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Faculté des lettres Ecole de langue et de civilisation françaises Université de Genève
Travail de Diplôme d’études spécialisées en didactique du français langue étrangère (DESFLE)
Public hétérogène et contact de langues en classe de FLE : adaptation d’une approche intercompréhensive
Stéphane Duccini
Directeurs : Prof. Mariana Dominguez Fonseca, Prof. Laurent Gajo Février 2013
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Sommaire 1. Introduction ..................................................................................................................................................... 3 1.1 Problématique et motivations .......................................................................................................... 3 1.2 Caractéristiques du public considéré ............................................................................................ 4 1.3 Limites et objectifs ................................................................................................................................. 5
2. Cadre théorique .............................................................................................................................................. 6 2.1 Didactique du plurilinguisme et approches plurilingues ..................................................... 6 2.2 Approche immersive et contact de langues en classe de FLE ............................................. 9 2.3 Didactique des langues voisines et FLE : principales notions théoriques .................. 11
3. Applications ................................................................................................................................................... 13 3.1 Exemples d’applications ................................................................................................................... 14 3.1.1 L’anglais comme langue pont vers le français ................................................................ 14 3.1.2 Participation à une session Galanet .................................................................................... 14 3.1.3 Le français langue pont vers d’autres langues romanes ............................................ 15
3.2 Adaptation à des classes hétérogènes de FLE : discussions ............................................. 16 3.2.1 Méthodologie d’enseignement ou propédeutique ? .................................................... 16 3.2.2 Hétérogénéité des publics et des compétences ............................................................. 17 3.2.3 Statut/utilisation de l’intercompréhension dans des classes hétérogènes ....... 19 3.2.4 Statut particulier d’une langue en cours d’acquisition comme langue dépôt .. 20
3.3 Transposition d’une approche intercompréhensive pour des classes hétérogènes de FLE : considérations générales ....................................................................................................... 21 3.3.1 Modalités et déroulement de l’activité .............................................................................. 22 3.3.2 Nature de l’activité ..................................................................................................................... 23 3.3.3 Stratégies de compréhension et de lecture ..................................................................... 24 3.3.4 Travail et compétences de l’enseignant ............................................................................ 25
Conclusion .......................................................................................................................................................... 27 Références bibliographiques ...................................................................................................................... 29 Annexe : un exemple de classe hétérogène .......................................................................................... 31
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1. Introduction
1.1 Problématique et motivations Le propos général de ce travail est de s’interroger sur l’intérêt, les possibilités et les modalités d’une meilleure prise en compte du contact de langues dans des classes de français langue étrangère (désormais FLE) où la norme demeure habituellement le recours exclusif à la langue cible. La démarche que nous avons choisie pour aborder ce problème consiste à tenter de transposer dans le domaine du FLE les méthodes développées ces vingt dernières années par la didactique du plurilinguisme et plus particulièrement par la didactique des langues voisines. Nous suggérerons alors que plusieurs notions empruntées à la didactique du plurilinguisme, une fois mises en œuvre de manière adéquate à travers des activités proposées régulièrement à la classe, peuvent instituer des habitudes de comparaison et favoriser la prise de conscience des phénomènes de proximité et de distance interlinguistique, constituant ainsi des outils pour le renforcement et la construction des compétences spécifiques de la langue cible, notamment morphosyntaxiques et métalinguistiques. Outre cette question du lien entre la didactique du plurilinguisme et celle du FLE, la première ayant été présentée de manière théorique au cours de notre formation mais sans que ses principes soient jamais mis en oeuvre dans les modules consacrés aux applications didactiques ou aux pratiques de classe de FLE, un problème plus “idiosyncrasique”, issu d’interrogations personnelles, motive et conditionne également ce travail. Il nous semble en effet qu’il existe un certain décalage entre le profil des publics auxquels s’adressent non seulement les approches plurilingues mais également les méthodes de FLE en général, et celui des classes que nous avons eu l’occasion d’observer durant notre activité dans l’enseignement privé du français à Genève et dans le cadre de notre formation à l’ELCF. Ainsi les approches et les exemples que nous examinerons mettent le plus souvent en scène des classes présentant un degré quelconque d’homogénéité. Qu’il s’agisse d’enseignement en milieu scolaire ou destinés à des adultes, en milieu homoglotte ou non, les classes y présentent toujours un ou plusieurs traits communs – langue de référence, origine culturelle, niveau socioculturel, objectifs de formation, domaine professionnel ou encadrement curriculaire – qui constituent une base pour les approches qui nous intéressent. Alors qu’à l’inverse, le public dont nous avons l’habitude et que, en comparaison des précédents, nous qualifierons désormais d’hétérogène1, ne présentent de tels traits que de manière très accidentelle. Cette question, soulevée déjà par Dabène lorsqu’elle indiquait qu’au niveau des méthodologies d’enseignement, le « relatif discrédit jeté sur l'analyse contrastive » s’expliquait – entre autres – par « le fait que les situations d'apprentissage concernent des publics linguistiquement de plus en plus diversifiés et hétérogènes » et que par conséquent 1 Hétérogénéité ou homogénéité d’une classe par rapport à une autre sont évidemment des questions de degré, aucune classe n’étant strictement homogène ou hétérogène dans l’absolu. Il n’est pas exclu que par la suite nous véhiculions une vision parfois trop dichotomique de cette notion, mais nous nous reposons sur le lecteur pour faire la part entre le caractère “idéaltypique” d’un discours à portée générale et toutes les nuances que nécessiteraient l’appréciation de situations spécifiques et concrètes.
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dans « bien des situations pédagogiques, il était difficile voire impossible de tenir compte de la langue de départ des apprenants. » (1996: 395), semble conserver une certaine actualité. Dans un article plus récent, Rémy-‐Thomas déplore toujours qu’ « il n’existe pas dans les formations universitaires actuelles en didactique des langues, une réflexion d’ensemble sur la prise en compte de la diversité linguistique et culturelle comme proposition unifiée apportant des pistes didactiques adaptées aux classes où l’hétérogénéité linguistique est particulièrement représentée. » (2008 : 186). Enfin, dans une publication plus récente encore (BARFETY, 2011), sont mises en avant les difficultés que rencontrent les enseignants – mais aussi le rôle clé qu’ils seraient alors appelés à assumer – quant au choix et à l’exploitation de méthodes de FLE qui tendent à favoriser un type de public ou un autre (la polarité étant ici linguistique – langues sources proches ou éloignées de la langue cible –, mais aussi culturelle). Notre travail n’a pas pour objectif de répondre aux problèmes que nous venons de signaler, mais ils y surgiront de manière récurrente. Selon nous, il s’agit moins ici d’une opposition entre didactique du FLE et didactique du plurilinguisme que d’une question concernant d’abord le domaine du FLE (où les démarches sont souvent adaptées pour un profil de classe homogène, le cas de classes regroupant des langues et des origines diverses y demeurant marginal ou tendant même à se constituer en champs autonomes tels que le français langue d’intégration), et qui se répercute sur notre tentative de rapprocher ces deux didactiques. Les disparités individuelles que présentent des classes hétérogènes apparaissent plutôt comme un défi pour un enseignement “traditionnel” du FLE, et la question prend un relief supplémentaire lorsqu’il s’agit d’y adapter des approches issues de la didactique du plurilinguisme, notamment parce que la diversité – et plus particulièrement la diversité linguistique – de la classe devient un facteur de premier plan, multipliant les variables linguistiques et rendant plus complexe la transposition recherchée, alors même que l’enseignant sur lequel pèse la responsabilité de cette adaptation n’est ordinairement pas un spécialiste de linguistique comparée. Pourtant, tout bien considéré, cette diversité apparemment problématique peut aussi devenir une opportunité et une richesse supplémentaire pour la classe à condition que l’on veuille bien lui aménager un espace où s’exprimer.
1.2 Caractéristiques du public considéré Il faudra donc garder en tête que les apprenants, publics ou classes auxquels nous nous référerons dans la suite de ce travail se caractérisent par les traits suivants. En tant que public, il s’agit d’adultes (ou de jeunes adultes) dont l’apprentissage du français est une formation post-‐initiale se déroulant en milieu homoglotte, dans un établissement privé où, outre leur statut d’apprenant, ils sont également des “clients”. En outre cette formation s’accompagne en général d’un relativement long séjour en milieu francophone : soit que cet apprentissage du français constitue une étape vers une formation professionnelle ou universitaire ultérieur, soit qu’il accompagne un emploi ou une démarche d’intégration, ou soit enfin que l’apprenant appartienne à une famille expatriée2.
2 Genève est peut-‐être un cas un peu particulier étant donné sa vocation internationale et une composition sociale sensiblement multilingue et multiculturelle. Il est toutefois plus que vraisemblable que de tels traits se retrouvent dans d’autres grandes villes francophones.
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Réunis dans une même classe sur la seule base de leur niveau en langue cible, ce public présentera alors une extrême diversité en termes non seulement de motivations et d’objectifs, de niveau d’éducation initiale, de qualification et de domaine professionnel, d’origines culturelles, mais aussi et surtout de langues premières, ainsi que d’expérience dans l’apprentissage des langues (le français sera la première langue étrangère étudiée pour certains, mais la deuxième, troisième ou plus pour d’autres). Ces éléments impliquent en outre une grande disparité en termes d’autonomie et de stratégies d’apprentissages, ainsi que par rapport aux habiletés métalinguistiques qui seront plus ou moins développées et plus ou moins explicites en fonction du degré d’éducation initiale, de l’apprentissage plus ou moins grammatical de la langue première de l’expérience acquise dans d’autres langues étrangères, ainsi que de l’emploi de ces dernières à travers des pratiques professionnelles ou formatives. Il serait sans doute bien venu de caractériser plus précisément le profil de cette classe type. Or il y a là une petite difficulté puisque, définies en négatif d’autres classes plus homogènes, celles auxquelles nous nous référons ont justement pour caractéristique de rassembler virtuellement n’importe quel type d’apprenant sans en définir aucun a priori. En l’absence d’observations de terrain, à défaut d’un profil type nous ne pouvons guère que proposer comme exemple type une description sommaire de l’une des classes qui nous avait été confiée3. Outre la diversité des origines, des langues et des profils socio-‐culturels, c’est également le caractère instable de la classe elle-‐même qu’il nous paraît important de souligner. Le turn-over qui règne dans de telles classes implique pour l’enseignant un facteur d’imprévisibilité et de fluctuation qui ne peut guère l’encourager à individualiser son enseignement en fonction du profil de la classe. En effet, ses seules certitudes à l’orée d’une session sont l’âge des participants (16 ans révolus), un niveau en langue cible évalué comme à peu près équivalent et l’objectif commun d’un certain niveau de langue cible à atteindre. De plus, le profil de la classe est sujet à variation en cours de session, soit que de nouveaux participants la rejoignent, soit que d’autres l’abandonnent. Ces éléments ont pour conséquence de rendre relativement hasardeuse l’application de principes tels que l’individuation des dispositifs de formation, la centration sur l’apprenant ou la prise en compte des divers répertoires linguistiques: public, langues en présence et centres d’intérêt étant non seulement variés dès le début d’une session, mais encore susceptibles d’être bouleversés sans préavis et parfois de manière importante à plusieurs moments de la session. Pour notre travail, une conséquence de ces remarques est que la langue cible, en tant qu’unique élément prévisible et partagé par l’ensemble de la classe, sera la base sur laquelle nous choisirons d’appuyer le dispositif proposé à la fin de ce travail.
