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pas tout à fait établie à l'époque de Du Marsais, je réunirai dans un même chapitre les théories sur ces mots. Je réunirai de même les théories sur les mots invariables, adverbes, prépositions et conjonctions, entre lesquels la limite était flottante aussi. Je par- lerai de la construction impersonnelle dans le chapitre du verbe à cause de la conception courante à l'époque de Du Marsais aussi bien que dans la grammaire française postérieure que le caractère impersonnel tient du verbe. Quant à l'article, je le traiterai pour plus de commodité dans un chapitre particulier, quoique Du Marsais, comme bien d'autres grammairiens fran- çais, le range parmi les adjectifs. Avant d'aborder cette étude, je donnerai ici l'indication des oeuvres grammaticales de Du Marsais, ainsi que quelques ren- seignements sur la vie et le personnage de notre auteur. Malheureusement, Du Marsais n'a pas eu le temps de rédiger une grammaire complète, et il n'a fait que deux ouvrages ache- vés. Le premier, qui a pour titre Exposition d'une Méthode rai- sonnée pour apprendre la langue latine, date de 1722 ; il y est question surtout de l'explication de textes 1. Pour ce qui est des théories grammaticales, Du Marsais s'y montre encore très dépendant de Port-Royal. En 1730 parut le second de ces ouvrages, le célèbre Traité des Tropes, qui devait constituer la septième partie de sa grammaire complète. C'est à ces deux ouvrages que Du Marsais doit surtout sa renommée parmi ses contemporains. En 1729 2 il publia la Préface des Véritables principes de la grammaire, ou Nouvelle grammaire raisonnée pour apprendre 1. Voir chap. II. 2. M. BRUNOT(PETIT DE JULLEVILLE,VII,p. 823)indique l'annee 1751, sans avertir le lecteur d'où il tient cette donnée. La même date est don- née aussi par LANJUINAIS, p. xxxiv. Selon d'ALEMBERT, au con- traire (Éloge de Dumarsais, p. LXXVIII), la Préface fut publiée en 1729. Cette date est indiquée aussi par Du Marsais lui-même, art. Détermina- tion, V, p. 145. C'est d'ailleurs la plus probable, car le plan de la gram- maire qui est exposé dans cet ouvrage se trouve aussi dans l'Avertisse- ment de l'Auteur qui précède la première édition du Traité des Tropes, 1730, tandis que dans ses ouvrages postérieurs, Du Marsais n'y fait plus allusion.

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pas tout à fait établie à l'époque de Du Marsais, je réunirai dans

un même chapitre les théories sur ces mots. Je réunirai de mêmeles théories sur les mots invariables, adverbes, prépositions etconjonctions,entre lesquels la limite était flottante aussi. Je par-lerai de la construction impersonnelle dans le chapitre du verbeà cause de la conception courante à l'époque de Du Marsaisaussi bien que dans la grammaire française postérieure que lecaractère impersonnel tient du verbe. Quant à l'article, je letraiterai pour plus de commodité dans un chapitre particulier,quoique Du Marsais, comme bien d'autres grammairiens fran-çais, le range parmi les adjectifs.

Avant d'aborder cette étude, je donnerai ici l'indication des

œuvres grammaticales de Du Marsais, ainsi que quelques ren-seignements sur la vie et le personnage de notre auteur.

Malheureusement, Du Marsais n'a pas eu le temps de rédiger

une grammaire complète, et il n'a fait que deux ouvrages ache-vés. Le premier, qui a pour titre Exposition d'une Méthode rai-sonnée pour apprendre la langue latine, date de 1722 ; il y estquestion surtout de l'explication de textes 1. Pour ce qui estdes théories grammaticales, Du Marsais s'y montre encore trèsdépendant de Port-Royal. En 1730 parut le second de cesouvrages, le célèbre Traité des Tropes, qui devait constituerla septième partie de sa grammaire complète. C'est à ces deux

ouvrages que Du Marsais doit surtout sa renommée parmi

ses contemporains.En 1729 2 il publia la Préface des Véritables principes de la

grammaire, ou Nouvelle grammaire raisonnée pour apprendre

1. Voir chap. II.2. M. BRUNOT(PETIT DE JULLEVILLE,VII,p. 823)indique l'annee 1751,

sans avertir le lecteur d'où il tient cette donnée. La même date est don-née aussi par LANJUINAIS, p. xxxiv. Selon d'ALEMBERT, au con-traire (Éloge de Dumarsais, p. LXXVIII), la Préface fut publiée en 1729.Cette date est indiquée aussi par Du Marsais lui-même, art. Détermina-tion, V, p. 145. C'est d'ailleurs la plus probable, car le plan de la gram-maire qui est exposé dans cet ouvrage se trouve aussi dans l'Avertisse-ment de l'Auteur qui précède la première édition du Traité des Tropes,1730, tandis que dans ses ouvrages postérieurs, Du Marsais n'y faitplus allusion.

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la langue latine, dont il n'est paru qu'un Chapitre préliminairecontenant le plan de sa grammaire.

Le reste de ses théories grammaticales est pour la plupartdispersé dans ses articles de l'Encyclopédie, pour laquelle il arédigé les articles de grammaire depuis la lettre A jusqu'au motGrammairien 1. Ces articles, qui sont composés dans les der-nières années de sa vie, forment la meilleure partie de son œuvre.Quelques-uns des plus importants ont été réunis après sa mortavec sa Logique ou Réflexions sur les principales opérations del'esprit et publiés en 1769 sous le titre commun Logique et Prin-cipes de grammaire.

La Logique de Du Marsais au contraire a très peu de valeur.Sauf lorsqu'elle reproduit ses théories grammaticales qui, eneffet, ont souvent beaucoup d'affinité avec la logique, elle estvide d'idées personnelles et assez scolastique, quoique la méthodeproposée à la fin soit celle de Descartes. L'auteur examined'abord la différence entre l'ange et l'âme humaine et d'autresquestions scolastiques ; il passe ensuite très rapidement surl'idée et le jugement, pour consacrer la plus grande partie dulivre au syllogisme et aux sophismes. En somme cet ouvrageest sensiblement inférieur à la Logique de Port-Royal.

1. Voici l'énumération de ces articles : A, Abécédaire, Ablatif, Abrégés,Abréviateur, Absolument, Abstraction, Abstraire, Accent, Acception, Accès,Accident, Accusatif, Actif, Ad, Adjectif, Adjoint, Admiratif, Adverbe,Adverbial, Adverbialement, Adversatif, Æ, Alpha.bet, Alphabétique, Alter-native, Ambigu, Amphibologie, Anacoluthe, Anadiplose, Analogie, Ana-logue, Anaphore, Anastrophe, Anglicisme, Anomal, Anomalie, Alltécé-dent, Antépénultième, Antiphrase, Antiptose, Anti-sigma, Anti-strophe,Antithèse, Aoriste, Aphérèse, Apocope, Apographe, Apostrophe, Appella-tif, Apposition, Apre, Après, Aptote, Arsis, Article, Articulé, Aspiration,Aspirée, Astérisque, Avant, Augment, Autographe, Auxiliaire ; B, Bâille-ment, Bat, battologie, butubata, Barbarisme, Brachygraphie ; C, Cacopho-nie, Caractères, Cas, Ce, ces, cet, cette, ceci, etc., Cédille, Césure, Citation,Classe, Classique, Collectif, Comma, Commun, Comparatif, Concordance,Conjonctif, Conjonction, Conjugaison, Consonnance, Consonne, Construc-tion, Contraction, Crase, Crochet ou Crochets ; D, Datif, Déclinable, Décli-naison, Décliner, Défectif ou Défectueux, Défini, Degré de comparaison oude signification, Déponent, Dérivation, Déterminatif, Détermination, Di,Dis, Dialecte, Diérèse, Diminutif, Diphtongue, Disconvenance, Disjonctive,Dissyllabe, Distributif, Division-; E, Éducation, Ellipse, Elliptique, En etdans, Énallage, Enclitique, Épanadiplose, Épenthèse, Épicène, Épithète,Ès, Esprit, Et, Eu, Euphémisme, Euphonie, Expérience, Explétif ; F, Fémi-nin, Figurative, Figure, Fini, Fond, Futur, Grammairien.

