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DE LA BURLE AUX ALIZES
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DE LA BURLE AUX ALIZES
Renée Seguy
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Table des matières Mes enfants. ........................................................................................................................... 7
PROLOGUE ........................................................................................................................... 9
1: LA RENCONTRE. .......................................................................................................... 11
2 : L’ULTIMATUM. ............................................................................................................ 13
3 : LES ANNEES LABEUR. ............................................................................................... 15
4 : LA VENTE DU COMMERCE. ...................................................................................... 19
5 : L’ACHAT DU BATEAU. .............................................................................................. 21
6 : LE DEMENAGEMENT. ................................................................................................ 25
7: LES QUESTIONS. .......................................................................................................... 27
8 : LE GRAND DEPART. ................................................................................................... 33
9 : LE PARCOURS .............................................................................................................. 35
Le bonheur ............................................................................................................................ 37
10 : CUBA. ........................................................................................................................... 39
11 : L’AMERIQUE. ............................................................................................................. 45
12 : LA BARBADE. ............................................................................................................ 63
13 : LE VENEZUELA ET SES ILES. ................................................................................. 67
14 : PANAMA. .................................................................................................................... 77
Cœur Pacifique ..................................................................................................................... 81
15 : LES GALÁPAGOS. ..................................................................................................... 83
16 : LA TRANSPACIFIQUE. ............................................................................................. 85
17 : LES GAMBIER. ........................................................................................................... 93
18 : LES TUAMOTU. .......................................................................................................... 97
19 : LES MARQUISES...................................................................................................... 107
20 : L’ARCHIPEL DE LA SOCIETE. .............................................................................. 117
21: LA PLONGEE. ............................................................................................................ 123
22: LES GENS DE BATEAUX. ........................................................................................ 135
23: LES FEMMES DE MARINS. ..................................................................................... 141
24: LES EXPRESSIONS DE MARINS. ........................................................................... 145
25 : BILAN ET FIN DU VOYAGE. .................................................................................. 151
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Mes enfants.
C'est certain, d'autres mains que celles maternelles
Tracent sur vos visages de délicieux contours
Bien sûr que d'autres yeux, comme des sentinelles,
Veillent sur tous vos pas, s'inquiètent chaque jour.
Déjà, entre vos doigts qui s'agrippaient aux miens
A l'heure de l'école, à l'approche du soir
Se glissent d'autres doigts, faisant naître l'espoir
D'un monde où fleurira la joie des petits riens.
Même si d'autres cœurs battent très fort pour vous,
De folles aventures en grands serments d'amour,
Le mien reste serein: avec ou sans remous,
La vie vous choisira le meilleur pour toujours.
Avec votre papa, je poursuis le voyage
Naviguant et rêvant, je construis un royaume
Dont vous êtes les princes, car, à chaque seconde,
Mes enfants, je vous aime, et même davantage.
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PROLOGUE
La burle, c’est le nom du vent du Nord qui souffle en sifflant sur le plateau ardéchois. L’hiver,
ce vent glacial et puissant soulève les fines particules de neige, les fait virevolter en nuages
poudreux et les transforme en congères, amas de neige pouvant atteindre plusieurs mètres de
hauteur.
Autrefois, un temps de burle calfeutrait les paysans dans leurs fermes, les contraignant aux
travaux d’intérieur. Pour les hommes, c’était le moment consacré au vannage, au bricolage,
aux petites réparations. Les repas terminés, les ouvrages d’aiguille, de crochet ou de couture
occupaient les mains agiles et courageuses des jeunes filles, des femmes et des grands-mères.
C’était le temps des veillées, entre voisins et amis, autour d’une bonne « douce », spécialité
gourmande à base de farine de seigle et de fruits d’hiver, mijotée pendant des heures sur le
fourneau central alimenté au feu de bois. Les histoires allaient bon train, les cantiques ou les
chants remplaçaient la radio et la télévision. Les enfants de la maison jouaient un moment avant
de récupérer leur bouillotte et de rejoindre leur lit. Puis les adultes causaient encore un peu,
parfois les avis divergeaient mais les au-revoir étaient toujours chaleureux, la prochaine veillée
s’annonçait aussi conviviale.
Je me souviens de ces hivers rigoureux. Lorsque la burle soufflait fort, quand la neige
accumulée fermait les routes, nous restions à la maison. Ces jours de vacances supplémentaires
nous promettaient de belles heures de lecture, de longues parties de jeux de société, précieux
temps qui passe volé au temps qu’il fait.
Puis, d’année en année, ces phénomènes météo se raréfièrent, les chutes de neige se firent plus
épisodiques, l’expression favorite de ma grand-mère : « Si le temps le permet ! » perdit
beaucoup de son sens…
Et pour combler ce fait indéniable, puisque le temps n’empêchait plus que rarement les
déplacements, ma grand-tante lui répondait alors invariablement, l’air un peu pincé : « Si Dieu
le permet ! ».
Les alizés, ce sont ces vents d’Est qui soufflent pratiquement toute l’année sur les zones
tropicales. Ils forment de merveilleux nuages blancs et moutonnés qui s’étalent en ligne de fond,
sur le ciel d’azur. Régulièrement, ils déversent des grains, fortes pluies qui couvriront de
verdure, de majestueuses fleurs et de délicieux fruits exotiques les iles arrosées.
Ce sont eux qui gonfleront les voiles de notre bateau, dès notre première navigation, en
Martinique et qui nous accompagneront jusqu’en Polynésie, au gré de leur force…
Mais comment imaginer passer d’un vent à l’autre, d’un village de moyenne altitude, blotti aux
pieds des Cévennes, à une vie à zéro mètre et quelques centimètres de hauteur, d’une enfance
protégée à une vie d’aventurière …
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1: LA RENCONTRE.
Après une année scolaire chaotique, une première année de faculté de droit échouée, je postule
pour un poste de GO tennis au Club Méditerranée.
Comment en suis-je arrivée là, jeune fille sportive mais quelque peu coincée, ne connaissant
pas grand-chose de la vie ?
Mon éducation stricte et très pieuse, dans un milieu modeste, ne laisse pas présager un tel
emploi estival.
Cependant, mon niveau de tennis correct, mon aptitude à l’enseigner grâce aux différents stages
suivis avec la fédération française de tennis, mon expérience de plusieurs années d’école de
tennis dans le club de mon village et les conseils d’une élève et amie m’encouragent à envoyer
une candidature. Celle-ci est retenue et je suis convoquée pour un entretien d’embauche à
Toulouse.
Dans la ville rose, je passe les tests nécessaires, donne une leçon de tennis aux autres candidats
puis affronte une épreuve de langues. Sur le chemin du retour, je voyage avec le recruteur,
contraint de prendre le train, la visite toulousaine de François Mitterrand ayant perturbé le trafic
aérien.
Quelques jours plus tard, je reçois ma convocation pour Kamarina, un village sicilien. Mes
années d’italien ont sans doute été utiles !
Je voyage seule, pour la première fois de ma vie, je prends le bus jusqu’à Saint-Etienne, puis le
train jusqu’à Paris.
Je me dirige vers l’aéroport d’Orly puis rejoins le guichet du Club Méditerranée. Le reste du
voyage sera plus facile, entourée par d’autres gentils organisateurs.
L’arrivée au village m’angoisse un peu, je ne suis jamais allée dans un endroit pareil et j’ouvre
grand mes oreilles pour capter le plus d’informations possibles.
Dès le lendemain, je suis affectée au club enfants, je m’occupe de groupes d’âges différents, je
les récupère au village enfants, les conduits sur les courts, organise les leçons de tennis et les
raccompagne en fin de séances. Je me lie vite d’amitié avec les GO mini-club, plus abordables
que les GO tennis, un peu hautains à mon goût.
Je déménage pour partager la chambrée des filles de l’équipe des 8/10 ans.
Très vite, je m’habitue à la vie du village, les enfants sont charmants, mes collègues aussi. Je
participe aux animations et activités diverses. Maquillée, déguisée, affublée d’un haut chignon,
je joue Olive, la femme de Popeye. C’est Vincent Lagaf, non connu alors, qui tient le rôle de
mon mari aux muscles de fer !
Une après-midi, un grand vent fait tourbillonner la terre battue des courts de tennis et les enfants
ne peuvent pas jouer, le chef propose une balade en Caravelle.
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Bon d’accord, je ne sais pas ce qu’est une Caravelle, mais j’accepte quand même, les enfants
ont l’air ravi, eux !
Nous nous rendons sur la plage où un bateau nous attend. Des gilets de sauvetage sont
distribués, les consignes sont données aux enfants et nous voilà tous à bord !
Au bout de cinq minutes, je suis prise d’un mal de mer effroyable, le bateau gite, les enfants
applaudissent. Je m’allonge, prise de vertiges et de maux de ventre…
Le responsable du bateau, prévenant, s’approche de moi, glisse ma tête sous ses genoux, je
réagis à peine mais je pense qu’il est gentil.
Allongée, je reprends un peu mes esprits, m’assure que les enfants soient encore tous à bord,
puis replonge dans un état léthargique jusqu’à ce que les lèvres du marin se posent avec
délicatesse sur les miennes…
Bizarre !
La balade se termine, je récupère les enfants et les raccompagne au mini-club, encore un peu
chancelante.
Je ne sais pas le prénom du GO voile, je ne lui ai pas dit le mien et je suis à peu près certaine
de ne pas le reconnaitre !
Mais le jeune homme en question a de la suite dans les idées, il se renseigne et me retrouve vite
pour diner et plus si affinités.
Nous restons ensemble toute la saison, puis je le quitte pour reprendre mes études parallèlement
à mon poste de surveillante au collège de Vernoux-en Vivarais.
Alors qu’une place lui est proposé au Brésil, Patrick choisit de quitter le Club Méditerranée et
de rentrer me retrouver en métropole.
Dans la vie réelle, tout semble plus compliqué. Je ne suis sans doute pas la belle-fille rêvée
pour la famille de Patrick et lui n’est pas non plus le gendre idéal !
Les débuts sont un peu difficiles, mais avec beaucoup de temps et de patience, quelques
concessions de part et d’autres, nos familles finissent par se connaitre et s’apprécier.
Nous ne nous quittons plus. Nous nous fiançons à Pâques, puis nous nous marions au mois de
juillet de l’année suivante, c’est le début de la vie à deux
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2 : L’ULTIMATUM.
« C’est simple, tu as huit jours pour te décider, soit tu viens avec moi faire le tour du monde en
voilier, soit je pars seul ! »
Voilà, effectivement, plus simple, cela n’existe pas ! Plus clair, plus net et plus précis, je ne le
crois pas possible non plus !
Mon mari n’a pas un tact très élégant mais il a au moins deux énormes qualités, il est honnête
et volontaire. Avec lui, ce qui est dit est dit, il ne change que rarement d’avis.
Me voici donc sommée de répondre rapidement, sans détours ni contours. Je suis pourtant
habituellement une adepte des réponses toutes trouvées, des tours de passe-passe, des sorties en
queues de poissons. Je me suis déjà extirpée de situations difficiles en jouant un peu sur les
mots, en esquivant une partie des données, en changeant de sujet ou en remettant à plus tard le
fond du problème.
Mais maintenant, seules deux possibilités s’offrent à moi :
-Je ne participe pas au voyage et je reste seule avec les enfants, sans idées précises sur ce que
deviendra notre famille et notre couple.
-Je me lance dans la grande aventure.
Qui va m’aider à choisir, qui va comprendre le doute qui s’installe en moi?
Qui peut, en toute connaissance de cause, peser le pour et le contre, à qui vais-je confier mes
inquiétudes et mes envies ?
Les nuits de cette semaine sont, vous vous en doutez, plutôt courtes et agitées. Charles-Antoine,
notre ainé, passe le bac cette année-là et se dirige vers une classe préparatoire mais Paul-Alexis,
notre dernier, commence seulement la classe de quatrième sportive.
Jean-Gabriel, quant à lui, est parti pour le repos céleste depuis l’âge de dix-huit mois, vaincu
par une méchante tumeur cérébrale. Le souvenir de son sourire nous chavire, celui de ses
souffrances nous bouleverse. Où que nous soyons et quelles que soient nos situations, tout
l’amour que nous avons pour lui demeurera à jamais inchangé.
Bouleversante de gentillesse et de compréhension, ma belle-mère est, une fois encore, d’un
profond secours. Mieux que personne, elle connaît ma situation, mon caractère et surtout celui
de son fils ainé. Elle me soutient sans me juger, m’écoute avec attention et tendresse, m’assure
de son aide précieuse.
Plus tard, elle m’avouera s’être attendue à une réponse négative de ma part et l’avoir comprise.
Mais de nombreuses questions se posent à moi, comment est-il possible de tout laisser pour
partir vivre ailleurs, loin de mes enfants, de mes parents, sans travail, sans domicile autre qu’un
bateau, perdu sur l’océan ?
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Certes, nous avons déjà navigué, pendant les vacances. Plusieurs trajets sur la Corse, un sur les
Baléares, des balades en Méditerranée, des croisières aux Antilles sont à notre actif. Je devrais
d’ailleurs dire à l’actif de mon mari car je n’ai jamais été d’une grande utilité sur le bateau, ni
dans la navigation, ni dans la vie à bord.
Souvent malade, surtout en monocoque, je ne participais pas aux manœuvres, des bras
masculins de bonne volonté et de compétence croissante s’en chargeaient à ma place. Pour des
vacances de deux ou trois semaines, l’organisation était d’ailleurs plus facile, les repas au
restaurant plus nombreux, les dépenses vite gérées, le bateau était loué en bon état et rendu de
même, en général.
Mais vivre à l’année, et pendant des années sans doute, sur l’eau était pour moi un grand
mystère, un changement radical, une aventure effroyable.
Sans doute la confiance que je plaçais en mon mari, son enthousiasme, sa détermination, sa
connaissance maritime me firent répondre. Toute la reconnaissance pour les soins dont il nous
entourait, les enfants et moi, malgré son côté un peu bourru et revêche, ont pesé lourd sur le
plateau de la balance !
Voulais-je le récompenser d’avoir su vivre sa passion tout en ne nous privant pas de belles
vacances à terre lorsque les enfants, devenus adolescents, en eurent un peu assez de naviguer
avec papa et maman ?
Etait-ce tout l’amour que j’avais pour cet homme que je ne voulais pas voir partir seul, au loin,
était-ce la peur de la solitude ?
Etait-ce simplement ma confiance dans la vie en général, mon aptitude à m’adapter assez
rapidement aux changements de situation ?
Etait-ce ma fierté ? Je ne sais pas !
Mais à la fin de mon temps de réflexion, je lui répondis positivement. Et aussi bizarrement que
cela puisse paraître, je ne me souviens pas de sa réaction ; sans doute, sentant le sacrifice que
me coûtait cette réponse, s’était-il mis à l’écart pour ne pas exhiber sa joie. Ou alors cachait-il
sa déception, lui qui rêvait peut-être de larguer, en plus des amarres, femme et enfants, non, je
ne le crois pas !
Histoire de ne pas vivre trop passivement ce départ encore lointain, je mis simplement une
condition à ce projet un peu fou, celle de partir sur un multicoque.
Et voilà, cela fut aussi simple que cela, nous avions désormais un grand but dans notre vie, sans
que nous n’en connaissions le début, ni la fin.
Nous n’en parlâmes plus pendant un moment, la discussion semblait close. La mise en place de
cette aventure de grande envergure avait, en fait, commencé depuis longtemps, sans que je m‘en
rende compte.
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3 : LES ANNEES LABEUR.
Désormais, nous allons donc continuer à travailler pour vivre, élever nos enfants, payer leurs
études, partir en vacances, rembourser les crédits, bref, pour le nécessaire d’une famille
ordinaire.
Mais nous allons aussi essayer d’accumuler une cagnotte raisonnable pour financer le voyage
et nous permettre de partir avant que ne sonne l’heure de la retraite officielle, qui s’éloigne
d’ailleurs d’année en année.
Heureusement, notre commerce est en pleine forme : notre pâtisserie, installée dans un quartier
chic de Meylan, en banlieue grenobloise, reçoit quotidiennement un bon nombre de clients
gourmands.
Patrick, fils et petit-fils de pâtissier, est un professionnel compétent, sérieux, et ses délicieuses
recettes ont un grand succès. Il emploie des produits de base de grande qualité, travaille avec
précision et régularité. Il s’entoure, autant que possible, d’ouvriers qualifiés. Son imagination
est débordante, des gâteaux à thèmes sont proposés pour les événements particuliers.
Nous fêtons tout en desserts : la coupe du monde de rugby, avec un gâteau au chocolat en forme
de ballon de rugby, recouvert de pâte d’amandes et décoré des drapeaux des équipes
concernées, la route du rhum, évidement, avec un délicieux entremets parfumé au rhum, garni
de tranches d’ananas frais. Nous n’oublions pas la fête des grands-mères, en proposant une
merveille de Saint-Honoré agrémenté de fraises légèrement caramélisées… J’en ai encore, à sa
simple évocation, les papilles en ébullition !
Dès le mois de septembre, les gourmandises se succèdent, les champignons en meringue
fondante, les marrons enrobés de chocolat, la gelée et la pâte de coings font patienter les clients
jusqu’aux premières truffes et autres bouchées de chocolat.
La période des fêtes s’ouvre avec notre matinée gourmande, le premier samedi du mois de
décembre. Ce jour-là, tous les clients sont invités à une démonstration de taille de glace, de
fabrication de « Cailloux du Sappey », spécialité de chocolat aux noix, de réalisation de copeaux
de chocolat ou autres spécialités… Un chocolat chaud à l’ancienne est proposé et bu entre
voisins, une ambiance conviviale de petit village se crée autour de notre quartier car nos
collègues commerçants jouent aussi le jeu, entrent dans la fête en proposant à la dégustation
leurs produits spécifiques.
Mes parents, ceux de Patrick, les enfants, tous sont mis à contribution ce jour-là et leur aide
nous est fort précieuse, comme elle le sera tout le mois de décembre. Il nous aurait été
impossible d’assurer la charge de travail supplémentaire de cette période sans l’aide de notre
famille à laquelle nous décernons deux médailles d’or, celle de la disponibilité et celle de la
bonne volonté.
La gestion des commandes de Noël, informatisée, nous simplifie énormément la tâche et les
carnets à trois exemplaires, sur lesquels je passais mes nuits, ont été relégués aux oubliettes.
La farandole des bûches peut commencer. Glacées, traditionnelles ou tendances, toutes raviront
les palais, égayeront les tables de fêtes, perpétueront les traditions et rempliront la cagnotte !
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Le marathon continue et le réveillon de la Saint Sylvestre se prépare plus calmement, c’est
certain, mais tout aussi stressant. Le choix du dessert est plus délicat, le nombre de convives
plus incertain et les changements de dernière minute sont ma grande hantise. Acceptés par
politesse et gentillesse au magasin, ils sont de vrais casse-têtes au laboratoire et occasionnent
souvent de véritables joutes verbales entre mon mari et moi.
Puis vient le mois de janvier et la fête des Rois, manne du pâtissier….
Galettes à la frangipane, galettes garnies de morceaux de pommes cuits au sucre et flambés au
calvados, brioches, brioches aux fruits sont autant de réjouissances de fin de repas, mais aussi
de petits déjeuners, de goûters familiaux ou associatifs, de pauses en entreprises.
Au mois de février, ce sont les bugnes, beignets lyonnais et les oreillettes ou merveilles qui
régalent les clients.
La cuisson de ces morceaux de pâte demande un travail méticuleux et laborieux. Passer
quotidiennement des heures sur la friture bouillante n’est pas une partie de plaisir, mais Patrick
ne délègue qu’exceptionnellement cette tâche répétitive et contraignante, cependant
primordiale pour la saveur du produit.
Avec l’arrivée du printemps, les préparatifs de Pâques vont bon train. Pendant des années,
l’expression « C’est déjà Pâques ! », entendue des centaines de fois, m’exaspérera au plus haut
niveau.
La réalisation de plusieurs milliers de pièces en chocolat, œufs et poules pour la plupart, mais
aussi poissons, lapins, chouettes, lions, éléphants, grenouilles, souris, coccinelles, dauphins,
écureuils et autres modèles, allant de la chaussure et du ballon de football au voilier de
compétition demande un temps certain, sous-estimé pour la plupart des clients…
Les coques fabriquées, je passe, assistée de mes parents et de ma belle-mère, des soirées, des
jours de fermeture du magasin à les garnir d’œufs multicolores et de friture chocolatée. La mise
en place du ruban décoratif resserrant les deux moitiés m’occasionne même, certaines années,
de sévères tendinites.
Les fêtes de Pâques terminées, nous préparons vaillamment la fête des mères et celle des pères,
un peu désuète, hélas !
Le mois de juin est le mois des communions et des baptêmes. Les pièces montées, clochers
avec décor nougatine, églises et autres croquembouches, rendent aux petits choux leur place
méritée dans les desserts de fêtes.
Bien sûr, je n’oublie pas les gâteaux de mariage dont la beauté et l’originalité de certains me
donnent parfois les larmes aux yeux, même après dix-sept années de pâtisserie.
A ce rythme effréné, les années passent vite, les enfants grandissent, Charles-Antoine termine
son école parisienne, Paul-Alexis attaque courageusement l’apprentissage du métier de
pâtissier.
Au mois de décembre, la visite au salon du bateau de Paris donne à mon mari un coup de fouet,
il en revient avec deux ou trois livres, quelques gadgets nautiques, du courage et beaucoup de
rêves.
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Au printemps, ses escapades sous-marines marseillaises lui rendent le sourire. Avec son frère,
il révise ses niveaux de plongée, teste les restaurants gastronomiques, entretient un moral
correct et une motivation intacte.
Les vacances d’été nous permettent, les dernières années, de louer un catamaran au Marin, en
Martinique et de profiter sur l’eau de trois semaines de vacances familiales au soleil des
Antilles.
Compresseur et bouteilles de plongées sont embarqués, les garçons plongent, les filles cuisinent
un peu, pataugent beaucoup, papotent passionnément…
Chaque rentrée, fin août, devient plus pénible pour Patrick, il se sent oppressé lorsqu’il pénètre
dans son laboratoire, il appréhende de plus en plus la reprise du travail. Il aime toujours son
métier et le travail physique ne le gêne pas, mais la gestion du personnel, les tracas
administratifs et les soucis techniques en général l’épuisent et l’angoissent.
Régulièrement, pour s’évader, il consulte les forums nautiques, les sites internet des
navigateurs, les revues spécialisées, mais le rêve lui semble encore bien loin !
Le dernier mois de décembre est particulièrement difficile. Les clients sont de plus en plus
nombreux à désirer leurs desserts de Noël, nous leur en sommes extrêmement reconnaissants
mais nous nous heurtons à différents problèmes :
-Nos locaux ne sont pas immenses, le garage de notre maison est déjà occupé par cinq
congélateurs et un sixième est même installé dans notre salon ! Ceci dit, il ne nous gêne pas,
puisque nous passons la plupart de notre temps au magasin.
- Nos enfants travaillent maintenant à l’extérieur et sont moins disponibles. La volonté et la
gentillesse de Paul-Alexis qui refuse de boire une coupe de champagne avec son patron le jour
de Noël afin de garder encore de l’énergie pour nous aider à terminer nous émeuvent et nous
comblent de bonheur. Toute la semaine, notre fils a travaillé quinze heures par jour, et, rempli
de courage, il remet le tablier pour donner un coup de main, quelle chance ! Le premier janvier,
les garçons rentrent du réveillon tôt dans la matinée et se mettent à l’ouvrage de suite, quelle
classe !
-Depuis une quinzaine d’années, mes parents passent toutes les fêtes avec nous, au travail. Ma
maman est debout à trois heures du matin la veille de Noël pour m’aider à la préparation des
commandes, puis contribue à la vente toute la journée. Elle se lève avant moi le lendemain
matin, prête à se rendre utile ! Mon papa garnit des ballotins de chocolat, coupe en tranches des
dizaines de pains spéciaux, épluche des cagettes entières de pommes… Mes frères acceptent
sans trop broncher cette situation mais sont cependant privés de leurs parents pour chaque fête,
nous culpabilisons d’avantage chaque année.
Nous ne doutons absolument pas, et encore moins que cela, que nous venons de vendre nos
dernières bûches !
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4 : LA VENTE DU COMMERCE.
La décision de vendre la boutique fut presque prise par hasard, sur un coup de tête, un soir de
février ou mars, en discutant avec de sympathiques clients exerçant la profession d’agents
immobiliers.
Sans trop y croire, sentant sans doute notre perplexité, ceux-ci vinrent dans la semaine signer
un mandat de vente non exclusif. Pour Patrick, fort de l’expérience de son oncle qui avait mis
plusieurs années avant de dénicher un client pour l’achat de sa pâtisserie, nous n’étions pas
encore sous les cocotiers et devrions patienter quatre ou cinq années supplémentaires.
Deux mois plus tard, un client potentiel vient visiter le magasin. Est-ce un curieux, un fauché ?
Peu importe, d’ailleurs, puisqu’il ne donne pas de suite raisonnable à sa visite.
Mais la nouvelle de la mise en vente se propage et, par l’intermédiaire d’un représentant de
farine, elle arrive chez un collègue et concurrent, déjà installé dans un autre quartier de Meylan.
Tout s’enchaine très vite: Deux visites, quelques discussions de principe, un accord vite trouvé,
une bouteille de champagne partagée, le compromis de vente se prépare en juin !
La rapidité de la transaction n’effraie pas mon mari, il ne panique pas, comme si tout est pour
lui déjà préparé depuis longtemps, virtuellement parlant.
J’ai beaucoup plus de mal à réaliser, je me résigne plus difficilement. Je pleure lors du passage
chez le notaire qui me tend gentiment des mouchoirs en papier. Des tonnes de questions me
viennent à l’esprit, l’inconnu s’ouvre en grand devant moi, tout me semble fort compliqué, j’en
cauchemarde.
Nous attendons la réponse définitive, mais Patrick se balade déjà avec un sourire inhabituel.
Alors qu’il marchait précédemment tête baissée, il salue les passants dans la rue, il siffle dès le
matin les premières notes d’une chanson à la mode ! Une voisine et amie me demande si je suis
certaine qu’il ne se rend pas à Marseille chaque début de semaine afin de rejoindre une maitresse
éventuelle, tant son attitude a changé. Merci, copine, cela fait toujours plaisir ! Plusieurs clientes
me prennent à part pour me questionner, conscientes et surprises des manies subites et
inhabituelles du patron !
Mi-juillet, nous avons la confirmation de l’acceptation des prêts bancaires de l’acheteur et la
vente devient certaine. C’est un branle-bas de combat incroyable ! Il faut déstocker, trier,
nettoyer et inventorier. Que faire des emballages personnalisés, de toute la décoration, de la
vaisselle ?
Heureusement, notre successeur se montre très compréhensif et reprend une grande partie de
notre stock.
Le secret ne reste pas gardé très longtemps, il se répand en quelques jours. Comme une trainée
de poudre, ce qui n’est au départ qu’une vague rumeur devient une nouvelle officielle,
surprenante et détonante. Des larmes coulent, certains clients fidèles pleurent à chaudes larmes,
je dois les consoler même si je ne suis pas certaine d’avoir, moi aussi, besoin d’être consolée !
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J’aime beaucoup mes clients, avec lesquels j’entretiens, pour la plupart, une relation amicale et
fidèle, agrémentée par des bavardages, des confidences. Je me réjouis sincèrement de leurs
petits bonheurs, des réussites professionnelles, des succès scolaires de leurs enfants, mais je
partage aussi leurs peines, leurs deuils et compatis humblement à leurs tracas quotidiens.
Certains clients se servent chez nous depuis dix-sept ans et, sans fierté déplacée, ils nous
regardent partir à regret, inquiets pour leur prochaine pièce montée, certes, mais regrettant déjà
l’ambiance conviviale, les poèmes accrochés sur le mur…
Nous avons donc fermé le magasin fin juillet, comme pour des congés d’été habituels. Mais
nous savons qu’au mois de septembre, nous ne serons plus à la tête de cet établissement.
Les vacances sont d’autant plus belles, même si nous avons beaucoup de mal à imaginer la
suite.
A la fin du mois d’aout, nous signons l’acte de vente définitif, restons deux mois avec notre
successeur. Tout en travaillant et en transmettant partiellement notre savoir-faire, nous prenons
le temps de saluer nos clients, de leur exposer nos projets de vie et de voyage.
Une grande fête réunit, sous une pluie battante et un vent violent, clients, voisins, ancienne et
nouvelle équipes. Nous sommes choyés, couverts de cadeaux, bouteilles de Chartreuse,
champagne, portefeuille de marque, livres, recueils de poèmes, mots gentils…le tout avec
beaucoup de chaleur et d’émotion.
La fin de cette période de transition marque donc le début de la grande aventure, dont les
contours sont encore très flous dans mon esprit.
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5 : L’ACHAT DU BATEAU.
En Martinique, à la fin de nos dernières vacances d’été, nous visitons un catamaran, un Belize
43 qui porte à l’époque de nom d’ « Arawak ». Les anciens propriétaires doivent s’en séparer
pour raison financière. Une difficile période de grèves et de conflits sociaux vient de sévir en
Martinique et en Guadeloupe. Toute la population est touchée, les victuailles sont épuisées dans
les boutiques, l’approvisionnement d’essence est impossible, la violence règne. Des commerces
ferment, certaines familles métropolitaines quittent les îles et rejoignent Paris ou leurs régions
d’origine.
Arrivés quelques années auparavant pour travailler comme skipper et commerçante, le capitaine
et son épouse entretenaient fort bien leur bateau. Décoré avec goût et d’une propreté parfaite, il
ressemblait à un voilier exposé au salon nautique.
Mais la fermeture de l’hôtel et de la galerie marchande dans laquelle se trouvait la boutique de
souvenirs exploitée par Madame, la concurrence sauvage que se livraient les différents
organismes de charter, la baisse du nombre de touristes aux Antilles avaient brisé tous leurs
espoirs de réussite professionnelle.
Voilà comment je décris la première visite de ce bateau, sur notre site internet fraichement crée.
Je suis toute guillerette surtout qu’à ma grande joie, le bateau est au ponton, je ne vais même
pas me ridiculiser en sautant péniblement dans une annexe.
Mais le ridicule ne me quitte jamais très longtemps et j’aperçois de suite une soucoupe de
croquettes pour chats ! Malheur ! Je suis allergique pire, j’ai la phobie totale des chats. Voilà
ce moment attendu avec joie déjà complètement gâché !
Heureusement, les propriétaires sont très compréhensifs ; ils ont, chez l'une de leur
connaissance, une personne aux réactions similaires.
Dans ces cas-là, de toute façon, il n’y a pour moi que deux catégories de personnes :
-Les gens ont ou connaissent quelqu’un qui a une phobie : ils sont alors très gentils et surtout
efficaces (Merci à tous mes hôtes qui ont enfermé leur chat dans la salle de bains ou dans les
toilettes le temps d’un dîner).
-Les gens ne comprennent pas et s’évertuent à dire « oui mais le mien n’est pas méchant, il
ressemble à une peluche » et libèrent dans la demi-heure l’ennemi qui, évidemment, se jette sur
moi.
Mais revenons à notre visite !
Vous ne le croirez pas, les propriétaires appartiennent au clan des gentils et emprisonnent le
chat dans une cale du cockpit. Ouf, sauvée ! Un peu tendue certes, mais confiante (merci
Madame la phobique de la famille), je continue la visite avec Patrick et le marchand. Patrick se
renferme un peu, c’est bon signe, rentre la tête dans les épaules, le bateau lui plaît, mais il ne le
dira pas.
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Quant à moi, je suis sur un petit nuage. Bien sûr, un grand sourire illumine mon visage car je
suis assez démonstrative, au grand désespoir de mon mari. Patrick fait de plus en plus le
grognon ! Je l’aime de plus en plus ! Voilà même qu’il me fait les gros yeux afin de que cessent,
de toute urgence, mes exclamations d’enthousiasme.
Encore un peu et il m’envoie déjeuner avec le reste de la troupe… Les négociations vont donc
se poursuivre sans moi, heureusement pour les finances.
Une proposition de prix annoncée au broker, nous attendons patiemment la réponse du
propriétaire.
Quelques semaines plus tard, le broker nous annonce avoir un autre client pour ce bateau. Le
propriétaire, gentlemen, a cependant décidé de nous donner la priorité, puisque nous avons été
les premiers à visiter son bateau, seulement quelques heures plus tard après sa mise en vente. Il
a décidé de nous laisser une journée supplémentaire de réflexion.
Pensant qu’il s’agit d’une ruse classique de vendeur, nous attendons encore deux jours avant de
confirmer notre achat.
Plus tard, nous rencontrerons un charmant monsieur, dépité, qui regarde avec envie notre
bateau. Comme nous déambulons sur le ponton, il nous aborde et nous entamons une petite
conversation. Puis il nous demande en toute innocence, si nous pensons ou savons si ce bateau
n’est pas l’ancien « Arawak », ce que nous lui confirmons. A notre grande surprise, il nous
raconte alors avoir fait une proposition pour l’acheter, quelques temps auparavant. Il pensait
l’affaire conclue mais un coup de fil retardataire de clients métropolitains lui a grillé la priorité.
Nous sommes devenus soudain peu bavards, et avons continué notre balade avec nonchalance,
mine de rien !
Non, les vendeurs ne sont pas toujours des menteurs, et nous regrettons un peu d’avoir mis en
doute la parole de notre broker.
Lorsque nous arrivons sur le catamaran, les propriétaires ne sont plus à bord, mais nous ont
gentiment laissé la vaisselle, les outils, de la nourriture, du rhum, du shampoing et du dentifrice
pour trois mois.
La vente est signée sur l’île de Sainte-Lucie, pour commodités administratives.
Puis nous prenons peu à peu possession de notre nouvelle demeure, en effectuant deux allers
retours Martinique/métropole, ramenant à chaque voyage des outils, du linge, des ustensiles de
pâtisserie.
Le nom du bateau ne nous plait pas, et Patrick a une idée très précise du nom qu’il veut lui
donner.
Voilà ce que j’écris à ce moment-là :
Lequel d’entre nous, se promenant le long d’un quai n’a pas regardé les noms des bateaux ?
Qui n’a pas dit un jour : « Si j’avais un bateau, je l’appellerai comme ci ou comme ça ? »
Seulement voilà, le moment venu, les ennuis commencent :
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-Tout d’abord, on n’achète pas un bateau tout seul et il faut donc trouver un nom faisant
l’unanimité.
-Il faut sortir des clichés et pouvoir se personnaliser avec le nom choisi.
-La coutume veut (et chez les marins, elle a la vie dure) que l’on ne change pas le nom d’un
bateau.
Patrick et moi, bien évidemment, n’avons pas les mêmes objectifs. Si je propose mon favori
« COMME TOI » il me répond qu’en cas d’appel à l’aide, nous risquons de n’être pas pris au
sérieux !
Que répondre à tant de prévoyances !
Par hasard, avec Paul-Alexis nous avons trouvé, dans le même genre « COMME TU VEUX ».
Puis, « COMME TU VEUX MON CHERI ».
Patrick préférerait du plus classique. L’idée de « SALTIMBANQUES DES FLOTS » nous
correspond assez bien : En effet « S.D.F » est sa trouvaille :
-Sans Domicile Fixe : Cela va être notre cas.
-Sur Domicile Flottant : Également.
Un de mes frères est un vrai saltimbanque : jongleur, échassier, sculpteur, danseur, il mène une
vie d’artiste après un premier métier de bouche et nous avons apprécié son aide à maintes
reprises, nous lui devons bien un petit clin d’œil !
Au cours de notre voyage, plusieurs expressions furent trouvées par nos copains marins, avec
ces mêmes initiales : Salaire De Fonctionnaire, Sucreries De France, Super Desserts Français,
Sans Difficulté Financière…
Certains ont longtemps cherché le bateau idéal, visitant des dizaines d’embarcation dans des
ports ou pays différents. Nous avons l’impression que le nôtre nous attendait, bien sagement et
qu’il nous a tendu les bras dès notre première visite.
Pour l’instant, les lumières vertes clignotent, nous suivons notre destin…
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6 : LE DEMENAGEMENT.
Nous habitons une maison, à Meylan, non loin de notre commerce. Elle est agréablement située,
le long d’un chemin de terre et nous avons l’impression de demeurer à la campagne, à deux pas
cependant des bus, de la ville de Grenoble et de toutes ses commodités. Sans prétention
architecturale, elle est de taille moyenne, facile à vivre mais sans extravagances.
Il faut maintenant prendre une décision rapide : vendre la maison ou la garder afin de la louer.
Fort heureusement, ce choix nous est permis. Pour beaucoup de voyageurs que nous
rencontrerons plus tard, le problème ne s’est pas posé car l’argent de la vente de leur logement
a été nécessaire à l’achat du bateau.
Je suis alors, et je suis toujours, très attachée à Meylan. Dans cette ville de banlieue, nous avons
vécu des jours heureux, malgré le travail, rencontré des personnes absolument sympathiques.
Nos enfants y ont grandi, je ne me vois pas encore couper soudainement et définitivement ce
cordon me reliant à la terre ferme.
Vendre la maison me déracinerait et je ne suis pas du tout prête à faire ce pas. Sans doute, ayant
été élevée à la campagne, je suis plus sensible à la valeur des pierres ou du terrain qu’à celle
d’actions ou de placements divers dans une banque.
Dans le village de ma grand-mère maternelle, Chaumette, des querelles entre voisinages
éclataient pour une limite de terrain déplacée de quelques centimètres, pour une vache fugueuse
allant brouter l’herbe plus verte dans le pré voisin. Il reste, dans mes gènes et dans mon cœur,
des racines paysannes et ardéchoises dont je suis, finalement, assez fière.
La solution de la location nous paraît, de ce fait, assez judicieuse, les prix de loyers pratiqués
dans l’agglomération, et en particulier dans les quartiers résidentiels correspondent
parfaitement à notre attente.
Mais il faut trier tous les objets accumulés depuis des années. Kimonos de judo, chaussures de
ski, cahiers et autres souvenirs scolaires, vêtements, vaisselle, que d’objets accumulés,
obsolètes, inutiles ou démodés !
Les voyages à la déchetterie municipale se multiplient. Des personnes appartenant à une
association caritative reconnaissent notre camionnette, nous aident à faire le tri et récupèrent
pour une seconde vie les produits recyclables, ce qui nous donne meilleure conscience. Nous
ne pensions pas être à ce point des victimes de la société de consommation.
Une fois vidée, la maison nous paraît immense…mais sale ! Les meubles enlevés, des traces au
mur apparaissent, certaines plinthes se décollent, les tapisseries affichent par endroit une
couleur jaunâtre…
Un mois de travail nous est nécessaire pour rendre cette demeure accueillante à souhait :
peintures, tapisseries, entretien des boiseries.
L’extérieur non plus n’est pas oublié, les haies sont taillées, les arbustes et arbres élagués, la
pelouse rasement tondue, tout est parfait.
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L’agence immobilière à laquelle nous la confions n’a aucune peine à trouver un locataire.
Deux containers sont remplis par un déménageur d’une professionnalité épatante, puis stockés
dans le gigantesque hangar de mon beau-père, qui devient, du coup, un peu moins
gigantesque…
Voilà, nous y sommes, il nous reste quatre gros sacs de voyage, deux ordinateurs, des clefs USB
et des disques durs débordants, le grand départ est pour demain !
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7: LES QUESTIONS.
Voici quelques questions que nous posaient habituellement les personnes à qui nous exposions
notre projet. Certains étaient admiratifs et rêvaient aussi de larguer les amarres, d’autres plus
inquiets en frissonnaient d’angoisse, cependant, tous, par politesse ou par curiosité,
s’intéressaient à notre histoire.
-Partez-vous pour longtemps ?
Réponse de l’époque :
5 ans ! C’est le temps que j’accordais à mon mari pour réaliser son rêve et faire le tour du
monde. Pragmatique, je pensais pouvoir dormir la moitié du temps, au cas où je serais malade
ou croulerais sous la peur, ce qui ne me ferait que deux ans et demi à patienter, cela me
paraissait raisonnable !
Réponse d’aujourd’hui :
Je ne sais pas ! Les cinq premières années ont défilé à une vitesse folle, nous avons tellement
apprécié cette vie que nous n’imaginons pas redevenir terriens pour le moment.
Nous avons beaucoup de chance, nos parents et enfants sont en bonne santé, autonomes,
indépendants, nous pouvons continuer encore et nous ne boudons pas notre plaisir.
-Mais qu’en pensent vos enfants, et vos parents ?
Réponse de l’époque :
La famille de Patrick, le connaissant mieux forcément, avait entendu parler de son désir de
voyage depuis longtemps, certains pensaient même qu’il avait renoncé, avec le travail, les
enfants, la famille. Dans l’ensemble, ils furent enthousiastes et fiers.
Mes parents furent plus surpris, ma maman regrettait le magasin, le contact chaleureux des
clients. Devant le bonheur de Patrick et ma volonté de le suivre, elle se résigna et clamait haut
et fort que ses enfants partaient en voyage de noces !
Charles-Antoine, en ménage avec Cécile, se réjouit à l’idée de pouvoir nous rejoindre pour les
vacances, aux quatre coins des océans.
Paul-Alexis, plus jeune, plus sensible, se sentit sans doute un peu abandonné, il montra quelques
signes de tristesse et de contrariété.
Réponse d’aujourd’hui :
. Les coups de téléphone hebdomadaires, les rendez-vous Skype permettent de garder un
contact relatif. Tous se sont habitués à nous savoir loin, ils suivent nos périples sur une carte du
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monde. Evidemment, ils apprécient énormément nos retours en métropole et nous reçoivent
avec beaucoup de gentillesse. Ceux qui sont venus partager avec nous un bout de voyage
comprennent mieux, adhèrent de plus en plus à notre style de vie. Nous espérons accueillir
bientôt nos petites filles à bord…
- De quoi allez-vous vivre ?
Réponse de l’époque :
Nous ne vivrons pas d’amour et d’eau fraiche ! Le fonds de commerce a été vendu, mais nous
sommes propriétaires des murs de la pâtisserie, que nous avions achetés quelques années
auparavant. Nous percevrons donc le loyer de ces locaux, ainsi que celui de notre maison. Nos
économies et quelques placements bancaires nous permettent de compléter ce budget.
Réponse d’aujourd’hui :
Nous avons beaucoup de chance, nos locataires sont sérieux et les loyers versés régulièrement.
Notre dépense principale est consacrée à l’entretien du bateau, comprenant les pièces détachées
à remplacer, l’assurance et les places de port les rares fois où nous les utilisons. Viennent ensuite
les achats de billets d’avion, les nôtres et ceux de nos enfants venant nous rejoindre, la plus
sympathique dépense au monde !
Les autres dépenses sont minimes : nous mangeons beaucoup de produits locaux, suivant les
pays où nous nous trouvons, poissons, coquillages et langoustes ne viennent pas de la
poissonnerie ! Sous les tropiques, les frais de vêtements sont dérisoires. Nous nous déplaçons
souvent à la force du vent, et nous tachons de remplir nos réservoirs de gasoil dans les
meilleures conditions de détaxe. Si nous continuons à être prudents, nous tiendrons encore un
moment…
-N’avez-vous pas peur de vous ennuyer ?
