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7/30/2019 Rene_Char http://slidepdf.com/reader/full/renechar 1/68 Sept parcelles de luberon I Couchés en terre de douleur, Mordus des grillons, des enfants, Tombés de soleils vieillissants, Doux fruits de la Brémonde. Dans un bel arbre sans essaim, Vous languissez de communion, Vous éclatez de division, Jeunesse, voyante nuée. Ton naufrage n'a rien laissé Qu'un gouvernail pour notre cœur, Un rocher creux pour notre peur, O Buoux, barque maltraitée! Tels des mélèzes grandissants, Au-dessus des conjurations, Vous êtes le calque du vent, Mes jours, muraille d'incendie. * C'était près. En pays heureux. Élevant sa plainte au délice, Je frottai le trait de ses hanches Contre les ergots de tes branches, Romarin, lande butinée. * De mon logis, pierre après pierre, J'endure la démolition. Seul sut l'exacte dimension Le dévot, d'un soir, de la mort. L'hiver se plaisait en

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Sept parcelles de luberon

I

Couchés en terre de douleur,Mordus des grillons, des enfants,Tombés de soleils vieillissants,Doux fruits de laBrémonde.

Dans un bel arbre sans essaim,Vous languissez de communion,Vous éclatez de division,Jeunesse, voyante nuée.

Ton naufrage n'a rien laisséQu'un gouvernail pour notre cœur,Un rocher creux pour notre peur,OBuoux, barque maltraitée!

Tels des mélèzes grandissants,Au-dessus des conjurations,

Vous êtes le calque du vent,Mes jours, muraille d'incendie.

*

C'était près.En pays heureux. Élevant sa plainte au délice,Je frottai le trait de ses hanchesContre les ergots de tes branches,Romarin, lande butinée.

*

De mon logis, pierre après pierre,J'endure la démolition.Seul sut l'exacte dimensionLe dévot, d'un soir, de la mort.

L'hiver se plaisait en

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ProvenceSous le regard gris desVaudois;Le bûcher a fondu la neige,L'eau glissa bouillante au torrent.

Avec un astre de misère,Le sang à sécher est trop lent.Massif de mes deuils, tu gouvernes :Je n'ai jamais rêvé de toi.

II

Traversée

Sur la route qui plonge au loin Ne s'élève plus un cheval.La ravinée dépite un couple;Puis l'herbe, d'une basse branche,Se donne un toit, et le lui tend.Sous la fleur rose des bruyères Ne sanglote pas le chagrin.Buses, milans, martres, ratiers,Et les funèbres farandoles,Se tiennent aux endroits sauvages.Le seigle trace la frontièreEntre la fougère et l'appel.Lâcher un passé négligeable.Que faut-il,

La barre du printemps au front,Pour que le nuage s'endormeSans rouler au bord de nos yeux?Que manque-t-il,Bonheur d'être et galop éteint,Hache enfoncée entre les deux?Bats-toi, souffrant!Va-t'en, captif!La transpiration des bouchersHypnotise encoreMérindol.

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Effacement du peuplier

L'ouragan dégarnit les bois.J'endors, moi, la foudre aux yeux tendres.Laissez le grand vent où je tremble

S'unir à la terre où je croîs.

Son souffle affile ma vigie.

Qu'il est trouble le creux du leurre

De la source aux couches salies !

Une clé sera ma demeure,

Feinte d'un feu que le cœur certifie ;

Et l'air qui la tint dans ses serres.

Aux portes d'aerea

L'heureux temps. Chaque cité était une grande famille que la peur unissait; le chant des mains àl'œuvre et la vivante nuit du ciel l'illuminaient. Le pollen de l'esprit gardait sa part d'exil.

Mais le présent perpétuel, le passé instantané, sous la fatigue maîtresse, ôtèrent les lisses.

Marche forcée, au terme épars. Enfants battus, chaume doré, hommes sanieux, tous à la roue!Visée par l'abeille de fer, la rose en larmes s'est ouverte.

Dansons aux baronnies

En robe d'olivier 

l'Amoureuse avait dit :

Croyez à ma très enfantine fidélité.Et depuis, une vallée ouverte

une côte qui brille un sentier d'alliance

ont envahi la ville où la libre douleur est sous le vif de l'eau.

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Yvonne

Qui l'entendit jamais se plaindre ?

 Nulle autre qu'elle n'aurait pu boire sans mourir les quarante fatigues,Attendre, loin devant, ceux qui viendront après;De l'éveil au couchant sa manoeuvre était mâle.

Qui a creusé le puits et hisse l'eau gisanteRisque son cœur dans l'écart de ses mains.

Le nu perdu

Porteront rameaux ceux dont l'endurance sait user la nuit noueuse qui précède et suit l'éclair.Leur parole reçoit existence du fruit intermittent qui la propage en se dilacérant.Ils sont les fils incestueux de l'entaille et du signe, qui élevèrent aux margelles le cercle en fleursde la jarre du ralliement.La rage des vents les maintient encore dévêtus.Contre eux vole un duvet de nuit noire.

Septentrion

 — Je me suis promenée au bord de laFolie. — 

Aux questions de mon cœur,

S'il ne les posait point,

Ma compagne cédait,

Tant est inventive l'absence.

Et ses yeux en décrue comme le Nil violet

Semblaient compter sans fin leurs gages s'allongcant

Dessous les pierres fraîches.

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LaFolie se coiffait de longs roseaux coupants.Quelque part ce ruisseau vivait sa double vie.L'or cruel de son nom soudain envahisseur 

Venait livrer bataille à la fortune adverse.

Lied du figuier

Tant il gela que les branches laiteusesMolestèrent la scie, se cassèrent aux mains.Le printemps ne vit pas verdir les gracieuses.

Le figuier demanda au maître du gisant

L'arbuste d'une foi nouvelle.

Mais le loriot, son prophète,

L'aube chaude de son retour,

En se posant sur le désastre,

Au lieu de faim, périt d'amour.

Aiguevive

La reculée aux sources : devant les arbustes épineux, sur un couloir d'air frais, un blâme-barrièrearrête l'assoiffé. Les eaux des mécénats printanicrs et l'empreinte du visage provident vaguent,distantes, par l'impraticable delta.

Revers des sources : pays d'amont, pays sans biens, hôte pelé, je roule ma chance vers vous.M'étant trop peu soucié d'elle, elle irriguait, besogne plane, le jardin de vos ennemis. La faute estlevée.

Le village vertical

Tels des loups ennoblisPar leur disparition, Nous guettons l'an de crainteEt de libération.

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Les loups enneigésDes lointaines battues,A la date effacée.

Sous l'avenir qui gronde,Furtifs, nous attendons,Pour nous affilier,L'amplitude d'amont.

 Nous savons que lesChoses arrivent

Soudainement,

Sombres ou trop ornées.

Le dard qui liait les deux drapsVie contre vie, clameur et mont,Fulgura.

Le jugement d'octobre

Joue contre joue deux gueuses en leur détresse

roidie ;La gelée et le vent ne les ont point instruites, les

ont négligées;Enfants d'arrière-histoire

Tombées des saisons dépassants et serrées là debout. Nulles lèvres pour les transposer, l'heure tourne.Il n'y aura ni rapt, ni rancune.Et qui marche passe sans regard devant elles, devant

nous.Deux roses perforées d'un anneau profondMettent dans leur étrangeté un peu de défi.Perd-on la vie autrement que par les épines?Mais par la fleur, les longs jours l'ont su !Et le soleil a cessé d'être initial.Une nuit, le jour bas, tout le risque, deux roses,Comme la flamme sous l'abri, joue contre joue avec

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qui la tue.

Le banc d'ocre

Par une terre d'Ombre et de rampes sanguines nous retournions aux rues. Le timon de l'amour nenous dépassait pas, ne gagnait plus sur nous. Tu ouvris ta main et m'en montras les lignes. Maisla nuit s'y haussait. Je déposai l'infime ver luisant sur le tracé de vie.

Des années de gisant s'éclairèrent soudain sous ce fanal vivant et altéré de nous.

Desherence

La nuit était ancienneQuand le feu l'entrouvrit.Ainsi de ma maison.

On ne tue point la roseDans les guerres du ciel.On exile une lyre.

Mon chagrin persistant,D'un nuage de neigeObtient un lac de sang.Cruauté aime vivre.

O source qui mentisA nos destins jumeaux,J'élèverai du loupCe seul portrait pensif!

La scie rêveuse

S'assurer de ses propres murmures et mener l'action jusqu'à son verbe en fleur. Ne pas tenir ce bref feu de joie pour mémorable.

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Cessons de lancer nos escarbilles au visage des dieux faillis. C'est notre regard qui s'emplit delarmes. Il en est qui courent encore, amants tardifs de l'espace et du retrait. Ainsi, dieuximprobables, se veulent-ils peu diligents dans la maison mais empressés dans l'étendue.

Loi de rivière, loi au juste report, aux pertes compensées mais aux flancs déchirés, lorsquel'ambitieuse maison d'esprit croula, nous te reconnûmes et te trouvâmes bonne.

Souffle au sommeil derrière ses charrues : « Halte un moment : le lit n'est pas immense ! »

Entends le mot accomplir ce qu'il dit. Sens le mot être à son tour ce que tu es. Et son existencedevient doublement la tienne.

Seule des autres pierres, la pierre du torrent a le contour rêveur du visage enfin rendu.

Tradition du météore

Espoir que je tenteLa chute me boit.

Où la prairie chanteJe suis, ne suis pas.

Les étoiles mentent

Aux cieux qui m'inventent.

 Nul autre que moi Ne passe par là,

Sauf l'oiseau de nuitAux ailes traçantes.

Pâle chair offerteSur un lit étroit.

Aigre chair défaite,Sombre au souterrain.

Reste à la fenêtreOù ta fièvre bat,

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O cœur volontaire,Coureur qui combats !

Sur le gel qui croît,

Tu es immortel.

Sur un même axe

L'unique condition pour ne pas battre en interminable retraite était d'entrer dans le cercle de la bougie, de s'y tenir, en ne cédant pas à la tentation de remplacer les ténèbres par le jour et leur éclair nourri par un terme incoastant.

*

Il ouvre les yeux.

C'est le jour, dit-on.

Georges de

La

Tour sait que la brouette des maudits est partout en chemin avec son rusé contenu.

Le véhicule s'est renversé.

Le peintre en établit l'inventaire.

Rien de ce qui infiniment appartient à la nuit et au suif brillant qui en exalte le lignage ne s'y

trouve mélangé.Le tricheur, entre l'astuce et la candeur, la main au dos, tire un as de carreau de sa ceinture; desmendiants musiciens luttent, l'enjeu ne vaut guère plus que le couteau qui va frapper; la bonneaventure n'est pas le premier larcin d'une jeune bohémienne détournée ; le joueur de vielle,syphilitique, aveugle, le cou flaque d'écrouelles, chante un purgatoire inaudible.

C'est le jour, l'exemplaire fontainier de nos maux.

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Georges de

La

Tour ne s'y est pas trompé.

II

Ruine d'Albion

Que les perceurs de la noble écorce terrestre d'Albion mesurent bien ceci : nous nous battons pour un site où la neige n'est pas seulement la louve de l'hiver mais aussi l'aulne du printemps.

Le soleil s'y lève sur notre sang exigeant et l'homme n'est jamais en prison chez son semblable.

A nos yeux ce site vaut mieux que notre pain, car il ne peut être, lui, remplacé.

Rémanence

De quoi souffres-tu? Comme si s'éveillait dans la maison sans bruit l'ascendant d'un visage qu'unaigre miroir semblait avoir figé. Comme si, la haute lampe et son éclat abaissés sur une assietteaveugle, tu soulevais vers ta gorge serrée la table ancienne avec ses fruits. Comme si tu revivaistes fugues dans la vapeur du matin à la rencontre de la révolte tant chérie, elle qui sut, mieux quetoute tendresse, te secourir et t'élever. Comme si tu condamnais, tandis que ton amour dort, le

 portail souverain et le chemin qui y conduit.

De quoi souffres-tu ?

De l'irréel intact dans le réel dévasté. De leurs détours aventureux cerclés d'appels et de sang. Dece qui fut choisi et ne fut pas touché, de la rive du bond au rivage gagné, du présent irréfléchi quidisparaît. D'une étoile qui s'est, la folle, rapprochée et qui va mourir avant moi.

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Bienvenue

Ah! que tu retournes à ton désordre, et le monde au sien.L'asymétrie est jouvence.

On ne garde l'ordre que le temps d'en haïr l'état de pire.Alors en toi s'excitera le désir de l'avenir, et chaque barreau de ton échelle inoccupée et tous lestraits refoulés de ton essor te porteront, t'élèveront d'un même sentiment joyeux.Fils de l'ode fervente, tu abjureras la gigantesque moisissure.Les solstices fixent la douleur diffuse en un dur joyau diamantin.

L'enfer à leur mesure que les râpeurs de métaux s'étaient taillé, redescendra vaincu dans sonabîme.Devant l'oubli nouveau, le seul nuage au ciel sera le soleil.

Mentons en espoir à ceux qui nous mentent : que l'immortalité inscrite soit à la fois la pierre et laleçon.

Divergence

Le cheval à la tête étroite

A condamné son ennemi.

Le poète aux talons oisifs,

A de plus sévères zéphyrs

Que ceux qui courent dans sa voix.

La terre ruinée se reprend

Bien qu'un fer continu la blesse.

Rentrez aux fermes, gens patients;Sur les amandiers au printempsRuissellent vieillesse et jeunesse.La mort sourit au bord du tempsQui lui donne quelque noblesse.

C'est sur les hauteurs de l'étéQue le poète se révolte,Et du brasier de la récolteTire sa torche et sa folie.

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Le tout ensemble

Faucille qui persévérez dans le ciel désuni

Malgré le jour et notre frénésie.

Lune qui nous franchis et côtoies notre cœur,

Lui, resté dans la nuit.

Liens que rien n'interrompt

Sous le talon actif, par les midis glacés.

Déjà là, printanier crépuscule!

 Nous n'étions qu'éveillés, nous n'avons pas agi.

à la désespérade

 —Je ne désire plus que tu me sois ouvert,Et que l'eau grelottant sous ta face profondeMe parvienne joyeuse et douce, touffue et sombre, (Passagères serrées accourues sur mes lèvresOù réussissent si complètement les larmes).Puits de mémoire, ô cœur, en repli et luttant.

-Laisse dormir ton ancre tout au fond de mon sable,

Sous l'ouragan de sel où ta tête domine,

Poète confondant, et sois heureux,

Car je m'attache encore à tes préparatifs de traversée!

L'adolescent souffleté

Les mêmes coups qui l'envoyaient au sol le lançaient en même temps loin devant sa vie, vers lesfutures années où, quand il saignerait, ce ne serait plus à cause de l'iniquité d'un seul.Tel l'arbuste que réconfortent ses racines et qui presse ses rameaux meurtris contre son fûtrésistant, il descendait ensuite à reculons dans le mutisme de ce savoir et dans son innocence.Enfin il s'échappait, s'enfuyait et devenait souverainement heureux.

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Il atteignait la prairie et la barrière des roseaux dont il cajolait la vase et percevait le secfrémissement.Il semblait que ce que la terre avait produit de plus noble et de plus persévérant, l'avait, encompensation, adopté.Il recommencerait ainsi jusqu'au moment où, la nécessité de rompre disparue, il se tiendrait droit

et attentif parmi les hommes, à la fois plus vulnérable et plus fort.

Grège

LaFête, c'est le ciel d'un bleu belliqueux et à la même seconde le temps au précipité orageux.C'est un risque dont le regard nous suit et nous maintient, soit qu'il nous interpelle, soit qu'il seravise.C'est le grand emportement contre un ordre avantageux pour en faire jaillir un amour...Et sortir vainqueur de laFête, c'est, lorsque cette main sur notre épaule nous murmure : «Pas si vite... », cette main dont l'équivoque s'efforce de retarder le retour à la mort, de se jeter dans l'irréalisable de laFête.

Recours au ruisseau

Sur l'aire du courant, dans les joncs agités, j'ai retracé ta ville. Les maçons au large feutre sontvenus; ils se sont appliqués à suivre mon mouvement. Ils ne concevaient pas ma construction.Leur compétence s'alarmait.

Je leur ai dit que, confiante, tu attendais proche de là que j'eusse atteint la demie de ma journée pour connaître mon travail. A ce moment, notre satisfaction commune l'effacerait, nous lerecommencerions plus haut, identiquement, dans la certitude de notre amour.

Railleurs, ils se sont écartés. Je voyais, tandis qu'ils remettaient leur veste de toile, le gravier qui brillait dans le ciel du ruisseau et dont je n'avais, moi, nul besoin.

Homme-oiseau mort et bison mourant

Long corps qui eut l'enthousiasme exigeant,A présent perpendiculaire à laBrute blessée.

O tué sans entrailles!

Tué par celle qui fut tout et, réconciliée, se meurt;Lui, danseur d'abîme, esprit, toujours à naître,Oiseau et fruit pervers des magies cruellement sauvé.

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Transir

Transir 

Cette part jamais fixée, en nous sommeillante, d'où jaillira demain le multiple.L'âge du renne, c'est-à-dire l'âge du souffle. O vitre, ô givre, nature conquise, dedans fleurie,dehors détruite!

Insouciants, nous exaltons et contrecarrons justement la nature et les hommes. Cependant,terreur, au-dessus de notre tête, le soleil entre dans le signe de ses ennemis.

La lutte contre la cruauté profane, hélas, vœu de fourmi ailée. Sera-t-elle notre novation?

Au soleil d'hiver quelques fagots noués et ma flamme au mur.

Terre où je m'endors, espace où je m'éveille, qui viendra quand vous ne serez plus là? (quedeviendrai-je m'est d'une chaleur presque infinie).Le taureau

Il ne fait jamais nuit quand tu meurs,Cerné de ténèbres qui crient.Soleil aux deux pointes semblables.

Fauve d'amour, vérité dans l'épée,

Couple qui se poignarde unique parmi tous.

La truite

Rives qui croulez en parureAfin d'emplir tout le miroir,Gravier où balbutie la barqueQue le courant presse et retrousse,Herbe, herbe toujours étirée.Herbe, herbe jamais en répit,

Que devient votre créatureDans les orages transparentsOù son cœur la précipita?

Le serpent

Prince des contresens, exerce mon amour 

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À tourner sonSeigneur que je hais de n'avoir Que trouble répression ou fastueux espoir.

Revanche à tes couleurs, débonnaire serpent.

Sous le couvert du bois, et en toute maison.Par le lien qui unit la lumière à la peur,Tu fais semblant de fuir, ô serpent marginal!

L'alouette

Extrême braise du ciel et première ardeur du jour,Elle reste sertie dans l'aurore et chante la terre agitée,Carillon maître de son haleine et libre de sa route.

Fascinante, on la tue en l'émerveillant.

Front de la rose

Malgré la fenêtre ouverte dans la chambre au long congé, l'arôme de la rose reste lié au soufflequi fut là. Nous sommes une fois encore sans expérience antérieure, nouveaux venus, épris. Larose! Le champ de ses allées éventerait même la hardiesse de la mort. Nulle grille qui s'oppose.Le désir resurgit, mal de nos fronts évaporés.

Celui qui marche sur la terre des pluies n'a rien à redouter de l'épine, dans les lieux finis ouhostiles. Mais s'il s'arrête et se recueille, malheur à lui! Blessé au vif, il vole en cendres, archer repris par la beauté.

La double tresse

CHAUME DES VOSGES

Beauté, ma toute-droite, par des routes si ladres,À l'étape des lampes et du courage clos,Que je me glace et que tu sois ma femme de décembreMa vie future, c'est ton visage quand tu dors.

SUR LA PAUME DE DABO

Va mon baiser, quitte le frêle gîte,

Ton amour est trouvé, un bouleau te le tend.

La résine d'été et la neige d'hiver 

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Ont pris garde.

Sur le tympan d'une église romane

Maison pour recevoir l'abandonné deDieu,Dos étréci et bleu de pierres.

Ah! désespoir avide d'ombre.

Indéfiniment poursuivi

Dans son amour et son squelette.

Vérité aux secrètes larmes,La plus offrante des tanières!

La lisière du trouble

Toutes les mains sur une pierre,Les mains de pourpre et les dociles,Pour deux actives qui distillent.

Mains, par temps sublime, que l'air fonde au même

instant que l'arc;Données par le parfum de l'iris des marais à ma lourdeur,Un soir brumeux, de leur côté.

Le vipereau

Il glisse contre la mousse du caillou comme le jour cligne à travers le volet. Une goutte d'eau pourrait le coiffer, deux brindilles le revêtir. Âme en peine d'un bout de terre et d'un carré de buis,il en est, en même temps, la dent maudite et déclive. Son vis-à-vis, son adversaire, c'est le petitmatin qui, après avoir tâté la courtepointe et avoir souri à la main du dormeur, lâche sa fourche etfile au plafond de la chambre. Le soleil, second venu, l'embellit d'une lèvre friande.

Le vipereau restera froid jusqu'à la mort nombreuse, car, n'étant d'aucune paroisse, il est meurtrier devant toutes.

Vermillon

Réponse à un peintre

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Qu'elle vienne, maîtresse, à ta marche inclinée,Ou qu'elle appelle de la brume du bois;Qu'en sa chambre elle soit prévenue et suivie,Epouse à son carreau, fusée inaperçue;

Sa main, fendant la mer et caressant tes doigts,Déplace de l'été la borne invariable.

La tempête et la nuit font chanter, je l'entends,Dans le fer de tes murs le galet d'Agrigeme.

Fontainier, quel dépit de ne pouvoir tirer de son caveau

mesquinLa source, notre endroit!

Victoire éclair

L'oiseau bêche la terre,Le serpent sème,La mort amélioréeApplaudit la récolte.

Pluton dans le ciel!

L'explosion en nous.

Là seulement dans moi.

Fol et sourd, comment pourrais-je l'être davantage?

Plus de second soi-même, de visage changeant, plus de saison pour la flamme et de saison pour l'ombre!

Avec la lente neige descendent les lépreux.

Soudain l'amour, l'égal de la terreur,D'une main jamais vue arrête l'incendie, redresse le soleil, reconstruit l'Amie.

Rien n'annonçait une existence si forte.

Le bois de l'epte

Je n'étais ce jour-là que deux jambes qui marchent.Aussi, le regard sec, le nul au centre du visage,

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Je me mis à suivre le ruisseau du vallon.Bas coureur, ce fade ermite ne s'immisçait pasDans l'informe où je m'étendais toujours plus avant.

Venus du mur d'angle d'une ruine laissée jadis par l'incendie,

Plongèrent soudain dans l'eau grise

Deux rosiers sauvages pleins d'une douce et inflexible volonté.

Il s'y devinait comme un commerce d'êtres disparus, à la veille de s'annoncer encore.

Le rauque incarnat d'une rose, en frappant l'eau,Rétablit la face première du ciel avec l'ivresse des questions, Éveilla au milieu des parolesamoureuses la terre,Me poussa dans l'avenir comme un outil affamé et fiévreux.

Le bois de l'Epte commençait un tournant plus loin.

Mais je n'eus pas à le traverser, le cher grainetier du relèvement!

Je humai, sur le talon du demi-tour, le remugle des prairies où fondait une bête.

J'entendis glisser la peureuse couleuvre;

De chacun - ne me traitez pas durement - j'accomplissais, je le sus, les souhaits.

Rapport de marée

Terre et ciel ont-ils renoncé à leurs féeries saisonnières, à leurs palabres subtiles?Se sont-ils soumis?Pas plus celle-ci que celui-là n'ont encore, il semble, de projets pour eux, de bonheur pour nous.

Une branche s'éveille aux paroles dorées de la lampe, une branche dans une eau fade, un rameausans avenir.Le regard s'en saisit, voyage.Puis, de nouveau, tout languit, patiente, se balance et souffre.L'acanthe simule la mort.Mais, cette fois, nous ne ferons pas route ensemble.

Bien-aimée, derrière ma porte?

La liberté

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Elle est venue par cette ligne blanche pouvant tout aussi bien signifier l'issue de l'aube que le bougeoir de crépuscule.

Elle passa les graves machinales ; elle passa les cimes éventrées.

Prenaient fin la renonciation à visage de lâche, la sainteté du mensonge, l'alcool du bourreau.Son verbe ne fut pas un aveugle bélier mais la toile où s'inscrivit mon souffle.