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Du Marsais a composé encore quelques traités séparés qui serapportent à la grammaire : une Dissertation sur la Prononcia-tion et sur l'Orthographe de la langue françoise où l'on examines'il faut écrire Français au lieu de François, imprimée dans desMercures de 1744 et 1746, un traité sur l'Inversion et un Frag-ment sur les Causes de la Parole, insérés tous deux dans les Prin-cipes de Grammaire, une Lettre d'une jeune Demoiselle à l'Auteurdes Vrais Principes de la langue française, excellente critique dela grammaire de Girard, conservée en manuscrit à la Biblio-thèque Nationale, où elle se trouve encore, et imprimée seule-ment dans les Œuvres complètes de Du Marsais, qui ont été recueil-lies et publiées par Duchosal et Millon en 1797 (7 volumes in-8°).Les Œuvres complètes contiennent encore quelques articles depolémique contre des personnes qui avaient critiqué la Méthoderaisonnée, des versions interlinéaires de textes latins, une Lettre...sur ce passage de l'Art Poétique d'Horace

: « Difficile est propriècommunia dicere », ainsi que les ouvrages de philosophie deDu Marsais, dont nous n'avons pas à nous occuper ici. Ils sontd'ailleurs beaucoup moins remarquables que ses ouvragesgrammaticaux 1.

La vie de Du Marsais offre peu d'incidents, mais elle n'est passans intérêt pour nous, car ses occupations et son caractèren'ont pas été sans donner une certaine empreinte à ses œuvres.L'histoire de sa vie est assez curieuse aussi comme spécimen dela vie « de ces philosophes obscurs dont Paris est plein, quijugent sainement de tout, qui vivent entre eux dans la paix etdans la communication de la raison, ignorés des grands, et trèsredoutés de ces charlatans en tout genre qui veulent dominersur les esprits j>, comme disait Voltaire en parlant de lui2. Jeme permets donc de citer une notice biographique et une carac-téristique de sa personne données par Duclos 3, qui le connais-sait personnellement :

« César Chesneau du Marsais, né à Marseille, en 1676, entradans la congrégation de l'Oratoire ; mais le désir d'une plusgrande liberté la lui .fit quitter bientôt après. Il vint à Paris,

1. Pour la philosophie de Du Marsais, je renvoie le lecteur à DAMIRON,III, p. 150 ss. 2. Siècle de Louis XIV, p. 125. 3. Œuvres, t. X,p. 67 s. Pour de plus amples renseignements voir l'opuscule de TAMISIER.

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s'y maria, fut reçu avocat, et commença à travailler avec suc-cès. Des espérances flatteuses l'avoient engagé dans cette pro-fession ; mais, trompé dans ses espérances, il ne tarda pas àl'abandonner. L'humeur chagrine de sa femme qui croyoitavoir acquis, par une conduite sage, le droit d'être insolente,l'obligea à se séparer d'elle. Il se chargea de l'éducation du filsdu président de Maisons. La mort du père l'ayant privé de larécompense que méritoient ses soins, il entra chez le fameuxLaw, pour être auprès de son fils. Après la chute de ce charla-tan, il éleva les fils du marquis de Beaufremont, et en fit desélèves dignes de lui. Cette éducation finie, il prit une pension,dans laquelle il instruisit, suivant sa méthode, un certain nombrede jeunes gens. Des circonstances imprévues le forcèrent de

renoncer à ce travail utile. Obligé à donner quelques leçons poursubsister, sans fortune, sans espérances, et presque sans res-source, il se réduisit à un genre de vie fort étroit. Ce fut alors

que les auteurs de l'Encyclopédie l'associèrent à leur grandouvrage. Les articles, dont il l'enrichit sur la grammaire, res-pirent une philosophie saine et lumineuse, un savoir peu com-mun, beaucoup de précision dans les règles, et de justesse dansleur application. Il mourut à Paris, en 1756, à quatre-vingts ans.

« Son caractère doux et tranquille, et son âme toujours égale,étoient peu agités par les différens événemens de la vie, même parles plus tristes. Son extérieur et ses discours n'annonçoient pastoujours ce qu'il étoit. Il avoit l'esprit plus sage que brillant,la marche plus sûre que rapide, et étoit plus propre à discuteravec lenteur qu'à saisir avec promptitude. Son peu de connois-sance des hommes, son peu d'usage de traiter avec eux, et safacilité de dire librement ce qu'il pensoit, lui donnoient cettenaïveté, cette simplicité qui n'est pas incompatible avec beau-coup d'esprit. Fontenelle disoit de lui : C'est le nigaud le plusspirituel, et l'homme d'esprit le plus nigaud que je connoisse.C'étoit le La Fontaine des philosophes.

« ...Après avoir vécu familièrement avec le maréchal deNoailles, qui l'appeloit son philosophe, apr.és avoir été longtempspromené sous ce titre dans plusieurs sociétés distinguées, il futtoujours aussi étranger dans le monde, que le monde l'étoit pourlui. On l'y trouvoit un niais de beaucoup d'esprit, et l'on croyoitfaire assez pour lui que de s'en amuser, en lui laissant pour for-tune le manteau de Diogène. »

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Du Marsais avait donc pour fonds de ses théories gramlna-ticales non seulement un esprit philosophique, mais encore unevaste expérience acquise pendant de longues années consacréesà enseigner ses théories et à mettre en pratique sa méthode. Sonstyle se ressent d'ailleurs par sa prolixité de l'habitude qu'ilavait de parler toujours à des enfants.

En outre, Du Marsais était plus versé dans les langues queles autres grammairiens philosophes depuis Lancelot, exceptépeut-être Dangeau, même si ses connaissances n'étaient peut-être pas toujours très approfondies. Dans le seul article Conju-gaison, il s'occupe non seulement des verbes latins, grecs etfrançais, mais encore des verbes hébraïques, espagnols, ita-liens, anglais et allemands, et il revient à ces langues de tempsen temps dans d'autres endroits aussi. Lorsque le français, quilui sert ordinairement de base pour ses théories, ne lui suffit paspour expliquer un fait particulier à cette langue, il cherche sou-vent un éclaircissement dans une de ces autres langues.

Il avait encore fait des études très étendues, et il était sansaucun doute plus savant en grammaire et en philosophie qu'au-cun de ses prédécesseurs ou de ses contemporains. Selon leséditeurs de ses Œuvres 1, Du Marsais a mis à contribution,comme grammairien, Priscien, Scaliger, Sanctius, Vossius, lesMM. de Port-Royal, Dangeau, D'Olivet et Girard. Cette listeest loin d'être complète. Parmi les auteurs qu'il cite dans sesouvrages de grammaire, on relève, en outre, les grammairiensphilosophes français Regnier-Desmarais, Buffier et Restaut, legrammairien grec Denys d'Halicarnasse, les Latins Quintilien,Varron, Servius, Donat, Charisius, Victorinus et Isidore deSéville, les auteurs de grammaires latines Despautère, Scioppiuset Perizonius, les grammairiens français Robert et Henri Es-tienne, Ménage, Vaugelas, Thomas Corneille, Bouhours et Patru,le grammairien anglais Wallis et l'Italien Buommattei, le phi-losophe scolastique Occam, le pédagogue Commène et les philo-sophes Locke et Leibniz, pour ne nommer que les plus connuset sans parler de ceux qui ne lui ont fourni que des exemples,comme Saint Augustin, Saint Thomas d'Aquin, Gerson, Gro-tius, Hobbes, Malebranche, etc. Évidemment du fait qu'il a

1. Avis des éditeurs, p. xx.

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cité ces auteurs une ou plusieurs fois, on ne peut inférer qu'illes ait connus à fond, car il a pu trouver par hasard la cita-tion qu'il fait. D'autre part cependant il a sans doute lu plusqu'il n'en dit, car il reproduit souvent des idées d'autres auteursde telle façon qu'elles ne sont sûrement pas de lui.