Réponse de l’époque :
Oh, oui, bien sûr ! C’était une de mes principales angoisses, entre autres. C’est pourquoi j’avais
emporté le plus de livres possibles, des aiguilles à tricoter et des crochets, des pelotes de laine
et des bobines de coton, des jeux de cartes et un scrabble… Je me posais souvent cette question,
pensant que j’allais rester seule très souvent, à attendre que les cinq ans passent…
Réponse d’aujourd’hui :
Oh non, bien sûr ! Les journées sont bien occupées, à ne pas faire grand-chose, cependant, mais
en l’accomplissant lentement, et en l’entrecoupant de pauses contemplatives.
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Pas une journée au mouillage ne se passe sans que nous n’ayons une petite visite d’un équipage
voisin, pour une causette, un café ou une bière. Un emprunt d’outil, un besoin de conseil, un
dépannage de sucre, tout est prétexte à une visite entre voisins et le papotage commence. Si
personne ne passe, Patrick grimpe sur son annexe et part pour un petit tour de reconnaissance…
Si nous avons été, sans fausse modestie, très actifs et efficaces lors de notre vie professionnelle,
nous avons bien changé. Dorénavant, nous ne faisons qu’un ouvrage à la fois, et bien souvent
rien du tout…
Plongée, baignades, balades à terre, balades en kayak, tricotage, couture, crochetage, cuisine,
ménage (pas trop !), lecture, écriture, papotage, pêche et navigation occupent nos journées. Le
soir, si nous n’avons pas d’invités, nous regardons un film.
Un bateau, c’est petit ! Comment ferez-vous en cas de dispute ?
Réponse de l’époque :
Comme à terre ! Nous avons travaillé vingt ans ensemble, dans le même commerce. Bien sûr,
je m’occupais de la vente, des vendeuses et des clients, Patrick, au laboratoire, gérait les
différentes préparations, les fabrications, les commandes.
Le soir, nous nous retrouvions dans le bureau pour les caisses, les versements bancaires, la
comptabilité de tous les jours…
Souvent, nous n’avions pas les mêmes objectifs. Si j’étais une adepte du « C’est déjà bien ! »
Patrick répondait invariablement « nous aurions peut-être pu faire un peu plus… »
Nous eûmes parfois de sévères disputes, souvent pour des broutilles, mais les réconciliations
sur l’oreiller n’en furent que plus émouvantes !
Réponse d’aujourd’hui :
C’est vrai, un bateau c’est petit, mais le nôtre est sans doute moins petit que les autres, car les
disputes sont plutôt rares. Les sources principales de discordes, comme l’éducation des enfants,
la gestion des vendeuses, l’oubli d’une commande de gâteaux ont disparu de la surface de la
mer.
En cas de besoin, cela ne m’est arrivé que deux fois en six ans, j’ai trouvé sur un bateau voisin
une épaule attentive et un petit café pour sécher mes larmes et repartir plus sereine. Merci Cathy,
merci Michèle !
Nous nous réconcilions avant la nuit et nous n’avons jamais dormi chacun dans une coque, mais
nous avons vu un marin laisser, de colère, le monocoque à sa femme et aller dormir dans
l’annexe.
Patrick mène la vie dont il rêvait, je suis souvent d’accord avec lui, je ne le contrarie pas trop.
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Mes copines de bateaux précisent souvent à leurs maris respectifs qu’elles ne s’appellent pas
Renée pour répondre : « Oui, mon chéri ! ».
-Où allez-vous dormir ?
Réponse de l’époque :
Dans notre lit, comme vous ! Non, je suis méchante ! Les nuits passées en mer font peur à
beaucoup de personnes et aux femmes en général.
Je n’étais pas rassurée en pensant aux quarts que je devrais assurer seule. Lors des navigations
de nos vacances d’été, nous assurions à deux les veilles de nuit, cela me semblait très sécurisant.
Certes, mon co-équipier devait un peu souffrir de mon bavardage perpétuel ou de mes
pertinentes et parfois indiscrètes questions mais aucun n’a jamais trop manifesté de
mécontentement.
Réponse d’aujourd’hui :
Lorsque nous naviguons, à l’approche de la nuit tombante, je suis encore prise d’un mal-être,
l’angoisse s’installe au fur et à mesure que la lumière décroît, que la ligne d’horizon disparait,
que le vent parfois forcit.
Je vais donc me coucher dès le rayon vert, dernier rayon du soleil, et après la manœuvre
consistant à réduire la voilure par sécurité.
Patrick veille, puis il me réveille aux alentours de minuit et je lui succède jusqu’au lever du
jour.
En cas de besoin, je peux et je dois à tout instant l’appeler : Un bateau passant trop près, un
vent changeant de direction et d’intensité, souvent les deux à la fois, un doute sur des feux
aperçus…
La lune est ma grande amie, et nous privilégions toujours les nuits de pleine lune lorsque nous
partons pour deux ou trois nuits consécutives de navigation.
Chaque lever du jour est un spectacle dont nous ne profitons guère en mode terrien, la lueur du
jour apparaît au loin, puis prend de l’ampleur, les étoiles disparaissent peu à peu, je mets les
lignes de pèche, la bouilloire d’eau sur le gaz et je réveille Patrick.
Je pense à ce verset des Proverbes : « Le sentier des justes est comme la lumière resplendissante,
qui va croissant, jusqu’à ce que le plein jour soit établi. »
-Etes-vous bien assurés ?
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Réponse de l’époque :
Oui, je bénéficiais d’une année d’assurance santé de par mon statut de chef d’entreprise.
Patrick, salarié de la pâtisserie, profitait de trois années de couverture d’assurance maladie et
me prendrait ensuite sous son aile.
Nous avions choisi de ne pas souscrire une mutuelle santé, comptant sur notre bonne forme,
notre nourriture saine, notre bonne étoile.
Le bateau, quant à lui, était bien assuré, du moins le pensions-nous.
Réponse d’aujourd’hui :
Nous bénéficions tous les deux d’une couverture sociale de base. Nous n’avons toujours pas
de mutuelle, mais, les années passant, nous allons sans doute nous renseigner…
Le stress ne nous ronge pas, nous mangeons bien, ne buvons pas trop, et n’avons pas de
problème particulier. Lors de nos passages en métropole, nous consultons quelques spécialistes
et restons confiants.
Cette fois, le bateau est bien assuré, chez un organisme très compétent, aux cotisations
onéreuses mais justifiées. Les six premières années, nous n’avons jamais essuyé de sinistre et
n’avons pas eu besoin de faire appel à notre assurance pour un remboursement. Heureusement,
car nous apprenons à retardement toutes les clauses de non fonctionnement de l’assurance. Nous
découvrons avec effroi que le bateau, par exemple, n’était pas toujours assuré. C’était le cas
lorsque nous le laissions tout seul, au mouillage dans la baie de Taiohae afin de rentrer en
métropole,
-Quels sont les dangers encourus ?
-Réponse de l’époque :
Ma plus grande appréhension concernait la navigation, avec les dangers classiques corolaires.
La tempête, l’accrochage avec un autre bateau, la noyade, le mal de mer, le manque d’eau ou
d’autres denrées, tout cela m‘inquiétait.
Patrick devait avoir d’autres craintes, celle d’être déçu par la réalité du voyage, sans doute celle
de ne pas maitriser suffisamment les problèmes mécaniques, mais il ne m’en parlait pas afin de
ne pas rajouter une couche de stress à mon inquiétude légitime.
Peut-être étais-je son plus grand tracas ? Cela aurait été un grand honneur pour moi !
-Réponse d’aujourd’hui :
Si je redoute encore les navigations par mauvais temps, je suis beaucoup plus sereine : mon
marin est excellent, nous ne partons jamais en cas de mauvaises prévisions météorologiques,
notre bateau est sûr.
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Nous réduisons la voilure dès que le vent force, nous ne pouvons pas, hélas, lutter contre la
houle et les vagues, que j’appréhende davantage.
Mais les plus grands dangers sont différents et je les ai découverts, au fil du temps.
Le premier est le feu. Une spirale anti-moustiques posée en équilibre (première bêtise) sur notre
lit (deuxième bêtise) a incendié partiellement notre drap et notre matelas. C’est ma première
frayeur, ce n’est pas la dernière.
Je suis seule à bord et je décide de boire un thé. Je pose la casserole sur la gazinière et la mets
chauffer. Un copain m’appelle du quai, je prends l’annexe en vitesse pour aller le chercher,
pensant revenir avec lui sur le voilier. Entre-temps, nous décidons d’aller sur un autre bateau,
j’ai oublié mon thé et le temps passe…Je reviens au bateau, la casserole est noire, pratiquement
vide mais j’ai eu chaud ! Depuis, j’utilise la bouilloire et en partant, je jette un coup d’œil rapide
dans la cuisine.
Nous possédons des extincteurs dans tous les coins, mais ne sommes pas à l’abri d’un court-
circuit électrique, de la foudre, ou d’une sottise.
Le deuxième danger est la noyade…dans l’alcool !
Hélas, l’alcoolisme est un fléau sur les bateaux. La joie de vivre, le farniente, les apéritifs à
répétition, le prix dérisoire du rhum dans les Antilles, tous les prétextes sont bons pour prendre
un verre, puis deux, et la spirale qui s’en suit est sans appel.
J’ai croisé de nombreux marins devenus alcooliques aux escales. S’ils restent sobres en
navigation, ils naviguent de moins en moins, et le problème n’est pas résolu.
Cette addiction touche aussi les femmes. Certaines d’entre elles oublient leurs soucis, leur
solitude, leur ennui dans le verre de trop, quotidiennement.
Prudemment, j’évite de boire régulièrement de l’alcool mais je fête volontiers un anniversaire,
un départ ou une arrivée autour d’une table conviviale.
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8 : LE GRAND DEPART.
Penser à tout est impossible, mais Patrick, avec sa capacité à gérer le temps et l’espace, son côté
cartésien, a accompli un grand exploit.
Malgré son caractère parfois bipolaire, jonglant entre les moments d’euphorie et les périodes
d’angoisse, il a réussi à préparer ce changement de vie en un temps record.
Tous nos documents officiels sont scannés, les e-relevés remplaceront les courriers bancaires.
Les demandes d’immatriculation de bateau, de VHF, de balise sont à jour, l’aventure peut
commencer.
Une agence spécialisée s’occupera de notre courrier, le recevra et nous le scannera chaque jour.
Au besoin elle se chargera de nos envois, papiers ou PDF, du paiement des factures éventuelles,
du tri et de l’archivage de nos documents. Située à La Mure, non loin de chez nous, cette
entreprise est dirigée par d’anciens navigateurs. Ainsi, la famille ne sera pas sans cesse
sollicitée, cependant nous pourrons toujours compter sur nos enfants et nos parents en cas de
besoin.
Pour naviguer avec le catamaran, aucun diplôme n’est requis puisque la propulsion principale
se fait à la voile. Par contre, pour pouvoir conduire l’annexe, dont le moteur est de 25 chevaux,
je dois passer un permis de bateau. J’apprends le code, les feux, les balises, les priorités.
Sur le Rhône, j’exécute sans brio particulier les manœuvres d’homme à la mer, d’accostage,
de départ du quai, de conduite en suivant un amer. Ceci dit, en grande conversation avec Patrick,
le sympathique examinateur ne fait pas très attention à mes hésitations. Je confectionne un
magnifique nœud de chaise, je réussis mes nœuds en huit et de cabestan.
Bref, ce n’est pas la classe olympique, mais l’examen est réussi !
Et l’heure des au-revoir arrive vite, très vite…
Chacun nous souhaite bon vent, bonne chance ! Tous nous demandent de rester prudents, de
faire attention aux tempêtes, aux pirates...
Ma maman implore Patrick de prendre soin de sa fille.
Les parents de Patrick, ainsi que son frère et notre dernier fils nous accompagnent à l’aéroport
Saint-Exupéry, un matin de janvier.
Qui pleure, qui ne pleure pas ?
Tous sont émus, mais aucun d’entre eux ne veut craquer le premier et le retour des uns et des
autres dans leurs maisons respectives ne m’a pas été conté.
Les seules larmes que je vois, et en abondance, sont celles de Patrick. A peine installé dans
l’avion, il pleure de toute son âme, de joie, d’émotion, de baisse d’adrénaline après ces derniers
jours oppressants et tendus.
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Puisque nous voyageons en classe Grand Large, pour une franchise de bagage élevée et pour
fêter ce voyage aller sans retour, nous trinquons allégrement au champagne, puis au rhum des
iles, petit avant-goût des Antilles.
Un instant, Patrick, peu habitué aux démonstrations affectives publiques, me prend la main et
m’embrasse tendrement. Une grande paix intérieure m’envahit et j’ai la certitude d’avoir fait le
bon choix, ma place est là, avec lui. Je réalise que ces instants de bonheur absolu, certainement
plus forts que ceux vécus le jour même de notre mariage, m’aideront à surmonter les moments
difficiles auxquels je m’attends, en volant vers l’inconnu…
Un ressenti de bien-être m’envahit, je m‘endors paisiblement. Lorsque je me réveille, quelques
heures plus tard, Patrick pleure toujours. Je réalise que je ne rêve pas, il va certainement être
plus heureux dans sa nouvelle vie, mon homme !
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9 : LE PARCOURS
Sages car prudentes, nos premières navigations ont lieu autour des iles de l’Arc Antillais. Les
courtes distances séparant les iles, les alizés modérés, entre les grains parfois plus violents,
permettent des navigations aisées, à la voile. Dans chaque ile, un magasin de pièces mécaniques
et d’accastillage est à la disposition des plaisanciers. Aux mouillages, les voisins sont nombreux
et nous pouvons sans gêne demander quelques conseils de mécanique, d’électricité ou de
plomberie.
Nous visitons ainsi Sainte-Lucie, Canouan, Cariacou, Bequia, et les iles des Grenadines.
Puis nous prenons la mer pour les Iles Vierges Britanniques : Norman Island, Anegada, Virgin
Gordon, avant de traverser sur Cuba.
De Santiago de Cuba à La Havane, quatre ports différents nous abritent et nous jetons l’ancre
dans une vingtaine de mouillages sauvages.
Après une escale aux Bahamas, nous arrivons en Amérique où nous séjournons pendant huit
mois environ. De Miami jusqu’à Newport, nous avons l’occasion de visiter de nombreuses
villes dont New-York, où nous restons deux mois environ.
Le premier décembre 2010, nous quittons Fort Lauderdale pour rejoindre les Bahamas, nous
visitons les Berry, Nassau, passons du temps à Georges Town, puis reprenons la direction des
BVI.
Nous naviguons jusqu’à Saint-Martin, puis en Guadeloupe, à Marie-Galante et revenons en
Martinique.
L’année 2011 est une année yo-yo entre Sainte-Lucie, la Barbade, Tobago, Grenade, l’ile de
Ronde, Cariacou, Petit Saint-Vincent, puis nous poussons jusqu’aux Roques, Curaçao, Bonaire,
retournons aux Roques, la Blanquilla et allons mettre notre bateau à l’abri dans une marina du
Venezuela, Puerto La Cruz.
Nous remontons ensuite fêter Noël en Martinique après une petite pause à Grenade.
En 2012, le ballet antillais reprend : Bequia, Tobago, Grenade, puis nous nous rapprochons de
Panama : Bonaire, les San Blas. : Chichine et Cayo Holandes, Panama : Porto Bello puis la
marina de Shelter-Bay.
Au club nautique de Colon, nous attendons notre heure de passage !
Après le canal de Panama, que nous traversons fin avril 2012, nous nous rendons aux Perlas,
puis revenons à Panama, avant de nous lancer sur l’océan Pacifique ! Un arrêt à Malpelo, bref
mais intense, trois semaines de répit aux Galápagos, puis une grande navigation nous permet
de poser le pied aux Gambier, en Polynésie.
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Nous ne quittons plus la Polynésie en bateau. Après les Gambier, nous nous rendons aux
Tuamotu où nous visitons avec insistance, sur les trois années, les atolls de Fakarava, Toau,
Tahanea, Apataki, Makemo, Raroia, Rangiroa, Tikehau, Ahe et Hao.
Aux Marquises, que nous rejoignons pour les trois saisons cycloniques, nous allons à Taiohae,
Fatu-Hiva, Ua-Pou, Hiva-Hoa et Fatu-Hiva.
Aux iles sous le vent, nous profitons de Moorea, Huahiné, Raiatea, Tahaa, Maupiti et Bora-
Bora.
A Tahiti, nous faisons des escales techniques et de bons ravitaillements.
Dans les chapitres suivants, je vous emmène dans plusieurs de ces endroits, dont le souvenir,
pour une raison ou une autre, est encore bien présent dans mon esprit. Je vous fais partager
quelques frayeurs, mais surtout de très belles rencontres et d’incommensurables moments
d’allégresse.
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Le bonheur
Comme d'un pur miracle, je t'en parle en secret,
En retenant mes mots, de peur d'en dire trop.
Je le crie dans le vent, je le chante en solo,
Je l'écoute en silence lorsqu'il se fait discret.
Il a les contours flous du rêve qui s'achève
Et la pâle lueur du matin qui se lève.
C'est la lumière vive des rayons du soleil
Et la douce clarté des étoiles du ciel.
C'est la fragilité d'un objet précieux
Et la beauté touchante de la simplicité.
Tel un éclat de joie, le rire dans tes yeux
Le sublime et révèle toute sa vérité.
C'est savoir que, là-bas, sur l'horizon lointain,
Où le bleu de la mer rejoint l'azur des cieux,
Il sera toujours là, fidèle au rendez-vous
De l'amour, du voyage, du voyage de l'amour.
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10 : CUBA.
Nos premières navigations sont antillaises, nous nous régalons à Sainte-Lucie, aux Grenadines,
à Grenade…
Nous naviguons ensuite dans les Iles Vierges Britanniques où nous participons au
rassemblement des bateaux Fontaine Pajot. Pendant trois jours, nous partageons avec des
bateaux du même chantier que le nôtre, des régates, des jeux de pistes, des repas et de belles
soirées festives. Auprès de Jean- François Fontaine, nous glanons des informations sur l’ile de
Cuba. Ses conseils sont précieux, ils nous seront utiles pour notre prochaine escale.
Pour nous rendre des Iles Vierges Britanniques à Cuba, nous allons accomplir notre première
grande traversée. Six jours et cinq nuits de navigation sont nécessaires pour parcourir une telle
distance.
Dès notre départ, le vent venant par l’arrière souffle assez fort, puis sa puissance croît. Je suis
très impressionnée par la hauteur des vagues qui arrivent au niveau de notre annexe et je ne
tourne plus la tête qu’épisodiquement, très vite inquiète.
Lorsque la nuit tombe, le vent forcit encore, nous réduisons la voilure, puis continuons notre
route. Le deuxième et troisième jour de navigation se passent relativement bien, mon mal de
mer chronique commence à se dissiper légèrement. Je m’habitue tranquillement au rythme du
voyage.
La quatrième nuit tout se gâte ! Entre l’ile de la Tortue et Haïti, un fort courant nous surprend
et nous entraine dangereusement vers la côte. Au moment où Patrick s’en aperçoit et décide de
changer de cap, un orage éclate, nous ne pouvons plus virer de bord, contraints de fuir les rafales
de vent violent.
La côte se rapproche à vue d’œil, le bateau, pourtant peu toilé, avance encore à une vitesse
importante. Les deux moteurs, à forte puissance, ne suffisent pas à le ramener au centre de
cette passe difficile. Je suis terrorisée, je pleure évidemment. Patrick est cramponné à la barre,
il tente de s’éloigner du rivage, malgré les assauts du vent. Les minutes me semblent
interminables !
Mais que sommes-nous venus faire dans cette galère ? Je commence à me poser de sérieuses
questions, je vis ma première grande frayeur, je pense même que ce sera la dernière. Je suis
vraiment impressionnée par le vent, la mer et ses vagues, les bruits du bateau…Le sentiment
d’impuissance est frustrant, je ne peux pas aider Patrick mais mon état d’angoisse ne le sert pas
non plus.
Peu à peu, l’orage s’éloigne enfin, le vent se calme, les rafales perdent en intensité. Patrick,
avec une grande maitrise, change progressivement de cap, nous rejoignons le centre de la passe.
L’orage terminé, nous virons de bord puis reprenons une route plus sûre, ouf !
Je suis toute tremblante, je mets un grand moment à me remettre de ce premier coup d’effroi.
Nous apprenons plus tard que le canal de l’ile de la Tortue est dangereux et rares sont les
plaisanciers qui se risquent à pareille voie maritime.
40
***
La nuit suivante, nous voyons une grande lueur sur la côte cubaine. D’immenses projecteurs
inondent de leur lumière puissante une partie de la terre, mais aussi un important périmètre
maritime. C’est un morceau de jour dans la nuit ambiante ! Le centre de détention militaire de
haute sécurité de Guantánamo est un petit territoire loué par les américains. Nous avons
quelques frissons en le longeant, pourvu que les gardiens ne nous prennent pas pour cible !
Nous arrivons ensuite dans l’immense baie de Santiago de Cuba. Un douanier parle à la VHF :
-« La barca de vela, la barca de vela ! »
Aucun autre bateau ne navigue dans ce lieu en ce beau dimanche matin. Ce message nous est
adressé, sans hésitation possible. Après les présentations d’usage, nous sommes guidés vers la
marina.
A peine les amarres attachées à un ponton un peu délabré, nous sommes de suite confrontés à
l’administration spéciale de ce pays communiste.
Inutile de vouloir poser le pied à terre avant que ne soient terminées les formalités d’entrée. Les
visites des autorités se succèdent, les uniformes défilent, les chiens cherchent à détecter la
présence éventuelle de drogues, les inspections et fouilles se multiplient. Le réfrigérateur est
passé au peigne fin, les placards sont inspectés méticuleusement, les petites culottes
n’échappent pas non plus aux regards des douaniers. Un sac de poubelle est vidé, par excès de
zèle, sans doute. Chaque visite nous déleste de cuc, monnaie locale réservée aux touristes, mais
aussi de ma bouteille de parfum convoitée par la doctoresse. Nous nous plions sagement à ces
contrôles démesurés qui se termineront le lendemain, mais la liberté nous manque déjà.
Le lendemain, nous visitons la ville de Santiago en compagnie d’un couple de navigateurs.
Cette ville n’est pas touristique, nous nous heurtons de plein fouet à la vision d’immeubles
délabrés, de vieilles voitures américaines, de chevaux tirant des carrioles, de magasins vides.
Puis, nous partons pour le mouillage de Chivirico, plus à l’Est.
L’entrée n’est pas simple, les amers indiqués sur notre carte sont difficiles à apercevoir, le
chenal n’est pas balisé et la voie sinueuse. Après quelques hésitations, quelques sueurs froides,
nous pouvons jeter l’ancre dans une ravissante petite crique. Nous sommes largement
récompensés de nos efforts car le mouillage est agréable. Un catamaran français se trouve déjà
sur place.
Quelques instants plus tard, un douanier réquisitionne la barque d’un pauvre pécheur, le fait
ramer jusqu’à nous, sous un soleil de plomb. Sans gêne, le fonctionnaire reste bien installé à
l’arrière de l’embarcation en sirotant une bière locale. Puis il monte à bord et commence son
laïus. Son message est clair, les consignes sont strictes, seuls les ports possédant un poste
douanier ont la possibilité d’accueillir les bateaux étrangers. Il vérifie tout de même nos papiers,
nous pose les questions habituelles. A ce rythme, nous allons perfectionner notre espagnol !
Après mûre réflexion et longue hésitation, il nous permet de rester, à la condition expresse de
ne pas descendre à terre, de ne parler à personne, de n’accepter personne à bord, de ne pas prêter
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nos instruments de navigation et notre téléphone satellite. Nous ne comprenons pas les autres
ordres formels qu’il nous déblatère trop rapidement. Tout aurait été sans doute plus simple en
glissant quelques billets dans les passeports mais nous avions décidé de ne pas entrer dans ce
jeu-là.
Débarrassés de cette désagréable visite, nous partons prendre un verre sur le catamaran voisin,
puis rentrons au bateau. Plus tard, à la nuit tombante, nous apercevons dans la pâle lueur
crépusculaire la barque du pécheur, sans le douanier, cette fois. Ce cubain revient afin de nous
informer que le douanier est rentré chez lui, que la voie est libre et que nous pouvons débarquer.
Pourquoi prend-t-il ce risque ? Par lassitude des interdits, par simple gentillesse ? Nous ne le
saurons pas !
Que faire ? Un petit tour à terre nous tente, mais nous sommes dans la plus grande illégalité.
Nos nouveaux amis ont envie de se dégourdir les jambes, nous les accompagnons.
Nous sautons dans l’annexe, n’allumons pas le moteur pour ne pas faire de bruit, naviguons à
la rame, tous feux éteints pour ne pas être repérés par un délateur ou un fonctionnaire de passage
trop zélé. Nous débarquons dans les herbiers sauvages puis rejoignons par un petit sentier le
centre du village. Nous sommes, bien sûr, les seuls touristes dans ce coin reculé et allons manger
au seul restaurant de la rue. Pour un cuc, équivalent à un euro, nous sera servi le plat unique,
poisson grillé accompagné de riz et nous boirons la bière cubaine.
Nous repartirons par le même chemin, dans la pénombre et en silence.
Peu habituée à l’aventure, je n’ai pas vraiment profité de ma soirée, un peu angoissée.
En six semaines de vie cubaine, nous ferons beaucoup de choses absolument interdites,
utiliserons la monnaie réservée aux locaux, prendrons des taxis non-autorisés, achèterons des
cigares au marché noir, bref, je ne le savais pas mais, ce soir-là, je participais à un premier
entraînement …
Dans les Jardins de la Reine, composés de multiples petits ilots offrant de nombreux mouillages
isolés, nous attaquons une cure intensive de langoustes et de crevettes. Patrick chasse les
langoustes sous les cailloux, les crevettes nous sont gentiment offertes par les pécheurs. Ceux-
ci vivent très précairement sur leurs bateaux en piteux état, sans confort, sans eau douce. Même
si leurs cales sont pleines, ils doivent attendre la date prévue pour le retour. Ils sont ravis de nos
visites qui les divertissent, nous leur offrons des bières, du savon et des casquettes. Ils
remplissent des seaux de crevettes pour nous remercier, puis, pris de remord, ils rajoutent des
langoustes par-dessus…
***
Recevoir des visiteurs à Cuba n’est pas une mince affaire !
La ville de Cienfuegos est située dans une profonde baie. Le chenal y accédant est long,
tortueux. Régulièrement, des alignements à terre permettent de prendre les bonnes directions et
d’accéder à la marina.
Les invités débarquent à La Havane, à l’opposé de l’ile. Les taxis et les bus réservés aux
touristes sont hors de prix, nous n’avons pas le droit d’utiliser ceux mis à la disposition du
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peuple. Un cubain peut nous emmener, moyennant une somme correcte. Pour cela, il emprunte
le véhicule d’un ami, une vieille voiture américaine des années 50, bien rénovée avec un
nouveau moteur japonais.
Nous voilà en route pour l’aéroport. Chaque contrôle de police donne des coups de chaleur à
notre chauffeur qui nous ordonne de nous tapir au fond, entre les sièges. Il n’a pas froid aux
yeux et sans doute une grande expérience pour braver ces interdits. Le trajet est long, les routes
peu entretenues, la chaleur accablante.
En arrivant à l’aéroport, nous devons descendre discrètement sur la route, notre chauffeur part
garer la voiture dans un parking plus éloigné. Nous récupérons nos invités épuisés par le voyage
et par les formalités douanières interminables, puis nous retrouvons notre taxi.
Les sacs solidement attachés sur la galerie, nous nous engouffrons tous dans le véhicule et
repartons pour cinq heures de route et de cache-cache avec les policiers. L’arrivée à la marina
est un soulagement pour tous, nous remercions chaleureusement notre chauffeur, lui versons le
prix convenu et lui offrons du parfum français pour sa femme, il est ravi !
Les gardiens de la Marina ne nous embêtent pas, Patrick les avaient prévenus de notre arrivée
tardive, en compagnie de notre famille et s’était déjà acquitté des taxes d’entrée.
Avec notre équipage de luxe, enfants et beau-frère, nous quittons Cienfuegos pour rejoindre La
Havane, par la mer cette fois !
Une après-midi, nous jetons l’ancre dans l’archipel de Cayo Delias, dans une grande baie calme,
peu profonde et aux abords verdoyants.
Non loin, nous repérons une petite cabane et deux pécheurs. Patrick va saluer et bavarder avec
le plus âgé d’entre eux. Celui-ci, sur sa barque, vient de traverser toute la baie à la seule force
de ses bras, en ramant péniblement. Cet homme frêle se prénomme Pedro. Il est vêtu d’un
semblant de T-shirt déchiré, d’un short en piteux état. Il ne porte, sous le soleil de plomb, ni
lunettes de soleil, ni casquette. Je me souviens de son visage ridé, de son œil pétillant, de son
sourire charmeur et de ses deux dents en or qui brillaient dans sa bouche édentée...
Il connait la baie comme sa poche et viendra chercher les garçons pour la pêche aux langoustes,
après le repas qu’il prépare pour son compagnon et lui. Pour l’instant, leur menu est retourné,
les pattes en l’air, la coquille contre sable et agonise tranquillement. Une tortue de belle taille
attend son heure fatidique.
Bien entendu, nous avons un peu de peine pour la tortue car nous savons que cette espèce est
protégée partout dans le monde. Nous ne jugeons pas ces deux hommes solitaires, sans doute
un peu affamés et ayant pour seules provisions du riz, de la farine, de l’huile, du café en poudre
et un peu de sucre.
Dans l’après-midi, Pedro arrive au catamaran, toujours à la rame. Les garçons, malgré leurs
coups de soleil, partent à la recherche des langoustes aux pattes villeuses. La technique est
simple, efficace, rapide : Pedro leur montre un rocher, un garçon plonge et une langouste
supplémentaire garnit notre filet à poissons.
Lorsque le repas est largement assuré, tous reviennent au bateau. Nous invitons ce brave Pedro
à prendre une bière à bord. Seulement voilà, en pays communiste, il est interdit aux habitants
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de lier des contacts avec les gens de l’extérieur et surtout formellement défendu de monter sur
les bateaux étrangers.
Nous étions au courant de ce fait, déjà largement informés par les douaniers à notre arrivée,
mais nous nous demandons quel est pour lui le danger encouru, alors que nous sommes loin de
toute autorité et que seul son compagnon le voit. Justement, il nous explique, en jetant des
regards angoissés en direction de la cabane, que son jeune aide le surveille. Il le dénoncera plus
tard s’il met le pied sur notre bateau. La délation est encore pire que ce que nous avions
imaginé…
Pour le récompenser modestement du temps passé avec nous, nous lui offrons deux bières
fraiches, deux petits savons, deux casquettes publicitaires. Il nous remercie chaleureusement
pour chaque objet. Nous sommes presque gênés, les larmes me viennent aux yeux lorsqu’il
prend ses maigres présents et les cache sous son polo en guenilles. Il nous dit :
-« C’est Noël pour moi ! »
Nous le regardons s’éloigner en silence, sous le soleil tombant, nous prenons conscience de la
liberté dont nous jouissons en métropole et dans tous les pays aux régimes démocratiques. Le
communisme de Castro, s’il nourrit, éduque et soigne convenablement les habitants de Cuba,
les prive de la liberté d’aller à leur guise, nous en aurons la triste confirmation tout au long de
ces semaines passées là-bas.
Nous avons dégusté la succulente chair des langoustes à la santé de Pedro, en espérant que le
régime politique desserre un peu son emprise.
Notre voyage se poursuit jusqu’à la Havane, et les visites de la capitale sont remplies
d’imprévus.
La marina Hemingway a certainement connu des heures de gloire mais celles-ci sont oubliées.
Le long des cinq canaux, les quais sont pratiquement désertés. Les appartements et les
résidences sont abandonnées, l’eau s’infiltre par les toitures délabrées, les carrelages se
décollent, les peintures sont défraichies. Malgré cela, les dames de ménage continuent de
balayer les feuilles mortes, nettoyer les carreaux cassés, laver les couloirs désespérément vides,
comme si le temps ne s’était pas arrêté…Leurs postes ont été créés avant que les touristes ne
désertent les lieux, ils ont perduré au fil des années, comme si les vacanciers allaient venir à
nouveau. Ces femmes accomplissent leur travail sous la houlette de leurs supérieures en bas
résille, marque de la hiérarchie omniprésente.
Lorsque nous entrons dans l’épicerie du port, nous avons un choc, les rayons sont pleins ! Bien
vite, nous nous apercevons en regardant de plus près que les mêmes produits ont été alignés sur
toute la longueur des étagères ! Quatre caissières s’occupent de nos maigres achats : la première
fait les comptes, la seconde range les courses dans un sac plastique, la troisième encaisse et la
cheftaine en bas résilles vérifie les comptes, il n’y a pas de chômage à Cuba !
Dans le centre de La Havane, nous suivons un cubain dans la maison de sa mère et achetons
des cigares tombés du ciel ! Une trappe s’ouvre dans la cuisine et nos commandes sont livrées
en un temps record, à un prix dérisoire. Nous ressortons de cette demeure prudemment. Le
cubain surveille la rue, regarde à droite, à gauche, n’aperçoit pas d’espion, nous invite à
traverser. A distance, il nous suit un moment puis nous abandonne deux rues plus loin, l’air
innocent…
44
***
Nos semaines passées à Cuba nous ont ouvert les yeux sur un autre régime politique que le
nôtre. Nous avons croisé des personnes privées de liberté, mais souriantes et accueillantes
malgré les difficultés quotidiennes de leur vie. Elles prenaient de grands risques en nous parlant.
Si nous demandions à l’une d’elle son salaire ou le coût d’un service, c’est sur sa main qu’elle
inscrivait les chiffres, puis elle crachait et les effaçaient en toute hâte.
Chacun de leur déplacement familial doit être au préalable signalé au chef du district. Celui-
ci, en fonction de son humeur, accorde ou non la permission, en détermine la durée et fixe le
nombre de personnes autorisées à quitter le domicile.
Nous n’avons pas été des touristes classiques. Ceux-ci arrivent en groupe, montent dans le car
accrédité, logent à l’hôtel, visitent avec les guides les endroits choisis par le gouvernent,
dépensent leurs cuc dans les boutiques réservées. Les voyageurs comme nous ne sont pas faciles
à localiser, à guider, à contrôler. Nous payons nos courses en pesos, la monnaie des cubains.
Un prix affiché à trois cuc, par exemple, coûte en fait trois pesos pour les locaux, soit vingt-
cinq fois moins cher. Vingt mangues ne m’ont ainsi coûté que trois pesos, un régime entier de
bananes douze pesos.
Chaque année, ce sont des centaines de Cubains qui tentent de quitter leur île et de rejoindre la
Floride par la mer ! Nos instruments de navigation intéressent forcément les candidats au départ,
et les douaniers craignent que nous les leur vendions. Ils redoutent également que nous servions
de passeurs et acceptions des migrants à bord de notre bateau.
Nous avons demandé aux autorités cubaines de ne pas tamponner nos passeports, mais la
clearance du bateau porte le cachet cubain. Pour cause d’embargo, nous ne pouvons donc pas
rejoindre l’Amérique en partant de Cuba. Nous quittons la Havane et prenons la direction des
Bahamas.
45
11 : L’AMERIQUE.
A Bimini Island, aux Bahamas, nous accomplissons les formalités d’entrée et de sortie dans
l’après-midi, mais nous avons l’autorisation de dormir sur place à condition de quitter le
territoire en début de journée. Nous levons l’ancre à sept heures.
Aux alentours de onze heures, les premiers gratte-ciels de Floride apparaissent à l’horizon.
A ce moment–là, je surprends mon capitaine en train de chercher frénétiquement dans la boite
dédiée aux nombreux pavillons déjà accumulés lors de notre séjour dans les différentes îles de
l’arc Antillais.
Il en extrait un drapeau américain flambant neuf, et pour cause !
Alors que le catamaran file à six nœuds, toutes voiles dehors, que les immeubles prennent de la
couleur et que leur hauteur commence à nous donner le vertige, Patrick déplie le drapeau
tricolore aux cinquante étoiles et aux treize bandes transversales représentant les états et les
colonies unies pour l’indépendance.
Bien sûr, nous sommes toujours attachés à notre pavillon français, un peu vieillissant à l’arrière
du bateau. Mais le drapeau américain est un symbole très fort. Je ne crois pas avoir vu un film
ou une série américaine sans un drapeau en arrière-plan, et c’est aussi lui qui flotte sur la lune
!
Je cours chercher mon appareil photo et immortalise cet instant. Le sourire illumine le visage
de mon capitaine, je le vois essuyer une larme furtive en hissant ce pavillon…
Certes, nous ne sommes pas partis de métropole pour arriver aux Etats-Unis avec notre bateau,
mais les sensations inoubliables de conquête et de fierté nous envahissent.
En partant naviguer autour du monde, Patrick réalise un rêve, son rêve d’adolescent, de jeune
homme et d’homme mûr. Je l’accompagne de bon gré mais je me demande parfois si nous
éprouvons les mêmes sentiments face aux événements. J’ai peur de gâcher ses moments de joie
intense en ne comprenant pas vraiment ses émotions d’aventurier de la mer.
Patrick est un grand démonstratif dans ses moments de contrariété, de colère ou d’ennui. En
revanche, il ne montre pas, ou de façon très modérée, sans doute par pudeur mal placée, son
bonheur et sa satisfaction.
Mais l’expérience acquise au cours d’une trentaine d’années de vie commune me permet de
saisir le moindre petit indice et de l’interpréter assez judicieusement.
Sa joie est la mienne, son bonheur me ravit pleinement. Nous avons donc vécu à deux ces grands
instants de plénitude.
Nous arrivons seuls, sur notre embarcation flottante, dans ce pays qui nous semblait, sur les
bancs de l’école, si loin et si inaccessible.
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Le temps de rouler le génois, d’affaler la grand-voile, nous voici devant ces imposants gratte-
ciels multicolores surplombant South Pointe Park, un parc magnifiquement paysagé. Nous
longeons la presque-ile de Miami Beach, avançons prudemment dans la Biscaine Bay, puis
nous nous résignons à aller dormir, malgré le prix exorbitant de la place à quai, au Miami
Beach Marina. Nous sommes gentiment aidés par les employés du port arrivés précipitamment
en voiture électrique pour attraper nos amarres et guider notre manœuvre. Comme nous le
constaterons partout en Amérique, le service est onéreux, mais parfait !
Nos premiers pas sur le sol américain sont ceux d’enfants auxquels est offert un nouveau jouet,
désiré depuis longtemps.
De superbes voitures de sports, des vitrines alléchantes, du luxe, du tape à l’œil à chaque instant,
nous ne savons plus où donner du regard. Le contraste aurait été moins saisissant si nous avions
débarqué de Paris ou de Londres, mais nous venons de passer quelques mois dans le pays des
vitrines tristes et des rayonnages vides.
Nous descendons flâner dans les rues commerçantes, bien animées en cette fin d’après-midi,
stoppons devant les vitrines de gadgets pour animaux de compagnie, les boutiques de décoration
aux tarifs exorbitants, les restaurants à la mode…Nous prenons notre première leçon de
commerce. Nous dînons en ville, dans un wagon ferroviaire reconverti en restaurant, sur la
onzième rue.
Nous rentrons sur le bateau épuisés, mais tellement heureux. Nous peinons à trouver le
sommeil, impressionnés par la quantité de bateaux autour du nôtre, étonnés du bruit ambiant
incessant, éblouis par les lumières dans la nuit.
Nous avons du mal à exprimer notre joie et c’est à Miami que je dis pour la première fois cette
phrase
« Mais qui sommes-nous pour mériter tant de bonheur ? »
Je la répète encore souvent, certaines de mes copines l’utilisent aussi.
Le lendemain, au réveil, nous sommes encore dans la magie de l’endroit, nous ne rêvons donc
pas et allons vivre chez les Américains !
Nous restons deux semaines à Miami, visitons la ville et les environs. Nous nous promenons
dans les Everglades, Patrick rêve depuis la série « Flipper le dauphin » de se déplacer dans les
marécages infectés de crocodiles avec un hydroglisseur ! La balade tient toutes ses promesses,
les crocodiles sont dans les herbes hautes et le long des cours d’eau, les moteurs de l’engin à
coussins d’air sont puissants et bruyants, la vitesse dans les virages est stupéfiante, les
éclaboussures d’eau sales font partie du folklore…
En voiture, la règle du « premier arrivé, premier à passer » est déroutante et les feux tricolores
placés après les carrefours occasionnent quelques grincements de pneus et quelques arrêts
subits.
Nous regrettons un peu de n’avoir pas toujours été attentifs pendant les cours d’anglais
dispensés au collège ou au lycée, mais nous allons nous débrouiller avec nos bases et continuer
notre apprentissage sur le terrain.
*
47
L’Océan Atlantique est relié à la Biscayne Baie par un inlet, bande de mer transversale. Les
courants et les marées s’y rencontrent, quelquefois accentués par les vents puissants.
A l’entrée, profitant d’heureuses circonstances dont nous n’avions pas été conscients, nous
avions bénéficié de conditions optimales.
Quelques jours plus tard, alors que nous sommes sur la célèbre plage de Pamela Anderson, sans
elle, bien sûr, mais en compagnie de ses clones féminins, nous voyons un voilier se faire
secouer dans l’inlet. Il monte et descend dans les vagues, chahuté dans tous les sens. Les vagues
sont si hautes qu’il disparaît parfois, comme englouti dans les flots. Nous le suivons du regard
un grand moment, plein de compassion pour lui et son équipage, mais sans nous poser de
questions, encore un peu naïvement...
Le matin de notre départ pour le Nord, sans aucune appréhension, nous nous engageons dans
cette passe où nous étions venus la veille, en annexe, surfer sur les vagues créées par les
immenses navires de croisière en partance vers le large. C’est une attraction locale, prisée par
les surfeurs et tous les rois de la glisse.
Objectivement, nous ne sommes pas dans le shaker très longtemps, mais cela nous semble très,
très long. Les puissantes vagues arrivant de face soulèvent notre catamaran. Tout ce qui n’est
pas solidement installé dans le bateau vole, j’entends les flacons et autres récipients tomber
dans les salles d’eau, le panier de chaussures traverse le cockpit. Je me cramponne tant bien que
mal à la table qui bondit et qui, me semble-il, menace de se décrocher dès la secousse suivante.
J’emploie toute mon énergie à me tenir et je ne pense pas au mal de mer ! Fidèle à lui-même,
concentré et serein, Patrick essaie de négocier chaque vague, mais le fort courant lui complique
la tâche. Je pense vraiment que nous n’allons pas nous en sortir ! Qu’allons-nous faire ? Patrick
doit aussi réfléchir et vite !
Au moment où, prudemment, il décide de rebrousser chemin, il entrevoit la possibilité de longer
davantage la bouée bâbord. Prudemment, il se dévie sur la gauche et franchit encore deux
vagues gigantesques. Ensuite, le bateau retrouve un peu de vitesse, subit moins les assauts des
vagues, devient plus manœuvrable.