1.3 Limites et objectifs Les dimensions réduites de ce travail n’ont pas permis d’y réaliser une étude ou une expérimentation de terrain qui l’aurait sans aucun doute enrichi. En l’absence de telles données, l’ensemble conserve un caractère abstrait et les présupposés introduits par nos représentations n’ont aucune chance d’être remis en question. Il n’y a donc pas lieu de parler ici de résultats mais bien d’objectifs, et ils seront modestes.
3 Voir annexe p. 31.
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Dans la partie consacrée au cadre théorique, après avoir brièvement introduit la didactique du plurilinguisme et les approches qui en sont issues en insistant plus particulièrement sur la didactique des langues voisines (partie 2.1), nous tâcherons d’en extraire les notions qui paraissent utiles à notre propos (partie 2.2). En délimitant ainsi une intersection possible entre didactique des langues voisines et enseignement du FLE (partie 2.3), nous espérons contribuer à expliquer pourquoi la prise en compte du contact de langues peut intéresser l’apprentissage du FLE. La seconde partie est consacrée aux modalités (le comment) de la transposition des approches envisagées à l’enseignement du FLE. Après avoir examiné quelques exemples issus de la littérature sur le sujet (partie 3.1), nous y discuterons de quelques problèmes qu’ils soulèvent, en particulier par rapport à l’adaptation aux “classes types” qui nous intéressent (partie 3.2) et terminerons en envisageant d’un point de vue plus concret l’activité qui pourrait être proposée (partie 3.3).
2. Cadre théorique
2.1 Didactique du plurilinguisme et approches plurilingues Depuis près d’une trentaine d’années la question du “bi/plurilinguisme” s’est renouvelée et a été étudiée de manières très diverses : comme phénomène sociolinguistique, du point de vue d’un multilinguisme social et/ou d’un plurilinguisme individuel, comme phénomène de communication naturelle, ou encore d’un point de vue acquisitionniste à travers l’étude des rôles respectifs dans l’apprentissage d’une langue étrangère, de la langue première (L1) ainsi que des langues secondes (L2) et tertiaires (L3)4. Ces travaux ont en outre trouvé un relais parmi les organes européens, en particulier auprès du Conseil de l’Europe, dont les textes5 , outre leur dimension proprement didactique, ont renforcé et légitimé à l’échelle européenne les politiques linguistiques et éducatives développées localement. Une didactique spécifique du plurilinguisme s’est constituée à partir de ces travaux. S’appuyant sur la notion de compétence plurilingue et prenant le contrepied d’une représentation monolingue du plurilinguisme « comme juxtaposition de compétences monolingues distinctes, cloisonnées, plus ou moins homologues entre elles » (COSTE 2011 : 181), elle opère un « repositionnement des principes et des approches didactiques observables dans la plupart des systèmes publics » (GAJO 2012 : 188). A la prise de conscience des phénomènes de contact liés à la pluralité du répertoire langagier que l’individu acquiert par « une participation à diverses communautés de pratiques » (COSTE : 183) – donc pas exclusivement ni prioritairement en classe de langue – 4 Les langues tertiaires étant généralement entendues comme langues suivant l’apprentissage d’une langue seconde, donc troisième, quatrième, …, nème langue étrangère. 5 De très nombreuses publications sont disponibles sur le site du Conseil de l’Europe, les plus connues étant sans doute le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECR) (2001) qui définit la notion de compétence plurilingue et pluriculturelle et promeut la conception de scénarios curriculaires, ainsi que le Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe (2003 pour la première version).
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correspond un travail de reconnaissance, de didactisation, d’intégration et d’articulation dudit répertoire par l’institution éducative, notamment en termes de biographie langagière. Pour appuyer ses objectifs, la didactique du plurilinguisme englobe désormais un certain nombre d’approches : ce sont les approches dites plurielles (pédagogie interculturelle, éveil aux langues, didactique des langues voisines et didactique intégrée) et l’enseignement bi/plurilingue (enseignement de disciplines dites non linguistiques en L2)6. Bien qu’initialement la plupart de ces approches plurilingues se soient développées indépendamment les unes des autres, elles sont souvent articulées de manière complémentaire dans la perspective d’une didactique coordonnée. Une présentation plus exhaustive de la didactique du plurilinguisme et des approches plurilingues débordant largement le cadre de ce travail nous nous bornons ici à retenir, parmi les notions concernées par le « renversement de perspective » qu’engendre la didactique du plurilinguisme (GAJO: ibidem), quelques propositions très générales dont on retrouvera la trace dans la suite de notre travail. Pour l’essentiel et en vrac, il s’agit de : • la prise en compte du répertoire et des capacités de l’apprenant qui non seulement ne part pas de zéro lorsqu’il aborde une nouvelle langue, mais ne fonctionne pas non plus comme un “disque dur” que l’on pourrait/devrait “reformater” préalablement à chaque “installation” d’un nouveau système linguistique ; • les phénomènes de transfert, d’interférence et de proximité entre langues voisines et plus généralement leur comparaison, qui peuvent constituer un appui pour l’apprentissage plutôt qu’une source d’interférence négative ; • l’alternance de langues qui peut compléter les normes monolingues : selon Coste « bien compris, les deux types de démarches s’étaient mutuellement » (2011 : 184) ; • la mise en évidence d’une certaine complexité, impliquée par le contact de langues, correspondant moins à une difficulté supplémentaire qu’à une prise de conscience de l’étrangeté et de la différence des systèmes en présence, alors que dans une perspective monolingue « la maîtrise d’une langue suppose sa transparence, sa non-résistance » (GAJO: ibidem). Parmi les approches plurilingues, c’est la didactique des langues voisines7 (ou didactique de l’intercompréhension des langues voisines) que nous privilégierons pour servir de passerelle entre didactique du plurilinguisme et l’enseignement du FLE. A nouveau, s’agissant là d’un vaste domaine, nous brossons brièvement et à grands traits les points principaux qui concernent notre travail8.
6 Voir CANDELIER (2008) pour une discussion plus détaillée de ces approches au sein de la didactique du plurilinguisme et sur ce qui, selon cet auteur, les différencie de l’enseignement bilingue. 7 Ce qui exclu implicitement de notre champ l’intercompréhension inter ou transfamiliale qui, bien qu’apparemment en lien avec notre problématique (diversité typologique du répertoire des apprenants), ne nous a pas paru proposer d’outils particulièrement intéressants. 8 Face à la polysémie croissante du concept d’intercompréhension, les communications visant à le définir se sont multipliées et nous renonçons pour des raisons tant de place que de pertinence à en rendre compte ici. Nous mentionnons simplement les articles suivants qui nous ont paru accessibles et/ou synthétiques sur cette question : SANTOS (2010), JAMET (2010a) et (2010b), SERE (2009) ; TOST-‐PLANET (2010). En outre, en amont de sa didactique spécifique, la notion d’intercompréhension dans son acception de processus, stratégie ou méthode implique une
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Selon Carrasco Perea (2010 : 7), plusieurs « principes communs » sont partagés par les « différentes versions de la démarche intercompréhensive ». Ce sont l’appui sur la parenté typologique et génétique de langues inscrites dans un continuum, le décloisonnement de leur enseignement et l’apprentissage simultané de langues d’une même famille qui favorise leur comparaison et leur transférabilité, ainsi que la dissociation des compétences et des habiletés permettant de se distancier du modèle maximaliste de maîtrise (par exemple en privilégiant l’écrit et sa réception). D’autre part cette didactique est « transférentielle » (MEISSNER 2004 : 15, et 2008 : 235) et met en jeu les compétences préalables de l’apprenant (c’est-‐à-‐dire diverses catégories de savoirs qui ne sont pas forcément linguistiques : savoir-‐être, savoir-‐faire, savoir-‐apprendre et savoir encyclopédique). Quant aux variantes, elles s’organisent notamment autour d’acceptions particulières du concept d’intercompréhension comme acte de communication. Celle qui nous retiendra plus particulièrement dans ce travail, incarnée principalement par les projets EuRom, EuroCom et Galatea, définit l’intercompréhension comme une « capacité à comprendre un texte (oral ou écrit) dans une langue inconnue mais, éventuellement, apparentée à une ou plusieurs autre/s présente/s dans le répertoire langagier de l’individu » (CARRASCO PEREA: ibidem). Elle se distingue en particulier d’une « version interactionnelle », développée plus particulièrement autour du projet Galanet, où l’intercompréhension est « la compréhension croisée qui s’établit entre locuteurs qui, par choix ou par défaut, s’expriment chacun dans une langue (parente ou pas) tout en étant capables de comprendre celle de leur interlocuteur » (ibid). Le choix de privilégier la didactique des langues voisines parmi les diverses approches plurilingues tient en partie au contexte dans lequel ce travail a germé, mais s’appuie également sur d’autres considérations. A notre sens la didactique des langues voisines a au moins deux avantages : elle s’adressait à l’origine à des publics adultes et semble, dans sa version de développement d’une compétence de réception écrite, être parmi ces diverses approches qui ne visent pas prioritairement l’apprentissage de la langue (COSTE 2011 : 186), la plus aisément transposable en classe de FLE. A cet égard les autres approches plurilingues soulèvent en effet un certain nombre de problèmes dont la didactique des langues voisines n’est certes pas toujours exempte, mais qu’elle présente peut-‐être à un moindre degré. Premièrement, de par leur situation “en amont” du contact de langues, la pédagogie interculturelle et l’éveil aux langues correspondent davantage à une propédeutique visant la facilitation d’apprentissages ultérieurs. Si leurs objectifs qui se situeraient « au niveau de la réflexivité langagière, de la décentration linguistique et culturelle, de la mise en place de représentations et d’attitudes favorables » (COSTE: 186), nous intéressent dans une certaine mesure, le fait que ces approches s’adressent plus particulièrement à un jeune public scolarisé rend également problématique leur transposition dans des classes d’adultes. Ensuite, parmi les approches travaillant plus directement “sur” le contact de langues, l’enseignement bilingue et la didactique intégrée ont également le désavantage d’impliquer un certain encadrement curriculaire. Dans le cas d’un enseignement bilingue “en L2”, l’objectif disciplinaire impliquant la médiation d’une discipline dite non
dimension transversale aux approches plurilingues qui est mise en évidence dans GAJO (2008) et DE PIETRO (2008).
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linguistique semble difficilement conciliable avec des classes spécifiquement dédiées à un enseignement linguistique et où règne une grande diversité d’intérêts et de niveaux socioculturels. Enfin la didactique intégrée est sans doute une excellente candidate pour le renforcement de l’apprentissage d’une langue particulière et nous verrons plus loin qu’elle est mobilisée dans certains enseignements de FLE. Cependant, là encore, s’agissant d’une intégration portant “sur le corpus”9, la diversité et l’instabilité (due à la mobilité des apprenant en cours de session) des répertoires présents dans les classes qui nous occupent paraît compliquer démesurément le nécessaire travail d’analyse et de repérage de mécanismes transférables entre les langues en présence.