Du Marsais est essentiellement éclectique, et bien souvent sesthéories ne sont remarquables que par la manière dont il a sudévelopper ou appliquer celles de ses prédécesseurs. On retrouveen effet la plupart de ses théories, en germe du moins, chez sesprédécesseurs latins ou français ou chez quelque philosophe.Pour-tant il faut lui rendre cette justice qu'il a généralement su choi-sir justement les meilleures parmi les idées de ses prédécesseurs,et de celles-là jointes à ses propres réflexions il a fait parfoisdes théories vraiment remarquables. D'autres fois il ne reprendune théorie d'un autre que pour la critiquer ou pour en faire labase d'une théorie nouvelle qui lui est propre, et le plus souventil s'est approprié les théories qu'il trouvait avant lui de tellefaçon qu'il a pu les donner vraiment comme de son propre fonds,car il les a incorporées dans le système de ses idées personnelles.

Les contemporains de Du Marsais l'appréciaient pleinementà

sa juste valeur et le reconnaissaient comme le plus grand gram-mairien de l'époque, et il a gardé cette réputation chez ceux desmodernes qui parlent encore de lui x.

Voici quelques-uns des jugementsportés sur lui au XVIIIesiècle :

FRÉRON, un des critiques célèbres de l'époque, dit dansl'Année littéraire, dont il était l'éditeur 2 : « Il n'a point eu demodèles; il n'a point de rivaux; il n'aura point d'imitateurs.Ses prédécesseurs n'étoient Grammairiens que par instinct, sescontemporains ne le sont ou que plattement par état, ou quesuperficiellement par air ; il l'est par raison. L'esprit le plus

1. Ainsi TELL, dans son ouvrage Les Grammairiens français, l'appelle« le célèbre logicien linguiste » et dit que « les hommes les plus avancésdans l'étude de la langue française lisent encore cet auteur avec intérêt,avec fruit » (p. 122). M. VERNIER, qui est un de ceux qui ont le mieuxconnu les grammairiens du XVIIIe siècle, dit dans son Étude sur Voltairegrammairien, p. 69 : « Dumarsais est sans contredit le plus grand desgrammairiens de cette époque. » M. MAYNIAL, dans l'article cité, luidonne aussi une place d'honneur, quoiqu'il la lui fasse partager avecBeauzée.

2. 1754, t. VII, p. 222.

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lumineux, cinquante années de méditation, ses Tropes, le meil-leur ouvrage que nous ayons relativement aux Langues ; enfinson travail actuel qui l'élève au-dessus de lui-même, justifientcet éloge. » Ailleurs 1 il l'appelle « l'un des plus habiles Gram-mairiens qu'il y ait jamais eu. »

AÇARQ, qui était lui-même grammairien philosophe, dit 2 :

« Ces deux grammairiens (se. Fromant et Duclos, lequel avaitpublié en 1754 la Grammaire de Port-Royal avec des remarques)associés, quand ils vont bien, ne marchent qu'à la faveur duflambeau lumineux que M. Dumarsais fait briller à leurs yeuxétonnés, et dès que par lassitude ou par émulation ils cessent desuivre les pas de leur guide, ils s'élancent souvent hors de lavoie. »

L'abbé FROMANT 3 appelle Du Marsais « ce Grammairien-Philosophe par excellence », et estime que « sa Méthode Raison-née, mise au grand jour dans l'Encyclopédie, est un chef-d'œuvrede métaphysique grammaticale. »

D'ALEMBERT dit dans son Éloge de Dumarsais : « Les articlesqu'il lui a fournis (se. à l'Encyclopédie)... feront à jamais undes principaux ornemens de cet Ouvrage et sont supérieurs àtous nos éloges. La Philosophie saine et lumineuse qu'ils con-tiennent, le savoir que l'Auteur y a répandu, la précision desrègles et la justesse des applications, ont fait regarder avec rai-son cette partie de l'Encyclopédiecomme une des mieux traitées. »

VOLTAIRE lui consacre un assez long article dans le Cataloguedes écrivains français 4. « Personne n'a connu mieux que lui lamétaphysique de la grammaire, dit-il ; personne n'a plus appro-fondi les principes des langues. Son livre des Tropes est devenuinsensiblement nécessaire, et tout ce qu'il a écrit sur la gram-maire mérite d'être étudié.»

FONTANIER, qui a réimprimé en 1818 le Traité des Tropes sousle titre de Les Tropes de Dumarsais avec un commentaire raisonnédestiné à rendre plus utile que jamais pour l'étude de la grammaire,de la littérature et de la philosophie, cet excellent ouvrage classique,

encore unique dans son genre, dit en parlant de la troisième partiedu livre : « Il n'est ici question que de la métaphysique du lan-gage, et l'on conviendra que, dans cette sorte de métaphysique

1. Ib., 1754, t. 1, p. 196. 2. Íb., 1756, t. VII, p. 82. 3. Ib., 1757,t. II, p. 298. 4. Siècle de Louis XIV, p. 125.

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au moins, il n'y a aucun philosophe ancien ou moderne, fran-çois ou étranger, qui paroisse devoir être mis au-dessus deDumarsais et de Condillac » 1.

« ...Mettons qu'il ne dise rien au fond d'absolument nouveau,dit le même auteur, et que d'autres n'eussent dit avant lui, quiest-ce qui l'avoit dit d'une manière aussi philosophique, aussilumineuse, aussi frappante ? ...N'est-ce pas là une logiquepresque entière ? Et quelle logique ! ...Quel Métaphysicienmettrez-vous au-dessus du Grammairien et du Logicien d-ipremier ordre? »2

J'espère pouvoir montrer dans le cours de cette étude queces éloges n'étaient pas en effet immérités, si, bien entendu,on n'aborde pas ce grammairien philosophe du XVIIIe siècleavec les exigences de la science moderne mais en le consi-dérant relativement à son temps.

Mais la conséquence de ce grand prestige dont il jouissait,c'est que parfois les théories de Du Marsais prévalurent, mêmelorsqu'elles n'étaient pas très réussies, et que leur influence asouvent été plus durable qu'elles ne le méritaient. Encoreen 1849, Jullien se rapporte à lui comme à une autorité dans sonCours supérieur de Grammaire, et il est plusieurs fois cité dans leDictionnaire de Littré, sans parler des nombreux cas où sesthéories ont été reproduites sans que son nom fût mentionné 3.

Aussi ce qui est intéressant chez Du Marsais, ce ne sont passeulement ses théories en soi, car on en a souvent fait de meil-leures depuis, mais ce sont ses théories considérées d'une partrelativement à celles de ses prédécesseurs à qui il est si étroite-ment lié que souvent les siennes sont le résultat d'un travailcollectif d'eux et de lui, de sorte qu'on aurait tort de le séparerd'eux, et d'autre part considérées par rapport à l'influence qu'ila exercée sur la grammaire générale et la grammaire scolaireaprès lui, soit en ce qu'elles ont été simplement reproduites,soit en ce qu'elles ont provoqué des théories nouvelles. C'estde ces deux points de vue que je tâcherai de présenter lesthéories de Du Marsais dans cette étude.

1. P. 290. 2. P. 289.3. On peut se faire une idée de son influence par le fait que son ouvrage,

Logique et principes de grammaire, a été réimprimé en français encore en1818 et traduit en espagnol en 1824 et en 1838, en arabe en 1838 et enarménien en 1845.

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CHAPITRE PREMIER

LA GRAMMAIRE GÉNÉRALE

APERÇU HISTORIQUE DE LA GRAMMAIRE FRANÇAISE AVANT 1660

ET DE LA GRAMMAIRE GÉNÉRALE

La science grammaticale française est née au xvie siècle,lorsque le besoin devint pressant de régler et de codifier lalangue pour en enseigner l'usage correct tant aux Français eux-mêmes qu'aux étrangers.La grammaire française dans ses débutset jusqu'à l'année 1660 porte l'empreinte de ce but tout pratique.« La grammaire est l'art de bien parler », c'est la définition quedonnent tous les grammairiens de cette époque, à moins qu'ilsne se passent de définition ; tous l'entendent de la même façonpratique, et ils essayent rarement de donner une explicationou de former une théorie générale des faits qu'ils observent.Il est vrai qu'on trouve aussi parfois des théories, et même detrès bonnes théories chez quelques-uns d'entre eux, surtoutchez Meigret, mais ce n'est qu'une chose accessoire ; elles sontsemées par-ci par-là et ne sont pas en général très approfon-dies ; le plus souvent, elles sont simplement empruntées à Pris-cien ou héritées de la grammaire scolastique.

