FrancisCarsac
Œuvrescomplètes.1LesRobinsonsducosmos–CeuxdenullepartCemondeestnôtre–Surunmondestérile
PréfacedeDenisedeSonneville-BordesIntroduction,textesdeprésentation,avant-propos,postface:
GeorgesBordesIllustrationdecouverture:PatriceSanahujas
Illustrationsdeshors-textes:FrançoisetGeorgesBordes,GeorgesDeSonneville
Cetteintégraledel’œuvredeFrancisCarsac
estdirigéeparGeorgesBordes.
ISBN:2-87153-209-5Dépôtlégal:D/1995/4411/021
PRÉFACEFrançoisBordes/FrancisCarsacRives,Lot-et-Garonne,le30décembre1919Tuscon,Arizona,le30avril1981Dès son enfance et jusqu’à son dernier jour, l’existence de
FrançoisBordes,aliasFrancisCarsac,s’estpoursuivieenunedoubletrajectoiredansunevisioncréatriceparallèle,«hieretdemain»selonsadevise.Jeune homme, il émerge de la seconde guerre mondiale
presqueindemne,maisriched’uneexpériencevécuedansdesréalitésdangereuses,éventuellementmortelles.Lesarmesàlamain, iladéfendudanslesmaquisduPérigordetsur lefrontoubliédelaPointe-de-Grave,oùilfutblessé,unecertaineidéequ’ilsefaisaitdurespectdesoi-même.Danslacohueparisiennedel’après-guerreoùilsesentmal
à l’aise, ce provincial, ennemi viscéral du mensonge et del’artificiel,vadépasser largementetrapidement leniveaudeschercheurscarriéristesquivivotentprétentieusementdansleslaboratoires de la capitale comme aussi des littérateursbranchésquidiscutaillentinterminablementdansdeslibrairieséphémères ; tapies dans des couloirs entre Seine etLuxembourg.Taillerdespointesdeflèchesensilexàseptanspourtirerà
l’arcsurlesoiseauxduparcfamilial,fouillerdèsl’adolescencedes sites préhistoriques comme plus tard homme de terraininfatigabledanslesvalléesdelaSeineetdelaDordogneetàlafin de sa vie en Australie occidentale sur les rives de laMurchison. C’est questionner un passé disparu au-delà desmillénaires, où des humanités très anciennes dans unenvironnementnaturel biendifférentdunôtre ont réalisépar
évolution et adaptation des transformations anthropologiqueset culturelles considérables jusqu’au seuil du mondecontemporain. Dès les années 50 et immédiatement d’usageinternational, les innovations méthodologiques de FrançoisBordes, géologue et préhistorien, jeune chercheur au Centrenational de la Recherche scientifique (CNRS) modifient defaçon irréversible et jusqu’à nos jours le cours de lapréhistoire. Son imagination féconde lui permettait une sorted’identificationpersonnelleavecceshumanitésdisparuesqu’ila réhabilitées et rien en préhistoire désormais ne fut plusjamais comme « avant Bordes ». Ses élèves et disciplespeuplentencorelesuniversitésdetouslescontinents.Depuis l’âge de dix ans et régulièrement jusqu’à sa mort,
pour la dernière fois le 11 avril 1981 à Tucson, Arizona, lejeunegarçonlitLaGuerredufeudeJ.H.Rosnyaîné,ouvragede lacollectionNelsondont ilneseséparera jamais,etaussibiend’autresauteursàcommencerparLaGuerredesMondesdeH.G.Wells.Toutenrédigeantsathèsededoctoratd’Étatensciences naturelles (Paris, Sorbonne, 1951) qui fera date surles limonsquaternairesdubassinde laSeineet lesoutillagespaléolithiques qu’ils renferment, chronologiquementidentifiables par la position stratigraphiquequ’ils y occupent,François Bordes se délasse en écrivant Ceux de nulle part.Remis chez Gallimard rue Sébastien. Bottin entre les mainsd’un directeur littéraire, Roger Allard, ami de la famille, lemanuscrit abouti entre celles deTilotin, alors responsable duRayon Fantastique à la Nouvelle revue française (NRF).François Bordes devient ainsi Francis Carsac. Carsac, unvillagedelaDordogneprèsdeSarlatoùilfutinhuméselonsavolonté:ilydirigeaitpersonnellementseschantiersdefouillesdansdesgisementspaléolithiquesvoisinsdevenusgrâceàsestravauxdessitesderéférencepourl’Europeoccidentale.Ce nom de plume devient alors familier pour les lecteurs
passionnés de cette collection comme aussi du magazine deMauriceRenault,Fiction,etdansdestraductionsenItalie,enEspagne,enAmériqueduSudetjusqu’enEuropedel’Est.Desrencontres fréquentes aux États-Unis et d’abondantes
correspondances nourrissent ses relations personnellesamicales avec lesmaîtresde la science-fictionaméricaine, del’est à l’ouest, de Sprague deCamp à Poul Anderson, encorequ’iln’aitjamaisétéquantàluitraduitenlangueanglaise.Littérairecommescientifique,l’originalitédeBordes-Carsac
aététotaleetincontestée,savasteculturepolyvalentes’étendau-delàdesescompétencesprofessionnellesenpréhistoireetdanslessciencesnaturelles–géologie,zoologieetbotanique–jusqu’à la physique et à l’astronomie modernes et àl’ethnographiecomparée,sansoublierlamarinedeguerreoùilaurait souhaité servir. Son imagination réaliste et colorée, ilrêvaitlanuit«encouleur»,embrasseetsurmontel’au-delàduréel terrestre vers des futurs cosmiques qui grouillentd’inventions techniques et sociales. Elles anticipent leshypothèses et les questionnements de notre temps, dansl’émerveillement de visions illuminées ou dans la sombreterreurdecataclysmesinattendus.Au-delàdeslimitesgalactiques,desTerriensdecaractère,de
préférence des scientifiques du réel, médecins, géologues ouethnographes se trouvent inopinément embarqués dansl’aventure, traversant avec un optimisme inaltérablecatastrophes ou éblouissements et réunissant grâce à leurstalentsnaturelsetleurcapacitédecompréhensionuniverselle,à interpréter et surmonter les complications sociales etpsychologiquesqueleurposentdessociétésinattendues.Curiosité, perplexité, anxiété, à l’écart des horreurs du
mensonge,de la lâchetéetdusordide, leshérosmodestesdeFrancisCarsactraversentsansdommagelesaventureslesplusprodigieuses, conservant dans la fureur des ébranlementscosmiques leur indépendanced’esprit et la pureté inaltérabledeleursâmes,secrètementsentimentales.Pouvoir séducteur de Francis Carsac, sur des lecteurs
diversifiés par leur âge, leur éducation, leur langue et leurnationalité. Sans doute une personnalité fascinante hors ducommun.