2.2 Approche immersive et contact de langues en classe de FLE Une question d’importance pour notre propos serait alors de savoir si les atouts communicatifs de l’immersion10 en L2 et les apports métacognitifs d’une prise en compte de la L1, doivent fatalement se présenter de manière antagoniste et inconciliable. Nous pensons que la réponse doit être nuancée en fonction des situations et des stades d’apprentissage. D’un côté, l’usage exclusif de la langue cible paraît à la fois incontournable et éthique s’agissant de classes hétérogènes de débutants, où il est exclu que l’enseignant puisse posséder même de simples notions de l’ensemble des langues en présence. Dans ce cas les premières leçons d’un cours de débutants s’apparenteront assez à la méthodologie directe, avec son arsenal de supports sémantiques para-‐langagiers. Alors que ce genre d’approche paraîtra lourde et peu utile à l’explicitation du lexique dans des classes possédant une langue de référence commune, c’est du point de vue de l’exposition à la langue (le “bain” immersif) qu’elle redeviendra primordiale dans des contextes alloglottes où la langue cible est peu ou pas du tout présente hors de la classe. Enfin, cette fonction perdra à nouveau de son importance s’agissant de publics installés pour une relativement longue durée en milieu francophone et jouissant donc hors de la classe d’occasions nombreuses et répétées de contact avec la langue cible, ce qui est bien le cas des classes qui nous occupent. Ainsi, pour ces classes hétérogènes, une fois instaurée l’habitude de l’emploi de la langue cible comme langue de travail commune et compte tenu de la diversité même du répertoire de la classe, il est peu probable que des langues sources peu partagées puissent menacer sérieusement les fonctions dévolues à la langue cible. Par rapport à une tolérance dite faible de l’alternance11, la thématisation du contact des langues en présence pourrait alors passer par une option vraiment très faible de l’alternance où les
9 Pour la distinction d’une intégration portant « sur le corpus et/ou sur le cursus », voir GAJO (2012 : 191 et 2011 : 11), le second cas, qui se rapproche de la notion de didactique coordonnée, ne nous concerne pas ici. 10 Ces atouts tournent globalement autour de l’idée que la classe de langue devrait reproduire au plus près les conditions d’une acquisition “naturelle”. Il nous semble en effet qu’à l’heure actuelle, comme le dit Coste, « la plupart des méthodologies d’enseignement recommandent une approche de type immersif : la langue étrangère doit être omniprésente dans la classe, le recours à la langue majeure de scolarisation ou à d’autres langues restant exceptionnel » (2011 : 181). 11 BOREL (2012 : 90) considère plusieurs attitudes envers le recours à la L1, « l’une pouvant être qualifiée d’option faible, incarnant une tolérance ponctuelle et limitée de l’enseignant face à une prise de parole en L1 ».
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langues sources interviendraient plutôt en “mention” qu’en “usage”, sans constituer à proprement parler une « prise de parole ». Loin de détrôner ou d’interférer avec des séquences de travail communicatif, l’encouragement de telles séquences latérales pourrait bien présenter l’occasion pour l’apprenant de partager et de verbaliser des questions portant sur les rapports des systèmes respectifs de sa L1 et de la langue cible, questions qu’une approche directe ne lui permet jamais de formuler. Reste qu’il serait bien étonnant que de tels phénomènes se produisent spontanément si l’on considère que l’habitude de l’emploi exclusif de la langue cible aura été ancrée par un apprentissage initial conforme à une méthodologie directe. Un travail préalable de “déshabituation” semble donc nécessaire pour les y favoriser, et les activités que nous proposerons à la fin de ce travail peuvent également s’envisager comme une étape dans cette direction. Le fait qu’une langue étrangère, en l’occurrence le français, se définisse par rapport à d’autres langues et implique ainsi des phénomènes de contacts a été fréquemment relevé. Robert, à travers le facteur de distance / proximité typologique, accorde un rôle fondamental au contact de langues en ce que celui-‐ci conditionnerait l’ensemble du parcours d’apprentissage : acquisition, stratégies d’appropriation et méthodes d’enseignement. En effet, partant « du postulat que l’acquisition d’une langue cible dépend de la proximité linguistique et que selon le degré de parenté et d’intercompréhension, les apprenants développent deux stratégies différentes d’appropriation de la langue cible : réduction et superposition. » (2004 : 503), il suggère que « dans le domaine, plus particulier, du français langue étrangère, il est évident qu’au moins deux stratégies devrait être mise en œuvre (langues proches et langues lointaines) » (ibid : 502), donnant lieu à une « pratique pédagogique différenciée », laquelle devrait encore affiner l’opposition typologique entre langues “voisines” et “éloignées”. Pour Escudé, cette “évidence” est d’ores et déjà une réalité lorsqu’il écrit que « naturellement, l’apprentissage du Français Langue Etrangère se fonde sur l’intégration de deux langues : langue source de l’apprenant, une ou multiple, et langue cible, le français » (2010 : 2), ce qui l’amène à prétendre – en une formule qui pourra paraître quelque peu volontariste – que le FLE est une méthodologie résolument intercompréhensive (ibidem et ESCUDE & JANIN 2010 : 113). Selon Escudé, ce sont un certain nombre d’éléments sociopolitiques qui « font du contact des langues une réalité fondamentale devant laquelle l’enseignement “traditionnel” et monolithique des langues ne peut faire face seul » (2010 : 1). Cependant les arguments visant à valoriser les dimensions sociales, politiques, éducatives et éthiques du plurilinguisme – quel que soit leur intérêt par ailleurs – nous paraissent fragiles dans des situations où le mandat accordé à l’institution ou à l’enseignant ne porte pas sur la gestion de l’éducation plurilingue ou de la biographie langagière de l’apprenant, mais uniquement sur l’apprentissage ponctuel d’une langue particulière. Si nous avons cru bon de rappeler ci-‐dessus quelques éléments théoriques des démarches plurilingues, c’est que nous pensons qu’elles fournissent des arguments et des moyens pour la prise en compte du contact de langues qui, parce que formulées directement en termes d’avantage pour l’apprentissage de la langue cible, sembleront plus convaincants dans les situations d’enseignement qui nous occupent. Nous allons donc à présent tâcher de préciser quelque peu les principes et les avantages pédagogiques attendus d’un rapprochement éventuel de la didactique du FLE et de celle des langues voisines par rapport au public qui nous intéresse.
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2.3 Didactique des langues voisines et FLE : principales notions théoriques Il nous semble que le potentiel ou la nécessité d’un enseignement de langues étrangères qui tienne compte des spécificités typologiques des langues sources en présence peut se rapporter à quelques principes complémentaires dont certains ont déjà été esquissés plus haut. Si nous devions les résumer d’une seule phrase, nous proposerions que les principes et avantages qu’une perspective plurilingue peut apporter à l’enseignement du FLE tiennent à une comparaison explicite des langues en contact dans la classe, permettant le transfert, la construction ou la redéfinition de savoirs ou de compétences concernant autant la langue cible que les langues sources, et passant par la conscientisation et la conceptualisation non seulement de la proximité mais aussi de la distance spécifique ou générale12 entre les langues en présence. La première notion empruntée aux approches plurilingues pour l’enseignement du FLE qui nous paraît fondamentale est celle de la prise en compte des compétences antérieurement acquises par l’apprenant, laquelle s’oppose à la tendance d’un enseignement “monolingue” où « chaque langue apprise l’est à partir de zéro et les connaissances antérieures qu’un apprenant peut en avoir font de lui un “ faux débutant ” compliquant plus que facilitant le travail pédagogique » (COSTE 2011 : 181). Fondamentale, cette notion l’est en ce que c’est bien la présence de ces compétences (langagières en particulier mais pas exclusivement : divers niveaux de stratégies sont également concernés), ainsi que leur (re)connaissance par l’enseignant qui délimite les possibilités de leur transfert durant l’apprentissage. C’est ainsi qu’Escudé suggère que « le maître de FLE transfère sur la matrice de comportements langagiers déjà élaborés ou en cours d’élaboration des performances en une nouvelle langue. Ces performances réalisent, valident et consolident des compétences acquises ailleurs » (2010 : 2). Sans nous prononcer ici quant à savoir si la didactique du FLE peut réellement se limiter à ce seul transfert, il demeure que comme le souligne De Pietro, les apprenants d’une L2 ou d’une LE possèdent déjà « une “grammaire intérieure” de leur langue, qui interagit – parfois positivement, parfois négativement – avec leurs nouveaux apprentissages langagiers » (2008 : 203). Ces interactions, facilitatrices ou “perverses”, ne sont pas une simple option que le choix d’une méthodologie directe pourrait balayer si facilement. Plutôt que de les confiner dans une espèce de non-‐dit, tout indique qu’il serait préférable d’encourager l’apprenant à expliciter les ressemblances et à formuler les différences qui peuvent exister entre sa langue propre et la langue cible. C’est à ce titre que nous intéresse la conception selon laquelle les langues en contact les unes avec les autres définissent un espace continu (continuum linguistique) où les langues entretiennent des degrés variables de transparence (lexicale mais aussi sémantique et d’invariants). Dès lors, rapportée à d’autres, « chaque langue apparaît comme un ensemble codifié de variations » (2010 : 6), ce qu’Escudé résume par la formule « chaque langue est dialectale » (2010 : 2). Cette conception de la langue n’est pas sans conséquences sur son apprentissage. A travers la comparaison d’une langue
12 Sur la notion de distance spécifique ou générale, voir BOREL (2012 : 137 ss) il s’agit essentiellement de relativiser une conception parfois absolue de la notion de distance : une distance ou une proximité “générale” n’excluant pas des ressemblances ou des différences “locales”.
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cible (étrangère) et d’une langue source (“maternelle”), opérée par l’intermédiaire de tâches communicatives, l’apprenant est guidé dans et rendu conscient de sa gestion d’« une dialectique de la fusion et de la différenciation » (PY 2004 (1992) : 98). Un premier pôle serait alors celui de la fusion, de la proximité typologique et des transparences auxquelles, de par son caractère de didactique transférentielle l’approche intercompréhensive confère de prime abord une certaine évidence. Peut-‐être moins visibles, l’altérité et la distance n’y tiennent pas moins un rôle essentiel : comme le souligne Gajo, le principe d’un « appui simultané sur des stratégies de fusion et de dissociation (…) montre que si l’intercompréhension se construit d’abord sur le rapprochement ou la fusion des systèmes linguistiques en présence, il appelle dans le même temps des stratégies de contraste ou de dissociation. L’enjeu réside précisément dans le point d’équilibre entre fusion et dissociation » (2008 : 134). Or, en ce qui concerne l’apprenant, aucune de ces deux stratégies ne devrait être considérée comme allant de soi : « reconnaitre et encourager l’intercompréhension demande de combattre une forme de “cécité linguistique” » (ibidem). Même des ressemblances pourtant apparemment évidentes une fois acquis un “réflexe comparatif” demande un travail préalable : « les élèves ne pensent pas nécessairement (et ne sont guère amenés à penser !) à chercher des ressemblances, laissant ainsi supposer que de telles mises en relations ne sont pas spontanées. Autrement dit, les ponts, que se soit entre les rives ou les langues, n’existent pas s’ils ne sont pas construits » (DE PIETRO 2008 : 201). Ce qui précède est également valable pour le principe de différenciation, avec peut-‐être cette différence qu’il s’agit alors moins d’entrainer des stratégies de compréhension qu’un changement d’attitude qui concerne la manière de se représenter sa langue propre. Pour Escudé, c’est à travers le contact des langues (voisines) que l’apprenant est mené au constat que chaque langue « doit dire les même choses, mais les dit de manière différente ». Et la prise de conscience de cette différence intervient à plusieurs niveaux : à celui du langage, elle permet une décentration de l’apprenant par rapport à sa propre langue ; à celui de la langue cible, elle introduit la « façon spécifique » dont la langue étrangère code les invariants ; enfin, elle est également l’occasion d’un retour métalinguistique sur la langue source (2010 : 6).