La grammaire française dans ses débuts n'a donc d'autreprétention que d'enseigner à bien parler et peut-être aussi àécrire correctement. Quant à la charpente théorique qui relieles observations, elle est formée par la terminologie et les clas-sifications de la grammaire latine traditionnelle que les gram-mairiens français appliquaient tant bien que mal à leur langue.Peu leur importait s'ils étaient ainsi amenés à faire des dis-tinctions et des définitions qui n'ont rien à voir avec le français,et si, de cette façon, ils faussaient la grammaire, puisqu'il nes'agissait pour eux que d'enseigner le bon usage. Comme lesgrammairiens latins, à l'imitation des grecs, ont voulu voir unoptatif et un conjonctif dans la forme unique qui existait dans

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leur langue pour ces deux significations, leurs disciples fran-çais ont enrichi leur langue d'un optatif aussi ; le latin ayantsix cas, il fallait bien que le français en eût autant, et ainsi desuite. Souvent même ils décident une question qui concerneuniquement le français simplement en se rapportant à la gram-maire latine ou même grecque 1.

D'une façon générale, on peut caractériser la grammairefrançaise jusqu'en 1660 comme un amas d'observations et derègles pratiques touchant le bon usage, fondées sur l'autoritéde ce même « bon usage » et rangées dans un cadre hérité de lagrammaire latine.

Il n'entre pas dans mon sujet de m'occuper de la grammairede cette époque autrement que par comparaison. Je renvoie lelecteur aux études particulières, surtout à LIVET, La grammairefrançaise et les grammairiens au XVle siècle ; BREITINGER, ZurGeschichte der franzosischen Grammatik, 1530-1647 ; BRUNOT,Histoire de la langue française, II, p. 124 ss. ; III, p. 46 ss. ; IV,p. 1 ss.

En 1660 commence une nouvelle tendance diamétralementopposée et avec une conception radicalement changée de lagrammaire, lorsque paraît la Grammaire générale et raisonnée,écrite par Lancelot en collaboration avec Arnauld et connuesous le nom de Grammaire de Port-Royal, parce que les auteursétaient du nombre des Solitaires jansénistes appelés les Mes-sieurs de Port-Royal, qui vivaient auprès de l'abbaye de cenom. Par cet ouvrage les Messieurs de Port-Royal ont fondé ladoctrine appelée grammaire générale, qui dominera les étudesgrammaticales en France pendant tout le XVIIIe siècle et unebonne partie du xixe siècle et qui n'a pas cessé d'exercer soninfluence encore sur l'enseignement moderne de la grammaire.

Si dans les ouvrages antérieurs l'autorité en matière de gram-maire avait été l'usage seul, désormais ce sera d'abord et sur-tout la raison. La grammaire dans le sens de Port-Royal n'estpas une collection de règles pour apprendre à bien parler, elle

1. Voici p. ex. comment Du Bois règle l'orthographe du mot toi(p. 107) : « Illi (se. Grseci) enim crù, crou, aot, aÉ dicunt : Dores d, zoi adquorum imitationem genitiuum toy per ypsilon, datiuum tôi per inostrum scripsi, si tamen magis placet tibi à Latinis deducere, vbiquetôi per i nostrum, non toy per y tenue cum vulgo scripseris. »

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est plutôt un raisonnement sur ces règles destiné à les fonder enraison et à établir une correspondance parfaite entre les caté-gories grammaticales et les catégories logiques. La grammairegénérale résulte d'une confrontation de la grammaire avec laphilosophie, surtout avec la logique. Aussi les grammairiensfrançais qui appartiennent à cette tendance se donnent-ils eux-mêmes le nom de grammairiens philosophes.

Le premier en France qui, après Port-Royal, ait traité de lagrammaire générale autrement que comme un accessoire d'unegrammaire française est Du Marsais. Cependant, entre Port-Royal et lui, plusieurs grammaires françaises sont parues, dontles auteurs, imbus de l'influence de Port-Royal et de l'espritphilosophique du temps, traitent souvent leur sujet en grammai-riens philosophes comme s'ils avaient intitulé leurs ouvrages« grammaire générale ». Ainsi, par les développements qu'ilsont donnés aux théories grammaticales, ces grammairiensforment un lien entre Port-Royal et Du Marsais, et ils ont plusou moins influencé les théories de notre auteur.

Les plus importants de ces ouvrages sont le Traité de la gram-maire françoise de l'abbé Régnier Desmarais, 1705, la Gram-maire françoise sur un plan nouveau du Père Buffler, 1709, lesRéflexions sur la granmaire fransoise de l'abbé Dangeau, 1717,les Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoisede Restaut, 1730, les Essais de grammaire de l'abbé D'Olivet,1732, et enfin les Vrais principes de la langue françoise de l'abbéGirard, 1747.

C'est surtout avec ces ouvrages qu'il faut comparer ceux deDu Marsais pour voir la valeur relative de son œuvre. Souventaussi il s'est servi de leurs théories, soit en citant expressémentles auteurs, soit en donnant leurs idées comme étant de lui-même, tout en les copiant presque mot à mot, ce qui fait quebien des fois il est impossible d'établir ce qu'il a emprunté etce qui est le fruit de ses propres réflexions, partage de peud'importance du reste pour son rôle dans l'histoire ultérieuredes théories grammaticales.

Parmi les grammairiens philosophes du XVIIIe siècle, DuMarsais est particulièrement intéressant et, à l'exceptionpeut-être de Beauzée, il est sans conteste le plus éminent d'entreeux. Chez lui la grammaire générale se montre sous son aspect

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le plus avantageux. Il ne s'est pas laissé dominer par la philo-sophie un peu vague de son temps au point de perdre contacttout à fait avec la réalité, comme feront la plupart des gram-mairiens philosophes après lui, et ainsi il représente la grammairegénérale à son état le plus sain. Ses théories sont relativementclaires et faciles à saisir et ne sont pas perdues dans des raison-nements infinis et nébuleux comme déjà celles de Beauzée, quiest pourtant le premier et le meilleur de ses successeurs. Il a sutirer de la philosophie le meilleur guide dans ses recherches surles fondements de la grammaire, mais il n'a pas donné que desthéories : il y a encore quelquefois chez lui des observationsexactes et des faits. Du Marsais n'est pas seulement grammai-rien philosophe, mais aussi un peu grammairien, quoique, bienentendu, le grammairien philosophe l'emporte souvent et quegénéralement il exagère beaucoup, comme les autres, le rôlede la logique en matière de grammaire' En tirant profit desgrammairiens latins et français avant lui, il a amené la gram-maire générale au plus haut point de perfection qu'elle eûtencore atteint, et elle n'est guère arrivée plus haut après lui, saufsur des points isolés, p. ex. chez Beauzée, qui développa parfoisses idées.

Du Marsais est aussi parmi les grammairiens philosophes celuiqui a tiré le meilleur parti de la philosophie pour faire de lagrammaire. De ce point de vue encore il est fort intéressant parles influences philosophiques diverses qui se laissent discernerdans ses œuvres grammaticales.

Du Marsais marque le point culminant de la grammaire géné-rale ; après lui elle dégénérera au point de n'être guère autrechose que de vagues spéculations métaphysiques sur les opéra-tions de l'esprit, et son objet sera d'analyser la pensée par lemoyen du langage, plutôt que d'analyser et d'expliquer les faitsdu langage. Elle perd de vue de plus en plus son rôle pédagogiqued'introduction à l'étude des langues pour ne garder que celuide préparation à l'étude de la philosophie, et par conséquentelle devient de plus en plus abstraite. Cette évolution commencedéjà chez Beauzée, dont la Grammaire générale, ou expositionraisonnée des élémens nécessaires du langage, pour servir de fon-dement à l'étude de toutes les langues, parut en 1767, et elles'achève dans la Grammaire françoise de Condillac, 1775, dans

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le Monde primitif, ...ou Grammaire universelle et comparativede Court de Gébelin, 1776, et dans la Grammaire générale ana-lytique de Domergue, an VII, pour ne nommer que quelques-uns des ouvrages les plus importants 1. Pourtant au xixe siècle,les idées de la grammaire générale dominaient encore plus oumoins les manuels de grammaire destinés à l'enseignement, etau commencement du siècle, elle se maintenait aussi tant bienque mal même comme science ; puis elle fut peu à peu supplan-tée par la grammaire historique et la grammaire comparée, les-quelles pourtant, dans leurs débuts, n'étaient pas exemptesdes préjugés de la grammaire générale. L'ouvrage de Burggraffintitulé Principes de Grammaire générale, qui date de 1863, estun des derniers du genre 2.