INTRODUCTIONFrançoisBordesestnéle30Décembre1919àRives(Lotet
Garonne).FrancisCarsac,sondouble,estné–ouplutôts’estrévélé – un soir de l’hiver 1943-44 à Belvès (Dordogne). Lesannées de jeunesse de François Bordes, que je vais évoquerdanscequisuit,ontdoncétélesannéesdegenèsedeFrancisCarsac…En1919,lepèredeFrançois,AndréBordes,étaitunhomme
riche, très riche même, d’une fortune acquise par lui-même.Sonpère,legrand-pèredeFrançois,avaittenuuneofficinedepharmacieàTunis,oùiljouissaitdelaprotectionduBeydontilétait l’intime. Il s’était converti à l’Islam et avait fait unetraductionduCoranenfrançais.SonfilsAndré,lui,munid’unecapacité en droit, commença sa vie comme employé chez unnotaired’Agen.Maislaroutinenotarialenecorrespondaitpassansdouteàsontempérament.Ils’embarquapourleSénégaloù, dans un premier temps, il travailla pour les comptoirsBalande. Mais rapidement il monta sa propre maison decommerces’occupantessentiellementdelatraitedel’arachide.L’affaire prospéra si bien qu’au début du XXe siècle AndréBordessetrouvaitàlatêtedecequ’ilétaitconvenud’appelerunesolidefortune.IlrevenaitdetempsentempspourdesséjoursenFranceet
aucoursd’undecesséjours,en190?,ilallarendrevisiteàunde ses amis en Périgord. Il avait alors une quarantained’années.IlfitétapedansuneaubergedelarégiondeBelvès.Laserveuseétaitunejeunepaysanneplacée,MarieAlicot,diteAline.Lesparentsd’AlinepossédaientunefermeàSaint-Germain-
de-Belvès.Cen’étaientpasvraimentdespaysanspauvres,maiscen’étaientpasnonplusdutoutdespaysansriches.Laferme
et les terres étaient sur les coteaux : rien à voir avec lesalluvionsfertilesdelavalléedelaDordognepourtantproche.Ilfallait donc travailler dur, très dur, pour simplement pourvoiraunécessaire.Bien que très jolie, et même belle – j’ai sous les yeux une
photo de l’époque – Aline avait coiffé Sainte Catherine : sesparentsnepouvaientpasladoter.Deplus,elleétaitinstruite–elleavaitlecertificatd’étude,cequi,malgréJulesFerry,n’étaitpas encore très courant pour les filles des coins retirés de lacampagne périgourdine –, d’une intelligence vive et d’uncaractère bien trempé, ce qui pouvait peut-être faire hésiterdesprétendantsquesabeautéauraitattirés.Toujours est-il que quelque temps plus tard, un bateau en
partance de Bordeaux pour Dakar comptait sur sa liste despassagersM.AndréBordesetMadame,néeMarieAlicot.Deuxenfantsnaquirent,JeanpuisGeneviève.Maisl’Afrique
n’étaitpasalorsunendroitidéalpouréleverdesenfants,etlecouple rentra bientôt définitivement en France. Ayant réaliséunepartiedesesavoirsauSénégaletcédésonnégoce,AndréBordes acheta à Rives, près de Villeréal, aux confins duPérigordetdel’AgenaislavastepropriétéduchâteaudeFont-Rives.Et laGrandeGuerre arriva. J’avoueque je ne sais pasgrand’chose de cette période. En 1919 naquit François, « lepetitdernier».De ce que furent les premières années de mon père au
domainedeFont-Rives,jenesaisdanslefondpasgrand’chosenon plus. Lui-même n’avait que des souvenirs ponctuels. Detoute façon, la famille dut revendre Font-Rives peu d’annéesaprèssanaissance.Eneffet,AndréBordes,quis’étaitmontréun négociant avisé dans le commerce colonial, n’était paspréparé à l’affairisme des années 20. En bref, il perdit unepartiedesafortune.Direqu’ilfutruinéseraitexagéré:cefutplutôtunpassagedel’opulenceàl’aisance.Font-Rives vendu, la famille s’installa, à Villeneuve-sur-Lot,
dansunepropriétésituéeàcequiétaitalorslalimiteentrelaville et la campagne, sur la route de Bordeaux. Le bâtiment
principal,entouréd’unvasteparc«àl’anglaise»,devergers,deprés,étaitunegrossebâtissebourgeoise,carréeausol,auxpièces immenses et très hautes de plafond, sauf au secondétagequiétaitrecouvertd’untoitàlaMansard.Maisjelaisselaparoleàmonpère,dansuntextequ’ilaécritvers1950…
LESLONGSÉTÉSLes sauges pourpres hissent leurs hampes fleuries vers le
soleil,derrièrelefauteuildemaman.Danslecieloùparessentdesnuagesboursouflés, jouffluscommelesangesdutrumeaude laglacedusalon, leshirondellescrientenpoursuivant lesmouches.Unelégèrebrisebalancelentementlarosejaune,surledernierrosierdelaplate-bande.Ilfaitbon.Àplatventre,lepetitgarçonregardelesfourmis:ellesont
creuséleurchemin,àdemicouvertdeterregrumeleuse,dansl’allée. Elles se hâtent, traînant leurs fardeaux minuscules.Quandonal’œilaurasdusol,lesproportionschangent,etonpeut facilement imaginer qu’elles sont bien plus grossesqu’ellesnesont.L’herbequ’ellescontournentdevientunarbregigantesque. Ce ne sont plus des fourmis,mais les habitantsd’un fantastique royaume, dans une planète inconnue, qui sepréparent à repousser une invasion. Une d’entre elles,légèrementplusgrosse,estcertainementunofficier,peut-êtreunprince ? Il n’estpas facile,quandonarriveà l’impromptusur une planète étrangère, de reconnaître le rang social desindividusqui lapeuplent.Ellevientdese fairebousculer :cen’estcertainementpasunprince!Prudemment, tout doucement, armé d’un brin de balais, le
petit garçon soulève les menus blocs du chemin de terre –couvert. Affolement chez les fourmis. Elles doivent sedemander qui est ce géant apparu subitement dans leurmonde,etquellessontsesintentions?—Qu’est-cequetufais,monchéri.Lève-toi,voyons,tuvaste
salir!Bon ! Impossible de s’amuser tranquillement ! Le petit
garçon se lève, renfrogné. De toute façon, le charme estrompu,et lesfourmissontredevenudesfourmis,desinsectesque l’on voit tous les jours courir sur le perron, et quienvahissentlesucredeTantine.Jouonsàautrechose.Doucement, l’auto avance entre les graviers de l’allée. Un
boutdeferblanclesécarte,traçantlaroute.Voicimaintenant
unravinétrange.Ilapluavanthier,etlecamionquiapportaitle charbon a laissé les profondes empreintes de ses pneus.Doit-oncontourner le ravin,oupasserhardimentau travers?Passons. Les explorateurs ne reculent jamais, tout au moinsdansleslivres.Etquellepassionnanteexploration!Ilsviennentdedébarquerdeleurfusée,quireposelà-bas,à
l’oréede la forêtvierge,étrange forêtd’herbesgigantesques.Elleaunebiencurieuseforme,leurfusée,etunadultestupidetrouverait qu’elle ressemble à une longue boîte demacaroni.Sur elle flotte un petit drapeau tricolore, avec, en groscaractères«Lionnoir».Lionnoir,c’estunjolinompourunefusée interplanétaire,surtoutquand lepilotede l’autochenilleestunlionencaoutchouc.L’autoestparvenue,àtraversledéfilé,prèsdutasdepierres
qui serviraun jour –dumoinspapa leprétend–àconstruireuneaileàlamaison.Uneaile!Pourquoifaire,uneaile,pensele petit garçon. Elle est bien, comme elle est, cette grossemaison carrée, enfoncée au milieu des arbres. Il faudraitcouperlesapin,etpuiscetarbredontpersonnenesaitlenom,maisquiportedepetitesfleursquisentent lemiel.Quandonenfonceun cloudans sonécorce vert-de-gris – bien sûr, c’estdéfendu,maisqui leverra?–, ilensortunesèvegluantequifaitdel’excellentecolle.Ellesèchemal,d’accord,etlecahieroù il a collé des images avec cette glu ne peut plus s’ouvrir,maisl’arbren’enestpasmoins«l’arbre-à-colle».Où sommes-nous ? En Afrique ? Non. C’est trop près,
l’Afrique, trop connu, depuis qu’on en entend parler à table.C’estbonpourlespetitsgarçonsdontlepapan’estjamaissortide France. N’Diourbel, Kaolak, Podor, cela sonne aussifamilièrementqueMarmandeouBordeaux.Non,noussommessuruneautreplanète,commecellesdontonvoitlespaysagesreconstitués sur le livre de vulgarisation qu’il lit chaque soiravant de s’endormir. Voilà qui excite l’imagination plus quel’Afrique. L’Afrique ? Peuh ! D’abord, qu’est-ce qu’il y a enAfrique,àpartdesarachidesetdeslions?Sur une des pierres, aplati, un monstre se chauffe aux
chauds rayonsdeCanopus.Sapeauécailleusebrille, verteet
grise.Salonguequeuependdansunefente,entredeuxblocs.Sous sa tête, sa gorge palpite, blanchâtre. C’est le terribledragon,entrevulorsdelaprécédenteexpédition.Cettefois,ils’agitdel’approchersanslefairefuir.Zut!Sidoucementquel’onavance,onnepeutempêcherles
graviers de crier. Le lézard – le dragon – a entendu.L’espaced’uninstant,onvoitsespetitsyeuxscrutant l’espace,puisunéclairverts’engouffredansunecaverne.C’estfini, ilneresteplusquelapierrechaudeetnue.