L’importance de la prise de distance de l’apprenant par rapport à sa langue de départ est également mentionnée par de nombreux auteurs. Ainsi Py souligne-‐t-‐il que l’altérité se dédouble et qu’à l’étrangeté de la langue cible doit se superposer, à mesure que se crée l’interlangue, une altérité de la langue source. Ce « mouvement qui ne va pas de soi » implique que « la langue première doit être découplée du langage comme faculté générale c’est à dire quelle doit être considérée comme une des réalisations possible du langage » (2004 (1992) : 98). C’est encore ce processus de décentration qui transparaît dans le postulat de Moore selon lequel « loin de parasiter ou de retarder le travail d’appropriation linguistique proprement dit, la réflexion et l’analyse consciente, par exemple du fonctionnement comparé de différentes langues, vont favoriser la distanciation par rapport aux langues, pour mieux se les approprier » (MOORE 2006 : 228). Les analyses de cette auteure ainsi que celles de Dabène montrent très clairement que si les « atouts pour l’apprentissage» des approches plurilingues peuvent concerner divers composants métalinguistiques et métacognitifs dans l’apprentissage, le contact des langues à la fois comme système linguistique mais aussi comme système des représentations des apprenants sur les langues en est un élément fondamental. Il permet de prendre une
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certaine distance non seulement par rapport à une L2 qui est simultanément objet d’apprentissage et moyen d’expression d’une réflexion sur cet objet, mais aussi par rapport à une L1 qui a façonné « un certain nombre d’outils heuristiques à caractère métalinguistique … [qui] ont fréquemment été élevés par les sujets, dans un mouvement d'ethnocentrisme linguistique, au rang de règles universelles » (DABENE 1996 : 397). Ou, comme le dit encore De Pietro (cité par MOORE 2006 : 228) : « Le détour par d’autres langues constitue ainsi un mécanisme-clé de nos démarches, pour aider les élèves à aborder des phénomènes qu’ils ne peuvent pas “voir” dans leur langue maternelle (…) ou qui font obstacle dans les autres langues enseignées parce qu’ils expriment des fonctionnements qui “s’opposent” directement à ceux auxquels ils sont habitués dans leur première langue ». Il semble donc que le contraste des langues favorise une conscientisation elle-‐même facilitatrice de la conceptualisation des savoirs (linguistiques en l’occurrence) dont, comme nous l’avons dit précédemment, souvent l’enseignement “monolingue” des langues se prive pour des motifs dont, – lorsqu’ils ne sont pas purement contingents –, la pertinence didactique dépend étroitement des situations d’apprentissage. En particulier, dans des classes où la formation initiale et donc les compétences grammaticales explicites en L1 sont souvent inégalement partagées, ce biais métalinguistique pourrait constituer une aide appréciable pour certains apprenants à l’approche des niveaux intermédiaires13. En espérant avoir, à travers cette longue partie théorique, délimité une intersection possible des didactiques des langues voisines et du FLE et mis en évidence quelques avantages qui pourraient en découler pour l’apprentissage, nous allons à présent examiner d’un point de vue pratique la question de leur application.
3. Applications Nous commencerons par rendre compte de trois exemples illustrant différentes applications possibles d’une méthodologie intercompréhensive à l’enseignement du FLE (partie 3.1). Nous discuterons dans un second temps (partie 3.2) des avantages qu’elles présentent et des difficultés qu’elles soulèvent, en particulier par rapport au problème des classes hétérogènes que nous avons présenté plus haut. Dans une dernière partie (3.3) nous proposerons et détaillerons d’un point de vue pratique une activité s’inspirant de l’un des exemples que nous aurons présenté.
13 Rappelons que les niveau B1 et plus encore B2 du CECR introduisent des exigences accrues, notamment en termes de maîtrise formelle de la langue. Il n’est pas rare qu’à ces niveaux le parcours des apprenants les moins bien outillés dans ce domaine, qui se trouvaient jusqu’alors à l’aise avec des tâches principalement communicatives et une relative tolérance de l’erreur et de l’approximation, subisse un net ralentissement si ce n’est une interruption définitive.
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3.1 Exemples d’applications
3.1.1 L’anglais comme langue pont vers le français Un unique exemple d’application de la méthodologie de l’intercompréhension à un enseignement de FLE est rapporté par Escudé (2010 : 4, et également dans Escudé et Janin 2010 : 114). Il s’agit d’un enseignement dispensé à un public provenant de divers pays asiatiques et suivant une formation en gestion des transports dans un institut technologique à Bangkok. L’anglais, la langue d’enseignement de cet établissement, est alors utilisé comme langue pont vers le français selon une méthodologie qui s’inspire d’EuroComRom et des sept tamis. Le fait que l’anglais soit la langue de scolarisation de ces élèves et sa proximité lexicale et syntaxique bien connue avec le français explique ce choix. La langue pont est utilisée pour traduire des mots dont la transparence n’est pas immédiate, pour reformuler les textes français abordés ou débattre de leur contenu. L’approche de la langue cible est prioritairement lexicale. Les principaux avantages relevés par l’enseignante et soulignés par Escudé sont la désinhibition et une motivation accrue par un travail centré sur l’écrit qui repousse l’expression orale (pour un public asiatique que l’enseignante juge timide à cet égard) et permet d’aborder d’emblée des textes adaptés aux besoins et intérêts de ces adultes, ce qui évite également la phase “infantilisante” de l’apprentissage du lexique de base. L’utilisation de la langue pont permet ainsi de travailler rapidement sur les contenus de textes en rapport avec le domaine d’étude spécifique des apprenants. Enfin l’enseignante estime que « le français n’est plus perçu comme une langue étrangère ou s’opposant à l’anglais mais comme complémentaire. Apprendre le français devient un moyen d’approfondir ses connaissances de l’anglais. (…)Le français n’est plus perçu comme difficile mais au contraire proche de l’anglais, donc accessible » (ESCUDE 2010 : 4), ce qui illustre bien les principes de transfert de compétence, de fusion et de renforcement mutuel des langues en présence que nous évoquions plus haut. Pour Escudé ce cas est représentatif d’une « méthodologie empirique, sans aucun doute très partagée dans le monde du FLE » (2010 : 4), dans laquelle l’apprentissage du FLE est « parfaitement intégré » au cursus général et dont l’« efficacité est particulièrement avérée dans le cas d’une didactique du FLE ayant une langue romane comme langue source » (ibid : 5).
3.1.2 Participation à une session Galanet Nous glisserons rapidement sur cet exemple dans la mesure où nous n’entendons pas développer cette piste, mais il paraît important de la mentionner en ce que la participation de la classe à une session du projet Galanet est une approche – alternative ou complémentaire – a priori tout à fait envisageable au dispositif que nous proposerons plus loin. Elle constituerait alors une démarche davantage orientée vers l’interaction et construite sur la participation à une tâche collaborative, présentant une dimension actionnelle plus marquée (learning by doing). Galanet14 est en effet une plateforme d’enseignement à distance sur internet qui réunit des locuteurs (natifs ou de niveau équivalent) d’au moins une langue romane 14 http://www.galanet.be
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autour d’une tâche collaborative réalisée par l’intermédiaire de séries d’échanges et de négociations synchrones ou asynchrones (forums, chats et édition collective de textes sur un wiki). Le projet vise donc bien l’acquisition d’une compétence d’intercompréhension et il semble impossible, en employant ce dispositif, d’ignorer cet objectif au profit du seul apprentissage d’une langue singulière. On pourra consulter à ce sujet plusieurs travaux de master de l’université Stendhal qui relatent une expérience de ce type menée auprès d’élèves hispanophones dans des établissements secondaires ou universitaires15. Ces travaux mettent bien en évidence la question de la concurrence des objectifs en présence (apprentissage du français / pratique de l’intercompréhension), et soulignent qu’un travail en présentiel encadrant les activités déployées sur la plateforme est nécessaire pour assurer un bénéfice en français langue cible.
3.1.3 Le français langue pont vers d’autres langues romanes La publication récente du compte-‐rendu d’une expérience coordonnée par les instituts culturels français, espagnol et italien à Tel-‐Aviv16 illustre bien le dispositif qui pourrait être mis en œuvre à partir des éléments développés jusqu’ici. Piloté conjointement par les équipes pédagogiques des trois instituts culturels17, le projet s’est étendu sur trois sessions expérimentales. Les classes réunissaient des apprenants et des enseignants des trois instituts et seules les langues enseignées par les instituts partenaires étaient abordées. Deux des trois sessions ont été élaborées à partir de la méthode EuRom5 (dont des collaborateurs ont assuré la formation des enseignants responsables au cours d’un séminaire de deux semaines), et la dernière à partir d’un matériel emprunté à EuroComRom. Par la suite, l’intention de chaque institut est de proposer individuellement leurs propres formations en intercompréhension, intégrées à divers degrés aux cours de langue spécifiques qu’ils dispensent. Chaque institut déclare un projet final un peu différent : • l’institut Cervantes se propose d’intégrer quatre séances d’intercompréhension de deux heures chacune dans un cours de niveau B2 de soixante heures et affiche comme objectifs principaux de « se servir des autres langues romanes pour permettre aux apprenants de faire une observation réfléchie de leur propre langue d’apprentissage et démontrer que l’apprentissage de l’espagnol peut servir à ouvrir des portes vers les autres langues romanes » (2012 : 4) ; • l’institut français envisage quant à lui de proposer une dizaine d’heures d’intercompréhension en option d’un cours de soixante-‐dix heures au niveau B1. Les visées d’apprentissage déclarées sont l’acquisition de compétences passives de réception dans les deux autres langues romanes et un travail réflexif sur les stratégies personnelles de développement des compétences en français ; • quant au projet de l’institut italien, il correspond davantage à un véritable programme d’intercompréhension puisqu’il s’agit d’une formation indépendante de trente heures adressées à un public de niveau C1 dans n’importe laquelle des trois
15 MANZO (2005), DESCOMBRIS (2007), GRIOT (2008). 16 WAUTHION (2012), présenté initialement lors du colloque international tenu à Grenoble en juin 2012. 17 Institut français d’Israël, Instituto Cervantes et Istituto italiano di cultura.