C'est à cause de cette évolution vers l'abstraction que Du Mar-sais occupe une place si importante dans l'histoire des théoriesgrammaticales françaises. Les spéculations des grammairiensphilosophes après lui, exception faite de celles de Beauzée jus-qu'à un certain degré, n'ont guère exercé d'influence durableautrement qu'en retardant l'évolution saine et naturelle. Lagrammaire générale qui a empreint les études grammaticalespostérieures est donc à peu près au point de développement oùelle était chez Du Marsais. Ainsi la terminologie et les défini-tions grammaticales modernes — surtout jusqu'à la nouvellenomenclature grammaticale prescrite par l'arrêté de 1910, maisaussi un peu dans les manuels tout récents —sont pour une assezgrande partie basées sur les théories de Du Marsais.

A côté des Messieurs de Port-Royal qui ont ébauché la gram-maire générale, Du Marsais est celui des grammairiens philo-

1. On trouvera dans le Discours préliminaire que Lanjuinais a misen tête de son édition de l'Histoire naturelle de la parole de Court deGébelin, une liste raisonnée des ouvrages de grammaire générale anté-rieurs à 1816 contenant aussi des ouvrages étrangers mais entremêlantencore des grammaires qui n'appartiennent pas à cette doctrine. J'yrenvoie le lecteur pour des renseignements plus complets sur l'évolutionultérieure. Voir aussi BENFEY, p. 300 s., et PETIT de JULLEVILLE, VI,p. 824-827 (Brunot).

2. Cet ouvrage est pourtant encore très important, car il était trèsestimé de son temps, et un grand nombre d'articles sur différentes ques-tions théoriques de grammaire écrits dans les années postérieures serapportent aux théories de Burggraff,

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sophes qui a exercé l'influence la plus forte et la plus durable.

Les Messieurs de Port-Royal ont rompu avec la grammairefrançaise antérieure, et ils ont pour ainsi dire remis en questionla partie théorique de la grammaire, mais c'est Du Marsais

qui, plus qu'aucun autre, a tracé le chemin à la nouvelle gram-maire pour plus d'un siècle, tantôt d'une façon utile, tantôtde manière à la fausser par l'application exagérée de la logique.

La grammaire générale n'est point un phénomène exclusive-

ment français, bien que ce soit surtout en France qu'elle aitfleuri, particulièrement au XVIIIe siècle. L'esprit du temps yportait, et l'on trouve des ouvrages de ce genre aussi dansd'autres pays, quoique peut-être moins nombreux qu'enFrance. Cependant dans aucun des autres pays, cette tendancen'a eu la même importance qu'en France ni exercé uneinfluence aussi durable, et au temps de Du Marsais, c'est à

peine si le mouvement de la grammaire générale avait encorecommencé à l'étranger.

En 1653, l'Anglais John Wallis publia une grammaire raison-née intitulée Grammatica Linguœ Anglicanæ, qui paraît avoirdonné quelques idées à Du Marsais ; Beauzée mentionne l'au-teur parmi les fondateurs de la grammaire générale. Cependantcet ouvrage ne repose pas sur la doctrine de la grammaire géné-rale et n'a d'autre prétention que de donner des règles raison-nées pour la langue anglaise. Un autre Anglais, Harris, composaen 1751, c'est-à-dire avant que Du Marsais eût rédigé tous sesarticles pour l'Encyclopédie, une grammaire philosophique inti-tulée Hermes, or a Philosophical Inquiry concerning UniversalGrammar, qui est une vraie « grammaire générale » et qui serapporte quelquefois à Port-Royal. Cet ouvrage semble avoirété inconnu à Du Marsais et encore à Beauzée, mais il est cité

par des grammairiens postérieurs, p. ex. par Court de Gébelin;s'il a exercé une influence sur la grammaire générale française,c'est donc après l'époque qui nous occupe.

Il y a aussi un ouvrage d'un Italien, la Philosophiœ rationalis

pars prima par Tommaso Campanella, imprimé à Paris en16381 ; les grammairiens philosophes français n'y font jamaisallusion.

1. Mentionné par JELLINEK, I, p. 30. Cet ouvrage n'a pas été à madisposition.

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La grammaire philosophique allemande n'a pas non plusexercé d'influence sur les premiers grammairiens philosophesfrançais mais paraît plutôt avoir subi la leur. La floraison de cegenre d'études eut lieu en Allemagne plus tard qu'en France, àsavoir surtout au commencement du xixe siècle 1. Il y en avaitpourtant aussi des spécimens au XVIIIe siècle, mais la plupartsont postérieurs à l'époque de Du Marsais. Christian Wolff s'oc-

cupe bien déjà en 1729 de grammaire générale dans son ouvrageVernünftiige Gedancken von Gott,der 1Veit und der Seele des Men-schen, Auch allen Dingen überhaupi,DenLiebhabern der Wahrheitmitgetheilet, §§ 295-315 (p. 161-173) ; cependant ses idées sonttoutes conformes à celles de Port-Royal, de sorte que cet ouvragen'a pas pu exercer une influence particulière sur Du Marsais,même si celui-ci l'a connu, ce qui ne paraît pas probable. Beauzéeet Destutt de Tracy citent à propos de la doctrine des tempsdu verbe la grammaire de Gottsched, Grundlegung einerDeuischen Sprachkunst, nach den Musiern der besten Schriltstellerdes vorigen und jetzigen Jahrhunderts, dont la première éditionparut en 1748 ;

cependant cet ouvrage n'est pas une « gram-maire générale », mais un manuel ordinaire ayant pour objetd'apprendre à bien parler et écrire, quoique l'auteur ait unecertaine disposition à raisonner sur les règles. Du Marsais nesemble pas l'avoir connu.

Généralement parlant, les grammairiens philosophes fran-çais ont bien plus souvent fourni des idées aux autres qu'ilsn'en ont reçu, et pour la formation des théories de Du Marsais,la grammaire de Wallis est le seul ouvrage moderne étrangerdont il me semble qu'il faille tenir compte, en dehors des ouvrageslatins mentionnés ci-dessus.

ORIGINES DOCTRINALES

On dit généralement que la Grammaire de Port-Royal est le

premier ouvrage de grammaire générale, et cela est-vrai pource qui concerne les ouvrages de langue française. Cela est vraiaussi, si l'on considère la différence fondamentale qui distingue

1. Voir POTT, Zur Geschichte und Kritik der sog. allgemeinen Gram-malik, BENFEY, p. 301-312, et JELLINEK, passim.

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cet ouvrage de ce qui existait avant lui en fait de grammaireraisonnée, comme je le ferai voir dans la suite, lorsque je par-lerai plus à fond de la notion de grammaire générale. Cepen-dant quoique tout lien soit rompu entre la grammaire généraleet la grammaire française antérieure, elle n'est nullement unphénomène nouveau et isolé, mais elle s'enchaîne à une tradi-tion qui existait depuis bien des siècles, à savoir la grammairescolastique.

La grammaire des Grecs anciens, de laquelle notre sciencegrammaticale tire son origine, est née de la philosophie. C'estpar les spéculations sur la relation entre la pensée et le langage,entre les choses et leurs noms que les Grecs ont été amenés àfaire l'analyse du langage, et chez Platon et Aristote, les obser-vations qui concernent l'expression linguistique ne sont pas dis-tinguées de celles qui concernent l'idée logique à exprimer. Peuà peu la grammaire se dégagea de la logique pour devenir dansl'école d'Alexandrie une science autonome. La grammairelatine, qui descend en droite ligne de celle d'Alexandrie, se tintà l'écart de la logique jusqu'au revirement qui se produisit àl'époque de la scolastique.