Je n’ose pas le croire, mais nous sommes sur la bonne voie, les plus grosses vagues sont
maintenant derrière nous. Quelques soubresauts plus tard, nous voguons tranquillement en
direction de New-York. Nous venons de franchir, avec peur et succès, notre entraînement pour
les passes polynésiennes, mais cela, nous ne le savons pas encore…
***
Nous choisissons de prendre la mer jusqu’au Cap Hatteras, profitant ainsi du Golf Stream,
courant chaud et puissant qui augmente notre vitesse de quatre à cinq nœuds. Quel bonheur de
naviguer à onze ou douze nœuds dans un grand confort ! Une après-midi entière, nous
naviguons en compagnie d’un rassemblement de tortues migrantes se déplaçant en bancs vers
le Nord. Nous rejoignons ensuite l’intra costal et faisons halte à Norfolk.
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Le quatre juillet, nous vivons intensément notre première fête nationale américaine. Toute la
journée, des animations ont lieu sur les pelouses et dans les rues de la ville : concerts, jeux,
démonstrations sportives ou artistiques, défilés, fanfares…Le tout dans une ambiance
conviviale et bon enfant. Les drapeaux sont présents partout, dans les airs, sur les étals, sur la
plupart des tenues vestimentaires. Des cœurs aux couleurs du drapeau sont dessinés sur les
visages des enfants et des adultes. Les stands de nourriture ne désemplissent pas, les
Américains, à toute heure du jour, déambulent un en-cas à la main. A la nuit tombante, des
dizaines de petites et moyennes embarcations viennent ancrer, les unes contre les autres, non
loin de notre bateau. Au milieu du chenal, une immense barge militaire se positionne et un
gigantesque feu d’artifice est tiré depuis son pont. Nous sursautons à chaque envoi de fusées,
les bruits sont détonants et nous sommes aux premières loges ! Les lumières multicolores des
feux illuminent la ville, les lueurs se reflètent sur l’eau et sur les façades des immeubles. La
musique envahit ensuite la cité, les bals populaires attirent la foule. C’est une belle fête,
grandiose, à l’image du patriotisme américain, de leur sens de l’amusement en général.
Norfolk est une base de l’armée américaine. Nous visiterons un immense bateau militaire à quai
ainsi que le musée de la marine. Des dizaines de porte-avions sont alignés à la sortie de
l’agglomération, nous passons tout près de ces navires, surveillés jour et nuit par des bateaux
patrouilleurs.
Encore quelques jours de navigation et nous voilà à la porte de New-York !
Devant nous le pont Verrazzano se dessine peu à peu et sa silhouette perce les dernières brumes
matinales.
Sa hauteur est majestueuse, plus de deux cents mètres, nous ne sommes pas en souci pour notre
tirant d’air. Le mât ne touchera pas cet édifice reliant les arrondissements de Brooklyn à Staten
Island. Deux étages de circulation sont superposées, de six voies chacune, le train passe
dessous…
Nous entrons ensuite dans l’Upper New-York Bay, où un important trafic de bateaux en tout
genre nous incite à la plus grande prudence. Des cargos, des ferries, des yachts, des bateaux
transportant des citernes, d’autres chargés de cargaisons de charbon, quelques rares voiliers
dont un trois mats école se suivent ou se croisent dans un indescriptible et incompréhensible
cheminement.
Le catamaran semble ridiculement petit dans cet espace bordé de bouées musicales. Des cloches
sont fixées à ces bouées, chacune a un son différent et les tonalités entendues grâce à leurs
balancements les situent en cas de mauvaise visibilité.
La statue de la Liberté est bien là, mais elle nous semble de taille réduite, face au gigantisme
des premiers immeubles de Manhattan que nous apercevons sur la droite.
Une séance photo s’impose, nous revêtons nos polaires Chartreuse, clin d’œil à notre région et
à tous les soufflés chartreuse que nous avons vendus ou dégustés. Je prends un livre dans une
main pour imiter la posture de cette colossale statue de femme, je réalise trop tard m’être
trompée de côté, les poses sont déjà dans la boîte.
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Symbole de liberté, la statue a reçu des milliers d’immigrants à l’entrée du port et elle nous
accueille aussi, petits Français sur leur domicile flottant !
Un fort courant nous freine pour la remontée de l’Hudson River, et c’est tant mieux ! Nous
avons ainsi le temps de regarder à loisir défiler sous nos yeux les quartiers de Manhattan. Des
marinas, dans lesquelles se trouvent de splendides yachts, bordent les rues du sud de la ville.
Les arbres les longeant ressemblent à des bonsaïs écrasés par l’immensité des tours. Les voies
transversales et rectilignes nous paraissent sans fin.
Plus au Nord, les quais se succèdent, les murs se couvrent de panneaux publicitaires de taille
démesurée, les rues se croisent dans un parfait quadrillage.
Notre mouillage se trouve sur l’ Hudson River, prêt de la Marina de la 79ième Rue dans laquelle
nous prendrons place plus tard pour plus de commodités pour nos invités.
Les catamarans ne sont pas autorisés à utiliser les bouées présentes. L’année précédente, sous
un violent orage, un catamaran a entrainé sa bouée et a percuté d’autres voiliers.
D’autre part, un fort courant parcourt ce fleuve où a amerri quelque temps plus tôt un avion en
perdition dont l’équipage fut sauvé de la catastrophe par un pilote expérimenté et courageux.
Nous ne pouvons pas descendre et remonter facilement notre annexe en dehors des heures
d’étale, mais, si besoin, nous pouvons cependant l’attacher moteur embrayé pour lutter contre
le courant l’écartant du bateau.
Le fleuve charrie des tonnes de débris, végétaux pour la plupart : troncs d’arbres, branches,
mais aussi, hélas, détritus en tout genre. Malgré ces nuisances, des courses de natation sont
organisées le week-end, les nageurs s’équipent de combinaisons étanches.
Nuit et jour, des bateaux descendent ou remontent ces eaux tumultueuses. A terre comme en
mer, New-York ne dort jamais. Les rues bordant notre mouillage sont toujours fréquentées et
la circulation intense de jour devient seulement fluide entre une et trois heures du matin. Sur
les quais, les New-Yorkais, grands sportifs, marchent, courent, roulent à bicyclette, promènent
chiens et enfants, du petit matin au petit matin suivant! De nombreux bars avec terrasse
accueillent les gourmands et les assoiffés.
En plein cœur de la ville, à deux pas de Central Park, de Broadway, non loin du quartier de
Times Square, des théâtres, des musées, notre mouillage est idyllique. Les commodités sont
nombreuses : ponton sécurisé pour l’annexe, boutiques bien achalandées proposant des produits
d’épicerie de grande qualité, station de métro à cinq minutes de marche, rien ne manque pour
un séjour de rêve.
Tout est démesuré dans cette ville, la longueur des rues, la hauteur des immeubles, le nombre
de taxis jaunes, le choix des restaurants, la diversité des boutiques, la spécificité de chaque
quartier…
Le magasin de « Mm’s » nous fait halluciner : trois étages de petits bonbons chocolatés de
toutes les couleurs, de gadgets avec le dessin de ces friandises, allant du rideau de douche aux
boucles d’oreilles, des pyjamas aux pinces à sucre…La leçon de commerce continue…
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Balades, shopping, comédie musicale, visites de monuments, notre emploi du temps est intense
et nous le partageons avec les enfants venus nous rejoindre.
Nous retrouvons des images vues dans de nombreux films : la camionnette du marchand de
glace et sa musique, les escaliers de secours des maisons, les panneaux publicitaires lumineux
et animés de Times Square, les allées de Central Park…
La visite du Met nous passionne, nous ne parcourons pas les cent-quatre-vint-mille mètres
carrés, ne verrons pas les deux millions d’œuvres exposées, mais resterons béats devant « La
Princesse de Broglie » de Jean Auguste Dominique Ingres, « La Diseuse de bonne aventure »,
de Georges de La Tour, et rêverons en contemplant « La terrasse à Sainte-Adresse » de Claude
Monnet.
Nous ne sommes pas assez connaisseurs en art moderne pour apprécier la visite du MOMA,
mais le musée des sciences nous plaît beaucoup.
Jamais nous ne serions venus visiter si longuement New-York sans le bateau et ce mouillage
un peu difficile nous a permis une expérience unique, inoubliable. Un à un, avec plus ou moins
de rapidité, les objectifs de mon capitaine sont atteints et la réalité est aussi belle que ses rêves,
voire plus…Quelle chance pour moi de vivre avec un homme heureux !
Nous ne quittons la ville que deux mois plus tard, après quelques petites escapades dans la
région.
***
Certes, la rigueur et la discipline américaine nous font parfois légèrement grincer les dents,
mais nous en sourions souvent et nous plions de bonne humeur à leurs règles de vie.
Nous avons dormi, à plusieurs reprises dont une nuit avec nos enfants, à quelques encablures
de la Statue de la Liberté, à New-York ! Cet incroyable mouillage peut contenir trois bateaux
environ, il est assez bien protégé des vents et des courants. Son accès semble un peu compliqué,
car sinueux et étroit, mais les bouées sont nombreuses, avec leurs cloches au bruit particulier
pour les jours de brume et nous avançons très prudemment.
Nous longeons la statue en sortant du chenal principal, puis continuons le long du parc assez
imposant et très fréquenté à toute heure. Plus loin, sur tribord, quelques petites embarcations
appartenant à une école de voile sont amarrées, nous les évitons et pouvons quelques instants
plus tard jeter l’ancre en toute quiétude.
Nous sommes à deux pas de ce monument célèbre et nous voyons les navettes bondées déverser
sans discontinuer les hordes de touristes. Ceux -ci ont attendu parfois des heures pour y prendre
place et venir grimper les célèbres marches. La visite de la Statue est gratuite, le billet d’accès
couvre uniquement les frais de transport maritimes.
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Patrick et les enfants décident donc d’aborder l’ile en annexe. Je dois m’activer à la préparation
des repas, je ne suis pas téméraire du tout, je reste bien sagement au bateau.
Alors qu’ils arrivent aux abords de l’ile, des personnes leur font de grands gestes et semblent
leur indiquer une interdiction quelconque. Mais, passant outre, Patrick attache l’annexe et tous
débarquent d’un bon pied. Hélas, la police locale les a repérés et les accueillent férocement,
armes aux poings !
Ils devront expliquer pourquoi ils ont mis les pieds sans autorisation sur un territoire fédéral,
pourquoi ils n’ont pas leurs pièces d’identité sur eux, d’où ils arrivent et justifier même leurs
nouvelles teintures de cheveux blond platine ! Patrick devra également sortir les mains de ses
poches, comme dans les séries policières de la télévision.
De palabres en conciliabules, les policiers demandent une escorte démesurée pour
raccompagner les visiteurs indésirables sur le catamaran, afin de vérifier toute la paperasse
administrative. Une embarcation de belle taille, avec fusil mitrailleur sur la proue, prêt à la
fonction et cinq policiers suivent dans le petit chenal une annexe avec quatre touristes, quel
spectacle ! Patrick a la présence d’esprit de ne pas dépasser la limite de vitesse autorisée, je
crois qu’il n’a pas battu le record de lenteur depuis. De loin, connaissant ma tendance
paniqueuse, Charles-Antoine hurle :
-« Maman, ce n’est rien, nous sommes avec la police mais ne t’inquiète pas ! »
Comprenant la situation, je prépare les passeports, le permis de navigation, les visas et je tends
ces papiers au fonctionnaire, courtois mais impressionnant.
Après un examen approfondi de ces documents, la question des armes et de la drogue à bord
abordée, la tension se relâche, les policiers s’inquiètent à nouveau de la couleur des cheveux du
capitaine.
Ensuite, très professionnels et détachés, ils nous souhaitent un agréable séjour en Amérique, de
bonnes vacances et une bonne journée. Tout va mieux à bord et le repas préparé est dévoré de
bon appétit, après les émotions.
Remis de cette escapade, nous profitons plus calmement de ce sympathique mouillage proche
de la Liberté, mais pas tout à fait…
***
Dans ce prochain lieu, nous avons choisi de ne pas passer la nuit, quelques heures en pleine
journée nous ont permis de jouir du spectacle, puis nous avons continué notre route vers City
Island, lieu de grande villégiature au Nord de New-York.
Alors que nous longeons la Grande Pomme en empruntant l’Est River, laissant le Bronx,
Rockfellerr Island, l’aéroport de la Guardia se présente non loin de notre route. Poussés par la
curiosité et l’attrait chronique des avions, après consultation de la carte, nous propulsons le
catamaran le long des pistes d’atterrissage et de décollage de l’aéroport. Un peu plus loin, aux
abords d’un grand stade, nous mouillons en bout de piste.
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Evidemment, à mon habitude, je ne suis pas rassurée. Les avions, à vive allure en bout de piste
de décollage, passent sur nos têtes et la distance entre eux et le haut du mât du bateau est difficile
à évaluer. Dans un bruit grondant et assourdissant, ils nous frôlent et nous sentons le remous
d’air occasionné par leurs déplacements.
Pas de répit dans cet immense aéroport ! Un avion arrive, un avion repart et le ballet ne
discontinue pas, nous avons sans cesse les yeux levés vers le ciel et espérons que tous
maintiendront leur altitude en progression.
Nous voyons le dessous de l’avion tout proche, et discernons même les têtes des passagers.
Ceux-ci doivent se demander que fait ce bateau dans cet endroit peu ordinaire, et si le capitaine
n’est pas un peu « crazy ! » C’est la question aussi que nous nous posons quelques heures plus
tard, lorsque nos oreilles sont bouchées, nos cervicales en compote et nos yeux éblouis par le
soleil se reflétant sur les coques métalliques.
Epuisés, mais heureux de cette expérience, nous déménageons alors dans des lieux plus sereins.
***
Depuis une journée, le bateau est à l’ancre, en Amérique, près de City Island.
Cette belle petite ile est un havre de luxe et de paix, un quartier hautement résidentiel dans la
pure tradition américaine bon chic bon genre. Sa visite vaut le déplacement, nous baladons en
amoureux dans la rue principale et les ruelles transversales, nous faisons halte chez le meilleur
glacier et dégustons avec délectation des glaces colorées, sucrées et crémeuses, puis
poursuivons le lèche-vitrine devant les étals des nombreux antiquaires.
De retour sur le bateau, Patrick se repose tranquillement, je lis tout aussi paisiblement dans le
carré. Soudain, des cris se font entendre, non loin sur bâbord. Curieuse et inquiète, je pose ma
lecture et sors sur le pont. Un bateau semble effectivement en perdition, son capitaine essaie en
vain d’attraper une bouée. Il manœuvre à la voile et cela m’étonne un peu.
Malheureusement pour lui, une rafale arrive et déchire de bas en haut la grand-voile, le génois
est déjà enroulé. Le bateau n’est plus manœuvrable du tout, je comprends alors qu’il est en
panne de moteur. Je réveille vite mon capitaine. Saint-Bernard des mouillages, Patrick, encore
un peu endormi, saute dans l’annexe, et va prêter main forte à ce malheureux marin.
Tous les ennuis se sont accumulés pour lui et sa maitresse qu’il voulait épater en l’emmenant
faire un petit tour à la voile…
Sans moteur, sans voiles et privé de sa précieuse VHF déchargée, le petit voilier, de surcroit
emprunté à un de ses amis complice, n’en fait qu’à sa tête et se dirige dangereusement vers les
autres bateaux sagement ancrés ou attachés.
Patrick demande une amarre, mais s’il est aisé de trouver une amarre sur son propre bateau, il
est plus difficile, la panique empirant la situation, de partir à la recherche d’un bout sur un
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bateau inconnu. Après de longues minutes, Patrick se résigne à revenir en prendre une sur notre
bateau.
Solidement attaché à l’annexe, le voilier est emmené tout prêt de sa bouée, mais le marin ne
réussit pas à s’en saisir, malgré le judicieux jonc plastique attaché à la boule flottante. Un second
tour s’impose, le moteur de l’annexe est poussé au maximum de sa puissance, la grand-voile en
lambeaux offre au vent une prise considérable et bat lamentablement. Mais le capitaine a repris
un peu de confiance et réussit cette fois, à attacher son voilier. Ouf ! Je commençais moi aussi
à être en souci !
Allan remercie Patrick chaleureusement, le désignant comme son sauveur. Les Américains ont
un sens aigu de l’exagération, mais cela leur convient si bien !
Voulant nous prouver sa reconnaissance, il nous invite pour le repas du soir. Bien sûr, il ne peut
pas nous recevoir chez lui, sa femme n’étant pas au courant, et pour cause, de son escapade
polissonne et tourmentée.
Le soir venu, nous arrivons, propres et un peu déguisés en terriens, sur le ponton du yacht-club.
Allan est membre fondateur de ce club très privé, nous sommes reçus comme des princes dans
la salle des trophées où un apéritif nous est servi, en grandes pompes.
Alors que nous pensons prendre congé, nous comprenons que la soirée ne fait que commencer.
Nous allons diner dans le plus célèbre restaurant de l’ile. C’est un endroit très prestigieux ;
l’ambiance feutrée, les sièges rembourrés, les lumières tamisées, rien ne manque au décor des
films romantiques américains.
Allan choisit pour nous les meilleurs mets, les grands vins, et nous terminons notre succession
de plats à la française avec du champagne de grande marque.
Quelques jours plus tard, Allan et sa malheureuse équipière nous rejoindrons sur le bateau pour
une petite traversée de baie à belle allure...
En nous quittant, Allan nous réitère encore une fois toute sa reconnaissance, il nous offre sa
carte de membre de yacht-club, qui nous permettra d’obtenir, en cas de besoin, une place
privilégiée aux quais de tous les yacht-clubs de cet important groupe.
Ce précieux sésame est au nom d’Allan, évidemment mais un accord est convenu : Patrick est
le beau-frère français d’Allan, en cas de problème !
Non, pas de morale à cette histoire qui finit bien, mais qui aurait pu virer au drame…
***
Nous montons jusqu’à Newport, dans le Connecticut. Cette ville a accueilli la course mythique
de l’America’s Cup pendant des années et de grands voiliers s’y retrouvent encore pour
naviguer dans la baie de Narragansett sur laquelle sont organisées de nombreuses régates
estivales. Nous visitons les cottages, prestigieuses demeures construites par les familles les plus
fortunées du pays. Inspirés du Petit ou du Grand Trianon de Versailles, ces manoirs stylés à la
française ont gardé tout leur prestige : tapisseries d’Aubusson, porcelaine de Limoges,
céramique, tableaux de peintres français, nous nous sentons pratiquement chez nous, en France.
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Le passage du cyclone Earl abrège un peu notre séjour et nous allons nous mettre à l’abri sur
Long Island. Nous surveillons attentivement la météo, cherchons un mouillage sûr et préparons
le bateau. Nous attachons tout ce qui menace de s’envoler, roulons et ferlons le génois. Le soir,
le ciel est entièrement rouge, il se reflète sur la mer qui prend à son tour une couleur coquelicot.
Le spectacle est grandiose, ravissant et inquiétant !
Une nuit d’angoisse commence alors, nous veillons un moment, puis nous tombons dans un
profond sommeil. Au petit matin, nous sortons et sommes vraiment surpris, le vent ne souffle
pas. Par chance, les vents ont tourné au dernier moment, le pire est évité pour nous, nous
respirons mieux. Les garde-côtes viennent nous visiter, ils nous conseillent cependant un autre
mouillage, encore plus abrité. Nous y attendrons la fin de l’alerte météo, avant de descendre à
terre nous régaler de clams, coquillages locaux.
Mais le temps passe vite, les températures baissent, il est temps de songer à redescendre vers
le Sud.
Sur le trajet du retour, nous bénéficions de la compagnie d’un convoi de bateaux québécois s’en
allant passer l’hiver aux Bahamas, ou aux Antilles. Leur présence avec nous est un véritable
enchantement, et la navigation en flottille a engendré des amitiés fidèles. Tous à la queue leu
leu, nous naviguons en direction du soleil...
***
l’intra costale.
La plupart du temps, en Amérique, nous avons emprunté l’intra costale, voie maritime
serpentant les états côtiers. Cette route se trouve sur des canaux, des lacs, des fleuves et des
rivières. Elle longe des villes, des villages, mais aussi d’immenses étendues de forêts, de
marécages. Parfois l’eau est propre, souvent elle est boueuse et grise. Elle est entretenue pour
la navigation militaire et commerciale, les bateaux de plaisance peuvent y circuler de jour
seulement.
Sur le guide nautique « Skipper Bob », tous les renseignements utiles sont indiqués : distances,
mouillages, approvisionnement en fuel ou en vivres, restaurants, dangers à éviter. Tous les
navigateurs possèdent ce même guide et tous font escale aux endroits conseillés.
De Floride jusqu’au Canada, elle traverse tous les états de la côte Est des Etats-Unis. Nous ne
rencontrons que peu de bateaux français, sans doute apeurés par la demande de visa, la fausse
mauvaise réputation des Américains, cliché français bien chauvin, la navigation au moteur, la
cherté de la vie, je ne sais pas.
Le passage des ponts, le long de cette voie, est un exercice parfois délicat, mais souvent drôle
et toujours rythmé par un esprit américain d’une rigueur et d’une discipline à la limite du risible.
Chaque pont est géré par des gardes, leurs bureaux sont perchés en hauteur et dominent
largement les périmètres d’amont et d’aval.
Les ponts ouvrent à heures régulières, parfois toutes les demi-heures, souvent toutes les heures,
parfois une ou deux fois dans la journée, plus rarement à la demande.
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Cependant, comme tous les novices, nous avons, les premières fois, attendu l’ouverture, en
vain. Puis, avec l’expérience, nous avons compris que ces messieurs n’ouvrent qu’à la condition
expresse que la demande d’ouverture leur ait été poliment demandée par VHF !
Sur le bon canal, indiqué en général sur le guide, il faut appeler la vigie. La conversation
s’engage et nous demandons la permission de passer, épelons le nom de notre bateau en
alphabet international, remercions et souhaitons une bonne journée, c’est simple, mais pas
évident pour les latins que nous sommes.
Après plusieurs « Sierra, Alpha, Lima, Tango, India, Mike, Bravo, Alpha, November, Quebec,
Uniform, Echo, Sierra/ Delta, Echo, Sierra / Foxtrot, Lima, Oscar, Tango, Sierra, », nous avons
jugé bon de raccourcir : «Sierra, Delta, Foxtrot !»
Entre deux ponts, nous naviguons en suivant les balises. Nous cherchons la vitesse idéale qui
nous permettra de ne pas manquer l’ouverture du prochain pont tout en nous évitant une trop
longue attente.
Parfois, en longeant quelques habitations, nous récupérons nos courriels en profitant d’une
connexion internet. Les accès ne sont pas codés, c’est parfait !
Tous les bateaux naviguent les uns derrière les autres mais les amis canadiens aiment bien nous
dépasser, pour jouer, papoter un peu et attraper au passage des caramels et autres pâtisseries
que nous leur tendons à l’aide d’un seau et d’une gaffe.
Lorsque nous passons un pont en convoi, une procédure très spéciale est automatiquement mise
en place. Le premier arrivé s’annonce, fait demi-tour, puis reprend une route inverse, croisant
ainsi sur bâbord la longue file des bateaux suivants. Le second fait de même et ainsi de suite.
S’en suit une folle farandole, bien organisée, qui tourne, parfois longtemps. Nous avons compris
qu’il nous fallait, nous aussi, entrer dans la ronde.
Cependant, lorsque le pont ouvre, ce n’est pas le bateau qui se trouve juste devant qui s’engage,
la ronde continue jusqu’à ce que le premier bateau arrivé en tête sur les lieux se présente devant
le pont et le franchisse.
Personne ne voulant griller la priorité, nous avons vu, de ce fait, les gardiens actionner le signal
de fermeture avant que tous les bateaux n’aient franchi le pont, la politesse avait créé une perte
de temps trop importante. Je ne crois pas qu’en France, un phénomène pareil puisse se produire,
tous les bateaux passeraient dans une belle cohue, sans doute.
***
Un jour, alors que je barre le bateau en suivant un chenal en ligne droite, mon attention est
détournée et je me rapproche de la berge. Hélas, à cet endroit, un ancien ponton est coulé et la
coque tribord se trouve coincée dans un amalgame de vieilles planches. Catastrophe ! Patrick
vérifie de suite si nous n’avons pas d’entrée d’eau et nous sommes un peu rassurés, la coque est
solide et la vitesse assez lente du bateau n’a pas occasionné de heurts trop violents. Le
catamaran est donc posé, la coque tribord sur le dur, la coque bâbord continuant à flotter. Malgré
plusieurs tentatives de dégagement, le bateau reste désespèrent immobile. La marée continue
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de descendre et le catamaran gite comme jamais, nous descendons dans la coque bâbord et
remontons dans le carré.
Une entreprise de dépannage suit les bateaux dans cette navigation et guette leurs moindres
erreurs pour les assister, contre une importante somme de dollars. Jointe au téléphone, elle nous
indique que notre bateau est trop lourd et qu’elle ne peut rien pour nous, parfait !
Les deux premiers bateaux qui passent s’arrêtent gentiment, ils proposent de nous tirer à l’aide
d’un bout allant de l’arrière de leur bateau à l’avant du nôtre. Nous tentons l’expérience, mais
nous ne bougeons toujours pas d’un pouce.
Les bateaux suivants ralentissent, certains nous prennent en photo, ce qui ne nous amuse pas
vraiment. Tous nous demandent s’ils peuvent faire quelque chose pour nous et je réponds
inlassablement, dans mon anglais scolaire :
« Non, merci, c’est gentil, nous attendons la marée haute pour nous dégager !»
Effectivement, six heures plus tard, lorsque la marée atteint son niveau maximal, Patrick
réussit, en faisant ronfler les moteurs à forte puissance, à décaler le bateau et à le sortir de cette
vilaine situation.
Dès le lendemain, nous reprenons notre descente. Mais nous ne sommes pas au bout de nos
peines, puisque, quelques miles nautiques plus au Sud, alors que nous suivons «Paradoxe», un
bateau copain, nous recevons un appel VHF d’Alain, le capitaine aux petits soins pour nous :
«Patrick, le pont me semble bas pour ton mât ! Fais attention !»
Patrick vérifie les cartes. En théorie, la hauteur entre l’eau et le pont semble correcte pour notre
tirant d’air, mais le conseil reçu nous incite à la plus grande prudence.
De toute manière, chaque fois que nous passons sous un pont, en regardant d’en bas, le mât
nous paraît toujours trop haut et je préfère, en général, baisser les yeux en attendant que nous
soyons de l’autre côté.
L’échelle graduée habituellement installée sur le pilier du pont a été détériorée, un fort courant
accentue la vitesse du bateau et l’inévitable se produit, malgré la faible vitesse d’approche : un
bruit sourd, puis un craquement se font entendre, une petite pluie de débris tombe sur le pont.
En urgence, Patrick fait marche arrière. Nous allons jeter l’ancre en bordure de la voie maritime.
Le bateau suivant s’arrête et mouille à côté du notre, serviabilité québécoise oblige ! Notre ami
Denis, du bateau «DIXOU», vient examiner les dégâts, il grimpe au mât une première fois pour
un bilan, plutôt rassurant. En effet, seuls le globe du feu de mât et l’ampoule ont été cassés, le
mât n’a pas souffert, voilà une bonne nouvelle !
Courageux et dynamique, Denis grimpe une seconde fois, afin d’installer une ampoule de
remplacement, l’achat et la pose du globe seront programmés pour plus tard.
Sylvie, en radio-amatrice avertie, lance des appels VHF afin de demander aux bateaux arrivants
de ralentir leur allure pour éviter à son mari les balancements du haut de mât, mais les bateaux
tentent de se rapprocher pour nous photographier (si, si, nous sommes des stars !). Ils nous
demandent une nouvelle fois si nous avons besoin d’aide.
J’ai changé de formule et je réponds, cette fois-là :
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«Non, merci, c’est gentil, nous attendons la marée basse pour passer sous le pont !»
Peu fiers de nous, nous prendrons la mer pour descendre jusqu’en Floride, le pays où les ponts
s’ouvrent.
***
Escapade au Québec.
Pour naviguer aux USA en toute quiétude, nous nous sommes procurés, avant de partir, un visa
valable dix ans. Pour cela, moyennant petites finances, nous avons pris un rendez-vous à
l’ambassade américaine à Paris. Pour finances supplémentaires, nous nous sommes rendus dans
la capitale et avons dû subir deux entretiens, dont un pour lequel nous étions séparés l’un de
l’autre. Les questions posées étaient simples : Avions-nous déjà été poursuivis pour terrorisme
? Allions-nous tuer le président ? Avions-nous assez d’argent pour subvenir à nos besoins sans
travailler ? Avions-nous gardé des biens en France ? Et ainsi de suite… Nous avons fourni les
relevés de comptes bancaires, les titres de propriété et nous avons obtenu le précieux sésame.
Celui-ci, en fait, nous donne simplement le droit d’arriver sur le territoire américain par nos
propres moyens et de nous présenter au poste de douane de notre point de chute pour obtenir
un « crusing permis ».
Ce permis de naviguer est valable un an pour le voilier mais nous, personnes physiques, devons
rester au maximum six mois consécutifs sur le sol américain.
Nous devons alors sortir du territoire et demander une deuxième autorisation de six mois, facile
!
Nous avons la possibilité de laisser notre bateau à Annapolis, en attendant le salon du bateau,
évènement important dans le monde de la voile américaine, un couple de Canadiens veille sur
lui.
Nous louons une voiture et nous roulons une bonne dizaine d’heures pour rejoindre Montréal,
sous un beau soleil automnal.
La conduite sur voiture à boîte automatique est agréable, les distances en miles nous donnent
un peu plus de fil à retordre, les conversions ne sont pas évidentes pour nous, habitués au
système métrique.
Les autoroutes américaines sont bien entretenues, elles s’étendent sur des centaines de miles en
ligne droite, les automobilistes conduisent prudemment, la vitesse maximale autorisée étant de
soixante-cinq miles à l’heure. Nous traversons le Maryland, le New-Jersey, l’état de New-York,
en admirant de splendides et immenses forêts. Les couleurs de l’automne nous émerveillent,
des feuilles de toutes les couleurs brillent de mille feux, des jaunes, oranges, rouges, ocres…
Certains arbres à feuilles persistantes sont envahis par un lierre de couleur rouge feu et, de loin,
ils ressemblent à des sapins de Noël garnis de guirlandes illuminées.
Nous trouvons sans difficulté, à cette période de l’année, des petits hôtels et des chambres chez
l’habitant à des prix très raisonnables.
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Nous séjournons deux jours à Québec, où nous visitons la Citadelle, le quartier Vieux port de
Québec, le quartier Petit Champlain et ses rues piétonnes.
Un vent glacial souffle le long du fleuve Saint-Laurent et nous revêtons les anoraks chauds
inusités depuis déjà longtemps.
Beaucoup de touristes ont envahi la ville et on entend à peine parler le français !
Pour rejoindre à nouveau Montréal, nous empruntons la route du Roy, sillonnant en pleine
nature. Nous traversons de tous petits villages typiques, longeons des fermes, des troupeaux de
vaches, de chèvres, quelques lamas...
Les personnes que nous croisons sont fort accueillantes, courtoises, elles nous renseignent avec
beaucoup de gentillesse.
La ville de Montréal est immense, c’est une ville cosmopolite, qui possède les atouts d’une
culture européenne et un savoir vivre paisible, elle vibre cependant au rythme joyeux et agité
du style nord- américain.
Nous visitons la Basilique Notre Dame de Montréal, décorée en bois. Des tableaux des
sculptures et des vitraux racontent la vie biblique et l’histoire de la société montréalaise.
La ville souterraine est un important réseau piétonnier de trente-trois kilomètres, bordé de
boutiques en tout genre, abritant une gare, des salles de congrès…
Nous nous y promenons, désabusés par cette effervescence contrastée. Hommes et femmes
d’affaires, étudiants, résidants et touristes se pressent dans les boutiques, les galeries d’art dans
un tourbillon incessant, chic et décontracté.
Le parler canadien est, à lui seul, un véritable enchantement. Aucun anglicisme n’est employé
tout du moins par les adultes. Pas de shopping, ici chacun « magazine », Pas de « stop » sur les
panneaux rouges mais le mot « arrêt », pas de week-end mais des fins de semaine… Les
Canadiens n’emploient pas de phrases du genre « Tu as faim ? » ou « Tu veux du sucr ? ». Les
phrases interrogatives le sont vraiment : « As-tu encore soif ? », « Veux-tu du sucre ? » ou, plus
romantique, « M’aimes-tu ? »
Il est cependant déconcertant d’écouter une conversation entre deux canadiens et de ne
comprendre que quelques mots !
Faute de temps, à cause d’une dépression arrivant sur notre bateau, nous écourtons notre voyage
et reprenons la route d’Annapolis. Nous reviendrons peut-être un jour dans cette magnifique
contrée pour visiter les chutes du Niagara et apprécier encore la gentillesse de nos cousins de
« La Nouvelle France ».
***
Visite de Washington D.C.
59
Avec Suzie et Alain, les amis québécois, nous partons visiter le district de Washington. Sur les
autoroutes, les voitures circulent sur cinq voies, la sixième est réservée aux véhicules adeptes
du co-voiturage. Nous ne voyons aucun tricheur, la discipline est une valeur patriotique, de
l’autre côté de l’Atlantique. Les Américains n’ont pas le petit instinct rebelle qui pousse les
Français à essayer de contourner les lois d’importance mineure.
Washington est la capitale. Elle rassemble les institutions du pays. Nous voulons surtout voir
le Capitole, la Maison Blanche et le Pentagone.
Nous apercevons la façade de la Maison Blanche au travers des grilles du jardin présidentiel,
les drapeaux flottent dans le ciel, le président est là, bien protégé de la foule des curieux de
toutes nationalités.
Nous avons vu cette image à de nombreuses occasions, elle était sur nos manuels scolaires.
Mais, en réalité, elle me semble plus imposante, plus majestueuse. Le monde entier a les yeux
fixés sur cette demeure, je suis assez impressionnée.
Le jardin de la Mémoire, l’obélisque de cent soixante-dix mètres de haut, le mémorial de la
Seconde Guerre mondiale, arène entourant un bassin et comprenant deux arches pour les deux
océans Pacifique et Atlantique, les dix-neuf statues en mémoire aux victimes de la guerre en
Corée, toutes ces constructions sont chargés de symboles forts.
La sculpture de six mètres de haut représentant Abraham Lincoln est érigée dans un immense
temple blanc, surplombant un bassin orné de seize colonnes.
J’avais, comme chacun, regardé les images de l’investiture du président actuel, mais je
n’imaginais pas la taille de la pelouse du Mall, espace vert séparant le Capitole du Lincoln
Mémorial. Je cerne maintenant le nombre de personnes devant se trouver ce jour-là, assises ou
debout pour fêter l’événement historique.
La visite du Capitole est intéressante, mais je manque un peu de culture politique étrangère pour
en apprécier toutes les subtilités.
***
Chaque dimanche, lorsque nous étions à proximité d’une ville, je me suis rendue aux différents
offices religieux.
Quatre ou cinq églises peuvent se trouver dans la même rue d’une petite bourgade, toutes sont
assidûment fréquentées.
Les offices sont très animés, les chants gospel donnent des frissons, la vie spirituelle est bien
présente. Je n’ai pas toujours tout compris, c’est certain, pas toujours partagé toutes leurs
convictions, mais l’accueil a été tout le temps convivial et chaleureux. Plusieurs fois, nous
avons été invités à prendre un café ou à déjeuner après l’office.
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Nous avons progressé en anglais, mais sommes encore incapables de tenir une conversation
radio ou de comprendre les paroles d’une chanson diffusée à la radio, dommage !
Notre long séjour américain est maintenant derrière nous, nous avons vécu des moments
extraordinaires, rencontré de charmantes personnes, assisté à un match de baseball à Baltimore,
mangé la dinde aux marrons à Sainte-Augustine le jour de Thanksgiving, rêvé dans le monde
imaginé de Walt Disney. Les Américains nous ont conquis grâce à leur gentillesse, leur
serviabilité, leur sens de la discipline et leur patriotisme.
Ce séjour en Amérique était vraiment une très bonne idée de mon capitaine et nous
convaincrons d’autres équipages de tenter ce voyage !
***
Mouillage aux Bahamas
De Fort Lauderdale, nous rejoignons les Bahamas. Ce jour-là, en quittant l’Amérique,
l’aventure est vraiment au rendez-vous et je pense, tout au fond de moi-même, à mes parents
qui programmaient pour moi une vie certainement plus classique.
Aux Bahamas se trouve un haut fond immense recouvert de trois à quatre mètres d’eau. Sur des
centaines de miles, englobant les principales iles de cet archipel, les profondeurs d’eau sont si
minimes que certains bateaux à fort tirant d’eau ne s’y aventurent même pas. En convoi de cinq
bateaux, nous naviguons paisiblement et décidons de passer une nuit en mer, à l’ancre. Cette
situation ne se produit pratiquement jamais, nous voguons en général sur les milliers de mètres
d’eau lorsque nous nous sommes déjà éloignés des côtes depuis une heure ou deux.
Nos yeux sont en permanence rivés sur le profondimètre, nous avons de la peine à réaliser que
nous sommes au milieu de la mer, sur si peu de profondeur.
L’eau est claire, nous voyons les étoiles de mer posées sur le sable, les coquillages et les petits
poissons. Nous jetons l’ancre sur deux mètres soixante-dix d’eau, assez près les uns des autres
mais en bordure du chenal de navigation bien dessiné sur la carte maritime.
Evidemment, les annexes sont de suite mises à l’eau et le traditionnel « cinq à sept canadien »
est respecté : cette coutume des gens de bateaux, courante chez les marins des lacs Champlain
et Saint-Jean consiste à un apéritif individuel-collectif ! A dix-sept heures précises, chaque
équipage apporte à bord du navire organisateur ses boissons, ses friandises salées ou sucrées,
ses verres. Aux alentours de dix-neuf heures, chacun ramènera à son bord les fonds de bouteille,
assez rares, ses verres sales et ses poubelles.
Comme nous sommes le seul catamaran au milieu de monocoques de taille plus réduite, les
réjouissances ont souvent lieu à bord. Au départ, nous étions quelque peu vexés de ne rien
pouvoir offrir à nos amis, puis nous avons adopté cette façon de vivre et avons nous aussi
apporté nos boissons lorsque nous allions chez eux. Mais nous avons trouvé la parade pour les
recevoir et les remercier de toutes leurs gentillesses, nous les invitons parfois au café, en début
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d’après-midi et Patrick confectionne de délicieuses pâtisseries, îles flottantes, omelettes au
rhum, caramels, nougatine, tous se régalent.
Après ce temps imparti aux histoires, bavardages, bilans et prévisions ultérieures de navigation,
chacun rejoint sa demeure flottante.
Nous restons longtemps sur le pont, à regarder l’océan à perte de vue. Jamais plus, nous ne
verrons autant d’eau autour de nous, alors que le bateau est ancré, immobile. Ce mouillage est
seulement possible par nuit calme, sans vent. Il serait dangereux de le tenter si des vagues trop
importantes agitaient cette faible hauteur d’eau.
Les capitaines ne dorment que d’un œil, tant cette position de sécurité mêlée à cette sensation
de nulle part rend ce mouillage extravagant et désorientant
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12 : LA BARBADE.
Après un Noël inoubliable aux Bahamas, à Staniel Cay, nous rejoignons les Iles Vierges
Britanniques. Ensuite, nous reposons le pied en France sur l’ile de Saint-Martin avant de rendre
une agréable visite à une cliente de la pâtisserie, sur la sympathique ile de Marie-Galante.
Alors que nous nous trouvons en Martinique, nous prenons la décision brutale et inattendue de
partir visiter l’île de La Barbade.
La navigation entre Sainte-Lucie, ile située quelques miles au Sud de la Martinique, et La
Barbade n’est pas aisée. Nous n’allons pas dans le bon sens. Un fort courant contraire freine le
bateau et une houle désagréable d’environ deux mètres nous ballote désagréablement. Patrick
se sent un peu vaseux, je ne fais pas la fière non plus.
Les cannes sont en place, nous pêchons à la traine. Alors que je fais une petite sieste réparatrice,
j’entends siffler la canne un grand moment, Patrick m’appelle aussitôt.
Je ne suis guère en forme, mais je fais mon maximum pour être une bonne assistante.
En tout premier lieu, il faut mettre les moteurs en route, puis rouler le génois afin de ralentir le
bateau.
Ensuite, cramponnée aux filières, je remonte la deuxième canne dont le fil risque de s’emmêler
avec celui qui continue de se dérouler, dans un sifflement de plus en plus strident. Le moulinet
est à moitié vide, cinq-cents mètres de fil sont déjà dans l’eau.
Commence alors la valse habituelle des préparatifs. Dans l’ordre, il est nécessaire de défaire les
filières arrières, de sortir le baudrier, de préparer le rhum, la gaffe, les gants…
Patrick s’installe en gardant son calme, il commence à remonter le fil. Hélas, pour dix mètres
enroulés péniblement, ce sont, à plusieurs reprises, vingt ou trente qui partent dans l’autre sens.
Des gouttes de sueur perlent sur son front, son bras est paralysé par instant mais il lutte avec
courage, pensant certainement au gros poisson qui finira bien par montrer le bout de sa queue.
Soudain, nous apercevons au loin, très loin, un espadon voilier qui saute en déployant sa voile.
Un espadon voilier ! Le visage de Patrick s’illumine, il pense à celui que nous avons laissé filer
à Cuba, son énergie est renouvelée et décuplée.
Mais la bataille n’est pas gagnée : plusieurs fois encore, le poisson va plonger afin de reprendre
l’avantage. Je m’installe alors à la barre, je maintiens le bateau face au vent pour qu’il ralentisse
davantage puis s’arrête. L’espadon en profite pour faire alors des allées et venues de droite à
gauche. Je dois anticiper pour maintenir l’arrière du bateau face au poisson qui continue de se
débattre vaillamment.
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Le voici qui se rapproche enfin, les émotions sont fortes. Je voudrais filmer la scène mais je
n’en ai pas la force. Je dois approcher la gaffe, tenir la canne pendant que Patrick attache un
bout autour de la queue, un autre dans la bouche. Grâce à eux, nous assurons la remontée sur
les marches et parons à tout sursaut éventuel de notre géant poisson.
Cette fois, ça y est ! L’espadon est remonté, Patrick a le bras droit tétanisé mais il est vraiment
heureux ! Il peut aussi être très fier, le poisson mesure deux mètres et vingt centimètres, il pèse
environ quarante kilogrammes.
La séance photos terminée, Patrick découpe le poisson puis nous le rangeons au réfrigérateur
dans des boîtes hermétiques.
Le mal de mer de Patrick a disparu, le mien empire de plus belle.
Encore quelques heures de patience et nous arrivons à la Barbade !
Lorsque nous mouillons dans la baie de Bridgetown, au sud-est de l’île, notre surprise est de
taille. Nous venons de quitter les mouillages de Martinique et de Sainte-Lucie dans lesquels
cohabitaient des dizaines de voiliers et nous voici perdus dans cette immense et magnifique
baie en compagnie de trois bateaux français dont deux martiniquais qui nous quitteront dès le
lendemain. Nous partageons notre poisson et je cuisine quelques conserves.