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langues proposées, dispensée en rotation dans les trois instituts et visant l’acquisition d’une compétence de lecture de niveau B1 ou B2 dans les deux langues inconnues. On remarque donc que les dispositifs envisagés par les trois instituts présentent des positions bien différentes en termes de visées d’apprentissage : le projet espagnol orienté vers un bénéfice pour l’apprentissage de la langue romane étudiée singulièrement est celui qui se rapproche le plus de la démarche que nous recherchons, alors que le projet italien reprend les objectifs d’une approche intercompréhensive, tandis que le projet français se situe entre les deux. Cette diversité d’objectifs, en plus d’une posture directive des enseignants, associée à une interprétation très littérale de la vérification des transferts qui ne correspondait pas, à notre avis, à l’esprit de la méthode Eurom5, a induit un certain nombre de disfonctionnements dans le déroulement des sessions expérimentales. Mais nous soulignerons plutôt ici que parmi les élément de conclusion apportés par Wauthion, le bénéfice pour la langue romane de départ est considéré comme le principal résultat de l’expérimentation : « Tous les apprenants et les professeurs sont convenus du bénéfice reçu pour la progression en LROM1 d’apprentissage par le travail d’observation réfléchie et de comparaison » (2012 : 15).
3.2 Adaptation à des classes hétérogènes de FLE : discussions Ce dernier exemple correspond au dispositif que nous imaginions proposer lorsque nous avons débuté ce travail. Le compte rendu de l’expérience israélienne nous dispense en partie d’une longue présentation, cependant nous voudrions marquer dans les discussions qui suivent quelques difficultés et incertitudes qui subsistent par rapport au contexte des classes hétérogènes qui nous a occupé jusqu’ici. Les éléments discutés ci-‐dessous devraient expliciter les raisons pour lesquelles nous estimons que, sans être forcément idéale, l’approche que nous retenons nous paraît être la mieux adaptée.
3.2.1 Méthodologie d’enseignement ou propédeutique ? Un premier point à relever est que les approches décrites par Escudé et les propositions de Robert concernent principalement les débuts de l’apprentissage d’une langue étrangère. Or c’est aussi à ce stade que, comme nous le relevions précédemment, et particulièrement lorsqu’il s’agit de production orale, la méthode directe semble la plus légitime et la plus efficace. Il conviendrait donc peut-‐être ici de nuancer ou de préciser la portée d’un enseignement du FLE “résolument” intercompréhensif. N’est-‐il qu’une propédeutique ? Auquel cas on en reviendrait au programme proposé par Tyvaert (2008 : 270) où, quoique complémentaires, intercompréhension et FLE correspondent à des stades distincts de l’apprentissage des langues et où la didactique du FLE bénéficie du travail de sensibilisation réalisé en amont sans rien changer à ses méthodes. Ou bien s’agit-‐il d’alterner les méthodologies ? Ou encore de repousser dans un premier temps le travail de production pour bénéficier d’une progression rapide en compréhension de l’écrit qui profitera ensuite à la compréhension orale et – plus hypothétiquement – aux habiletés de production ? C’est ce que suggère le schéma souvent reproduit de Meissner (2004 : 75) ou les objectifs de certaines méthodes
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d’intercompréhension en langues romanes18, mais précisément ces suggestions ne concernent que la didactique des langues voisines… D’autre part l’on sait que si la didactique de la phonétique (en particulier la méthode verbo-‐tonale) a beau assurer qu’un début d’apprentissage exclusivement basé sur la réception puis la production orale serait avantageux pour la suite de la progression, les apprenants se montrent extrêmement réfractaires à ce genre de délai. Hormis le cas particulier de besoins spécifiques tels que ceux des étudiants en gestion des transports mentionné plus haut, des résistances similaires dans le cas d’un apprentissage initialement exclusivement consacré à la réception écrite ne seraient pas surprenantes. Quelle sera enfin la position d’un FLE “résolument intercompréhensif” par rapport aux critères de certifications qui, si elles sont la plupart du temps la finalité immédiate d’un apprentissage généraliste du FLE, s’inscrivent le plus souvent plutôt comme une étape dans un projet plus vaste (accès à des formations ou des emplois nécessitant le français, demandes de naturalisation, etc.) ? Le même Cadre Européen Commun de Référence qui pose l’approche plurilingue comme compétence communicative sert aussi de référentiel pour les évaluations du DELF dont, comme nous l’avons dit, les critères sanctionnent dès les niveaux intermédiaires les traces du contact de langues tout en demandant un haut degré de maîtrise formelle de la langue cible. Comment faire cohabiter un enseignement tolérant la fusion des langues avec la préparation à un examen qui en exige la différenciation ? A ce propos, nous avons discrètement mentionné au tout début de notre introduction que la démarche que nous proposerons ici devrait constituer une pratique régulière de la classe. En ce sens elle n’est certainement pas une propédeutique et, comme nous le verrons dans la partie 3.3, elle implique des processus successifs qui, tout d’abord ouverts au contact de langues, ont pour objectif final une formulation précise et bien structurée en langue cible.
3.2.2 Hétérogénéité des publics et des compétences Un second point qui soulève un certain nombre de difficultés est le fait que nous essayons d’appliquer à un public hétérogène des principes empruntés à la didactique des langues voisine, laquelle s’appuie sur un certain nombre de caractéristiques communes à la classe, ne serait-‐ce qu’une langue source proche des langues cibles ou tout au moins la présence d’une langue commune apte à servir de passerelle. La présence de telles caractéristiques facilite certainement la démarche de transposition. L’exemple proposé par Escudé est à ce point de vue plutôt favorable puisqu’on y relève une langue de scolarisation commune relativement proche de la langue cible ainsi qu’un domaine de formation garantissant, on peut le supposer, des références et des intérêts partagés. Par ailleurs toutes les expériences mêlant enseignement du FLE et intercompréhension dont nous avons rendu compte ont au moins ceci en commun qu’elles se déroulent dans des établissements scolaires (secondaires ou universitaires) où les étudiants partagent une même langue de scolarisation. A l’inverse, les classes dont nous avons établi le profil plus haut présentent peu de ces avantages. On peut certes supposer qu’un apprenant entamant un cours d’un 18 Par exemple EuRom5 qui vise, en une quarantaine d’heures de formation, des niveaux de lecture variant entre le B1 ou le B2 du CECR dans chacune des langues abordées (BONVINO & alii 2011 : 69).
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certain niveau a acquis les compétences du niveau précédent, mais ces compétences ne sont pas forcément symétriques (voir les disparités signalées entre les diverses habiletés dans les portraits proposés en annexe). Au problème plus apparent de la gestion de la diversité linguistique – tous les degrés de proximité/distance typologique étant potentiellement présents simultanément dans une même classe – s’ajoute la question des cultures d’enseignement-‐apprentissage19 dans lesquelles les apprenants auront effectué leur apprentissage. En marge de tout contrôle curriculaire, celles-‐ci demeurent très aléatoires. A la diversité des langues sources correspond d’autre part celle des niveaux de formation initiale ainsi que celle des modes d’acquisition de la L1 qui peuvent être variablement formalisés. Il n’est par exemple pas exceptionnel que l’apprentissage d’une L2 constitue le premier contact explicite d’un locuteur avec la grammaire élémentaire, son métalangage, ses catégories, etc. En outre les apprenants pour qui le français est une L3 dispose d’un avantage expérientiel certain sur ceux dont il est la première langue étrangère apprise20. Ce sont donc les bases d’un éventuel transfert de compétence qui sont elles-‐mêmes difficiles à cerner. L’exemple proposé par Escudé à ce sujet est que l’apprenant de L2 ou de LE « n’apprend pas à lire ou à écrire, mais à lire ou à écrire en français » (2010 : 2). Mais le principe de l’économie cognitive réalisée par la didactique des langues voisines nous indique que la nature du transfert ne sera pas comparable selon qu’on pratique déjà une écriture en alphabet latin, ou qu’on écrive de gauche à droite, ou dans un alphabet non-‐syllabique… De même que, compte tenu de l’écart des standards de l’organisation textuel et de la rhétorique, rédiger un texte argumentatif en français pour un apprenant de langue maternelle japonaise21 peut difficilement se réduire à la simple actualisation d’une compétence déjà présente, alors que ce peut bien être le cas pour un locuteur d’une langue plus proche du français. A travers ces questions relatives au transfert de compétences, ce sont les modalités de mise en œuvre des pratiques pédagogiques différenciées prônées par Robert qui ne sont peut-‐être pas si évidentes à mettre en place auprès d’un public hétérogène. Au pôle s’orientant vers une individuation des formations et une centration sur l’apprenant décrite comme central pour les didactiques des langues tertiaires et de la Mehrsprachigkeit (HUFFEISEN & NEUNER, 2004: 16), mais également communément recommandées par les approches communicatives en FLE, répondrait alors celui de l’indistinction des langues sources entretenu par les méthodes « pour tous » que produisent les maison d’éditions (Robert 2004 : 502). Pour des raisons pratiques bien évidentes, tant les établissements privés, où préoccupations pédagogiques et commerciales ont tendance à se confondre, que les enseignants confrontés à la diversité et au turn-over décrits dans notre introduction préféreront généralement la seconde solution. Si l’on suit Barfety (2012 : 119 ss), par le choix inévitable qu’elles doivent opérer entre complexité ou simplicité (du lexique, des consignes et de la progression grammaticale), les méthodes de FLE favorisent nécessairement une certaine catégorie d’apprenants (locuteurs de langues proches pour les versions “complexes”, locuteurs de
19 BARFETY (2012 : 118) mentionne à cet égard l’exemple d’une université japonaise où l’enseignement s’apparentant à la méthode grammaire traduction ne prépare nullement l’apprenant aux approches communicatives communément pratiquée en Europe. 20 C’est un des postulats fondamentaux de la didactique des langues tertiaires : « Le modèle [factoriel] suppose que le plus grand saut qualitatif dans ce processus d’apprentissage systématique et dynamique ait lieu entre l’apprentissage de la première (L2) et de la deuxième (L3) langue étrangère. » (HUFFEISEN & NEUNER, 2004 : 8). 21 Cet exemple est emprunté à TAKAGAKI, Y. (2011 : 27 ss.)
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langues éloignées pour les version “simples”) et il reviendrait à l’enseignant de compenser ce déséquilibre par des activités complémentaires. Il nous semble cependant que c’est conférer à l’enseignant, qui n’a pas forcément ni mission ni compétence de responsable pédagogique, une lourde responsabilité ainsi qu’un travail qui se révèlera particulièrement ingrat et démoralisant dans le cas de classes dont la composition se modifie parfois très rapidement. La nécessité d’ajuster sans cesse son cours en fonction des départs, arrivées et retours d’apprenants risquant de le rendre peu cohérent dans la durée. On notera enfin que, dans l’ensemble et quels ques soient les efforts de l’enseignant, les apprenants de langues sources proches du français et/ou au bénéfice d’une bonne éducation linguistique progressent “normalement” alors que les autres refont plusieurs fois les même niveaux, chacun perdant finalement une partie de son temps puisque les cours ne sont de fait “optimisés” pour aucun de ces deux cas de figure. Dans cette optique un peu désenchantée il ne resterait alors qu’à espérer que le facteur d’homogénéité fasse la preuve de son efficacité et que l’offre de classes mieux “optimisées” devienne un argument pour la “vente” de formations. A l’égard des éléments discutés ci-‐dessus, un avantage supposé de l’activité proposée plus loin est que, sans éviter bien sûr une plus grande facilité pour des apprenants locuteurs de langues proches, elle pourra profiter à chacun en fonction de ses besoins sans nécessiter de la part de l’enseignant un travail d’ajustement démesuré face à d’éventuelles variations dans la composition de sa classe.