(ca.1950)
***
Ayantapprisàliretrèsjeune,FrançoisBordesfitdesétudes
primaires et secondaires « fulgurantes » puisque il eut sonbaccalauréat complet en Juin 1935, à l’âge de quinze ans etdemi…Unconflitl’opposaalorsàsonpère.D’unepart,ilétaitconsidérécommetrop jeunepourpartirdeVilleneuveetallercomme étudiant à Bordeaux. Mais surtout, son père voulaitqu’il fassedesétudesdeDroit,alorsqu’ilétaitpassionnéparlesSciences.Àquatorzean,ilavaitdéjàcommencédesfouillesdans un gisement préhistorique (à l’époque il n’y avait pasbesoind’autorisationofficielle), fouilles au coursdesquelles ilavaitcommencédemettreaupointuneméthodologiequiseraun des éléments de la reconnaissance internationale dont ilsera l’objet vingt ans après, et sa bibliothèque regorgeaitd’ouvrages de vulgarisation scientifique… et de romansd’aventure et d’anticipation (en particulier ceux de la«collectionbleue»deséditionsTallandier).DeJuin1935àl’automne1937,cefutpourmonpèredetrès
grandesvacances.Sonpèrel’avaitinscritàdescoursdeDroitpar correspondance, mais il ne prenait pas ça au sérieux. Ilétaitcependanttrèsactifdansdemultiplesdomaines.Ilfitdesexpériencesdechimie,etconstruisitdesfuséesàpoudre,dontl’une « atterrit » dans une fenêtre de la Gendarmerie de
Villeneuve. Il étudia les insectes, enparticulier les fourmis. Ilcontinuasesfouillesd’archéologiepréhistorique.Ilfitdutiràl’arc et à la carabine. Il s’entraîna au sein de l’équiped’athlétismedeVilleneuveaux lancersdudisque,dupoids,etdu javelot (en 1937, il fut champion régional du Périgord-Agenais,catégorie«junior»,danscestroisdisciplines).Ilfutl’un des initiateurs dumouvement des Auberges de Jeunessedans le Lot-et-Garonne. Il braconna les écrevisses dans lesruisseaux. Il lut énormément, de tout.Mais surtout, cequi lemarquapour la vie de cette période, ce fut son séjour de sixmoisenIndochine.Son frère aîné, Jean, avait « fait Colo » (l’École
d’Administration Coloniale) – il était en 1936 administrateurcolonialauTchad–etsasœuraînée,Geneviève,avaitépouséuncamaradedepromotionde Jean,quiavaitéténommé, lui,en Indochine. Et le 13 Novembre 1936, François Bordesembarqua à Marseille sur le « D’Artagnan » pour un séjourchezsasœuretsonbeau-frère…Maisdetoutcela,j’enparleraiplustard…
G.BordesJanvier1996
LESROBINSONSDUCOSMOS
AVERTISSEMENTLespersonnagesdecerécitsontfictifs,touteressemblancedenomoudecaractèreavecdespersonnesactuellementvivantes,
seraitpurecoïncidence.
PROLOGUEJen’entreprendraipasicil’histoireducataclysme,nicellede
la conquête de Tellus. Tout cela vous le trouverez, étudié endétail, dans les ouvrages de mon frère. Je veux simplementracontermaproprevie.Voustous,quidescendezdemoioudemescompagnonsetvivezsurcemonde, levôtrepardroitdenaissancevousaimerezpeut-êtreconnaître les impressionsetles luttes d’un homme, né sur un autre monde, et qui futtransportéiciparunphénomènesansprécédentetencoremalexpliqué,etquidésespérapresqueavantdecomprendrequellemagnifiqueaventures’offraitàlui.Pourquoi écrire ce livre ? Peu d’entre vous, sans doute, le
liront.Vousenconnaissezl’essentiel.Aussiest-cesurtoutpourlesâgesfutursquej’écris.JemesouviensquesurcetteTerrequi vous est inconnue, et gît dans quelque coin ignoré del’Espace, la curiosité des historiens s’attachait auxtémoignagesdeshommesdestempspassés.Quandcinqousixcents ans se seront écoulés, ce livre aura l’intérêt d’être larelationd’untémoinoculaireduGrandCommencement.À l’époque où débute mon récit, je n’étais pas le vieillard
courbéetunpeuradoteurquejesuis.J’avaisalorsvingt-troisans, il y a soixante ans de cela ! Soixante ans qui ont glissécomme une onde rapide. Je sais que je baisse : mesmouvements n’ont plus la précision d’autre fois, je suis vitefatigué et je n’aime plus grand-chose, sauf mes enfants etpetits-enfants, encore un peu la géologie, et me chauffer ausoleil – aux soleils, plutôt, puisqu’il y en a deux qui vouséclairent. Aussi jeme hâte de dicter àmon petit-fils Pierre –mesmainstremblenttroppourécrire–l’histoireirremplaçableet unique d’une destinée humaine. Je m’aide pour cela dujournalquej’aitenutoutaulongdemavie,etquejedétruirai,unefoismatâchefinie.Toutcequiimporteseraditici.Pourle
reste,jenemesoucieguèredelivreràlacuriositéparfoisunpeusadiquedeshistorienscequifutmeshumblesjoiesetmespeines.Tout en dictant, je regarde par la fenêtre les blés onduler
sous le vent, et ilme semble unmoment être revenu surmaTerrenatale,jusqu’aumomentoùjem’aperçoisquelesarbresontdeuxombres…
CHAPITREILESSIGNESPRÉCURSEURS
Quijesuis,d’abord.Pourvous,mesdescendantsimmédiats,
les précisions sont inutiles.Mais bientôt vos enfants, puis lesenfantsdevosenfantsoublierontmêmequej’aiunjourexisté.Combienpeudechosejesaissurmonpropregrand-père!Ce mois de juillet 1985, j’achevais ma première année
commeassistantau laboratoiredeGéologiede laFacultédessciencesdeBordeaux,unevilledelaTerre.J’avaisalorsvingt-trois ans, et, sans être beau, j’étais un jeune homme bienplanté.Simataille,réduiteparl’âge,faitpiètrefiguredanscemondede jeunesgéants,surTerremes1m83etmacarrureenimposaient.Pourvous,1m83n’estqu’unetaillemoyenne!Si vous voulez connaître mon aspect, regardez mon premierpetit-fils Jean.Comme lui, j’étaisbrun,avecungrandnez,degrandesmainsetdesyeuxverts.J’avaisététrèsheureuxdemanomination.Jerevenaisainsi
dans le même laboratoire où j’avais, quelques années avant,dessiné mes premiers fossiles. Je m’amusais désormais deserreurs que commettaient les étudiants, en confondant deuxformes voisines qui, pour un œil exercé, se différenciaientimmédiatement.Juilletétaitdoncarrivé.Lesexamensétaientterminés,etje
me préparais à aller, avec mon frère Paul, passer quelquesvacances chez notre oncle Pierre Bournat, directeur del’observatoire nouvellement construit dans les Alpes, dont lemiroir géant de 5 m 50 d’ouverture allait permettre auxastronomes français de lutter à armes égales avec leurscollègues américains.Mon oncle devait être assisté dans sestravaux par son second, Robert Ménard, quadragénaireprodigieusement savant et effacé, et par une arméed’astronomes, de calculateurs et de techniciens qui n’étaientpas encore arrivés, ou se trouvaient enmission ou en congé,quandseproduisitlecataclysme.Iln’avaitauprèsdelui,encemoment,outreMénard,quesesdeuxélèvesMicheletMartine
Sauvage, que je ne connaissais pas encore.Michel est mort,maintenant,depuissixans,etMartine,votregrand-mère,m’aquittéilyaseulementtroismois,commevouslesavez.Àcetteépoque, j’étais loin de me douter des sentiments quim’uniraientun jouràeux.Àvraidire,de tempéramentplutôtsolitaire,etsatisfaitdelacompagniedemononcleetdemonfrère–Ménardnecomptaitpas–,jelesconsidéraiscommedesgêneurs,malgré, ou plutôt à cause de leur jeunesse :Michelavaitalorstrenteans,etMartinevingt-deux.Cefutexactementle12juillet1985,àseizeheures,quej’eus
connaissance des premiers signes avant-coureurs ducataclysme. J’achevaismesvalisesquandonsonnaà laporte.J’ouvris, et me trouvai en présence de mon cousin BernardVerilhac,géologuecommemoi.Troisansplus tôt, il avait faitpartie de la première expédition internationale Terre-Mars. Ilétaitrepartil’annéeprécédente.«D’oùviens-tu,cettefois?Luidemandai-je.—Nous avons fait un petit tour circulaire, sans escale, au-
delàdel’orbitedeNeptune.Commeunecomète.—Çaamarché?— Bien sûr ! Nous avons pris des tas de photos
extraordinaires.Maisleretouraétédur.—Accident?—Non.Nousavonsdévié.Selonlenavigateur,toutsepasse
commesiuneénormemassematérielle,mais invisible,s’étaitglisséedanslesystèmesolaire.»Ilconsultasamontre.«16h20.Ilfautquejetequitte.Bonnesvacances!Quand
viendras-tu avec nous ? Prochain objectif : les satellites deJupiter.Et,tusais,ilyauradutravailpourdeuxgéologues–etmêmeplus!Tuauraslàunbeausujetdethèse,assezneuf,jecrois. Nous en reparlerons. J’ai l’intention de passer voir tononclecetété.»Laporteserefermasurlui.Jenedevaisjamaispluslerevoir.