Mais que se passe-t-il ? Pourquoi les navigateurs ont-ils boudé cette île de l’arc antillais ?
Certes, nous n’arrivons pas en période de fin de transatlantique. L’île est située à l’Est de toutes
les autres îles, les mouillages sur la côte Est sont inexistants et peu nombreux sous la côte Ouest,
sous le vent.
Notre séjour prévu initialement pour une semaine va en durer trois, nous allons parcourir les
routes dans les bus locaux, fréquenter les restaurants typiques, assister à des fêtes locales et
plonger dans des eaux turquoises, appréciant pleinement la faune et la flore.
L'île de La Barbade est la seule île non volcanique de l'arc Antillais. Elle a été formée suite à
des soulèvements tectoniques des plaques et les terrasses qui la constituent sont en roches
sédimentaires, mais nos connaissances géologiques ne nous permettent pas de comprendre
toutes les explications en anglais reçues lors de notre visite très intéressante des grottes.
La plupart des habitants sont anglicans, jouent au cricket et roulent stoïquement à gauche.
Colonie anglaise, l’île n’a acquis son indépendance qu’en 1966 et conserve donc un esprit « so
british », avec son tea-time, ses matchs de polo et ses courses hippiques. Non loin du bateau,
les chevaux pur-sang galopent sur le sable et trottinent dans l’eau jusqu’à l’encolure. Le jeu de
dominos est présent à tous les coins de rue, les billets circulent de mains en mains, la puissance
de la pose du domino fait trembler les tables de jeu officielles ou improvisées. Les bajans sont
un des peuples les plus joueurs au monde. Bien évidemment, nous achetons un jeu de dominos
emblématique.
La monnaie locale est le dollar barbadien. Il équivaut environ à trente-cinq centimes d’euros.
Les fruits et les légumes sont assez dispendieux mais la vie est relativement bon marché, le
ticket de bus est à deux dollars, un repas dans un restaurant correct à quinze dollars.
Du côté Mer des Caraïbes, des kilomètres de plage bordés de végétation tropicale s’étendent à
perte de vue, des hôtels longent ces plages et ont installé leurs transats dans un souci
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d’esthétisme et de respect environnemental remarquables. Côté Atlantique, la côte est plus
déserte, rocailleuse et les vagues écumantes sculptent les rochers en d’étonnantes statues tandis
que le vent violent couche les moindres petits arbustes rabougris.
La culture de la canne à sucre est très présente dans le centre de l’île qui produit un excellent
rhum, le Mount Gay Rum. Lors de la visite d’une distillerie, Patrick peut goûter les mélanges
de mélasse à tous les niveaux de fabrication. La bière locale, la Banks, ressemble un peu à la
Carib et à la Piton que nous avons testé sur les précédentes îles. Les spécialités culinaires
barjanes sont les filets de poissons volants panés ou grillés, servis avec du riz aux haricots
rouges.
Nous nous risquons également au fast-food "Chefette", présent à chaque coin de rue.
Sandwiches au poulet grillé, ailes de poulet remplacent les hamburgers traditionnels. Mais ici,
le bœuf ne fait pas recette et le Mac' Donald installé sur l'île a connu la faillite, phénomène
assez rare pour être signalé.
Bridgetown accueille, elle aussi, ces grands paquebots et leurs hordes de touristes américains
venus dépenser leurs dollars dans les magasins détaxés le long des rues principales.
Les cheveux blonds et frisés de Patrick, notre attitude de « tour-du-mondiste » amusent plus
les bajans et ils se montrent envers nous d’une gentillesse et d’une serviabilité exemplaires,
cherchant à nous faire plaisir et à nous rendre service pour nos menus achats.
C’est aussi ici qu’à lieu ma grande première plongée « palme/masque/tuba » sur trois épaves.
Celles-ci sont immergées non loin de la plage. Lorsque Patrick et ses compagnons de plongée
descendent dans les profondeurs abyssales, je reste en surface et assiste en témoin privilégiée à
une représentation féerique.
En effet, l’épave ressemble à un théâtre antique, les escaliers en colimaçon convergent vers le
centre de la scène : les poissons trompettes semblent jouer une symphonie, les balcons, peuplés
de poissons costumés, sont pleins à craquer. Tous ont revêtu des habits de carnaval, pyjamas
aux rayures rouges et blanches, habits de Dalton rayés jaune et noir, robes de soirées indigo
avec paillettes bleu-électrique, fantômes d’halloween et costumes d’Arlequin. Des ballets de
couleurs variées et changeantes sont improvisés pour ce spectacle étonnant, les poissons se
déplaçant en groupes, telles des vagues ondulantes portées par le courant.
De temps à autre, une murène sort de son trou, un poisson ange montre le bout de son nez, et
tout ce petit monde se jette sans pitié sur la nourriture que nous leur apportons. Sur cette épave
se trouvent aussi des hippocampes mais je n’ai pas pu les voir, un jour peut-être, en plongée
bouteille.
Voilà donc une belle surprise, un séjour imprévu, un gros poisson, un grand coup de cœur pour
l’île et ses habitants qui, en plus, m’honorent d’un petit cadeau pour la fête des mères, le 8 mai.
Mais il est temps de reprendre la mer.
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13 : LE VENEZUELA ET SES ILES.
Vivre sur un bateau, c’est avant tout l’immense privilège de pouvoir se déplacer de lieu en lieu,
au gré des vents, des envies et des rencontres. Nous nous rendons à deux reprises sur l’île de
Tobago, que nous aimons beaucoup. Nous y accueillons nos familles, partageons plongées,
balades, rencontres et délicieuses rôties, crêpes salées farcies. Nous affectionnons
particulièrement la baie de Charloteville, sa rue pittoresque, ses jardins cachés et la nonchalance
de ses habitants…
Nous rejoignons ensuite les iles Vénézuéliennes, une nouvelle partie du voyage s’ouvre devant
nous et nous laissons dans notre sillage les iles connues, l’aventure continue…
***
Lorsque nous ne naviguons pas, c’est-à-dire environ huit jours sur dix en moyenne, nous restons
au mouillage, le bateau tenu par l’ancre, elle-même accrochée sur le sable, dans la vase ou entre
les coraux.
Certains mouillages, sont confortables, d’autres moins, certains sont agités, bruyants, l’eau peut
être sale, boueuse ou polluée, mais, la plupart du temps, nous choisissons des endroits agréables
voir exceptionnels.
Notre plus beau mouillage sur la mer des Caraïbes se trouve à la Blanquilla, et se nomme le
mouillage de l’Américain.
Imaginez, une plage de sable blanc, arrondie, ni trop grande ni trop petite, bordée d’arbustes
verdoyants et de buissons fleuris. Elle dessine un bel arc de cercle, comme si elle avait été
précieusement installée là, par une main invisible. Le sable est parfaitement lisse, personne ne
l’a marqué de ses empreintes au moment où nous le découvrons.
De chaque côté de cette petite baie, des falaises d’environ cinq mètres, aux formes diverses,
dessinent un décor de cinéma. Elles semblent protéger cet écrin contre les vagues du large et
contre les vents forts venus de toutes parts.
A droite, de petites grottes ont été creusées. De taille moyenne, elles peuvent abriter quatre ou
cinq personnes, nous y trouvons les vestiges de feux de camp, des voyageurs ont dégusté leur
barbecue à l’ombre de ces roches.
A gauche, l’érosion a formé une arche où nous passons facilement en annexe ou à la nage.
Certains courageux sautent du haut de la falaise et plongent dans l’eau. Patrick ne trouve pas
de compagnon pour tenter l’aventure et renonce, je suis rassurée.
A l’intérieur de cette cuvette naturelle, l’eau est si limpide et si cristalline que nous apercevons
les petits poissons vaquer tranquillement à leurs occupations. Sur les rochers environnants, des
crustacés se cramponnent en se dorant au soleil. Certains sont comestibles mais nous ne sommes
pas amateurs de ces limaces décorées !
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Des ânes sauvages se promènent paisiblement sur les hauteurs, nous les approchons doucement
afin de les photographier mais au moindre bruit ils s’enfuient en trottinant. Une ancienne ruine
de maison se dresse, s’étiolant doucement, abandonnée. Elle témoigne encore de sa richesse
passée. Nous imaginons diverses histoires possibles, était-ce la résidence secondaire de riches
touristes américains avides de solitude, la demeure secrète de puissants contrebandiers désirant
être oubliés, un ancien hôtel désaffecté ?
Par la terre, après une bonne marche sur les sentiers caillouteux et parsemés de cactus aux
épines épaisses et piquantes, ou par la mer, nous viendrons passer quelques après-midi dans ce
coin tranquille, en profitant allégrement de cette beauté sauvage, de ce panel de couleurs, de
cette ambiance particulière des endroits difficilement accessibles.
***
Si la vie à terre n’est pas un long fleuve tranquille, la vie sur un bateau comprend aussi ses
moments d’angoisse et ses gouttes de sueur. J’ai une confiance aveugle en mon capitaine qui a
su gérer parfaitement toutes ces situations, mais j’ai parfois serré les fesses, blottie sur mon
canapé, en priant et en appelant ma maman.
Certes, ces mauvais passages sont ensuite vite oubliés, mais ils font partie du voyage et nous
permettent de garder une certaine humilité face à la nature, aux évènements climatiques ou aux
déficiences techniques. Ils nous rendent vigilants et nous permettent d’apprécier d’avantage les
journées de calme, heureusement plus courantes.
Accompagné par un voilier ami, nous avons jeté l’ancre à proximité d’une belle plage, dans une
charmante crique proche de la « Punta de la Aguada » à la Blanquilla, non loin du mouillage
décrit précédemment.
Le vent vient de la côte, comme souvent, et nous jouissons depuis plusieurs jours d’une mer
paisible et poissonneuse, d’une plage de sable blanc.
Une nuit, sans que rien ne le laisse présager, le vent inverse complétement sa direction, forcit
considérablement. Subitement, la baie devient agitée, les vagues se forment et grossissent
d’heure en heure. Le catamaran tourne maintenant le dos à la terre, il tire sur la chaine en
menaçant de nous entrainer vers les rochers proches de la plage.
Nous sommes secoués, ballotés et l’angoisse à bord monte d’un cran. L’ancre, violement
sollicitée, donne des à-coups terribles et le catamaran tremble, nous aussi. Nous ne dormons
pas de la nuit, nous surveillons le GPS, prêts à démarrer les moteurs pour soulager le mouillage,
au cas où l’ancre se décrocherait. Au petit matin, le vent est toujours fort, nos voisins aussi
sont très inquiets et chacun surveille patiemment l’anémomètre. Mais nous ne sommes pas au
bout de nos peines.
L’annexe, que nous n’avions pas remontée, mais simplement attachée, tire tellement sur le bout
que celui-ci casse. Notre petite embarcation file vers les rochers, emportée par les vagues encore
grossissantes, elle menace de finir ses jours écrasée et perdue. N’écoutant que son courage,
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peut-être un peu inconsciemment, Patrick enfile ses palmes, se jette dans les vagues et nage en
sa direction.
Il réussit à la rattraper, se hisse à bord et parvient in extremis à démarrer le moteur ! Deux
minutes plus tard, il était trop tard ! Le retour au bateau est difficile : lorsqu’elles sont abordées
de face, les vagues remplissent l’embarcation déjà bien alourdie par l’eau accumulée pendant
les heures précédentes.
Patrick réussit cependant à vider l’annexe, en choisissant de se diriger carrément vers le large,
puis revient l’attacher plus solidement. Je le récupère trempé, à bout de forces. Que de volonté,
de courage et de force a mon héros !
En fin de journée, le vent faiblit, tourne à nouveau et nous retrouvons notre place première, face
à la côte. Dès le lendemain, nous quittons ce mouillage traitre en nous promettant de ne jamais
jeter l’ancre si près du bord, désormais le métier rentre.
***
Notre séjour aux Roques nous enchante. Certes, la navigation n’y est pas très simple, les cartes
légèrement fausses doivent être retouchées par l’informaticien du bord, grand champion en la
matière. Cependant, ces tracas sont vite oubliés car les paysages sont vraiment somptueux.
Les parcours d’iles en iles sont de véritables réjouissances visuelles et nous avons beaucoup de
mal à décider de l’endroit où nous allons jeter notre ancre.
A mes yeux, le plus beau mouillage, est celui de l’ile de Crasqui, nous avons eu la chance d’y
rester trois ou quatre jours.
L’ile n’est pas haute, les seuls reliefs sont des cairns, monticules de pierres aux formes étranges,
s’élevant entre terre et ciel. Ces pierres servaient de sépultures aux marins échoués, elles
indiquèrent ensuite le passage de tel ou tel bateau. Aujourd’hui, utilisées de façon très ludique,
artistique ou naïve, ces créations font partie intégrante du paysage. Nous construirons le nôtre
et le personnalisons en écrivant SDF, à l’aide de tous petits cailloux glanés sur le rivage.
La plage s’étale largement le long de la côte, le sable est d’une finesse incroyable. Sa texture
se rapproche de celle de la farine bien tamisée, voire du sucre glace, nous avons une sensation
agréablement douce en le laissant glisser entre nos doigts. Nul besoin de chaussures pour
marcher sur ce sol chaud, poudreux, caressant.
Sa couleur beige clair, avec nuances de crème et de blanc, est scintillante et lumineuse, car
parsemée de minuscules cristaux semblables à des diamants. Les rayons du soleil se
réfléchissent sur ces petits joyaux minuscules et la lumière éclate de plus belle, illumine et
enlumine chaque grain de sable. Longtemps après le coucher du soleil, la plage garde la clarté
emmagasinée toute la journée dans les diamants naturels.
Pour la première fois depuis notre départ, nous restons de grands moments allongés sur le sable,
avant de partir pour la promenade ou la collecte de jolis coquillages. La chasse aux langoustes
est fameuse, nous nous régalons tous les soirs de délicieux crustacés grillés.
70
***
Au Nord des Roques, nous essuyons un orage hors du commun par sa soudaineté, sa violence
et la force du vent l’accompagnant.
Nous naviguons de concert avec un monocoque ami afin de rejoindre île de la Tortuga.
Au cours de mon quart, cette nuit-là, je réveille Patrick pour lui signaler au loin un gros nuage
noir arrivant sur nous. Nous réduisons la voile, changeons un peu notre cap et évitons
partiellement ce premier grain.
Quelques heures plus tard, pendant le quart de mon capitaine, de gros nuages s’amoncellent à
l’horizon, puis se rapprochent très vite. Dans les minutes qui viennent, l’orage éclate, les éclairs
sillonnent le ciel d’un noir d’ébène, le tonnerre gronde bruyamment.
Patrick surveille l’anémomètre qui monte, qui monte, Il m’appelle pour enrouler une partie du
génois, puis décide de réduire encore la voile, et nous prenons un deuxième ris. Le vent continue
son ascension : 35, 37, 40, puis 45 nœuds s’affichent, il est trop tard pour affaler complétement
la grand-voile. Patrick, scotché à la barre malgré les trombes d’eau qui, maintenant, s’abattent
sur nous, lutte pour maintenir le bateau dans le bon axe. Il tente de limiter la prise au vent et de
ralentir ainsi la vitesse. Les minutes sont longues, je tremble de peur bien sûr et, comme
d’habitude, mon capitaine assure…
J’ai l’impression que le bateau va se séparer en deux, les coques craquent, les meubles et les
cloisons grincent. Le bruit est effroyable : l’eau qui s’abat sur la coque, le vent qui siffle, les
vagues qui heurtent les coques provoquent un vacarme assourdissant peu rassurant.
Sur l’eau, un rideau se forme, les gouttes tombent puis rebondissent sur les vagues, créant une
couche nuageuse, semblable à une brume matinale sur les hautes montagnes.
Enfin, en levant un œil sur les instruments, je lis 42, puis 40, et enfin 35 ! Je respire mieux,
même si 35 nœuds de vent ne sont pas faciles à négocier et nous effraient, comme ils terrifient
la plupart des marins !
Nous sommes également inquiets pour nos compagnons de voyage, tentons en vain de le joindre
par VHF. Nous apprendrons plus tard que le capitaine, sans doute plus expérimenté, a affalé
toute la voile lors du premier grain et a choisi de dévier sa route sous le second.
Les « seulement » 35 nœuds de vent nous accompagnent encore une grande partie de la nuit
puis, fort heureusement, le vent faiblit à l’approche de notre destination. Encore une fois, Dieu
merci, le savoir-faire et le sang-froid de Patrick nous ont aidés à traverser cette vilaine
intempérie tout en vérifiant la relativité des chiffres.
***
Escapade terrestre au Venezuela.
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Patrick est déjà allé au Venezuela. Par un heureux concours de circonstances, le père d’une de
nos vendeuses du dimanche est venu un jour au magasin accompagné d’un haut fonctionnaire
du gouvernement vénézuélien. Celui-ci est tombé sous le charme de la pâtisserie française, il a
convié mon mari pour un séjour semi-professionnel dans la ville de Mérida.
Le projet était long à mettre en place, le simple transport de produits comme la farine ou la
poudre à crème pouvait être mal perçu lors des contrôles douaniers, les dates ne correspondaient
pas aux rares périodes d’accalmie laissées par le travail du magasin.
Mais la persévérance de chacun fut récompensée et le voyage eut lieu.
Entre démonstrations de nougatine et autres petits choux, Patrick visita, en bonne compagnie,
la région de Merida.
Il fut charmé par ce pays et toutes les richesses s’y trouvant, il le fut beaucoup moins par les
mesures de prudence qui lui furent imposées, gardes armés, grilles autour des villas, grillages
en tout genre, voitures roulant au maximum de la vitesse à l’approche des barrages, vitres
teintées…
L’occasion de revenir sur ces lieux et de les partager avec moi se présente, notre bateau n’est
pas si loin…
Grâce à un ami globe-trotter français vivant maintenant au Venezuela, nous sommes accueillis
dans une famille vénézuélienne, dans la ville de San Diégo, près de Valencia.
Ramon, écrivain et poète, Matilda, son épouse, ainsi que leurs deux enfants, nous reçoivent fort
gentiment pour cette semaine de préparatifs durant laquelle nous exécuterons avec eux et leurs
amis environ cinq cents hàllacas, plat incontournable des repas de Noël.
L’origine de cette recette date de l’époque coloniale : Les espagnols, propriétaires des
haciendas, donnaient aux esclaves indigènes leurs restes de nourriture. Ceux-ci mirent en
commun leur savoir-faire pour créer cette crêpe farcie, dont les ingrédients peuvent varier
suivant les régions.
De larges feuilles sont nécessaires pour la confection des hàllacas. Celles-ci sont coupées à
l’aide de machettes sur les bananiers des plantations familiales, elles sont ensuite fumées sur
des brasiers improvisés. Devenues souples, elles sont débarrassées, toujours avec la machette,
de leur tige centrale, puis coupées en rectangle de quinze centimètres par vingt. Les extrémités
des feuilles sont gardées pour les emballages extérieurs.
Toute la famille est à pied d’œuvre pour nettoyer les morceaux de feuilles, je participe avec joie
à cette tâche un peu rébarbative mais relativement facile, toujours rythmée par la musique
omniprésente dans cette maison, grâce à des infatigables musiciens de talent.
Patrick se rend utile lors de la découpe des légumes en petits dés : oignons, carottes, poivrons,
aulx, poireaux…Ce sont des kilos de légumes qui sont préparés chaque matin de la semaine et
conservés au froid.
La veille du grand événement culinaire, les poulets sont tués et plumés, le porc acheté pour
l’occasion est découpé, les morceaux de bœuf sont disposés en larges tranches.
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Le grand jour arrive. Très tôt, la maison bourdonne d’allées et venues. Des voisins et amis
arrivent, apportant chacun une contribution à la grande fête qui va commencer.
Les caisses de bière s’entassent dans un coin de la cuisine, les bouteilles d’alcool s’accumulent
sur l’unique étagère, des cadeaux sont offerts aux enfants.
Sur un trépied à gaz, dans de grandes marmites, les viandes sont mises à cuire dans un bouillon
assaisonné avec précision et agrémenté de beaucoup d’herbes dont je ne connais même pas
l’existence.
Une fois cuites, ces pièces de viandes sont à leur tour découpées en petits dés. Patrick se joint
aux dames de la maison, il les épate avec sa dextérité et sa rapidité.
Une partie du bouillon obtenu servira à la cuisson des légumes, dans un ordre précis.
Pendant ce temps, la farine de maïs est mélangée avec du beurre fondu, du sel, du bouillon et
un colorant naturel l’onoto. De grandes cuvettes sont utilisées pour le malaxage manuel.
J’emploie toute mon énergie à brasser ces ingrédients, ce qui fait beaucoup rire nos hôtes !
Aux alentours de dix-sept heures, une grande table est dressée dans le jardin. Une dizaine de
personnes, majoritairement des femmes, prend place tout autour et le travail de confection peut
commencer. Chaque grande feuille est recouverte partiellement d’une fine couche de farine de
maïs, puis garnie du ragoût obtenu grâce au mélange viande/légumes. Sont ajoutés ensuite, par
les doigts agiles et patients, des raisins, des olives, des morceaux de poivrons, des tranches
d’oignons et de fines lamelles de carottes.
Pliée tel un paquet cadeau, la première feuille ainsi garnie est recouverte de deux feuilles de
plus petite taille et ficelée avec soin. Ce dernier travail demande agilité et précision. Il n’est pas
question, en effet, que la ficelle se détache lors de la cuisson !
Celle-ci a lieu dans une immense marmite et dure une vingtaine de minutes. Les hàllacas sont
ensuite mis à refroidir sur un sommier en fer en attendant d’être distribuées aux voisins, aux
amis, ou conservés jusqu’aux repas de Noël.
Toute la soirée, et jusqu’à une heure fort avancée dans la nuit, le travail s’exécute dans la joie
et la bonne humeur, les équipes se relaient, chacun prenant le temps de boire une bière,
d’écouter ou de jouer de la musique, de danser parfois…
Les musiciens s’en donnent à cœur joie et les refrains sont repris en cœur par tous. Nous ne
maitrisons pas encore suffisamment la langue espagnole pour chanter mais une chanson parlant
de Tour Eiffel, de Paris, de parfums nous est dédiée. Il est vrai que la plupart des paroles sont
inventées au fur et à mesure…
Nous garderons un souvenir merveilleux et ému de cette belle journée de partage, de
convivialité et remercions chaleureusement cette famille pour son hospitalité, sa générosité et
son envie de communiquer malgré notre espagnol de débutants.
Toujours avec notre ami, nous partons ensuite visiter l’intérieur du pays.
Nous nous rendons au village de la Colonie Tobar, situé à une soixantaine de kilomètres à
l’Ouest de la capitale.
73
Nous découvrons une cité pittoresque, avec l’architecture et l’urbanisme d’un village alpin
allemand. C’est un morceau de Forêt Noire, avec des palmiers et une température tropicale.
Un groupe de quatre-vingt familles allemandes s’y est implanté en 1840 et leurs descendants
perpétuent les traditions allemandes, au beau milieu de cet environnement vénézuélien.
Nous visiterons également la ville de Mérida, où le froid nous surprend un peu. Ce sont des
paysages de haute montagne qui s’offrent à nous le long du trajet. Le col franchi se trouve à
une altitude de 3000 mètres environ et la température est de 10°C !
Notre séjour se prolonge ensuite dans les « lianos », plaines s’étendant de la Cordillère des
Andes jusqu’au delta de l’Orénoque. Elles sont situées dans le centre occidental du pays, près
de la ville de Mantacal.
Nous logeons dans un campement au confort rudimentaire, nous dormons dans des hamacs,
mangeons de la viande de « chiquires », gros rats de soixante kilos, et des piranhas, avec les
doigts, bien sûr et en recrachant les arêtes !
Un tour en barque ainsi qu’une promenade sur le toit d’un véhicule tout- terrain nous permettent
de découvrir une faune et une flore abondantes. Des milliers d’oiseaux, flamants, hérons, ibis
écarlates, spatules rosées, canards et rapaces s’envolent à notre approche. Nous observons des
fourmiliers, des caïmans, des buffles d’eau. Nos guides, véritables cowboys, gardiens de
troupeaux réputés pour leur bravoure et leur rudesse, attrapent des caïmans et des anacondas,
pieds nus dans les marais inondés.
Le retour en bus jusqu’au bateau durera une quinzaine d’heures et nous aurons droit à un
contrôle de douane assez musclé. Tous les voyageurs doivent descendre du car, récupérer leurs
bagages en soute, se ranger, hommes et femmes séparés, en file indienne. Les bagages sont
fouillés, les passeports vérifiés et les douaniers zélés demandent à certains voyageurs de quitter
leurs chaussures qui sont examinées avec soin ! Chacun dans notre file, nous filons doux… Je
n’,envisage même pas de sortir mon appareil photographique ! Les douaniers contrôlent nos
passeports sans nous adresser une seule parole, puis nous font un signe de la tête pour nous
inciter à dégager, nous comprenons vite et remontons prestement dans le bus.
Nous n’avons eu aucun problème de sécurité, nous avons été très prudents mais le danger est
forcément plus réel dans les grandes villes, et sur les côtes, là où, hélas, le trafic de drogue est
omniprésent.
***
Nous laissons le bateau dans la marina surveillée de Puerto La Cruz pendant un mois pour la
plus belle des raisons, nous rendre en métropole pour le mariage de notre fils Charles-Antoine
et de sa gentille fiancée, Cécile. Nous reprenons ensuite la mer afin de retourner sur les iles
antillaises.
Le souvenir suivant est effrayant. Il n’est pas dû à une situation de navigation, ni à une météo
difficile mais il est révélateur de circonstances spéciales pouvant entraîner des issues
dramatiques.
74
Au port de Puerto La Cruz, nous avons entendu, sur Radio Ponton, des récits de pillage,
d’attaques et d’agressions sur des voiliers, nous sommes un peu inquiets. Sur l’ile voisine de
Margarita, plusieurs bateaux ont été visités par des bandits, les équipages violentés sans pitié.
Les habitués des lieux nous conseillent de nous éloigner de la côte le plus vite possible, à
l’équerre, de naviguer tous feux éteints, et de faire preuve de la plus grande vigilance, surtout
la nuit.
Nous éviterons les abords de l’ile de Margarita, lieu de repaire des trafiquants de drogue.
Notre départ se passe bien, nous quittons le golfe toutes voiles dehors, poussés par un vent
sympathique, de concert avec un voilier. Mais celui-ci, pour une raison inconnue, choisit une
option de route différente de la nôtre et nous nous retrouvons seuls. Très vite, une dorade mord
à l’hameçon, nous remontons les cannes en ralentissant le moins possible, puis continuons notre
parcours. Aux alentours de dix-sept heures, le jour commence à décroître, nous voyons un petit
bateau à moteur s’approcher assez rapidement de nous. Ça y est, nous sommes repérés ! Nous
ne ralentissons pas la vitesse, nous ne pouvons pas non plus accélérer.
Patrick m’ordonne de rentrer à l’intérieur, ce qui me convient parfaitement. De toute façon,
l’heure n’est pas aux palabres inutiles. Je vais me réfugier à ma place habituelle en cas de
panique. Roulée en boule sur mon canapé, je me recroqueville et écoute avec angoisse tous les
bruits.
La lumière décline faiblement. Au bruit, nous comprenons que l’embarcation se rapproche à
vitesse grand V. Quelques minutes plus tard, Patrick distingue parfaitement la barque et aperçoit
trois individus cagoulés à l’aide de T-shirts usagés. Seuls, leurs yeux sont visibles, ils agitent
les bras, et hurlent des ordres en espagnol !
Que faire ? L’angoisse est à son comble !
J’imagine les pires des catastrophes, le bateau pillé et dévalisé, Patrick blessé ou mort, l’heure
est grave !
Voilà, l’embarcation est là, à côté de nous, le pilote ralentit et positionne sa barque
parallèlement à la nôtre. Stupéfait, Patrick découvre deux magnifiques poissons que ces braves
pécheurs veulent nous offrir en nous les tendant à bout de bras…
Patrick montre alors la dorade que nous venons de pêcher, les hommes rient, nous saluent, puis
repartent en faisant ronfler leurs puissants moteurs. Nous ne les avons même pas remerciés,
encore tremblants et décontenancés.
Etait-ce leur intention première ? Ont-ils changé d’idée en cours d’approche ? Nous ne le
saurons pas, mais sans aucun doute Quelqu’un veillait sur nous.
Au début du voyage, nous avions choisi de ne pas avoir d’armes à bord. Ce jour-là, nous aurions
peut-être sorti nos munitions et passé le reste de notre vie à le regretter.
***
Nous avons profité de cette belle contrée avant que celle-ci ne devienne trop dangereuse pour
les navigateurs. Peu de temps après, nous apprenons que les attaques de bateaux se sont
multipliées, puis généralisées. Même si je soutiens fermement à ma maman que je ne suis pas
75
plus en danger sur mon bateau au Venezuela que derrière la caisse de mon ancien magasin,
nous sommes conscients d’être arrivés et surtout d’être repartis à temps de ce pays !
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14 : PANAMA.
Un séjour de deux mois en Martinique nous a permis de bien préparer le bateau pour le grand
voyage. De nombreuses pièces de rechange, un stock important de filtres, de joints, de
courroies, de bouts, d’outils en tout genre ont été achetés puis précieusement rangés dans les
cales. Nous avons aussi largement avitaillé en rhum et en denrées alimentaires françaises. Nous
descendons ensuite à Bonaire, passons le fameux Cap de La Vela, au Nord de la Colombie,
séjournons quelques jours chez les Kunas des San Blas, puis nous rejoignons Colon, à Panama.
Le passage du canal de Panama est un événement d’une grande technicité descriptible et d’une
immense émotion indescriptible.
Grâce à nos équipiers compétents, nos garçons, le frère et le papa de Patrick, les travaux
d’approche ont été faciles : mise en place de couvertures pour la protection des panneaux
solaires, fixation des pneus en guise de solides pare-battages, préparation des longues amarres.
Alors que nous avons un premier rendez-vous, une après-midi, personne ne vient nous chercher
sur le flat, à l’heure prévue. Nous patientons encore une journée, ancrés au mouillage de Colon,
près d’un club nautique en piteux état. Nous occupons ce temps à observer les gigantesques
cargos s’amarrer au port de commerce, poussés ou tractés par les remorqueurs, les immenses
grues décharger les containers sur des camions qui les transportent ensuite vers d’autres navires
ou wagons.
Le grand jour arrive enfin ! A peine sommes-nous ancrés sur le flat, zone de rencontre entre les
bateaux candidats au passage et les employés du canal que notre pilote est à bord. Les
présentations faites, les consignes données, il fait un tour de pont, vérifie la solidité et la
longueur des amarres. Nous voilà partis ! J’ai le cœur qui bat vite et je prends la barre un
moment pour masquer mon angoisse ! Le pilote, prénommé Franklin, est un homme fort
sympathique qui parle un anglais compréhensible. Il répond volontiers à nos multiples questions
avec clarté et gentillesse.
La première écluse apparaît à l’horizon. Notre compagnon de passage est un bateau d’environ
deux cent mètres de long qui sera disposé en tête de bassin. Nous passerons à sa suite, en
« center chamber », le catamaran sera seul dans la largeur de l’écluse.
Jeannot, Franck, Charles-Antoine et Paul-Alexis prennent place aux quatre coins du bateau.
Patrick est à la barre, le pilote reste à ses côtés pour donner les indications nécessaires. Je me
promène sur le pont du bateau pour prendre les photos, traduire les ordres du pilote et fournir
l’eau fraiche !
Le lancement des pommes de touline est impressionnant. Il ne faut pas les rattraper au vol, ni
les prendre sur la tête, mais s’en saisir rapidement et les attacher immédiatement aux amarres.
Il est trop tard pour les révisions de nœud de chaise ! Selon la demande de Patrick, les quatre
grosses pommes sont envoyées sur le filet, à l’avant, et deux d’entre elles sont emmenées à
l’arrière par-deçà les haubans.
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Les lamaneurs récupèrent les amarres, le bateau avance correctement dans l’axe de l’écluse, les
portes se ferment. Ce sont de grandes portes, de quinze à vingt-quatre mètres de haut, de deux
mètres dix d’épaisseur et les plus lourdes pèsent six cent tonnes !
Commence alors une montée spectaculaire des eaux, dans des tourbillons et des turbulences qui
obligent nos marins à tirer fort sur les amarres, à les bloquer aux taquets et à recommencer sans
cesse cette opération, sous les ordres du pilote expérimenté.
Le catamaran monte, monte et atteint le sommet de l’écluse en une dizaine de minutes pour
cette première écluse, ce sera un peu plus long pour les autres. Les portes à l’avant de l’écluse
s’ouvrent, les turbulences dues aux hélices des puissants moteurs du navire nous précédant
nous chahutent encore un peu mais les garçons sont vigilants et parviennent à maintenir le
bateau dans le bon axe.
Dans l’écluse voisine de celle que nous empruntons, un gigantesque bateau est relié aux mules,
genre de locomotives électriques circulant sur des rails parallèles au canal. Elles assurent son
déplacement latéral à l’aide de treuils.
Les deux écluses suivantes nous conduisent encore plus haut, au niveau du lac Gatun, que nous
atteignons environ une heure après notre départ.
Nous sommes impressionnés devant cette technologie moderne et simple à la fois, déroutante
car inconnue, surprenante et magique, nous sommes tous fiers du bon déroulement des passages
dans les écluses.
Le lac Gatun est un lac artificiel de quatre-cent-vingt-cinq kilomètres carrés, à vingt-six mètres
au-dessus du niveau de la mer. C’est le réservoir d’eau permettant le remplissage des écluses
dans lesquelles transitent chaque année environ quatorze milles navires.
Nous allons dormir là, solidement attaché à une grosse bouée cylindrique. L’amarrage à ce
pilier n’est pas facile, malgré les conseils du pilote, pressé de rejoindre le bateau venu l’attendre.
Le catamaran s’est enfoncé de quelques centimètres supplémentaires dans l’eau douce, moins
dense que l’eau salée qui maintient habituellement plus haut sa ligne de flottaison.
Nous apprécions notre soirée familiale, le riz-saucisses cuisiné aux petits oignons, la partie de
cartes, les discussions…
Dans la forêt tropicale toute proche, les singes hurlent et leur concert durera toute la nuit, les
perroquets et autres oiseaux exotiques se sont tus ce soir, mais leurs piaillements et leurs cris
nous tiendront compagnie dès les premières lueurs du jour.
Nous surplombons le côté Caraïbes, le regardons avec nostalgie une dernière fois, avant de
tourner nos regards vers le Pacifique et commencer une nouvelle aventure, la grande aventure.
Nous sommes conscients que tout sera plus compliqué de l’autre côté, que nous nous éloignons
vraiment de la facilité, que nous naviguerons souvent seuls, que les iles seront très distantes les
unes par rapport aux autres !
Devant mon inquiétude, Paul-Alexis, champion du monde de l’humour délicat, me demande si
je n’ai pas appris à l’école que la terre était ronde, et si je pense tomber, arrivée au bout du
canal !
79
Le nouveau pilote est attendu pour sept heures et nous sommes sur le pont peu avant, prêt à en
découdre avec la traversée du lac, au moteur, dans le chenal balisé.
Ce pilote -ci, qui se prénomme Yvan, est nettement moins sympathique que Franklin. Il s’endort
dès la traversée du lac engagée, change de place dès que le soleil lui tape sur la tête et repart
aussitôt dans les bras de Morphée. Le chenal est facile à suivre, les nombreuses bouées
indicatives ne permettent pas de fantaisie mais Charles-Antoine et moi essayons néanmoins de
couper quelques virages, histoire de faire ouvrir un œil au pilote relié par V.H.F. au bureau de
contrôle des caméras de surveillance. Nous naviguons durant une trentaine de kilomètres, au
moteur et à une vitesse d’environ six nœuds, longeant quelques jolis petits ilots. A onze heures,
nous passons sous le pont du centenaire, puis arrivons à la première écluse.
Paul-Alexis, légèrement blessé au doigt, prend les photos et sert les boissons, Franck et Charles-
Antoine sont à l’avant du bateau, Jeannot et moi aux amarres arrières.
Malgré les entraînements réguliers et leur championnat de lancer, mon lanceur, débutant ou
piètre viseur, ne parvient qu’à la troisième tentative à faire atterrir sa pomme de touline sur le
bateau ! Du coup, le pilote, réveillé et un peu agacé, fait mon nœud de chaise à la hâte.
Cette fois-ci, nous descendons ! L’eau se vide à l’intérieur des écluses avec de légers remous
qui ne perturbent pas trop la direction du bateau.
Nous devons, sans à-coup, laisser régulièrement filer les amarres, en veillant à ce que le bateau
soit toujours bien maintenu, mais ne soit pas suspendu par les amarres !
A la sortie de l’écluse, nous nous sommes rapprochés du niveau de l’Océan Pacifique. La
première écluse est loin des deux suivantes et nous récupérons nos amarres : une autre séance
de lancement est donc au programme en début de deuxième écluse. Lors du passage de l’écluse
suivante, une caméra nous filme et la famille, prévenue par téléphone quelques minutes
auparavant, peut nous voir franchir en direct cette partie de canal. Inutile de vous dire que des
inconnus visionnant cette séance sont sans doute étonnés: Nous gesticulons, dansons, envoyons
des baisers et agitons les bras comme des demeurés. !
La troisième écluse franchie, les portes s’ouvrent sur l’océan Pacifique, pacifique pour le
moment…
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Cœur Pacifique.
C'est le cœur qui se serre, en pensant à tous ceux
Dont chaque jour le vent nous éloigne un peu.
Comme l'oiseau des mers, nos pensées virevoltent
Et vers nos êtres chers sans cesse nous ramènent.
C'est le cœur qui s'emballe devant cette aventure,
Cette envie d'aller voir si, de l'autre côté,
Plus intense est la vie, plus belle est la nature,
Plus chaud est le soleil, plus douce l'amitié.
C'est le cœur qui s'émeut pendant la traversée
De l'arc imaginaire encerclant notre terre.
Et quand la latitude, si soudain inversée
Indique, à cet instant, changement d'hémisphère.
C'est le cœur qui s'incline devant l'immensité
Des flots majestueux aux reflets argentés.
C'est le cœur qui s'enchante, savourant la beauté
De ce bel océan, la vie est un festin!
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15 : LES GALÁPAGOS.
Une navigation de trois jours nous conduit aux abords du rocher de Malpelo, je vous en parle
dans le chapitre de la plongée. Trois jours plus tard, nous reprenons la mer, naviguons sept jours
et arrivons sur l'archipel des Galápagos.
Ces îles sont situées à un millier de kilomètres à l'ouest des côtes équatoriennes, elles font
partie du patrimoine mondial de l'Unesco.
Nous longeons l'île de San Cristobal au petit matin : la lune, éclipsée par Vénus, joue à cache-
cache derrière Kickers-Rock. La photo de Vénus, entre les deux iles aurait été superbe mais je
laisse échapper le moment exact, dommage ! Les plus belles photos sont certainement celles
que je ne prendrais pas, ou trop tard !
Autour du bateau, les raies nagent tranquillement, souvent par deux. La mer est calme, sans
aucune ride. Nous profitons de cette fin de navigation, moment magique d’harmonie et de
contemplation, d’admiration de cette nature qui nous comble chaque jour davantage.
Cependant, dès notre arrivée, nous sommes assaillis par un agent officiel, qui nous décharge de
plus de six cent dollars en entrée de parc national, taxes de port, frais de contrôle sanitaire et
autres paiements en tout genre.
Un membre du ministère de l'agriculture fouille le bateau, inspecte les cales, lorgne avec
minutie le réfrigérateur. Il nous oblige à presser tous nos citrons, pamplemousses et oranges
panaméens restants, de peur que nous n’apportions sur l'île la mouche du fruit.
Notre certificat de fumigation est faux, nous l'avons acheté au Panama. Par malchance, ce
charmant monsieur aperçoit deux ou trois insectes morts dans le fond des cales, nous sommes
grillés. De concert, nous multiplions les sourires et les courbettes et ne sommes pas pénalisés,
ouf !
Ce vilain moment passé, nous espérons de belles surprises.
Le gouvernement équatorien n’est pas très accueillant pour les vagabonds de la mer,
incontrôlables, indisciplinés, peu dépensiers en général. Inversement, les habitants de l'île sont
d'une gentillesse et d'une serviabilité exemplaires. La vie à terre est peu onéreuse, un repas au
restaurant ne coûte que trois dollars, avec le jus de fruits, la soupe et le plat complet.
Nous allons même chez le coiffeur pour quelques dollars. Le salon de coiffure ne possède pas
l’eau courante, nos cheveux sont lavés à l’aide d’un broc d’eau puisée dans un seau !
Si la vie aquatique est riche, la vie terrestre en est de même. Ces dix-neuf îles et quarante îlots
n'ont pas été habités avant le seizième siècle et la faune et la flore y sont restées intactes depuis
des millénaires. Vingt-huit espèces d'oiseaux n'existent que sur l'archipel : albatros, manchots,
fous à pattes rouges ou bleues, frégates, mouettes de lave et plus d'une dizaine d'espèces de
pinsons de Darwin.
Ici vivent des iguanes terrestres dépassant parfois un mètre de long. Les iguanes marins
descendent jusqu'à douze mètres de profondeur en parvenant à ralentir leurs battements de cœur
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pour demeurer près d'une heure sous l'eau. Onze espèces de tortues souvent centenaires,
pouvant atteindre deux cent cinquante kilogrammes, vivent sur les différentes îles.
Les botanistes du monde entier viennent étudier la flore extrêmement diversifiée, comprenant
un bon nombre de curiosités.
Notre bateau est le refuge d'otaries et de lions de mer dont certains pèsent jusqu'à deux cent
cinquante kilogrammes. Passée la joie des premières visites et des clichés inédits, nous chassons
ces bestioles sans ménagement, leurs odeurs et les traces de gras qu'elles laissent sur la coque
ayant raison de notre patience. Sur chaque jupe, un tabouret et des pare-battages sont installés
mais, têtues, les otaries forcent les barrages et viennent prendre le soleil, couchées sur le dos,
les moustaches frétillantes et les yeux dans le vague!
Pour cause d’otaries, nous ne pouvons pas utiliser notre annexe, elle serait vite assaillie par ces
grosses bêtes qui grimperaient à bord pour jouer ou dormir. Nous nous habituons donc à ce
mouillage sans annexe, et hélons un " water-taxi"' au gré de nos besoins de déplacement. Le
trajet nous est facturé un dollar, mais Patrick s'aperçoit vite que les locaux ne le paient que
cinquante cents. A partir de ce moment, le jeu consiste à donner les cinquante cents d'un air
convaincu et déterminé, sans sourciller. Patrick gagne à tous les coups !
Pour l'achat de gasoil, bien évidemment, nous ne passons pas par les autorités compétentes et,
de nuit, une barque nous apporte, tous feux éteints, des bidons que les garçons transvasent bien
vite, non vus, non connus. Quel plaisir de griller les réseaux d'intermédiaires officiels et quelle
économie! Une délicieuse omelette au rhum, partagée avec Cathy et Gilles, clôture cette soirée
excitante !
