, et non d’entretiens avec la personne. Cela l’oblige à construire des discours en se fondant sur des supports complètement inadaptés. Powerpoint est certainement utilisé à bon escient dans la plupart des cas. Cela n’empêche pas que ce logiciel contribue à disséminer un mode de pensée.

Charles de Froment souligne à quel point la culture des sciences sociales s’est perdue depuis les années 1970 et 1980 et à quel point le discours managérial, dénoncé ici comme simpliste, souffre de cette ab-

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de normalisation de la prise de parole : les dirigeants du cabinet Bain & Company ayant la volonté de faire progresser les femmes au sein de leur structure se sont rendus compte que, en toute bonne foi, ils avaient inclus dans leur système normatif d’évalua-tion de la performance des critères sexués, comme notamment le fait d’être assertif. Les femmes ont moins tendance à utiliser cette forme de prise de parole, visant à en imposer, et il s’agit là, plus d’une caractéristique culturelle, que d’une véritable qualité professionnelle.

Un participant, salarié du groupe Thalès, explique travailler au milieu des slides Powerpoint. Pour lui, ce sont des outils de collecte de l’information, qu’il ne cherche absolument pas à mettre en scène avec de jolies images ou des effets sonores. Les dirigeants avec qui il travaille n’ont pas le temps pour cela !

Nicolas Lioliakis souligne tout de même qu’il est très aisé de créer un vernis institutionnel en reprenant les présentations d’autres sociétés, et seul un œil exercé fera la différence. Franck Frommer précise que, si la grande majorité des présentations sont effectivement très sérieuses, une injonction demeure à réaliser un document séduisant et sympathique, à l’instar de la présentation médicale évoquée dans le livre. Il paraît que les Chinois, lorsqu’ils ne souhaitent pas recevoir de présentations Powerpoint, indiquent simplement : « no cartoons ».

Ce même participant, ainsi qu’un autre, reviennent sur les avantages du logiciel. Il peut permettre de suivre un orateur peu charismatique et disposant de peu de talents littéraires et rendre son intervention moins ennuyeuse. Il faut en outre considérer l’objectif fixé : selon les cas, Powerpoint peut être utilisé comme un outil de communication interne, de communication externe, d’aide à la décision, de formation, de discus-

tème des transparents, le dispositif est effectivement linéaire : on ne démontre qu’une seule chose, dans un certain ordre et avec un certain rythme, étant pré-cisé, au passage, que de nombreux chercheurs en sciences humaines ont un discours tout aussi affir-matif. En revanche, la diffusion de Powerpoint a conduit à une implantation massive de projecteurs, qui peuvent parfaitement être détournés pour afficher d’autres types de documents et permettre un travail collaboratif.

Nicolas Lioliakis répond que, en toute vraisemblance, l’outil Powerpoint aura fortement évolué dans dix ans et permettra certainement plus d’interactivité. Pour autant, cela ne changera probablement rien en termes de postures ou de logiques de collaboration. Franck Frommer confirme, quant à lui, que les anciennes pra-tiques permettaient une plus grande interactivité et que le système Powerpoint ne propose qu’une relation top-down, dans laquelle l’un a l’autorité et l’autre re-çoit le discours. On en revient donc au paradoxe qui consiste à créer des outils ne répondant pas aux objectifs pour lesquels ils ont été construits.

Une participante s’interrogeant sur la ou les solu-tions possibles, Franck Frommer explique que, pour lui, tout véritable changement serait de l’ordre de la révolution culturelle. Les entreprises, les écoles de commerce et de management doivent se poser la question de savoir comment communiquer et travailler ensemble, comment faire en sorte que les salariés ne soient plus passifs et stressés. Quelque chose ne fonctionne pas et Powerpoint n’est qu’un tout petit symptôme du problème. Le malaise est beaucoup plus profond. Nicolas Lioliakis évoque, pour sa part, le fait que la note de synthèse reprend sa place dans le système, tout du moins en France. Cet exercice peut d’ailleurs être très désarmant pour un consultant. Il cite également un exemple illustrant le phénomène

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sion,... Enfin, le succès du logiciel s’explique aussi par le fait que son introduction a permis de favoriser la tenue de réunions, en organisant de fait le temps de parole.

Selon une participante, il faut aussi s’interroger sur les carences de communication dans les organisa-tions. À force de séquencer les processus dans les grandes entreprises, on finit par ne plus avoir de vi-sion globale. On demande donc à des consultants de détailler et récapituler ces processus, ce qu’ils font en interrogeant les salariés des différents services, en récupérant la substantifique moelle et en la syn-thétisant. Les consultants établissent donc tout sim-plement une synthèse des connaissances présentes dans l’entreprise. Mais cette matière est présentée à un cercle restreint, l’information redescend rarement et, du fait des compétences qu’exige la préparation d’une note de synthèse, notamment en termes de maîtrise de la langue, on en établit rarement. Comme personne ne s’est finalement approprié le sujet, il ne reste plus que la présentation Powerpoint après le départ des consultants et on ne peut rien en tirer en leur absence.

Nicolas Lioliakis confirme que c’est pour cette raison que les consultants sont beaucoup moins puissants qu’on peut le croire. Selon lui, ils sont tout simplement à l’image de leur client. Plus celui-ci est intelligent et exigeant et meilleurs ils seront.

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29, rue de Lisbonne75008 Paris

Tél. : 33 (0) 1 53 23 87 28 Fax : 33 (0) 1 47 23 79 01

www.institut-entreprise.fr

Powerpoint : un logiciel qui rend stupide ?

Le compte rendu de cette réunion a été réalisé par Cécile Beguery .

En 2008, 500 millions de personnes utilisaient Powerpoint dans le monde

et le logiciel s’immisce aujourd’hui dans de nombreux secteurs – adminis-

trations, armées, enseignement, etc. –, dépassant très largement l’univers

de l’entreprise.

Dans son livre, La pensée Powerpoint, Franck Frommer s’interroge sur les

conséquences de cette « contamination généralisée », portée en partie par

les consultants, et de la diffusion d’une novlangue qui réduit la pensée,

assèche les échanges, donne l’illusion du contrôle et transforme la moindre

réunion en spectacle. Il débattra du sujet avec Nicolas Lioliakis, associé

senior du cabinet Bain & Company, dans le cadre de cette première ren-

contre de Lisbonne consacrée à la nouvelle critique de l’entreprise.

Powerpoint rend-il stupide ? L’affirmer serait peut-être exagéré, mais on

peut s’interroger sur les conséquences d’une utilisation massive du logiciel

en termes de nouvelles formes de relations au travail et de fonctionnement

des organisations. Au-delà de la critique de l’outil et de ses limites, ce sont

donc les modèles managériaux actuels qui sont remis en cause. Une autre

manière d’établir un bilan de l’évolution de l’entreprise au cours des vingt

dernières années.