D'un pas à ne se mal guider que derrière l'absence, elle est venue, cygne sur la blessure, par cetteligne blanche.

Feuillets d' hypnos

(fragments)

L'intelligence avec l'ange, notre primordial souci. (Ange, ce qui, à l'intérieur de l'homme, tient àl'écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence, la signification qui ne s'évalue pas.Accordeur de poumons qui dore les grappes vitaminées de l'impossible.Connaît le sang, ignore le céleste.Ange : la bougie qui se penche au nord du cœur.)

Vous serez une part de la saveur du fruit.

Amis, la neige attend la neige pour un travail simple et pur, à la limite de l'air et de la terre.

L'acte est vierge même répété.

Le poème est ascension furieuse ; la poésie, le jeu des berges arides.

Si l'homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vautd'être regardé.

 Notre héritage n'est précédé d'aucun testament.

On ne se bat bien que pour les causes qu'on modèle soi-même et avec lesquelles on se brûle ens'identifiant.

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Agir en primitif et prévoir en stratège.

 Nous sommes des malades sidéraux incurables auxquels la vie sataniquement donne l'illusion dela santé.Pourquoi •>Pour dépenser la vie et railler la santé ?

(Je dois combattre mon penchant pour ce aenre de pessimisme atonique, héritage intellectuel...)

A la santé du serpent

IJe chante la chaleur à visage de nouveau-né, la chaleur désespéré.

IIAu tour du pain de rompre l'homme, d'être la beauté du point du jour.

IIICelui qui se fie au tournesol ne méditera pas dans la maison.Toutes les pensées de l'amour deviendront ses pensées.

;IV

Dans la boucle de l'hirondelle un orage s'informe, un jardin se construit.

VIl y aura toujours une goutte d'eau pour durer plus que le soleil sans que l'ascendant du soleil soitébranlé.

VIProduis ce que la connaissance veut garder secret, la connaissance aux cent passages.

VIICe qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience.

VIIICombien durera ce manque de l'homme mourant au centre de la création parce que la création l'acongédié ?

IXChaque maison était une saison.

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La ville ainsi se répétait.Tous les habitants ensemble ne connaissaient que l'hiver, malgré leur chair réchauffée, malgré le jour qui ne s'en allait pas.

X

Tu es dans ton essence constamment poète, constamment au zénith de ton amour, constammentavide de vérité et de justice.C'est sans doute un mal nécessaire que tu ne puisses l'être assidûment dans ta conscience.

XITu feras de l'âme qui n'existe pas un homme meilleur qu'elle.

XH

Regarde l'image téméraire où se baigne ton pays, ce plaisir qui t'a longtemps foi.

Xlll Nombreux sont ceux qui attendent que l'écueil les soulève, que le but les franchisse, pour sedéfinir.

XTVRemercie celui qui ne prend pas souci de ton remords.Tu es son égal.

XVLes larmes méprisent leur confident.

XVIIl reste une profondeur mesurable là où le sable subjugue la destinée.

XVIIMon amour, peu importe que je sois né : tu deviens visible à la place où je disparais.

xvIII

Pouvoir marcher, sans tromper l'oiseau, du cœur de l'arbre à l'extase du fruit

XIXCe qui t'accueille à travers le plaisir n'est que la gratitude mercenaire du souvenir.La présence que tu as choisie ne délivre pas d'adieu.

XX

 Ne te courbe que pour aimer.Si tu meurs, tu aimes encore.

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XXI

Les ténèbres que tu t'infuseras sont régies par la luxure de ton ascendant solaire.

xxn

 Néglige ceux aux yeux de qui l'homme passe pour n'être qu'une étape de la couleur sur le dostourmenté de la terre.Qu'ils dévident leur longue remontrance.L'encre du tisonnier et la rougeur du nuage ne font qu'un.

XXIII

Il n'est pas digne du poète de mystifier l'agneau, d'investir sa laine.

XXIVSi nous habitons un éclair, il est le cœur de l'étemel.

XXVYeux qui, croyant inventer le jour, avez éveillé le vent, que puis-je pour vous ?Je suis l'oubli.

XXVT

La poésie est de toutes les eaux claires celle qui s'attarde le moins au reflet de ses ponts.

Poésie, vie future à l'intérieur de l'homme requalifié.

XXVII

Une rose pour qu'il pleuve.Au terme d'innombrables années, c'est ton souhait.

Aromates chasseurs

Je voudrais que mon chagrin si vieux soit comme le gravier dans la rivière: tout au fond.Mes courants n'en auraient pas souci.

Maison mentale.II faut en occuper toutes les pièces, les salubres comme les malsaines, et les belles aérées, avec laconnaissance prismatique de leurs différences.

C'est quand on ne s'y reconnaît plus, ô toi qui m'abordas, qu'on y est.Souviens-t'en.

La foudre libère l'orage et lui permet de satisfaire nos plaisirs et nos soifs.

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Foudre sensuelle! (Hisser, de jour, le seau du puits où l'eau n'en finit pas de danser l'éclat de sanaissance.)

II y eut le vol silencieux du temps durant les millénaires, tandis que l'homme se composait.Vint la pluie, à l'infini; puis l'homme marcha et agit.

 Naquirent les déserts; le feu s'éleva pour la deuxième fois.L'homme alors, fort d'une alchimie qui se renouvelait, gâcha ses richesses et massacra les siens.Eau, terre, mer, air suivirent, cependant qu'un atome résistait.Ceci se passait il y a quelques minutes.

Détesté du tyran quel qu'en soit le poids.Et pour tout alpage, l'étincelle entre deux flammes.

Il arrive que des actions légères se déploient en événements inouïs.Qu'est-ce que l'inepte loi des séries comparée à cette crue nocturne?

Ce bleu n'est pas le nôtre

 Nous étions à la minute de l'ultime distinction.Il fallut rapatrier le couteau.Et l'incarnat analogique.

Peu auront su regarder la terre sur laquelle ils vivaient et la tutoyer en baissant les yeux.Terre d'oubli, terre prochaine, dont on s'éprend avec effroi.Et l'effroi est passé...

À chacun son sablier pour en finir avec le sablier.Continuer à ruisseler dans l'aveuglement.

Qui délivrera le message n'aura pas d'identité.Il n'oppressera pas.

Modeler dans l'apocalypse, n'est-ce pas ce que nous faisons chaque nuit sur un visage acharné àmourir ?

Un outil dont notre main prrivée de mémoire découvrirait à tout instant le bienfait, n'envieillirait pas, conserverait intacte la main.

Alors disparurent dans la brume les hommes au petit sac.

Le regard à terre

Les pétales s'ouvrent et s'étendent, sortent de la ronde, escortés par la mort, adjoints un instant aucœur révoquant de la rose.

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La rose, l'équivalente d'une vaillante étoile qu'un parfum plus distant aurait touchée, lui donnantla couleur d'un astre non commun.

Et la voici informe demandant aux éclairs dans le ciel un peu de leur courroux...Terre, convoitise des maraudeurs, hier prompte à nous impliquer !

La luisance bleutée vient de nous parvenir.L'un d'entre eux a dit, l'index pointé : «C'est l'étoile des rats !La seule dont l'ombre me demeure limpide. »

De controverse point !Mais du grief au malheur, à coup sûr.

Rose au nombre confondu où prédominaient vieillards et enfants, sur cette base incertaine la joutea pris fin.Effeuillaison de la rose.Dissipation de l'étoile.

Les asciens

Découvre-toi la fraîcheur commence à tomber 

Le salut méprisable est dans l'un des tiroirs de nos passions

L'expérience de l'amour 

Glanée à la mosaïque des délires

Oriente notre devenir 

 Nous sommes visiblement présents

En surface

Pour le baiser de fausse route

 Nous écrasons les derniers squelettes vibrants du parc idéal

D'un bout à l'autre de la distance hors mémoire

 Nous apparaissons comme les végétaux complets

Envahisseurs du nouvel âge primitif 

Sujet au royaume de la pariétaire profonde

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Pour une période de jeunesse

 Nous regardons couler dans les veines des chairs volatiles

Les fleurs microscopiques de la marée

En nous

La vie le mouvement la paralysie la mort est un voyage par eau

comme la barre d'acier Les lettres de laTable sont gravées sur une plaque publique

clouée Nous touchons au nœud du métal

Qui donne la mort

Sans laisser de trace.

Commune présence

Éclaireur comme tu surviens tard

L'arbre a châtié une à une ses feuilles

La terre à bec-de-lièvre a bu le dévoué sourire

Je t'écoutais au menu jour gravir la croisée

Où s'émiette au-dessus de l'indifférence des chiens

La toute pure image expérimentale du crime en voie de fossilisation

Qui prête au bienveillant les rumeurs de l'hostile

A l'irréfléchi le destin du mutiné?

L'inhumain ne s'est pas servilement converti

Au comptoir des mots enchantés

Indiscernable il rôde sur le tracé des flaques

Et gouverne selon son sang

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Gardien de sa raison de son amour de son butin de son oubli de sa révolte de ses certitudes

Charpente constellée

Sont-ils épris de leur propre mortAu point de ne pouvoir de leur vivant l'attribuant

Se démettre déborder d'elle...

II

Tu es pressé d'écrire

Comme si tu étais en retard sur la vie

S'il en est ainsi fais cortège à tes sources

Hâte-toi

Hâte-toi de transmettre

Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance

Effectivement tu es en retard sur la vie

La vie inexprimable

La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t'unir 

Celle qui t'est refusée chaque jour par les êtres et par les choses

Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments

décharnésAu bout de combats sans merciHors d'elle tout n'est qu'agonie soumise fin grossièreSi tu rencontres la mort durant ton labeur Reçois-la comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir arideEn t'inclinantSi tu veux rireOffre ta soumission

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Jamais tes armes

Tu as été créé pour des moments peu communsModifie-toi disparais sans regretAu gré de la rigueur suave

Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuitSans interruptionSans égarement

Essaime la poussière

 Nul ne décèlera votre union.

Evadne

L'été et notre vie étions d'un seul tenant

La campagne mangeait la couleur de ta jupe odorante

Avidité et contrainte s'étaient réconciliées

Le château deMaubec s'enfonçait dans l'argile

Bientôt s'effondrerait le roulis de sa lyre

La violence des plantes nous faisait vaciller 

Un corbeau rameur sombre déviant de l'escadre

Sur le muet silex de midi écartelé

Accompagnait notre entente aux mouvements tendres

La faucille partout devait se reposer 

 Notre rareté commençait un règne

(Le vent insomnieux qui nous ride la paupière

En tournant chaque nuit la page consentie

Veut que chaque part de toi que je retienne

Soit étendue à un pays d'âge affamé et de larmier géant)

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C'était au début d'adorables années

La terre nous aimait un peu je me souviens.

Marthe

Marthe que ces vieux murs ne peuvent pas s'approprier, fontaine où se mire ma monarchiesolitaire, comment pourrais-je jamais vous oublier puisque je n'ai pas à me souvenir de vous :vous êtes le présent qui s'accumule. Nous nous unirons sans avoir à nous aborder, à nous prévoir comme deux pavots font en amour une anémone géante.

Je n'entrerai pas dans votre cœur pour limiter sa mémoire.Je ne retiendrai pas votre bouche pour l'empêcher de s'entr'ouvrir sur le bleu de l'air et la soif de partir.Je veux être pour vous la liberté et le vent de la vie qui passe le seuil de toujours avant que la nuitne devienne introuvable.

Bout des solennites

Affermi par la bonté d'un fruit hivernal, je rentrai le feu dans la maison. La civilisation des oragesgouttait à la génoise du toit. Je pourrai à loisir haïr la tradition, rêver au givre des passants sur dessentiers peu vétilleux. Mais confier à qui mes enfants jamais nés? La solitude était privée de sesépices, la flamme blanche s'enlisait, n'offrant de sa chaleur que le geste expirant.

Sans solennité je franchis ce monde muré : j'aimerai sans manteau ce qui tremblait sous moi.

LA CRÉATION DE RENÉ CHAR - DE L'ÉLÉMENT AU MORCEAUEt si l'élément de prédilection de la poésie de René Char était le morceau ? Telle est

l'hypothèse qu'on se propose d'examiner ici et qui consistera à envisager de manière critique lanotion d'élément, ou du moins à montrer que c'est à travers le motif du morceau qu'elle trouvechez Char sa formulation la plus accomplie - phénomène pleinement inscrit dans la logique d'uneœuvre qui, en se décrivant comme « parole en archipel », s'est elle-même revendiquée del'esthétique du fragment.

À la source de cette réévaluation de l'élément dans l'écriture charienne, il y a uneinterrogation sur la signification à attribuer au terme même d'élément. Une première acceptionapparaît vite : les éléments au sens traditionnel du terme, ces quatre entités concrètes quedistinguait la physique ancienne pour en faire les principes ultimes de la réalité - l'air, la terre,l'eau, le feu. Que ce schéma soit prégnant dans la poésie de Char, la lecture des recueils le montreclairement ; il est en outre cultuiellement alimenté par des références privilégiées comme lesPrésocratiques (Heraclite en tête, souvent mentionné dans l'œuvre et à qui Char consacre en 1948

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un texte intitulé «Heraclite d'Éphèse », mais aussi Empédocle, qui donna son titre à la revue crééeen 1949 par Char et par CamuS) ou les œuvres alchimiques (découvertes par le poète dès sa jeunesse dans la bibliothèque des demoiselles Roze et approfondies par son passage dans lesurréalisme au moment où Breton réclamait dans le Second manifeste «l'occultation profonde» dumouvemenT), sans oublier la fréquentation de l'œuvre de Bachelard. Mais au-delà de ce sens

traditionnel et pluriel, le terme à'élément renvoie, selon une signification plus générale et plusabstraite, à l'idée même d'élémentaire, représentant alors avant tout une unité de base, isolable etdiscrète, appelée à se combiner avec d'autres pour former une totalité complexe. Or, dans le casde Char, il se produit une disjonction entre les deux sens distingués : chez lui la logiquecombinatoire de la « fonction-élément », comme on pourrait la nommer, n'est pas assumée par lesquatre éléments traditionnels, mais par une entité aux contours incertains — le morceau. Ainsi lemorceau constitue non seulement l'une des images de prédilection de la poésie chariennc maisaussi une réponse originale de Char à la question de l'élémentaire, c'est-à-dire au problème posé par la composition d'une totalité grâce à la combinaison de ses parties. Si bien que cette poésies'avère moins élémentaire au sens où elle célèbre les éléments naturels qu'au sens où elle met en place une démarche incessante de recomposition du matériau poétique incarné par le motif dumorceau.

Dans l'œuvre de Char en effet, comme on le verra tout d'abord, les éléments constituentmoins les garants d'un ordre du monde que des forces ambiguës, aussi fascinantes quedangereuses, et que l'imaginaire ne peut apprivoiser qu'en les opposant les unes aux autres. Faceau dynamisme potentiellement hostile des éléments, Char se tourne alors vers les morceaux, seulscapables de recomposer une unité véritable puisqu'ils sont les fragments d'une totalité perdue, et par là même plus aptes que les éléments eux-mêmes à fonder une poésie de l'élémentaire.

Ambiguïtés de l'élémentDans la poésie charienne, tes éléments naturels sont marqués par une double ambiguïté

qui met à mal leurs propriétés et jusqu'à leur identité. Ambiguïté interne, tout d'abord: l'éléments'accompagne d'une représentation contrastée, oscillant d'un pôle positif à un pôle négatif, qui faitde sa pureté à la fois une promesse heureuse et une menace mortelle. Ambiguïté externe ensuite, parce que, pour échapper précisément à une pureté trop fascinante et trop dangereuse, Char  préfère composer les éléments en les plaçant dans une logique d'affrontement violent.

Une simplicité et une pureté ambivalentes L'élément, quand il apparaît à l'état isolé,correspond chez Char au vœu d'une pureté désirable autant que dangereuse. Ainsi se trouve miseen cause l'unité de l'élément : toujours bifrons, celui-ci présente un double visage, dont l'unsuscite une vision euphorique et l'autre une perception dysphorique. Bipolarité où le versant positif, s'il parvient à occulter le versant négatif, ne parvient cependant pas à l'exclure tout à fait :l'énergie vitale dont sont doués les éléments ne saurait faire oublier leur danger potentiel, quitte à parier sur leur violence. Cette dualité tient au fait que les éléments, loin de constituer les piliersd'un ordre cosmique, sont des forces inhumaines dont le dynamisme peut en un mêmemouvement engendrer le meilleur et le pire, la création et la destruction. Ce renversement del'énergie vitale en puissance mortifère, Char le décline pour les quatre éléments.

L'eau peut tout d'abord être régénératrice, à l'exemple de cette « eau du sacre qui pénètretoujours plus étroite au cœur de l'été1 », évoquée par l'épigraphe de « Partage formel » : associéeà la poésie, l'eau vient redonner fraîcheur et vie à un monde accablé par la « canicule des preuves» (« Vivre avec de tels hommes2 »), preuves du mal en temps de guerre. Cette vitalité, l'eau latire de sa force motrice ; or c'est précisément cette énergie qui lui confère son ambiguïté, et qui peut la transformer en force de submersion mortelle. De cette ambivalence témoigne le récit derêve intitulé « Eaux-mères3 » : Char y décrit la crue d'un « large fleuve, sans sinuosité, qui

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s'avance vers [lui], creusant son lit sur son passage », et dans lequel s'est noyé un enfant. Signe dulien entre l'eau et la mort, le cercueil contenant le corps de cet enfant « est rempli d'eau » : ilappartient alors au narrateur de séparer le cadavre de l'élément liquide (« il faudrait qu'il rendît aumoins une partie de l'eau absorbée ») pour le ramener à la vie. Dans ce rêve, le passage par l'eaus'apparente donc à une traversée de la mort. Un autre texte du Marteau sans maître, « Minerai »,

le dit d'ailleurs clairement en rappelant indirectement le mythe de Charon : « la mort est unvoyage par eau4 ». Toujours est-il que si la noyade ou l'immersion peuvent présider, comme dansle cas d'« Eaux-mères », à une forme de régénération (« Il va falloir changer ma règle d'existence», écrit ChaR), il n'en reste pas moins que l'épreuve de l'eau marque un passage initiatique àtravers lequel meurt une part du sujet.

Le feu est doté d'une ambivalence analogue. Sans doute, il est souvent perçu de façon positive, Char s'inscrivant en cela dans la filiation d'Heraclite qui fait du feu l'élément primordialde sa conception de la physis. Retrouvant jusque dans ses textes tardifs des accents héraclitéens,Char affirme ainsi dans Sous ma casquette amarante que « Nous avons commencé par être des brandons de feu5 », ou rappelle dans « Se rencontrer paysage avec Joseph Sima » que « Le feuest en toute chose6 ». La vitalité du feu lui permet là encore d'être associé à la poésie : « Partageformel » assigne pour mission au poète d'« obtenir cet absolu inextinguible, ce rameau du premier soleil : le feu non vu, indécomposable. » Mais on prendra garde que ce feu absolu reste de l'ordrede l'invisible, Char l'associant à un «premier soleil» qui renvoie moins à la lumière de midi qu'àcette timide rougeur qui illumine Les Matinaux. Car l'énergie du feu solaire, comme dans lemythe d'Icare, attire l'homme autant qu'elle peut le consumer. La dédicace de « Pauvreté et privilège » souligne ainsi combien on peut « être brûlé vif par un feu dont on est l'égal* ». Dèsl'époque surréaliste, « La luxure » évoquait l'hostilité dévorante du feu à travers « les sueurs et lesmalaises annonciateurs du feu centrai9 ». Bref, si l'homme, comme l'explique Char dans Sous macasquette amarante, a pu voir dans le feu « un bienfait au lieu d'un danger10 », le feu n'en a jamais pour autant perdu son caractère hostile. C'est du reste ce que signalait dès 1930 un texte paru dans Le Tombeau des secrets, « Sosie » : dialoguant avec l'homme, l'animal ne lui déclare-t-il pas : «J'ai peur du feu / Partout où tu te trouves ' ».

Un schéma analogue se reproduit pour l'air. Un poème d'Arsenal lui attribue ainsi unefonction nourricière : « L'air était maternel12 ». Sur un autre plan, l'anoblissement de « LouisCurel de la Sorgue » s'accompagne d'une valorisation de l'air comme élément libérateur, une foisl'« œuf cancéreux » du nazisme écrasé : « L'air-roi s'annonce. » En tant qu'espace de délivrance etd'envol, l'air peut donc bénéficier d'une perception heureuse, comme dans «La Bibliothèque esten feu » : « Dans le fourmillement de l'air en délire, je monte, je m'enferme, insecte indévoré,suivi et poursuivant.' » Pourtant, et c'est là un premier signe de danger, le sujet charien est à lafois attire et menacé par le risque d'une dispersion ou d'un effacement dans l'air : « L'extase neuvedevant le vide frais15 », cette tentation de la connaissance absolue évoquée dans « À une sérénitécrispée », correspond ainsi à « la minute du considérable danger », et Char conclut « Devancier » par une phrase qui suggère significativement combien l'épreuve de l'air, pour bénéfique qu'en soitl'issue, peut aussi être celle d'un véritable enfouissement («je creuse dans l'air ma tombe et monretour16 »). C'est pourquoi l'élément aérien, si vital soit-il, est marqué du sceau de la mort,comme le suggère ce fragment de «L'Age cassant»: «L'homme: l'air qu'il respire, un jour l'aspire ;la terre prend les restes.17 »

Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que la terre soit elle aussi partagée entre desreprésentations antagonistes. Sur le versant positif, elle peut être l'espace du repos réparateur (la «terre où je m'endors », dans « Transir 8 »), celui de la fertilité maternelle («A en croire le sous-solde l'herbe où chantait un couple de griilons cette nuit, la vie prénatale devait être très douce », dit

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la note 73 des Feuillets d'Hypnos19), celui de l'affirmation d'une « vie simple, à fleur de terre"0», ou celui du déploiement erotique et panique (« La terre feule, les nuits de pariade », dans «Lettera amorosa »). Sur le versant négatif, la terre est un lieu de mort et d'ensevelissement dont ils'agit de se délivrer, opération accomplie dès Le Tombeau des secrets : « Chaque instant de matête / Délivré de la terre22 ». Cette hostilité apparaît de manière violente dans certains poèmes du

Marteau sans maître comme « Confronts » (« La terre s'ouvre / L'homme est tué23 ») ou «L'historienne » (qui évoque « L'expression d'épouvante du visage du carrier / Précipité dans lachaux vive24 »), puis avec les poèmes de guerre (« Plissement », dans Seuls demeurent, fait de la« terre des caves » l'espace où « l'homme aux dents de furet25 » abreuve sa cruauté).L'ambivalence propre à la terre, Char la résumera dans cette formule de « Partage formel » quiévoque la « terre mouvante, horrible, exquise26 », et la précisera dans un passage de « Dévalantla rocaille aux pentes écarlates » qui distingue entre une terre liée à la maturation des puissancesde vie et une terre liée à la mort (« Pourtant la terre où nous désirons n'est pas la terre qui nousenfouir »).

Ce qui est au fondement de cette perception ambivalente des éléments, c'est peut-être lerapport particulier de Char à la notion de pureté. « Il n'y a pas de siège pur », proclame la fin de«J'habite une douleur » : projetée sur le long terme, hors de son statut d'exception, la pureté seraitsans doute intenable. Or c'est précisément parce qu'il apparaît comme une force à l'état pur quel'élément attire et repousse tout ensemble. Dès lors, pour conjurer la virtualité hostile deséléments, l'écriture charienne va s'efforcer de les rendre impurs, de les allier les uns aux autresselon une logique de transformation et de contradiction.