L'avènement de la dialectique, qui fut appliquée à la gram-maire aussi bien qu'aux autres sciences par les philosophes sco-lastiques, eut pour résultat une nouvelle fusion de la grammaireavec la logique. Cette fusionfut même plus complète que chez lesGrecs, car la philosophie du langage des scolastiques se distinguede celle des Grecs en ce qu'elle ne considère pas seulement larelation entre le langage et la pensée en général, mais qu'ellemet chaque catégorie grammaticaleparticulière en relation avecune catégorie logique correspondante 1. Le grammairien devait

1. Le passage suivant d'OCCAM est très caracteristique (QuodlibetaV, VIII) : « Utrum omnia accidentia grammaticalia terminorum voca-lium competant mentalibus. Et videtur quod sic. quia terminus inmente et voce sunt signa eiusdem rei subordinata. ergo omne quod acci-dit vni accidit alteri. - Circa primum dico quod sicut terminorum voca-lium et scriptorum quedam sunt nomina. quedam verba. quedam pro-nomina. quedam participia. quedam coniunctiones. quedam preposi-tiones. ita et in mente. quod patet ex hoc quia omni orationi vocalivere vel false correspondet aliqua mentalis composita ex conceptibus.ergo sicut partes propositionis vocalis que imponuntur ad significandumres propter necessitatem significationis vel expressionis (quia impossi-

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donc être en même temps logicien 1, et la grammaire cessaitd'être une discipline normative comme chez les Latins pourdevenir une science spéculative qui s'appliquait à trouver lesprincipes et les fondements des faits du langage, conformémentà la tendance générale de la scolastique de rechercher toujoursl'universel. Les grammairiens scolastiques étaient donc relati- ~~

vement indifférents au côté extérieur de la langue et portaientleur attention avant tout sur les notions exprimées, c'est-à-diresur le côté intérieur, qu'ils considéraient comme existant anté-rieurement à l'expression linguistique. Grâce à cette méthode,ils pouvaient considérer la grammaire comme une chose arti-ficielle qui aurait été inventée délibérément par un philosophe 2.

Avec cette conception, ils arrivaient à imaginer que les prin-cipes de la grammaire étaient les mêmes dans toutes les langues,ce qui était d'autant plus facile à imaginer qu'ils ne s'occupaientque de la langue universelle, le latin 3. Cette conception offredonc beaucoup d'affinités avec ce qui s'appellera plus tard « lagrammaire générale ». L'objet des recherches grammaticalesdes scolastiques était avant tout les modi significandi, c'est-à-dire les manières de signifier ou l'ensemble des propriétés gram-

bile est omnia exprimere per verba et nomina solum. que possunt peromnes partes orationis exprimi) sunt distincte partes. Sic partes propo-sitionis mentalis correspondentes vocibus sunt distincte ad faciendumdistinctas propositiones veras vel falsas. »

1. « Sicut se habet stultus ad sapientem, sic se habet grammaticusignorans logicam ad peritum in logica » (Glosa notabilis, fin de la 2e par-tie ; citee dans GOLLING, p. 27).

2. Dans un manuscrit du xine siècle cite par THUROT, p. 124, on litceci : « Utrum qui invenerit gramaticam fuit gramaticus. Non, quiaprima generatio gramatice non potuit esse per doctrinam que hanc

-presupponeret esse ; sed fuit per inventionem. Inventio autem grama-tice gramaticam precedit. Non ergo gramaticus, sed philosophus pro-prias naturas rerum diligenter considerans, ex quibus modi essendiappropriati diversis rebus cognoscuntur, gramaticam invenit. »

3. Voici ce qu'en dit le meme manuscrit (THUROT, p. 125) : « Utrumomnia ydiomata sint una gramatica. Sic, quia nature rerum et modiessendi et intelligendi similes sunt apud omnes, et per consequens similesmodi significandi et construendi et loquendi a quibus accipitur grama-tica. Et sic tota gramatica que est in uno ydiomate similis est illi queest in altero, et una in specie cum illa, diversificata solum secundumdiversas figurationes vocum, que sunt accidentales gramatice. Undesciens gramaticam in uno ydiomate scit eam in alio, quantum ad omniaque sunt essentialia gramatice. »

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maticales d'une partie du discours Mis s'occupaient aussi avecprédilection de la construction, en négligeant au contraire lamorphologie et les détails de la syntaxe dans le sens moderne,et ils faisaient très rarement des observations sur une languevivante. La méthode scolastique ne prédominait pas seulementdans les ouvrages théoriques comme la Grammatica speculativasive de modis significandi de Johannes Duns Scotus, laquelleest l'œuvre principale du genre ; elle s'introduisait jusque dansles manuels qui servaient à l'enseignement dans les écoles,

p. ex. le Graecismus d'Évrard de Béthune et le Doctrinaled'Alexandre de Ville-Dieu, rédigés tous deux vers l'année 1200.Ce dernier est l'ouvrage grarnmatical le plus important dumoyen âge ; il était prescrit dans les universités, et il ne futaboli qu'au temps de la renaissance, où il fut remplacé par lagrammaire de Despautère, laquelle date du commencement duxvie siècle.

Je n'ai rappelé de la scolastique que ce qui est nécessaire pourla comparaison avec la grammaire générale, et je renvoie pourplus de détails au recueil très instructif de THUROT,en particulierp. 121-131, à DELBRÜCK, Vergleichende Syntax, I, p. 12 ss., àGOLLING, p. 22 ss., à WACKERNAGEL, p. 23, et à BAEBLER, passim.

La grammaire scolastique finit par dégénérer à la fin dumoyen âge et se perdit en spéculations vides sur les modi signi-ficandi. Il y eut alors pendant la renaissance une forte réaction,qui a produitpour la grammaire latine des ouvrages comme ceuxde Despautèreet de Melanchton, parus d'aborden 1510 et en 1526respectivement, et pour la grammaire française tous les ouvragesdu xvis siècle, ce qui n'empêche pas que certaines notions et dis-tinctions de la scolastique y soient restées et se soient mainte-nues jusqu'à aujourd'hui 2. La grammaire de Despautère estimportante pour notre sujet, car c'est elle qui dominait l'ensei-gnement du latin en France encore au XVIIIe siècle, au temps deDu Marsais.

Cependant c'est principalement sur la grammaire généralede Port-Royal et du XVIIIe siècle et tout particulièrement sur

1. Voir BAEBLER, p. 84-87 et ailleurs, THUROT, p. 149-160, surtoutp. 155.

2. Voir WACKERNAGEL, l. c., et cf. ci-dessous, passim.

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Girard et Du Marsais que la grammaire scolastique a exercé soninfluence 1. J'aurai souvent l'occasion de rapprocher les deuxtendances, mais je signalerai dès maintenant quelques exemplesde cette influence. Le fait le plus important est la conceptionmême de la langue et de la grammaire commune à tous les gram-mairiens philosophes français et sur laquelle repose la grammairegénérale ; Du Marsais cite même à ce propos le philosopheOccam 2. Ensuite il convient de remarquer la haute importanceattribuée à la métaphysique, surtout par Du Marsais, de mêmeque la prédilection avec laquelle il s'est occupé de la constructionet la manière dont il le fait. Quant aux « modi significandi »,c'est encore dans la « manière de signifier » que Port-Royal faitconsister la différence entre substantifs et adjectifs 3. C'est éga-lement de la scolastique que proviennent les distinctions entreabstrait et concret, entre signification confuse et significationdistincte, de même que certaines théories de Du Marsais surles noms, etc. ; nous y reviendrons ci-dessous 4.

1. Il convient de remarquer que certains ouvrages de grammairescolastique n'étaient pas inaccessibles à cette époque. Ainsi la Gramma-tica speculativa de DUNS SCOTUS était réimprimée encore en 1639 dansune édition de ses œuvres complètes.