ChervieuxBernard!Ilestcertainementmort.Ilauraitquatre-vingt-seizeansmaintenant.S’ilavaitsucequidevaitm’arriver,
ilnem’eûtcertespasquitté!Nousprîmes le train,mon frère etmoi, le soirmême.Vers
seizeheures le lendemain,nousarrivâmesà lagarede…peuimportelenom,quejen’aipasnoté,etquejeneretrouvepasdansmamémoire. C’était une insignifiante petite gare.Nousétions attendus. Appuyé à une auto, un grand jeune hommeblond,plusgrandquemoi,nousfitsigne.Ilseprésenta:« Michel Sauvage. Votre oncle s’excuse de ne point être
venu,maisilestretenuparuntravailimportanteturgent.—Dunouveaudanslesnébuleuses?interrogeamonfrère.—Danslesnébuleuses,non.Dansl’Univers,peut-être.Hier
soir, j’aivouluphotographierAndromède,pourunesupernovaque l’on vient d’y découvrir. J’ai donc pointé le grand télé aucalcul et, heureusement, par curiosité, j’ai jeté un coup d’œilpar le « chercheur », la petite lunette qui se pointeparallèlementaugrandtélé.Andromèden’étaitpaslà!Jel’aitrouvée…à18degrésdesapositionnormale!—Tiens!Fis-je,vivementintéressé.BernardVerilhacm’adit
hier…—Ilestrevenu?CoupaMichel.—Oui,deplus loinquel’orbitedeNeptune.Ilm’adoncdit
que leurscalculsétaient faux,ouquequelquechose lesavaitdéviésdeleurroute,auretour.—CeciintéresserabeaucoupM.Bournat.—Bernarddoitpassercetétéàl’observatoire.Entre-temps,
jevaisluiécrirepourluidemanderdesdétails.»Pendantquenousparlionsainsi,l’autofilaitrapidementdans
lavallée.Unevoieferréesuivaitlaroute.«Letrainpasseauvillage,maintenant?—Non, c’est la ligne construite depuis peupour l’usinede
métauxlégersdontnousavonshérité.Heureusementquetousles traitementssontélectriques.S’ilyavaiteude la fumée, ilauraitfalluladéplacer,oudéplacerl’observatoire.—Importante,cetteusine?—350ouvrierspourlemoment.Ildoitenveniraumoinsle
double.»Nousprîmes larouteen lacetsquimontaità l’observatoire.
Aupieddupetitpicquilesupportait,dansunevalléeperchée,se nichait un gentil village. Un peu plus haut avait poussél’agglomérationforméedel’usineetdesmaisonspréfabriquéesdupersonnel.Une ligneàhaute tension filaitvers le lointain,derrièrelesmontagnes.«Ellevientdubarrageconstruitspécialementpourl’usine.Il
nousalimenteaussiencourant»,expliquaMichel.Aupiedmêmedel’observatoiresedressaientlesmaisonsde
mononcleetdesesassistants.«Quelchangement,depuisdeuxans!remarquamonfrère.— Nous serons nombreux à table, ce soir : votre oncle,
Ménard,vousdeux,masœuretmoi,Vandal,lebiologiste…—Vandal!Jeleconnaisdepuismanaissance!C’estunvieil
amidefamille.—Ilesticiavecundesescollèguesdel’Académie,lecélèbre
chirurgienMassacre.—Queldrôledenompourunchirurgien,plaisantamonfrère
Paul.Brr!Celanemediraitriend’êtreopéréparlui.— Vous auriez tort. C’est bien le plus habile chirurgien de
France,etprobablementmêmed’Europe!Ilyaenfinundesesamis–etdesesélèvesenmêmetemps–l’anthropologueAndréBreffort.—LeBreffortdesPatagons?Demandai-je.—Lui-même.Quoiquevaste,lamaisonestpleine.»Sitôt arrivé, je pénétrai dans l’observatoire et frappai à la
portedubureaudemononcle.«Entrez!hurla-t-il.—Ah!C’esttoi,dit-ild’untonradouci.»Ilselevadesonfauteuil,etdéployasastaturegigantesque,
m’enveloppant dans une étreinte d’ours. Je le revois encore,avecsescheveuxetsessourcilsgris,sesyeuxcharbonneuxetsagrandebarbed’ébèneenéventailsursongilet.Un timide«Bonjour,monsieurBournat»me fit fairedemi-
tour. Le chétif Ménard était debout à sa table, devant despapiers couverts de signes algébriques. C’était un petitbonhomme à binocles, avec une barbiche de chèvre et unimmense frontridé.Souscetaspect insignifiantsecachaitunhommecapabledeparlerdouzelangues,d’extrairedetêtedesracines invraisemblables, et à qui les spéculations les plushardiesdesmathématiquesetdelaphysiquetranscendantalesétaientaussifamilièresqu’àmoileshorizonsburdigaliensdesenvironsdeBordeaux.Parcecôté,mononcle,observateuretexpérimentateuradmirable,neluiarrivaitpasàlacheville,etàeux deux, ils trustaient toute l’astronomie et la physiquenucléaire.Uncliquetis demachineattiramonattention versunautre
coin.« C’est vrai, dit mon oncle. J’ai oublié de te présenter.
Mademoiselle,voicimonneveuJean,unvaurienquin’ajamaissufaireuneadditionexacte.Lahontedelafamille!—Jenesuispasleseul,protestai-je.Pauln’estpasplusfort
quemoi!—C’estvrai,reconnut-il.Direqueleurpèrejonglaitavecles
intégrales ! La race baisse.Enfin, ne leur ôtons pas ce qu’ilsont.Jeanferaunexcellentgéologue,etjecroisquePaulnefaitpasdutropmauvaistravailsurlesAssyriens.—LesHindous,mononcle,lesHindous!—C’est lamême racaille ! Jean, voiciMartine Sauvage, la
sœurdeMichel,notreassistante.—Commentallez-vous?»Dit-elleenmetendantlamain.Unpeuéberlué, je la luiserrai.Jem’attendaisàvoirunrat
delaboratoire,àlunettesetnezpointu.J’avaisdevantmoiunerobuste fille bâtie comme une statue grecque, avec de longscheveux aussi noirs que ceux de son frère étaient blonds, unfrontunpeubas,peut-être,maisdesplendidesyeuxgrisvertet un visage d’une régularité désespérante tant elle étaitparfaite. On ne pouvait pas dire qu’elle était jolie. Non, elleétaitbelle,plusbellequ’aucunefemmequej’aiejamaisvue.Sa poignée de main fut franche et courte, et elle se
replongeadanssescalculs.Mononclem’attiraàpart.« JevoisqueMartien fait soneffet, railla-t-il. Ilnemanque
jamais. Je suppose que cela tient au contraste avec ce lieu.Maintenant, tu m’excuseras, mais il faut que je finisse montravailavantcesoir,defaçonàêtreprêtpourlesobservationsde cette nuit. Comme tu le sais, je n’ai pas encore depersonnel.Ondîneàseptheuresetdemie.—C’est important,ce travail?Demandai-je.Michelm’adit
qu’ilsepassed’étrangesphénomènes…—D’étrangesphénomènes!Tuveuxdirequeçafichetoute
la science par terre ! Imagine un peu ça : Andromède à 18degrésdesapositionnormale!Dedeuxchosesl’une:oubiencettenébuleusearéellementbougé,auquelcas,commeavant-hier elle était à sa place, elle aurait atteint une vitessephysiquement impossible ; ou bien – et c’est mon avis aussibienqueceluidenoscollèguesduMontPalomar–salumièreaété déviée par quelque chose qui n’était pas là avant-hier. Etpas seulement sa lumière : celle des étoiles situées dans lamême direction, celle de Neptune, et peut-être aussi… Uneseulehypothèsen’estpastropabsurde:tusais,ouplutôttunedois pas savoir, que la lumière est déviée par des champsdegravitationintense.ToutsepassecommesiunemasseénormeavaitfaitsonapparitionentreAndromèdeetnous,àl’intérieurdu système solaire. Et cette masse est invisible ! C’est fou,impossible,etcelaest!— Bernard me disait qu’au retour de leur dernière
expédition…—Tul’asvu?Quand?—Hier.—Etilestrevenuquand?—Danslanuitd’avant-hieràhier,deplusloinquel’orbitede
Neptune, justement. Il me disait donc qu’ils avaientprobablementétédéviésauretour…—Decombien?Etquand?—Jeneleluiaipasdemandé!Ilestpasséencoupdevent.