3.2.3 Statut/utilisation de l’intercompréhension dans des classes hétérogènes
Quant au problème de l’absence d’une langue commune qui puisse fonctionner comme pont vers le français, c’est le principal et le plus évident obstacle à l’importation de la démarche intercompréhensive dans les classes qui nous intéressent, et il ne peut naturellement pas se résoudre au moyen d’une langue pont telle que l’anglais puisque, même en prétextant que “tout le monde parle anglais” (ce qui, même sans entrer dans des considérations de politique linguistique que nous avons soigneusement évitées jusqu’à présent, est loin d’être la règle selon notre expérience), il serait absurde d’introduire dans la classe un nouveau déséquilibre (celui des compétence de chacun dans cette autre langue) sous prétexte d’en corriger d’autres.
En revanche une solution séduisante consisterait, à l’instar de ce qui a été pratiqué à Tel-‐Aviv, à s’appuyer sur l’unique langue commune à l’ensemble de la classe : la langue cible. Dans le cadre d’un enseignement généraliste du FLE, l’intégration de l’approche intercompréhensive ne consisterait alors plus à utiliser une langue voisine déjà connue pour faciliter l’accès au français langue cible, mais à mobiliser cette langue en cours d’acquisition pour comprendre des langues voisines inconnues. Bien que dans la forme une telle démarche soit très proche de celle mise en œuvre dans un cours d’intercompréhension des langues voisines, les objectifs ainsi que le statut de la langue pont sont radicalement différents. Fondamentalement on voit que, dans un tel cas de figure, si lors de la phase de contact avec la langue inconnue ce sont pour l’essentiel les principes de l’intercompréhension qui sont mobilisés pour permettre la compréhension, en revanche
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la phase de transposition22 prend un intérêt supplémentaire en ce qu’elle représente un véritable travail sur la langue cible. Les principaux points d’intérêt sont alors : • qu’au niveau linguistique, les effets rétroactifs sur le français à la fois langue cible et base de transfert constitueraient l’objectif principal (l’acquisition de compétences d’intercompréhension ne faisant plus explicitement partie des objectifs) ; • que la méthodologie intercompréhensive étant conservée, les avantages métacognitifs, stratégiques et d’autonomie fréquemment avancés par ce courant pourraient être préservés et que, au niveau psychologique, s’appuyer sur le français pour déchiffrer une autre langue “plus” étrangère rendrait celui-‐ci plus familier à l’apprenant, tout en l’éveillant au potentiel d’intercompréhension entre langues de la même famille ; • que la bifocalisation sur le sens (à travers l’exercice de compréhension) et la forme (à travers la reformulation en langue cible) devraient favoriser naturellement une réflexion métalinguistique; • que ces démarches comparatives et réflexives, d’abord situées au niveau des langues voisines présentées, pourraient faire office de déclencheur pour des séquences latérales, étendues à la totalité du répertoire (L1 non romanes comprises).
3.2.4 Statut particulier d’une langue en cours d’acquisition comme langue dépôt L’idée de promouvoir une langue étrangère comme base de l’intercompréhension de langues voisines n’est pas nouvelle : c’est l’approche choisie par la méthode EuroComRom. Klein explique à ce sujet que « le but du choix d’une langue non-maternelle comme base de transfert est bien sûr de faire d’une pierre deux coups car en apprenant une nouvelle langue, on stabilise et enrichit les connaissances de la langue de transfert. » (2004 : 406). De même l’idée que les transferts sont multidirectionnels et que la langue de départ bénéficie rétroactivement des activités de comparaison est omniprésente chez Meissner. Il faut toutefois noter que les projets qui s’adressent implicitement à des locuteurs natifs d’au moins une langue voisine des langues cibles proposées insistent moins sur cet aspect, et également que, comme le précise Robert, une langue “dépôt” (c’est-‐à dire une langue de transfert non-‐maternelle) présente un potentiel de bases de transfert moins riche qu’une langue maternelle en raison de l’absence d’un vocabulaire « en disponibilité (connu mais peu ou pas employé) »23 (2010 : 160). Quelles conséquences choisira-‐t-‐on de tirer de ces remarques ? Impliquent-‐t-‐elles qu’une intercompréhension basée sur une langue non-‐maternelle s’adresse à un public universitaire disposant d’un niveau avancé dans cette langue ? En ce qui nous concerne, en raison du profil des classes concernées mais aussi des avantages attendus, nous considérons que l’activité présentée ci-‐dessous serait particulièrement adéquate au niveau intermédiaire (B1 ou B2), moyennant une sélection du matériel choisi en
22 Par “phase de transposition” nous pensons ici au moment où, dans des méthodes d’enseignement présentiel tel qu’EuRom ou EuroCom, les apprenants doivent proposer en L1 une interprétation du texte, laquelle sert au contrôle et à la validation de leurs hypothèses. Ce point est développé dans la partie 3.3.2. 23 En effet, selon l’exemple qu’il propose, on attendra difficilement d’un apprenant intermédiaire de FLE qu’il puisse associer l’espagnol vergüenza et le français vergogne.
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fonction des compétences lexicales et morphosyntaxiques attendues en langue cible par rapport aux bases de transferts à mobiliser. Les observations qui précèdent nous amènent à aborder maintenant, dans une optique plus pratique et descriptive, les modalités de la transposition qui nous intéresse.
3.3 Transposition d’une approche intercompréhensive pour des classes hétérogènes de FLE : considérations générales S’inspirer d’une méthode d’intercompréhension en langues romanes telle qu’EuRom5 ou EuroComRom pour la “détourner” vers un enseignement spécifique du FLE implique pour le moins quelques adaptations. Alors que les programmes d’intercompréhension en langues romanes visent le développement de compétences réceptives dans les langues abordées, l’objectif est ici de renforcer une langue cible, mobilisée en tant que base des transferts d’identification. Bien que nous l’ayons déjà dit plus haut, rappelons que l’objectif particulier poursuivi ici concerne d’avantage une compétence métalinguistique (abordée de manière explicite et réalisée par un travail sur les diverses unités de la langue : travail au niveau textuel et pragmatique, au niveau des constituants, à celui du lexique, des monèmes et incluant donc un travail sur le métalangage) qu’une compétence communicative. On voit donc que les principes d’apprentissage simultané de plusieurs langues apparentées (à la fois un avantage et un principe de ces méthodes) et de compétence partielle (réceptive en l’occurrence) sont abandonnés. Sur ces derniers points en particulier, il conviendra de préciser la nature de l’activité proposée. A côté de ces changements fondamentaux, de nombreux principes – certains étant d’ailleurs relativement familiers des pratiques “traditionnelles” d’enseignement du FLE – nous semblent pouvoir être conservés, moyennant d’éventuelles adaptations. Il s’agit en particulier de la hiérarchisation des niveaux de compréhension (compréhension globale et détaillée), d’un travail organisé en tentatives multiples et successives de compréhension menant d’une certaine approximation à une plus grande précision, ainsi que de l’ensemble des stratégies de lecture et d’accès au sens. Concernant plus particulièrement le travail de l’enseignant, nous relèverons outre la transmission et le contrôle des dites stratégies, une certaine attitude visant à favoriser autant que possible la découverte par l’apprenant lui-‐même, qui implique un recours réfléchi et très mesuré aux aides que peuvent proposer les matériels didactiques à disposition. Enfin, même en s’en tenant à l’exploitation du matériel préexistant, un important travail préalable sera nécessaire, non seulement d’adaptation puisque le public et les objectifs visés ne sont pas les mêmes, mais également d’anticipation des difficultés que rencontreront les apprenants. Avant de développer les points mentionnés ci-‐dessus, nous trouvons opportun de proposer un aperçu très schématique des phases que pourrait comporter une séance de travail en classe.
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3.3.1 Modalités et déroulement de l’activité Un découpage de l’activité en trois phases de travail nous paraît pertinent. La première, qui pourra être précédée de l’écoute d’une lecture du texte par un locuteur natif (si ce type de document est disponible pour le texte choisi), est bien sûr une lecture individuelle du texte en langue romane inconnue, durant laquelle l’apprenant est supposé mobiliser ses connaissances en français pour effectuer une première interprétation. Il nous semble important qu’il soit tout d’abord confronté seul au texte afin de produire ses propres hypothèses. Même s’il est évident que pour les premières séances cette activité risque de paraître dénuée de sens et devra être brève, son intérêt devrait s’accroître au fur et à mesure que l’apprenant s’habituera à l’exercice et gagnera en confiance en s’appropriant les diverses stratégies d’accès au sens (voir infra 3.3.3). La consigne de l’activité pourrait consister à situer les éléments fondamentaux du texte (quoi, qui, où, quand, etc.), qui seront mis en commun avant de poursuivre. Une seconde phase de travail, réalisée en binômes, aurait ensuite pour objectif le partage et la comparaison des hypothèses formées individuellement. Occasion d’une seconde tentative de compréhension et d’un premier essai de formulation en français, les négociations que devraient engendrer les cas de désaccord ou de difficulté, en amenant les apprenants à expliciter et comparer leurs raisonnements, pourraient se révéler propices à l’acquisition. Il semble particulièrement important à ce stade que l’enseignant intervienne au besoin pour former des paires équilibrées : éviter les couples parlant la même langue afin que l’activité se déroule effectivement en français et, dans la mesure du possible, mélanger locuteurs de langues romanes et de langues plus éloignées du français. La consigne consisterait à préparer (oralement et/ou en s’aidant de notes) une “traduction”24 du texte qui sera partagée lors de la phase suivante. Celle-‐ci se réaliserait donc en plenum et ses objectifs évolueront au fil des séances : axée initialement sur l’acquisition des stratégies de compréhension elle pourra par la suite s’orienter davantage vers le renforcement de la langue cible. Conformément à la méthodologie d’EuRom5, c’est la phrase qui devrait constituer l’unité de base du travail, chaque binôme ou chaque apprenant proposant tour à tour sa “traduction” pour l’une des phrases du texte, et les autres binômes ou apprenants faisant part de leurs éventuelles divergences. L’activité devrait donc glisser rapidement sur les parties transparentes et s’arrêter sur les unités posant problème. C’est ici que sont mises en commun et validées ou – le cas échéant – corrigées les hypothèses des apprenants, de manière collégiale de préférence ou par l’enseignant si nécessaire, et c’est donc dans cette phase que le rôle de l’enseignant sera le plus sensible : tout en s’efforçant de mesurer l’aide apportée pour que les apprenants parviennent d’eux-‐mêmes à la résolution des difficultés lorsque cela est possible, il devra également veiller à ce que certains points soient explicités – notamment les stratégies et raisonnements utilisés –, mais sans bloquer ou infléchir exagérément le cours de la démarche spontanée des apprenants. Une dernière phase, peut-‐être plus facultative et dont l’intérêt concernerait plutôt un travail au niveau de l’organisation textuelle, stylistique et pragmatique, consisterait à rédiger individuellement la “traduction”, par exemple en travail à domicile. En plus d’introduire un travail de production écrite dans une séquence qui se déroule
24 Le terme de traduction n’étant pas tout à fait adéquat, nous le conservons entre guillemets avant d’y revenir ci-‐dessous.