La nécessité de l'affrontementSi la force de l'élément simple fascine autant qu'elle repousse, en revanche les rapports de

forces équilibrés entre éléments contradictoires bénéficient d'un regard valorisant. Pour autant, lasimple combinaison entre les éléments ne suffit pas à neutraliser leur potentiel hostile, comme entémoigne ce passage de « Cruels assortiments » où l'homme, défini comme « parfait composé desquatre éléments », devient une puissance qui peut d'autant mieux « brûler frères et choses, lesnoyer, les étouffer, les ensevelir29». Loin de la physiologie et de la médecine anciennes, pour quil'équilibre entre les quatre humeurs répond à l'harmonie macrocosmique entre les éléments, Char voit ici en l'homme l'actualisation du pouvoir destructeur de chaque élément : vision profondément pessimiste de la nature humaine que n'aurait sans doute pas reniée Sade, autregrande référence du poète. Pour conjurer la menace hypnotique exercée par les éléments, il nesuffit donc pas de les juxtaposer : il faut les faire coexister sur le mode de l'affrontement, les faireentrer dans un champ de tensions qui leur ôte certes leur pureté mais leur confère une dynamique bénéfique. C'est ce que montre le début des « Compagnons dans le jardin », qui affirme que «l'homme n'est qu'une fleur de l'air tenue par la terre », mais que « le souffle et l'ombre de cettecoalition, certaines fois, le surélèvent30 » : dès lors que l'homme n'est plus le résultat d'un « parfait composé » mais d'une tension entre les éléments, il peut révéler sa richesse. La mise enrelation des éléments se place donc sous le signe d'une lutte féconde entre « loyaux adversaires »,de ce que « Partage formel » nomme « l'exaltante alliance des contraires », et de ce que « Contreune maison sèche » appelle « rixe » : « Une simplicité s'ébauche : le feu monte, la terre emprunte,la neige vole, la rixe éclate.32 » De même, dans un passage de « Se rencontrer paysage avecJoseph Sima », c'est le terme de « mêlée », avec ses connotations guerrières, qui évoquel'association des éléments et du sentiment dans ce que Char nomme depuis Moulin premier la «matière-émotion » : « Le sentiment est une plongée dans la mêlée des quatre éléments absous au profit d'un livre élémentaire, à peine né, las avant d'être ouvert.33 » Ce n'est qu'au prix de cetteconfrontation violente, qui en arrive à la dissolution même des éléments (comme invite à le

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 penser l'étymologie du participe « absous »), que peut naître l'unité synthétique du « livreélémentaire ». En ce sens, Char est le digne héritier d'Heraclite, pour qui la discorde - le polemos- régit les rapports entre les éléments, mais aussi de l'alchimie, qui décrit volontiers de manièreagonistique les interactions de la matière lors de la préparation du grand œuvre (avec le schémadualiste de l'affrontement entre le Soufre, fixe et masculin, et le Mercure, volatil et féminin, dont

il s'agit d'obtenir le « mariage philosophique »).C'est à la lumière de cette logique qu'on peut relire l'apparition de motifs fortementvalorisés dans la mesure où ils témoignent de la réussite, fût-elle éphémère, d'une coïncidenceentre des éléments contraires, et par là même du renversement de leur pouvoir destructeur enforce exemplaire. Parmi ces motifs, citons d'abord le nuage qui ouvre Arsenal, « nuage derésistance », appelé dans une première version manuscrite « nuage minéral » : alliance d'air etd'eau, le nuage offre l'image paradoxale d'une véritable gravité aérienne et d'un défi aux lois de la pesanteur. Il en va de même pour la fumée, produit de l'air et du feu dont Char fait non un signed'évanescence mais un gage de solidité, une marque d'ouverture et de profondeur : « Cette fuméequi nous portait était sœur du bâton qui dérange la pierre et du nuage qui ouvre le ciel.35 » Dès1930, la préface de Char à Ralentir travaux, recueil écrit avec Breton et Eluard, valorisait lafumée en tant que « signal » du « fonctionnement » des « petits fagots hâtivement construits36 »que sont les poèmes. De façon similaire, la neige atteste la réussite d'une opération productiveentre l'air et la terre, comme en témoigne la note 44 des Feuillets d'Hypnos : « Amis, la neigeattend la neige pour un travail simple et pur, à la limite de l'air et de la terre. » Dans les trois cas,un phénomène aérien résultant de l'affrontement avec d'autres éléments recharge le réel de touteune part de magie bénéfique.

Sur le versant aquatique de l'imaginaire charien apparaît une série d'opérations analogues.S'il arrive ainsi à Char de croiser 1 eau et le feu (comme le suggère l'image des «eaux de vertefoudre » qui ouvre « Médaillon », ou le motif du Soleil des eauX), il oppose surtout à la mobilitéde l'eau un contrepoids de terre : d'où l'importance de motifs comme la berge - la note 56 desFeuillets d'Hypnos qualifie la poésie de «jeu des berges arides3'' » - ou comme le rocher - « Aussichez Braque la source est-elle inséparable du rocher40 », nous avertit ainsi Char pour montrer lanécessité du mouvement et de la fixité dans la dynamique de la création artistique. C'est parcequ'elle vient buter contre un obstacle que l'eau peut d'autant mieux déployer sa force, au lieu de se perdre dans des sables stériles. On comprend dès lors le privilège accordé par Char aux images del'eau canalisée ; le motif de la fontaine, en particulier (mis en valeur avec une expression commela « Fontaine narrative », titre d'une section de Fureur et mystèrE), matérialise le bonheur d'une parole qui a su capter le jaillissement de l'inspiration sans se laisser déborder par sa violence.Dans « La Bibliothèque est en feu », c'est même d'une véritable fontaine de jouvence qu'il s'agit :

« Parfois la silhouette d'un jeune cheval, d'un enfant lointain, s'avance en éclaireur versmon front et saute la barre de mon souci. Alors sous les arbres reparle la fontaine. »

À la croisée de l'air, de l'eau, du feu et de la terre apparaissent ainsi des motifs qui nonseulement emblematisent la possibilité de découvrir une harmonie paradoxale, mais jettent undéfi aux lois de la nature : « l'exaltante alliance » des éléments contraires signale en effet unetransgression de l'ordre du cosmos, et ces miracles de « sérénité crispée » que sont le nuage, lafumée ou « la pierre du torrent42 » renvoient moins à une réalité naturelle dont les élémentsseraient les principes et dont une écriture descriptive ou didactique se chargerait de rendrecompte, qu'à la célébration d'une « réalité noble43 » (pour ne pas dire d'une surréalité) capable derénover notre perception du monde en lui rendant une part de sacré et de magie. Ainsi placés dansun combat mutuel qui ne les rend féconds qu'au prix de leur impureté, les éléments perdentsurtout leur capacité traditionnellement reconnue à être les constituants de base de la totalité du

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réel et les garants irréductibles de la régularité des phénomènes. Parce qu'ils traduisent la puissance du devenir, les éléments disent donc paradoxalement le désordre du monde. Les quatreéléments se révèlent donc incapables de fonder une synthèse et d'apparaître pour la parole poétique autrement que comme des modèles transitoires de réussite - le temps d'une alliance paradoxale et violente, ou d'un « bond » qui refuse son enlisement dans « le festin, son épilogue

», comme le dit la note 197 des Feuillets d'Hypnos44. Mais la poésie charienne, si elle ne confèrefinalement aux éléments qu'un rôle ambigu, ne se dispense pas pour autant d'une logiquecombinatoire propre à l'idée même d'élémentaire, et par là de la possibilité de bâtir une totalité ;au contraire, l'idée même d'une « parole en archipel » implique de concevoir une unité souterraineet une composition entre des éléments d'un nouveau genre - non pas les éléments au sens de la physique ancienne, mais les morceaux incomplets d'une totalité disparue.

Le morceau, un « outil nuptial »Dans un aphorisme des Matinaux, Char prescrit de détruire « avec des outils nuptiaux45

», c'est-à-dire ménageant la possibilité même d'une reconstruction. Or les quatre éléments serévèlent inaptes à cette tâche, puisqu'ils renvoient à des forces toujours potentiellementdestructrices et qu'ils ne s'équilibrent que dans des tensions exceptionnelles constituant autant defragiles bonheurs recensés par l'écriture. Si un outil nuptial existe, c'est au contraire dans lanotion de fragment que 1 écriture charienne le trouve : la fonction de l'élément (servir d'unité de base dans la formation d'un tout composé) sera donc paradoxalement assumée par des morceauxincomplets, que le fait d'avoir été arrachés à une unité initiale rend par là même vivants.

Les morceaux vivantePourquoi les morceaux plutôt que les éléments ? Parce que si l'élément est une énergie

toujours susceptible de se convertir en puissance mortifère (d'où la nécessité de le retourner contre lui-même et contre d'autres élémentS), le morceau témoigne à l'inverse de l'affirmation des puissances de vie au-delà de l'épreuve de la mort et de la destruction : il offre ainsi une preuve derésistance qui le rend particulièrement propice à recréer une nouvelle totalité.

Que le morceau soit doué d'une force vitale susceptible de défier la mort, plusieursextraits de l'œuvre le montrent, et au premier chef ce passage des « Compagnons dans le jardin »où le morceau apparaît comme la compensation inattendue et merveilleuse de la décompositiondu cosmos en chaos : « Dans l'éclatement de l'univers que nous éprouvons, prodige ! lesmorceaux qui s'abattent sont vivants.46 » Par ailleurs, le terme bénéficie souvent d'uneconnotation positive, que ce soit pour évoquer le « morceau tendre de campagne » dont se ditépris le narrateur de « Biens égaux47 » ou pour célébrer la mémoire du compagnon de résistanceEmile Cavagni, associé dans « La lune d'Hypnos » à un « lourd morceau de soleil48 ». Dans lemême champ lexical que morceau, le substantif bout véhicule lui aussi l'idée d'une persistance dela vie à travers le passage par la mort :

Les poèmes sont des bouts d'existence incorruptibles que nous jetons à la gueulerépugnante de la mort, mais assez haut pour que, ricochant sur elle, ils tombent dans le mondenominateur de l'unité.

Avec ces « bouts d'existence », ce début du « Rempart de brindilles » fait ainsi de lafragmentation la condition nécessaire à la reformation d'une totalité. C'est ce qu'indique aussi leterme de parcelle, utilisé dans « Nous tombons » pour désigner les matériaux nécessaires à lareconstitution soudaine et merveilleuse du corps d'Osiris (« Tes parcelles dispersées font soudainun corps sans regard50 ») ou dans « Lettera amorosa » pour célébrer dans une sentenceimpersonnelle le pouvoir enchanteur de certains lieux privilégiés (« Il est des parcelles de lieuxoù l'âme rare subitement exulte »).

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Quant au terme générique de fragment, ses emplois sont plus complexes. Ils soulignent àla fois le caractère douloureux et mutilant de la dislocation du monde (« La quantité de fragmentsme déchire », dit Char dans « Afin qu'il n'y soit rien changé52 »), mais aussi la capacitérégénératrice propre aux « morceaux vivants » : avec le rêve, nous dit par exemple « Serencontrer paysage avec Joseph Sima », « on rebondit de fragment en fragment au-dessus des

 possibilités mortes53 » ; quant à la phrase fascinante que « Possessions extérieures » inscrit dans«l'infini du ciel», elle se lit «en chemin, par fragments54 », s'enrichissant ainsi de notre propremystère. Mais le fragment a beau être appréhendé avec une conscience plus douloureuse que lemorceau, il n'en reste pas moins lié lui aussi à cette « vraie vie » dont parlait Rimbaud et queChar évoque dans « Commune présence » :

La vie inexprimableLa seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t'unir Celle qui t'est refusée chaque jour par les êtres et par les chosesDont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnésAu bout de combats sans merciSi difficile que soit la mission du poète, comme en témoignent ces vers, le choix du

fragment, comme celui du morceau, représente un pari sur la capacité de la dissémination àreparer le chaos originel : « Essaime la poussière / Nul ne décèlera votre union », conclut «Commune présence ». Fragment, morceau, parcelle, bout, autant de traces d'une résistance à lamort, autant de défis jetés à la destruction dont ils sont pourtant issus, autant de matériaux prêts pour rebâtir une maison poétique parce qu'ils ont déjà été mis à l'épreuve de la contradiction et dela disparition (ce qui n'est pas le cas des élémentS). Ainsi la formation d'une unité ne passe pas par la combinaison d'éléments finis, mais par la réunion de parties incomplètes, elles-mêmesarrachées à une unité plus ancienne : manière de penser l'infini à l'intérieur du fini, manière derendre compte par une esthétique du fragment du désordre et de l'éclatement du monde. Et cettelogique des « morceaux vivants » apparaît de manière privilégiée dans le recueil intitulé Entrente-trois morceaux.

Trente-trois morceaux pour bâtir un livreEn trente-trois morceaux, publié en 1956, est une micro-anthologie constituée d'extraits

de livres antérieurs à la Seconde guerre mondiale: Le Marteau sans maître (1934), Placard pour un chemin des écoliers (1937), Dehors la nuit est gouvernée (1938), sans oublier certains poèmesdes Cloches sur le cœur (1928) que Char a remaniés et repris dans Premières alluvions (1946),recueil lui-même placé à la suite d'Art bref en 1950. Ainsi, de son œuvre passée, le poète extraittrente-trois morceaux qui témoignent tout autant d'une relecture sélective que de l'affirmationd'une poétique du fragment poussée jusqu'à ses ultimes conséquences, fussent-ellesdommageables pour la production poétique passée. En ce sens, le préambule donne à lire unevéritable mise en scène destinée à justifier la genèse et le fonctionnement d'un recueil qui s'édifiesur les décombres des livres antérieurs.

Une des nuits dernières, [...] la masse verticale et peu illuminée de mes premiers ouvrages posée en équilibre sur ma tête, j'avançais sans prudence. De loin en loin une mèche d'arbresurgissait dans l'intervalle de deux maisons. Soudain - à la suite de quelle maladresse ? - la tour de mes poèmes s'écroula au sol, se brisa comme verre. Sans doute, forçant l'allure et rencontrantle vide, avais-je voulu saisir, contre son gré, la main du Temps - le Temps qui choisit -, main qu'iln'était pas décidé à me donner encore. Le Marteau sans maître, Placard pour un chemin desécoliers. Art bref. Dehors la nuit est gouvernée, n'avaient plus du livre que le nom. Je ramassaitrente-trois morceaux. Après un moment de désarroi je constatai que je n'avais perdu dans cetaccident que le sommet de mon visage56.

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Cette fable proposée en guise de préambule, Char l'associe au nom de Proust : référencecompréhensible dans la mesure où l'auteur d'A la recherche du temps perdu voyait dans l'œuvred'art le redéploiement d'une série de fragments eux-mêmes arrachés à la vie et fournis par lamémoire involontaire. Pour autant, l'écart du poète avec la reviviscence proustienne est patent :loin d'accéder à une résurrection épiphanique du passé, le poète ne ressaisit au terme de son

aventure que quelques fragments épars. Les incidents de la nuit attestent non un Te ips retrouvé,mais bien plutôt un changement d'époque : la continuité avec les ouvrages d'avant-guerre estrompue, et leur écho n'est plus accessible qu'à travers leur disparition. Or, contre toute attente,cette situation, au lieu de susciter une quelconque nostalgie, est envisagée avec une certainedésinvolture ; en affirmant ironiquement qu'il n'a « perdu dans cet accident que le sommet de[son] visage », Char suggère en effet que la disparition de ses premiers ouvrages est loind'entamer la base de sa poésie.

De ce point de vue, l'accident qui provoque la chute des poèmes pourrait même êtreinterprété comme un acte manqué, comme le signe d'un attentat de l'auteur contre une partie deson œuvre : en faisant s'écrouler la « tour » de ses poèmes, Char briserait ainsi le monument d'une production d'avant-guerre qu'il a soigneusement rééditée à l'issue de la Libération (avec LeMarteau sans maître suivi de Moulin premier en 1945, puis Premières alluvions en 1946, et enfinDehors la nuit est gouvernée précédé de Placard pour un chemin des écoliers en 1949), afin demieux recueillir ce qui en subsiste, les « trente-trois morceaux » les plus solides. Dès lors, cegeste apparaît d'une part comme la sanction fantasmatique infligée à des textes désormaisétrangers à Char, et d'autre part comme un pari sur la capacité de la destruction à devenir la pierrede touche de nouveaux éléments, destinés à fournir les bases d'une reconstruction. C'est quel'anthologie, par son principe même de sélection, apparaît comme une mise à mort implicite destextes qui restent dans l'ombre : en accentuant ce mécanisme par une logique de fragmentation poussée à l'extrême, Char aboutit ainsi à une anthologie singulière, où le morceau n'est pas unmorceau choisi (sinon par «le Temps») et représentatif de l'œuvre passée (puisqu'il est arraché àson contexte et parfois réécriT), mais un fragment sauvé de la pulvérisation et de l'oubli, àl'exemple du texte héraclitéen ou de ces « pans de poèmes » qui se détachent de l'œuvre d'unHugo « mis en pièces par l'obus baudelairien57».

C'est ainsi que l'entreprise de Char n'est pas purement destructrice : les morceaux quisubsistent, privés de toute indication de provenance, se suffisant à eux-mêmes ou bien serépondant entre eux, deviennent autant de matériaux disponibles pour la reconstruction d'uneunité nouvelle. Il n'est pas jusqu'au nombre de morceaux conservés qui n'apparaisse, de ce pointde vue, significatif. Car l'anthologie devait s'intituler En trente-huit morceauz, comme entémoigne le manuscrit ayant servi à l'impression58. Ce manuscrit montre également combien lerecueil a.• élaboré : alors que cinq morceaux et une note dactylographiée ont été éliminés de laversion définitive, le poète a ajouté le texte XXXIII ainsi que le dernier paragraphe, non prévusinitialement, tout en corrigeant plusieurs autres fragments par rapport aux éditions originales. Letravail de composition montre ainsi un Char désireux d'aller au-delà du morcellement pour  produire un effet d'ensemble, dans lequel le chiffre trente-trois prend une résonance particulière.En passant de trente-huit à trente-trois fragments, l'anthologie retrouve évidemment un chiffreriche de connotations : trente-trois ans, c'est l'âge auquel meurt le Christ, mais aussi Alexandre leGrand - et Char n'a-t-il pas porté durant la guerre le pseudonyme de capitaine Alexandre ? En cesens, le titre invite à considérer l'anthologie comme le tombeau d'un poète mort avec l'arrivée dela guerre : Char a trente-trois ans le 14 juin 1940, jour où les troupes allemandes pénètrent dansParis, avant que l'armistice ne soit signé le 22. La destruction des livres parus avant-guerre

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signifierait alors l'impossibilité de leur retour, du moins sous leur forme originelle, après lacoupure provoquée par l'Occupation.

En trente-trois morceaux réussit ainsi à transformer les membra disjecta d'œuvresdétruites en recueil à part entière, en jeu sur les possibilités offertes par des extraits délivrés deleur contexte d'origine. À ce titre, l'accès à l'autonomie à'En trente-trois morceaux sera assuré de

manière décisive par sa présence dans les Œuvres complètes, au même rang que Fureur etmystère. Et c'est bien parce que les fragments parviennent à recomposer une unité inédite, que laconclusion d'En trente-trois morceaux3 peut inviter à un nouveau départ, à un nouveau « tête àtête » du poète avec la «juvénile hostilité» de la poésie: la flamme poétique s'entretient par un perpétuel en-avant rimbaldien, et non par un retour en arrière nostalgique - par un saut dans l'«inconnu équilibrant », et non par un refuge dans la masse déséquilibrante d'une production poétique passée et dépassée, telle cette « tour » dont ne subsistent que trente-trois morceaux. « Sedémanteler sans se détruire*" », écrivait Char dans Moulin premier : c'est bien au démantèlementdu Marteau sans maître ou de Dehors la nuit est gouvernée que procède En trente-trois morceaux,sans pour autant aboutir à une tabula rasa complète, puisque les fragments recueillis composentune nouvelle et fragile demeure pour la poésie, à l'instar de ces répondants métaphoriques du poème charien que sont le « rempart de brindilles », les « fagots » ou les pierres de la « maisonsèche ».

Le morceau et l'esthétique du fragmentQuelle conclusion tirer de ce passage par les trente-trois morceaux? Tout d'abord que

l'esthétique du fragment semble s'offrir chez Char comme la seule possibilité de retrouver uneunité perdue : c'est la logique de la « parole en archipel », selon laquelle les éclats disséminés,tels les trente-trois morceaux survivant à une époque révolue, sont reliés par une continuitésouterraine et invisible. Le fragmentaire serait ainsi la forme sous laquelle l'écriture de Char réalise l'élémentaire - laissant en revanche entrer les éléments au sens traditionnel dans le jeu de«l'exaltante alliance des contraires ». Logique paradoxale, comme souvent chez Char. On pourraitcroire en effet que son statut de partie arrachée à un tout rend le morceau inapte à entrer dans unenouvelle composition. Or c'est le contraire qui se produit : parce qu'il provient justement d'unensemble démembré, le morceau peut participer à un remembrement; parce qu'il est le fruit d'unedécomposition, il est le matériau idéal de composition et de recomposition de l'œuvre. Onreconnaît l'un des mouvements familiers de la poésie de Char, celui du « retour amont » : lemorceau invite à remonter vers une unité disparue, mais sans nostalgie d'un arrière-monde puisque Pen-avant perpétuel qu'est l'écriture assume la destruction en pariant sur elle.

Aussi la vertu élémentaire du morceau réside-t-elle non dans une clôture ou dans uneautosuffisance mortelles, mais dans son lien à une totalité perdue, qui autorise par là même la possibilité de rebâtir une nouvelle réalité, spiritualisée par l'imaginaire sous les formes del'écriture poétique ou de l'activité artistique. En ce sens, Char renouvelle certains enjeux del'esthétique du fragment développée par le romantisme allemand : si le morceau poétique reflètel'éclatement d'un monde privé de transcendance, il est néanmoins doué d'une vie qui permetd'envisager la réparation ou la rénovation du chaos ; et tout autonome qu'il soit, le fragmentouvert de Char conserve néanmoins, à la différence du fragment clos de Schlegel, une partd'incomplétude qui le rend apte à exprimer l'infini dans le fini, à suggérer l'absolu dans le relatif.

SUR LA POETIQUE DE RENÉ CHAR: RETOUR AMONT-UNE POÉTIQUE DU XXeSIÈCLE

Retour amont a été publié par René Char en 1966. Paul Veyne signale dans son livre RenéChar en ses poèmes que les années 1963 et 1964 ont été celles d'une crise déclenchée par des problèmes de santé, ce qui a déterminé le poète à reconsidérer les directions de sa poétique. Dans

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ce livre situé entre la biographie, l'essai critique et l'ouvrage historique2, Paul Veyne propose uncommentaire de la poésie charienne en partie inspiré par les aveux du poète même avec lequel ilse trouvait en relation d'amitié. Il considère que le recueil Retour amont porte la marque d'uneconfession de René Char qui lui racontait que la privation du tabac, suite à une menace cardiaquelui avait ôté la facilité de l'écriture. Paul Veyne analyse certains poèmes du recueil en révélant ce

moment de crise qui se manifeste par la décision du poète de mettre fin à l'écriture poétique, persuadé de l'affaiblissement de ses dons.Certes, une bonne partie des poèmes confirment cette idée, mais la lecture du recueil

laisse surtout l'impression de la recherche d'une nouvelle voie d'expression poétique, ce que je me propose de démontrer.

La crise que le poète a traversée dans cette période fait penser à la crise poétiquemallarmeenne. Elle a la même source : la découverte de la stérilité de la création et la même voiede guérison : la naissance d'une nouvelle orientation poétique. Il s'ensuit que Char commeMallarmé, met en cause, dans une étape de crise spirituelle, les aspects les plus importants de sonécriture poétique : la crise de la conscience créatrice, l'importance accordée au travail d'écriture,le destin de l'œuvre et sa réception.

Dans la structure du recueil tout gravite autour de deux idées directrices : l'angoisse de lastérilité créatrice et la volonté de la dépasser. Les deux sont présentes dans une discontinuité propre à Char, parsemées dans tous les poèmes, associées pour se contredire, ou indépendantes pour être plus convaincantes. Les traiter séparément par des raisons didactiques serait ne pasrépondre à l'aspect particulier de l'esthétique charienne. Mon propos sera par conséquent de lesenvisager ensemble pour révéler l'idée que dans Retour amont, loin d'être découragé par l'impassedans lequel il se trouvait, Char cherche une nouvelle voie d'expression poétique, comme toutreprésentant de l'écriture moderne du XXe siècle qui ne veut pas revenir sur ses pas.