2. Art. Datif, V, p. 117.3. Les modi significandi étaient restés longtemps une matière d'en-

seignement. Ainsi RABELAIS les fait enseigner à Gargantua, après lagrammaire de Donat et avant le Grécisme, le Doctrinal, etc. : « Puis luyleugt De modis significandi, avecques les commens de Hurtebize... etun tas d'aultres ; et y fut plus de dix huyt ans et unze moys. Et le sceutsi bien que, au coupelaud, il le rendoit par cueur à revers, et prouvoitsus ses doigtz à sa mere que de modis significandi non erat scientia » (I,chap. xiv, p. 71).

4. On remarquera que l'influence de la scolastique sur la grammairegénérale n'est nullement un fait isolé. Malgré la révolution dans la phi-losophie effectuée par Descartes, la philosophie scolastique existait tou-jours à côté des idées nouvelles, et on l'étudiait dans les collèges, sansparler des éléments scolastiques qui entrent dans la philosophie carté-sienne. Je renvoie à l'Index scolastico-cartésien de GILSON. Voir aussi lerapprochement que fait HAURÉAU, II, p. 431 ss., entre le traité d'Arnauldsur les Vraies et Fausses Idées, chap. VI, et Occam et son commentateurGabriel Biel, appelé « le dernier des scolastiques » (mort en 1495). Leib-niz se réfère souvent à des philosophes scolastiques pour montrer laconformité de ses théories avec les leurs, et plus d'une fois en effet il n'aguère fait que revêtir les théories de ces autorités d'une forme moderne.Quant à Locke, il développe les idées de l'école d'Occam. Il est signifi-catif qu'en 1710, le philosophe allemand Christian Thomasius distin-guait pour son pays quatre dialectiques,celles des scolastiques,de Melanch-ton, de Ramus et de Descartes (d'après ZIEHEN, p. 113).

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La grammaire générale a aussi mis à profit la philosophie dulangage des Grecs, surtout celle d'Aristote, mais ce n'est que surdes questions isolées, qui sont parfois très importantes, il estvrai, comme celle de la proposition et de ses membres ou cellede la nature du verbe ; cependant la conception générale dela langue et de la grammaire chez les grammairiens philo-sophes ne se ressent guère des théories anciennes. La gram-maire générale porte donc l'empreinte de la scolastique beau-coup plus que de la philosophie grecque, laquelle n'a pu exercerune influence que là où elle était compatible avec le systèmescolastique.

Cependant ce n'est pas sous l'influence directe de la gram-maire scolastique que la Grammaire générale et raisonnée dePort-Royal a pris naissance. Entre Lancelot et la scolastique, ilfaut mentionner deux ouvrages latins remarquables, ceux deScaliger et de Sanctius, qui ont servi d'intermédiaires et qui onttransmis la méthode grammaticale du moyen âge.

Par son ouvrage De causis linguae latinae, paru en 1540, Sca-liger a réintroduit la méthode tombée en désuétude de traiterla grammaire d'un point de vue philosophique et de n'envisagerles faits réels qu'en second lieu pour exemplifier les théories.De son propre aveu il cherche délibérément à appliquer les caté-gories d'Aristote à la grammaire. Cependant à côté de théoriestoutes scolastiques, ce livre contient des critiques judicieusesde certains termes et définitions traditionnels.

Plus important encore est le célèbre traité de l'EspagnolSanchez ou Sanctius, intitulé Minerva, sive de causis lingusc.latinœ commentari us, publié en 1587. Moins préoccupé que Sca-liger des théories abstraites, il s'applique surtout à démontrerque la langue latine est parfaitement logique, chaquephrase pou-vant être ramenée à un type prétendu logique et établi une foispour toutes. Il y parvient grâce à sa théorie des ellipses 1, quisera adoptée plus tard sans discussion par les grammairiens phi-losophes français. C'est donc la méthode a priori des grammai-riens scolastiques qu'il a ainsi remise en honneur, et il a encoreemprunté quelques idées aux grammairiens arabes. L'influencede cet ouvrage fut immense et durable, surtout avec les remarques

1. Voir ci-dessous, chap. III.

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que Perizonius y ajouta plus tard, en 1687 1. Il fut unanimementadmiré pendant deux siècles et plus qu'aucun autre ouvrage ila contribué à donner naissance à la grammaire générale.

Entre Port-Royal et Sanctius, il faut encore remarquer deuxgrammairiens disciples de celui-ci : Scioppius et Vossius. Sciop-pius publia en 1628 une Grammatica philosophica, remarquablesurtout pour sa distinction entre la Syntaxis regularis et irregu-laris ou figurata 2. Le principal ouvrage de Vossius s'intituleDe arte grammatica libri VII, paru en 1635, où l'auteur fait unample usage de l'ellipse. (Dans une édition de 1662 le titre estchangé en Aristarchus sive de arte grammatica.)

L'influence de ces ouvrages latins se faisait déjà un peu sentirdans la grammaire française avant Port-Royal sous la formed'une tendance à raisonner sur les faits observés ; voir p. ex.les citations dans BRUNOT, Histoire de la langue française, III,p. 44, et IV, p. 1112. Pourtant ce n'étaient là encore que descas sporadiques, mais qui sont intéressants comme signes del'esprit du temps.

Avant de connaître la 1\1inerua de Sanctius, Lancelot avaitcomposé une Nouvelle méthode pour apprendre facilement et enpeu de temps la langue latine, ouvrage qui parut en 1644 et quine se distingue en rien dans ses traits généraux des manuelsordinaires du temps. Plus tard, après avoir étudié Sanctius enses disciples, il incorpora leurs théories à son ouvrage, qui devintainsi dans les éditions postérieures une grammaire raisonnée dela langue latine. Il avoue franchement l'emprunt dans la Pré-face de la 5e édition, et il espère que tandis qu'auparavant l'ou-vrage n'était propre qu'aux enfants, il sera maintenant, grâce à

ces additions, utile à tous ceux qui veulent apprendre le latin« par des maximes asseurées, qui leur peuvent encore estre utilesdans l'estude de la Grecque & de toutes les autres ». Ainsi la

1. Encore en 1757, CHOMPRÉ, qui publia en cette année une méthodepour enseigner le latin, intitulée Moyens sûrs d'apprendre facilement leslangues et principalement la latine, dit (p. 15) : « Il faudroit copier laMinerve toute entière, si nous rapportions toutes les regles inventées,dont Sanctius démontre la fausseté. » Quelques lignes plus bas, il parlede « l'admirable Minerve de Sanctius qui devroit être continuelementdans les mains de tous les maîtres. » Du Marsais aussi se rapporte sou-vent à lui.

2. Voir ci-dessous, chap. iii.

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Nouvelle méthode latine de Port-Royal annonce la grammairegénérale tout en étant une continuation directe de Sanctiuset de ses disciples.

Cependant Lancelot n'en est pas resté là. Non content dereproduire les théories de Sanctius, il se les était appropriées enles développant, et il avait ce faisant un grand avantage sur sonmodèle :

c'est qu'il s'était occupé de plusieurs langues en rédi-geant les grammaires pour les « Petites Écoles

» de Port-Royal,ce qui lui donnait une base plus large que celle sur laquelles'était appuyé Sanctius. Il avait encore l'avantage de pouvoiréchanger des idées avec le philosophe Arnauld. C'est de leursentretiens qu'est sortie la Grammaire générale et raisonnée.

Si Lancelot est surtout le représentant de la tradition gram-maticale scolastique transmise par Sanctius, Arnauld représentela seconde des deux principales influences qui ont concouru àformer la grammaire générale, savoir le cartésianisme. Il déve-loppa les doctrines de Descartes dans sa Logique ou l'Art de

penser, parue en 1662, et dans la Grammaire générale et raisonnée,il compléta le système du maître dans un domaine que celui-ciavait laissé intact, à savoir la logique du langage. Ainsi le rationa-lisme cartésien qui dominait le temps fit son entrée dans lagrammaire, et la grammaire générale en porta toujours forte-ment l'empreinte, quoique plus tard d'autres influences philo-sophiques que celle de Descartes s'y soient fait sentir.