Ilviendraicicetété!
—Cetété!Vraiment!Cetété!Prépareuntélégrammepourluidired’arriver immédiatementavecsescompagnonset leurjournaldebord.Lefilsdujardinierleporteraàlaposte.Laclefde l’énigme est peut-être là ! Cet été ! Va, file ! Quoi, tu esencorelà?»Je m’éclipsai et rédigeai donc le télégramme, que le petit
Benoitpartit,encourant,porterauvillage.J’ignoreraitoujourssiBernardl’areçu.Après quoi, j’entrai dans la maison de mon oncle et j’y
rencontrai les invités.Vandal,d’abord,dont j’avais été l’élèvequand je préparais ma licence : grand et voûté, il avait unechevelure d’un blanc d’argent, quoique à peine âgé dequarante-cinq ans. Il me présenta son ami Massacre, petithommebrunauxgestesronds,etBreffort,longgaillardosseuxettaciturne.À7h20exactement,mononcleetsasuitearrivèrent,età
7h30nousétionsàtable.À partmon oncle etMénard, visiblement préoccupés, nous
étions gais,mêmeBreffort qui nous raconta avec humour lesdifficultés qu’il avait eues à éviter un mariage, honorifique,certes,maispeuplaisant,aveclafilled’unchefOnadelaTerredeFeu. Pourmapart, j’étais fasciné parMartine.Quand elleétait sérieuse, sonbeauvisageétait commeunmarbreglacé,mais quand elle riait, ses yeux pétillaient, elle secouait sonabondantechevelureen renversantunpeu la tête,et,ma foi,elleétaitencoreplusbelle.Jenedevaispaslongtempsjouirdesacompagniecesoir-là.
À8h15,mononcle se levaet lui fit signe. Ils sortirentavecMénard, et, par la fenêtre, je les vis se diriger versl’observatoire.
CHAPITREIILECATACLYSME
Nous passâmes sur la terrasse pour le café. Le soir était
doux.Lesoleilcouchantrougissaitleshautesmontagnes,assezloin à l’est. Michel parlait de la désaffectation où étaienttombées les études d’astronomie planétaire depuis que, selonsonexpression, laMissionPaulBernadacétait allée« sur leslieux ». Puis Vandal nous mit au courant des dernièresrecherchesenbiologie.Lanuitvint.Unedemi-lunebrillaitsurlesmontagnes,lesétoilesscintillaient.Lafraîcheurnocturnetomba,etnousrentrâmesdanslasalle
commune,sansallumer.J’étaisassisfaceàlafenêtreàcôtédeMichel.Touslesdétailsdecettesoiréesontextraordinairementprésents à ma mémoire, après si longtemps ! Je voyais lacoupolede l’observatoiresedécoupantàcontre-ciel, flanquéedes petites tourelles abritant les lunettes accessoires. Laconversation s’était scindée en aparté, et je parlais avecMichel. Sans savoir pourquoi, jeme sentais heureux et léger.J’avais l’impression de peser très peu et j’étais, dans monfauteuil,aussiàl’aisequ’unbonnageurdansl’eau.À l’observatoire, une petite fenêtre s’alluma, s’éteignit, se
ralluma.«Lepatronabesoindemoi,ditMichel.J’yvais.»Ilconsultasamontrelumineuse.«Quelleheureest-il?Demandai-je.—11h36.»Il se leva, et, à sa grande stupéfaction, et à la nôtre, ce
simple geste le projeta contre la muraille, éloignée de troisbonsmètres.«Mais…jenepèserien!»Jemelevaiàmontour,et,malgrémesprécautions,percutai
latêtelapremièredanslemur.«Ah!Çaalors!»Cefutunconcertd’exclamationsétonnées.Pendantquelques
instantsnoustourbillonnâmesdanslasalle,commedesgrainsdepoussièrebalayéspar le vent. Il nousvint à tous lamêmesensation angoissante, un vide intérieur, un vertige, la pertepresque totale du sens du haut et du bas.M’accrochant auxmeubles,j’allaiàlafenêtre.Non,j’étaisfou!Les étoiles semblaient danser une sarabande effrénée,
comme le fait leur reflet dans une onde agitée. Ellespalpitaient, grossissaient, s’éteignaient, reparaissaient,glissaientbrusquementd’uneplaceàuneautre.«Regardez!Criai-je.—C’estlafindumonde,gémitMassacre.—Jecroisbienquec’estlafin,eneffet»,mesoufflaMichel.
Etjesentissesdoigtss’incrusterdansmonépaule.Jebaissaimesyeuxfatiguésparladansestellaire.«Lesmontagnes!»Lescimesdesmontagnesdisparaissaient!Lesplusproches
étaient encore intactes, mais les plus éloignées, à gauche,étaient coupées aussi nettement qu’un fromage avec uncouteau.Etcelaseprécipitaitversnous!«Masœur!»criaMicheld’unevoixrauque,etilseruavers
laporte.Jelevisgravir,àlonguesenjambéesmaladroitesdeplusde
dix mètres chacune, le sentier de l’observatoire. Le cerveauvide, au-delà même de la peur, j’enregistrais les progrès duphénomène.C’était comme une grande lame qui venait vers nous en
plongeant, une lame invisible au-dessus de laquelle toutdisparaissait.Celadurapeut-êtrevingtsecondes ! J’entendaisles exclamations étouffées demes compagnons. Je visMichels’engouffrer dans l’observatoire. Soudain, celui-ci disparut !J’eus le tempsdevoir, àdescentainesdemètresplusbas, lamontagne tranchée net, comme au rasoir, montrant sescouchescommesurundiagrammegéologique,etéclairéeparune étrange lumière livide, une lumière d’Autre Monde.L’instantd’après,avecunbruitassourdissant,lecataclysmefutsur nous. La maison oscilla, je m’agrippai à un meuble. La
fenêtre éclata, comme poussée de l’intérieur par ungigantesque genou. Je fus aspiré au-dehors, entraîné par unvent d’une puissance inconnue, pêle-mêle avec mescompagnons,roulésurlapente,meheurtantauxpierresetauxarbustes,bouleversé,étouffant,saignantcopieusementdunez.Quelquessecondes,etce fut fini. Jemeretrouvai500mètresplusbas,aumilieudecorpsépars,dedébrisdebois,devitres,de tuiles. L’observatoire avait reparu, intact, semblait-il. Et ilfaisait jour, un bizarre jour cuivré. Je levai les yeux et vis unsoleildiminué,rougeâtre,lointain.Mesoreillesbourdonnaient,mongenougaucheétaitenflé,j’avaislesyeuxinjectésdesang.L’airétaitempuantéd’uneétrangeodeur.Mapremièrepenséefutpourmonfrère.Ilgisaitsurledos,à
quelquesmètresdemoi.Jemeprécipitai,étonnédemesentirlourdànouveau.Paulavaitlesyeuxclos,etdusangcoulaitdesonmolletdroitprofondémententaméparundébrisdevitre.Comme je lui faisais un garrot avec mon mouchoir, il repritconnaissance.«Encorevivants?—Oui,tuesblessé,maiscen’estpasgrave.Jevaisvoirles
autres.»Ils’assit:«Va!»DéjàVandalserelevait.Massacreavaitlesyeuxpochés,mais
c’étaittout.IlsedirigeaversPaul,l’examina.« Ce n’est rien. Le garrot est à peu près inutile. Pas de
grosseartèreintéressée.»Breffortétaitplusvilainementtouché.Ilavaitungrostrouà
latête,etétaitinconscient.« Il faut le soignerd’urgence,dit le chirurgien. J’ai tout ce
qu’ilfautchezvotreoncle.»Je regardai lamaison. Elle avait assez bien résisté. Le toit
manquait en partie, les fenêtres étaient crevées et les voletsarrachés,maislerestesemblaitintact.PortantBreffortetmonfrère, nous entrâmes. À l’intérieur, les meubles renversésvomissaient leur contenu sur le plancher. Tant bien quemal,