Tous les poèmes du recueil semblent issus de la question que le poète se pose dansLenteur de l'avenir :

Cet obstacle pour le vent où échouait ma pleine force, quel était-il ? Un rossignol me lerévéla, et puis une charogne. (36)

Le titre du poème suggère déjà l'idée qu'il y a quelque chose qui empêche le poète d'y voir clair dans son avenir. La phrase citée résume le contenu de la crise charienne : tout en exprimantson inquiétude, le poète tâche de comprendre les causes de l'échec de sa « pleine force » créatrice.Comme Mallarmé il constate la stérilité de sa pensée poétique et toujours comme son prédécesseur il la comprend comme effet de la découverte du néant. L'obstacle dans lequeléchouent ses dons littéraires lui est révélé à la fois par le rossignol, symbolisant l'affirmation de lavie que par la charogne, symbolisant la mort. Suggérée par le mot « charogne », la mortreprésente la décomposition, la désarticulation, la perte de contenu, la « démolition », menacesqui hantent Char du recueil Retour amont.

Une autre question, lancée par le poète cette fois dans Pause au château cloaque : « Laterre, est-ce quelque chose ou quelqu'un ? (20) », met en évidence le rapport qui existe entre cettecrise spirituelle et l'élémentaire. A la fois objet et être, la terre apparaît comme le témoin de lafusion entre l'homme et la matière, mais elle triomphe de l'homme (« Ainsi fulmine la terreglauque ») suggérant l'impossibilité de celui-ci de se détacher de l'élément dont il est issu. Malgréle fait qu'elle représente un obstacle devant son avenir et devant son désir de connaître (elle est « pour l'ère qui s'ouvre » « une large barre » ou « un opaque anneau »), l'homme est lié à la terre parce qu'il a perdu le souvenir de son créateur :

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 Nous ne jalousons pas les dieux, nous ne les servons pas, nous ne les craignons pas, maisau péril de notre vie nous attestons leur existence multiple, et nous nous émouvons d'être de leur élevage aventureux lorsque cesse leur souvenir. (21)

Avec dignité et sans révolte, l'homme se voit libre, séparé de son créateur, condamné à partager l'aventure de la terre qui « fulmine », condamné à parcourir le chemin à rebours vers

l'élément qui l'a engendré pour regagner ses forces. Cette idée est exprimée par la métaphore duvin, à la fin du poème : « Le vin de la liberté aigrit vite s'il n'est, à demi bu, rejeté au cep. ». Leconseil du poète c'est qu'il ne faut pas attendre que le vin soit bu jusqu'au fond, qu'il aigrisse entretemps, qu'il se dégrade, qu'il perde les qualités qui le définissent. On doit le rejeter au cep, au piedde vigne, le faire parcourir le chemin à rebours vers la matière première, là où ses qualités peuvent renaître, là où il regagne sa vigueur.

Dans Pause au château cloaque le message de Char est encore plus optimiste, ouvreur d'une solution à la crise Tout peut être récupéré par un retour au-delà de sa source, là où lesrègnes se confondent. C'est pourquoi le navire charien « fait route vers la haute mer végétale ».Dans cette route le poète qui a perdu sa vigueur se voit multiplier dans des images qui couvrenttous les règnes : minéral, végétal, animal, pour arriver à retrouver ses dons, ce qui est exprimé par l'image de la main -métaphore du travail poétique - dans l'un des derniers poèmes du recueil, Legaucher,

L'angoisse produite par l'obstacle qui se pose devant le don poétique et la volonté de s'ensortir se rencontrent dès le premier poème du recueil, Sept parcelles de Luberon. CommeMallarmé dans Angoisse, « marque de sa stérilité », Char se voit confronter à son impuissancecréatrice, à « un astre de misère », suggestion de sa gloire perdue. L'être poétique vit dans unespace, — dans un« pays » comme l'appelle le poète -, construit sur les quatre éléments primordiaux, qui concourent tous à mettre en évidence l'idée d'obstacle devant l'affirmation deses dons. Le temps qui se mesure par les divisions de l'âge constitue, avec cet espace, un mondequi a perdu toute sa consistance, sans ancrage et sources. L'enfance est privée d'énergie («mordus des grillons, des enfants tombés de soleils vieillissants »), la jeunesse est confuse commeun gros nuage malgré son désir d'être « voyante » (« voyante nuée »), les jours du poète, au lieud'être le dépôt d'or du souvenir sont à la fois des « murailles d'incendie » et des « calques du vent», vidés de contenu. Envisagé comme «muraille d'incendie», le feu, qui dans la poétiquecharienne symbolise l'effervescence créatrice, a, dans cette poésie, la connotation d'un obstacledevant la création. L'air présent dans le poème sous la forme du vent, associé au feu avec saconnotation d'obstacle, dénonce le vide laissé dans les jours et dans l'âme du poète. D'ailleurs,souvent chez Char, et particulièrement dans ce recueil, le feu et l'air se rencontrent, à l'air revenant le rôle d'entretenir la flamme, de la faire brûler, par son souffle, comme dansEffacement du peuplier : « Feinte d'un feu que le cœur certifie; / Et l'air qui la tint dans ses serres» ou comme dans Mirage des aiguilles : « Fidèle, méché, mais sans cesse vaguant, dérobant sacourse par toute l'étendue montrée du feu, tenue du vent ». L'eau exprime à son tour ladégradation du don poétique, elle se glisse « bouillante au torrent » comme pour annoncer la findu monde. D'ailleurs l'image de l'eau exprime le mieux dans tout le recueil l'affaiblissement dudon poétique jusqu'à sa perte. Deux phrases de Chérir Thouzon le confirment : « L'ensorcelantdésir de la paroie s'était, avec les eaux noire, retiré. » et plus loin « Tous les ruisseaux libres etfous de la création avaient bien fini de ruer. »

Devant la certitude de la démolition du monde, illustrée dans Sept parcelles de Luberon, ilne reste au poète, devenu « dévot de la mort », que sa propre démolition :

De mon logis, pierre après pierre,J'endure la démolition ;

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Seul sut l'exacte dimensionLe dévot, d'un soir, de la mort. (10)Mais comme toujours chez Char il y a, dans le même poème, l'évidence des contraires. En

opposition avec la terre « de douleur » il y a le « pays heureux », image que Char développe dansune strophe située au centre du texte, qui se présente comme une oasis entourée de sécheresse :

C'était près. En pays heureux,Elevant sa plainte au délice,Je frottai le trait de ses hanchesContre les ergots de tes branches.Romarin, lande butinée. (10)« Le pays heureux » est cette « lande butinée », cette terre qui attend la fertilisation par la

visite des idées pour y chercher la sève de la création. La force régénératrice de cet espace estmesurable par le trop plein de sensualité qui le traverse et qui donne au poète l'envie de frotter «le trait de ses hanches ». La position centrale que cette strophe occupe à la fonction d'une mise enabyme de la vraie intention du poète, celle de se mobiliser pour redonner la gloire à sa parole poétique. La terre, élément de base dans la structure de ce poème, est à la fois le symbole de lasécheresse et de la fertilisation, de la démolition et de la restructuration.

Tous les éléments dans lesquels se démultiplie l'être poétique charien se caractérisent par la même ambivalence, révélant à la fois la crise de la création et la confiance dans la victoire desnouvelles formes d'expression poétique.

Si dans Sept parcelle de Luberon le poète-navire se trouve dans un naufrage qui effaçanttout (« ton naufrage n'a rien laissé ») accentue encore de plus l'affaiblissement du don poétique,dans Les parages d'Alsace il navigue en amont. Bien qu'il ait la conscience de cet affaiblissement(« tous feux éteints »), il se dirige « vers la haute mer végétale », tout en manifestant ainsi sonintention de retrouver sa vigueur dans la confusion avec les éléments de la nature. A la différencede Rimbaud-bateau ivre, Char ne cherche pas à travers les images sa propre vérité de créateur.Cet « autre »6 il le connaît parce qu'il croit à « sa vérité ». Il a seulement perdu l'accès au cheminqui le trace et il doit faire le retour amont, vers un espace frais et pur pour récupérer cet « hôteitinérant » :

 Nous étions levés dès avant l'aube dans sa mémoireIl abrita nos enfances, lesta notre âge d'or L'appelé, l'hôte itinérant, tant que nous croyons à sa vérité. (23)Inclus dans ce « nous », le poète appartient à un groupe levé « dès avant l'aube »,

exprimant ainsi son appartenance à la race privilégiée qui se trouve dans un territoire protecteur, plus pur que l'aube, où il a la possibilité de recouvrer sa vigueur littéraire.

Le poète-arbre peut prendre la forme «des mélèzes grandissants » (Sept parcelles deLuberoN) qui au lieu de suggérer la vigueur du don poétique, vu le sens de l'épithète «grandissants », comparés au « calque du vent » laissent entendre i'affaiblissement de celui-ci :

Tels des mélèzes grandissants.Au-dessus des conjurations,Voue êtes le calque du vent,Mes jours, muraille d'incendie. (9)Dans Traversée le message est encore plus pessimiste : affaibli, l'arbre n'attend que

l'agression des bouchers, la disparition, la mort.7 En revanche dans Effacement du peuplier, le poète-arbre ne se laisse pas abattre. A la manière de Rimbaud, Char dompte la nature. L'air et laterre s'unissent (« Laisser le grand vent où je tremble/ S'unir à la terre où je croîs »), soumis auregard poétique qui a la force d'endormir la foudre au point de l'humaniser (« J'endors, moi, la

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foudre aux yeux tendres »). La vigueur poétique est acquise chez Char si le monde poétique rendson regard au poète pour se soumettre à lui. A ce point Char reprend la démarche de Rimbaud. Levers « J'endors, moi, la foudre aux yeux tendres », qui traduit la soumission du monde au regard poétique, fait d'ailleurs écho à la célèbre phrase rimbaldienne de Aube, « une fleur qui me dit sonnom ».

Même l'image de la lumière qui dans la poétique charienne suggère comme l'a signaléLaurence Bougault l'idée « d'un travail dynamique de l'élaboration poétique » est dans le recueilRetour amont, ambivalente. Dans Sept parcelles de Luberon, la lumière est présente sous la formedes « soleils vieillissants ». Selon le modèle verlainien le mot soleil employé au pluriel suggère ladissolution qui, accentuée par l'épithète «vieillissants», introduit l'idée d'affaiblissement. Sur le plan de l'écriture cela a la signification de la perte de la facilité d'écrire. Dans les Lutteurs, l'imagede la lumière se charge de connotations positives ; elle confirme le triomphe de la volonté du poète de dépasser la crise de la création. Le poète se fait le porte-parole des tentatives désespéréesdes humains pour accéder à l'étoile. Il trouve un devoir de regagner sa voix pour célébrer l'homme et ses possibilités d'accéder à la lumière :

Dans le ciel des hommes, le pain des étoiles me sembla ténébreux et durci, mais dansleurs mains étroites je lus la joute de ces étoiles en invitant d'autres: émigrantes du pont encorerêveuses ; j'en recueillis la sueur dorée, et par moi la terre cessa de mourir. (42)

La même ambivalence de l'expression poétique est saisissable si le poète se démultipliedans des images d'êtres.

Dans Mirage des aiguilles, il a une infinité de doubles possibles notamment les hommes(désignés par le pronom personnels « ils »), tous sujets à la destruction, menacés dans leur proprecondition par les ravages de la mort (« le rire jaune des ténèbres»). Au centre du paragraphe quiillustre le mal se trouve sans aucun rapport avec les autres images une question qui dévoile la présence cachée du poète : «Le diamant de la création jette-t-il des feux obliques ?» A travers lemal qui menace les humains, le poète exprime, par cette question rhétorique, son désespoir  provoqué par les directions déviées du feu créateur :

Ils prennent pour de la clarté le rire jaune des ténèbres. Ils soupèsent dans leurs mains lesrestes de la mort et s'écrient : « Ce n'est pas pour nous. » Aucun viatique précieux n'embellit lagueule de leurs serpents déroulés. Leurs femmes les trompent, leurs enfants les volent, leurs amisles raillent. Ils n'en distinguent rien, par haine de l'obscurité. Le diamant de la création jette-t-ildes feux obliques ? Promptement un leurre pour le couvrir. Ils ne poussent dans leur four, ilsn'introduisent dans la pâte lisse de leur pain qu'une pincée de désespoir fromental. Ils se sontétablis et prospèrent dans le be. ceau d'une mer où l'on s'est rendu maître des glaciers. (16)

Dans le même poème dédoublé en « faible écolier » le poète au « regard fautif», sesentant coupable d'avoir oublié sa mission, fait l'apprentissage de la volonté de suivre en cachettesa course vers la création, les images du feu et du vent suggérant la vigueur créatrice :

Comment, faible écolier, convertir l'avenir et détiser ce feu tant questionné, tant remué,tombé sur ton regard fautif? Le présent n'est qu'un jeu ou un massacre d'archers. Dès lors fidèle àson amour comme le ciel l'est au rocher. Fidèle, méché, mais sans cesse vaguant, dérobant sacourse par toute l'étendue montrée du feu, tenue du vent, l'étendue, trésor de boucher, sanglante àun croc. (16)

Une construction pareille du motif du double se retrouve dans le poème Aux portesd'Aerea. Des « enfants battus », des « hommes sanieux », doubles du poète, sont tous entraînésdans la « marche forcée » de la vie, condamnés « à la roue », à la mort, à la disparition ; le poèteest représenté par l'image de « la rose en lames» :

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Marche forcée, au terme épars. Enfants battus, chaume doré, hommes sanieux, tous à laroue ! Visée par l'abeille de fer, la rose en larmes s'est ouverte. (18)

L'image exprime sans doute la souffrance du poète, mais la métaphore de la rose l'enrichitde connotations positives.9 La rose est sommée de s'ouvrir par « l'abeille de fer», image quiexprime la force fécondante et la volonté inébranlable. La rose en larme prend ainsi la

signification du don poétique retrouvé par un travail acharné.L'image du muet, qui est le double du poète dans Faction du muet, met le mieux enévidence les idées directrices du recueil, la stérilité de la pensée créatrice et la volonté de ladépasser. Le muet réunit les images du vaincu et du vainqueur, comme le titre le suggère. En tantque muet il représente celui qui a perdu sa voix, le vaincu. En même temps il est le vainqueur engagé dans une conspiration, dans une activité subversive visant à faire prévaloir ses intérêts par rapport aux intérêts de celui qui a perdu sa voix. Il est le double qui a acquis la volonté dedépasser l'impasse :

Je me suis uni au courage de quelques êtres, j'ai vécu violemment, sans vieillir, monmystère au milieu d'eux, j'ai frissonné de l'existence de tous les autres, comme une barqueincontinente au-dessus des fonds cloisonnés. (25)

L'image du muet illustre métaphoriquement la stratégie scripturale du recueil. Cettestratégie est définie par Char dans les quatre poèmes qui achèvent le volume : Dernière marche,Bout des solennités. Le gaucher et L'ouest derrière soi perdu.

Les images de l'« oreiller », de l'« étoile » et du « carré », que le poète réunit dansDernière marche (« Oreiller rouge, oreiller noir / Sommeil, un sein sur le côté / Entre l'étoile et lecarré, »), sont les métaphores des principaux éléments de l'écriture. La feuille de papier (le carré)attend que le don poétique (l'étoilE) se fasse écriture par l'intermédiaire du regard dirigé vers lemonde de la position du corps couché sur le côté. C'est un regard oblique qui définit la poétiquecharienne. Paul Veyne10 a insisté sur l'interprétation de ce poème, y voyant la décision de Char d'abandonner l'écriture (« Trancher, en finir avec vous »). Si l'on jette un regard sur les troisautres poèmes mentionnés. Dernière marche aurait une autre signification.

Dans Bout des solennités le poète discute sa création en rapport avec l'héritage et la postérité littéraires. « Je pourrai à loisir haïr la tradition » dit-il, signalant par l'emploi du verbe aufutur la fraîcheur et la nouveauté d'une création qui s'ouvre à l'avenir. En revanche, se posant laquestion : « Mais confier à qui mes enfants jamais nés ? » et en répondant : « La solitude était privée de ses épices, la flamme blanche s'enlisait, n'offrant de sa chaleur que le geste expirant », ilexprime sa méfiance dans ses dons (« le geste expirant » de la « flamme blanche ») qui ont perdule pouvoir d'enflammer les lecteurs. L'impuissance créatrice lève le mur entre le poète et sesrécepteurs. Pourtant il ne s'agit pas d'un abandon. Le sort du poète est de monter au-delà de cemonde « muré », de faire ce retour amont que seul le travail artistique puisse réaliser commel'atteste le poème Le gaucher, dans lequel le poète (il a été gaucheR) est représenté par sa main :

L'obscurcissement de la main qui nous presse et nous entraîne, innocente aussi, l'odorantemain où nous nous ajoutons et gardons ressource, ne nous évitant pas le ravin et l'épine, le feu prématuré, l'encerclement des hommes, cette main préférée à toutes, nous enlève à la duplicationde l'ombre, au jour du soir. Au jour brillant au-dessus du soir, froissé son seuil d'agonie. (46)

Le travail de l'écriture que Char n'abandonnera jamais, le fera monter « au jour brillant au-dessus du soir », l'aidera à surmonter « le soir » et franchir le seuil « d'agonie », métaphores del'affaiblissement de ses don poétiques. Le travail de l'écriture constitue pour le poète la solution pour dépasser la crise de la stérilité créatrice. Char a appris cette leçon de Mallarmé.

La dernière poésie du recueil, L'ouest derrière soi perdu, explique la démarche qui rend possible le dépassement de la crise : l'accès au pays amont. Le poète a désormais le devoir de

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mettre devant soi « l'ouest derrière soi perdu », et faire revivre sa mémoire d'écrivain. L'amont estun point culminant qui doit éclater, qui force les sources à verser pour que le delta verdisse,autrement dit, qui force le don poétique pour que la poésie s'accomplisse :

L'ouest derrière soi perdu, présumé englouti, touché de rien, hors-mémoire, s'arrache à sacouche elliptique, monte sans s'essouffler, enfin se hisse et rejoint. Le point fond. Les sources

versent. Amont éclate. Et en bas le delta verdit. Le chant des frontières s'étend jusqu'au belvédèred'aval. (47)La parole poétique n'est plus muette. Le poète sait la faire parler en réalisant un retour 

amont. Ainsi, « le chant des frontières» peut s'étendre «jusqu'au belvédère d'aval», ainsi la poésiedevient-elle capable de vaincre l'espace et le temps : « Amont éclate. Et en bas le delta verdit. Lechant des frontières s'étend jusqu'au belvédère d'aval. » Dans ce poème le « retour amont » reçoittoute sa signification.

Dans Aiguevive, poème situé au centre du recueil, Char définissait le « pays d'amont »,comme espace de la sécheresse : « revers des source : pays d'amont, pays sans biens, hôte pelé ».Synonyme du « pays sans biens » et de « hôte pelé », le « pays d'amont » en tant que « revers »des sources n'ouvre pas l'accès aux questions qu'on se pose relativement à tout ce que signifieorigine. Mais au lieu de l'éviter le poète y cherche la guérison d'une crise à la fois existentielle etspirituelle («je roule ma chance vers vous »), représentée par l'affaiblissement de ses donslittéraires suite à un malaise propre à l'âge A 1' « assoiffé » qui est empêché d'arriver aux sources par « un blâme-barrière » il ne reste que de tenter sa chance vers quelque chose qui soit opposé àce à quoi il n'a plus accès :

La reculée aux sources : devant les arbustes épineux, sur un couloir d'air frais, un blâme- barrière arrête l'assoiffé. Les eaux des mécénats printaniers et l'empreinte du visage providentvaguent, distantes, par l'impraticable delta. (32)

En tant que « revers des source », le pays d'amont pourrait être l'espace de la confusionqui rend impossible l'accès à la vérité et révèle le flottement en dérive de l'âme poétique. Or Char l'interroge justement pour y trouver le remède. Le pays d'amont n'est pas seulement l'espacenécessaire que le poète doit explorer pour trouver la force de continuer sa marche en avant, maisaussi l'espace qui atteste son avenir poétique, tel qu'il l'affirmait dans ces vers du poème Levillage vertical : « Sous l'avenir qui gronde /Furtifs, nous attendons, /Pour nous affilier,/L'amplitude d'amont ».

Le retour amont est le dos des sources, leur face cachée. Il représente une marche au-delàdes sources, encore plus en profondeur vers l'élémentaire, compris comme réduction à l'essentiel,qui se trouve à la base de tout acte. Le pays d'amont s'avère être un espace beaucoup pluscompliqué que l'espace existentiel, qui doit réunir l'élémentaire humain et l'élémentaire artistique,c'est-à-dire la conscience de l'être sensible et la conscience artistique au travail. Dans Effacementdu peuplier, poème situé au début du recueil, Char a formulé cette exigence comme filconducteur dans sa recherche entreprise au pays d'amont : « Une clé sera ma demeure, / Feinted'un feu que le cœur certifie». Le pays d'amont c'est l'espace poétique, le territoire de l'imaginaireoù se réalise le mariage entre la conscience artistique au travail (« feinte d'un feu ») et lasensibilité qui l'atteste (« que le cœur certifie »).

Le recueil Retour amont montre la nouvelle direction que prend la poésie charienne. Ils'agit d'une méditation qui, tout en donnant l'impression d'avoir la source dans les problèmesexistentiels, s'avère être une méditation sur l'écriture poétique . C'est une écriture qui s'interromptà tout moment pour revenir sur ses pas, qui s'interroge et interroge son échafaudage pour trouver sa raison d'être dans l'au-delà des sources habituelles de l'écriture. C'est l'écriture de René Char,

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expression de l'écriture poétique de la seconde moitié du XXe siècle, fragmentée et pleined'interrogations, mais particulièrement achevée.

RENÉ CHAR OU LA MISE EN ABYME POÉTIQUEJe proposerai dans ce qui suit un regard philosophique sur la poésie de René Char, et sa

relation à l'« élémentaire », ceci au travers de l'idée de mise en abyme qui s'y joue. René Char 

entretient un rapport particulier, problématique, avec la philosophie, lequel mériterait à lui seulun coup d'œil plus spécifique. On sait le lien qui l'a lié à Heidegger jusqu'à la mort de celui-ci en1976, et, comme en résonance, avec les penseurs antésocratiques, parmi lesquels il faut citer plus particulièrement Heraclite, ce « Grand astreignant » comme il le nomme : « Heraclite, écrit-il, est,de tous, celui qui, se refusant à morceler la prodigieuse question, l'a conduite aux gestes, àl'intelligence et aux habitudes de l'homme sans en atténuer le feu, en interrompre la complexité,en compromettre le mystère, en opprimer la juvénilité. »2. Il nous faudra garder à l'esprit cettelame de fond commune, cette « prodigieuse question », celle de la Vérité, qui traverse et animeces penseurs-poètes ou poètes-penseurs.

Tout au long de son travail d'écriture, René Char a médité la poésie comme telle :l'étrangeté du surgissement d'un poème, fragment paradoxal, écho d'un Tout infini et abyssal.Pour lui, écrire (dE) la poésie, c'est dire la Nature, car dire la Nature c'est écrire (dE) la poésie. La Nature est poète comme l'avait déjà bien vu Montaigne, lequel disait que : « nature n'est rienqu'une poésie oenigmatique » entendons : elle est créatrice (« natura creatrix » écrivait quant à luiLucrèce4). La poésie comme telle où le moment spontané d'émergence, toujours nouveau, deCréation.

Aussi, le dire (de l')élémentaire chez René Char, est avant tout une manière libred'approcher la Nature, par le « murmure du vrai baiser ». « Pour renouer » en quelque sorte avecelle, source productrice des « infinis visages du vivant », dont le poète doit se rendre «conservateur », il faut regagner ce « nu perdu » qui l'habite. Cette méditation de la proximité poétique rend la compagnie d'Heraclite plus prégnante encore au travers de Vanchibasiè, queDiels puis Heidegger traduiront d'ailleurs par « proximité » (NàhE), ou « aller-dans-la-proximité» (in die Nàhe geherI). Une nouvelle approche de soi, d'autrui, de la Nature, en effet, point là,laquelle se doit de créer une nouvelle langue, par delà ou en deçà du rapport sujet/objettraditionnel, et la représentation (VadequatiO) qui l'accompagne, tous deux expressions, in fine,de « projets calculés ». Car il s'agit de se défaire de Vanthropomorph'xsme, del'anr/ïropocentrisme, consubstantiels à notre être-au-monde aujourd'hui techno-scientifique :dépouiller l'homme de « l'épaisseur » qui le sépare du « réel ». Une langue d'avant le concept sefait jour, celle que les Antésocratiques, ces Matinaux, ont initiée. Elle manifeste le frottement del'humain contre la Nature, le long d'une ligne de partage, d'où émerge le vers, libre, source d'un«malaise» salutaire, sorte de tonalité fondamentale. Un ethos, invitant à la finitude, en découle, «à proximité des umes de la mort ».