Nous restons deux semaines sur cette île, admirant les paysages volcaniques, déserts, les rochers
peuplés de crabes rouges et autres animaux endémiques.
En balade, Patrick récupère un bambou d'environ sept mètres dont quatre seront utilisés en guise
de tangon pour notre génois, au cas où les vents dominants viendraient par l'arrière.
L'heure du départ approchant, nous nous ravitaillons en fruits et légumes, dévalisons le rayon
pâtisserie de la boulangerie, passons les derniers coups de téléphone, envoyons les ultimes
mails....
Nous sommes prêts
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16 : LA TRANSPACIFIQUE.
Voici le texte intégral, écrit pour notre site internet les derniers jours de navigation, à l’heure
du bilan. Sa publication, agrémentée de photographies, dans un magazine de voiles, nous a valu
une notoriété passagère et un afflux de sympathiques messages.
TRANS-PACIFIQUE, LA GRANDE TRAVERSÉE!
Ça y est, nous y sommes!
Une grande traversée, c'est une aventure pensée et réfléchie si longtemps à l'avance que,
lorsqu'elle arrive, et malgré tout le temps de préparation, nous sommes un peu déconcertés,
étonnés et perdus devant l'enjeu formidable, parcourir ces milliers de miles nautiques entre Les
Galápagos et les Gambier, à deux, sur notre bateau, seuls au milieu du Pacifique. Nous sommes
donc des aventuriers des temps modernes, certes, mais aventuriers quand même et, ce quinze
juin, lorsque nous quittons notre charmant mouillage, nos cœurs serrés et émus battent la
chamade.
SEULS, LE SOMMES - NOUS VRAIMENT?
Nous disposons à bord de fantastiques moyens de communication:
- un téléphone satellite, l'Iridium, qui nous permet d'appeler la famille, de prendre les mails et
de consulter les prévisions météo.
- une B.L.U., (émetteur /récepteur radio) nous permettant également d'envoyer et de
réceptionner mails et bulletins météo.
.- deux adresses mails confiées à la famille proche, histoire de recevoir quelques bonnes
nouvelles.
- Cathy et Gilles, naviguant sur leur voilier Cyale, prennent la mer en même temps que nous,
dans la même direction et nous resterons en contact avec eux, par téléphone ou par V.H.F.,
tous les trois ou quatre jours.
- Armand, leur routeur, va également nous diriger, nous indiquant une route à suivre, en
fonction de la météo, du vent, des courants et des vagues. Chaque jour, nous lui envoyons notre
position et les paramètres rencontrés, il nous répond et nous recommande les waypoints les plus
optimisés. Merci encore de tout cœur, cher Monsieur!
QUELS ONT ÉTÉ NOS PRÉPARATIFS?
Nous sommes partis de Panama avec un bateau déjà bien rempli, en ayant pris soin d'acheter
sur le continent sud- américain la plupart de nos courses alimentaires, l'épicerie courante, les
derniers leurres pour la pêche, des batteries neuves.
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Les bons produits français sont à bord depuis notre passage en Martinique, au mois de janvier
et, dans les coffres, se cachent biscottes, pain grillé, boîtes de pâté, et autres denrées spécifiques.
Aux Galápagos, nous faisons un dernier avitaillement, les légumes et les fruits sont d'une qualité
exceptionnelle, ils proviennent des plantations de l'île, n'ont pas été mis en réfrigérateur, ne
contiennent pas de produit chimique, nous les conservons longtemps, et terminons la traversée
avec des tomates bien rouges et des poivrons en parfait état.
Nous avons acheté soixante- quinze oranges pour l'équivalant de quatre euros, une moitié de
régime de bananes, des ananas encore verts, fraîchement cueillis, nous sommes parés en
vitamine C, nous n'attraperons pas le scorbut, c'est certain!
Nous avons aussi embarqué quatre grands pains frais, quatre paquets de brioche longue
conservation, et quatre pains de mie avec conservateurs. Gardés au réfrigérateur, nous pourrons
les manger jusqu'à la fin du voyage.
Nos réservoirs d'eau contiennent six cent litres, nous avons en réserve une bonne centaine de
litres d'eau en bouteilles et nous remplissons régulièrement des bouteilles d'eau à boire grâce à
notre déssalinisateur.
Côté gasoil, des bidons de réserve sont installés sur le pont, solidement attachés aux filières,
d'autres jerricans sont stockés dans les cales moteur, le réservoir est plein, soit un total de cinq
cent litres.
Pour le compresseur de plongée et pour le moteur de l’annexe, nous avons également une
centaine de litres d’essence, les plongeurs et amateurs de wake-board pourront nous rejoindre.
En plus d'être une épicerie, une station- service, notre catamaran est aussi une pharmacie
flottante, avec un bon nombre de médicaments, de pommades, de seringues, de rouleaux de
plâtre..., un atelier de bricolage avec une panoplie d'outils en tout genre, ponceuse, perceuse,
fer à souder, et de nombreuses trousses à outils avec matériel électrique, mécanique, de
plomberie...
Un important stock de pièces de rechange a été acheté: poulies, sangles, bouts, pompes,
alternateur, manilles, piles, leds...., cependant, nous ne pouvons pas tout avoir en double, à
moins de trainer derrière nous un autre S.D.F.!
Nous disposons également à bord d'une mini-bibliothèque, avec plus de huit cent livres, dont la
plupart sur l’Ebook, et un I Pad, (deux magnifiques cadeaux de nos enfants), avec jeux,
programmes divers et un arsenal de films récupérés çà et là.
Ah!, j'allais oublier l'équivalent d'un petit rayon pêche d'un supermarché et un mini magasin
de laines, coton, aiguilles et crochets.
Des préparatifs sérieux, complets n'assurent pas la réussite de la traversée, c'est certain, mais
permettent de larguer les amarres l'esprit libéré et donne une certaine confiance matérielle non
négligeable.
MAIS COMMENT OCCUPER CES JOURNÉES? ET CES NUITS ?
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C'est le grand paradoxe et l'incroyable mystère de la vie en mer ! Le temps passe vite, très vite !
Il arrive que le soir, en regardant le soleil décliner lentement à l'horizon, nous nous demandons
comment la journée a pu se dérouler aussi rapidement, sans que nous n’ayons vu ni le temps
passer, ni les heures défiler.
Les trois grandes occupations essentielles sont vitales et captent une bonne partie de notre
énergie: il faut naviguer, dormir et manger.
La navigation est surtout le domaine de Patrick, c'est lui qui gère la route, choisit le cap, règle
les voiles, trace des routes fictives en fonction de la météo reçue par le routeur. Il assure
également tous les quarts de nuit, lorsque le vent et la mer sont un peu capricieux et que le
réglage des voiles dans ces moments difficiles dépasse ma compétence.
Cependant, nous manœuvrons généralement à deux, je m'occupe du génois, du chariot lors des
empannages, du rangement de la drisse de grand-voile, et j'obéis au fameux "Face au vent! "
bien connu de toute femme de marin lors des prises de ris!
Nous avons aussi fait face à des incidents matériels, casse d'une poulie, du réa de drisse de
grand -voile, du support métallique de la poulie d'écoute et chaque réparation a demandé
réflexion, travail, débrouillardise et patience.
La gestion du sommeil, en mer comme à terre, d'ailleurs, est vraiment propre à chaque individu.
Patrick, de par son métier mi- nocturne, à son habitude et à sa faculté de " dormir vite", acquises
par les surcroîts de travail à la pâtisserie, ne souffre pas trop de ces petits sommeils entrecoupés,
hachés, morcelés.
Quant à moi, je suis, comme mon Papa, une grosse dormeuse et j'ai besoin de plus dormir, plus
longtemps et plus régulièrement.
Nous avons pris des quarts les premières nuits, près des îles des Galápagos, et pour les
dernières, en arrivant sur l'archipel des Gambier, mais également les nuits agitées, lorsque le
vent soufflait fort, avec une mer plutôt vilaine.
Ces nuits-là, nous les découpons en quarts de quatre heures, je vais me coucher tôt, aux
alentours de vingt heures, je me relève à minuit, veille jusqu'à quatre heures trente environ et
Patrick assure le restant des heures de nuit.
Lorsque le bateau n'est pas trop secoué, il est alors possible de lire, de tricoter ou,
éventuellement de regarder un film, tout en s'interrompant de temps à autre pour assurer la
sécurité. Par vilaines conditions météorologiques, la surveillance des voiles, de la direction et
de la force du vent nous occupe à plein temps.
Dans la journée qui suit, les petites siestes en sont légitimées et nous en abusons parfois, surtout
moi!
Et nous arrivons au chapitre essentiel de la vie de tous les jours, à une des occupations
principales, celle de se nourrir, et de bien se nourrir.
Notre principal ingrédient n'a pas été acheté au supermarché, ni embarqué de force sur le bateau,
il se trouve encore dans la mer, à nous d'aller le chercher.
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La mer a été généreuse pendant cette traversée, nous avons pêché un thon jaune, cinq dorades,
un tazar bois, chacun de ces poissons pesant plus de cinq kilogrammes, et, en bouquet final,
deux beaux thons de quatorze et quinze kilogrammes.
Mais nous en avons raté au moins autant, parfois après une heure de lutte, et nous avons assisté
à un spectacle émouvant que je ne peux m'empêcher de vous raconter:
Patrick s'acharne depuis un bon moment à remonter une dorade coryphène, nous apercevons
déjà ses belles couleurs à travers l'eau claire. Les dorades sont bleues, jaunes, vertes et, paraît-
il, changent sept fois de couleurs avant de mourir.
Celle-ci arrive, bien attachée au leurre par un gros hameçon, sur la jupe arrière du bateau. Nous
voyons son compagnon, ou sa compagne, la suivre dans ses allées et venues, dans sa bataille
contre la mort, jusqu'au moment où, sans nul doute, encouragée par son soutien, elle se détache!
Les deux dorades repartent très vite, je suis émue et contente, Patrick est un peu déçu tout de
même!
Mais le poisson ne passe pas directement de la mer dans notre assiette, il est nécessaire de le
vider, de le découper et de le cuisiner.
Et, croyez- moi, au bout de trois semaines, nous nous régalons encore avec de nouvelles
recettes. Le tazar aux petits légumes, le thon en papillotes aux oignons, (recette de Tonton Jojo),
la dorade frite aux poivrons et orégon nous laisseront des souvenirs gustatifs inoubliables.
Nous confectionnons aussi des conserves de chair de dorade et de thon, histoire de ne pas gâcher
le surcroît de nourriture, il n'est pas possible de pêcher des moitiés de poisson!
Mais nous mangeons aussi des légumes ; les oignons, poivrons, tomates, carottes, choux font
de délicieux accompagnements et nous passons du temps, puisque nous ne sommes pas pressés,
à découper,uisiner, assaisonner, en variant les idées gourmandes.
Notre navigation ayant été confortable, nous avons pu prendre nos repas à table, sans que nos
assiettes ne débordent ni que nos verres ne se renversent, et profiter pleinement de ces instants
tranquilles, paisibles et gourmands.
En dehors de ces trois occupations, nous regardons la mer, le ciel, nous regardons passer la vie,
je vais vous expliquer....
MAIS QUE VOYONS-NOUS EN MER?
À priori, en pleine mer, nous ne devrions pas voir grand-chose, mais, avec patience, nous
observons et contemplons les vagues. Certains jours, la mer est calme, tranquille, paisible, de
charmantes vaguelettes ondulent à la surface, créant un léger clapet, dont l'écume s'envole dans
le vent faible.
D'autres jours, la houle crée d’immenses vagues d'une hauteur de trois à quatre mètres, le bateau
monte, puis descend sur ces ascenseurs, sans heurt, en glissant et en surfant.
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Ce qui est beau, impressionnant, mais nettement moins confortable, ce sont les vagues croisées,
certaines arrivant d'une zone de vent et d'autres provenant d'un vent d'une direction contraire.
Dans ce cas, les vagues s'entrechoquent, s'emmêlent, se heurtent parfois avec violence, l'écume
est blanche, puissante et le catamaran, au milieu de cet imbroglio aquatique, ne sait plus où
donner de la coque !
Et le ciel, mes amis! Pas un jour sans que les nuages soient différents ! Nous avons eu droit à
un ciel bleu-azur, parsemé çà et là de petits moutons blancs, de nuages effilés, de plumes
légèrement bleutées, de nuages d'alizés rangés en lignes parallèles à l'horizon, ou de gros
cumulus annonçant les grains.
Les levers de soleil sont chaque jour un spectacle éblouissant, les couchers du soleil autant
d'occasion de prendre le frais sur le pont, émerveillés, les yeux dans le vague, admirant ces
couleurs rouges, oranges, écarlates qui illuminent les cieux.
Nous avons navigué avec la lune, ma grande amie depuis que j'ai constaté que la pleine lune
avait lieu le même jour, où que vous soyez sur la terre.
Tout petit, Charles- Antoine avait fait remarquer à ma maman que la lune de Saint-Agrève, mon
village natal, était la même que celle de Champagne au Mont d'Or, où nous habitions à ce
moment- là!
Nous n'avons pas eu le bonheur de voir des baleines, mais celles que nous avions croisées aux
Bahamas m'avaient cause plus de peur que de plaisir! Au début de la traversée, nous avons
partagé la route de centaines de dauphins, petits et gros, jouant et sautant autour du bateau, puis
admiré des nuages entiers de poissons volants, parfois loin, en avons cueilli le matin des
dizaines, échoués sur le pont avec leurs amis les calamars.
Une nuit, un poisson volant atterrit dans notre lit, à travers un petit hublot du cockpit resté
ouvert. Patrick sent frétiller sur sa jambe, se réveille en sursaut, cherchant l’intrus ! Il rejette à
la mer cet aventurier un peu coquin, nous obligeant à changer les draps après un bon fou- rire!
COMMENT REGARDER PASSER LA VIE ?
En grande traversée, malgré toutes les occupations que je vous décris précédemment, nous
avons aussi du temps quand, le bateau bien propre, les voiles bien réglées, les estomacs calés,
le dernier livre achevé, l'ouvrage en cours abandonné, le film du soir regardé côte à côte sur
notre canapé, la journée s'étire en silence.
Tout devient réflexions, pensées, méditations, les idées vagabondent et nous pouvons prendre
le soin de les analyser, de les approfondir, de les creuser, de réfléchir lentement sur soi et les
siens, sur le passé et le présent, sur l'avenir....
Notre vie, comme celle de la plupart d'entre vous, a été faite de joies et de peines, de moments
inoubliables, de journées que l'on voudrait ôter de sa mémoire. Parfois l'heure du bilan sonne,
on ne sait pourquoi, entre deux émotions, deux souvenirs, deux réflexions oubliées remontant
à la surface.
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Quel bonheur de laisser son esprit errer, de chanter ou de prier en silence, de laisser les bons
mots de nos enfants se rappeler à nous, les moments de partage revenir dans nos esprits et de
revivre, au ralenti, les grands instants de notre vie de famille!
Avoir le temps, quel confort, quel luxe!
Non, décidément, nous n'avons pas eu le temps de nous ennuyer, à aucun moment les jours ne
nous ont semblé longs. Au bout des trois semaines en mer, nous avions l'impression d'être
partis quelques jours auparavant.
TOUT CE BONHEUR A-T-IL UN PRIX ?
Bien évidemment, seuls dans cet immense océan, la discipline, la rigueur, le bon sens et la
prudence sont de mise. Bien plus, ces contraintes sont indispensables à la faisabilité de cette
aventure qui a un prix, le prix de la liberté!
Depuis son adolescence, Patrick rêvait de partir naviguer, ce qui n'était absolument pas mon
cas. Terrienne jusqu'aux bouts des ongles, j'ai dû apprendre à vivre avec ces quelques règles
qui, au départ, je l'avoue, me semblaient un peu disciplinaires.
Peu à peu, et certainement beaucoup plus vite que je ne l'aurais imaginé, j'apprends à conjuguer
avec. Non seulement je les comprends mais elles font maintenant partie intégrante de ma façon
de vivre: c'est le cas des économies, de la gestion, de la sécurité à bord.
LES ECONOMIES:
Non, non, nous ne sommes pas devenus radins, loin s'en faut. Je parle ici de l'économie d'eau
douce, essentielle à la survie en mer et des économies d'énergie.
Garderons- nous longtemps nos habitudes de marins, ferais- je toujours cuire les œufs durs en
même temps que le riz à l'eau ? Saurons- nous, à terre, nous doucher avec quatre litres d'eau, et
utiliser moins d'un verre d'eau pour le lavage des dents?
Le réfrigérateur, le pilote automatique, indispensable et grand chouchou de l'équipage, nos
ordinateurs consomment de l'électricité mais nous sont utiles pour la conservation des aliments,
la navigation, les films, les jeux et l'écriture. Deux fois par jour, lorsque nous naviguons à la
voile, nous mettons un moteur en marche, à bas régime, afin de recharger ces instruments
nécessaires.
LA GESTION:
Depuis Panama, je gère un stock de marchandises assez important et, sur les conseils avisés de
Patrick et malgré ma réticence première, j'ai un inventaire précis. Chaque fois que je sors un jus
de fruits, une bouteille de sirop ou une conserve, je le déduis de mon inventaire, élémentaire!
LA SÉCURITÉ :
En mer, comme en montagne, le risque zéro n'existe pas, et chaque soir qui tombe apporte,
surtout par mauvais temps, son petit lot d'angoisses et de doutes. Cependant, nous sommes
prudents, et mettons consciencieusement nos gilets avec harnais intégrés pour toute manœuvre
nocturne. La nuit, je ne sors pas du cockpit.
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Quand le bateau bouge beaucoup, la consigne " une main pour le bateau" est fort recommandée
mais je termine la traversée avec des hématomes sur les hanches, après m'être cognée
régulièrement sur les rebords de table, d'évier ou contre l'angle du meuble de cuisine.
Je ne faisais pas la fière quand, hissée sur les épaules de Patrick, j'ai dû remettre la latte de l'easy
bag dans sa gousse.
Le rangement, la propreté, la vigilance alimentaire sont des aides précieuses au bon
déroulement des navigations. Sans toutefois parer tous les risques, elles permettent d'en limiter
la plupart.
Durant ces vingt- deux jours de mer, nous avons de grands moments de joie, mais aussi quelques
passages difficiles, petits hauts et bas de la vie quotidienne avec des sentiments exacerbés par
la vie en bateau.
LES MOMENTS DIFFICILES:
*Encore une fois, deux jours après le départ, je suis victime d'un mal de mer coriace. La mer,
avec des creux de trois mètres, secoue le bateau en tous sens, et, malgré un Scopoderm sur
l'arrière de l'oreille et du sparadrap sur le nombril, astuce envoyée par tonton Jojo (vous savez,
celui du thon en papillotes), je ne suis pas au mieux de ma forme. Dans ces moments-là, il est
vrai que le temps semble long, vautrée sur le canapé ou alitée, je culpabilise de laisser tout le
travail à Patrick, je souffre des maux de ventre, et la peur prend vite le dessus, peur d'être malade
et peur d'avoir peur (mais ça, seules les filles peuvent comprendre!)
*Un soir, en entrant dans notre cabine, je découvre avec stupeur une fuite d'eau sur le plancher!
Je pousse un cri d'effroi, car, bien sûr, j'imagine déjà une voie d'eau dans la coque. Patrick, plus
rusé, goûte de suite cette eau et constate qu'elle n'est pas salée, ouf! Quel soulagement! En fait,
nous avons une fuite sur la pompe d'eau douce, qui nécessitera une matinée de bricolage, dans
un coffre, sous le canapé du carré.
*Lors d'une prise de ris, le réa de la tête de mât casse, et pendant quelques heures, Patrick
cherche une solution, il est difficile de se passer de grand- voile mais il ne faut pas prendre le
risque qu'elle s'affale sur le pont, la drisse fragilisée par le réa brisé. Une solution de
remplacement est ensuite improvisée, une drisse usagée installée à la place de la balancine nous
permettra de continuer la navigation.
*Nous avons également des sueurs froides, mais de courtes durées, lors de la casse d'une poulie
de prise de ris, et à l'occasion du brisement d'une platine inoxydable reliant la poulie d'écoute
au mât.
LES BONS MOMENTS:
*La première journée de navigation est en tout point féerique. Sur une mer calme, un vent
favorable nous emmène à huit/ neuf nœuds dans un confort de salon, nous longeons les îles des
Galápagos, un beau thon mord à l'hameçon, le soleil brille fort, les oiseaux nous accompagnent,
le bonheur d'une navigation parfaite existe.
*Loin de tout, la réception des mails des enfants, l'un d'eux en un seul mot, un prénom féminin
nous indiquant que nous serons prochainement grands- parents d'une petite fille, un autre
arrivant de Corse, précieux, des nouvelles régulières de Ginette, de Jeannot, de Franck et de
Jojo, nous ont été droit aux cœurs et nous les avons appréciés à leur juste valeur.
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*La fête de la mi- traversée, avec apéritif de luxe et tartines toastées de Nutella, le pot acheté
en Martinique ayant fait le trajet, bien caché dans un coffre sous notre lit.
*Un nombre infini de moments forts de tendresse, de câlins, de partage et de rires à deux, avec
une complicité et une joie grandissantes.
*L’arrivée, évidement, fut inoubliable: au petit jour, avec en toile de fond le soleil se levant sur
les îles qui apparaissaient doucement aux premières lueurs matinales, la mer devenue enfin
calme dans le lagon protégé par les barrières de corail, le visage ébloui de Patrick, et au fond,
le village niché dans la baie de Rikitea, sa cathédrale, ses maisons, la petite plage....
Quel bonheur, après cette navigation de plus de trois semaines, d'arriver à bon port!
Quel soulagement de retrouver la terre ferme, quelle exaltation d'appeler la famille afin de leur
annoncer cette bonne nouvelle rassurante, la joie brille dans nos yeux, nos cœurs chantent, la
vie est décidément trop belle.....
Comment conclure? Comment résumer ? Comment partager?
Je voudrais en une seule phrase, peut- être un peu concise, vous dire de manière réfléchie que
cette traversée m’a apporté joie, plénitude, bonheur, sensations fortes, sentiments doux mais
que le mérite en revient au seul capitaine et la gloire à Dieu.
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17 : LES GAMBIER.
Arriver en Polynésie, c’est basculer dans un autre monde.
Y arriver par ses propres moyens, seuls, choisir sa destination en fonction de ses envies,
l’atteindre à la force du vent, cela devient une double bascule !
Nous nous répétons sans cesse : « nous y sommes, nous l’avons fait ! », mais nous avons du
mal à le réaliser les premiers jours.
L'archipel des Gambier, le plus oriental de la Polynésie est composé de huit îles, parsemées
dans un lagon de trente- cinq kilomètres de long sur trente kilomètres de large. Le total des
terres émergées n'excède pas vingt- sept kilomètres carrés.
Nous voici donc à Rikitea, sur l'île de Mangaréva, la plus grande de toutes. C’est la plus peuplée,
d'environ mille deux cents personnes. Notre bateau a facilement trouvé une place dans la grande
baie, face au village, en compagnie de quatre autres voiliers.
Beaucoup de récits ont été écrits par les marins aventuriers et chaque voyageur garde en
mémoire les lectures de Moitessier et de ses précurseurs. Mais les temps ont changé et nous ne
voulons pas trop croire aux clichés polynésiens classiques, telle la vahiné souriante apportant
des fleurs et des fruits sur la plage…
Néanmoins, nous venons de planter notre ancre dans cette baie depuis moins d’une heure
lorsque Nicolas, un jeune homme très musclé arrive en pirogue. Il nous souhaite la bienvenue
et nous propose de passer chez lui dans l’après-midi.
Il doit dégager un champ pour construire un bâtiment et sera obligé d’arracher des plants de
manioc, nous pouvons en profiter si nous le souhaitons. Nous le remercions chaleureusement,
nous sommes quand même un peu fourbus. Mais en compagnie de Cathy et Gilles, toujours
enthousiastes et dynamiques, nous débarquons tous les quatre chez Nicolas, en début d’après-
midi.
Conduits au champ, Patrick et Gilles, à l’aide de pioches, récoltent de beaux maniocs. Pendant
ce temps, Cathy et moi cueillons des « picarettes », petites oranges sauvages un peu amères et
de gros pamplemousses délicieux dont les jus nous régaleront chaque matin. En fait, nous les
cassons, selon l’expression locale à laquelle nous nous habituons bien vite.
Trois heures plus tard, nous avons fait la connaissance de plusieurs habitants du village, nous
rentrons au bateau chargés de fruits et de légumes, comme cela se produira souvent aux
Gambier et aux Marquises, mais aussi, à notre étonnement, à Bora-Bora !
Notre enregistrement à la gendarmerie est d'une simplicité élémentaire, les gendarmes nous
conseillent la plus grande prudence envers les requins lors des parties de pêche. Les formulaires
à remplir en cas d'accident ne sont pas sortis des tiroirs depuis très longtemps, personne n’a
hâte de les en extraire.
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À la mairie, nous obtenons, moyennant la somme de cent francs, (qui correspond à un euro
environ), un certificat de résidence, nous permettant d'ouvrir un compte à l’agence postale. En
effet, il n'y a, sur cette île, ni banque ni distributeur automatique.
Le débarquement au ponton est aisé et nous retrouvons l'immense plaisir de ne pas avoir à
cadenasser notre annexe!
La rue principale, cimentée, longe le bord de plage, en évitant soigneusement les immenses
arbres qu'elle contourne avec respect et qui lui rendent la politesse en l'ombrageant avec
élégance et générosité. De part et d'autre, délimitées par des haies ou par des talus d'arbustes
aux milles fleurs, de petites parcelles de terrain, avec jardins coquets abritent des maisons aux
couleurs vives, accueillantes et ouvertes sur l'extérieur. Les épiceries, plus ou moins
achalandées, avec comptoir et étagères en bois, piles d'objets hétéroclites et insolites, conserves
en tout genre, congélateurs débordants, calculette scolaire et livres de dettes reçoivent les
clients.
Une centrale électrique a été construite depuis peu et l'électricité est apportée dans le Nord de
l'île, où le vacarme des groupes électrogènes cessera prochainement.
En promenade autour de l'île, nous croisons les camions installant poteaux électriques et
déroulant d’immenses bobines de fils.
La gendarmerie est flambant neuve, les drapeaux français, polynésien et mangarévien flottent
sur une magnifique pelouse, entretenue avec grand soin pour le bien-être des poules. Celles-ci
picorent allègrement pendant que les quatre gendarmes travaillent, sans stress apparent. Ils
assurent le passage du permis de conduire, vérifient que les casques des nombreux conducteurs
de scooters soient correctement positionnés. Ils stoppent courtoisement leur véhicule en nous
apercevant, histoire de papoter un moment.
Passé le charmant village, nous nous retrouvons en campagne. La route grimpe vers le point
culminant, le Mont Duff, 441 mètres, qui porte le nom du bateau de l'amiral britannique
Gambier.
Nous admirons la végétation luxuriante, d'un panel incroyable de verts, tendres ou foncés, d'un
imbroglio de plantes, lianes, fougères, arbres fruitiers...., avec, en arrière- plan, les couleurs du
lagon, les variétés de bleu, de vert, d'émeraude ...
Nous rentrons de nos promenades chargés de fruits, bananes, pamplemousses, citrons, oranges
et de légumes, courges, manioc. En fait, en saison de récolte, nous sommes invités à nous servir
abondamment dans les jardins ou dans la forêt.
Un ami capture pour nous quatre poules sauvages et nous les apporte vivantes dans un sac de
jute. Dès la nuit venue, à l’arrière du bateau, nous les tuons et les plumons. en essayant de les
faire taire pour ne pas trop attirer l’attention, Bien sûr, ce jour-là, le lagon est calme et nous
devons disperser discrètement les plumes sur l’eau, en toute innocence…
Deux fois par mois, un cargo, arrivant de Papeete, accoste au quai et débarque sur le ponton
conteneurs, bouteilles de gaz et d'eau, pelles mécaniques, ciment, vélos, courses alimentaires....
En quelque sorte, tout ce qui ne pousse pas sur l'île ! Les villageois, réunis pour l'occasion,
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récupèrent leurs colis, chargent leur 4x4, puis repartent sous les yeux vigilants des gendarmes,
vêtus ce jour-là de leur tenue de camouflage, nous ne savons pas pourquoi!
La semaine dernière, le cargo du mardi est arrivé le vendredi. Cela se produit assez souvent,
personne ne s'inquiète, le boulanger ne cuit plus qu'une seule fournée de pain pour économiser
la farine, notre fermière de poules cuisine du riz pour remplacer le maïs, les rayons des épiceries
sont à moitié vides, mais personne n'est grognon, chacun ayant des trésors de patience et un
système D à toute épreuve. D'ailleurs, le D du système signifie Demain, ici.
Nous arrivons la semaine du quatorze juillet, la fête bat son plein. Chaque soir, à partir de 17
heures, les habitants sont réunis pour des démonstrations de danse, l'élection de Miss et Sieur
Gambier, des défilés de costumes végétaux... Des concours de pirogues, des porters de fruits,
des concours de pêche sont organisés, dans une ambiance bon enfant, une quiétude et une envie
de bien- être général. Avec Cathy, nous participons même à un marathon tamouré, et dansons
pratiquement une heure et demie, avant de nous faire éliminer, avec les félicitations des autres
navigateurs.
Le jour de la fête nationale, les enfants de l'école chantent la Marseillaise, puis l'hymne
polynésien et enfin l’hymne mangarévien. Ce sont, comme à la gendarmerie, les trois drapeaux
qui sont hissés, en grande pompe. Un cocktail, accompagné de poisson cru et de gâteaux est
ensuite offert à la population, entre deux danses folkloriques.
Nous avons également visité deux fermes perlières, et assisté à la greffe des nacres. Les huîtres
peuvent être greffées dès qu'elles atteignent 10 cm. Les plongeurs vont récupérer les nacres,
une personne est déléguée à leur ouverture partielle. Le greffeur introduit le greffon avec une
précaution, un savoir- faire et une dextérité incroyables Celui-ci a été prélevé sur des huîtres
sélectionnés pour leur couleur de nacre. Les huîtres sont ensuite réintroduites en bassin jusqu'à
leur maturité. Nous avons pu admirer des perles sculptées sur des nucléus bleus, pierres semi-
précieuses.
Patrick et Gilles plongent sur les lignes de nacre et remontent une ligne coulée sur soixante
mètres de fond à l’aide de quatre gros parachutes de mille litres chacun.
Pour nous récompenser, le propriétaire de la ferme, Jimmy, nous donne la permission d'utiliser
pince, tenaille et bistouri afin d'extraire une perle d'une nacre. Sans lunettes, Patrick fait de la
charpie et perd la perle dans le muscle de la nacre. Quelle partie de rires ! Avec un peu d'aide,
je réussis à couper le manteau et à récupérer une belle perle, c'est un instant magique, surtout
lorsque la perle m’est galamment offerte !
Ce métier, proche de la nature, est fort exigeant, chaque stade de la préparation, de la greffe à
la récolte nécessite rigueur, patience, dextérité et longue expérience. Les plongeurs doivent
entretenir régulièrement les lignes, les maintenir aux alentours des six mètres de profondeur à
l’aide des grosses bouées pour éviter qu'elles ne se perdent dans le lagon. Les prix des perles
varient en fonction de la demande, des besoins des marchés essentiellement asiatique et
américain.
Petit à petit, nous visitons les autres îles de l'archipel, en attendant que les températures s'élèvent
un peu. Et oui, nous n'avons pas chaud ! Déjà habitués aux températures tropicales, nous
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souffrons des 20 degrés matinaux, du vent du Sud, (aussi froid que celui venant du Nord chez
vous), et de l'eau à 22 degrés !
Nous séjournons sur l'île de Taravai, dans une crique où se mêlent palmiers et pins et où
gambadent en liberté poules, chèvres et cochons sauvages !
La semaine du quinze août, nous participons à la fête de Marie, sur l'île d'Akamaru, nous
assistons un pique-nique géant pour lequel se retrouvent les habitants des iles voisines, arrivés
dès le matin sur diverses embarcations.
Petit joyau de verdure, de plantations de bananiers, de vanille, cette île est bordée d'un
merveilleux lagon, aux eaux turquoise, transparentes et calmes.
C'est l'occasion pour moi de me perfectionner au maniement de mon nouveau jouet, un kayak
de mer jaune/orangé et de pagayer paisiblement la tête hors de l'eau, mes premiers essais
m’avaient valu quelques retournements !
Début septembre, nos enfants décident de nous rejoindre pour trois semaines de vacances. Mais
leur arrivée aux Gambier est compliquée. Cet atoll n’est pas desservi régulièrement et les
correspondances Los-Angeles-Tahiti et Tahiti-Gambier sont un véritable casse- tête.
Pour plus de facilités, nous décidons de quitter cet archipel et rejoindre les enfants aux
Tuamotu.
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18 : LES TUAMOTU.
Les enfants se sont renseignés de leur côté, nous du nôtre, sur les différentes îles de cet archipel.
Celui-ci est composé de soixante-seize îles, nous avons le choix, même si toutes ne sont pas
accessibles par bateau, aucune passe assez large ou profonde ne les desservant. Nous nous
mettons d’accord pour nous retrouver à Fakarava. Charles-Antoine écrit d’ailleurs dans un de
ses courriels :
« Papa, si Fakarava, ça te va, nous ça nous va ! »
La navigation depuis les Gambier est sportive et rapide. Un vent arrière pousse le catamaran
sur une mer démontée. Les vagues arrivent de l’arrière et atteignent les quatre mètres de hauteur,
le vent souffle aux environs de trente nœuds. Nous naviguons six jours pour parcourir sept-
cent-cinquante miles et rejoindre Fakarava.
Dès notre entrée dans la passe Sud, nous tombons sous le charme. Nous la franchissons en jetant
de rapides coups d’œil de chaque côté, tout en surveillant la carte, les abords et le profondimètre.
Nous n’osons pas croire à cette vision extraordinaire, à ce décor de carte postale.
A droite se trouvent de charmants bungalows, deux plages miniatures, deux pontons en bois,
un restaurant avec terrasse. Sur la gauche, les fonds, peu profonds, nous laissent apercevoir le
platier de corail. Les montagnes des Gambier nous semblent déjà loin et la découverte de cette
île nous émerveille.
Nous resterons l’équivalent de six mois, en trois ans de vie polynésienne, dans les différents
mouillages de Fakarava.
Notre préféré est celui du Sud, avec la bouée que nous avons la chance parfois de pouvoir
prendre directement dans la passe de Tetamanu. Au gré des marées, nous changeons de
panorama. Par courant entrant, assis à l’avant du bateau, nous admirons le toit de la charmante
église apparaissant au milieu des cocotiers, nous regardons le mascaret et l’océan. Lorsque le
courant sort, ce sont la pension d’Annabelle et le lagon aux multiples couleurs qui se présentent
à nos yeux.
Les nombreux courants présents dans la passe, les différents reliefs sous-marins créent en
surface des plaques aux allures diverses, des tourbillons, des vaguelettes, du mascaret plus ou
moins important. Seuls les requins ne sont pas perturbés par ces courants et restent toujours à
l’arrière du bateau, guettant nos déchets carnassiers ou poissonneux.
Pratique pour les plongées, puisque nous sommes vraiment au cœur de l’action, cette bouée
présente de multiples avantages. Outre la place stratégique pour surveiller les horaires des
courants, les renverses, les étales de marées, elle est à quelques secondes d’annexe de la pension
d’Annabelle et de Sané. Nous allons parfois nous désaltérer à l’heure de l’apéritif dans ce lieu
mythique, en admirant le courant dans la passe, les nombreux poissons, les requins et les
napoléons nageant autour du ponton. A de nombreuses reprises, nous partageons le repas des
heureux clients de cette pension royale. Deux années consécutives, nous avons eu la chance de
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profiter du passage des baleines tout près du bateau, instants magiques, incroyables et
émouvants.
Légèrement plus loin, sur bâbord, se trouve le mouillage des sables roses. Le corail, de couleur
chair a été broyé en fines particules de couleur rose tendresse à rose bonbon. Mélangés au sable,
ces minuscules cristaux teintent les plages environnantes d’une délicieuse couleur scintillante
sous les rayons de soleil.
Les motu sont accueillants, les palmiers dispensent l’ombre nécessaire aux repas en plein air
ou aux siestes improvisées. Les troncs d’arbre horizontaux tiennent lieu de sièges, nous
pouvons également installer un hamac entre deux cocotiers et nous laisser bercer en profitant
d’une brise bienfaitrice.
En annexe, nous nous rendons à la passe pour plonger, en slalomant entre les coraux affleurant,
surtout à marée basse !
Nous pouvons aussi mouiller de l’autre côté de la passe, devant la cabane du club de plongée.
Cette troisième option est loin d’être une punition, même si, par vent violent, le mouillage est
un peu chaotique.
Le Sud de l’île est donc notre jardin secret, ici, en Polynésie et nous avons eu la chance de le
faire découvrir à nos invités, nos enfants bien sûr, mais aussi à quelques membres de notre
famille, tous furent enchantés.
Cependant, l’île de Fakarava recèle d’autres mouillages vraiment agréables le long du chenal
traversant le lagon.
L’arrêt chez Leiza et Jean, à Hirifa, est un grand moment de calme et de détente.
Quel plaisir immense de se sentir à l’abri des vents venant de tous côtés, du fetch agitant parfois
le lagon ! La pêche est facile, la promenade sur le platier permet la récolte de crustacés, les
patates de corail abritent loches marbrées et autres poissons comestibles.
La convivialité est garantie chez Leiza, repas typiques, parties de pétanques, musique, rien ne
manque à l’ambiance chaleureuse et à l’accueil amical à la polynésienne.
Le mouillage du village, au Nord de l’île permet le ravitaillement, l’accès au bureau de poste,
aux boutiques. Nous débarquons sur un grand quai, construit pour la visite de Jacques Chirac,
annoncée puis annulée quelques mois plus tard. Nous longeons le lagon sur une route rectiligne,
bordée de petites maisons qui nous conduit à la boulangerie, à l’épicerie, aux roulottes, à
l’église…
L’épicière est bouleversante de franc-parler et de gentillesse. Elle dit à Patrick qui prétend
chaque jour acheter son dernier paquet de cigarettes, avant celui du lendemain :
-« Pécheurs, chasseurs, fumeurs et buveurs, tous des menteurs ! »
Un jour où je désire acheter du raisin un peu onéreux, elle me conseille :
-« Va à la boulangerie, il est moins cher ! »
La boutique de perles révèle des chefs d’œuvre, des créations inédites et modernes à base de
perles du lagon.
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Au village, nous sommes à proximité de la poissonneuse passe du Nord. Nous y plongeons en
compagnie du club local, les puissants courants et le mascaret sont trop dangereux pour notre
annexe.
Incontestablement, Fakarava est notre destination coup de cœur, notre atoll préféré dans les
Tuamotu. Elle constitue un piège, un puissant aimant pour ralentir le voyage mais succomber à
beaucoup d’autres plaisirs, notamment celui d’y retrouver des amis de bateau devenus éleveurs
d’huitres perlières.
Si nous devions poser nos valises, un jour, après le tour du monde programmé, nous le ferions
peut-être sur cette île…
***
Nous avions vu, sur des revues spécialisées, dans des livres d’aventure ou des récits de voyage,
des photos de lagon. Vous savez, du bleu, du bleu plus clair, un peu de vert et encore du bleu…
Mais être sur la photo, c’est encore mieux !
Parfois, notre catamaran est posé si délicatement sur une eau tellement calme que son ombre
s’y reflète comme dans un miroir, l’annexe semble voler sur une onde paisible. La plage,
déserte, longe le motu et s’étire tel un ruban clair. Le ciel d’azur, les cocotiers sur le rivage,
certains dressant leur tête vers le ciel azur, d’autres affaissés et aux troncs horizontaux, une
barque de pécheur attachée non loin complètent ce paysage de rêve.
Du matin au soir, nous pouvons contempler ces paysages féeriques sans nous lasser. Les
couleurs changeantes de l’aube au crépuscule donnent des reflets différents, le spectacle est
sans cesse renouvelé.
Les vents dominants en Polynésie venant de l’Est, nous mouillons en général du côté Est des
lagons afin de ne pas subir le fetch. Nous avons la chance d’admirer le coucher du soleil sur le
lagon. Nous guettons le dernier rayon du soleil qui nous apparaît vert. Nous croyions, au début
de nos navigations, que la couleur de cet ultime rayon provenait du mélange jaune (le soleil) et
bleu (la mer). Le phénomène est plus complexe que cela :
« …il est dû à la réfraction atmosphérique... Alors que le soleil rouge est déjà couché, le petit
bout du soleil vert qui reste au-dessus de l’horizon nous apparaît comme réfléchi dans un
miroir… ». C’est sur le livre savant offert par notre fils !
Bien sûr, la navigation dans les Tuamotu n’est pas toujours très aisée. Les passes sont parfois
difficiles à franchir en raison du courant, des marées dont nous ne connaissons
qu’approximativement les horaires, les logiciels de marée les indiquent seulement pour les
principales îles. Lorsque nous traversons les lagons, nous risquons de heurter les nombreuses
patates de corail. La vigilance est de rigueur, je monte sur le roof et scrute le moindre
changement de couleur de l’eau, obligeant le capitaine à slalomer parfois serré.
A Tahanea, l’avant de notre quillon tribord rencontre malencontreusement une patate de corail.
Une réparation de fortune est nécessaire. Avec les bouteilles de plongée, Patrick et Franck
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colmatent la déchirure à l’aide d’Epoxy sous-marine. Ensuite, un professionnel du travail de
résine assure la réparation intégrale au chantier de Raiatea, six mois plus tard.
Les levers d’ancre sont parfois très compliqués. Si la chaîne, entraînée par des vents arrivant de
différentes directions, s’est entourée autour de ces mêmes patates est coincée, il devient
impossible de la remonter.
Si le fond n’est pas loin, un plongeur en apnée peut aller tout démêler. Si la profondeur est plus
importante, il faut ressortir les bouteilles de plongée…et remettre le départ à la marée
suivante…
Une solution existe cependant et nous l’avons utilisé à plusieurs reprises. Patrick attache des
bouées de perliculture le long de la chaîne qui s’embrouillera moins, retenue en hauteur par ces
sphères multicolores.
Mais, pour l’instant, d’autres îles nous attendent…
***
Sur l’atoll de Rangiroa, aux Tuamotu, nous passons trois nuits dans un mouillage insolite, dans
la passe d’Avatoru.
L’atoll de Rangiroa est un haut lieu de la plongée sous-marine, connu par les plongeurs du
monde entier. Nous aurons le bonheur d’y recevoir nos enfants et décidons, quelque temps
auparavant, d’aller prendre nos repères.
Après quelques jours à l’extrémité du lagon, en dehors de toute civilisation, nous avons besoin
d’un petit réapprovisionnement en essence, gasoil, pain et denrées fraiches. Nous nous
rapprochons du village de Tiputa et mettons notre ancre non loin. A peine sommes-nous ancrés
que le vent de Sud se lève, le fetch est important, le lagon se creuse et le bateau est secoué en
tous sens.