nousredressâmeslagrandetable,yétendîmesBreffort.VandalaidaMassacre.Soudain, je m’aperçus que je ne m’étais pas, jusqu’alors,
inquiétédemononcle.Laportedel’observatoireétaitouverte,maisriennebougeait.«Jevaisallervoir»,fis-je,etjepartisenboitant.Commeje
contournaislamaison,parutlejardinier,lepèreAnselme,quej’avais totalementoublié. Il saignait abondammentde la face.Je l’envoyaise fairesoigner.Arrivéà l’observatoire, jemontail’escalier. La coupole était déserte, le grand télescopeabandonné. Dans son bureau, Ménard rajustait ses lunettesd’unairétonné.«Oùestmononcle?»luicriai-je.Tout en frottant ses verres avec son mouchoir, il me
répondit:«Quandc’estarrivé, ilsontvoulusortir,et jenesaisoùils
sont.»Jemeruaiau-dehors,appelant:«Mononcle!Michel!Martine!»Un«ohé»merépondit.Derrièreunéboulementderochers,
jetrouvaimononcle,assis,adosséàunbloc.«Ilaunechevillefoulée,m’expliquaMartine.—EtMichel?»Malgrélescirconstances,j’admirailarondeurd’uneépaule,
souslarobedéchirée.«Ilestalléchercherdel’eauàlasource.—Ehbien,mononcle,commentexpliquez-vouscela?—Que veux-tu que je te dise ? Je n’en sais rien.Comment
vontlesautres?»Jelemisaucourant.«Ilvafalloirdescendreauvillage,voircequ’ilenestlà-bas,
reprit-il.—Malheureusement,lesoleilsecouche.—Lesoleilsecouche?Maisnon,ilselève.—Ilsecouche,mononcle.Toutà l’heure, ilétaitplushaut
dansleciel.— Ah ! Tu veux parler de ce misérable petit lumignon de
cuivre?Regardeplutôtderrièretoi!»Jemeretournai,etvisunradieuxsoleilbleuté,derrière les
montagnes écroulées. Il fallait se rendre à l’évidence : nousétionssurunmondequipossédaitdeuxsoleils.Mamontremarquait0h10.
CHAPITREILESDÉCOMBRES
Décrirel’avalanchedesentimentsquis’abattitalorssurmoi,
non, je ne le peux pas. Inconsciemment, malgré toute sonétrangeté, j’avais assimilé la catastrophe aux normesterrestres:razdemarée,séismes,éruptions.Etjemetrouvaissoudaindevantcefaitimpossible,fou,maisréel:j’étaissurunmonde éclairé par deux soleils ! Non, je ne saurais direl’affolementquis’emparademoi.J’essayaisdenierl’évidence.« Mais… nous sommes pourtant sur Terre ! Voici la
montagne,etl’observatoire,etlevillageenbas!—JesuiscertesassissurunfragmentdelaTerre,répondit
mon oncle. Mais, à moins que je ne sois assez ignare enastronomiepournepasconnaîtreunfaitdecetteimportance,notre système ne comporte qu’un seul soleil, et ici, il y en adeux.—Maisalors,oùsommes-nous?—Jen’ensaisrien,tedis-je.Nousétionsdansl’observatoire.
Il a vacillé. J’ai pensé à un tremblement de terre, et noussommessortis,Martineetmoi.NousavonstrouvéMicheldansl’escalier, et nous avons tous été projetés au-dehors. Nousavonsperduconscience,etn’avonsrienvu.— J’ai vu, moi, dis-je, frissonnant. J’ai vu les montagnes
disparaître avec l’observatoire, dans une lueur livide. Puis jemesuisretrouvédehors,moiaussi,etl’observatoireétaitlà,denouveau!—Direque,surquatreastronomes,nuln’aététémoindeça,
selamenta-t-il.—Michelavuledébut.Maisoùest-il?Iltardebien…—Eneffet,ditMartine.Jevaisvoir.—Non,c’estàmoid’yaller.Mononcle,parpitié,oùpensez-
vousquenoussoyons?—Jeterépèteencorequejen’ensaisrien.Maisàcoupsûr,
passurTerre.NimêmedansnotreUnivers,peut-être,ajouta-t-il,àmi-voix.
—Alors,laTerre?C’estfinipournous?— J’en ai bien peur ! Mais occupe-toi plutôt de retrouver
Michel.»J’avais à peine fait quelques pas que je le vis. Il était
accompagné de deux hommes, l’un brun âgé de trente ansenviron, l’autre rouquin,etdedixanssonaîné.Michel fit lesprésentations, ce qui me parut comique, étant donné lescirconstances.C’étaientSimonBeuvin,ingénieurélectricien,etJacques Estranges, ingénieur métallurgiste, directeur del’usine.« Nous venions voir ce qui est arrivé, dit Estranges. Nous
sommes descendus d’abord au village, où les équipes desecours se sont promptement organisées.Nous avons envoyénos ouvriers en renfort. L’église est effondrée. La mairie aenseveli le maire et sa famille. Aux premiers rapports, il yauraitenviron50blessés,dontquelques-unsassezgravement.Onzemorts,enplusdumaireetdesafamille.Maislaplupartdesmaisonsonttenu.—Etchezvous?demandamononcle.—Peudedégâts.Voussavez,cesmaisonspréfabriquéessont
légères et font bloc. Quelques machines descellées à l’usine.Mafemmeaquelquescoupurespeuprofondes.C’estnotreseulblessé,réponditBeuvin.—Nousavonsavecnousunchirurgien.Nousallonsl’envoyer
auvillage.»Puis,setournantversMicheletmoi-même:« Aidez-moi, vous deux. Je vais aller à la maison.Martine,
ramenezMénard.Venezavecnous,messieurs.»Quandnousarrivâmesàlamaison,nousvîmesqueVandalet
Massacreavaitbientravaillé.Toutétaitdenouveauenordre.Sur deux lits reposaient mon frère et Breffort. Massacrepréparaitsatrousse.«Jevaisallervoirenbas,dit-il.Ildoityavoirdutravailpour
moi.—Eneffet,réponditmononcle.Cesmessieursenviennent;
ilyabeaucoupdeblessés.»
Jem’assisàcôtédulitdePaul.«Commentcelava-t-il,vieux?—Bien.Àpeineunpeumalàlajambe.—EtBreffort?—Bienaussi.Ilareprisconnaissance.C’estbeaucoupmoins
gravequ’onnepouvaitlecraindre.—Alors,jedescendsauvillage,dis-je.— C’est ça, dit mon oncle. Allez-y aussi, Michel, Martine,
Vandal.Ménardetmoiveilleronsici.»Nouspartîmes.Cheminfaisant,jedemandaiauxingénieurs.«A-t-onidéedel’étenduedelacatastrophe?—Non.Ilfautattendre.Occupons-nousd’abordduvillage,et
desquelquesfermesvoisines.Nousverronsplusloin,après.»La rueprincipale était àpeuprès combléepar lesmaisons
écroulées. Les autres rues, perpendiculaires, étaient presqueintactes. Les dégâts atteignaient leur maximum à la placecentrale, où la mairie et l’église n’étaient plus qu’un tas dedécombres. Comme nous arrivions, on dégageait le corps dumaire. Je remarquai parmi les sauveteurs un groupe dontl’actionétaitmieuxcoordonnée.Aumêmemoment,unhommes’endétacha,vintversnous.«Enfin,durenfort!dit-ild’untonjoyeux.Onenabesoin!»Il était jeune, vêtu d’une combinaison bleue. Moins grand
quemoi,ilétaitpuissammentbâtietdevaitposséderuneforcepeu commune. Sous une chevelure noire, des yeux grisperçants brillaient dans un visage aux traits accusés. Je mesentis pour lui une sympathie que la suite des événementsdevaittransformerenamitié.«Oùsontlesblessés?demandaMassacre.—Danslasalledesfêtes.Vousêtesmédecin?Votreconfrère
neseplaindrapasd’uncoupdemain!—Jesuischirurgien.—Ça,c’estunechance!Hé,Jean-Pierre.Conduisledocteur
àl’infirmerie!—Jevaisavecvous,ditMartine.Jevousaiderai.»