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essentiellement par oral, cette trace écrite pourrait être rassurante tant pour l’apprenant que pour l’enseignant, lequel pourra en outre l’utiliser pour fixer des points intéressants ou problématiques sur lesquels revenir dans une séance ultérieure. Naturellement les phases ci-‐dessus ne sont que des esquisses un peu austères dont les modalités pourraient varier en fonction des orientations de l’enseignant (par exemple en leur donnant un tour plus ludique ou plus communicatif) et du temps qu’il pourra consacrer à la remise en forme des textes. Elles nous semblent cependant former une trame cohérente tant à l’égard des objectifs poursuivis que du public visé : l’élaboration progressive de la transposition par un travail d’abord individuel puis collectif devant d’une part favoriser la formulation, puis la reformulation et enfin la validation d’hypothèses métalinguistiques, et d’autre part donner lieu à des séquences de négociations et de mise en commun durant lesquelles la “richesse” et la diversité des ressources linguistiques présentes dans la classe devrait pouvoir être partagée et valorisée.
3.3.2 Nature de l’activité Les approches intercompréhensives que nous considérons visent essentiellement l’acquisition d’une compétence de réception écrite dans plusieurs langues romanes inconnues et la production en L1 (ou dans une L2/L3 bien maîtrisée) n’y est pas travaillée en tant que telle mais sert uniquement à vérifier la compréhension. De leur côté méthodes, enseignants et certifications de FLE tendent à maintenir une stricte distinction entre compétences de réception et de production (orales ou écrites). Qu’en est-‐il de l’activité que nous proposons ici ? Nous avons utilisé plus haut les termes de traduction et d’interprétation qui sont ceux qu’emploient le CECR pour désigner respectivement les versants écrits et oraux d’une compétence de médiation (CONSEIL DE L’EUROPE : 2005 (2001) : 71). Or à l’évidence, hormis dans le cas de figure où l’on soumettrait un texte choisi dans une langue connue par un ou plusieurs apprenants, ces termes ne sont pas tout à fait adéquats, une activité de médiation impliquant un minimum d’expertise dans les deux langues concernées. EuRom5 emploie à cet égard le terme de « transposition en L1 » qui « correspond plutôt à la technique du think aloud (“penser à voix haute”) » (BONVINO & alii, 2011 : 75) et nous l’adopterons également. Comme nous le signalions plus haut, la langue d’expression est tenue pour acquise dans un programme d’intercompréhension en langues voisines, tandis que notre cas mobilise une langue entièrement inconnue d’une part et une langue en cours d’acquisition de l’autre. Deux activités distinctes entrent alors en jeu : la réception du texte en langue romane inconnue et sa transposition en langue cible. Cette activité de transposition est le point central de la démarche proposée puisqu’il ne s’agit plus seulement de décoder le sens de textes écrits dans des langues non maîtrisées, mais également de le reformuler dans la langue cible. L’exercice de transposition fait donc appel à différentes composantes linguistiques et demande un certain niveau de précision pour être pleinement réussi. Toutefois ces deux activités sont peu dissociables : hormis dans la première phase décrite ci-‐dessus, l’apprenant est constamment appelé à revenir sur l’une pour affiner l’autre et inversement.
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A la limite, l’activité que nous proposons pourrait grossièrement se rapprocher de celle, souvent proposée aux niveaux élémentaires, qui consiste à utiliser des documents iconographiques (une photo, une suite d’images) comme support d’une production (orale ou écrite). Dans ce cas la tâche revient à transposer dans le système linguistique cible des informations supposées universellement accessibles issues d’un autre système “sémiologique”. Ce qui rend notre cas intéressant pour des niveaux intermédiaires est évidemment le fait que l’accès au sens du document source implique la mobilisation de ressources en langue cible (bases de transfert d’identification), ce qui la rapproche également dans une certaine mesure d’une activité de compréhension de l’écrit. De plus, le passage de la réception à la production en langue cible, va imposer un certain nombre de choix et d’ajustements (toujours en fonction des ressources dont disposent les apprenants) se traduisant par une restructuration de la phrase, l’identification de ses principaux constituants, sa reconstruction syntaxique et morphologique, ainsi qu’un travail sur les paradigmes puisque la transparence sémantique n’implique pas forcément celle des emplois lexicaux ou structuraux les plus “heureux” dans la langue cible. En somme, la comparaison avec la langue voisine inconnue et le va et vient entre réception et production avec les mobilisations différentes de la langue cible qu’il implique dans chaque cas – et ce d’autant plus que la transposition se déroule en plusieurs tentatives successives –, nous paraît particulièrement propice aux processus « de décomposition et de recomposition des structures de la langue » par l’apprenant qu’évoque Meissner (2008 : 342)25, alors que de tels processus nous semblent bien moins évidents à mettre en œuvre par des activités de réception ou de production plus classiques et dépourvues de dimension comparative. Dans une perspective constructiviste, cette activité devrait bénéficier aux objectifs de renforcement métalinguistique qui sont les nôtres.
3.3.3 Stratégies de compréhension et de lecture Un certain nombre de stratégies doivent permettre à l’apprenant de dégager progressivement le sens, d’abord général puis plus précis, des textes qui lui sont soumis. Comme nous le disions plus haut, alors que certaines seront déjà familières aux enseignants de FLE, d’autres sont plus spécifiques à la didactique des langues voisines. Toutes peuvent – et même devraient – être prises en compte dans le cadre des activités qui nous intéressent : les stratégies générales rendront l’apprenant autonome et efficace lors de la réception du texte en langue romane inconnue alors que celles relevant plus spécifiquement de la linguistique comparée aideront l’enseignant à distiller une aide efficace lorsque se présenteront des difficultés. Ainsi l’acquisition ou, dans le meilleur des cas, le rappel de ces stratégies est une première étape nécessaire au déroulement de notre activité. Le temps qui y serait consacré ne sera pas perdu puisqu’elles seront réutilisables pour tout apprentissage linguistique ultérieur. Nous ne
25 Dans un contexte il est vrai assez différent que celui où nous le citons puisque ces processus, qui correspondent au transfert d’identification, apparaissent comme argument pour l’emploi d’un input « non structuré » en vue de la conscientisation et de l’acquisition des stratégies d’apprentissage.
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ferons ici que les survoler en soulignant les points qui nous paraissent les plus importants26. Le point essentiel est bien connu : il s’agit de privilégier tout d’abord une lecture globale du texte et d’éviter que l’attention se focalise sur les difficultés. Afin de ne pas en arriver à une lecture “mot à mot” il faut d’abord tolérer une certaine approximation et accepter de laisser en suspens dans un premier temps les segments opaques. Ces segments sont d’abord remplacés par des “mots vides” que pourront souvent combler provisoirement des inférences ou hypothèses issues du contexte, du cotexte, de collocations lexicales, ou encore de connaissances encyclopédiques. Souvent également, ces approximations provisoires seront affinées ou résolues en cascade par la suite, un déclic permettant l’éclaircissement d’une difficulté et suscitant d’autres réajustements de manière récursive. Ce point montre une nouvelle fois l’importance d’un travail par interprétations successives que nous avons déjà soulignée. D’autres techniques plus spécifiques sont proposées pour la résolution de problèmes portant sur des zones opaques (structures grammaticales, constructions syntaxiques ou mots dits de profil). Dans la mesure où ces techniques nécessitent souvent une connaissance approfondie de la langue étudiée et qu’elles sont généralement proposée directement comme des aides élaborées par les méthodes d’intercompréhension27, il nous semble qu’elles concernent d’avantage l’enseignant – qui pourra les exploiter en les adaptant – et moins nos apprenants (le souci n’étant pas ici d’étayer une compétence pan-‐romane). En effet, ces outils permettront non seulement à l’enseignant de comprendre des textes dans des langues qu’il ne connaît pas, mais aussi à la fois de prévoir dans une certaine mesure les passages susceptibles de susciter des difficultés et d’y répondre tout en dosant l’aide apportée afin de ménager autant que possible une opportunité de découverte pour l’apprenant28.
3.3.4 Travail et compétences de l’enseignant Le domaine d’expertise de l’enseignant reste le français langue cible et porte donc principalement sur l’activité de transposition. Contrairement à ce qui est attendu dans le domaine de l’intercompréhension, des compétences même passives dans la langue romane inconnue abordée ne paraissent pas forcément nécessaires, sauf peut-‐être dans le cas où l’enseignant souhaiterait élaborer son propre matériel didactique et ne pourrait donc pas s’appuyer sur les aides que nous avons mentionnées plus haut. Il lui appartient en outre de bien faire comprendre à la classe qu’il ne s’agit pas d’un cours sur la langue romane abordée, et que sa position privilégiée à l’égard du texte soumis repose uniquement sur une préparation préalable et sa maîtrise du français. Quant à ce dernier point, il devrait également saisir toutes les occasions de solliciter les
26 Pour une description plus minutieuse soutenue par des exemples nous renvoyons à VALLI & BLANCHE-‐BENVENISTE (1997), CADDEO & VILAGINES SERRA (1997), ou plus récemment à BONVINO & alii (2011 : 74 ss) 27 Par exemple dans EuRom5 : les divers schémas syntaxiques et lexicaux, ainsi que les renvois dans le texte à des sections de grammaire contrastive. 28 Pour donner une illustration basique, chegados (P) ou llegados (E) demeurent opaques sur la base du français, mais plutôt que d’en donner directement la traduction, il pourrait être plus profitable d’amener l’apprenant à découvrir arrivé (F) via leur correspondants catalans et italiens (arribats puis arrivati) (BONVINO & alii : 73).