Des pécheurs, passant par-là, nous interpellent. Ils nous conseillent de ne pas rester dans cette
position, puisque le vent, d’après les prévisions qu’ils ont glanées, va continuer de forcir.
Gentiment, ils nous expliquent quel est le chemin à suivre pour rejoindre un mouillage sûr, en
nous repérant aux différentes balises, aux pontons et ensuite à un petit voilier déjà en place.
Nous sommes confiants, leur connaissance du lagon est grande, leur serviabilité sans faille.
Nous levons l’ancre, la manœuvre est difficile car les rafales de vent ne permettent pas
d’anticiper la trajectoire du catamaran. Si je pousse les deux moteurs au maximum de leur
puissance, le vent se calme et le bateau dépasse l’ancre. Au contraire, lors de la violente rafale
suivante, le bateau tire trop sur la chaîne car je n’ai plus assez de vitesse pour contrer la force
du vent, bref, un grand moment de solitude !
Puis nous nous dirigeons à vitesse réduite sur l’itinéraire conseillé. Dans la passe, le courant
entrant freine notre allure et le mascaret, mélange de remous et vagues, chahute le catamaran.
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Patrick repère les bouées, contourne les pontons et aperçoit enfin le voilier, sur le bord de la
passe.
Avons-nous la place d’ancrer ? Ne serons-nous pas trop prêts de notre voisin lorsque le courant
s’inversera ? Eviterons-nous les rochers bordant la côte, si le vent arrive de travers ? Que de
questions lorsque la place impartie nous semble sous-dimensionnée !
Nous avons pris l’habitude de prévoir de larges évitages, les mouillages de Polynésie ne sont
pas fréquentés à outrance, nous sommes souvent deux ou trois bateaux sur une grande étendue
d’eau.
Une décision s’impose rapidement, la nuit tombe vite sous les tropiques. Nous jetons l’ancre en
bordure de passe, un peu inquiets. Heureusement, nous avons une alarme de mouillage qui nous
indiquera la sortie éventuelle du périmètre de sécurité.
Prudent, Patrick dort dans le carré, prêt à intervenir rapidement au cas où celle-ci se
déclencherait.
Mais la nuit est calme, les courants s’inversent sans que le bateau ne se dirige dangereusement,
ni vers la berge, ni vers le voilier.
Finalement, nous resterons trois jours dans ce bel endroit, six heures tournés vers le lagon, un
moment orientés vers les maisons côtières et leurs petits jardins fleuris, six heures en direction
de l’océan, un laps de temps face à un charmant motu et ainsi de suite…
Un ponton d’accès nous permet de laisser notre annexe, les épiceries sont proches et
suffisamment achalandées pour nous satisfaire. La station d’essence est ravitaillée et nous
remplissons nos jerricans.
Le spectacle du soir est féerique !
Aux alentours des dix-sept heures, confortablement installés sur le pont, nous attendons les
dauphins. Au changement de courant, ils remontent la passe en cabriolant, sautant, jouant et
bondissant. Puis ils se laissent glisser dans l’eau claire pour repartir de plus belle pour une
nouvelle chorégraphie, alternant les pirouettes et les saltos. Leur ballet ne nous lasse pas.
Comme aux premiers jours de notre voyage, la magie est restée identique. Nous entendons leurs
sifflements aigus, ils nous racontent probablement une belle histoire que nous ne pouvons
comprendre…
La vie de bateau nous permet ainsi d’habiter dans de drôles d’endroits, selon nos envies, nos
rencontres.
Je repense quelques fois à un bohémien qui installait sa roulotte non loin de la maison de mes
parents, deux fois dans l’année. Evidemment, il nous faisait un peu peur, mais ma maman lui
faisait parfois la causette, lorsque nous le rencontrions sur le chemin du village ou dans un
champ, à la recherche de mousserons.
Un jour où elle lui demandait comment il allait, il répondit :
- « Oui, je « vas » bien, et quand je « vas » plus bien, je pars ! »
Moqueurs comme les enfants en général, nous avions ri, mes frères et moi, de sa conjugaison
approximative. Mais il m’arrive d’avoir sur la langue la phrase de cet homme de voyage et de
102
la comprendre, plus de quarante ans plus tard. Nous aussi, comme le bohémien de mon enfance,
pouvons déménager encore et encore, et partir à la découverte d’un autre chez-nous
provisoire…
***
Alphonse, le pêcheur repenti...
Chaque rencontre avec un personnage emblématique d’une culture, d’un style de vie ou d’un
contexte politique bien spécial nous enrichit sur les plans humain et relationnel. Elle nous
ouvre les yeux et le cœur sur un monde différent de celui que nous avons quitté, en larguant les
amarres.
Sur l’ile quasi déserte de Tahanea, non loin de Fakarava, nous faisons la connaissance
d’Alphonse.
C’est un homme sans âge, au corps encore enfantin mais au visage marqué par les tracas de la
vie. Le blanc de ses yeux est rougi par l’abus de paca, le haschisch local et de « como »,
boisson alcoolisée de fabrication artisanale, à base de fruits, de levure et d’eau fermentée. Ses
pupilles sont étonnamment bleu-foncé, vestige génétique d’un ancêtre voyageur.
Son langage est spécial, nous mettrons plusieurs jours avant de le comprendre vraiment, et
encore aurons-nous besoin de concentration! Il utilise les onomatopées à tout bout de champ,
et les complète si besoin est.
Son « broum » est cassé, c’est le moteur qui ne fonctionne plus.
Il va « miam-miam» le poisson, « pan-pan » les petites frégates bien tendres, et je vous fais
grâce de la manière dont il me demanda si j’avais le mal de mer…
Séparé de son ancienne compagne et de leur fillette de douze ans, il vit dans une cabane au
confort précaire au bord de de la plage.
Jeune, il a quitté son ile de Faîte pour rejoindre Papeete, en espérant trouver un travail sérieux
pour subvenir aux besoins de sa famille.
Hélas, les mauvaises compagnies, l’alcool, l’argent trop facilement gagné grâce à la revente de
paca, les mauvais coups l’ont conduit directement en prison.
Après quelques années derrière les barreaux, une proposition de liberté lui a été proposée. S’il
promettait de changer et de vivre plus honnêtement, il pourrait quitter sa cellule exiguë pour
partir entretenir un bout de terrain, sur une ile des Tuamotu.
Il nous confia avoir beaucoup hésité, ce que nous avions du mal à comprendre en le voyant, un
an plus tard, sur son territoire.
103
Il nous raconta son arrivée sur l’ile avec un transistor et des piles, deux jerricans d’essence,
quelques outils, du matériel de pêche et les matériaux nécessaires à la construction de son
premier piège à poissons, qu’un méchant requin lui brisa quelques semaines après son
installation.
Au village voisin, abandonné la plupart du temps, deux pécheurs s’installèrent simultanément
pour une campagne de pêche. Plus habitués à de pareilles expéditions, ces compagnons de
fortune connaissaient les techniques de fabrication de barques, de cabanes, de hamacs en
corde…Ils prirent sous leurs ailes ce nouvel arrivant et le conseillèrent de leur mieux.
Courageusement, en appréciant sa liberté nouvellement retrouvée, Alphonse consolida son parc
à poisson et construisit sa cabane, que des voiliers de passage agrémentent encore de quelques
présents, et dans laquelle nous faisons maintenant de bons barbecues de langoustes, sauce aïoli.
Un bateau vient épisodiquement collecter les poissons pêchés. Averti de son arrivée, Alphonse
vide le parc, les poissons triés sont attachés par dizaines à l’aide de ficelles enfilées dans les
ouïes.
Sur ce bateau réfrigéré qui transporte les poissons des Tuamotu jusqu’à Tahiti, un service
d’épicerie approvisionne en produits courants les pêcheurs esseulés.
Le produit de la vente des poissons est donc converti en bidons d’essence, cigarettes, achats
alimentaires. De plus, Alphonse prépare toujours une glacière supplémentaire de poissons pour
sa famille de Tahiti. Le risque de ciguatera est trop élevé chez certaines espèces, comme le
napoléon, le barracuda et celles-ci ne sont pas autorisés à la vente sur le marché de Papeete. Par
le bateau suivant, la glacière revient débordante de fruits. Malgré nos protestations, il nous
réserve les plus beaux et garde pour lui les fruits déjà abîmés.
A plusieurs reprises Patrick aide à la réparation du parc, du moteur de la barque, du vidage du
parc et des poissons …
Alphonse nous fournit des langoustes, des crabes de cocotiers, des noix de coco, je lui donne
du pain, des bières et de la confiture qu’il déguste avec délectation…
Un jour où Paul-Alexis lui demande s’il peut aller cueillir des noix de coco pour la préparation
du poisson cru, il répond :
- « Tout ce qui est à moi est à toi ! »
C’est la première phrase correcte que nous entendons de sa bouche, nous sommes très touchés
et notre surprise est si grande que Patrick, habituellement plus terre à terre, en oublie même de
lui préciser que le contraire n’est pas forcément vrai !
Merci Alphonse, pour toute ta gentillesse, ton accueil sur ton bout d’ile, au milieu de nulle part
!
Lors de notre dernier passage, la cabane est abandonnée, le village aussi est désert et nous
sommes bien attristés.
***
104
Voici la dernière frayeur que nous ayons eue aux Tuamotu, sur l’atoll de Makemo.
Nous aimons beaucoup cet atoll, où nous avons apprécié à plusieurs reprises la gentillesse de
ces habitants. C’est ici que, deux ans plus tard, Patrick remplacera, avec beaucoup de talent, le
Père Noël
Nous nous apprêtons à migrer pour Les Marquises, afin de passer en toute sécurité la saison
cyclonique. Nous sommes une flottille de bateaux, dont certains ont déjà, à leur actif, une ou
deux traversées. Chacun écoute la météo, attend son heure et décide de son départ. Tous
semblent d’accord pour se lancer dans la traversée le même jour, à la même heure. Cela nous
paraît convenable et nous décidons de suivre le convoi.
Cependant, sans tenir compte du retard de marée pour lagon ensaché, les premiers bateaux
s’élancent. Mouillés non loin de la passe, près du village, nous attendons encore un peu.
Nous levons l’ancre les derniers, trop tard pour cette marée, trop tôt pour la suivante, nous ne
le saurons jamais ! Mais en arrivant dans la passe, les vagues sont énormes, le courant puissant.
C’est une situation bien pire que celles que nous avons déjà connues dans d’autres passes,
pourtant bien agitées.
Nous sommes partis depuis cinq minutes à peine et je suis déjà malade, j’ai l’estomac retourné
et je m’apprête à vomir, la galère en quelque sorte !
Patrick se sort de cette passe sans trop de souci, mais à peine avons-nous hissé les voiles que
nous essuyons un violent grain. Il faut urgemment réduire la voilure et je ne suis pas en forme
olympique, loin s’en faut.
Après le passage de ce grain, la mer est maintenant bien formée. Puis le vent faiblit et nous
remettons de la toile. Pour une demi-heure seulement, avant qu’un deuxième grain nous tombe
dessus, assez subitement ! Les manœuvres de changement de voilure doivent s’effectuer assez
vite, mais mon lamentable état et mon moral bien vacillant les retardent et les compliquent
dangereusement.
Après le troisième grain, encore plus violent que les précédents, je suis à bout de forces
physiques et mentales, Patrick prend alors la bonne décision de rebrousser chemin.
Une fois notre virage à 180° effectué, l’allure est plus confortable, je reprends momentanément
courage lorsque je réalise que nous devrons donc retraverser cette terrible passe, en sens inverse.
Dans la même après-midi, j’ai franchi une passe difficile, essuyé trois grains dont un méchant
et je dois récidiver en prenant à nouveau la passe, cela fait trop pour ma petite nature ! Je suis
très inquiète, surtout que le mal de mer ne m’a pas abandonnée, Les crampes d’estomac me
paralysent, mes jambes vacillantes me portent à peine, je suis en piteux état ! L’angoisse est à
son comble, Patrick essaie de me rassurer, mais je ne réagis pas, complétement tétanisée.
Mais voilà, en arrivant devant l’atoll de Makemo, je crois rêver ! La passe est plate, pas une
seule vaguelette, pas une ride, nous apercevons le fond sous les huit mètres d’eau et pourrions
compter les requins qui s’y baladent. Toute l’adrénaline accumulée pendant cette terrible
navigation s’évacue en un clin d’œil, et, telle une poupée de chiffon, je reste sans réaction
devant ce phénomène.
105
Nous revenons à notre point de départ, que nous quitterons trois jours plus tard, avec succès
cette fois.
Nous avions l’impression que la mer ne nous laissait pas passer et le capitaine s’est incliné,
sagement. Lorsque nous retrouvons les bateaux partis ce jour-là, ils nous raconteront avoir vu
tous les grains se diriger vers nous, la ligne d’imposants nuages noirs se trouvait toujours sur
notre trajectoire.
Nous ne sommes pas plus forts que la nature, bien au contraire et nous reconnaissons
humblement nos limites et celles du bateau. Les Marquises sont un cadeau, mais elles se
méritent !
Lorsque j’étais enfant, ma maman m’avait appris le cantique de la nacelle en silence. C’est
l’histoire racontée dans les évangiles, quand Jésus, à bord d’une nacelle, calme la tempête et
rassure l’équipage terrifié. Dans la tourmente, je chante ces paroles bienfaisantes et
réconfortantes.
***
Nos différents séjours dans les Tuamotu nous ont fait aimer la Polynésie et ses habitants. Que
d’excellent souvenirs au long de ses trois années !
Soirée musique à Toau chez Valentine, repas partagé chez Mirabelle à Aho, langoustes et cœur
de palmiers sur la plage de Raroia, avec Théo, notre champion de kit-surf, pèche au harpon et
repas de Noël avec tous les habitants de Makemo, anniversaire de Pauline à Apataki….la vie
nous a choyés au Tuamotu, immensément !
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19 : LES MARQUISES
A trois reprises, contre un vent d'Est assez puissant, contre une houle croisée un peu chahuteuse
et contre courants, nous arrivons aux Marquises au mois de décembre.
En effet, chaque année, la saison cyclonique approchant, nous devons quitter les Tuamotu pour
nous réfugier sur cette partie de la Polynésie épargnée par les violentes dépressions et autres
éventuels cyclones. Voici quelques-uns de mes plus beaux souvenirs.
***
Nuku-Hiva.
Nous mouillons à Taiohae, capitale des Marquises, surplombée au Nord par le Mont Muake
d'une altitude de huit-cent-quarante-cinq mètres.
Encerclée de falaises abruptes entrecoupées de vallées verdoyantes, la baie est assez calme ; le
mouillage, un peu rouleur par vent de sud, est vaste et confortable. L'accès au ponton est
pratique, les premiers pas sur le "petit quai" sont une récompense, après la traversée depuis
Makemo.
La ville, de mille cinq cent habitants, accueille toutes les administrations et la plupart des
commerces de l'île. Les yeux encore emplis des bleus lagons, nous sommes plongés dans
l'univers des verts. Nous avons du mal à lever la tête pour apercevoir la cime de ces hautes
montagnes, habitués depuis quelques mois aux points culminants de moins de six mètres
d'altitude.
Une gendarmerie, un hôpital, une prison avec deux prisonniers et un gardien prenant ensemble
le frais devant la porte, une magnifique cathédrale, un important marché artisanal, la bourgade
est en tout point joyeuse, dynamique et nous participons avec enthousiasme aux concours de
pétanque, et à la soirée spectacle organisée par une association, occasions pour nous de palper
de l'intérieur l'ambiance marquisienne.
Nous passons les fêtes de fin d'année dans la joie, retrouvant avec plaisir Anaïck et Boris, du
voilier Eridou1, que nous avions rencontrés à Panama. Ils nous accueillent chez eux, nous
présentent leurs nouveaux amis, marquisiens et métropolitains, et nous partageons repas de fête
et soirée de réveillon.
108
La vie est une leçon de générosité. Que de sourires, de gentillesses, de petites attentions et de
cadeaux journaliers! Les Marquisiens, qui semblent en premier lieu un peu rudes, de par leurs
tatouages, leur carrure, leurs colliers féroces, leurs chevaux qu'ils montent sans selle et qu'ils
attachent devant les boutiques comme des cow-boys, possèdent des cœurs en or, et une
générosité à toute épreuve. Leur temps n'est pas compté et ils peuvent nous parler longtemps
des légendes de la vallée, des recettes anciennes, des histoires de pêche et de chasse....
La nature, ici, est d'une générosité sans pareille. Dans les vallées, les arbres fruitiers sont
nombreux : arrosés régulièrement par de petites pluies, profitant d'une terre volcanique très
riche, ils produisent plusieurs fois par ans des récoltes spectaculaires. Nous nous régalons de
pamplemousses, bananes, mangues, papayes, ananas, caramboles, pastèques, melons,
corossols...Nous mangeons de gros avocats, mûrs à point que nous cueillons à l'aide d'un panier
attaché à une perche en bambou. Nos amis marquisiens nous emmènent dans ces couloirs de
verdure, où chacun peut se servir, les terres appartenant pour la plupart aux domaines, ou sur
des sites archéologiques, sur lesquels des arbres fruitiers sont entretenus par les ouvriers
communaux.
A Anaho, nous visitons également un jardin potager, après une belle randonnée le long de deux
plages et dans la colline. Marie- Louise et son mari nous font goûter un fruit de chacune de leur
production, et nous rentrons les sacs à dos remplis de melons, poivrons, aubergines, citrons et
autres présents.Le retour, du coup, est moins aisé, mais nous nous rendons compte de l'exploit
et du travail de ces deux maraîchers. Aucune route ne dessert leur exploitation, c'est à dos de
cheval que toute leur production est acheminée vers Hatiheu. Nous nous régalons avec les bons
légumes, les salades de fruits, les jus de fruits frais, je confectionne aussi toutes sortes de gelées
et de confitures.
Les bananes mûrissent assez vite sur les régimes offerts et suspendus à l’arrière du bateau, je
les sèche au soleil, obtenant ainsi une excellente provision fruitée pour nos navigations futures.
Les Marquisiens, gros mangeurs, ne se nourrissent pas essentiellement de fruits et légumes, la
chasse et la pêche font partie intégrante de leur vie, de leur culture et de leurs traditions.
Avec Richard, Patrick s'essaie à la chasse à la chèvre, dans les coteaux escarpés de Haatuatu.
Les munitions sont rares et précieuses, mais Patrick rate sa cible !
Quant à Richard, avec trois balles, il nous rapporte trois chèvres sur le bateau ; n'est pas
Marquisien qui veut ! La chasse au cochon, pratiquée avec les chiens, est très physique, elle est
réservée aux sportifs ou aux habitués. Le cochon est tué au couteau, les âmes sensibles
s’abstiennent !
De nombreux pêcheurs partent régulièrement en mer et rapportent sur le quai de savoureux
poissons: thons, mahi-mahi, carangues, tazars, saumons...
Dès la nuit tombante, les langoustes et les cigales sont attrapées sur le sable par les plongeurs
en apnée.
Vous l'avez compris, la nourriture, aux Marquises, est une affaire très sérieuse et un des
premiers mots que nous apprenons en langue marquisienne est " kai kai", le repas. L’appétit des
habitants est au diapason de leur cœur, grand ouvert. Nous sommes estomaqués de les voir
dévorer des assiettes débordantes, se resservir en appréciant la chèvre au lait de coco, le cochon
109
au miel, le fruit de l'arbre à pain, le poisson cru au gingembre, autant de spécialités culinaires
dans un même kai- kai! Et pour les kai-kai de fête, qui rassemblent famille, amis et gens de
passage, ce sont un veau, un cochon et deux ou trois chèvres qui tournent sur les broches.
Respectueux de leurs traditions, fiers de leur culture et de leur identité, les Marquisiens
perpétuent un art de vivre proche de la nature. Leur artisanat est authentique, riche en couleurs,
il nécessite une grande patience et un savoir- faire transmis de génération en génération.
Les graines, de formes et couleurs différentes, permettent la réalisation de bracelets, colliers et
autres parures. Les plus imposantes sont habilement gravées afin d’orner les plus grosses pièces.
Les os de cochon, chèvre, cheval, les vertèbres de requin, les dents de cochon, notamment les
canines, sont autant de bijoux marquisiens, sculptés délicatement puis assemblés avec goût.
Les coquillages, porcelaines, casques, murex, sont ramassés, nettoyés, polis, huilés. Ils
permettent la réalisation de boucles d'oreilles, porte- clés, colliers, bracelets et ornements
divers. Le tissage est pratiqué par les dames, les feuilles de pandanus ou celles de bananiers se
transforment en chapeaux, sets de tables, sacs à main ou cabas à provisions...
Nous assistons à un merveilleux spectacle dans la baie de Tapivaï, lors d’une nuit de lune noire.
Le plancton phosphorescent, abondant, éclaire chaque crête de vague, chaque tapotis d'eau sur
les rochers, chaque déplacement de poisson ou de raie. Nous passons une grande partie de la
nuit sur le filet, ébloui par ce feu d'artifice. Patrick aura le luxe de voir sauter les raies manta,
dans un halo de lumières fluorescentes, moment féerique inédit!
***
Hiva-OA
Hiva-Oa est une ile en forme d'hameçon autour de la baie des Traitres, dans le sud de l'île. Elle
mesure vingt- trois miles d'Est en Ouest, la capitale Atuana est située au Sud de l'île.
Nous jetons l'ancre dans la baie de Tahauku, dans un petit port plutôt accueillant, malgré l'eau
un peu boueuse et le ponton délabré nécessitant un abordage vraiment sportif, les jours où la
houle et le ressac le rendent possible ! Le village se trouve à trois kilomètres environ, mais un
raccourci longeant la plage de sable noir permet de réduire la distance en escaladant la falaise,
à l'ombre de grands manguiers. Les rues du village sont charmantes, propres, fleuries, les
maisons sont élégantes, colorées, souvent sur pilotis. Les filles sont belles, longilignes et
élégamment vêtues. Elles ornent leurs longues coiffures de fleurs tropicales choisies avec soin,
aux couleurs assorties à celles de leurs paréos. Les hommes sont musclés, tatoués de la tête aux
pieds. Les magasins sont incroyablement bien achalandés et nous retrouvons avec
émerveillement de grands rayons de marchandises proposant un choix que nous avions oublié
depuis Panama !
Dans le cimetière, sur la colline, se trouvent les tombes de Jacques Brel et de Paul Gauguin.
Nous sommes touchés par la simplicité de ces sépultures, mais le paysage alentour vaut mille
fois toutes les décorations artificielles. Un petit musée est dédié à chacune de ces deux
personnalités.
110
En écoutant la chanson des Marquises, nous parcourons l'espace Jacques Brel, sous l'avion Jojo,
au milieu de textes et photographies variés, réunis dans un hangar à la simplicité débordante de
naturel et criante de vérité.
Avec Jean, un passionné d'archéologie, de pierres, d'histoire et de légendes marquisiennes, nous
visitons les principaux marae.
Celui de Puamau, à trente kilomètres sur la route Nord, est extraordinaire. C´est un grand jardin
dans la brousse, vestige d'un lieu de vie, de culte et de rassemblement pour les tribus anciennes.
Lorsqu'un chef de tribu mourrait, il était déifié sous forme de tiki sculpté dans la pierre. Le
ventre est arrondi, les jambes sont repliées et les mains à six doigts posées sur le ventre semblent
retenir la tradition.
Takaii, le plus grand tiki de Polynésie, mesure un mètre soixante, sa tête semble
disproportionnée, ses yeux sont immenses, la bouche expressive laisse imaginer un cri. À ses
côtés, se trouve un tiki représentant une femme, Maki i Taua Pépé, en position horizontale, ses
lèvres sont tatouées, deux chiens sont gravés de chaque côté du socle et chaque dessin, chaque
gravure possède son explication certifiée ou supposée.
Nous admirons les pierres utilisées pour aiguiser toutes sortes de lames, celles destinées au
travail de pilonnage, à la préparation des plantes médicinales ou à la cuisine. Plus romantique,
l'ancêtre de notre miroir est une cuvette creusée, tapissée de poudre noire et emplie d'eau pure !
À pied, nous nous enfonçons un peu dans la brousse, Jean nous montre d'autres pierres
sculptées, d'autres rochers comportant des pétroglyphes, autant de vestiges d'un passé
lointain, méconnu, souvent oublié, mais toujours vénéré et respecté dans la culture
marquisienne. Jean aimerait que les terres où sont retrouvés ces sites archéologiques soient
achetées par le territoire, défrichées, inventoriées, classées au patrimoine mais l'indivise
sévissant dans toute la Polynésie rend le travail archaïque, minutieux, souvent impossible. Sur
la route du retour, nous rendons visite à un tiki souriant, phénomène rarissime. Il représente une
ancienne prêtresse, vivant dans la forêt en compagnie de nombreux jeunes hommes, ceci
expliquant sans doute cela !
Nous circulerons également dans les vallées d'Hanaipa, d'Hanamenu et de Taneka, en admirant
la végétation tropicale, les arbres fruitiers, les frangipaniers, les haies d'ibiscus, les chèvres et
chevaux sauvages...
Cette ile est un joyau de verdure, et ses habitants rivalisent d’amabilité, de serviabilité et
d’altruisme. Nous la quittons chargés de présents pour les habitants des Tuamotu: citrons,
bananes, pamplemousses, caramboles, corossols, mangues...
***
Tahuata
Cette ile, très peu touristique, n'est peuplée que de six cent habitants. Une liaison maritime
quotidienne est assurée depuis Atuana, même si la navigation est souvent difficile dans le canal
du Bordelais, très venté.
111
Le village de Vaitahu est magnifique, mais le débarquement en annexe est difficile. Réflexes et
agilité sont nécessaires pour sauter de l’annexe sur le quai au moment opportun, entre deux
vagues et ce ne sont pas mes qualités premières ! La cathédrale, reconstruite en 1995, possède
un très beau vitrail, le marché artisanal regorge de sculptures sur os, de colliers, de bijoux en
tout genre, l'épicerie est achalandée et les prix étonnamment raisonnables, les habitants nous
couvrent de présents gourmands.
Le mouillage de la baie de Hanamoena nous ravit, nous y retrouvons une eau claire, une plage
de sable blanc digne des Tuamotu, des cocotiers, pamplemoussiers et citronniers généreux.
Je me promène en kayak au milieu d'un banc de raies manta, le cœur un peu battant, les ailes
de ces grandes bêtes frôlent ma frêle embarcation, leurs sauts m'éclaboussent et je marmonne à
haute voix:
-« Les raies ne mangent que du plancton ! »
Nous avons le grand privilège de nager avec ces raies, de descendre en apnée les caresser
tendrement et prudemment pour ne pas les effrayer, de les admirer virevolter, tournoyer avec
souplesse, élégance, grâce et beauté. Dans de l'eau claire et chaude, deux heures durant, nous
profitons de ce cadeau de la vie, conscients que ces instants rares et magiques sont
des privilèges, des moments d’exception à graver d’urgence dans notre disque dur interne !
Au mouillage d’Hapatoni, les dauphins nous visitent matin et soir, tournent autour du bateau,
cabriolent puis repartent...
***
Ua-Huka.
Sur cette île a lieu le mini festival des Marquises réunissant les groupes de danseurs des six
principales iles, les artisans, les tatoueurs... Nous arrivons sur place la veille du festival.
De loin, nous apercevons de vastes plateaux, des collines asséchées entrecoupées de vallées
plus fertiles. Les falaises sont abruptes, la houle s’engouffre dans la baie de Vaipaee, rebondit
de part et d’autre de cet étroit goulet dans lequel nous ne pouvons pas mouiller en toute sécurité.
Nous jetons l’ancre dans la baie de Hane en grande compagnie puisque une belle vingtaine de
voiliers y ont déjà trouvé refuge.
Cette affluence, jamais connue de mémoire d’homme, comble les habitants de fierté et de
bonheur. Les feux de mouillage et nos illuminations sont pour eux des étoiles et des cadeaux
de Noël, récompenses méritées de leur travail et de leur générosité.
Notre annexe est trop lourde, nous ne pouvons pas la porter sur vingt mètres, à l’abri de la marée
haute. C’est en annexe-taxi que nous rejoignons la plage, parfois un peu mouillés, mais nous
n’avons jamais chavirés sur les rochers, ouf !
Les allées et venues entre le site du festival, les vallées et les villages se font en stop. Les
habitants, d’une gentillesse marquisienne nous chargent dans les bennes de leurs 4x4, malgré
112
les interdictions des gendarmes arrivés sur les lieux pour l’occasion. Nous effectuons les
derniers mètres à pied afin de ne pas contrarier les autorités.
Au sommet d’un large plateau surplombant l’océan, se dresse le lieu des festivités, un marae
restauré avec soin, fleuri, décoré d’œuvres locales, de tikis, de statues taillées dans le bois et la
pierre…
Trois tribunes encerclent la piste, chacune est abritée du soleil et de la pluie par de petites
avancées, des arbustes plantés en délimitent les contours, des bancs de bois et de pierre sont
installés pour le plus grand confort des spectateurs.
Les six iles des Marquises ont envoyé leur délégation, les danseurs et leur orchestre, certes,
mais aussi des tatoueurs, des sculpteurs, des graveurs, des cuisiniers…
Conscients de notre chance, nous allons savourer chaque instant de cette rencontre, assister à
toutes les danses, suivre chaque création, visiter et revisiter chaque stand, papoter avec nos
connaissances et créer de nouveaux liens.
Comment vous décrire les spectacles de danse, si différents suivant les îles ?
Dois-je vous parler des costumes féminins, tous plus beaux les uns que les autres, alliant
créativité et simplicité, sophistication et dénuement, mélangeant plumes, coquillages, perles,
feuillages, pieuvres séchées, écorces d’arbres, noix de coco ? Puis-je vous décrire ceux des
guerriers, assemblages savants de perles, de plumes, de branchages, d’os de cochon ou de
chèvre sculptés, de dents et vertèbres de requins, de peaux de chèvre…disposés sur des corps
tatoués et musclés à souhait ?
Non, je vous raconte seulement les frissons qui parcourent mon corps devant ces hommes
dansant et chantant, les larmes qui coulent sur mon visage en admirant, émerveillée, ces jeunes
filles exécuter la danse de l’oiseau ou celle de la perruche bleue.
Dans un rythme soutenu par des orchestres puissants et enthousiastes, chaque danseur transmet
toute son énergie, offre toute sa volonté et vibre au son et au diapason de ses compagnons, dans
une belle harmonie pleine d’émotion. Chaque groupe nous apporte ainsi la culture propre à son
île, à la vie de ses ancêtres, les traditions auxquelles ils se rattachent, soucieux de les transmettre
aux générations futures.
Parfois racontant une légende que nous ne comprenons pas, parfois violentes et guerrières,
parfois plus calmes, rythmées mais toujours chantées, les danses marquisiennes font
entièrement partie du patrimoine, mais elles symbolisent aussi la vie quotidienne avec des
gestes représentant la pêche, la chasse, l’amour, la vie et la mort…
Nous ne nous lassons pas de ce spectacle envoutant, dans ce cadre idyllique et majestueux, nous
ne rentrons que tard au bateau, heureux et fourbus.
Le dernier jour, c’est l’apothéose, les six groupes se produisent les uns après les autres, chacun
rivalisant d’audace et d’énergie, sous un soleil de plomb, avec les applaudissements soutenus
du public conquis.
Le grand repas pris en commun est à l’image marquisienne, démesuré et grandiose ! Six fours
marquisiens ont été garnis de huit-cent kilos de viande : un bœuf, cinq cochons, onze chèvres,
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des légumes en quantité pantagruélique, des « poe », gâteaux de manioc à la citrouille, au coco
ou aux bananes….
Durant une douzaine d’heures, entre la braise, les pierres brulantes et les feuilles de bananier,
la nourriture a cuit à l‘étouffée, prenant un délicieux goût de feu de bois. Chaque plat est
disposé sur un buffet géant, joliment présenté dans des plats taillés, sculptés, décorés de feuilles
tressées. Chacun se sert dans une assiette végétale cueillie en chemin : demi-pamplemousse,
noix de coco vidée, tige de bambou, feuille de bananier, tous trouvent un récipient à la taille de
leur appétit. La nourriture est fort appréciée par tous.
Les efforts fournis par les habitants de cette petite île pour la mise en place de cette
manifestation nous laissent admiratifs et très respectueux, nous les en remercions très
chaleureusement.
***
Fatu-Hiva, une petite déception.
Tous les navigateurs rencontrés nous parlent de Fatu-Hiva, île du Sud des Marquises, avec des
étincelles dans les yeux. A les entendre, le célèbre mouillage de la baie des Vierges est une
merveille et leurs éloges ne tarissent pas.
Lors de nos deux premiers passages aux Marquises, nous n’avons pas eu le temps de descendre
si bas et de visiter cette île.
Cette fois, nous décidons de commencer par Fatu-Hiva, avant de tomber dans l’excellent piège
des iles marquisiennes connues, sur lesquelles, trop occupés, nous nous laissons vivre sans nous
rendre compte du temps qui passe.
Nous partons d’Aho, où nous avons terminé notre convalescence de chikungunyia, maladie
contractée à Makemo, la semaine de Noël.
Nous luttons contre les vents et les courants, tirons des bords à l’est pour profiter ensuite de
vents portants et rejoindre Fatu-Hiva au bout de six jours de navigation un peu éprouvante.
Dans la fameuse baie, nous rejoignons quelques bateaux copains, dont notre famille de
plongeurs.
Le mouillage nous paraît petit, étroit, sombre et peu sûr, mais nous laissons nos premières
impressions de côté, les mettant sur le dos de la fatigue du voyage.
Cependant, après une bonne nuit de sommeil, le résultat est le même, nous ne sommes pas
touchés par ces hauts morceaux de pierre s’élevant dans le ciel. Ceux-ci nous angoissent un
peu et nous avons une sensation d’étouffement dans cette baie.
Les lagons des Tuamotu nous semblent loin…
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A terre aussi, nous allons de petites déceptions en légères contrariétés. Sur les iles précédentes,
nous avions trouvé les Marquisiens affables, souriants, gentils et merveilleusement généreux.
Ceux-ci sont, à notre grande surprise, peu accueillants, peu souriants, peu aimables. Ici, plus
qu’ailleurs pour cause d’éloignement géographique, hélas, la consanguinité a fait quelques
ravages.
Ce sont, en outre, des champions de « troc », et, sitôt le pied au sol, nous sommes assaillis de
demandes d’échange de bière contre des pamplemousses, de cigarettes contre des mangues et
ainsi de suite.
Cette façon de faire nous surprend mais ce sont les navigateurs précédents qui ont apparemment
instauré cette coutume dans cette île. Et les habitudes se perpétuent, au fil du temps…
Patrick passe souvent du temps à la réparation d’ordinateurs, sans rien demander en échange,
mais ce n’est pas le cas de tous les navigateurs, nous le regrettons mais pouvons aussi le
comprendre. Nous sommes tellement chanceux de posséder tout ce dont nous avons besoin, et
en abondance !
Nous nous questionnons, sommes-nous devenus trop exigeants ?, sommes-nous un peu blasés ?
Nous interrogeons nos copains de bateaux et plusieurs partagent nos impressions, nous sommes
rassurés. D’autres, par contre, profitent pleinement de cette façon de vivre et échangent soins
dentaires contre repas, photos d’identité contre panier de fruits, nous ne jugeons pas mais nous
sommes un peu perplexes…
L’ile offre heureusement de jolies balades pédestres et nous nous régalons. Nous marchons
jusqu’à la cascade, où les eaux plus froides nous reçoivent pour un bon bain, nous empruntons
le chemin traversier et parcourons les dix-sept kilomètres de crêtes, en profitant du délicieux
spectacle de mer et de montagne.
Cette petite déception rend encore plus appréciable notre retour dans les autres iles des
Marquises que nous retrouvons avec un plus grand plaisir, si cela est possible !
***
Nous avons aussi passé quelques jours à Ua-Pou, apprécié une délicieuse balade autour de l’ile
surplombée par des necks, pains de sucre s’élevant dans le ciel.
Nous avions émis le souhait de nous rendre sur le Motu-Iti, au Nord de Nuku-Hiva, mais des
autorisations préalables sont nécessaires et notre visite a été remise.
Nous n’oublierons jamais notre séjour aux iles Marquises, sur cette terre des hommes, des
grands hommes. Parfois, je demande à une marquisienne pourquoi son archipel est appelé ainsi.
Forcément, elle se lance dans une longue explication. Au bout de quelques minutes, je la regarde
en souriant et lui dis :
-« C’est vrai, personne n’a jamais pu faire « taire des femmes ! » »
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Nous rions en chœur, de franche gaieté communicative !
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20 : L’ARCHIPEL DE LA SOCIETE.
Ce sont les îles les plus connues de la Polynésie, celles qui font rêver les romantiques et les
jeunes mariés du monde entier …
Elles comprennent les Iles du Vent : Tahiti, Moorea pour les plus célèbres et les Iles sous le
Vent telles que Huahiné, Raiatea, Tahaa, Bora-Bora, Maupiti, Mopelia…
Plus touristiques, elles offrent des avantages d’approvisionnement, de facilité de débarquement,
de restaurations. Elles offrent de somptueux paysages et de belles surprises, je vous livre
quelques moments de grande émotion sous ces latitudes.
***
Nous voici en Polynésie, pour l’entrée de la passe de Maupiti.
Nous voyageons à trois, deux catamarans identiques au nôtre nous accompagnent dans cette
belle découverte. Les trois bateaux ont donc la même largeur, les mêmes réactions et surtout le
même tirant d’eau, commodité non négligeable.
La passe d’entrée du lagon est réputée dangereuse, parfois infranchissable par vent d’Ouest
violent ou de houle importante.
Par l’intermédiaire d’amis d’un capitaine, un habitant prénommé Robinson a été joint la veille
au téléphone. Il a confirmé que la passe devait être franchie tôt le matin, qu’il viendrait nous y
accueillir.
Nous quittons la veille l’ile de Tahaa, naviguons tranquillement afin d’arriver aux alentours des
cinq heures du matin devant cette fameuse passe. Nous ne la voyons pas de suite, elle longe la
barrière de corail, puis tourne à angle droit entre les récifs avant de continuer en slalomant entre
les motu.
Elle n’est pas engageante, des vagues, du remous, des courants nous y attendent.
Mais, au loin, Robinson, fidèle à sa promesse, arrive sur un kayak orange fluo que nous
distinguons mal, puis de mieux en mieux. Il signale au premier bateau que celui-ci peut entrer
et s’avancer dans la passe. Tout en suivant le kayak bien agité par le mascaret, en maintenant
une vitesse régulière pour rester à équidistance de la frêle embarcation, le premier catamaran
s’élance. Le second le suit, nous sommes sagement en troisième position et, si je raisonne bien,
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en restant dans la trace, nous ne devrions pas toucher le fond, ni être projeté sur les récifs que
nous voyons près, tout près du bateau.
Malgré la tension des trois capitaines, concentrés, appliqués et pressés de rejoindre le calme
lagon, je ne peux m‘empêcher de sourire à ce spectacle. Un petit kayak dans les vagues, parfois
à peine visible, secoué de toutes parts, ouvre la route aux trois catamarans, peu fiers.
Grace à lui, nous arrivons bientôt à l’intérieur du lagon et tombons de suite sous le charme.
Une fois encore, nous avons apprécié la gentillesse des Polynésiens, nous remercions
chaleureusement notre Robinson, confirmant l’adage : « nous avons toujours besoin d’un plus
petit que soi ! »
Nous rencontrons le lendemain un voilier à l’ancre depuis plus d’un mois. Le capitaine a eu si
peur à l’entrée qu’il n’ose plus ressortir, il attend l’arrivée prochaine d’un skipper professionnel
pour rebrousser chemin.
Tout se mérite en bateau, et en Polynésie davantage, mais l’atoll de Maupiti est un joyau
préservé, seuls les marins intrépides s’y aventurent.
Cet atoll est préservé du tourisme car aucun hôtel n’y a été construit. Quelques pensions
familiales reçoivent des clients avertis recherchant une tranquillité et une authenticité
légendaires.
Le lagon est petit, j’ai fait le tour de l’île en kayak en trois heures environ, accompagnée de mes
amis sportifs. Une heure de marche relativement facile, puis une dernière partie plus
acrobatique nous permettent d’arriver au sommet de cette délicieuse ile afin d’admirer une vue
sans pareille. En premier plan, les arbres tropicaux et leur verdure chatoyante font un écrin de
différents verts. Plus bas, dans la vallée, les maisons aux toits colorés qui longent la route
encerclant l’ile sont autant de taches vives et gaies. Viennent ensuite les mâts des voiliers, leurs
coques blanches se détachent sur le bleu du lagon. Au loin, les passages d’eau dans le récif
dessinent des sillages de couleurs variées entre les motus et leurs cocotiers aux têtes touffues.
Les nombreuses raies pastenagues, les raies manta peuplent ces eaux tranquilles et nous les
apercevons souvent. Nous allons aussi plonger en bouteille sur la « station de nettoyage », où
les grandes raies Manta passent puis repassent dans le but de s’offrir un dépouillage complet
par les bancs de petits poissons affamés et compréhensifs. Blottis derrière un rocher, sous
seulement dix mètres d’eau, nous admirons ce ballet féerique. Les ailes déployées, les raies
nous frôlent, nous sentons l’air qu’elles déplacent sur nos visages.
Ici aussi, les couleurs sont féeriques, les plages de sable blanc aux reflets adamantins abritent
nos pique-niques entre amis, les fonds peu profonds les longeant se prêtent à nos baignades
rafraichissantes d’après-midi. Les bras d’eau entre les différents motus sont de magnifiques
étendues, idéales pour les balades en kayak.
Notre ami Robinson nous invite pour un four polynésien, nous partageons un dimanche en
famille, en toute simplicité et convivialité.
Le mouillage de Maupiti restera longtemps dans nos esprits, sa quiétude, sa magie, sa beauté
nous ont séduits et enthousiasmés.
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Bora-Bora, cet atoll nous avait été décrit comme très touristique et nous n’étions pas trop
décidés à nous y rendre.
Mais nous nous serions privés d’un des plus beaux mouillages de notre périple : le lagon est
superbe, c’est le cliché typique de la Polynésie, rien ne manque, il est parfait.
L’entrée dans ce lagon est facile, ce qui n’est pas négligeable, la navigation à l’intérieur du
lagon est un jeu d’enfant, ce qui agrémente les parcours. Pas de patate de corail risquant de
traverser devant le catamaran, une eau claire sur cinq à six mètres de fond, la manœuvre de
mouillage est un pur bonheur et d’une rare simplicité.
Les couleurs du lagon sont féeriques, patchworks de bleus et de vert, d’émeraude et de
turquoise, les nuances semblent fusionner les unes avec les autres pour en créer de nouvelles
suivant les heures de la journée.
Les baignades sont magiques, nous pouvons marcher dans l’eau jusqu’ à la taille puis barboter
en toute quiétude, ou admirer les grandes raies Manta dans le chenal tout proche.
Les bungalows des hôtels font partie intégrante du paysage, leurs toitures en feuilles de
pandanus leur gardent un côté local et naturel, respectueux du décor et de l’environnement.