Micheletmoi,nousnousjoignîmesauxdéblayeurs.Lejeunehomme parlait aux ingénieurs avec animation. Il revint versnous.« Ce fut dur de les convaincre que leur premier travail
consistaitànousfournirdel’eauetdel’électricité,sipossible.Ilsvoulaientdéblayer!S’ilsn’usentpasdeleursconnaissancesmaintenant, quand le feront-ils ? Au fait, quels sont vosmétiers?—Géologue.—Astronome.—Bon,celapeutêtreutile,plustard.Pourlemoment,ilya
pluspressé.Autravail!—Plustard?Quevoulez-vousdire?—Jepensequevousdevezsavoirquenousnesommesplus
surTerre?Pasbesoind’êtregrandclercpours’enapercevoir!Toutdemême,c’estdrôle.Hier,c’étaienteuxquimedonnaientdesordres,etaujourd’hui,c’estmoiquiaifixéleurtravailauxingénieurs!—Quiêtes-vousdonc?interrogeaMichel.—LouisMaurière,contremaîtreàl’usine.Etvous?—Lui,c’estMichelSauvage,etmoi,JeanBournat.—Vousêtesparentduvieux.C’estunchictype!»Toutenparlant,nousavionscommencéàdéblayerlesruines
d’unemaison.Deuxouvrierss’étaientjointsànous.«Chut,fitMichel.J’entendsquelquechose.»Desousl’amasdedécombres,defaiblesappelssortaient.«Dis,Pierre,demandaLouisàl’undesouvriers,quihabitait
là?—LamèreFerrieret sa fille,unebellegossedeseizeans.
Attends.Jesuisvenuunefoischezelles.Ici,c’étaitlacuisine.Ellesdoiventêtredanslachambrequiétaitlà!»Ilindiquaitunpandemuràdemiécroulé.Michelsepencha,
etcriadanslesinterstices:«Tenezbon!Onarrive!»Nousécoutionstous,anxieux.
« Vite, vite, » répondit une voix jeune et angoissée.Rapidement,maisméthodiquement,nouscreusâmesuntunneldans les débris, étayant parfois avec les objets les plusinvraisemblables:unbalai,uneboîteàouvrages,unpostederadio. Une demi-heure après, les appels cessèrent. Nouscontinuâmes,avecunevitesseredoublée,prenantnosrisques,et nous réussîmes à dégager à temps Rose Ferrier. Sa mèreétaitmorte.Sij’aiparléendétailsdecesauvetage,parmitantd’autresquenousréussîmesounonce jour-là,c’estqueRosedevaitplus tard jouer,bien involontairement, le rôled’Hélènede Sparte, et fournir le prétexte de la première guerre surTellus.Nous l’emportâmes à l’infirmerie, et comme nos estomacs
criaient famine, nous nous assîmes et cassâmes la croûte. Lesoleilbleuétaitàsonzénithquandmamontremarqua7h17.Il s’était levé vers 0 heure. Le jour bleu durait doncapproximativement14h30.Tout l’après-midi, nous travaillâmes d’arrache-pied.Au soir,
quandlesoleilbleusecouchaderrièrel’horizondel’ouest,etque le soleil rouge minuscule se leva à l’est, aucun blessén’était plus enseveli sous les ruines. Leur nombre total semontaità81.Oncomptait21morts.Autourdupuits,tarid’ailleurs,uncampementpittoresquese
dressa.Desdrapstendussurdespiquetsservirentdetentesàceux qui étaient sans abri. Louis en fit monter une pour lesouvriersquiavaientparticipéausauvetage.Nousnousassîmesdevantunetenteetfîmesunrepasfroid
de viande et de pain, arrosé de vin rouge, qui me parut lemeilleur de ma vie. Puis je poussai jusqu’à l’infirmerie, dansl’espoir, déçu, de voir Martine : elle dormait. Massacre étaitsatisfait;peudecasétaientgraves.Ilavaitfaitdescendre,surdesbrancards,Breffortetmonfrère.Tousdeuxallaientbien.«Excusez-moi, je tombede fatigue,medit lechirurgien,et
demain j’ai une opération à faire, qui sera délicate dans lescirconstancesoùnousnoustrouvons.»Jeretournaià latente,etnetardaipasàm’assoupiràmon
tour sur une épaisse couche de paille. Je fus réveillé par unronflementdemoteur.Ilfaisaitencore«nuit»,c’est-à-direcedemi-jourpourprequevousconnaissez sous lenomde«nuitrouge ». L’auto était derrière unemaison écroulée. J’en fis letour et vis mon oncle. Il était descendu aux nouvelles avecVandal.«Quoideneuf?Demandai-je.— Rien. Faute d’électricité, la coupole est immobilisée. Je
suis passé à l’usine. Estranges m’a dit qu’il ne fallait pascompteravoirducourantavantlongtemps.Lebarragenenousa pas suivis. Par ailleurs, je t’annonce que nous sommes surune planète qui tourne sur elle-même en 29 heures, et dontl’axeestpeuoupasinclinésurleplandesonorbite.—Commentsais-tucela?—C’estsimple.Lejourbleuaduré14h30.Lesoleilrougea
mis 7 h 15 pour atteindre le zénith. Donc la durée totale dunycthémèreestde29heures.D’autrepart,lesjoursetlesnuitssontégaux,etnousnesommescertespasà l’équateur ;nousserions plutôt vers le 45°degré de latitude nord. J’en déduisdoncque l’axede laplanèteest trèspeu incliné,àmoinsquenousne soyons tombés juste à l’équinoxe.Le soleil rougeestextérieurànotreorbite,et tourneprobablementcommenousautourdusoleilbleu.Noussommesarrivésàunmomentoùlesdeux soleils et nous-mêmes sommes en opposition. Plus tard,nousdevronsnousattendreàêtreéclairésparfoisparlesdeuxàlafois,ouparaucun.Ilyauradoncdesnuitsnoires,ouplutôtdesnuitsdelune.—Delalune?Ilyenaune?—Regardeleciel!»Je levai lesyeux.Pâlesdans leciel rosé, il yenavaitdeux,
unebienplusgrossequenotrevieille luneterrestre, l’autreàpeuprèsdesataille.«Toutà l’heure, ilyenavaitmêmetrois,repritmononcle.
Lapluspetiteestdéjàcouchée.—Quelleduréede«nuit»reste-t-il?—À peine une heure. À l’usine, on a vu quelques fermiers
desenvirons.Ilyapeudevictimes.Maisplusloin…—Ilfaudraityallervoir,dis-je.Jevaisprendretonautoavec
Michel et Maurière. Il faut savoir jusqu’où s’étend notreterritoire.—Jeviensavecvous,alors.—Non,mononcle.Tuasunpiedfoulé.Nouspouvonsavoir
unepanne,êtreobligésdemarcher.Nousallonsfaireuntourultra-rapide.Plustard…— Soit. Aide-moi à descendre, alors, et mène-moi à
l’infirmerie.Vousvenez,Vandal?—J’auraisbienaiméparticiperàceraid,ditlebiologiste.Je
supposeque lapartie terrestren’estpas trèsétendue,etquevousavezl’intentiond’enfaireletour.—Pourautantquenoustrouveronsdescheminspraticables.