Elémentaire, fragmentaire et « grand réel » Comment s'approcher sans dé-naturer? N'est-ce pas le « destin » de la nature, comme le voulait Hegel3, que de se (rE)trouver transmuée enEsprit au travers du mot, ou mieux du Concept ? Comment la Nature pourrait-elle donc seretrouver dans la parole, sans que cela n'implique une trahison, une limitation ? Voilàl'interrogation essentielle qui nous semble animer la question de l'élémentaire chez René Char,ainsi que les conséquences éthiques qui en découlent. Qu'est-ce à dire ?

La notion d'« élémentaire » et ses « représentations »6, concernant l'écriture de RenéChar, fait signe d'une part vers la présence massive de la Nature, et des éléments naturels, dans sa poésie (les quatre éléments primordiaux traditionnels, et le champ lexical, sémantique, naturel quiles accompagnE) ; mais également, et comme en contrepoint, vers la dimension fragmentaire de

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ses écrits, laquelle libère de nouvelles relations au sein d'une langue monolithique, usuelle,chargée d'un rapport au monde utilitariste, pour ce qui nous concerne, au sein du logostechnicien, émanation du projet d'arraisonement : le Gestell dont parle Heidegger7. L'aphorismese veut, lui, une profonde mise en question de cette conception du monde (WeltanschauunG), « ilmorcelle le terme »8, nous dit Char. Concernant cette pratique de résistance dans la langue,

 pensons à la fluidification qu'opérait déjà le « Witz » préromantique, face aux discours établis9.Aussi, le langage du poète est fait non de « preuves », mais de « traces de passage » °, en tant que« gué du hasard » . Nous insisterons dans ce qui suit, plus particulièrement sur la «mise enabyme», et sa dimension métaphysique, qui se déroule là, au sein de cette poésie en tant quevérité, ou vérité en tant que poésie, laquelle mise en abyme travaille en profondeur cette approche poétique de soi, des autres, de la Nature.

La notion d'élémentaire fait signe également vers l'idée d'un « Tout », puisqu'il n'y a pasd'éléments sans ensemble, sans tenir ensemble. Dire l'élémentaire, c'est convoquer (invoquer,évoqueR) un certain rapport (« rapport direct » comme le dit Roger Munier concernant RenéChaR ), mystérieux, énigmatique, au Tout, véritable résonance au « grand Tout ». Car il y va del'aptitude à jeter des ponts, c'est là la dimension relationnel, langagière, de l'humain. Concernantces ponts jetés, René Char nous dit ainsi que « La poésie est de toutes les eaux claires celle quis'attarde le moins aux reflets de ses ponts. »13. Le danger principal est de se leurrer : entendonsde se méprendre sur la relation que nous entretenons avec le monde, avec la Nature, par nos pratiques, relation relayée et rationalisée par le langage.

De quel « Tout » s'agira-t-il ici, en rapport avec les divers éléments, convoqués par Char  pour évoquer le monde et la Nature ? Il faut faire tout d'abord, me semble-t-il, une distinction defond, entre deux « touts » : le « Tout » tel que Platon l'envisage dans le Théétète et le Parménide,le « Tout » holon™. Celui-ci dépasse la somme de ses éléments, c'est l'Idée, la structure ultimequi donne sens aux parties. C'est là un Tout qui ressemble à s'y méprendre à l'esprit (in fine àl'HommE), et qui d'ailleurs, bien plus tard, mènera chez Hegel, à l'esprit dit absolu, négation de la Nature comme telle. Ce n'est pas là le Tout de René Char, « le grand réel » comme il l'appelle15. Nous avons plutôt affaire avec lui au Tout to pan, le Tout dont nous parlent les Antésocratiques,ou plus tard Épicure et Lucrèce, autrement dit le « Tout » en tant que somme infinie en perpétuelle variation.

La mise en abyme en tant que mise en questionQuel rapport peut-on déceler entre cette « fragmentation » du langage, et ce « grand réel »

qu'est le « Tout » ? Que veut donc dire cette mise en abyme poétique, répétée, à laquelle se livreRené Char dans toute son œuvre ? Quel est le sens profond qui s'y rattache ? Il y va tout d'abordd'une mise en question radicale de la « belle totalité » langagière, illusoire, sur laquelle repose le plus souvent notre rapport au « réel ». Dans un « monde » où l'on a l'impression que « tout est dit», et que tout n'est qu'une répétition incessante du « tout est dit » - monde sursaturé par soncaractère « perfectionné » (et d'ailleurs toujours plus infatué par ce « perfectionnement »), par lalangue totalitaire, inféodée aux techno-sciences, ainsi que la communication qui l'accompagne -René Char donne l'impression de vouloir faire voler en éclats (de verS), le discours sur soi, sur les autres, sur le monde, que nos sociétés ont cadenassé, discours où s'impose « le bâillon d'uneinquisition insensée - qualifiée de connaissance »16 comme il le nomme. D'où cette exigence quidira : « Produis ce que la connaissance veut garder secret, la connaissance aux cent passages. » .Ce faire-éclater visant des discours établis, et toujours-en-cours-d'établissement, est ce qu'ilappelle « l'énergie disloquante de la poésie » , sans laquelle il n'y a pas de vraie « réalité » : « Le poète, écrit-il, fait éclater les liens de ce qu'il touche. 11 n'enseigne pas la fin des liens »19. Tls'en dégage une figure de l'homme sans l'homme, que peut devenir le poète au travers du poème :

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«j'aime l'homme incertain de ses fins comme l'est, en avril, l'arbre fruitier »20. Il redonne par làaccès à l'Ouvert, par l'Ouverture de cette chape de plomb qui nous menace d'asphyxie. D'où lavision de la poésie comme « respiration ». où le poète a «le sommet du souffle dans l'inconnu»21.Cette notion d'« inconnu » est fondamentale chez lui, comme l'a bien mise en évidence J.Starobinski , tout comme elle l'était chez Rimbaud. « Comment vivre sans inconnu devant soi ?

»23, telle est la question. Aussi, si la « mort de dieu » et ses conséquences, dont la plusimportante est le phénomène du nihilisme (« Quand s'ébranla le barrage de l'homme, aspiré par lafaille géante de l'abandon du divin... »24), gagne peu à peu toutes les sphères de la société,comme l'annonçait déjà Nietzsche, si cela signifie en son fond la perte du « grand Tout » (« Legrand Pan est mort » écrivait déjà Pascal5), la poésie de René Char semble être une tentative derelever les défis lancés par le nihilisme, cela par le « grand oui » pour parler comme Nietzsche,accordé à la Nature, à la totalité de l'être : « Oui, écrit Char, remettre sur la pente nécessaire desmilliers de ruisseaux qui rafraîchissent et dissipent la fièvre des hommes ». Au sein de ce non-monde (ce Unwelt pour parler comme Heidegger, où « le désert croît »), la parole poétique estrecomposée brièvement (la brièveté comme art poétiquE), recomposée sous forme d'archipels,d'ordres temporaires (« ordres insurgés »), tout cela sur fond (ou absence de fonD) de dés-intégration du monde, et corrélativement du langage. Il s'agit donc, selon René Char, de se rendrecompte « que le mal vient toujours de plus loin qu'on ne le croit »26, et ainsi de voir que « lafission est en cours », toujours en cours, faisant apparaître, pour qui sait la lire entre les lignes, la« nature tragique, intervallaire, saccageuse, comme en suspens, des humains », produisant ï'homotechnicus, ou « l'homme dévasté » 7 contemporain.

La temporalité au cœur du poème : l'Éclair Cette parole poétique, libératrice, qui se creuse en se libérant, et se libère en se creusant, a

 pour temporalité la durée, notion centrale de la poésie de René Char, laquelle durée paradoxalement a pour lieu28 l'éclair et son instantanéité : la vitalité du poème est ainsi un « point diamanté actuel de présences transcendantes et d'orages pèlerins »29. La réduction à cetinstant bref de l'éclair est en même temps Ouverture à l'Ouvert : à rinfiniment vaste et ample : «Si nous habitons l'éclair, il est le cœur de l'éternel »30. Que signifie l'Éclair ici, dans safulgurance, et son caractère éminemment éphémère? Montaigne utilise lui aussi cette métaphorede l'éclair dans son chapitre de déconstruction sceptique qu'est l'Apologie de RaymondSebond, etil y dit la chose suivante : « « Car pourquoy prenons nous titre d'estre, de ce qui n'est qu'uneeloise31 dans le cours infini d'une nuict étemelle, et une interruption si briefve de nostre perpétuelle et naturelle condition ? [C] la mort occupant tout le devant et tout le derrière de cemoment, et une bonne partie encore de ce moment »32. L'Éclair signifie l'être, c'est-à-dire querien n'est, si ce n'est dans le jaillissement créatif, poétique de la Nature, qui comme le feud'Heraclite génère et corrompt tout à la fois. Cette vision produit une conséquence essentielle :car « nous sommes ingouvernables, nous dit Char. Le seul maître qui nous soit propice, c'estl'Éclair, qui tantôt nous illumine et tantôt nous pourfend »33. L'Éclair, quand nous parvenons ànous y loger, nous maintient dans la durée de l'être : « L'Éclair me dure » écrit-il34. L'absenced'être, si ce n'est dans la brièveté, signifie également au sein du poème, qui est fondamentalementcet Eclair langagier (et inversemenT), qu'il n'y a pas de fond au « grand réel », et cela plongeRené Char dans un étonnement proche du thaumadzein antésocratique : « Comment dire, écrit-il,ma liberté, ma surprise, au terme de mille détours : il n'y a pas de fond, il n'y a pas de plafond»35. Le fond est absence de fond. Nous voici en phase avec l'illimité. Il se crée donc au sein decette parole dé-vastée des îlots de durée, « des bouts d'existence » comme il le dit36, instantséternels, brefs comme l'éclair, comme soustrait au temps, ou mieux réconcilié par là-même aveclui : « En poésie, devenir c'est réconcilier » . Le vaste, l'amplitude y sont comme reconquis, cette

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fois sans faire violence à la Nature. A la suite du dépouillement du logos par le poète « plus rienne le mesure, ne le lie », « le poète n'est plus le reflet d'un fait accompli » . Y. Bonnefoy a utiliséle terme $ anti-Platon, on pourrait ici appliquer celui d'anti-Hegel concernant René Char. U y a ausein du poème, en son essence, ce qui gît au sein du poème-nature (ou de la nature-poèmE), ceque Char appelle « l'imprenable », la vacuité elle-même en tant qu'être, et qui demande une

approche, un abord fait d'impossible dans la démarche, d'atteindre le « réel » : « Comme dans un paysage qui attire le baiser, dans les bras du ravisseur, il y a l'imprenable ».Poésie et vérité : la NatureCette Ouverture à ce qui toujours-déjà est sans limite, l'illimité, nous donne à penser à

Anaximandre et son apeiron. L'art poétique consiste pour René Char à exprimer un langage quifasse droit à l'Ouvert, donc à la Nature, réaffirmation d'un «droit naturel» comme «démarche poétique» pour parler comme J. Sojcher41. On pourrait même risquer qu'il s'agit là du langage enson essence, en sa vocation, le logos, qui s'exprime ainsi dans cette parole poétique, sorte de poème du poème, poème se démultipliant. Maurice Blanchot nous dit à ce propos, parlant deRené Char, que dans le poème « la poésie est révélation de la poésie,... poème de l'essence du poème, ... poésie mise en face d'elle-même et rendue visible dans son essence, à travers les motsqui la recherchent »42. « La » poésie, « le » poème, « le » poète, René Char vise l'essence de cet« acte » par excellence qu'est « la » poésie (« acte vierge même répété » nous dit-iL), il vise soninvariant dans tous les poèmes. Mais il ne s'agit pas d'y voir une entité idéelle, mais plutôt uneactivité, un acte. Aussi, cette idée d'une interpénétration, d'une co-appartenance du langagecomme tel, et de la Nature, avec son mouvement d'ouverture à l'Ouvert, un poème me semblel'exprimer au mieux. Il s'agit de Les Premiers Instants dans « La Fontaine narrative » (1947) :

 Nous regardions couler devant nous l'eau grandissante.Elle effaçait d'un coup la montagne, se chassant de ses flancs maternels.Ce n'était pas un torrent qui s'offrait à son destin mais une bête ineffable dont nous

devenions la parole et la substance.Elle nous tenait amoureux sur l'arc tout-puissant de son imagination.Quelle intervention eût pu nous contraindre ?La modicité quotidienne avait fui, le sang jeté était rendu à sa chaleur.Adoptés par l'ouvert, poncés jusqu'à l'invisible, nous étions une victoire qui ne prendrait

 jamais fin.Un mouvement vers l'origine s'y lit, une « remontée à l'initial », ceci au travers d'un

regard qui réconcilie l'homme et la Nature, celui-là étant la parole de celle-ci, et inversement. Le« grand réel » qui s'offre là, tout en étant plein, déborde infiniment la représentation que l'on peuten avoir, et est rendu à lui-même par la poésie. La parole se fait ici évocation. Elle fait apparaître,elle prête une voix. Mais c'est dans le même temps que la Nature fait, elle, apparaître le langage poétique, comme celui qui l'accueille, la recueille dans cet abri qu'est la parole qui conserve : « le poète, conservateur des infinis visages du vivant » . Ceci étant, « Le poète ne retient pas ce qu'ildécouvre ; l'ayant transcrit, le perd bientôt. En cela réside sa nouveauté, son infini, et son péril. » .La poésie se met ainsi à l'aune de la Nature comme l'infiniment productrice, au travers d'un gestetoujours nouveau, commençant à chaque instant : « le poète, grand Commenceur » . Le poème estcommencement perpétuel, car la Nature commence perpétuellement et poétiquement. Le poèmeest « mystère qui intronise » (id.) le poète, à l'art caché de la Nature. La Nature prend la parole,elle dit par la bouche du poète. C'est ce geste, la Création elle-même, que René Char met en scènedans l'infinie reprise de la poésie qui habite ses poèmes. « Laphusis aime à se cacher » {phusiskruptesthai phileI) nous dit Heraclite : l'écoute, la vraie écoute (VakousiS) est indispensable pour qui veut approcher la genèse (la genesiS) ininterrompue des choses. En interrogeant par ses

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définitions répétées (définitions non contraignantes nous dit Starobinski47), le poème dans le poème, René Char cherche le geste même, caché, de la Nature-infiniment-poète, nature-naturante, la « nature artiste » dont parle Nietzsche. Nous voyons ainsi la définition « mise auservice de l'indéfinissable, et le précepte n'enjoindre que pour affranchir » . La définition atraditionnellement pour vocation d'envelopper («Nous embrassons tout, mais nous n'étreignons

que du vent» écrit MontaignE ), or ici elle se dé-prend de son propre geste, en faisant signe versl'in-totalisable réel qui nous englobe : au sein du poème, un autre poème débute, qui lui mêmedonne lieu à un autre poème, etc. Le poème creuse ainsi à l'infini.

Ce langage poétique se situe aux confins du silence, normal car « le silence est l'étui de lavérité »50. Il est « à la fois parole et provocation silencieuse » , comme le vécu poétique qui vade pair (« Le poète ne dit pas la vérité, il la vit »5 ), lequel se place lui aux confins de la mort : la parole en archipel offre en effet « des fraises, qu'elle rapporte des landes de la mort, ainsi que lesdoigts chauds de les avoir cherchées »53. Il y a un rapport fondamental de la Nature et de lamort54 au sein du poème, lequel a pour conséquence que « nous n'avons qu'une ressource avec lamort : faire de l'art avant elle ». D'où « l'acte poignant et si grave d'écrire » . Contre le bavardagecommunicationnel, René Char affirme que « le poète se remarque à la quantité de pagesinsignifiantes qu'il n'écrit pas. » . Pour éviter ou fuir la clôture qui menace, le poète va se faire lemaître de l'esquive, ceci afin de redonner du devenir, du temps au langage, il va s'ouvrir àl'inconnu, tout en se hissant à la hauteur de son acte créateur : « En poésie, on habite que le lieuque l'on quitte, on ne crée que l'œuvre dont on se détache, on obtient la durée qu'en détruisant letemps »57. La proximité vraie est distance, éloignement.

René Char se penche donc inlassablement dans le courant de son œuvre sur l'essence de la poésie, sur le jaillissement du poème : « Une énigme, écrit Hôlderlin, le purement jailli. Même lechant à peine peut-il le dévoiler » . Ce purement jailli est à la fois l'œuvre de la Nature, et celle du poème, mis l'un et l'autre en résonance. Le poème contient alors un étrange rhizome, dontl'amplitude fait écho à l'infini, l'inconnu, l'énigme de la Nature : « Dans le tissu du poème, écritChar, doit se retrouver un nombre égal de tunnels dérobés, de chambres d'harmonie, en mêmetemps que d'éléments futurs, de havres au soleil, de pistes captieuses et d'existants s'entr'appelant.Le poète est le passeur de tout cela qui forme un ordre. Et un ordre insurgé. »

La mise en abyme, présence de l'infini, de la Nature infinie, dans le poème, est là dans cetincessant regard porté sur l'émergence étrange, de cette présence énigmatique du poème, laquelle plonge le poète dans une tonalité fondamentale (une Grundstimmung comme dit HeideggeR) oùil se sent accordé à la Nature, au travers d'une étrangeté familière, tout autant qu'une familiaritéétrange : « Le poète recommande : « Penchez-vous, penchez-vous davantage. » Il ne sort pastoujours indemne de sa page, mais comme le pauvre il sait tirer parti de l'éternité d'une olive. »60.Se pencher sur l'abîme, et par là encourir le risque de s'abîmer, c'est là « rapprocher les choses desoi avec une libre minutie » . L'écriture du poème est un devenir-poète, lequel dans cetteouverture s'extraie du confort des habitudes, et entre dans une in-quiétude : « Être poète, c'estavoir de l'appétit pour un malaise dont la consommation, parmi les tourbillons de la totalité deschoses existantes et pressenties, provoque, au moment de se clore, la félicité. »62. Dans cet actede reprise constamment renouvelé, poésie de la poésie, et ainsi de suite à l'infini, c'est l'infinitédes aspects (des visageS) du vivant, du réel, eux-mêmes démultipliés, qui s'offrent, ainsi quel'infinité des manières de l'exprimer. « Tout s'évanouit en passage » écrit Char à la manièred'Heraclite ou de Montaigne, c'est la disparition qui apparaît au sein du poème, et l'apparition quià son tour disparaît : le poème est apparition et disparition à la fois. D'où l'« état alluvial »64 quicaractérise le poète, et qui est ce que Montaigne appelait « l'humaine condition », dont chaque

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homme porte la forme entière 5. Lequel Montaigne ajoutait également, en héraclitéen qu'il était,lui aussi, qu'il ne peignait pas l'être, mais le passage.

L'opposition au caractère vespéral du rapport au monde prôné par Hegel, se trouveexprimée dans l'idée de « Matinaux », laquelle nous donne en même temps tout ce qui sépareRené Char, de l'époque techno-scientifique dans laquelle nous vivons. « Le soleil est nouveau

chaque jour » dit Heraclite (Diels/Kranz, fr. 6), contrairement là à 1 Ecclésiaste, et cettenouveauté est à évoquer, non à mesurer ou conceptualiser : la phusis chez Heraclite, la Naturechez René Char, se fait jour au sein du logos, mais celui-ci ne signifie rien de totalitaire, oud'enfermé, dans la saisie anthropomorphique du concept, et l'ambition de maîtrise qu'ellecontient. D'où ce poème étincelant par l'acuité du regard qui le caractérise, tiré de Rougeur desMatinaux opposant deux façons d'être, deux elhos : « Combien souffre ce monde, pour devenir celui de l'homme, d'être façonné entre les quatre murs d'un livre ! Qu'il soit ensuite remis auxmains de spéculateurs et d'extravagants qui le pressent d'avancer plus vite que son propremouvement, comment ne pas voir là plus que de la malchance ? Combattre vaille que vaille cettefatalité à l'aide de sa magie, ouvrir dans l'aile de la route, de ce qui en tient lieu, d'insatiablesrandonnées, c'est la tâche des Matinaux. ». On comprend tout ce qui sépare ici René Char deMallarmé, lequel rêve de ce Livre, recueil d'une langue essentielle, qui nierait « d'un traitsouverain, le hasard demeuré aux termes » {DivagationS). La critique de l'anthropomorphisme, etde l'anthropocentrisme dans ce passage est radicale, et aura comme écho ce vers extrait du «Nu perdu » lequel nous dit que « Quand le masque de l'homme s'applique au visage de la terre, elle ales yeux crevés. » . Il s'agit donc par le poème de redonner des yeux à la terre, et c'est ce qui secreuse dans la mise en abyme poétique. La mise en abyme est également, et comme en mêmetemps, mise en abyme de l'homme en tant que projet de se rendre «comme maître et possesseur de la nature » pour reprendre le mot d'ordre cartésien67, relayé ensuite par Kant6 . Cette mise enabyme poétique de l'homme vise à faire éclater la finalité qui lui est consubstantiel, et deredonner l'homme sa dimension rhapsodique perdue, fondue dans ce projet. Cette mise en abymeconduit donc lorsqu'elle est effective à une dé-subjectivisation, puisqu'elle signifie l'effacementdu poète en tant qu'« homme » au sens idéologique du terme, transportant le projet de violencefaite à la Nature et donc à l'homme : « Le dessein de la poésie étant de nous rendre souverains ennous impersonnalisant, nous touchons, grâce au poème, à la plénitude de ce qui n'était qu'esquisséou déformé par les vantardises de l'individu » .

Pour conclure, nous dirons que la poésie de René Char a ce pouvoir d'anticiper « le prévisible, mais non encore formulé »70, et pour cela de se mettre à l'écoute de ce qui vit, et de cequi meurt (de ce qui vit en mourant, et meurt en vivant ; de ce qui apparaît en disparaissant, etinversemenT), bref à l'écoute des contradictions irréconciliables du « grand réel ». Cetteanticipation est faite d'une extrême lucidité « blessure la plus rapprochée du soleil »71. RenéChar creuse le langage au sein du poème (« La parole soulève plus de terre que le fossoyeur ne le peut »72), en fait surgir l'abyme, ou le sans-fond, ce qui nous révèle un double visage : l'uneffrayant, l'autre générateur de courage, d'une éthique ou « poéthique » tragique. Le premier nousdit : « II est une malédiction qui ne ressemble à aucune autre. Elle papillote dans une sorte de paresse, a une nature avenante, se compose un visage aux traits rassurants. Mais quel ressort, passée la feinte, quelle course immédiate au but ! Probablement, car l'ombre où elle échafaude estmaligne, la région parfaitement secrète, elle se soustraira à une appellation, s'esquivera toujours àtemps. Elle dessine dans le voile du ciel de quelques clairvoyants des paraboles assez effrayantes.»73. Poésie pensante, à l'aune du danger qui menace l'homme en ce qu'il est homme, entendonsen ce qu'il recèle de mystère, d'énigme, bref d'inconnu. Le langage ainsi dépouillé par la béanceouverte, est rendu à l'homme en tant qu'homme ici, entendons en sa finitude, face à la fmité de

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l'humaine existence. Si l'homme est le rêve d'une ombre comme le dit Pindare dans sa VlIIcmePythique, il s'agit de reconduire celui-là à celle-ci, au sein de l'aphorisme qui rejoint endisjoignant, et disjoint en rejoignant, Nature et homme rapproché ainsi dans un même élancréateur : « Entends le mot accomplir ce qu'il dit. Sens le mot être à son tour ce que tu es. Et sonexistence devient doublement la tienne. »74. Le dévoilement n'est pas unilatéral, il est double : la

 Nature d'une part, l'homme de l'autre, réconciliés. Ce qui est par là-même, je disais, réconciliationde l'homme avec lui-même, assomption de son être, et de sa finitude. Ceci nous conduit audeuxième et dernier aspect, générateur d'une éthique poétique, il fait signe lui vers l'écoute,Yakousis, dont Heraclite nous disait dans l'un de ses fragments (19 de l'édition ConchE) que sescontemporains étaient particulièrement dépourvus («Ne sachant pas écouter, ils ne savent pas non plus parler »). Nous prendrons pour l'évoquer une « respiration » qui inspire la Nature, et l'expiretout à la fois, ceci dans un échange plein de métamorphoses : « Il existe, écrit René Char, un printemps inouï éparpillé parmi les saisons et jusque sous les aisselles de la mort. Devenons sachaleur : nous porterons ses yeux »75. Ce printemps est la phusis, feu toujours vivant.