La montagne, au centre du lagon est un ancien volcan recouvert d’une végétation intense. Les
petits villages de pécheurs jalonnent la côte, leurs maisons colorées rajoutent une note gaie et
dynamique.
Confortablement assise, tout en admirant ce paysage de rêve je couds mon Ti’fai’fai’, sorte de
patchwork polynésien. Des milliers de petits points exécutés à la main sont nécessaires à la
réalisation de cet ouvrage, mais je ne manque pas de patience lorsque je suis passionnée.
Ce mouillage des Iles sous le Vent nous enchante, et nous ne cessons d’en admirer toutes les
facettes.
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Moorea, île du vent, se trouve à dix miles dans l'ouest de Tahiti, sa surface est de cent-trente-
trois kilomètres carrés, et la route circulaire qui en fait le tour est longue de soixante kilomètres.
Le mont Tohiea culmine à 1207mètres, le mont Rotiu s'élève à neuf -cent mètres d'altitude,
entre les deux baies de Cook et d’Opunohu. Une barrière de corail l’encercle, mais douze passes
permettent d’y accéder. Certaines sont balisées, d'autres, plus aléatoires, sont réservées aux
petites embarcations et aux habitués.
Environ seize mille personnes vivent sur cette île, beaucoup effectuent un aller- retour
quotidien pour aller travailler à Papeete.
De nombreux ferries etc atamarans rapides transportent passagers, véhicules et marchandises
d'une ile à l'autre dans des va-et-vient incessants.
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Les principales activités de l'île sont le tourisme, la culture de l'ananas et la pêche.
C’est la destination de nombreux vacanciers, dans les hôtels sur pilotis, petites cases posées sur
l'eau turquoise du lagon.
Moorea est le principal producteur d'ananas en Polynésie, la célèbre fabrique de jus de fruits
Rottui est installée au centre d'une vallée très fertile, entourée de coteaux ensoleillés recouverts
par de nombreux champs d'ananas. Un important collège agricole s'étendant sur des dizaines
d'hectares propose un parcours botanique au travers de champs, plantations, forêt tropicale. Un
parcours éducatif et ludique permet de découvrir plantes, fruits et arbustes en tout genre. Cette
promenade d'une heure, un peu éreintante, se termine par une dégustation de confitures
confectionnées par les jeunes étudiants et un grand verre de jus d'ananas !
De nombreux marae, temples à ciel ouvert, sont répartis dans l'ensemble de l'île et témoignent
de l'importance de la vie communautaire dans la vie des habitants.
Les attractions touristiques sont nombreuses et fréquentées. Les touristes du monde entier
nourrissent les grosses raies, nagent avec les requins, plongent, se livrent à la pratique du jet
ski, du ski nautique et autres sports aquatiques…
Les baies de Cook et d’Opunohu abritent la plupart de nos mouillages, mais une tolérance
permet de mouiller deux jours consécutifs près de l’ancien village du Club Méditerranée, dans
deux mètres d’eau. Evidemment, nous restons un peu plus longtemps, ne comptant les vingt-
quatre heures autorisées qu’à partir du premier contrôle de la gendarmerie maritime !
Les balades en kayak sont des moments de bonheur, le lagon est bien protégé par la barrière de
corail.
Afin de retourner en métropole pour le baptême de notre petite Marion, nous pouvons laisser le
bateau à quai, sur un ponton de la marina Vaiare. Cette petite et charmante marina offre un abri
sûr. L'accueil y est sympathique, les voisins charmants.
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En partant de Moorea un soir, nous découvrons Huahine au petit matin, le lendemain.
Cette île haute, volcanique est entourée d’un lagon aux eaux turquoise. La topologie de l’île est
particulière, les sommets dessinent dans l’horizon une dame enceinte allongée, trois montagnes
représentent sa tête, sa poitrine et son ventre. Cette vision peut expliquer le nom de l’île,
signifiant « femme », mais la gouvernance de ce territoire ayant appartenu aux reines, les avis
sont partagés.
Huahine est composée de deux îles, Huahine Nui, au Nord où le Mont Turi culmine à six-cent-
soixante-neuf mètres et Huahine Iti, plus basse avec les quatre-cent-soixante-deux mètres
d’altitude du Mont Puhueri. Ces deux îlots sont séparés par un chenal d’une faible profondeur
et de petite largeur.
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Huahine abrite environ six-mille habitants, sa superficie est de soixante-quatorze kilomètres
carrés.
Nous mouillons au village de Faré, la capitale, belle agglomération au supermarché bien
achalandé, au marché quotidien débordant de fruits, légumes, aux boutiques de souvenirs et
d’objets artisanaux, au bar proposant une « Happy Hour » animée et très joyeuse.
Le tour de l’île en voiture nous permet d’admirer de superbes paysages, des vues imprenables
sur les couleurs du lagon, la forêt tropicale, les maisons colorées et savamment entretenues.
Nous avons la chance de visiter avec François, un Marquisien, une plantation de vanille.
Patiemment, il nous explique son travail, le mariage des fleurs, la taille des branches, le
ramassage et le séchage des gousses. C’est son doigté et son expérience qui font le travail de
l’abeille. Les plants de vanille croissent sous de gigantesques arcades ombragées. La terre est
bien exploitée, toutes sortes de légumes et de fruits sont vendus sur place ou exportés vers
Tahiti : Taro, bananes, ignames…
Sur les îlots longeant la côte nord, les melons et les pastèques sont cultivés.
Chemin faisant, nous rendons visite aux grandes anguilles sacrées aux yeux bleus. Elles vivent
dans un petit ruisseau descendant de la montagne, elles attendent la nourriture apportée par les
touristes sur laquelle elles se jettent avidement et frénétiquement.
Sur l’île, une trentaine de marae est restaurée, les amateurs d’archéologie et d’histoire ancienne
se régalent.
Des pièges à poisson archaïques mais entretenus avec soin, car très efficaces, sont présents sur
le lac intérieur, à la pointe de l’île. Ils sont composés de rangées de pierres disposées en forme
de « V », puis de petites piscines pour stocker le poisson piégé avec la force du courant.
Le lagon est bien navigable. Même par mauvais temps, nous pouvons nous rendre dans la
réputée baie Haapu, y déguster le four tahitien du dimanche midi, nager avec les raies manta et
pastenagues.
Les sportifs sont au rendez-vous, nous nous régalons d’admirer les sauts impressionnants
des kit-surfeurs qui jouent avec le vent et les rouleaux des grandes vagues, même sous des
rafales de trente nœuds. Les surfeurs sont sur place dès le matin, après avoir traversé la passe.
Sans se lasser, ils attendent les rouleaux les plus imposants pour se jeter à l’intérieur afin de se
laisser glisser dans le tube. Ensuite, en poussant parfois des cris de joie que l’on entend du
bateau, ils remontent sur le côté en ramant avec les mains, puis recommencent, et ainsi de
suite… Ils ne rentrent qu’à la nuit, épuisés, salés, et affamés.
Si l’eau est transparente, les coraux, quant à eux, sont morts ou très ternes, les poissons sont
rares et les plongées décevantes.
Par contre, le spectacle des baleines nageant à l’extérieur du lagon, contre la barrière, nous ravit.
En annexe, nous les rejoignons, les suivons, essayons de les photographier, souvent en vain.
Parfois, elles sont accompagnées par une vingtaine de dauphins qui sautent et tournoient autour
d’elles, comme pour nous indiquer leur trajectoire.
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Huahiné, île touristique certes, mais à petite échelle, nous semble encore bien « polynésienne ».
Les gens y sont toujours souriants, accueillants. Nous ne sommes pas déçus de notre visite dans
cet îlot authentique, où la douceur de vivre et la convivialité font écho au rythme nonchalant et
paisible auquel nous sommes habitués.
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Sur cet archipel, nous séjournons aussi à Raiatea, à plusieurs reprises et en des coins différents.
Nous dormirons deux nuits seulement sur l’ile de Tahaa et rêvons encore de nous rendre sur
l’ile de Mopelia, un jour …
A Tahiti, nous profitons d’un retour à la civilisation. Un grand magasin nous propose un choix
d’articles oubliés, nous faisons de grandioses ravitaillements de nourriture. Je flâne dans les
boutiques du centre-ville, à la recherche de belles robes pour ma petite princesse du bout du
monde, de tissus polynésiens pour mes ouvrages de couture. Patrick provisionne des pièces de
rechange pour le bateau. Cette escale technique est indispensable avant de reprendre
sereinement la mer vers des iles plus désertes.
C’est là que, la dernière année, notre voyage prend fin, interrompu par la vente du catamaran.
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21: LA PLONGEE.
Durant les vacances d’été de mon enfance, nous allions à la mer, en famille. À la Grande-Motte,
Sète, Bandol sur la Méditerranée, puis à Lacanau sur l’Océan Atlantique, mes frères et moi
pataugions gaiement sans toutefois réaliser de prouesses aquatiques et sous-marines.
Ma maman, qui ne savait pas nager, surveillait son petit monde en multipliant les
recommandations de prudence. Nous ne nous éloignions pas trop du bord, et restions groupés
dans peu d’eau.
Je ne me souviens plus où j’appris à nager, mais je le fis sans mettre la tête sous l’eau.
Depuis, et jusqu’à notre départ en bateau, je nageais la tête hors de l’eau en portant le plus
souvent possible mes lunettes de soleil. Certes, j’ai les yeux un peu fragiles mais j’évitais ainsi
les éclaboussures de mes voisins de baignade ! Je n’aimais pas les vagues, ni les vaguelettes
dans la figure, je ne savais pas non plus sauter dans l’eau, bref, une vraie paysanne ardéchoise
!
Je m’initiais, sous les encouragements de mes enfants, au snorkling. Lorsqu’ils me donnaient
gentiment la main, je nageais en surface et apercevais mes premiers fonds sous–marins.
Cette situation ne rassure pas le capitaine. En cas de nécessité, pour une raison quelconque, je
ne suis pas capable de sauter du bateau pour rejoindre le rivage ou une autre embarcation. Je
paniquerai si, par mégarde, je tombais du bateau, la sécurité n’est pas optimale.
Mon apprentissage commence alors. Patrick fait preuve d’une grande patience, égale à sa
motivation et à ma volonté de lui ôter ce souci supplémentaire.
La première étape est le saut de l’annexe. Non, je ne joue pas à saute-mouton avec l’annexe,
mais je m’assois sur un boudin et tombe dans l’eau, tout simplement ! En le racontant, j’ai moi-
même du mal à croire à ma nullité, mais je suis indulgente…
Puis il faut apprendre à sauter en partant debout sur le boudin, plusieurs après-midi sont
nécessaires à cet exploit relatif, réussi à Sainte-Anne, en Martinique.
Dans la foulée, je saute de la première marche de la jupe du bateau, puis à partir de la seconde
et de la troisième sans trop d’appréhension.
Mais réussir à vaincre ma peur de sauter de l’avant du bateau est très difficile. Déterminée, je
marche d’un pas sûr et volontaire sur le pont, avance jusqu’au bord et hop, je rebrousse chemin,
comme tétanisée !
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Nous débarquons sur le ponton de Sainte-Anne et Patrick m’invite à imiter les jeunes enfants
et à me jeter dans l’eau en leur compagnie.
Ces derniers m’encouragent :
-« Allez, madame, regarde, fais comme nous ! »
Je regarde une dernière fois Patrick, je lui dis :
-« De toute façon, au pire, je me noie ! »
Je me jette dans l’eau et, miracle incroyable, j’en ressors sans problème !
Mais je ne suis pas au bout de mes peines. Alors que je crois avoir terminé mon apprentissage
pour la journée, être récompensée par un petit câlin, je me retrouve directement sur le catamaran
et je n’ai plus le choix, il faut sauter !
Sur les bateaux proches du nôtre, nos connaissances, amusées, crient :
- « Allez Renée, tu peux le faire ! »
Rassemblant tout mon courage, boostée par le ridicule de la situation, je fais le pas en avant et
vaincs ma peur.
Je suis assez contente de ce premier pas, les voisins applaudissent, mon capitaine me félicite !
A Grenade, quelques temps plus tard, je noie le tuba : Seule, je m‘entraine à descendre le long
de la chaine de l’ancre, à dix centimètres sous l’eau, puis d’avantage.
A Bonaire, haut lieu de la plongée, je nage en compagnie de ma belle-fille pendant que les
garçons plongent et se régalent. Cependant, je veux tenter une petite promenade sous-marine,
avec Franck, puis avec Patrick. Je ne suis pas très rassurée, je leur tiens la main fortement mais
réussit sans panique un petit tour sur le magnifique tombant. Je suis consciente de mon
incompétence totale, mais j’ai attrapé le virus et souhaite récidiver. Avec Patrick, les jours
suivants, j’apprécie énormément les petites balades main dans la main. J’ai cependant beaucoup
de mal à réaliser les exercices. Je rechigne particulièrement au vidage de masque, ma grande
hantise, encore aujourd’hui.
Pendant un an et demi, j’ai assuré très souvent les sécurités surfaces, dans les vagues ou la
houle, sous le soleil ou les averses. Je suis doublement motivée pour aller plonger, au lieu de
rôtir ou de grelotter dans l’annexe à attendre les sorties de parachutes et le retour des plongeurs.
Au Venezuela, je passe mon Open Water, premier niveau Padi. Une Canadienne francophone
m’initie aux vidages de masques, lâchers d’embouts, navigation sous l’eau avec compas et
autres exercices plus ou moins techniques.
Après ces plongées sur les iles Vénézuéliennes de Carabito, La Picuita Verez, et la Tortuga,
je plonge en Martinique, puis à Tobago. Notre mouillage préféré, à Charloteville, permet l’accès
à divers lieux de plongée non loin du bateau.
***
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Nous repassons par Bonaire avant de prendre la mer pour Panama et les plongées se succèdent
à un rythme soutenu. Bonaire est un endroit merveilleux pour la plongée. Les départs des
quelques cinquante plongées proposées se trouvent sous les bouées sur lesquelles nous
attachons notre catamaran ou notre annexe. Situés autour de la grande île et encerclant
également la petite Klein Bonaire, les spots sont faciles d’accès et les plongées aisées. Il suffit
de descendre le long du tombant, de partir contre le léger courant, en profitant du spectacle...
Lorsque le manomètre indique cent bars, nous faisons demi-tour et revenons sur ses palmes en
remontant doucement. La faune est riche et diversifiée, la flore est abondante et les gros tarpons
m’impressionnent. Lors d’une plongée de nuit, j’admire les coraux ouverts, découvre les
murènes entières car sorties de leurs cachettes habituelles.
Une mésaventure survient, malgré notre vigilance. Patrick est piqué au doigt par un poisson-
lion. Il désire prolonger la plongée mais son doigt, puis sa main enflent considérablement. Nous
rejoignons au plus vite l’air libre, le voilier, puis l’hôpital de l’ile où une perfusion lui est
administrée. Bien soigné, il quitte les urgences dans la soirée. J’attends quelques jours avant de
lui offrir le T-shirt de « Pirates des Caraïbes » sur lequel est dessiné un coupable : le poisson-
lion !
***
Dans l’océan Pacifique, je rencontre mes premiers requins aux Perlas, puis à Malpelo.
Ce rocher, planté solitaire au milieu de l’océan, est difficilement accessible et nous luttons
plusieurs jours contre les vents et les courants pour l’atteindre. Lorsque nous le découvrons, au
loin, coiffé de sa couronne de nuages, nous hallucinons : c’est encore plus petit que nous ne
l’imaginions, c’est un rocher pelé, sans végétation aucune, entouré de quelques cailloux. Nous
apercevons également une construction, perchée à flan de roche, c’est l’habitation des garde-
côtes colombiens auxquels nous adressons un salut de présentation.
Ceux-ci, courtois et accueillants, nous indiquent la bouée à prendre, nous rassurent quant à sa
bonne tenue puis nous souhaitent un bon séjour. Seules deux bouées sont disponibles, l’une
d’entre elle est déjà occupée par un bateau de plongée panaméen, nous nous attachons à la
dernière, à l’ouest de l’île mystérieuse.
Ce mouillage est à l’image des conditions de mer, rouleur, exposé aux courants de marée, aux
vagues, au tangage incessant.
La journée, notre bateau et celui de Cathy et Gilles sont attachés sur la bouée. La nuit, nous
partons dormir au large. Les conditions sont extrêmes, le mouillage est vraiment agité mais
nous sommes récompensés au centuple par les plongées extraordinaires. Dès le premier matin,
Patrick plonge avec les Panaméens, mon niveau et mon nombre insuffisant de plongée ne me
permettent pas de les accompagner en plongée structurée.
A son retour, j’ai l’impression qu’il a avalé un feu d’artifice : des lumières brillent dans ses
yeux, il saute de joie et hurle à Gilles « les requins, ils sont là ! Des dizaines de requins marteaux
et requins gris ! »
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Dans ces conditions, nous devons impérativement faire une bascule arrière à partir de l’annexe,
ne pas s’attarder à la surface et descendre le plus rapidement possible ! La plongée terminée,
ce sera le même scénario ; nous évitons les paliers entre trois et cinq mètres, et nous remontons
tous dans l’annexe le plus vite possible, il est inutile de laisser trainer des jambes à hauteur de
garde-manger des grosses bêtes !
Une fois dans l’eau, nous oublions tous la navigation difficile, le mouillage incroyablement
désagréable, nous avons l’impression de vivre un rêve, de regarder un reportage truqué à la
télévision. Nous manquons d’yeux et de temps pour tout voir, tout observer, tout contempler…
Les fonds alentours abritent une faune et une flore miraculeusement préservées et le récit de
cette plongée fait des envieux : Tortues, dauphins, bancs de poissons, coraux, tout est grandiose,
intact, surdimensionné ! Le plus impressionnant, ce sont les murs de requins marteaux, tout
près ! Même Gilles, photographe averti, en oublie de mitrailler. Les requins sont énormes,
nombreux, ils semblent nous regarder avec leurs yeux proéminents, situés sur les côtés.
Des milliers de poissons, la plupart inconnus pour moi, nagent en bancs près de la falaise, des
murènes et langoustes se cachent sous les cailloux, des gorgones tapissent le sol d’une dentelle
se mouvant au gré des courants. Nous voyons des raies, des dauphins, des tortues, des wahoos,
des anges inconnus, avec sur le côté une rayure blanche lumineuse, des liches, des carangues,
des thons, des loches, des bancs de mérous ….. Nous croisons aussi le poisson cocher du
Pacifique, vous savez, celui qui est dans l’aquarium du dentiste et qui sauve Némo !
Et puis, et puis, en arrière-plan, des requins, des dizaines de requins ! Et alors, là croyez-moi,
le cœur bat fort, très fort, et les instants deviennent tous magiques et précieux, de véritables
cadeaux de la nature sauvage, à l’état brut !
Devant un mur de requins marteaux, Patrick me prend la main, je suis sereine, je profite de ce
spectacle extraordinaire. Tellement impressionnée et admirative, je n’ai même pas eu le temps
d’avoir peur !
A plusieurs reprises, j’ai l’impression de ne plus pouvoir avancer, tellement nombreux et
rapprochés sont tous ces poissons, évoluant selon les courants et se dispersant dès l’arrivée d’un
wahoo énorme ou à l’approche d’un autre prédateur. Les requins, eux, nous regardent assez
calmement en apparence, je ne suis pas fâchée qu’ils restent un peu loin. J’apprécie leur aisance
dans l’eau malgré leur grande taille, ils sont accompagnés d’un ou de plusieurs rémoras qui
nagent tout près d’eux.
Les commentaires d’après plongée sont de grands moments de partage, remplis d’émotions, de
joie et de convivialité, sous les jacassements incessants des milliers d’oiseaux en tout genre
nichant sur la falaise.
***
Aux Galápagos, les plongées sont originales ! Nous n’avons pas l’autorisation de plonger
seuls et sortons accompagnés d’un guide et d’un moniteur de plongée. Celui-ci s’extasie devant
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notre matériel, propose de nous l’acheter, mais nous ne pouvons lui vendre. Il nous présente les
différentes plongées puis nous lance un sympathique « enjoy ! » avant de laisser Gilles tenir le
rôle du guide de palanquée. Ce sont les tortues géantes et les otaries qui nous accompagnent
dans l’eau un peu fraiche. Lourdes et pataudes sur la plage, les otaries sont plus à l’aise dans
l’eau, elles cabriolent, tournoient, jouent, se cachent puis réapparaissent, dans une agilité
remarquable. Les lions de mer sont proches et peu rassurants. Je franchis péniblement mon
premier grand goulet, passage étroit et fort agité entre les Kickers Rocks.
***
Aux Gambier, avec Gilles, je passe mon niveau deux. Malgré l’eau froide et la température
frisquette, j’enfile sans trop rouspéter la combinaison semi-étanche, je me prête à tous les
entrainements d’orientation, de remontée, de lancer de parachute… Je manque encore un peu
de pratique et je n’ai pas, comme beaucoup de plongeurs, un passé de palmes/masque/tuba
derrière moi. Gilles est patient et excellent pédagogue. Je réussis les problèmes théoriques, ainsi
que les exercices pratiques.
Après les plongées de Rikitea, d’Akamaru, de Taravai et celles de Totogégie, nous quittons les
iles de l’archipel des Gambier.
***
Dans la fameuse passe de Fakarava, j’ai le bonheur de plonger avec Charles-Antoine, Paul-
Alexis, Franck, mon beau-frère, Valentin, mon neveu, et Jeannot, mon beau-père ainsi qu’avec
une petite vingtaine de copains de bateaux.
A cinquante-trois reprises exactement, puisque je tiens scrupuleusement à jour mes carnets de
plongée, je plonge dans la passe Sud. Toutes les plongées ne sont pas mémorables, mais ce sont
toujours de belles balades, en compagnie de plusieurs centaines de requins. Par courant entrant
ou sortant, en long en large et en travers, nous parcourons la passe dans tous les sens, toujours
curieux et avides de sensations. Sous une vingtaine de mètres, une petite grotte nous permet de
nous abriter du courant. Tapis au fond, en rang d’oignons, nous regardons passer les requins.
Nos bulles leur sont cachées par la partie haute de la cavité et ils s’approchent de nous à
quelques centimètres, c’est magique !
Les sorties de plongées ont souvent lieu sur la plage de la pension, dans quarante centimètres
d’eau limpide. Mais nous aimons aussi nous laisser porter par le courant et circuler dans les
canyons le long de la passe, l’annexe de sécurité surface nous récupère une centaine de mètres
plus loin.
A Toau, la plongée est plus dangereuse, les courants sont toujours difficiles à cerner et les
courants sortants sont également descendants. Nous restons parfois dans la passe, sur notre
annexe, à attendre le courant entrant, qui n’entre jamais pour cause d’ensachage du lagon. Si le
vent dominant a causé une forte houle sur le récif, l’eau a envahi le lagon, qui déborde en
quelque sorte. Nous ne tentons pas la plongée par courant sortant et rentrons alors au bateau,
un peu penauds.
128
Une après-midi, nous dérivons dans le lagon, invisibles pour notre sécurité surface à laquelle
nous créons une grande frayeur. Nous palmons un certain temps en surface, parachute en l’air,
en tentant de rejoindre le catamaran au mouillage. Heureusement, nous sommes aperçus par le
pilote d’une annexe et récupérés fatigués, mais surtout inquiets, non pour nous, mais pour ceux
qui nous cherchent !
Mais les plongées réussies sont magiques. Je pleure d’allégresse le jour de l’anniversaire de
Patrick, en compagnie d’une faune exceptionnelle : dauphins, « tapetes » et autres gros requins,
poissons en nombre considérable, tout est tellement parfait que mon masque est inondé de
larmes de bonheur.
Au Nord de l’ile, nous descendrons à soixante-dix mètres admirer le jardin de roses, en ayant
soin de prévoir une bouteille de sécurité supplémentaire, sous six mètres de profondeur.
A Tahanea, nous descendons à plusieurs reprises dans le bleu, sans réussir à rejoindre le
tombant et à entrer dans la passe, malgré le courant dans le bon sens…
A Hao, nous cherchons en vain l’épave d’un petit avion pourtant bien indiquée par les habitants
du village.
Dans les Tuamotu, nous plongeons aussi à Makemo, avec nos amis « Funambule ». Cette
famille se compose de quatre plongeurs dynamiques et de précieuse compagnie, toujours
partants et avides de sensations fortes, de découvertes et d’aventure. Nous restons deux
semaines, seuls au monde, à proximité de la passe Nord. Deux fois par jour, quand les courants
le permettent, nous plongeons dans la passe en compagnie de milliers de poissons, dont de très
gros. L’architecture de la passe est spéciale. Les abords sont parsemés de « maisons de
stroumphs », gros coraux en forme de champignons, de couleurs différentes. Des grottes sont
creusées dans les parois, de nombreux poissons et crustacés s’y réfugient. Des nurseries de
bébés requins sont présentes dans les petits fonds, mais nous évitons de nous approcher trop
près des mamans gardiennes.
La sécurité surface est assuré à tour de rôle par l’un d’entre nous, pendant que les plongeurs se
régalent dans le puissant courant.
A Rangiroa, dans la célèbre passe Tiputa, nous avons le bonheur de plonger avec nos enfants.
Les grands dauphins nous accompagnent, nous partageons un moment leurs jeux, leurs
cabrioles, leurs élégantes pirouettes…
Les plongées de Tikehau et d’Ahe nous enchantent aussi.
Aux Tuamotu, les plongeurs sont nombreux et nous rencontrons Philippe, puis entrainons aussi
Michèle, sa femme, dans de belles aventures et une grande frayeur…
Avec Carole, Arnaud et leurs enfants, nous profitons sans relâche de Fakarava et de Toau, à
plusieurs reprises.
Régis, Laurent, Jean-Paul nous tiennent longtemps compagnie, sans réussir cependant à
communiquer leur passion à leurs femmes respectives. Au retour de plongée, contrairement à
mon capitaine, ils trouvent le repas préparé, le bateau rangé…
***
129
Durant nos trois années polynésiennes, j’ai le privilège de plonger aux Marquises, sur les iles
de Taiohae et Tahuata.
L’eau n’est pas claire aux abords de ces iles hautes qui ne possèdent pas de barrière de corail.
L’eau est chargée en particules et la visibilité est réduite. Cela donne de grands frissons
lorsqu’une grande raie ou un beau requin sont aperçus au dernier moment. La visite des grottes
est attrayante, mais exige une grande prudence. Le matériel est préparé avec grand soin, les
lampes sont vérifiées à plusieurs reprises, nous en emportons chacun deux. Nous utilisons
généreusement le fil d’Ariane lors de nos visites dans des grottes profondes ou inconnues. Les
raies sont tapies au fond de ces cavités, les requins y dorment parfois. Sur les parois, de superbes
décorations aux mille couleurs sont accrochées, coquillages, minuscules crevettes, cigales,
langoustes et branches de coraux.
Dans une grotte de Nuku-Hiva, j’oublie complétement que je suis sous l’eau. Je crois voir voler
une langouste d’une paroi sur l’autre et cette idée me démange jusqu’à la fin de la plongée.
Arrivée en surface et aussitôt mon détendeur enlevé, je me tourne vers Patrick et lui dis :
-« Pourquoi tu ne m’avais jamais dit que les langoustes volaient ? »
A ce moment précis, je me rends compte de ma stupidité, mais c’est un peu tard ! Patrick, lui,
est ravi. Il a compris que j’étais enfin à l’aise sous l’eau, au point d’en oublier le détendeur et
la bouteille dans le dos …
Le 7 février 2013, à Nuku-Hiva, François, un plongeur de bon niveau, dive-master Padi, venu
plonger avec nous pour la deuxième fois, se noie dans trois mètres d’eau, à quelques encablures
de notre point de départ. Malgré la présence d’esprit de Patrick, qui le hisse sur l’annexe et
l’emmène sur un paquebot mouillé dans la baie de Taiohae, il ne peut pas être réanimé par le
médecin du bord.
La réquisition de tout notre matériel, les longs interrogatoires et la procédure judiciaire qui
suivent cet accident transforment notre peine sincère en un souci administratif bien pesant et
déplacé. A partir de ce jour-là, nous sommes encore plus prudents et restreignons
considérablement le nombre de compagnons de plongée !
***
Nous plongeons relativement peu aux iles sous le vent, plus touristiques et plus fréquentées par
les clubs de plongée.
Cependant, les requins citron de Moorea me donnent quelques sueurs froides. Blottie contre la
paroi, entre Patrick et Régis, je n’en mène pas large. Sur la zone, un club de plongée vient de
remonter sa cage trouée remplie de poissons et l’odeur excite les requins. Ceux-ci tournent en
rond, de plus en plus vite et se rapprochent de la surface dans une frénésie. Patrick prépare son
octopus, afin d’envoyer des bulles d’air et Régis a déjà sorti son couteau, de quoi me rassurer,
en effet !
130
En rentrant sur le catamaran, les garçons plongent aussi, sans les bouteilles, aux côtés d’une
baleine endormie dans le lagon et de son baleineau blotti sous sa nageoire. Ils sont
impressionnés par la taille de ce mammifère, puis surpris par son réveil brutal causé par un
bateau à moteur arrivant trop près. Dans l’annexe, je surfe sur la vague soulevée par le
déplacement de ces deux mammifères avant de récupérer mes plongeurs bienheureux.
La passe de Raiatea est très poissonneuse et nous observons plusieurs espèces de requins dans
la même plongée, entre un immense banc de gros barracudas aux dents de loup !
A Maupiti, nous entendrons très distinctement le chant des baleines tout le long de notre balade
sur le tombant et je me retourne à plusieurs reprises, persuadée qu’elles sont derrière nous,
toutes proches ;
***
A Tahiti, nous voyons notre premier requin tigre, voici le récit de cette plongée :
Patrick en rêvait depuis longtemps. Régis, notre ami, avait plongé des dizaines de fois pour
tenter de l'apercevoir, en vain. Nous étions décidés à tenter encore notre chance.
Nous arrivons en annexe au club de plongée local aux alentours de huit heures, avec notre
matériel de plongée.
Non, nous n'avons rien oublié: cartes de niveau de plongée, ordinateurs, palmes et chaussettes,
combinaisons longues, gilets stabilisateurs, gants, masques, détendeurs, le club nous fournira
les deux bouteilles d'air nécessaires.
Nous emportons avec nous des bouteilles d'eau et de citronnade, des sandwiches et Régis a
même confectionné un délicieux gâteau aux bananes.
Claire, une étudiante en biologie sous- marine nous accompagne pour cette journée, nous
sommes encadrés par Perrine et Baptiste, jeunes et dynamiques moniteurs de plongée avec
lesquels nous faisons, en navigation, plus ample connaissance.
Nous nous rendons sur le site, en longeant le chenal jusqu'à Papeete, puis la barrière de corail.
À la sortie du chenal, face au port de commerce de Papeete, nous croisons vingt ou trente
dauphins qui viennent à notre rencontre, nagent, cabriolent et jouent un moment avec notre
embarcation. Serait- ce un signe de bonne augure ?
Nous écoutons d'une oreille très attentive (pour les filles) et attentive (pour les garçons) le
briefing de Baptiste. Les consignes de sécurité sont bien expliquées, le déroulement de la
plongée nous paraît clair et concis, les renseignements sur le requin tigre sont nombreux et
intéressants. Baptiste répond très volontiers aux questions posées, nous rassure tout en nous
mettant aussi l'eau à la bouche !
Evidemment, nous sommes conscients que nous n'allons pas visiter un aquarium et que, malgré
les conditions qui s'annoncent favorables, bonne visibilité, léger courant, mer calme, la
rencontre n'est pas certifiée et que nous risquons de rentrer déçus et frustrés.
131
Perrine et Baptiste descendent de suite mettre un grand tambour de machine à laver garni de
têtes de poissons dont l’odeur attirera les requins.
Par éthique, idéologie et pour des raisons de sécurité, nous ne sommes pas habituellement fans
de cette pratique mais elle permet cependant de faire avancer les recherches scientifiques. Les
requins vus dans ce cadre sont inventoriés, photographiés, mesurés. Grâce au « feeding », action
parfois controversée de l’apport de nourriture, des puces peuvent être posées sur les animaux.
Des récepteurs d'ondes électromagnétiques, aperçus à plusieurs reprises, sont disséminés en
différents points et permettent ainsi de suivre les routes empruntées par les requins. Mais
revenons sur notre embarcation !
Nous attendons donc patiemment une heure environ, nous nous rafraîchissons en allant nager
en surface.
À 11 heures, nous sommes prêts pour notre première descente, et nous voilà sous une vingtaine
de mètres d'eau, à guetter notre requin.
D'autres requins sont présents bien entendu, requins à pointes noires, requins gris et plusieurs
requins citron de belle taille.
Des perches et autres petits et moyens poissons multicolores nagent alentour, guettant les
miettes d'un festin promis.
Trente-cinq minutes passent et Patrick commence à tourner en rond, en se disant qu'il joue le
touriste nigaud et que non, la rencontre avec le requin tigre n'est pas encore pour ce jour.
Et soudain, dans l'eau claire, nous le voyons arriver au loin et notre respiration se bloque!
Nos yeux s'écarquillent, notre pouls s'accélère, nous ouvririons la bouche en grand si nous ne
risquions pas de perdre notre embout et, sous les masques voisins, nous lisons le bonheur dans
les yeux pétillants.
Environ quatre mètres cinquante de muscles, un corps brun-gris strié de rayures verticales, une
nageoire caudale fine et pointue, endommagée sur l'extrémité, deux nageoires dorsales, cinq
rangées de branchies....du lourd, du très lourd...
Son museau est assez court mais très large et il possède une membrane nictitante sur l'œil:
lorsqu'il se rapproche de sa proie, l'œil est recouvert d'une pellicule noire.
Il tourne autour de nous et nous nous aplatissons derrière des rochers, protégés par nos deux
gardiens armés de gaffes.
Quelques minutes plus tard, un petit tigre arrive. Petit, relativement car il doit mesurer déjà
deux mètres, ses rayures apparaissent davantage et nous semblent plus sombres.
Plus timide, il ne restera pas longtemps en notre compagnie mais nous sommes ravis de son
passage. Grandis bien, petit Tigrou !
Mais les bouteilles se sont vidées et il est temps de remonter sur le bateau. Les moniteurs
guident très professionnellement notre remontée entre deux tours de piste de notre nouvel ami.
Nous effectuons notre palier de sécurité sur l'amarre du mouillage, en regardant de haut les
tournoiements incessants du requin tigre. Pourvu qu'il reste en bas !
132
La remontée sur le bateau s'effectue dans le calme et la rapidité, il est vraiment inutile de rester
en surface, n’est-ce-pas ?
Nous sommes encore sous le choc et nous n'arrêtons pas de jacasser à tort et à travers, si ! Même
les garçons !
Un bon sandwich, beaucoup de boisson et un peu de repos nous calment l'estomac et le reste.
Pendant cette pause, Baptiste nous réitère les conseils de sécurité et de prudence que nous avons
jusqu'à présent, bien respectés.
Une heure plus tard, nous sommes à nouveau prêts, plus motivés que jamais. Nos deux
moniteurs descendent d'abord, emportant avec eux deux énormes têtes de poisson, cachées dans
des sacs plastiques. À leur signal, nous les rejoignons et nous revoilà, en rang d'oignons, blottis
derrière nos rochers, forteresses sécurisantes mais sans doute un peu éphémères.
Il est là, ou plutôt elle est là, car c'est une femelle qui nous a fait l'honneur de sa visite.
Les femelles sont ovovivipares, elles pondent plusieurs dizaines d'œufs qui, fécondés, restent
dans leur ventre environ une année jusqu'à l'éclosion. Une femelle peut porter quarante petits
de cinquante centimètres chacun !
La nourriture et le tambour ne sont pas loin de nous. Nous pouvons observer de près et à loisir
ce super prédateur pendant qu'il se jette sur le malheureux récipient et dévore en une bouchée,
sous nos yeux ébahis, une immense tête de Saumon des Dieux. Plus tard, la femelle se met à
tournoyer autour de nous. À chaque passage, elle nous semble de plus en plus proche et, très
vite, tous ensemble, nous changeons de côté, pivotons autour du rocher afin de nous abriter
derrière sans toutefois la quitter des yeux.
Sa nage lente et rassurée ne laisse nullement présager d'une attaque éventuelle mais nous l'avons
vu se jeter telle une bête féroce sur la nourriture et nous ne sommes pas très fiers. Il me semble
que nous ne serions pour elle que des « apéricubes » parfum jambon cru, comme nos sandwiches
ou parfum « Pépito chocolat », comme notre dessert. Alors que je me trouvais en fin de rang,
je déménage précipitamment entre deux passages du requin, pour prendre une place plus
sécurisante, entre Régis et Patrick. Je me tapis parfois si près du sol que ma tête touche le sable.
En visionnant le film, je me rendrai compte que mon attitude ressemble à celle d’une autruche
apeurée !
Attentionnés et très vigilants, les moniteurs nous encadrent et nous protègeraient avec leurs
gaffes au cas où la distance de sécurité deviendrait trop limite.
Mais le temps passe vite, l'ordinateur de Régis indique déjà quatorze minutes de palier et il est
temps de remonter.
L'inquiétude me gagne, comment allons- nous sortir de notre abri sans nous retrouver tête à tête
avec le monstre ?
Je ne quitte pas Baptiste des yeux et à son premier signal de remontée, je me dirige prudemment
vers le haut, à sa suite. Nous restons tous groupés, car nous nous souvenons de la consigne
numéro cinq.
« Si un individu se détache du groupe, il sera considéré comme plus faible par le requin. »
133
Arrivés entre trois et cinq mètres, il ne nous reste plus qu'à être patients et à attendre en
contemplant encore, jusqu'aux derniers instants, tandis que notre temps de palier s'écoule, cette
énorme femelle dont le souvenir restera à jamais gravé dans nos mémoires.
Cette espèce de requin est dangereuse, elle est classée en second dans les attaques perpétrées
sur les êtres humains et des organes sensoriels très développés font d'elle un prédateur
incroyable.
Bien encadrés par des professionnels, connaisseurs et passionnés, nous n'avons pas été en
danger car nous avons été disciplinés et chanceux.
Bien entendu, le retour fut animé et joyeux et le compte rendu se termina bien arrosé. Tard dans
la soirée, la cacophonie de l'enthousiasme résonnait encore…
***
Même si nous ne sommes pas partis pour un tour du monde de la plongée, notre itinéraire
favorise les spots connus ou à découvrir. Parfaitement autonomes sur notre bateau, avec
compresseur de plongée, matériel de rechange, VHF sous-marine portable, grands parachutes,
nous plongeons très souvent en compagnie d’un équipage de plongeurs.
Notre séjour en Polynésie aurait été plus court sans la plongée. Nous ne serions pas restés des
semaines entières à Fakarava, nous n’aurions jamais connu Ahe et surtout, nous ne penserions
pas avec autant d’impatience y retourner...
Evidemment, toutes nos plongées ne sont pas des modèles de réussite. Si, dans les endroits
connus et fréquentés, les clubs de plongée nous renseignent volontiers sur les topographies et
autres paramètres de courant et de visibilité, certains coins sont vraiment déserts.
Les discussions de préparation de plongée sont parfois animées, chacun ayant son expérience,
son logiciel de calcul de marées, ses sources plus ou moins fiables, ses envies.
Les palabres après plongées sont un véritable régal ! Les récits varient suivant les plongeurs.
La taille des poissons et autres bestiaux grossissent à chaque instant, la force des courants
s’amplifie suivant les capacités physiques de chacun, le désir de redescendre nait déjà autour
du premier verre partagé…
La plongée n’est pas un sport de compétition, mais les plongeurs comparent souvent les kilos
de plombs embarqués et les litres d’air remontés après la plongée…
De bonnes connaissances théoriques, du matériel de grande qualité, une expérience
grandissante, une confiance entière en Patrick me permettent de profiter en toute quiétude de
ces moments aquatiques privilégiés. Que d’émotions, que de merveilleux instants de découverte
et de contemplation, que de spectacles féériques, de ballets de poissons, de montées
d’adrénaline !
Consciente de cette chance immense, je regrette parfois d’avoir attendu si longtemps avant de
descendre et, dans le fond, mes compagnons vous le confirmeront, je ne suis pas si bavarde…
135
22: LES GENS DE BATEAUX.
Notre vie de commerçant, avec ses lourdes contraintes, nous avait éloignés de nos amis de
jeunesse et de toutes relations amicales suivies. Comment garder des contacts réguliers lorsque
le travail accaparant des fins de semaine ne laisse pas de répit, lorsque les fêtes occasionnent
un surcroit d’activité interdisant tout écart festif ?
Nous avons souvent décliné les invitations par manque de temps, par éloignement géographique
et aussi, je l’avoue humblement, par négligence. Les vacances d’été sur un bateau ou dans un
village de vacances à l’étranger ne favorisaient pas non plus les retrouvailles amicales.
Certes, nous avions beaucoup de connaissances avec la boutique et je m’entendais fort bien
avec mes clientes. J’allais au club de gymnastique avec certaines et nous passions de bons
moments, nous papotions agréablement en travaillant nos abdominaux et autres muscles cachés.
Nos seuls amis étaient nos voisins commerçants, dans notre sympathique quartier et dans la
ville limitrophe. Nous partagions les mêmes soucis, les mêmes joies, nous nous comprenions
aisément. Nous formions une belle équipe, un peu fêtarde, mais travailleuse et solidaire.
Contrairement à mes craintes premières, la vie de bateau est une vie de compagnie.
Ce voyage sur l’eau m’a permis de rencontrer des équipages différents, de lier de réelles amitiés,
de m’ouvrir à la réalité de la vie, moi qui vivais dans ma petite bulle…
Mais quelles sont ces personnes qui, à un moment de leur vie, décident de larguer les amarres
et de partir vivre sur mer, dans une embarcation plus ou moins rustique, d’affronter les éléments
naturels et de parcourir les océans ?
Toutes les professions sont pratiquement représentées ; nous avons croisé des chefs cuisiniers,
des bouchers, des mécaniciens, des éleveurs de chevaux, des médecins généralistes et toute la
grande panoplie des spécialistes, des hommes d’affaires, un ministre, d’anciens marins de
l’armée, un acteur de cinéma….
Il est impossible de pronostiquer l’ancien métier du capitaine à son look, mais le nom de son
bateau peut être un indice. « Ile flottante », « Vol au vent », « Baba au rhum » nous attirent,
poussés par un élan de curiosité gourmande…, « Pacemaker » ou « Virus » nous semblent
moins sympathiques !
Les gens de bateau ont des prénoms, mais pas de nom de famille. Celui-ci est, avantageusement
ou non, remplacé par le nom de leur bateau. Pour l’exemple, je suis Renée SDF, mon mari
136
Patrick SDF, nous invitons les Ours à boire un apéritif, nous avons rencontré les Nomades et
ainsi de suite, d’où l’importance de bien choisir le nom de son bateau.