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apprenants locuteurs d’autres langues romanes lorsqu’ils bénéficieront de références dont il ne dispose pas. Un tel climat de partage de l’expertise devrait favoriser la prise de parole par et les échanges entre les apprenants. En plus de modérer ses interventions afin d’encourager l’activité des apprenants, en classe l’enseignant devra peut-‐être également modifier quelques habitudes par rapport au déroulement d’une séquence pédagogique. Alors qu’une séquence traditionnelle prend en général l’allure d’une procédure bien établie dont les étapes sont dans la mesure du possible respectées et suivies pas à pas, ce sont ici plutôt les apprenants qui, à travers les transpositions qu’ils proposeront, vont dicter et les difficultés à aborder et leur ordre d’apparition. Ainsi si un segment supposé poser problème se trouve résolu sans difficulté apparente, l’enseignant devrait certes solliciter l’explicitation du raisonnement ayant permis cette résolution, mais ne pas nécessairement s’obstiner à présenter les aides qu’il aura préparées sur la difficulté attendue. En amont d’une séquence, la tâche de l’enseignant consistera principalement à la définition d’objectifs adaptés à la progression générale et à la sélection du matériel en fonction de ses objectifs et du profil de sa classe, ce qui représente un important travail de préparation. En ce qui concerne le matériel, les méthode d’intercompréhension existantes (nous nous référons ici strictement à EuRom et EuroComRom, mais il existe d’autres projets semblables dont le matériel est souvent disponible en ligne) proposent déjà un corpus important. Comme on l’a déjà mentionné, ce matériel a l’avantage d’avoir été élaboré par des spécialistes (linguistes et/ou didacticiens) et de comprendre, outre les aides, des enregistrements des textes proposés, et parfois leur traduction ou des “mini-‐portraits” des langues abordées (EuroCom) qui peuvent s’avérer utiles. Ce matériel devrait donc représenter un appui appréciable pour le travail d’anticipation des difficultés et de leurs remédiations pour un public dont la base de transfert est le français. Une autre alternative consisterait à réunir son propre matériel, ce qui est assez facile pour les principales langues romanes grâce aux outils communs de recherche sur internet, mais implique évidemment d’effectuer soi-‐même le travail de traduction et de didactisation. Cette perspective ouvre quelques possibilités supplémentaires et intéressantes dans une perspective de comparaison interlinguistique, par exemple travailler des textes de langues différentes sur un même sujet. Elle peut en outre s’avérer nécessaire si les corpus existants ne présente pas de textes adaptés aux objectifs, mais elle demandera assurément davantage de travail. L’enseignant devra de plus se charger d’assurer la cohérence des objectifs de ces séances avec la progression de son cours “traditionnel”. A notre idée la démarche proposée se prête mal à l’introduction de nouveaux contenus, qu’ils s’agisse de structures, de lexique, de thématiques, etc., mais devrait plutôt viser à (re)mobiliser ceux qui sont déjà en cours d’acquisition à travers des séquences de négociations dont les aboutissants sont peu prévisibles a priori. Cette remarque n’exclut évidemment pas que l’enseignant rebondisse sur certains éléments du texte (qu’ils représentent ou non des difficultés) et s’en serve pour l’initiation de séquences autonomes plus “traditionnelles” visant à développer des points déjà connus ou à en introduire de nouveaux. Enfin, il lui faudra également choisir les langues proposées en fonction des répertoires présents parmi les apprenants de sa classe. A cet égard le choix pourrait s’avérer assez restreint : des langues comme l’espagnol et le portugais sont
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probablement trop répandues parmi les apprenants pour être utilisées. Il reste donc le catalan et l’italien, qui ont l’avantage d’être relativement proches du français et proposés par EuRom5 et EuroCom, ou le roumain qui, lui, n’est pas proposé par EuRom5 et typologiquement plus éloigné du français (ce qui n’est pas forcément inintéressant en soi mais nécessitera plus de travail). Une option pourrait consister à se rabattre sur des langues minoritaires (elles sont nombreuses) mais dans ce cas les corpus et les analyses disponibles sont plus rares et leur accès plus difficile.
Conclusion Il demeure quelques inconnues dont il est difficile d’évaluer le poids en l’absence d’éléments empiriques. Premièrement l’activité décrite ici s’adresse à des classes dont, pour une partie au moins des apprenants, le français en cours d’acquisition serait l’unique langue romane. La présence d’apprenants locuteurs d’autres langues romanes représente à notre avis une ressource supplémentaire que l’enseignant pourra mettre en valeur, mais elle soulève certaines incertitudes (les mêmes que celles brièvement évoquées plus haut à propos de l’exploitation de Galanet) quant à la langue qui serait effectivement activée par ces apprenants durant l’activité de réception (le travail effectué durant l’activité de transposition demeurant quant à lui identique) : les conclusions de la recherche en acquisition des langues tertiaires ne sont pas unanimes à cet égard et l’issue de la concurrence des facteurs29 que ces recherches ont mis en évidence semble difficile à prédire. D’autre part le cas d’un apprenant qui serait locuteur de la langue du texte proposé relève de la question d’une activité de traduction à proprement parler. Même s’il apparaît à la lumière de quelques lectures “propédeutiques”30, que le recours à une activité de traduction ne soit plus un tabou dans l’enseignement des langues étrangères et que cette question comporte certains liens avec notre propos, nous n’avons pas la place de l’examiner ici. Relevons tout de même que dans l’optique d’une expertise localement et en apparence moins asymétrique, conférer dans ce cadre à un tel apprenant un statut d’arbitre quant à l’interprétation du texte semble tout à fait envisageable. Cette dernière remarque nous ramène à l’idée de départ selon laquelle l’hétérogénéité linguistique et culturelle du public des classes types considérées, qui apparaît comme une difficulté dans une approche traditionnelle, prend un relief particulier dès lors qu’un certain degré de contact de langues est admis en classe. Moyennant un encadrement adéquat, l’obstacle initial peut alors devenir une ressource supplémentaire pour l’acquisition de la langue cible. Le cas envisagé dans ce travail se limitant au contact de langues apparentées à la langue cible, il n’est pas exclu que l’activité proposée se révèle plus motivante et valorisante pour les apprenants “romanophones” que pour les autres, mais il demeure qu’en ébréchant le principe du recours à la seule langue cible et en instituant des 29 Sur les quatre facteurs en question et pour une brève description de ces recherches voir VERONIQUE (2005) ; pour une description plus complète, BOREL (2012 : 194 ss). 30 Notamment LOPRIORE (2006) et PUREN (1995), ainsi qu’un passage de TYVAERT (2008 : 267)
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habitudes de comparaison interlinguistique, l’activité proposée constitue une ouverture vers des séquences auto-‐initiées de comparaison linguistique dont il est permis de penser qu’elles déborderont volontiers le cadre strict des langues romanes. Cette perspective rejoint un peu les considérations de Bono (mais sans se limiter ici à la seule relation L2-‐L3) quant à l’importance d’une co-‐construction des hypothèses négociées par les apprenants eux-‐mêmes en fonction des schémas qui sont à leur disposition. Comme le relève cette auteure, dans de telles séquences, « l’initiative – aussi bien dans la sollicitation que dans l’hétérostructuration – revient aux apprenants. Les questions posées, les difficultés rencontrées n’auraient pas pu être anticipées par les enseignants, qui se limitent à accompagner la démarche d’apprentissage des élèves. C’est en prenant une part active dans la construction collaborative de sens dans l’interaction que ces derniers peuvent avancer dans l’intégration d’éléments nouveaux dans leur système L3. » (2007 : 38). Nous espérons que notre travail, quelles que soient ses limitations et ses carences, aura pu contribuer à mettre en évidence l’intérêt d’une telle démarche.
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Annexe : un exemple de classe hétérogène Afin d’illustrer ce que peut signifier concrètement une “classe hétérogène”, nous décrivons (lorsqu’ils étaient disponibles et que nous nous en souvenons) quelques traits des profils des apprenants d’une classe dont nous avons eu la charge à raison de 15 heures hebdomadaires durant six mois. Bien qu’il s’agisse ici d’un cours de niveau A2, notons que des profils et des scénarios similaires se présentaient également dans d’autres classes (A1, B1 ou même B2) où nous enseignions de manière plus ponctuelle. Lorsque nous indiquons ci-‐dessous si l’apprenant a pu ou non poursuivre sa formation au niveau suivant, nous le faisons sur la base de l’évaluation des bilans (élaborés sur le modèle du DELF) qui étaient proposés à la fin de chaque unité de la méthode utilisée, des recommandations (suivies ou non) que nous avons émises en tant qu’enseignant et des informations que nous avons pu obtenir par la suite de nos collègues. On remarquera en passant que tous les apprenants “romanophones” ont poursuivi au niveau suivant ou atteint leurs objectifs personnels. Un autre point qu’il nous paraît important de souligner est la variation de la composition de la classe : chaque mois, et parfois chaque semaine, celle-‐ci se modifie en fonction des arrivées, départs ou retours d’apprenants. Outre la modification des langues sources en présence, ce sont également les difficultés individuelles propres à chaque apprenant qui varient alors, amenant l’enseignant à devoir réajuster sans cesse les activités qu’il apporte en complément de la progression de la méthode qu’il emploie. Au début de la session, la classe comportait sept participants : • Une lusophone d’origine brésilienne, résidant depuis longtemps à Genève, parlant et comprenant très bien le français, mais dont l’objectif était d’acquérir des compétences écrites de niveau B1 afin de se présenter aux tests d’admission d’une formation d’aide soignante. Elle a abandonné sa formation de français après avoir réussi cet examen.
• Une religieuse italophone dont l’objectif consistait à acquérir des notions de français afin de l’enseigner ensuite en Afrique. Extrêmement motivée et travaillant son français à plein temps, elle a rapidement progressé et s’en est allée rejoindre sa mission en cours de session.
• Un hispanophone d’origine colombienne travaillant comme comptable et dont les cours de français étaient financés par son employeur. Il refaisait pour la seconde fois le niveau et a pu poursuivre au niveau suivant.
• Une ougandaise anglophone, relativement âgée, installée de longue date à Genève et dont le cours était financé par l’aide sociale : éprouvant d’immenses difficultés avec la grammaire, elle refaisait le niveau pour la troisième fois et l’a à nouveau abandonné en cours de route.
• Une russophone d’origine biélorusse, se présentant comme “couturière” de formation, installée à Genève depuis cinq ans et dont les cours étaient, selon ses dires, financés par le chômage. Elle n’a pas exprimé d’objectifs précis. Très à l’aise dans toutes les formes de compréhension ainsi qu’en expression orale, elle avait à l’écrit d’énormes difficultés syntaxiques et orthographiques et avouait connaître les mêmes problèmes en russe. Elle a poursuivi au niveau suivant malgré les réserves émises quant à sa production écrite.
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• Deux apprenants arabophones (syriens). Le premier, employé comme cuisinier dans le restaurant de son oncle, refaisait le niveau pour la seconde fois et présentait un français déjà passablement fossilisé ainsi que d’énormes difficultés à l’écrit. Il n’a pas réalisé de progrès notables durant la session et n’a pas pu poursuivre au niveau suivant. L’autre, âgé de 17 ans, fils de diplomate, assistait rarement au cours et ne fournissait aucun travail ; il s’est évanoui en cours de session. Dans ces deux cas les objectifs de l’apprentissage n’étaient pas clairement exprimés.
Ainsi sur les sept participants initiaux, seulement trois ont suivi la session jusqu’à son terme. Plusieurs apprenants ont par ailleurs rejoint la classe à divers moments, parfois seulement le temps d’être orienté vers une autre classe, parfois de manière durable : • Un apprenant sinophone est resté environ deux mois au terme desquels il a dû retourner en Chine.
• Quatre lusophones d’origine brésilienne, dont aucun ne parlait anglais, sont arrivés quasiment simultanément : l’un a été rapidement orienté vers une classe plus avancée, les trois autres, qui étaient respectivement docteure en psychiatrie, étudiante au Conservatoire de musique de Genève et masseuse, ont toutes pu poursuivre au niveau suivant.
• Une apprenante d’origine iranienne, employée au BIT, est restée environ un mois avant d’être orientée vers une classe plus avancée.
• Une apprenante d’origine tanzanienne, apprenant le français afin de travailler dans le secteur touristique en Tanzanie, a poursuivi au niveau suivant malgré une nette propension à considérer le français comme une variété de l’anglais.
• Une jeune apprenante d’origine mongole, parlant le chinois, le russe et l’anglais, mais qui n’avait manifestement pas le niveau requis pour suivre le cours. Elle a néanmoins été “parachutée” dans la classe pour la raison qu’elle tenait à suivre un cours le matin et qu’il n’y avait plus de place au niveau débutant dans cette tranche horaire… Elle a pu rejoindre une classe adaptée à la session suivante.
• Une apprenante d’origine arménienne, juriste de formation et parlant couramment anglais. Elle n’a pas pu poursuivre au niveau suivant compte tenu de difficultés de production écrite et orale : par hypothèse un problème de culture d’enseignement-‐apprentissage se posait dans ce cas puisque cette apprenante n’était intéressée que par les exercices structuraux et se montrait récalcitrante à toute autre forme d’activité.