« L'IRRÉDUCTIBLE EN SOUS-ŒUVRE » OU L'ÉCRITURE ÉLÉMENTAIRE DERENÉ CHAR 

« Elémentaire, mon cher Watson ». C'est en ces termes que le perspicace Sherlock Holmes livre ses déductions à son fidèle collaborateur, moins habile que lui dans la mise en placede dispositifs d'enquête, qui tiennent avant tout par la mise en rapport d'éléments susceptibles, àterme, de faire sens et de visualiser ce qui n'est pas justement, pour les deux hommes, de l'ordrede l'expérience personnelle.

Soyons plus Sherlock Holmes que Watson pour appréhender ces configurationschariennes qui décrivent autre chose qu'une expérience du monde, qui rendent avant tout sensibleune expérience scripturale. Voyons quelle nouvelle matérialité se fonde par cette écriture qui est plus une création qu'une traduction du monde, qui multiplie les formes sans les structurer : de latoile de Braque, Char évoque le « multiplicateur dans l'attente future de son multiplicande » (p.680).

Deux textes, « Le Visage nuptial » et « Flux de l'aimant » -évoquant Miré -, éloignés dansle temps (1938/1964), de physionomie très différente, l'un plus dans l'explosion que dans lacoulée, révèlent toutefois des principes scripturaux qui participent d'un dispositif - non réductibleà une structure - dont la caractéristique serait la fermeté d'un ensemble souple ou la souplessed'un ensemble ferme, en tout cas une réalité poétique dynamique qui comprend des éléments prisdans une combinatoire et inscrits dans un déplacement. L'irréductible est le brut, le matriciel, lemagma, ce qui n'est pas inventorié mais aussi ce qui est séparé, inventorié. Enfin, l'irréductibleest tel parce qu'il est en mouvement. 11 est donc monade, manade, nomade ou, en d'autrestermes, matière, configuration et comportement. Char offre une écriture des éléments, del'élémentaire, et une écriture élémentaire. Le fond n'y est jamais totalement mis en ordre, intégrédans un code.

L'irréductible en sous-œuvre et sa mouvante densité qui se projette, ouvre la voie à tousles possibles, déroule ceux-ci en méandres, laisse libre cours à d'imprévisibles tangences (« Fluxde l'aimant », p. 693).

Cette phrase est un commentaire de l'écriture charienne, en plusieurs étapes. L'élémentaires'oppose à une physique et une métaphysique de la substance et de l'essence, du fait duglissement et de la perte d'identité. Heraclite combat Platon : la transition, l'accident, l'événementrelatif s'opposent à l'essence immobile et absolue. Les méandres contredisent la linéarité. Lalatence l'emporte sur la transparence. Enfin, la virtualité s'impose dans la réalité, l'irréel intactdans le réel dévasté.

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I. L'élémentaire ne se mélange pas.Ponge, dont on sait qu'il a pris le parti des choses, préfère « la qualité différentielle, plus

intéressante que la qualité analogique2 ». De fait cette question de l'analogie est cruciale chezChar, qui parle plutôt de rapports, évitant ainsi la notion de ressemblance ou de similitude.

L'élément retenu par l'écriture et tenu avec d'autres vaut toujours en soi, pour lui-même, y

compris dans le rapprochement : le rapport isole, rend l'élément souverain, la suture n'est pas unecouture mais une déchirure maintenue.Char rend souvent cette intimité originale avec la réalité, qui est une façon de mettre en

valeur les rapports, les « attaches secrètes entre deux choses » (p. 698), les « rapports essentiels jusque-là inaperçus » (p. 675) : « il faut se persuader sans cesse que la vie réelle et les choses quila composent n'ont pas de secret entre elles. Seulement des absences, des refus, des cachettesnaturelles, dont nous ne saisissons pas, à première vue, la perspicacité. Nous manquonsétonnamment d'ubiquité » (p. 675). Braque dit : «Si j'interviens parmi les choses, ce n'est pas,certes, pour les appauvrir ou exagérer leur part de singularité. Je remonte simplement à leur nuit,à leur nudité première. Je leur donne désir de lumière, curiosité d'ombre, avidité de construction.Ce qui importe, c'est de fonder un amour nouveau à partir d'êtres et d'objets jusqu'alorsindifférents » (p. 675).

La nudité première des choses s'obtient par l'incongru, la non congruence des élémentsretenus, les surimpressions et les escamotages. Le mot ne ressemble à aucun mot existant, sedépayse, se déterritorialise. La poésie a ainsi une fonction discriminatoire, le sens local l'emporte,révélant l'hétérogénéité et la pluralité d'ordres catégoriels distincts mais tenus ensemble. La poésie de Char additionne sans fusionner. Dans « le Visage nuptial », des séquences comme «azur multivalve », « multitude assouplie », « granitique dissidence », « diviseurs de la crainte », «micas du deuil » rapportent des éléments qui ne se pensent que l'un après l'autre, l'un sur l'autre,l'un à côté de l'autre. Au cours élémentaire, Char a dû apprendre que : 1+1=1+1, sans réduction.La densité vient de ce rapport libre entre objets énoncés, présents par attraction et répulsion,aimantation, magnétisme, concentration, l'image étant cet appareil intégrateur, ce choc desnoyaux inaltérables. On trouvera donc autant d'objets que d'occurrences, dans cette entreprise dedestruction de l'identité absolue où l'élément est toujours séparé - comme « granitique » l'est de«dissidence » - mais toujours dépendant d'un contexte, isolable mais compris dans un dispositif,unique mais non absolu.

Ce n'est pas hermétique mais plutôt poreux, parce que cela s'ouvre de tous côtés.Il ne faut donc pas penser liaison mais déliaison, et même maintenir celle-ci, l'opérer, la

 pratiquer, favoriser le heurt, l'écart, le choc de deux réalités jamais fondues. Si l'élément en soi est peut-être difficile à définir, alors on peut le définir par ce qu'il n'est pas, aggloméré, mêlé, lié,cohérent, cohésif, adhésif. L'élément borné, limité franchement, se heurte à un autre élément,contigu et non continu. Même dans la caractérisation adjectivale, on peut considérer que l'adjectif ne fusionne pas avec le nom mais qu'il fonctionne à part, comme série parallèle. Les éléments dudispositif les moins motivés assurent le fonctionnement du dispositif, sa capacité à intégrer duréel, à créer du réel, c'est-à-dire avant tout des places à occuper, en créant du jeu. Les ruptures permanentes du code, l'absence de vectorisation, cette déliaison permettent la transformation.L'élémentaire est une langue qui se cherche et ne trouve pas son code en alignant des catégories paradoxales, aberrantes : « Le soir a fermé sa plaie de corsaire où voyageaient les fusées vagues parmi la peur soutenue des chiens ». Ce type de proposition soulève la question du codage descènes complexes reflétant les interactions de plusieurs objets les uns avec les autres, la collectiondisparate d'objets.

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Ce mode presque énumératif crée une contiguïté, sature l'espace par l'invention denouveaux éléments, de nouveaux classements, de nouvelles logiques, de nouvelles réalités : ils'agit peut-être de nommer sans décrire. Par exemple, des termes comme « visage nuptial », « prénuptiales luxures », « outils nuptiaux », « simulacres nuptiaux » dessinent une circulationautour du concept de nuptialité : une écriture élémentaire crée un concept à partir de l'image, qui

est une mise en rapport. Le poème confère aux éléments qu'il pose une valeur originale etoriginelle, travaille dans le sens d'un espace non isotrope mais fait de trous, ou qui se tient par lestrous, et qui donne ainsi aux éléments une forme d'isolement, un pouvoir insurrectionnel, unaspect moléculaire irréductible. La déliaison permet tous les rapports.

Finalement, la fragmentation tient au dispositif, non à l'objet ou, en d'autres termes, elle provient de l'objet pris dans un dispositif qui est justement intégrateur donc démultipliant. C'estdans la suppression du cadre, dans le mouvement de supprimer le cadre, que l'on peut créer l'illusion de la totalité d'un monde, de la démultiplication des mondes. Cela tient à lamultiplication des champs lexicaux, ici inévitable, car ils ne sauraient jamais être rigoureusementdélimités : dans la suite constituée de « parlant noir », « tari de sa diction », « sable mort », « cielaride » on ne trouve pas véritablement une isotopie, mais plutôt des allotopies, l'isotopiedébordant toujours d'elle-même vers autre chose. Où commence et où finit une séquence, oùl'image est-elle complète, où le texte s'achève-t-il ? C'est une poésie excentrique, décentrée.L'écriture comprend l'énoncé occupé - ce qui est perceptible, intelligible - et l'énoncé désaffecté,en voie d'affectation, énoncé manquant pour qu'il y ait code stable, stabilisation de l'image, pour que l'élément soit réductible, limité.

Char écrit « dans l'entrouvert, exactement sur la ligne hermétique de partage de l'ombre etde la lumière. Mais nous sommes irrésistiblement jetés en avant. Toute notre personne prête aidete vertige à cette poussée. » (p. 411). La forme assez fixe, rigide même de Char fait d'autant plus paraître le vertige de l'image, la déflagration de l'image, la parataxe non verbale mais visuelle :«je vous écris en cours de chute » (p. 602).

Le poème est donc un accélérateur de particules élémentaires qui manifestent leur qualitédifférentielle. Mais cela tient moins à une objectivité, à une qualité intrinsèque aux choses qu'aufait que l'élémentaire concerne un autre domaine que le domaine matériel.

II. L'élémentaire est Pélémental.Tout communique mais rien n'est vraiment spectaculaire, donc tout est imaginaire ou

mental, voire cognitif - une image en train de devenir du sens, un élément de connaissance, unmoyen et un passage.

On lit un terme, qualifiant, caractérisant, mais qui qualifie seulement l'espace qu'il ouvreet qui est juste indiqué. indicatif d'espace, indicatif de sens. Le support immédiat se dérobe : «dissidence » n'est pas vraiment le support de « granitique », qui ouvre ailleurs l'espace de sa présence. On a chez Char, contre la grammaire usuelle, des incomplémenls de nom, des particules élémentaires qui sont autant d'amorces, de seuils, posés dans l'entrouvert, d'où sedéduit une image possible.

Un être qu'on ignore est un être infini, susceptible, en intervenant, de changer notreangoisse et notre fardeau en aurore artérielle. Entre innocence et connaissance, amour et néant, le poète étend sa santé chaque jour. (Partage formel XXXIV, p. 163)

La première partie est logique métaphoriquement, cela se tient du point de vue del'image ; la deuxième ne se tient pas du point de vue de l'image, mais donne du texte qui se tient,tout se tient par le texte. Soit tout tient par l'image, soit tout tient par le texte, c'est-à-dire par l'ouverture grâce aux mots d'un espace, d'un troisième espace, qui est celui qui dépasse et le texteet l'image. Là est le dispositif : dans la deuxième partie, le terme est à trouver, terme

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interchangeable, terme arbitraire, à partir d'un angle axiologique qui ne l'est pas - valeur positiveou négative : « innocence » et « connaissance » fonctionnent de façon congruente, mais pas «amour » et « néant », incongru, hasardeux : on pourrait avoir « haine », « retrait », « égoïsme » oules couples « être » et « néant », « plénitude » et « néant ». Le champ est ouvert, la place vacante pour l'espace convoqué. Un monde se déduit de la relation entre le texte et l'image. Le dispositif 

apparaît ici comme positionnement, éclairage particulier ouvrant à une réalité et non imitation.L'hypothèse est en images : « Elémentaire, mon cher lecteur ». La logique du dispositif l'emporte sur la logique du texte et sur la logique de l'image. Une des faces reste ancrée dansl'informel, l'absence de logique et d'image, ce qui échappe au logos, « les fuyants », l'élémentaireintraitable, libéré dans une écriture en vacance.

L'« angle fusant d'une rencontre» est cette zone où quelque chose bifurque, un point de passage : ce qui est élémentaire est pris dans un mouvement, dans une relation, n'a pas de valeur en soi mais seulement dans l'éclairage qui le touche, l'angle qui le présente. L'élémentaire estouvert à tous les éclairages et à tous les vents, se déplace, nous déplace, autorise tous lesdéplacements - simultanéité de l'objet en deux places différentes, ubiquité de notre regard.

L'élémentaire de René Char est fait d'air et de lumière comme la peinture de LouisFernandez, cette « épopée silencieuse de la lumière mentale » (p. 685) qui « instaure son monde,monde de l'étrangeté ». Mais pour le poète aussi, il existe une étrange « maison mentale. Il fauten occuper toutes les pièces, les salubres comme les malsaines, et les belles aérées, avec laconnaissance prismatique de leurs différences » (p. 512), ce que le théoricien de lacommunication Daniel Bougnoux, repensant la crise de la représentation, traduit de la sorte : « ceque nous appelons monde, ou réalité, ne sera jamais que la décision de nos éclairages et lamosaïque de nos points de vue3 ».

L'élément est sous tous les éclairages et tous les points de vue: par exemple, l'élémentaireest sous « ruisseaux », « flux », « rivière » qui n'en sont que des actualisations transitoires etarbitraires. L'élémentaire est ce qui dépasse verbe et image et serait plutôt de l'ordre du concept.On reconnaît sensiblement - « matière-émotion » - mais on cherche une « connaissance productive du Réel », c'est-à-dire la réduction à un ensemble de traits de base car trop de traitssont présentés à la fois, rassemblés dans l'image. On y voit trop. La figuration se multiplie au seinde la même représentation, qui est un embrayeur. Ceci tient à la plus ou moins grande valeur d'imagerie du texte et à la latence de la compréhension. L'élémentaire est dans ce figurai, entreconcept et image, irréductible en sous-œuvre.

Ce qui fait achopper notre lecture est alors souvent la phrase qui se déroule à la foisconcrètement et abstraitement, des mots concrets - dénotant des objets physiques perceptibles etdonc engendrant des traits figuratifs - choquant des mots abstraits, plus riches en traits nonfiguratifs. Si élémentaire implique le matériel, vite chez Char on est dans le mental plutôt : peut-être peut-on parler de poésie en grande partie conceptuelle - pas abstraite - chez René Char, en cesens. L'ensemble de la séquence soi-disant figurative n'a souvent plus guère à voir avecl'expérience perceptive et ne donne pas un produit matériel possible, mais traduit un concept. Par exemple dans la séquence « Ruisseaux, neume des morts anfractueux » les traits retenus sont lesouffle - naturel, poétique - les trous, l'immatériel devenu matériel, le mouvement de l'inerte.

Bien sûr il s'agit de signifiés et on fait alors un travail d'exégèse poétique,d'herméneutique mais on peut penser qu'il s'agit de plus que cela, à savoir de la recherche deconfigurations élémentaires qui se combinent et ressemblent à d'autres configurations pourtantimagées autrement, comme la précédente par exemple ressemble, par la configuration qu'ellesous-entend, à « tout vous entraîne, tristesse obséquieuse » où « obséquieuse » nous rappelle qu'ila la même étymologie que « obsèques » et déduit alors le concept « suivre », une dynamique. Ce

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concept de dynamisme peut alors appeler la séquence « charroi lugubre ». Sur une série parallèle«ruisseaux, neume des morts anfractueux» appelle « mouvement tari de sa diction » - avec ledouble concept « dire » et « ne plus dire » et le concept « couler » - être tari. Enfin « coliséefossoyé » s'oppose à « dimension rassurée » et « retour compact » : le contexte est différent maisle concept est proche voire égal. On suggère que ce qui est élémentaire est le rapport au monde,

la relation, le rythme, le réglage du point de vue et même le schéma indicateur, d'ordre mental, «réception vécue écourtée de la réalité » et non la substance ou l'apparence.Quelque chose se tient par la langue, qui ne se tient pas dans la réalité, qui est au-delà de

la dimension illustrative. Dans le texte sur Mirô, Char nomme « filtre » ce travail de la cognition,de création de concepts, de réalités inédites pouvant donner un nouvel éclairage, contre lamimésis et l'autoréférentialité. De fait d'ailleurs, le texte sur Mirô ne fait que superposer cesfiltres, pour que nous voyions « plus loin », ou différemment continuellement : « qu'elle agisseenfin, cette forme, entre toutes les formes, apte à demeurer solitaire, comme un filtre quis'interpose entre nous et la conscience rigide que nous avons du réel, pour que, la magie aboutie,nous soyons la Source aux yeux grands ouverts». «Si l'homme parfois ne fermait passouverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d'être regardé » (Feuillet d'Hypnos59, p. 189) ; il faut fermer les yeux pour voir ce qui mérite de l'être c'est-à-dire le mental, le solmental, les gisements profonds. L'image rend moins la vision qu'elle ne procède à une création.

III. L'élémentaire est la nappe sans la table.Le flux de l'aimant de cette conquête magnétique que Char apprécie chez Mirô est une

mouvante densité sans support.« L'élémentiel4 » serait le terme qui dirait le mieux le caractère dynamique des éléments,

leur aspect événementiel. Evoquant des mouvements telluriques, et des actions menées sur lanature, qui, on le comprend, sont des actions poétiques, Ponge suggère comment rendre la langue plastique, créer « les nappes souterraines; ruisseaux (ruissellemenT), douix5, rivières, fontainesvauclusiennes6 ».

Remonter vers l'élémentaire, c'est en revenir au volume d'une phrase, au phrasé, à ce quiest pulsionnel dans récriture, à ce qui fait que le langage est intraversable, « paroles d'océan » (p.708), battement.

En particulier, le fond émerge dans la figure et non seulement la figure émerge du fond:en témoigne cette respiration régulière ou irrégulière dans l'art de la fugue qu'est le texte sur Mirô, ce tour de passe de récriture, où une formule disparaît, reparaît légèrement altérée. Lesangles sont ouverts dans le tissu du texte même: quelque chose est dessous, en réserve, latent, nonreprésenté car l'écriture prévoit le changement constant de support, le transfert des formes, ladissipation, l'échappement. Il n'est pas sûr que dans ce texte Char cherche la meilleure formule,mais peut-être toutes les formules sont-elles interchangeables car il s'agit d'une même phrase quis'en va et revient, dont nous avons des vues différentes; cette densité mouvante alterne saillanceset retraits, creux et crêtes comme dans la physique ondulatoire. «Tel aspect du réel procède par  pures ellipses, superpose, lace des images dont chacune se révèle au moment où elle plonge dansl'autre ». Dans « Le Visage nuptial », la phrase dit et redit en changeant l'angle de vue, mais engardant semble-t-il le même objet. Par exemple l'on pourrait résumer les séquences suivantes, par la formule « le je pris entre stabilité et perte de soi »: « Avec la paille en fleur au bord du cielcriant ton nom, J'abats les vestiges, Atteint, sain de clarté // Je cours au terme de mon cintre,colisée fossoyé » // je touche le fond d'un retour compact ».

Chaque nouvelle occurrence correspond à un changement de plan, de support, de point devue. Ainsi, le texte meuble présente non pas une linéarité mais des séries parallèles, une mise enœuvre simultanée de plusieurs programmes, des interactions entre divers éléments du dispositif,

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une convergence hasardeuse de séries divergentes, creusant des zones d'indétermination. Le texteest réversible parce que troué : entre un mot et un autre, on conçoit un manque, dans une syntaxe(verbale et visuellE) qui fait passer à travers quelque chose. Le syntagme comme troué laisse voir dessous. Les écarts l'emportent sur la réalité ontologiquement définie. Ce creusement du champde la présence, cette profondeur dans l'entreligne suggère quelque chose qui est actualisé

arbitrairement, faute d'autre chose. Ainsi, dans « Le Visage nuptial », «je ne verrai pas » suivi dela liste arbitraire apparemment exhaustive creuse du même coup le champ des possibles nonénoncés, non imaginés, latents.

Cette image intercalaire du monde correspond bien à ce que Char voit chez Mirô, «l'éclosion multiple de l'image arrêtée et retenue, image naissante », la « vision fixe d'unmouvement, trajectoire d'une image lancée à sa propre et omniprésente poursuite ». Le poèteaime on le sait le passage, le mouvement non vectorisé, non finalisé. Dans ce mouvementcosmique et poétique, le support n'est ni identifié ni définitif. La table n'est pas mise et il fautregarder sous la nappe.

Char nous invite à voir de travers, à travers l'écriture. L'élémentaire, irréductible en sous-œuvre, permet tous les transferts. L'irréductible en sous-œuvre et sa mouvante densité est quelquechose qui se déplace, dont nous en avons des vues.

Char n'est pas le seul contemporain à pratiquer ce flux. Ainsi Duras, qui fait dire àl'autostoppeuse du Camion « tout est dans tout. Partout. Tout le temps. En même temps7 », œuvreà semblable communication des éléments entre eux : « les mouvements du Navire Nightdevraient témoigner d'autres mouvements qui se produiraient ailleurs et qui seraient de naturedifférente. Les mouvements du Navire Night devraient témoigner des mouvements du désir8. »(33) Peut-être l'écriture rejoint-elle une cinétique ; en abandonnant le réflexe rétinien, optique, lelecteur passe à un autre régime, plus allotrope, régime du déplacement, du décentrement. C'estalors un devoir éthique autant qu'esthétique.

Deux définitions de la matière élémentaire pourraient être proposées, le concentré et le phrasé, soit le prisme, le cristal, le diamant soit la coulée, la nappe, le flux, la forme meuble, ledébordement d'un élément sur l'autre, la plongée d'une image dans l'autre.

Par ailleurs, l'écriture élémentaire est aussi originale par le dispositif qu'elle met en œuvre.Il semble d'abord que l'irréductible ne puisse être cemé, que l'on ne puisse que

l'approcher, en dessiner l'espace d'accueil. D'autre part, il n'est pas une lacune mais une énergiede Ventre : le dispositif poétique laisse à l'élément son caractère irréductible, et le fait exprès.Enfin, le dispositif poétique est l'espace susceptible d'accueillir des points de vue, un espace quicreuse et informe ces points de vue, et non seulement un espace qui fait apparaître des objets sousun point de vue ; cet espace oblige à trouver l'angle d'attaque, à le choisir, à définir le code, latable commune.

ConclusionSi l'on voulait vraiment célébrer la fraîcheur de ce centenaire, on dirait que l'écriture

 poétique de Char anticipe une certaine modernité esthétique, en prévoyant le passage des espaceshétérogènes aux médiums hétérogènes, et en menant une réflexion autour de la question del'attraction des marges, des seuils instables, des zones.

Char propose le modèle d'un rapport non mimétique au monde, d'une poésie nonisomorphique mais qui propose un monde infini, un nouveau réel, un réel virtuel et un virtuelréel.

De fait, comme les poètes les plus substantiels, plus qu'il ne rejoint une poésie spéculativeet métaphysique issue du Romantisme, Char invente de nouveaux modèles de concret -aprèsPonge et Bonnefoy.

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Mais cette poésie nous oblige aussi à des procédures, à inventer des dispositifsrévélateurs, et nous incite à revoir notre discours critique : comprendre les lois de production d'untexte, c'est refaire des canevas après les avoir défaits, pratiquer la déliaison, la latence, larésurgence, en résistant à la globalisation, à la linéarité.

 Nommer sans décrire est aussi une façon de lire créativement la poésie de René Char, en

citant, reconfigurant le et les textes par extraits, coupes, en inventant les corpus, en faisant lemontage, qui est lecture.Enfin, on pourrait suggérer que la poésie élémentaire de Char correspond à un degré

moins un de l'écriture. Le degré zéro est peut-être le littéral, le minimum d'image et de sens, quiva dans la direction du tautologique - « ceci est ceci » -, de la dénotation - « la femme respire /l'homme se tient débout ». Le degré plus un, c'est le point culminant de l'image et du sens, laconnotation, la saturation figurative, la surexposition, la charge métaphorique, la métaphore,l'analogie - « le corps sauvé ». Quant au degré moins un, ce serait ce degré où l'on voit moins, oùl'on pense moins, une latence d'imagerie, de verbe et de sens, le figurai non figuratif, l'imaginai,I'élémental - « le sable mort ».