Il existe différents groupes de navigateurs, en voici les principaux :
***
Les équipages de couples de retraités sont, de loin, les plus nombreux. Après une vie de labeur,
ils ont choisi le voyage en mer pour profiter pleinement de ce temps à deux, en recevant à bord
les enfants pour les périodes de vacances. Certains voyagent à temps complet, d’autres, que je
nomme les « 6/6 » passent six mois en métropole, à la belle saison, et reviennent sur leur maison
flottante les six mois d’hiver, vivant ainsi toujours en été, comme dans la chanson…
C’est un bonheur de les écouter raconter une histoire, quelle qu’elle soit. Si le mari annonce
l’endroit où celle-ci a eu lieu, sa femme dira :
-« Non, c’était à … »
Cependant, si la dame narre la même anecdote, le mari interviendra promptement pour corriger
un prix, une mesure de vent, ou un détail ne changeant rien à l’histoire racontée.
Même dans le couple le plus soudé, chacun vit son propre voyage, n’accorde pas la même
importance aux circonstances, aux termes techniques et aux conséquences des faits contés.
Lorsque je raconte, Patrick essaie dorénavant de ne pas intervenir, même si je m’arrange un
peu avec la vérité. Je fais de même et ses histoires sont plus crédibles.
***
De jeunes couples, des duos ou des trios de copains, en fin d’études, prennent une année
sabbatique, achètent un petit bateau et partent à l’aventure, avec les moyens du bord. Ce sont
des personnes dynamiques, parfois un peu rêveuses, débrouillardes et courageuses. Leur
modeste budget leur permet un confort sommaire, mais ils sont joyeux et débordants
d’enthousiasme et de curiosité. Ils croquent leur aventure à pleines dents, profitent de leur
voyage et espèrent, pour la plupart, recommencer un jour.
***
Des familles avec de jeunes enfants se lancent elles aussi dans le voyage maritime. Celui-ci est
bien préparé, avec un budget correct. Les itinéraires sont déterminés et précis, les escales
choisies avec soin. Les cours scolaires sont assurés par les mamans en général, les papas se
chargeant de tous les autres apprentissages. Nous avons croisé des familles parties pour un an,
mais c’est souvent un parcours de trois quatre années qui attendent ces jeunes aventuriers et
137
leurs parents. Au départ, les grands-parents restés à terre grincent des dents et s’inquiètent
énormément. Après leur premier séjour à bord, ils se rassurent un peu…
Ceux qui ont un métier demandé en tout lieu, comme celui d’infirmière ou de soudeur peuvent
remplir la caisse de bord au fur et à mesure de leurs besoins.
Certains travaillent à distance, grâce à la magie d’internet et aux technologies nouvelles. Ils
sont chefs d’entreprise, journalistes, stylistes, dessinateurs…
Mon mari regrettait au départ que les circonstances de la vie ne nous aient pas permis de partir
avec les enfants en bas âge. Devant la difficulté d’assumer la scolarité régulièrement, les
contraintes d’envoi des cours, de passage d’examens et autres tracasseries scolaires, il s’est
consolé bien vite ! Nous avons une grande admiration pour ces jeunes parents, parfois moins
jeunes d’ailleurs, qui assurent l’éducation de leurs enfants à plein temps. Il est aisé, à terre,
d’affirmer que les jurons ont été appris à l’école…
***
Nous avons croisé des équipages dans notre style : jeunes et vieux à la fois ! Nous ne sommes
pas vraiment retraités puisque âgés de 48 et 46 ans au départ de notre voyage, mais nous ne
travaillons plus et sommes plus âgés que les jeunes couples. De plus, nous n’avons plus de
soucis avec les enfants !
Comme nous, ces voyageurs ont souvent vendu leur affaire sur un coup de tête, après un ras-
le-bol général ou devant une belle proposition. Leur budget est correct, leur bateau agréable et
leur voyage est pour eux une seconde vie !
Pour les couples de soixante-cinq ans et plus, nous sommes encore des petits jeunes à couver et
ils nous traitent avec beaucoup de gentillesse paternaliste et maternelle. Ils ont tellement de
choses à nous apprendre !
Les jeunes couples nous regardent avec envie, nous questionnent. Nous partageons volontiers
notre petite expérience, nos coins de plongée et nos desserts du dimanche.
***
Mais certains marins voyagent seuls, de gré ou de force.
-de leur bon gré s’ils ont abandonné femme et enfants récalcitrants au grand départ.
Leurs bateaux sont souvent peu confortables mais bien entretenus techniquement parlant. La
navigation en solitaire implique une plus grande prudence. Ce sont d’excellents marins. Ils
vivent leur rêve sans compromis, en parfaite liberté. Mais cette liberté leur coûte fort cher !
Leur budget initial a souvent été amputé de moitié, divorce ou séparation n’étant pas les alliés
du portefeuille.
138
Aux escales, ils recherchent la compagnie féminine mais apprécient aussi celle des équipages
familiaux, un peu nostalgique de l’ambiance de la maisonnée.
Aucun d’entre eux ne fait de propositions déplacées aux femmes de marin, le monde du bateau
est si petit que sa mauvaise réputation serait immédiate et risquerait de durer longtemps.
-de force si leurs compagnes les a quittés en cours de route pour diverses raisons. Certains
continuent le voyage un an ou deux après que celles-ci aient préféré rejoindre la terre ferme
pour choyer les petits-enfants, s’occuper d’un parent âgé ou par lassitude de la vie de nomade.
Au départ, ces marins-là sont tristes, ils continuent néanmoins à vivre leur passion et leur
chagrin s’estompe peu à peu. Certains d’entre eux reprennent même très facilement une relation
amoureuse, épisodique ou durable.
Dans ces deux cas, la solitude est, à la longue, souvent très pesante, et je n’ai pas croisé
d’homme seul parfaitement heureux sur l’eau, même si j’ai dû parfois les questionner un peu
lourdement pour qu’il me l’avoue !
***
Hélas, il existe cependant une triste catégorie de marins, les déçus du voyage, les malchanceux,
les aigris de la vie. Regroupés sur les pontons des illusions perdues, dans les marinas ou dans
les mouillages forains, ils vivent chichement dans leurs bateaux en décomposition en rêvant de
jours meilleurs…Mais que s’est-il passé ?
Partis pour fuir un mode de vie difficile en métropole, en espérant que la vie au soleil soit plus
tranquille, ils ont traversé l’océan Atlantique. Ils ont été confrontés à des soucis techniques et
des tracas de matériel, ont achevé leur maigre caisse de bord. Surpris par le coût de la vie aux
Antilles, ils ont continué à refaire leur monde devant une bouteille de rhum, moins chère que la
bouteille d’eau minérale. Peu à peu, les femmes et les enfants ont quitté le navire, le rhum les a
consolés et ne les a plus lâchés. Contraints à de petits travaux, ils survivent dans leurs
embarcations vieillissantes, le voyage imaginaire continue uniquement dans leurs têtes, lors de
leurs discussions autour d’une bouteille.
***
Chacun a son propre voyage, ses aspirations, son budget, ses contraintes, son bateau…
Plus les mouillages sont petits, plus les affinités se créent, plus la solidarité entre marins est
grande.
Nous avons rencontré des équipages de toutes nationalités mais la barrière de la langue se fait
vite sentir. S’il nous est possible de converser un moment en anglais, en espagnol ou en italien,
nous ne pouvons pas entretenir de longues conversations poussées ou intimes, nos vocabulaires
n’étant pas assez riches. Fort heureusement, la France est bien représentée dans le monde des
navigateurs, avec un pourcentage non négligeable de bretons.
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Les voyageurs québécois sont formidables de gentillesse, de sympathie, et de convivialité. Leur
humour, leurs habitudes de vie et leur langage nous réjouissent et nous partageons de grands
moments d’amitiés avec nos cousins nord-américains.
Nous naviguons souvent avec des bateaux de plongeurs, non pas par commodité, mais par
passion commune supplémentaire. Nous multiplions les plongées, assurons à tour de rôle les
sécurités surfaces. Nous naviguons de concert entre deux mouillages proches des spots de
plongée connus ou à découvrir.
Nous ne pouvons pas devenir amis avec tous, mais des amitiés sincères et fidèles se sont créées
avec des gens de bateaux et ils comptent maintenant beaucoup pour nous. Certes, nous sommes
souvent bien loin d’eux, nous ne nous écrivons pas toutes les semaines mais les occasions de
nous retrouver, à terre comme sur mer, nous transportent d’allégresse et nous ferions des
kilomètres ou des miles pour aller à leur rencontre
141
23: LES FEMMES DE MARINS.
Le texte proposé sur le site était incomplet.
Je n’avais pas publié, à l’époque, le dernier paragraphe. J’éprouve parfois un peu de honte pour
les sentiments peu chrétiens de jalousie et de méfiance à l’encontre des dames du dernier
paragraphe mais, dans certains cas, une femme avertie en vaut deux.
D’un naturel un peu naïf, j’ai mis un an ou deux avant de comprendre ce phénomène, visible
sûrement aussi dans la vie à terre, mais de façon moins brutale et plus discrète.
Nous avons fait la connaissance de dizaines d'équipages, couples plus ou moins assortis,
souvent très heureux et très amoureux, et, pour la plupart, complices en mer comme à terre.
Je vous parle des femmes de marin, que l'on ne nomme pas, étonnamment. Ce ne sont pas des
"marines", pas des navigatrices au sens sportif du terme, loin s'en faut parfois...
Ce ne sont pas non plus des co-équipières ordinaires, les qualificatifs de " mousses" ou de "
matelotes" ne leur conviennent pas, mais des compagnes de voyage prêtes à tout (ou presque
tout) pour savourer longtemps une vie de vacances, aux côtés d'un marin souvent heureux
comme un poisson sur l'eau...
Permettez-moi, en premier lieu, de vous présenter deux exceptions, deux femmes que tous les
marins aimeraient à leur bord, mais qui, de par leur gentillesse, leur simplicité et leur bonne
humeur, sont aussi les amies des femmes, ouf!
Elles sont jeunes, bien sûr, belles, très belles ! L'une peut tailler une courroie de moteur dans
une chambre à air, l'autre grimpe au mât, en navigation et par forte houle afin de remplacer une
poulie. Cette réparation demande environ une heure de travail de précision et de force. La
position est pour le moins inconfortable, dans le harnais de sécurité à une vingtaine de mètres
de haut.
L'une coiffe son mari en dictant les leçons à ses trois enfants, la seconde héberge sur son
monocoque vieillissant, sans réfrigérateur, sans dessalinisateur et sans annexe une famille avec
une petite fille en bas âge et un bébé !
Ces deux filles, croyez-moi, peuvent tirer sur les bouts sans se servir des winches et porter à
bras le corps comme à bout de bras une ancre de vingt kilogrammes.
De plus, bien évidemment, elles sont toutes les deux expertes en navigation, en mécanique, en
électricité, en plomberie, bref, elles devraient énormémenté nerver la gente féminine qui reste
cependant admirative devant leurs prouesses !
Sur leur bateau respectif, deux hommes veillent précieusement sur elles et les voisins de
mouillage guettent aussi, jour et nuit...
142
Mais la majorité des femmes de marins n'ont ni ce tempérament de feu ni ces aptitudes
techniques. Ce sont des femmes comme vous et moi (surtout moi, d’ailleurs), ayant laissé à
terre tracas et travail, enfants et parents, amis et maison pour suivre par amour l'homme de leur
vie.
Voici la liste de ce que la plupart de ces femmes détestent:
-la navigation de nuit.
-Les forts vents et les grosses vagues.
-Les longues navigations.
-Les manœuvres de port.
-Les mains de leurs marins tachées de cambouis lorsque les problèmes mécaniques surviennent.
-Les mouillages agités, lorsque l'ancre menace de se décrocher par la faute d'un vent violent ou
d'une forte houle.
-Les débarquements hasardeux et dangereux en annexe, lorsque celui- ci se fait directement sur
la plage ou sur les cailloux.
-Les connections internet trop lentes ou inexistantes.
Voici la liste de ce que les femmes, en général, apprécient en voyage maritime:
-les navigations tranquilles, par vent constant et mer peu agitée, sous un beau soleil.
-Les mouillages calmes, sur l'eau limpide du lagon, non loin de plages de sable fin.
-Les escales et les visites des îles, les rencontres avec les autochtones, les partages...
-Les petits déjeuners avec vue sur la mer, dans la fraîcheur matinale.
-Les repas du soir qui s'éternisent, avec le soleil couchant sur les flots ou sur les reliefs de la
côte toute proche.
-les connections internet pour joindre les enfants ou les parents.
Est- ce les petites contrariétés subies par ces aventurières au long cours, est- ce le manque de
compagnie féminine à bord qui encouragent les femmes de marins à lier rapidement
connaissance et à tisser entre elles de forts liens emplis d'estime et d'affection ?
Loin des tracas vestimentaires et des soucis d'élégance de la métropole, sans convention ni
excès de politesse, les conversations vont bon train.
Pendant que les marins discutent taille et longueur de chaîne, surface et matière de voiles, les
femmes, comme chez vous, parlent vite santé, chiffons, enfants, cuisine...., Très vite, des
affinités se créent, des amitiés se révèlent....
A terre, rien ne m'aurait permis de rencontrer une alcoolique, ancienne droguée, ex-taularde et
de passer en sa compagnie six mois de rires, de larmes, de partage…Son voyage s'est arrêté, et
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du Canada où elle se trouve, elle sait que je pense très souvent à elle, à ses bonbons patates, à
son cœur immensément généreux et malheureux.
Inversement, j'ai ainsi eu l'occasion de parler librement, longuement et simplement, avec une
fille avocate, une dame juge, de discuter avec une créatrice de mode, une vétérinaire, autant de
personnalités différentes qui n'auraient peut- être pas, sur le terre ferme, trouver et pris le temps
de papoter des heures entières avec leur pâtissière !
Nous avons forcément, quelques soient nos origines sociales, notre culture, nos âges ou nos
vécus, des points en commun: l'amour de notre mari, l'éloignement de nos enfants, la richesse
des découvertes durant le voyage, les lectures, la vie quotidienne à bord avec son lot de bons
plans et de trouvailles ingénues...
Les rencontres entre femmes font partie du voyage, toutes ne sont pas mémorables, c'est certain,
mais les amitiés sont fortes, sincères, urgentes et chaque soirée passée ensemble, chaque
baignade, chaque balade, chaque plongée ou partie de Scrabble unit, rapproche et rassemble.
Mais si mon voyage en mer permet de voguer d'îles en îles, pour chaque arrivée en un nouveau
lieu, il m'a fallu souvent quitter mes amies!
Chaque bateau voyage à son rythme, au gré de ses envies et de ses possibilités, de ses visiteurs,
de son programme de route et, après des semaines ou des mois passés côte à côte, l'heure de la
séparation sonne toujours trop vite!
Que de larmes versées aux adieux à Suzie, Manon, Sylvie, Cathy, Carole, Michèle, Sandrine... !
Je décide après chaque bouleversant "au-revoir", de ne plus m'attacher à aucune fille qui
croisera mon chemin, mais je ne peux chasser mon naturel assez social, il revient en nageant !
Cependant la vie nous réserve parfois de bonnes surprises. J'avais rencontré Carole à
Annapolis, nous avons eu le plaisir de nous retrouver aux Bahamas, où nous avions partagé une
messe de minuit inoubliable, puis nous nous sommes rejoints par deux fois à Fakarava, notre
île préférée des Tuamotu.
Cet hiver, j'ai retrouvé mon amie Michèle, le temps d'un diner en métropole et nous avons été
toutes les deux émerveillées de ce cadeau de la vie!
De retour des Marquises, nous faisons escale à Ahe, et le bonheur de retrouver Cathy a été
intense. Nous avons repris nos papotages de la même manière que si nous nous étions quittées
la veille, et nous nous sommes laissées dans l'espoir de nous retrouver bien vite...
Mais attention, il existe dans ce tableau idyllique, une catégorie de dames dont il faut se méfier,
ce sont les femmes « coucou ».
Généralement assez belles et sachant surtout tirer avantage de leur atouts féminins, ces dames
peu scrupuleuses restent à l’affut d’une nouvelle opportunité de nid flottant. Un jour, à
n’importe quel prix, elles ont décidé de quitter leur existence à terre pour une vie sur un petit
bateau avec un capitaine en mal de solitude.
Mais le monsieur choisi vieillit vite, son bateau aussi, les bateaux environnants sont plus grands,
plus neufs, les capitaines voisins plus jeunes et plus bronzés... Pourquoi donc ne pas déménager
une seconde fois pour un peu plus de confort de vie ? Puis une troisième fois ?
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Usant d’un stratagème vieux comme le monde, le sourire aux lèvres pulpeuses et le décolleté
profond, elles peuvent sans vergogne faire les yeux doux à votre capitaine, même en votre
présence.
L’une d’entre elle, simplement vêtue d’une petite culotte en dentelle, n’hésite pas à ramer
jusqu’à notre bateau. Je la vois arriver de loin et je détecte l’embrouille! Toute guillerette, elle
me demande si Patrick peut vérifier le moteur de son annexe. Je mens effrontément, je lui
affirme avec véhémence que mon mari (j’insiste bien !) dort. Vexée, elle met le moteur en
marche et repart toute penaude ! Attiré par le bruit, Patrick lève un œil par-dessus sa lecture…
Fort heureusement, mon capitaine est un homme fidèle!
Ainsi donc s’écoule la vie des femmes des marins, au gré des rencontres et des papotages, entre
deux navigations....
Mais si votre homme vous propose un jour de larguer les amarres, de partir en voyage, à pied,
à vélo, ou en voilier, faites comme moi, faites rapidement quelques valises, n'oubliez pas un
bon épilateur et suivez- le, vous ne le regretterez- pas
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24: LES EXPRESSIONS DE MARINS.
Le vocabulaire des marins comprend des termes très techniques, difficiles à assimiler au départ.
Chaque voile a un nom, chaque bout aussi. Le mot « corde » n’est pas recommandé, il faut dire
« bout », en prononçant le « t », la corde sert seulement à agiter la cloche, plus rarement
heureusement à pendre les vilains.
J’use de moyens mémo-techniques pour me souvenir de tout ce vocabulaire et éviter ainsi de
faire répéter chaque ordre, sinon le ton monte vite…
Tribord, c’est droite et Bâbord, c’est gauche, il suffit de se rappeler le mot BATTERIE, de
l’abréger un peu et voilà, BAT, à gauche, comme bâbord et TRI, à droite comme tribord…
La drisse est le bout permettant de monter la voile : drisse oh hisse ! Facile !
L’écoute est le bout horizontal : écoute... couchée, compris !
Au départ, j’ai aussi beaucoup de mal avec les miles nautiques, les nœuds. Lorsque j’entends
un voisin dire qu’il a parcouru vingt miles, par exemple, je ne sais pas de quelle unité de mesure
il parle et je crois qu’il en a parcouru vingt mille, ce qui me remplit d’admiration. Au bout de
quelques navigations, je vais vite me familiariser avec ses unités.
Souvent, en bateau, les marins se servent d’une horloge virtuelle pour situer un objet à montrer,
patate de corail, obstacle, autre bateau ou amer. Il suffit d’imaginer le cadran, de situer le 12 à
l’avant du bateau et d’indiquer l’heure à laquelle se trouve cet objet. Cela parait simple mais
pour moi, ce ne le fut pas. Puisque je regardais la chose que je voulais montrer, celle-ci se
trouvait toujours à midi pour moi ! Ensuite, je me compliquais l’existence et arrivait même à
embrouiller mon capitaine ou nos invités avec des « 3 heures de l’après-midi » ou « 9 heures
du soir ». Bref, je mis du temps à comprendre ce qui me paraît maintenant d’une simplicité
presque enfantine.
J’apprends aussi tous les noms des outils puisque je suis déléguée au passage des clefs de toutes
sortes, à chaîne, à pipe, à œil, déportée, à molette, universelle, anglaise et ainsi de suite…
Patrick me demande rarement une pince à linge, je dois reconnaitre la pince coupante, la
crocodile, l’ampère-métrique, celle à bec, à dénuder, à sertir… J’en oublie certainement.
Mon record d’incompréhension a été le jour où je lui ai apporté, au pied de mat, une rallonge
électrique alors qu’il me demandait une multiprise, la pince !
Sur les bateaux, le mot « lapin » n’est pas prononcé, par superstition. Dans les temps reculés,
les navires en bois étaient rongés par ces petits mammifères aux dents longues et le bateau
coulait, d’où la terreur de ces « bêtes aux longues oreilles », expression employée par les
capitaines superstitieux.
Les équipages des bateaux avec enfants en bas âge n’appliquent pas cette règle, toutes les
histoires de jeunesse ont les mêmes héros, les dessins des couettes et les doudous représentent
trop souvent ces animaux et le mot est constamment utilisé.
146
L’expression « faire le point » est tombée en désuétude, les moyens modernes de navigation
électronique, les GPS ont remplacé les sextants, les droites de hauteur et les éphémérides.
Certaines expressions de la marine sont utilisées aussi dans la vie à terre, mais elles prennent
tout leur sens pour les voyageurs de la mer que nous sommes devenus.
***
Larguer les amarres.
Avant que le capitaine ne donne l’ordre de larguer les amarres, tout doit être prêt pour le départ,
les moteurs allumés, les auvents roulés, les hublots et capots de pont verrouillés, les objets
fragiles calés, les instruments de navigation allumés.
«Larguer !», cela signifie, au sens propre du terme, ôter l’amarre du taquet, la laisser filer puis
la tirer de l’autre côté pour remonter toute sa longueur sur le bateau, courir ensuite à un autre
taquet et recommencer, en vérifiant qu’aucune d’entre elles ne reste ni coincée dans le taquet
ni dans l’eau où elle risquerait de se prendre dans une hélice de moteur. Voilà, c’est simple,
d’ailleurs, même moi, j’y arrive très bien ! L’espace de quelques secondes, j’ai encore le choix:
enjamber les filières, sauter sur le quai et retourner à terre ou choisir de rester sur le voilier, de
continuer le voyage.
Au sens figuré du terme, larguer les amarres c’est abandonner tous les biens matériaux, la
facilité de la vie à terre avec ses avantages techniques et confortables, c’est laisser sa famille,
partir pour une autre vie…
Partir, c’est mourir un peu et renaître plus loin, renoncer à une vie tracée d’avance afin de s’en
aller à l’aventure, sur des sentiers encore inconnus.
Larguer les amarres, c’est pleurer de tristesse et verser des larmes de bonheur simultanément,
jeter sur les routes précédentes un regard nostalgique tout en entrevoyant avec allégresse les
chemins à venir.
Nous avons largué les amarres, en quittant notre travail, notre maison et en partant naviguer,
nous avons récidivé au sens marin. Renonçant à une route classique, certains larguent aussi
leurs amarres en allant élever des chèvres sur le plateau du Larzac, soigner des orphelins en
Afrique ou compter les baleines en Antarctique.
***
Faire avec les moyens du bord.
En préparation des fêtes de Pâques, en famille, nous garnissions des sujets en chocolat. Nous
remplissions les coques d’œufs, de poules ou autres bestioles avec un assortiment dont la seule
évocation éveille mes papilles. Œufs liqueur, pralinés, fourrés amandes ou noisettes, garnis au
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caramel, aux fruits, petite friture en chocolat noir, lait, blanc, bleu, orange…le mélange était
très varié au départ, puis diminuait au fil des semaines.
Lorsqu’une variété s’épuisait, ma belle-mère, pragmatique, disait : « Quand il n’y en a plus, il
n’en faut plus ! »
Je repense souvent à cette expression en bateau. Loin de tout magasin, notamment dans l’océan
Pacifique, nous devons effectivement nous débrouiller avec les moyens du bord.
Ceci est vrai pour toutes les réparations de mécanique, de plomberie, d’’électricité ou autre
souci technique de la vie quotidienne.
Des sangles de masques de plongées se réparent avec de la chambre à air, un ouvrage au crochet
avec du fil de pêche et du coton donne une seconde vie à l’épuisette fatiguée, un rayon d’une
roue de vélo consolide une pièce d’un moteur d’annexe, les exemples sont nombreux. Je suis
souvent épatée par la débrouillardise de mon capitaine que je nomme parfois Mac Gyver ! Pour
faire le tour du monde à la voile, un marin doit être avant tout un parfait bricoleur.
La gestion de la nourriture est, dans certaines régions peu approvisionnées, un jonglage délicat.
Je ne cuisine pas beaucoup mais j’ai appris à gérer mes provisions. La moitié d’un paquet de
lardons donne bon goût à une simple boîte de petits pois, je conserve la moitié restante pour
cuire un riz aux oignons.
Mes origines ardéchoises tombent à pic, mon côté un peu économe se réveille, non par souci
financier mais simplement à cause de la taille de mon réfrigérateur et des étagères peu
achalandées des épiceries d’iles lointaines.
Faire avec les moyens du bord, c’est être prudent, inventif, ingénieux, mais le plaisir procuré
par de petits extras, une bouteille de champagne ou un bocal de foie gras est largement
surdimensionné !
Consommer moins ou autrement, réparer ou recycler ne sont pas des activités réservées aux
gens de bateau et deviennent à la mode pour tous, par choix ou par nécessité. Sur le bateau,
c’est la simplicité volontaire qui domine.
***
Veiller au grain.
A terre, cette expression signifie veiller à la bonne marche des choses, à la réalisation des projets
ou à l’atteinte des objectifs. En mer, lors des navigations, de jour comme de nuit, il est important
de surveiller les couleurs du ciel.
Les grains ne sont pas des cristaux de sable venus enrayer une belle machine, ce sont des orages
tropicaux souvent violents, avec de fortes averses de pluie. Ils sont annoncés par un gros nuage
noir, facilement repérable par temps clair, plus difficile à cerner de nuit, sans mon amie la lune.
A tour de rôle, Patrick et moi assurons nos quarts, consciencieusement. Nous surveillons les
alentours, pour parer à la venue d’une autre embarcation, les changements de force ou de
direction du vent et nous guettons les nuages dans le ciel. Il m’est arrivé, encore novice, de voir
148
un non-nuage et de réveiller Patrick en catastrophe, pour rien, comme souvent. En fait, de
nombreux nuages blancs étaient rassemblés autour d’une zone de ciel sans nuage qui
m’apparaissait noire, comme un gros nuage.
En bateau comme à terre, le ridicule ne tue décidément toujours pas.
Sous un grain, les vents peuvent monter vite en puissance, il devient alors urgent de réduire,
voire d’affaler la voilure, avant de nous mettre en danger avec un bateau surtoilé et d’être
trempés jusqu’aux os.
Lors de notre grande traversée, ma maman, forcément un peu inquiète, se réveillait la nuit et
pensait à moi, qui veillais sur mon bateau, tête d’épingle au milieu de l’océan. Elle veillait un
peu avec moi, en chantant ou en priant et ses pensées m’accompagnaient et me soutenaient
certainement …
***
Laisser passer l’orage.
Lorsque le mauvais temps est là, lorsque la voilure a été réduite plus ou moins en catastrophe,
lorsque les vagues grossissent, que le ciel noir se zèbre de puissants éclairs, nous ne pouvons
plus rien faire, si ce n’est attendre.
La pluie qui tombe avec violence sur la mer crée un nuage de gouttelettes, semblable à une
couche de brume matinale. Le bruit sur la coque est incroyablement fort et nous hurlons pour
nous entendre parler et nous comprendre...
Les yeux fixés sur l’anémomètre, je regarde avec effroi les numéros croître. Le capitaine est
toujours debout, fixe l’horizon et admire le paysage, quelle sérénité, il est mon héros !
Ensuite, comme à terre, le beau temps vient après la pluie…le vent se calme, la mer diminue,
l’orage est passé. Peu à peu, nous remettons la voilure, reprenons notre cap initial, séchons au
soleil…
En récompense, nous avons droit à un superbe arc-en-ciel, parfois deux superposés, et leur
vision me remplit de joie. Tout le long du voyage, j’ai photographié, sans me lasser, des
centaines d’arcs dans la nuée, ce signe divin m’apaise et me réconforte, me laisse augurer de
grands moments calmes après l’orage.
Dans la vie de tous les jours, je laisse parfois aussi passer l’orage. Une petite sottise, un
malentendu, un ennui de dernière minute contrarient parfois le capitaine et le tonnerre gronde,
venu de nulle part et chassé bien vite par le vent de l’amour et la brise du bonheur.
***
Arriver à bon port.
149
C’est mon expression favorite.
Je l’utilisais déjà, par prémonition sans doute, à la fin de longs trajets en voiture.
Nous allons rarement au port, à proprement parler, mais tout mouillage convenable tient lieu de
« bon port ». Aucun trajet ne se ressemble et nous avons vécu des navigations d’une nuit plus
pénible et difficile que certains parcours d’une semaine. J’ai le souvenir d’une traversée
Raiatea/Huahiné très désagréable, j’avais encore le mal de mer dans le lagon, trois heures après
l’arrivée.
Une nuit entre Moorea et Raiatea, nous avons essuyé toutes les contrariétés possibles : absence
de vent, puis vent tournant et irrégulier, vagues croisées puis forte houle. De plus, un voilier de
location, sans personne à la barre, a même failli nous couper en deux si je n’avais pas été
vigilante et n’avais appelé mon capitaine pour virer de bord. A l’arrivée, si nous avions pu
vendre le catamaran à voiles pour acheter le même avec de puissants moteurs, nous l’aurions
fait !
Les prévisions météo, si elles nous sont d’un grand secours en général, sont parfois un peu
fausses, surtout dans le Pacifique. Les proverbes concernant le temps ne sont vrais qu’une fois
sur deux, excepté mon préféré : « A trop regarder la météo, le marin reste au Mango (célèbre
bistrot du port du Marin en Martinique !) »
La mer rend les marins humbles, nous ne sommes jamais à l’abri d’un gros nuage, d’une panne,
et les problèmes s’enchaînent vite les uns après les autres. Je suis toujours ravie d’arriver, je
félicite Patrick après chaque navigation. De plus, la nouvelle escale promet d’autres
découvertes, d’autres rencontres...
La joie de l’arrivée est individuelle mais elle se partage bien vite, après la sieste de récupération
: un vrai repas pour fêter l’événement, un café avec les nouveaux voisins, une première balade
à terre…
151
25 : BILAN ET FIN DU VOYAGE.
Voici quelques chiffres pour résumer ce temps de périple maritime:
23500 : c’est le nombre de miles parcourus sur mer, soit 43500 kilomètres, l’équivalent d’un
tour du monde !
1920 : c’est le nombre de jours qu’a duré notre voyage, soit 64 mois de janvier 2010 à avril
2015, je ne comptabilise pas les petits acomptes de l’automne 2009.
392 : c’est le nombre d’escale, là où nous avons soit jeté notre ancre, soit pris une bouée, soit
été à quai. Le même mouillage a pu nous héberger à plusieurs reprises.
4,9 : c’est le résultat de la division et le nombre de jours passés dans chaque endroit. Cependant,
tous les mouillages ne sont pas éloignés les uns des autres et nous passons, pour l’exemple, de
la Baie de Cook à la baie d’Opunohu, à Moorea, en un quart d’heure de navigation !
5,8 : voici la vitesse moyenne à laquelle nous nous sommes déplacés, en nœuds.
146 : le nombre de nuits en mer, peu important, en somme, mais 21 d’affilée pour notre trans-
pacifique.
10: nous ne sommes allés qu’à 10 reprises dans des ports ou des marinas : Martinique (Le
Marin), Cuba (Santiago de Cuba, Cienfuegos, Cayo Largo, La Havane) Bahamas (Bimini),
New-York, Venezuela (Puerto La Cruz), Panama (Shelter Bay Marina) et Moorea (Vairé).
Le bilan financier n’est pas catastrophique, nous avons acheté un bon bateau, en parfait état et
n’avons eu aucune mauvaise surprise. Notre voyage aux Etats-Unis nous a permis d’acquérir
du matériel performant, comme le compresseur de plongée ou l’ A.I.S., à des prix très attractifs.
Nous avons profité largement du taux de change de l’époque en échangeant un euro contre un
dollar et quarante cents.
Le plus gros du budget est, bien entendu, consacré à l’entretien du bateau, à l’achat de pièces
de rechange, aux réparations en tout genre. L’assurance et les places de port occasionnelles
constituent aussi une dépense importante.
Ensuite vient le coût des billets d’avion, lorsque nous rentrons en métropole ou lorsque nos
enfants viennent partager leurs vacances avec nous. Ce sont des dépenses de cœur, et elles sont
vite oubliées…
Nous ne sommes pas dépensiers pour nous nourrir ni pour nous vêtir. Nous mangeons souvent
à la mode locale, nous péchons énormément, nous vivons simplement et buvons relativement
peu d’alcool.
Sur les îles polynésiennes, les repas à la roulotte sont très abordables et les parts sont
impressionnantes. Une assiette de poisson crû au lait de coco suffirait à nous rassasier tous les
deux, mais nous voulons aussi goûter le poisson grillé ou les chevrettes, petites crevettes des
rivières…
152
Mais je ne suis pas une femme de chiffres et je préfère parler du bilan moral de cette expérience.
***
La première satisfaction est une joie bien égoïste et un peu puérile, c’est simplement celle
d’avoir accompli ce voyage.
Nous avons eu l’occasion de rencontrer des équipages moins chanceux, peut-être mal préparés.
Voici pour exemple l’histoire d’un sympathique couple ayant acheté un voilier en Martinique.
Nous les avions connus sur le ponton, encore bien motivés. Nous les avions invités pour un
apéritif et avions gentiment bavardé de nos projets respectifs, un peu semblables au départ.
Leur bateau nécessitait quelques réparations qui ont été effectuées au ponton. Pour la facilité
de l’approvisionnement, ces personnes ont investi dans une voiture, puis, quelques mois plus
tard, ont loué un appartement pendant les travaux de ponçage et de vernissage des parties
boisées.
Quelques semaines plus tard, le bateau était en vente, le couple était rentré en métropole.
Hélas, les exemples foisonnent et les raisons sont diverses : sous-estimation des coûts des
travaux et de leur pénibilité, mal de mer persistant ou mauvaise santé, éloignement de la proche
famille, notamment des petits-enfants, entente conjugale devenue difficile à cause de la
cohabitation rapprochée, peur de l’inconnu…
Certains équipages traversent la mer Méditerranée, puis vendent le bateau en Espagne ou aux
Canaries, découragés et déçus par un style de vie dont ils ont rêvé mais qui ne correspond pas
à leurs attentes.
Non seulement je ne les juge pas, mais je suis très respectueuse de ceux qui abandonnent. Ils
ont le courage de rebrousser chemin et de l’assumer, le retour à terre ne doit pas être simple.
Abreuvés de questions et nargués de sourires entendus, la réalité de leur échec doit être
difficilement supportable. Les sceptiques se réjouissent, les incrédules se pavanent, les
moqueurs sourient. Seuls les vrais amis comprennent et consolent !
Le voyage ressemble un peu à l’auberge espagnole, chacun récolte les intentions premières, les
soucis du départ ne s’envolent pas par miracle, avec le soleil et les palmiers. Beaucoup de
facteurs sont nécessaires à la réussite d’un tel voyage, et toutes ne dépendent pas de la bonne
volonté des protagonistes. Nous avons eu beaucoup de chance et en sommes très conscients.
Ma famille pensait sans doute que le voyage ne me plairait pas, que la navigation me rendrait
plus malade ou inquiète, que je m’ennuierais de mon travail et de mes enfants, que le temps me
paraîtrait long…
Le voyage me plait même si je suis encore un peu malade en navigation. Les bonnes conditions
de vie à bord, les belles rencontres ont rendu ce voyage merveilleux, j’en redemande !
***
153
Ma deuxième satisfaction est familiale : mon mari et moi sommes restés ensemble et amoureux.
Nous avons, à maintes reprises, reçu notre famille à bord.
Nos invités privilégiés, nos enfants sont venus à Cuba, à New-York, à Tobago, à Bonaire, aux
Roques, à Panama, et en Polynésie pour trois séjours de rêve.
Le papa de Patrick, son frère, son neveu ont aussi pu profiter de certaines de ces destinations et
ce fut toujours des moments de bonheur partagé. Entre les navigations, les plongées, les parties
de carte, de scrabble, le temps file à vive allure. Nous ne consacrons en général qu’une seule
journée aux visites à terre, cela semble suffire à tous. Les photos touristiques témoigneront de
leur sens culturel, quelques souvenirs achetés et cartes postales envoyées réjouiront leurs
familles et amis. Très vite, les eaux chaudes et limpides les rappellent avec force et nous
rejoignons le bateau avec empressement.
Oncles, tantes, cousins, cousines et amis ont complété ce panel d’équipiers et ont adopté le
temps des vacances notre mode de vie marin.
Les visites à bord sont une grande source de joie mais compliquent parfois le trajet du voyage.
Nous avons résolu le problème en nous rendant près des aéroports plusieurs jours, voire une
semaine ou deux à l’avance. Ainsi, nous ne subissons pas le stress du manque de vent ou de la
météo capricieuse des derniers moments. En bateau plus qu’ailleurs, la procrastination est de
toute façon à éviter. Nous choisissons aussi d’avitailler le plus possible et de réduire nos arrêts
« provisions », les invités préférant en général une baignade et un plat de pâtes à une course
aux légumes verts dans les rares épiceries.
Nous n’avons reçu que des personnes tolérantes envers ma cuisine peu élaborée, les desserts du
chef et la beauté de la salle à manger avec vue sur mer la compassent largement. Allongés sur
le filet à l’avant du catamaran, partagés entre la contemplation des étoiles et les papotages
divers, les invités digèrent facilement les repas du soir.
Toutes les visites sont des bulles de joie, des cadeaux de la vie, des gouttes d’amour dans nos
cœurs, des instants magiques dont nous parlons encore longtemps, en attendant les prochains
convives.
La boucle du tour du monde est loin d’être achevée et le piège polynésien s’est refermé sur
nous. La décision de vendre le bateau à Papeete est un concours de circonstances diverses.
Des amis vendent leur bateau et le prix demandé nous fait réfléchir. La rareté des catamarans
proposés à la vente maintient un excellent niveau, nous tentons notre chance. De plus, une seule
agence propose les bateaux à la vente et les prix restent plus stables.
Notre bateau, en bon état général, ne va sans doute pas tarder à demander de plus importantes
réparations. En fait, nous rêvons aussi d’un bateau un peu plus grand, aux formes plus carrées,
d’un dessalinisateur plus performant, d’une machine à laver le linge…
Le contrat de mise en vente signé, j’organise un grand ménage, range l’intérieur avec soin,
gratte les coques, nous sommes prêts pour accueillir les visiteurs potentiels. Deux visites sont
annulées au dernier moment, puis un couple de curieux et une famille d’indécis promènent leurs
yeux sur notre maison flottante, nous abreuve de questions inutiles et repartent, leur curiosité
assouvie et leur indécision identique.
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En janvier, un couple de norvégiens s’intéresse cependant à notre bateau mais ne fait pas le
trajet jusqu’aux Marquises pour le visiter, nous les comprenons bien. Nous leur envoyons des
photos supplémentaires, répondons à leurs questions et nous signons un compromis de vente,
via internet et notre gentille vendeuse.
De retour à Tahiti, nous sortons le bateau de l’eau pour la visite de l’expert, dont les résultats
valideront le compromis. L’inspection est rapide, l’expert photographie, regarde, photographie
encore et rédige son rapport dans la foulée. Nous sommes un peu étonnés, ce brave monsieur
n’a pas hissé les voiles, n’a pas allumé le moteur, n’a pas visité toutes les parties du catamaran
mais la confiance est de mise en Polynésie… et nous n’avons rien à cacher de toute manière !
Les Norvégiens versent le montant de la vente sur notre compte bancaire en métropole, avant
même de mettre les pieds en Polynésie. Leur confiance est grande, nous logeons maintenant sur
leur bateau, en les attendant.
Nous trions, jetons, distribuons. Nous préparons ensuite nos cartons qui feront le tour du monde
avant de rejoindre la métropole par cargo.
Le jour de l’arrivée des nouveaux propriétaires, le bateau brille, propre et rangé comme jamais !
Leur première visite, chez eux, les ravit, ouf ! Ils ne sont pas déçus, font un rapide tour d’horizon
avant de rejoindre leur hôtel, nous veillons une dernière nuit sur leur bateau. Le lendemain,
nous naviguons ensemble durant deux heures, prenons la passe, hissons les voiles en direction
de Moorea, puis nous les laissons manœuvrer et revenir à la bouée dans le lagon.
Nous partons le soir même pour l’aéroport, un peu perplexes !
Certes, nous avions choisi de vendre le bateau mais nous n'imaginions pas un instant que la
séparation serait si brutale et si douloureuse...et moi qui croyais ne pas être attachée aux biens
matériels et terrestres !
La moindre évocation du monde du bateau, la vision d'une photo polynésienne, un coup de
téléphone d'amis marins réamorcent sans pitié l'usine à larmes...
Pas de maison, plus de bateau, pas de visites immédiatement prévues, le vide est immense et
tout l'amour de notre famille, pourtant formidablement dévouée et attentionnée, ne comble pas
cette tristesse carrément indécente.
Qui sommes-nous maintenant ?
Déconnectés de la vie en société, sommes-nous devenus des marginaux, des extra-terrestres ?
Nous rêvons de remplir nos valises, sommes–nous pour autant des bohémiens, des apatrides ?
Avons-nous changés à ce point, en cinq ans et demi de voyage ?
Sommes-nous devenus comme les albatros de Baudelaire ?
Arriverons- nous à nous réadapter en mode normal, sans nostalgie maladive ou exagérée ?
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Chaque moment d'inaction nous semble durer des heures, alors que nous nous prélassions sans
scrupule ni vergogne dans notre vie de voyageurs !
Les préoccupations bien légitimes de chacun nous laissent, à notre grande honte, quelque peu
indifférents. Si nous partageons leurs joies, nous ne pouvons y mettre toute notre énergie,
malgré notre bonne volonté et l'envie de leur être agréables.
Une partie de notre cœur est vraiment resté sur le bateau, de l'autre côté de la planète, en
Polynésie, avec ce peuple si attachant, ces paysages si grandioses et ces fonds sous-marins si
riches.
Nos amis de bateaux nous manquent beaucoup, et nous passons de grands moments au
téléphone avec ceux qui sont rentrés en métropole pour diverses raisons. Eux seuls nous
comprennent, tous ceux qui ne pensent qu'à l'instant quand, les valises pleines, les soucis restés
sur le ponton, sonnera pour eux l'heure du prochain départ.
Nous nous morigénons sans cesse, conscients de tout le bonheur dont nous avons déjà bien
profité et de la situation provisoire politiquement correcte dans laquelle nous nous trouvons.
Nous voici redevenus terriens et malheureux !
Si le destin choisit de nous garder à terre, nous aurons beaucoup de mal à retrouver de la
sérénité, des occupations, de la joie de vivre.
Si une nouvelle aventure nous tend les bras, nous ne connaissons pas la date de notre départ, ni
notre destination. Si un bateau nous attend quelque-part, amarré bien sagement sur un ponton,
nous ne savons pas dans quel pays, ni dans quel port.
Quel sera donc notre chemin, notre route, sur quelles eaux se dessinera notre sillage ?
Je remercie toutes les personnes qui nous ont permis de réaliser ce merveilleux voyage, nos
parents, nos enfants, nos familles, nos employés, nos clients, nos copains de bateaux, de
plongée, nos hôtes à terre…
Je remercie Michèle Valla et Bernard Marcinek pour leur aide précieuse.
Je loue le Seigneur pour chacun de ses bienfaits.