Par une curieuse coïncidence, l'influence de la philosophiecartésienne vint précisément corroborer la tradition scolastiquepar la méthode de construction synthétique appelée à cetteépoque « méthode géométrique » que les grammairiens philo-sophes déduisaient du Discours de la Méthode de Descartes. Onconnaît ses quatre préceptes. C'est le second et le troisième quinous intéressent ici :

« Le second, de diuiser chascune des difficultez que l'exami-nerois, en autant de parcelles qu'il se pourroit, & qu'il seroitrequis pour les mieux résoudre.

« Le. troisiesme, de conduire par ordre mes pensées, en com-mençant par les obiets les plus simples (deux pages plus loin ilajoute : « & plus generales ») & les plus aysez à connoistre, pourmonter peu à peu comme par degrez, iusques à la connoissancedes plus composez ; et supposant mesme de l'ordre entre ceux

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qui ne se precedent point naturellement les vns les autres 1 ».Ailleurs 2 Descartes déclare avoir suivi lui-même la méthode

des géomètres.La « méthode géométrique » des grammairiens philosophes est

plutôt celle qui est exposée dans la Logique de Port-Royal, IV,chap. III, comme la méthode qui doit être suivie dans toutes lessciences. Arnauld donne pour caractéristique de cette méthodequ'elle «

consiste principalement, à commencer par les chosesles plus générales & les plus simples, pour passer aux moinsgénérales & plus composées»3. Il reproduit les quatre pré-ceptes de Descartes et y ajoute « pour rendre cette méthodeparfaite » quelques règles nouvelles suivies par « les géomètres »

et dont les plus importantes sont de « ne laisser aucune ambiguïtédans les termes ; à quoi ils (se. les géomètres) ont pourvu par lesdéfinitions des mots », et de « n'établir leurs raisonnements quesur des principes clairs & évidents ».

Buffier prescrit aussi la méthode géométrique, qui consisteselon lui « à commencer par des principes clairs ; soit pour lefond des choses, soit pour l'expression »4@ et il s'étonne qu'onn'ait pas employé plus tôt dans l'étude de la grammaire « cetteméthode simple & suivie de la Géométrie, si recommandableen elle-même, & si fort en vogue de notre temps :

laquelle n'em-ploie aucun terme qu'elle n'ait expliqué nettement »

5. Du Mar-sais reproduit sans commentaire dans sa Logique les préceptesde Descartes et d'Arnauld 6.

Or tout en se rapportant à Descartes, ces logiciens ne voyaientpas toute la portée de sa méthode, comme cela ressort déjà deleurs définitions de la méthode géométrique. Ils s'attachaient autroisième des quatre préceptes, à ce que Descartes appelle lui-même ailleurs la synthèse ; c est donc justement celui qui s'ac-cordait avec la tradition scolastique. Au contraire ils négli-geaient l'analyse indiquée dans le second précepte et dontDescartes lui-même voulait qu'on se servît d'abord commeméthode de recherche et ensuite pour vérifier le résultatobtenu par la « synthèse», c'est-à-direpar la déduction7. Cepen-

1. Disc., p. 18 s. 2. Obj. et Rép., p. 121. 3. P. 368. 4. DesVéritez de conséquence ou Principes du raisonement, dans Cours deSiences, p. 841. 5. Gramm., p. 5. 6. Logique, dans Princ., p. 116 ss.

7. Ainsi dans les Réponses aux Secondes Objections faites à ses

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dant quoique la « méthode géométrique » ne soit qu'une repro-duction incomplète et fausse de la méthode cartésienne, elle eutpour elle le prestige de la philosophie, et nous verrons dans lasuite comment dans la grammaire générale elle fut appliquée àl'étude de la langue.

La grammaire générale résulte en premier lieu des influencescombinées de la grammaire scolastique et de la philosophiecartésienne. Elle était donc intimement liée à la philosophiedès son origine. Aussi demandait-on à un grammairien philo-sophe autre chose que des connaissances purement pratiques dela langue. Du Marsais exige que les règles de grammaire soientfondées sur des observations de logique et de métaphysique, et,à son avis, il serait à souhaiter que ceux qui enseignent la gram-maire fussent philosophes. « Les grammairiens qui ne sont pasphilosophes ne sont pas même grammairiens », dit-il 1. Un hommede lettres qui ne sait pas que l'art de parler suppose l'art de

penser, et qui « n'a pas cet esprit philosophique qui est l'ins-trument universel, et sans lequel nul ouvrage ne peut être con-duit à la perfection,... est à peine grammaiisie », dit-il encore2,et il parle avec un profond mépris des grammairiens qui « veulentqu'on s'en tienne seulement à un usage aveugle ; comme sicette pratique avoit d'autre but que d'éclairer le bon usage etde le faire suivre avec plus de lumière, par conséquent avec plusde goût» 3.

Outre que la logique et la métaphysique sont alléguées expres-sément et par principe comme fondement de la grammaire, lesgrammairiens de l'école de Port-Royal introduisent encore dansleurs ouvrages, occasionnellement et sans le faire observer, cer-

Médilatiom (Obj. et Rép., p. 122), Descartes se défend d'avoir suivi danscet ouvrage la voie analytique comme étant « la plus vraye, & la pluspropre pour enseigner » ; la synthèse, qui en géométrie peut être utile-ment mise après l'analyse, ne convient pas aussi bien aux matières dela métaphysique, dit-il, car tandis que dans la géométrie les premièresnotions sont faciles, au contraire dans les questions appartenant à lamétaphysique, la principale difficulté est justement de concevoir clai-rement et distinctement ces premières notions. Si les anciens géomètresse servaient seulement de la synthèse dans leurs écrits, ce n'est pas qu'ilsignoraient l'analyse, selon lui, mais qu'ils la réservaient pour eux comme« vn secret d'importance ».

1. Vér. Princ., I, p. 201. 2. Art. Grammairien, V. n. 298 s.3. Princ., p. 156.

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taines idées de la philosophie de leur temps, et l'évolution de lagrammaire générale suit d'assez près celle de la philosophie.C'est pourquoi, malgré la similitude de la méthode en généralet des opinions sur certains points particuliers, il y a une diffé-rence considérable entre les Messieurs de Port-Royal et DuMarsais. Entre Arnauld, qui est un pur cartésien sauf ce qu'ilgarde encore de la scolastique, et Du Marsais se placent en effetdeux philosophes qui ont exercé une influence notable sur lagrammaire générale française, à savoir Leibniz (1646-1716) etLocke (1632-1704), dont l'Essay concerning Human Under-standing parut en 1690. Leur influence sur Du Marsais n'a pasété assez puissante pour lui faire abandonner la méthode gram-maticale scolastique et rationaliste de Port-Royal, qui se main-tient dans toute la grammaire générale, mais dans ses théoriessur le langage il y a comme un souffle plus moderne qui pro-vient de la lecture de leurs ouvrages et qui contraste heureuse-ment avec la conception scolastique de Port-Royal. Surd'autres points encore on retrouve certaines de leurs idées clansles ouvrages de Du Marsais, p. ex. dans ses raisonnements surles fondements de la syntaxe, sur la méthode d'enseigner lelatin et sur les noms 1.

Cependant M. Maynial dans l'article cité exagère outre mesurel'importance de Leibniz pour la grammaire générale. Voici cequ'il dit de lui 2 : « Au début du XVIIIe siècle, un philosophe,Leibniz, dans une dissertation sur l'Origine des peuples tirée desindices du langage, parue en 1710, établit véritablement lestitres de la grammaire à exister comme science

.Sans

doute, avant Leibniz et autour de lui, il y avait des grammai-riens et des grammaires avaient été écrites. Mais aucun prin-cipe scientifique n'avait guidé ces auteurs, préoccupés unique-ment de réunir en un manuel commode les règles essentielles del'usage établi « par la Cour et par les bons auteurs », suivant laformule courante : tels les ouvrages de Regnier Desmarais, del'abbé Dangeau, de l'abbé Girard et du P. BufIier. » M. Maynialfait remonter à cette dissertation le mouvement grammaticaldu XVIIIe siècle.

Je ne saurais partager l'opinion de M. Maynial sur l'influence

1. Voir ci-dessous, passim. 2. P. 317 ss.