Alors, on peut douter que Char, centenaire mais précurseur, soit gâteux, même s'il estdoué du gâtisme que Ponge reconnaît aux grands poètes :

« Un certain gâtisme : naïveté retrouvée / repartir du balbutiement, du zéro . »LA PLAIE DE L'HARMONIE. PERSISTANCE DE L'ÉLÉMENTAIRE DANS LES MA

TINAUX DE RENÉ CHAR Publiés en 1950, après la parution de ses pièces de théâtre Sur les hauteurs et Claire, et

avant la mise en scène de cette dernière à Lyon, les poèmes rassembles dans Les Matinaux nequittent pas complètement le registre théâtral de l'(autO)représentation. Morceaux dialogiques, précédés parfois de passages presque didascaliques qui configurent une mise en scène del'élocution poétique et du moi, les poèmes matinaux oscillent entre la clarté monumentale, laverticalité du poème classicisant et la fragmentation, la pulvérisation de la voix qui s'entend plustard dans La Parole en archipel.

Désormais, dans Les Matinaux des dissensions élémentaires sont décelables au niveau del'espace poétique sans cesse rongé par ses propres pulsions. On ressent ici une surface textuellemarquée par des tensions entre la structure figée, proche de la fixité formelle, du poème etl'éclatement du sens, l'hermétisme et l'indicible qui le travaille. Chaque poème intériorise à sontour l'image de cette contradiction sous les figures cuisantes de la plaie, de la déchirure, del'espacement, qui deviennent autant de signes d'une désagrégation du poème et d'une rupture quis'instaure entre le langage et sa figuration. Ces propos ne se constituent pas comme une manièrede placer la création charienne sous l'incidence contraignante de la poétique de la forme fixe.Pourtant un recueil comme Les Matinaux nous oblige à prendre néanmoins en considérationl'hypothèse d'une influence qu'un tel dispositif poétique pourrait avoir sur la présentification dusens. Une fois établi le pacte entre parole poétique et forme fixe on considère comme impliciteune « altération » prolifique du niveau imaginaire, linguistique et sémiotique du poème.

Consacrée historiquement et souvent identifiée uniquement à un corpus de règlesmétriques et de contraintes formelles, la forme fixe ressuscite aussi ce qu'on pourrait nommer «l'irréductible » d'un poème, son ineffable. Une telle architecture introduit une tension qui surgitentre les deux niveaux- le formel et le linguistique- qui détiennent chacun ses propres moyensd'accès à la signification, mais qui peut constituer, en soi, le sens. La superposition de ces deuxniveaux, à la fois éclairante et obscurcissante (et le titre du volume ne manque pas de suggérer cette dualité) remonte à la tentation abyssale du poème, celle d'accéder à ses propres origines etde ressusciter les puissances primaires du langage. Giorgio Agamben voit la tension comme une

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sorte d'immanence de la poésie : « chaque poème est un organisme fondé sur la perception deslimites et des finalités qui définissent les unités sonores (ou graphiqueS) et sémantiques - sans jamais coïncider complètement, presque toujours dans une dispute intermittente, avec ceux-ci. »'.

Toutefois, René Char n'est pas un pratiquant persuadé de la forme fixe mais lorsqu'ilutilise ses paradigmes il le fait afin de subvertir les codes de la communication poétique. Même si

l'occurrence de ces formes n'est pas déterminante pour son parcours poétique, Les Matinaux nousapparaît comme une étape d'érosion des « cérémonials » poétiques de la tradition. Cela est renduvisible par la persistance de certaines figures qui font partie du même régime métaphorique, celuide la dislocation {la plaie, la brisure, la désunioN) et qui sont des représentations del'élémentaire, cette force de rupture qui traverse le souterrain du poème charien.

Le recueil, dont le titre suggère le passage vers un régime ambigu, sur la ligne entre lesténèbres et l'éclair de la communication poétique, est, de plus, mis sous le signe d'une tripledétermination. Ainsi, le renvoi à Timon of Athens de Shakespeare: « APEMANTUS: Where liesto'nights, Timon ? TIMON : Under that's above me » - vient d'abord renforcer ce statut incertainet oscillant des images dans l'espace vespéral d'un morcellement, pour faire allusion par l'interpellation de Shakespeare aux contraintes du poème de forme fixe et finalement pour avouer le « dialogue » (l'acception théâtrale du terme revêt une importance particulièrE) qui s'établitentre les poèmes du recueil à travers les thèmes et les récurrences de l'imaginaire charien,dialogue qui paradoxalement empêche la parole d'adhérer complètement au cérémonial imposé par sa forme.

On trouve relevant donc d'analyser dans la perspective de cette tension élémentaire trois poèmes qui ouvrent le recueil-—« Fête des arbres et du chasseur », « Divergence » (dans LaSieste blanchE) et « Les Transparents » pour voir comment on arrive à surprendre cette figureambiguë d'une blessure essentielle et comment dans l'espace de cette tension se configure cetteesthétique (de 1') intermédiaire chez René Char.

Les trois poèmes en question sont chacun précédés par une sorte de paratexte poétique quiles double, les résume, l'expliquent ou leur profilent un décor. Difficilement classables, hésitants,entre la fadeur d'une didascalie (« Abrégé ») ou le poème en prose (« Mise en garde »), cesmorceaux en trompe l'œil sont une sorte de miroir tendu au poème proprement dit ainsi que sonrevers. Ils s'opposent par leur fluidité et leur « univocité » (de même par le fait qu'elles sontl'expression d'une seule voix, presque extérieure au poèmE) à la tabularité de la poésie et à sa polyphonie, à l'extrême concentration de la parole poétique voire à son hermétisme. Ainsi, la poésie ne se réduit pas strictement au texte écrit mais elle acquiert par sa forme double (poème et pièce de théâtre ; didascalie et morceau poétiquE) une dimension qu'on pourrait nommer « performative », en mouvement, et qui voile en quelque sorte l'immobilité de la forme. De plus,ces poèmes laissent entendre une vois dédoublée - celle de la partie qui escorte la poésie et cellequi survient à l'intérieur du poème même. Dans « Fête des arbres et du chasseur » et son « Abrégé», les deux couches textuelles-le poème et les didascalies- impliquent la présence de quatre voix,symétriques avec la structure du quatrain, forme dominante. Cette mise en scène dialoguée dudrame lyrique du chasseur qui voulant tuer les oiseaux enflamme et détruit la foret, n'est pasinnocente car les répliques sont purement descriptives :

Première guitareLa panacée de l'incendieMantes, sur vos tiges cassantes,Porte l'éclair dans votre nuit.En vue de vos amours violentes.Deuxième guitare

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Dors dans le creux de ma main,Olivier, en terre nouvelle ;C'est sur, la journée sera belleMalgré l'entame du matin.Ce dialogue feint est, en effet, la mise en scène d'un antagonisme constitutif entre «

représentation » et « événement » et se replie à tous les niveaux du texte : la représentation estdans l'apanage de la forme fixe (le quatraiN) tandis que ces figures qu'on appelle élémentairesconstituent l'événementiel du langage. Devant la rigueur de la forme le dialogue n'est qu'uneoscillation perpétuelle de ce qui ne peut pas se fixer, se solidifier, acquérir une forme définitive.

Dans « l'Abrégé » on retrouve encore une des premières formes de cette tensionélémentaire par l'insertion véhémente du silence dans le corps même du poème. Premier signe dela rupture, le silence - l'espace blanc - qui scande le flux ordonné du langage poétique, a la mêmevaleur créatrice que la parole elle-même.

Les deux joueurs de guitare sont assis sur des chaises de fer dans un décor de plein air méditerranéen [...]. Arrive le chasseur. Il est vêtu de toile. Il porte un fusil et une gibecière. Il ditavec lenteur, la voix triste, les premiers vers du poème, accompagné très doucement par desguitares, puis va chasser. Chaque guitariste, à tour de rôle, module la part du poème qui luirevient, en observant un silence après chaque quatrain, silence ventilé par les guitares.[...] Enfinles deux guitaristes chantent haut ensemble le final, le chasseur muet, tête basse, entre eux. Dansle lointain les arbres brûlent.

Avatar du je poétique, le chasseur est aussi une des représentations du silence. Sa paroleest sur le point de s'éteindre ou, aussi bien, sur le point d'émerger, mais encore indécise, commele suggèrent les vocables « sédentaires », « morne patience », « ennui de vous », « grandedisparue ». Elle est proche aussi des métaphores aquatiques de « Ma feuille vineuse » où opposéeà la clarté fluide du mot poétique se situe la viscosité du silence ou d'une parole asséchée :

Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux. Un moment nousserons l'équipage de cette flotte composée d'unités retirés, et le temps d'un grain, son amiral. Puisle large la reprendra, nous laissant à nos torrents limoneux et à nos barbelés givrés .

Au delà de la poésie, le langage se trouve sous l'incidence d'une claustration essentielle etinsurmontable et à la pureté élémentaire du mot poétique répond le mélange, le brouillage. La poésie n'est jamais donnée et présente mais à venir, elle se situe toujours dans un amont où « lesmots vont surgir ».

La voix qui se fait entendre dans « l'Abrégé » se morcelle, se divise dans ce poème danslequel certains critiques °nt vu une pièce de théâtre aux trois personnages (la première guitare, ladeuxième guitare et le chasseuR), et elle met en scène son propre écho. Le silence est doncl'espace de passage d'une voix à l'autre, la marque d'une métamorphose élocutoire qui, même enrespectant la fixité formelle des quatrains qui composent « Fête des arbres et du chasseur»,disloque la cohésion de l'aveu poétique. Chez Char, donc, la parole et le silence se trouvent dansun rapport renversé à celui de la cosmogonie : le silence n'est pas interrompu ni remplacé par lacoagulation d'un logos qui fonde le monde, mais il vient seconder la création, rendre visible lesformes et interrompre ce que Barthes nomme « le bruissement de la langue »6. Même dansLettera Âmorosa, le silence s'oppose à la fusion, à l'accomplissement de la parole et il devient iciune des représentations du désir (comme jeu de présence- absencE) ce qui rend impossiblel'achèvement du langage.

 Nos paroles sont lentes à nous parvenir, comme si elles contenaient, séparées, une sèvesuffisante pour rester closes tout un hiver ; ou mieux comme si à chaque extrémité de lasilencieuse distance, se mettant en rue, il leur était interdit de s'élancer et de se joindre.

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Revenant à la « Fête des arbres et du chasseur » on retrouve dans ce poème de multiplesmarques ou hypostases d'une harmonie presque classique qui devait être le résultat de lasoumission du poème à la forme régulière du quatrain. Ainsi, les guitaristes figurent la musicalitédu poème, leurs « répliques » se suivent l'une l'autre dans un algorithme que seul le retour duchasseur arrive à saccader, et les rimes de type abab (« Le chien que le grelot harcèle/ Gémit

aboie et lâche pied/ La magie sèche l'ensorcèle/ Qui joue de son habileté.») ou abba (Dors dans lecreux de ma main, / Olivier, en terre nouvelle; / C'est sur, la journée sera belle/ Malgré l'entamedu matin.») confirment encore une fois l'unité du poème et sa fermeture formelle. Mais, malgréles signes d'une harmonie recherchée, dès le passage didascalique Char inflige au poème un typede violence qui contraste vivement avec l'enjeu de la régularité. Celui-ci est coupé en deux par lecoup de fusil du chasseur et les images qui suivent suggèrent la déstabilisation, la disharmonie : «on brise son chemin », « Entre la lumière et la mer/ Tombent vos chaudes silhouettes », «Douleur et temps flânent ensemble », «Aimez, lorsque volent les pierres/ sous la foulée de votre pas »8. Ensuite, les joueurs de guitare, eux-mêmes des figures d'une eurythmie fondatricemonopolisent l'espace discursif du poème, harcèlent le chasseur, et l'« exécutent » « d'unecontradiction conforme à l'exigence de la création » . L'ambiguïté du terme -qui peut signifier soitla mise à mort du chasseur-poète soit l'accomplissement de l'acte poétique- place le poème,simultanément, sous l'incidence de l'autoréférentialité et d'une mort mise en suspense :

LES GUITARESMerci, et la Mort s'étonne ;Merci, et la Mort n'insiste pas ;Merci, c'est le jour qui s'en va ;Merci simplement à un hommeS'il tient en échec le glas.La poésie se situe donc entre la représentation exécutée par le langage et l'cloignement de

soi dans « un au-delà nuptial, qui se trouve bien dans cette vie [...] et cependant à la proximité desurnes de la mort »". La chasse sera donc la figuration d'un acte violent de la création,l'intériorisation de cette dislocation entre la régularité de la forme et la violence qui fonde larelation poétique : « La moindre clarté naît d'un acte violent. La Poésie aime cette violenceécumante et sa double saveur qui s'écoute aux portes du langage. »

Comme accumulation des images et des correspondances métaphoriques afin decirconscrire une idée unique, l'allégorie de la création dans ce poème inaugural du volumeMatinaux est le signe d'un échec de la figuration poétique. Le triple découpage de la voix peutétablir dès le début du recueil une aphasie poétique, d'une fissure dans le régime orphique dulangage poétique. L'allégorie devient par conséquant chez Char un instrument à double emploi :elle sert à saisir cet irreprésentable auquel le silence participe pleinement mais par l'accumulationdes images, par la tissure des relations métaphoriques ayant un réfèrent unique, elle est un principe de la répétition d'une régularité encore proche de la symétrie angulaire du quatrain. Ledrame qui se joue dans « Fête des arbres et du chasseur » n'est pas seulement celui inscrit dans latrame même du poème, mais il correspond à un premier « drame » de la représentation poétiqueoù le langage perd son adhérence originale à un moi et par conséquent sa force de susciter l'imageet de la rendre représentation et vision. Cette situation est d'autant plus intéressante que RenéChar impose ce « retour amont » du langage vers une violence originaire dans le paratextesuivant -Mise en garde- qui ouvre « La Sieste blanche ».

Dans la continuité de « l'Abrégé » René Char nomme le poème « chanson» , mais celui-civa porter dorénavant la trace d'une blessure :

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 Nous avons sur notre versant tempéré une suite de chansons qui nous flanquent, ailes decommunication entre notre souffle reposé et nos fièvres les plus fortes. Pièces presque banales,d'un coloris clément, d'un contour arriéré, dont le tissu cependant porte une minuscule plaie. Il estloisible à chacun de fixer une origine et un terme à cette rougeur contestable.

En tant que chanson, le poème est une manière d'éluder de la parole, il vacille encore

entre le logos et le silence, mais tout en demeurant comme harmonie qui n'appartient pasnécessairement au langage mais à la forme. Jusqu'ici le poème est une virtualité, un degré zéro del'écriture poétique, il est terme neutre entre deux pôles- le silence («notre souffle reposé ») et ledélire (« nos fièvres les plus fortes ») mais au moment même de sa création, le langage lui imposesa violence, son éclair. D'ici les figures de la plaie et de la rougeur, les images d'unedésagrégation perpétuelle. Cette plaie, dont les oppositions sont décelables partout, est larépercussion proliférante et en même temps élémentaire du coup de feu initial du chasseur- poète.Ses apparitions constitueront donc (sur le même plan que le silence dans le premier textE) unedeuxième figuration de la tension entre forme et cette fureur, source de la poétique charienne.Elle est la trace de ce conflit entre la forme solide et tabulaire du poème assez proche du sonnet etle surgissement de ce langage poétique qui rompt les liens de la syntaxe, qui éclate, qui impose saverticalité et affirme son amnésie et son étrangeté « le mot donne une représentation tandisqu'une sorte de décor se creuse autour de lui »14

Même dans « Fête des arbres et du chasseur » la plaie apparaît dès le deuxième quatraindans la partition de la Première guitare :

Est-ce l'abord des libertés,L'espérance d'une plaie vive,Qu'à votre cime vous portezPeuplier à taille d'ogive ?On voit déjà la plaie associée à la liberté, au refus de la contrainte imposée au poème

mais, paradoxalement, ce déchirement est à la fois porté par une « forme fixe » du poème-lequatrain, de l'architecture- l'ogive- qui la contient en même temps dans son contour cassé. Dans «Divergence » - où le titre même implique la discordance et la rupture de l'harmonie de la «chanson »- la brisure apparaît presque littéralement vers la fin de la première strophe :

Le cheval à la tête étroiteA condamné son ennemi.Le poète aux talons oisifs,A de plus sévères zéphyrsQue ceux qui courent dans sa voix.La terre ruinée se reprendBien qu'un fer continu la blesse 'C'est à ce moment que la métaphore essentielle de la blessure rencontre cet autre

élémentaire, dans le sens héraclitien du terme- la terre- qui « ruinée » ne peut pas dépasser lestraces de la brisure et retourner à son stade initial d'élément cosmogonique. Comme métaphored'une impossible harmonie, de cette divergence qui donne le titre du poème, la terre entre aussidans le champ sémantique de la désagrégation. Les vers qui clôturent le poème « Et du brasier dela récolte/ [le poète] Tire sa torche et sa folie»16 mettent en scène le même renversement del'élémentaire héraclitien dans les signes de la destruction. Le sens du feu qui brûle la récolte etqui devient le seul principe créateur est que la parole poétique ne surgit pas dansl'accomplissement d'une forme, au terme d'une maturation qui lui assure l'harmonie, mais, pour laconvoquer in faut « mettre en liberté tous les instants dont nous disposons ».

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Comparable au sonnet par sa forme mais divergent de son modèle par le découpagestrophique et l'ajout de deux vers supplémentaires, « Divergence » rappelle les contraintes d'uneforme poétique classicisante dans laquelle s'insèrent les images de la fragmentation et où le moi poétique s'y représente comme altérité, sous l'emprise de la folie, d'un désordre qui génère la poésie. La plaie n'est pas ici seulement le signe de la rupture élémentaire d'une tradition à laquelle

la forme poétique est redevable mais elle peut devenir la physionomie du style même :Entre les mots, entre le mot lui-même qui se divise en deux [...] faire passer la tige trèsfine, à peine visible, l'insensible d'un levier froid, d'un scalpel ou d'un style

« Les Transparents » est le troisième poème doublé d'un fragment paratextuel qui, enexpliquant le titre, ouvre déjà l'accès à la sémantique de ces vers.

Les Transparents ou vagabonds luni-solaires ont de nos jours à peu près complètementdisparu des bourgs et des forets où un avait coutume de les apercevoir 

Si jusqu'ici la plaie était une forme d'obscurité qui contrastait avec la luminosité feinte du poème classicisé par la forme, et qui en contenait les sens - d'où le symbolisme du nid dans «Complainte du lézard amoureux », les Transparents sont des figures de lumière et d'ombre « luni-solaires », transitant dans les deux registres de l'imaginaire charien marqué par le systèmed'oppositions, de contrastes. Homérides modernes, leur langage ne sort jamais du territoire de la poésie et dans le dialogue avec les habitants (figures de l'immobilité et de la limitE) ils vantenttoujours le transitoire, le fuyant, l'incohérence comme dans « Jacques Aiguillée » :

Jacques se peint.Quand tout le monde prie, Nous sommes incrédules.Quand personne n'a foi, Nous devenons croyants.Tel l'œil du chat nous varions. ou dans « Toquebiol » :L'HABITANTTravaille, une ville naîtraOù chaque logis sera ton logisTOQUEBIOLInnocence, ton vœu finitSur la faucille de mon pas. »Ces poèmes sont encore des constructions allégoriques qui semblent intensifier le thème

de la dispersion et du fragmentaire et qui marquent d'une part l'impossibilité de moi de se poser au centre du poème autrement que sous la forme d'une interpellation, personnage d'une seuleréplique «MOI: Les prodigues s'en vont ensemble »2 . Cette fois le moi poétique est unTransparent lui-même, car il est celui qui vit dans l'entrouvert, inclus dans « les prodigues », dansla constellation de ceux qui dissipent, disséminent. Même s'il est impossible de voir dans ce poème une figure proprement dite de la plaie, de la brèche dans le corps parfait du poème, lessignifications de « prodiges » couvrent l'aire sémantique du morcellement. Le jeu figuratif decette allégorie se déroule dans l'opposition entre l'un et le multiple, il accumule les accordsmétaphoriques et les masques poétiques comme dans un menuet baroque.

L'allégorie- celle de la « Fête des arbres et du chasseur » et de «Transparents» - intensifiel'autoréflexion inhérente aux formes fixes, mais place par cela le poème sur la voie del'effondrement Si la représentation équivaut dans le système derridien à la mort, par l'entremisede l'allégorie le langage- forcé de dire d'une manière ou d'un autre l'indicible- se dérobe, ne fuit plus cette mort qui le menace, qui attend « en échec » mais l'assimile et la travaille comme unmatériau élémentaire : « La mort sourit au bord du temps/ Qui lui donne quelque noblesse » («

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Divergence »), « Nul ne croit qu'il meurt pour de bon/ S'il regarde la gerbe au soir de la moisson» (« Claude Palun » dans « Les Transparents ») ; « Dans le parc des Névons/ Mortel serait l'été/Sans la voix d'un grillon » (« Jouvence des Névons »)

À une distance de quelques recueils, Virtuose Sécheresse fait signe à la tensionélémentaire des Matinaux par la régression symbolique qu'elle met en scène, et par le refus d'une

forme donnée. La poésie doit trouver « l'étoile ophidienne » et ressusciter la tentation originaireafin d'atteindre des régions archétypales, encore latentes.La sécheresse a encore un double sens- elle marque l'aridité de l'essence poétique mais en

même temps elle s'oppose au terme qui l'accompagne « virtuose » signifiant le manque devirtuosité, de charme dans l'exécution artistique et la maîtrise de s'opposer aux formes inhérentesau langage, à «nos torrents limoneux » et aux « barbelés givrés ». Ici, le moi ne s'y représente pas, Pélocution est incertaine, Le je est elliptique :

Dans le baiser du vin, bois le corps du vinaigreTard il se tut : science atteint sa cimeIl cessa de rêver. Larmes et rires sont fossiles.Trois fois rien de changer beaucoup d'or en acier Autant de se mouvoir mensonge de fuméeDans « bois le corps du vinaigre » on peut sous-entendre un je absent ou une exhortation

qui se continue par un il afin de finir dans le régime de l'impersonnel :Il reste à irriter l'étoile ophidienneOù l'archimage dort enroulé.Le poème s'organise ainsi comme une incantation alchimique renversée, comme une

évaporation des essences vitales, et le retour vers les formes ultimes, altérées comme le vinaigre,vers ce silence qui dans Les Matinaux accompagnait la parole créatrice « tard il se tut » ; lafossilisation de l'univers annonce l'aphasie poétique et la disparition d'une intériorité qui n'étaitque suggérée dans les poèmes antérieurs.

En plus, il est important de remarquer l'impossibilité de considérer l'aspect visuel,imaginaire du poème. L'abstraction des termes utilisés par Char, l'oxymore, les figures du néant-le chaos, « rien », de l'insaisissable- « fumée », comme le registre verbal de la négativité et del'imprécis -« Il se tut », « cessa », « changer », « se mouvoir », « n'enseigne », font du poème un pur fait de langage, une représentation sans images, sèche mais d'une évidente virtuosité.

La dimension esthétique (de I') intermédiaire de sa poétique se situe donc dans cet écartd'un visible/ lisible, dans la non-représentation instaurée par l'allégorie et le silence. Comme chezBaudelaire où la figure immobile, rigide de la Beauté (il s'agit d'un sonneT) est un principe de lamort- «les poètes devant mes grandes attitudes [...] consumeront leurs jours en d'austères études»26- le sens se situe dans le vide laissé par la représentation même, à l'écart. Un passage deMaurice Blanchot pourrait résumer cette sécheresse de la poétique charienne :

Le langage aperçoit qu'il doit son sens, non à ce qui existe, mais à son recul devantl'existence, et il subit la tentation de s'en tenir à ce recul, de vouloir atteindre la négation en elle-même et de faire de rien tout ' .

Travaillés par la contradiction entre une forme consacrée et le désir charien de se situer enrecul, dans l'un « au-delà » du langage et de la poésie, les poèmes des Matinaux instaurent uneesthétique du désaccord ou de la divergence, esthétique de passage et qui trouvera sa formeultime dans les poèmes ultérieurs -La parole en archipel ou Aromates Chasseurs - comme si la plaie élémentaire, métaphorique, avait rongé les derniers cérémonials du poème, et avait entravél'élocution de ce moi « prodigue ». Cette forme immobile, statique n'est qu'un momentd'aliénation du langage primaire, imperceptible, encore matinal, qui instaure le poème. La

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métaphore du chasseur est donc un retour vers la violence originaire de ce langage, vers la seuleloi du poème charien -l'éclair, La poésie reste donc « ingouvernable », hors l'incurvé, ouverte, etle poète ne peut se retrouver que dans la figure éphémère du « verbe frileux ».

RENÉ CHAR - LE POÈTE IN PRAESENTIAChaque poète se réserve le droit de parler ou non de sa condition de poète. Nous appelons

 poète « in praesentia » le poète qui se nomme de cette façon dans ses textes. René Char aurait-ilressenti le besoin de cerner les limites de ce qu'est un « professionnel de l'écriture »? Il a évité detoute façon la structure argumentative d'un traité de poétique, comme le précise d'ailleurs GillesPlazy aussi'. De plus, le « degré zéro » du langage, c'est-à-dire le langage clair, monosémantique, basé sur le sens primaire des mots, la démonstration riche et ample, tout cela constitue desredondances pour Char.

Les poètes se sont toujours intéressés à leur statut, aux fonctions et aux missions que lasociété ou eux-mêmes se sont accordées. Loin d'être un passe-temps, la poésie a représenté pour la majorité des poètes une profession de foi, un métier à vie ou même un style de vie. L'histoirelittéraire a consigné des poètes qui se sont contentés d'écrire leurs poésies, mais aussi des poètesqui ont porté une interrogation perpétuelle sur l'acte créateur. Le moi lyrique qui peint dans ses poésies sa vision sur le monde est remplacé par un autre qui réfléchi sur le processus créateur. Ce« Narcisse » utilise la feuille de papier comme un miroir qui lui renvoie en permanence l'imagede son double et le laisse s'analyser en train d'écrire. Le plaisir esthétique est de se voir au travail, pour mieux se connaître et se comprendre. Pour le personnage de la mythologie le gestedémesuré de se rapprocher de son double reflété par la surface de l'eau entraîne la mort ; le poèteest un Narcisse avisé qui suspend ce rapprochement toujours asymptotique et réussit à instaurer une distance séparatrice minimale mais infranchissable.

 Nous allons accorder tout notre intérêt à ce qui se passe justement dans cet espaceintermédiaire entre l'œuvre et le Poète. Nous écrirons toujours Poète avec majuscule lorsque nousutiliserons le mot dans nos commentaires sur des citations de René Char où apparaît le mot « poète ». Nous avons l'impression que lorsque René Char dit « le poète » il se met à distance desoi-même, il se détache, il parle comme une « voix-off », comme une instance qui a vécu unecertaine expérience et qui a fait l'activité de réflexion exigée. Nous ne saurons pas dire si, en finde compte, « le poète » est le « moi », le «je » de René Char, ou un double possible ou rêvé.Voilà pourquoi, par l'emploi de la majuscule, nous tenons à mettre en évidence cette ambiguïté etcette complexité du statut de poète.

 Nous avons remarqué également que l'apparition de ce terme dans les textes signés par Char est moins fréquente dans ses poésies proprement dites que dans d'autres textes embrassantdiverses structures de type fragmentaire et plutôt bref: aphorismes, maximes, pensées - disonsréflexions pour utiliser un terme plus général comme dénominateur commun. Ces textes hybridessont le plus souvent regroupés dans des recueils à part, tel En trente-trois morceaux, Fureur etmystère ou Recherche de la base et du sommet — textes qui constitueront notre matérield'analyse.

Chez René Char le mot apparaît le plus fréquemment accompagné de l'article défini : « le poète », un choix qui respecte la complexité des sens qui s'y cachent : d'un côté l'article défininous renvoie à une catégorie générale, et de l'autre, cette catégorie est paradoxalementindividualisée. Cette ambiguïté est importante pour les textes chariens, caractérisés par un certainhermétisme. L'article défini placé devant le nom est parfois un modèle de cette classe, et souscette apparence de singulier se cache un pluriel, peut-être une multitudes de poètes qui doiventtous respecter ce que René Char exige de lui-même, comme dans l'exemple suivant :

Le poète, conservateur des infinis visages du vivant {Feuillet d'Hypnos, no. 83)

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Il est évident que cette réflexion n'est pas une particularité distinctive de l'esthétiquecharienne ; ce sont des idées qui s'appliquent à n'importe quel poète, et Char semble synthétiser tout simplement des fonctions attribuées aux poètes : immortaliser par leurs écrits une époque,saisir les nuances sensibles de l'homme et de la société.

Il y a des contextes ou le Poète est visiblement charien, ses actes ont une marque à part

qui nous fait identifier les particularités son esthétique :Le poète, susceptible d'exagération, évalue correctement dans le supplice. (Feuilletd'Hypnos, no. 154)

 Nous y verrons le poète comme un être différent, en déséquilibre, provocateur, et puisantdans cette différence sa note distinctive et personnelle ; son « supplice » est peut-être lié à l'effortexigé par l'acte créateur pour rendre son message aux lecteurs sous forme à la fois accessible etconcentrée, essentialisée. Cette souffrance est nécessaire pour que plus tard, le Poète soitheureux, en tant que producteur d'un message parvenu à son public.

Cet emploi d'un nom commun au singulier a donc une grande force définitoire. A force derecenser les occurrences du terme en discussion, nous avons constaté que René Char donnemaintes définitions possibles de ce que signifie « poète », de ce qu'il dit, de ce qu'il fait,définitions plus ou moins complexes, où qui se complètent les unes les autres, comme dans le cassuivant :

A chaque effondrement des preuves le poète répond par une salve à venir (Sur la poésie, p. 51)

Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces fontrêver. (Sur la poésie, p. 51) Le mot « preuves » est le point focalisateur des deux réflexions. La première se construit sur un double mouvement : une chute renversée en montée. L'échec duPoète dans la vérité de ses démarches est converti en succès dans l'avenir de l'art ; le Poète n'est pas l'homme qui s'adresse à ses lecteurs trop ancrés dans le moment présent, dans la logique ou laraison. La seconde citation convie à ce détachement de la réalité, à préférer au jugement le rêve etl'imagination. Le Poète ne doit pas se fier entièrement au poids inébranlable de ses pensées, à unraisonnement indubitable et unique, mais à la trace légère qui n'oblige jamais, qui investit dans lavaleur de l'autre - le lecteur dans ce cas.

Ces quelques exemples sur le statut du Poète indiquent déjà le fait que les textes chariens bâtissent ensemble une hypersémanticité du terme en question qui s'avère impossible de cerner. Aune écriture fragmentaire correspond chez Char une critique « fragmentaire » dans le sens qu'ellene saurait jamais être exhaustive et se prêterait plutôt à une analyse suivie des unités de sens etséparées typographiquement. La somme des occurrences du mot « poète » tout au long de lacréation charienne, et surtout vers l'âge mûr, nous fait penser à un article de dictionnaire. Noussommes à même de proposer une certaine hiérarchie des sens du terme « poète », en fonction desfréquences, des contextes, des interprétations et de ses nuances.

 Notre démarche suivra de prés la technique du rédacteur d'un article de dictionnaire :relever les sens, commenter les nuances, donner des exemples éloquents.

René Char aime tout de même s'expliquer, et expliquer ses textes - le livre de Paul Veyneen est témoin4. On ne saurait dire s'il faut remercier le critique d'avoir fourni un filet de protection à nos interprétations visant des textes hermétiques, ni le poète lui-même qui nous ravitune partie de notre liberté interprétative. Mais ce que nous avons remarqué à la lecture du livre deVeyne est que René Char explique assez rarement les passages où le mot « poète » apparaît enstructure de surface. Les deux s'intéressent avec prépondérance aux textes ou le poète est cachéen structure de profondeur ou derrière toute sorte de symboles.

 Nous avons regroupés ces occurrences en quatre catégories :

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1 ) le Poète en rapport avec la réalité2) le Poète en rapport avec son œuvre (ses texteS)3) le Poète en rapport avec lui-même4) le Poète en rapport avec les lecteurs1) Le Poète en rapport avec la réalité

René Char a été l'un de ceux qui ont décidé de s'impliquer dans la guerre : il l'a fait demanière cachée, devenant le capitaine Alexandre dans la Résistance ; il est intéressant dementionner le fait qu'un poète qui a pratiqué une écriture cachée — dans le sens d'hermétique — a choisi pour sa vie sociopolitique d'agir « en cachette ». 11 est à remarquer aussi le sens moralqui a gouverné l'homme René Char, son désir de lutter pour la liberté et la justice. Cela ne l'a pasconduit à une implication politique, car le Poète est l'homme des nuances, des doutes, qui ne veut pas être un héros, mais un lutteur contre le mal.

 Nous avons déjà analysé une citation qui montrait le rôle du poète d'immortaliser le présent. Nous soumettons maintenant à l'analyse une autre citation, véritable profession de foid'un Poète ancré dans l'histoire présente, et qui a formé le bandeau du recueil Fureur et mystère :

II ajoute de la noblesse à son cas lorsqu'il est hésitant dans son diagnostique et letraitement des maux de l'homme de son temps, lorsqu'il formule des réserves sur la meilleurefaçon d'appliquer la connaissance et la justice dans le labyrinthe du politique et du social. II doitaccepter le risque que sa lucidité soit jugée dangereuse. Le poète est la partie de l'hommeréfractaire aux projets calculés. [...] II doit savoir que le mal vient toujours de plus loin qu'on necroit, et ne meurt pas forcément sur la barricade qu'on lui a choisie. Georges Mounin signalait luiaussi son penchant éthique : « la poésie de Char est une poésie toute nourrie de morale [...]; elleest le porte-parole incomparable d'une éthique, à la fois de l'homme est du poète. »6 Le Poètedevient donc un être supérieur, qui a la capacité de voir plus loin et plus profondément que sesconcitoyens, il assume la condition de ne pas être compris et entendu. Le sens de la justicen'accepte aucune compromission ; les valeurs dans lesquelles il croit sont des valeurs suprêmes,intouchables. I,e Poète n'a pas le droit de vivre en dehors de l'histoire, il doit prendre position etdéfendre ces valeurs :

Certaines époques de la condition de l'homme subissent l'assaut glacé d'un mal qui prendappui sur les points les plus déshonorés de la nature humaine. Au centre de cet ouragan, le poètecomplétera par le refus de soi le sens de son message, puis se joindra au parti de ceux qui, ayantôté à la souffrance son masque de légitimité, assurent le retour étemel de l'entêté portefaix, passeur de justice. (LI, Partage formeL)

L'idéal révolutionnaire d'un Hugo, par exemple, semble renaître avec Char, devenu unesorte de nécessité interne pour survivre, une « poéthique », pour citer le mot forgé par le critiqueGilles Plazy.

2) Le Poète en rapport avec son œuvre (ses texteS)A) L'InspirationRené Char ne nie pas l'inspiration, mais il ne voit pas ses sources et ses fonctions de la

même manière que les surréalistes avec lesquels il a fait une partie du chemin ensemble. Le rôlede cette inspiration est beaucoup plus raffiné. Dans un fragment du Partage formel, le Poète précise que cette « inspiration » est une nécessité interne, qu'elle ne surgit pas de l'extérieur, elletraduit seulement « l'intention en acte inspiré » (XXXV) : le commandement et l'exégèse desdieux puissants et fantasques qui habitent le poète, évidence indurée qui ne se flétrit ni ne s'éteint.(XLI)

Le poème naît justement du combat entre l'inconscient et le conscient, se partageantrégime nocturne et diurne :

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Le poète doit tenir la balance égale entre le monde physique de la veille et l'aisanceredoutable du sommeil, les lignes de la connaissance dans lesquelles il couche le corps subtil du poème, allant indistinctement de l'un à l'autre de ces états différents de la vie. (Partage formel,VIII)

B) Le Langage

La prise du Poète est avec le langage. Dans une comparaison issue de l'art de Victor Brauner - un de ses « alliés substantiels », le Poète doit opérer un choix linguistique, un travailsur le langage pour en faire un poétique :

Le poète qui versifie en marchant bouscule de son talon frangé d'écume des centaines demots à ce coup inutiles {Alliés substantielS)

C'est pourquoi le Poète ne cesse pas d'avertir les autres poètes sur une voie poétique en porte-à-faux:

En poésie, combien d'initiés engagent encore de nos jours [...] parmi les nobles bêtessélectionnées, un cheval de corrida dont les entrailles fraîchement recousues palpitent de poussières répugnantes ! Jusqu'à ce que l'embolie dialectique qui frappe tout poèmefrauduleusement élaboré fasse justice dans la personne de son auteur de cette impropriétéinadmissible. {Partage formel, XV)

Le Poète est le médiateur entre le monde (la réalité) et la puissance du langage :Le mot passe à travers l'individu, définit un état, illumine une séquence du monde

matériel, propose aussi un autre état. Le poète ne force pas le réel, mais en libère une notion qu'ilne doit point laisser dans sa nudité autoritaire. {Impressions ancienneS)

Le langage poétique est soumis à un processus alchimique ; René Char en parle en termede mystères et de secrets que le Poète doit élucider ;

Le poète tourmente à l'aide d'injaugeables secrets la forme et la voix des fontaines{Partage formel, XLIV)

Il n'est pas négligeable en ce sens la fascination qu'exerce sur lui Heraclite et la théorie del'alliance des contraires dans la poésie. « ces mirages ponctuels et tumultueux », comme ils lesappellent dans Partage formel (XVII). De ce point de vue, le Poète joue le rôle de l'Unificateur suprême, mais qui délègue une bonne partie de ses responsabilités au lecteur.

C) Le MessageTout de même, René Char n'est pas uniquement un poète du langage ; le message qu'il

veut transmettre importe aussi :Le poète ne peut pas longtemps demeurer dans la stratosphère du Verbe. Il doit se lover 

dans de nouvelles larmes et pousser plus avant dans son ordre. {Feuillet d'Hypnos, 19)Le Poète doit se trouver en perpétuelle recherche et sa connaissance émotionnelle est

fixée par le texte dont le sens rend compte de cette exigence de « poéthique » dont il a été déjàquestion.

3) Le Poète en rapport avec lui-mêmeLe Poète charien est un être dual : il est un être humain et un poète ; il s'ancre dans la

réalité, mais ne cesse d'imaginer et réordonner le monde :Le poète est la genèse d'un être qui projette et d'un être qui retient. A l'amant il emprunte

le vide, à la bien-aimée, la lumière. Ce couple formel, cette double sentinelle lui donnent pathétiquement sa voix. {Partage formel, XLV)

Tout cela se réalise grâce au langage qui est fait d'une liaison indestructible entre lesignifiant (« le vide », « l'amant ») et le signifié (« la lumière », « la bien-aimée »).

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Il ne s'agit pas de garder un équilibre. Comme nous l'avons déjà précisé, le Poète est «susceptible d'exagération ». Le bandeau de Fureur et mystère renforce cette dualité qui se dirigevers les pôles opposés :

Le poète, on le sait, mêle le manque et l'excès, le but et le passé. d'où la possible perted'équilibre :

Le poète est l'homme de la stabilité unilatérale. {Partage formel XXVIII) causée soit par la sensibilité du Poète qui « n'est pas de bois », soit par la force ascensionnelle qui le tire vers un« haut » qui pourrait être le monde poétique, sublimé et spiritualisé :

Voici l'époque où le poète sent se dresser en lui cette méridienne force d'ascension.(Feuillet d'Hypnos, 129)

La complexité de l'activité poétique est visible dans ce que signifie effort créateur : lePoète est celui qui chiffre la réalité quotidienne, qui Pencode pour mieux rendre compte de sesliens essentiels auxquels seuls les initiés ont accès :

Le poète fait éclater les liens de ce qu'il touche. Il n'enseigne pas la fin des liens. (AfaulxcontentE)

C'est ce que remarque Jean-Pierre Richard, à propos de la conscience poétique chariennequi, « vouée à une fonction de transition, elle tendra alors des liens entre les antinomies de laréalité »13. Suite à cette « tâche » du Poète libérateur, un ordre nouveau gouverne le mondetransformé par lui :

Dans le tissu du poème doit se retrouver un nombre égal de tunnels dérobés, de chambresd'harmonie, en même temps que d'éléments futurs, de havres de soleil, de pistes captieuses etd'existants s'entr'appelant. Le poète est le passeur de tout cela qui forme un ordre. Et un ordreinsurgé. (A une sérénité crispéE)

L'alchimie du poète vise une connaissance et une exploitation de tout ce que le mondemet à sa disposition. Il doit user de techniques et discerner celles qui lui sont utiles, qui sontinnovatrices :

Inexpugnable sous sa tente de cyprès, le poète, pour se convaincre et se guider, ne doit pascraindre de se servir de toutes les clefs accourues dans sa main. Cependant il ne doit pasconfondre une animation de frontières avec un horizon révolutionnaire. (Partageformel, XXXVI)

Le Poète est un solitaire de par sa mission ; il s'isole des autres parce qu'il ne rêve pas «d'une gloire collective », parce qu'il doit avoir le courage d'assumer « de perpétuels et renaissants périls » que d'autres essayeraient d'éviter, et cela sans tirer profit de son statut. Il est sujet à desappréhensions et se voit parfois « maudit ».

La noblesse « lourde » de son caractère puise ses origines dans la lutte pour la justice,René Char s'avérant être un de ces poètes éthiques pour qui la vérité importe le plus :

Tu es dans ton essence constamment poète, constamment au zénith de ton amour,constamment avide de vérité et de justice. C'est sans doute un mal nécessaire que tu puisses l'êtreassidûment dans ta conscience. (A la santé du serpenT)

Le Poète charien, interpellé cette fois avec ce « tu » du dédoublement et de l'adressedirecte, est donc un être lucide, qui n'ignore pas la réalité, qui parfois se sert de la poésie commed'un instrument capable de sentir et de dire juste, surtout dans le domaine du social et du politique. Mais même si le Poète est averti du risque, qu'il peut payer cher, « que sa lucidité soit jugée dangereuse » (bandeau de Fureur et mystèrE), ses exigences, son intégrité ne le laissent pasne pas s'impliquer afin de corriger les maux de ce monde :

Ce dont le poète souffre le plus dans ses rapports avec le monde, c'est du manque de justice interne. (Partage formel, II)

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La nuance que René Char fait intervenir dans ce « débat », vise le rapport entre la réalitéet poésie :

En poésie, devenir c'est réconcilier. Le poète ne dit pas la vérité, il la vit ; et la vivant, ildevient mensonger. Paradoxe des Muses : justesse du poème. (A une sérénité crispéE)

La réalité semble être construite sur le paradigme de la vérité pure et simple, tandis que la

 poésie, qui est une mise ensemble des contraires, comprend donc aussi le contraire de la vérité."Une autre exigence du Poète est de maintenir la poésie inassujettie à quoi que ce soit :Au cours de son action parmi les essarts de l'universalité du Verbe, le poète intègre, avide,

impressionnable et téméraire se gardera de sympathiser avec les entreprises qui aliènent le prodige de la liberté en poésie, c'est-à-dire de l'intelligence dans la vie. (Partage formel, XXXIV)

En fin de compte, c'est la liberté du poète qui est entravée : d'abord, il doit s'expatrier deson « huis clos » et ensuite se trouver un des logements « les plus vagues », tel un « gouffre » ouun creuset où il distille les « présences transcendantes » et les « orages pèlerins », c'est-à-dire lespirituel et le réel.

Son destin est pourtant heureux, car le Poète échappe à la mort grâce à son œuvrelittéraire :

Le poète ne s'irrite pas de l'extinction hideuse de la mort, mais confiant en son toucher  particulier transforme toute chose en laines prolongées. (Partage formel, XXXIV)

Ces « laines prolongées » représentent ses œuvres, dont l'écho doit s'étendre à desgénérations de lecteurs, invités à remettre en discussion des sens possibles pour ses textes, créés justement dans l'esprit de l'inachèvement poétique :

Magicien de l'insécurité, le poète n'a de satisfactions qu'adoptives. Cendre toujoursinachevée. (Partageformel, V)

L'opéra aperta se double d'un travail de perfectionnement continu du Poète :Le poète recommande : "Penchez-vous, penchez-vous davantage." Il ne sort pas toujours

indemne de sa page, mais comme le pauvre il sait tirer parti de l'étemité d'une olive.(Partageformel, XLVIII)

4) Le Poète en rapport avec les lecteursTant que le Poète travaille et retravaille son texte, l'œuvre semble faire corps commun

avec le corps et l'esprit du son créateur. Décider de publier un texte signifie se séparer pour toujours du corps de cette œuvre, abolir la chronologie des jours de travail pour l'atemporalité.L'espace de la liberté de la création se renferme sur l'œuvre mise au monde, et le domaine de laliberté revient aux lecteurs, en tant que liberté d'interprétation :

En poésie, on n'habite que le lieu que l'on quitte, on ne crée que l'œuvre dont on sedétache, on n'obtient la durée qu'on détruisant le temps. Mais tout ce qu'on obtient par rupture,détachement et négation, on ne l'obtient que pour autrui. La prison se referme aussitôt sur l'évadé.Le donneur de liberté n'est libre que dans les autres, Le poète ne jouit que de la liberté des autres.(Grands astreignants ou la Conversation souverainE)

Cette distanciation par rapport à son texte achevé (« ses trésors ») entraîne l'oubli del'effort créateur (de « ses sueurs »), et parfois l'effacement même de son auteur :

Après la remise de ses trésors (tournoyant entre deux pontS) et l'abandon de ses sueurs, le poète, la moitié du corps, le sommet du souffle dans l'inconnu, le poète n'est plus le reflet d'unfait accompli. Plus rien ne le mesure, ne le lie. (Partageformel, LIII)

Jean-Pierre Richard remarquait lui aussi ce paradoxe dans la dernière étape du processuscréateur : « Dans le poème, le poète donc se réalise et s'annule ; toute réussite poétique est à lafois culmination et effacement »

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Parfois le Poète est en avant sur son époque, les lecteurs ne le comprennent pas, et alors samission est aussi de former un public nouveau qui soit capable de goûter ses textes :

Il advient au poète d'échouer au cours de ses recherches sur un rivage où il n'était attenduque beaucoup plus tard, après son anéantissement. Insensible à l'hostilité de son entourage arriéréle poète s'organise, abat sa vigueur, morcelle le terme, agrafe les sommets des ailes. (Sur la

 poésiE)Le poète-araignée qui tisse minutieusement sa toile littéraire ne craint pas la mort, car la postérité se charge de sa destinée :

Au seuil de la pesanteur, le poète comme l'araignée construit sa route dans le ciel. En partie caché à lui-Mème, il apparaît aux autres, dans les rayons de sa ruse inouïe, mortellementvisible. (Partageformel, XXXIX)

En conclusion, le statut du Poète charien est très complexe. Une explication est donnée par le poète même :

Les actions du poète ne sont que la conséquence des énigmes de la poésie. (A une sérénitécrispéE)

Ainsi le Poète apparaît sous diverses hypostases : poète révolté, poète du présent, poèteintransitif, révolutionnaire, héraclitien, « Prince-alchimiste », « empereur prénatal intéressé d'azur », un moi peut-être discontinu, mais qui révèle avec chaque nuance, la beauté de cette professionde Poète. C'est un homme proteiforme, car il s'améliore tout le temps, un homme à venir. Il offreà son public un exercice perpétuel de métamorphose spirituelle et linguistique, comme lesouligne ce proche de René Char qu'a été Paul Veyne : « Un poète demeure toute sa vie dans lacondition d'un apprenti : il ne passe jamais maître ; il a tout à apprendre à chaque nouveau poème. En revanche, il ne pense qu'à son métier ; l'écriture est son obsession. » .

Il y a donc la nécessité de mal révéler son identité, un besoin de garder, comme dans lecas des sens de ses textes, une zone d'ombre, qui découvre chaque fois mieux sonépanouissement en tant qu'homme et en tant que Poète:

« Pourquoi le mot "poète" me traverse souvent ? Pour qu'il y ait plus d'espace dans le plein et moins d'erreur sur une identité mal révélée. De la nécessité de conserver les maîtressesombres. » (Impressions ancienneS)