Soit, venez. Nous découvrirons peut-être de la faune inédite.Ceraidrisqued’ailleursdenepointêtredetoutrepos,etvotreexpériencedeNouvelle-Guinéepeutnousêtreutile.»JeréveillaiMicheletLouis.«Bien,ditcedernier,maisjevoudraisd’abordparleràvotre
oncle. Monsieur Bournat, voudriez-vous, pendant notreabsence, vous occuper de faire recenser la population, lesressourcesenvivres,armes,outils,etc.Depuisquelemaireestmort, vous êtes ici le seul que tous écouteront. Vous êtes enbonstermesaussibienaveclecuréqu’avecl’instituteur.JenevoisguèrequeJules,lebistrot,quinevousaimepas,peut-êtreparce que vous n’allez jamais chez lui. Mais celui-là, je mechargedelefairemarcherdroit.Bienentendu,nousseronsderetourbienavantquevousayezfini.»Nousmontâmesdansl’auto,unvieuxmodèledécouvert,très
robuste.Commejeprenaislevolant,mononclem’appela:«Tiens,prendscequiestdansmaserviette.»Jel’ouvris,etentiraiunpistoletd’ordonnance,calibre45.«C’étaitmonarmed’officierd’artillerie.Prends-la.Quisait
cequevousrencontrerez?Danslapochedel’auto,ilyadeuxboîtesdeballes.— Ça, c’est une bonne idée, dit Louis. Vous n’avez pas
d’autrearme?—Non,mais jepensequ’ildoityavoirdes fusilsdechasse
auvillage.—Eneffet.Arrêtez-vouschez lepèreBoru.C’estunancien
adjudantdelacolonialeetunchasseurenragé.»Nousréveillâmeslebonhomme,et,malgrésesprotestations,
nousnousemparâmesd’unebonnepartiedesonarsenal:uneWinchester et deux fusils de chasse, avec des cartouches dechevrotines. Nous partîmes au soleil levant, vers l’est. Noussuivîmeslarouteautantquenouslepûmes;parendroits,elleétait coupée de failles gênantes, mais à faible rejet, et nousréussîmes toujours à passer. Un éboulement nous arrêtapendant une heure. Trois heures après notre départ, noustombâmes sur une zone chaotique : à perte de vue ce n’étaitquemontagnesécroulées,immensesamoncellementsdeterre,derocs,d’arbres,et,hélas!Dedébrisdemaisons.«Nousdevonsêtreprèsdubord,ditMichel.Allonsàpied.»Abandonnant, peut-être un peu imprudemment, l’auto sans
gardien,nousprîmesnosarmes,quelquesprovisions,etnousgagnâmes la zone dévastée. Nous avançâmes pendant plusd’une heure, d’une marche pénible. Pour un géologue, lespectacle était fantastique : c’était une purée de rochessédimentaires, un magma de primaire, de secondaire et detertiaire, bouleversés au point que je recueillis, en quelquesmètres, un trilobite, une ammonite cénomanienne et desnummulites.LouisetVandal,entête,gravirentunepentependantqueje
m’attardais ainsi à glaner des fossiles. Ils parvinrent ausommet et nous les entendîmes pousser une exclamation. Enquelques instants,Michel etmoi, nous les rejoignîmes. Aussiloin que la vue pouvait porter s’étendait unmarais aux eauxhuileuses, peuplé d’une végétation d’herbes raides, grisâtres,comme couvertes de poussière. Le paysage était sinistre etgrandiose.Vandalpritsesjumellesetfitletourdel’horizon.«Desmontagnes»,dit-il.Il me prêta l’appareil d’optique. Très loin, au sud-est, une
lignebleuâtresedécoupaitsurleciel.Autourdupromontoirequeformaitlazoneterrestre,lavase
avaitgiclé,s’entassantenbourrelet,culbutantlavégétationetl’ensevelissant.Avecprécautions,nousdescendîmesauborddel’eau. Vue de près, elle était assez transparente ; le maraisavaitl’airprofond,etilétaitsaumâtre.«Toutestdésert,remarquaVandal.Nipoisson,nioiseau.—Regardez-là»,ditMichel.Il indiquait,surunbancdevase,unêtreverdâtre, longd’à
peu près un mètre. Une bouche saillait à une extrémité,entouréed’unecouronnedesixtentaculesmous;àlabasedechaquetentacule,unœilfixeetglauque.Àl’autreextrémitéducorps,unequeuepuissantes’aplatissaitennageoire.Nousnepûmes l’examiner de plus près, le banc de vase étantinaccessible. Comme nous remontions la pente, un animalidentiquepassa,trèsvite,àlasurface,lestentaculesramenésle longducorps.Nouseûmesàpeine le tempsde l’entrevoirquedéjàilplongeait.Avantderegagnerl’auto,nousjetâmesundernierregardsur
les marais. Alors, pour la première fois depuis notre arrivéedanscemonde,nousaperçûmesunnuage.Ilflottaittrèshaut,et était verdâtre. Nous devions en apprendre plus tard laterriblesignification.Noustrouvâmeslespharesdel’autoallumés.«Jesuispourtantabsolumentsûr,dis-je,delesavoirlaissés
éteints.Quelqu’unadûvenirtripoterlavoiture!»Mais,autourd’elle,danslapoussièredelaroute,iln’yavait
trace que de nos propres pas. Je tournai le bouton pouréteindre les phares, et poussai une exclamation : la manetteétait enduite d’une substance gluante et froide, comme de labaved’escargot.Nous retournâmes jusqu’à un embranchement se dirigeant
vers le nord, et, très vite, fûmes arrêtés par des montagnesécroulées.«Lemieux,ditLouis,estderevenirauvillage,etdeprendre
laroutedelaclairière.Ici,noussommestropprèsdelazone
morte.»Nous trouvâmes mon oncle assis dans un fauteuil, le pied
bandé,parlantavec le curéet l’instituteur.Nousannonçâmesqu’ilnefallaitpasnousattendreavantlelendemain,etfilâmesdroitaunord.Laroutemontaitd’abordversunpetitcol,puisdescendait surunevalléeparallèle.Nous trouvâmesquelquesfermes,quin’avaientpastropsouffert;lespaysanssoignaientleursanimaux,etvaquaientà leurs travauxcommesi riennes’était passé. Quelques kilomètres plus loin, nous fûmes denouveauarrêtéspardeséboulements.Maisici,lazonedétruiteétaitmoinslarge,et,aumilieud’elle,sedressaitunpetitmontintact.Nouslegravîmesetpûmesainsinousrendrecomptedel’aspect général des lieux. Là aussi, un marécage bordait laterre.Comme lanuit rougevenait,nouscouchâmesdansuneferme, épuisés par nos escales.Après six heuresde sommeil,nouspartîmesversl’ouest.Cettefois,cenefutpasunmaraisquinousarrêtamaisunemerdésolée.Nous allâmes ensuite au sud. La terre s’étendait sur douze
kilomètres environ avant la zonemorte. Parmiracle, la routeétait à peu près intacte au milieu des éboulements, ce quifacilita grandement notre exploration.Nous étions cependantobligés de rouler à petite vitesse, car de temps à autre elleétait à demi barrée par des rochers. Brusquement, après untournant, nous débouchâmes sur un coin épargné. C’était,environnédepâturagesetdeforêt,unpetitvallonoùstagnaitunlacforméparuntorrentbarréparl’éboulement.Àmi-pentesedressaitunmarais.Unealléeombragéeyconduisait.J’yfisentrer la voiture, et remarquaiunécriteau :Entrée interdite,propriétéprivée.«Jepense,ditMichel,quevulescirconstances…»Nousvenionsdedéboucherdevantlechâteauquand,surle
perron, parurent un jeune homme et deux jeunes filles. Lestraits du jeune homme exprimaient une surprise mêlée decolère.Ilétaitassezgrand,brun,solide,plutôtbeau.Unedesjeunesfilles,jolie,étaitévidemmentsasœur.L’autre,plusâgée,était vraiment trop blonde pour que ce fût naturel. Le jeunehommedescenditrapidementleperron.
«Vousnesavezpaslire?— Je pensais, commença Vandal, que dans de telles
circonstances…—Iln’yapasdecirconstancesqui tiennent !C’est iciune
propriété privée, et je n’y veux voir personne qui ne soitinvité!»Àl’époque,j’étaisjeune,vifetassezpeupoli.«Ditesdonc,jeuneveau,nousvenionsvoirsiparhasardce
glorieux château, qui n’est probablement pas celui de vosancêtres,nes’étaitpasécroulésurcequivoussertdetête,etc’estainsiquevousnousrecevez?—Sortezdechezmoi,hurla-t-il,oujevousfaisjeterdehors,
vousetvotreguimbarde!»J’allaissauteràterrequandVandalintervint.« Inutile denousdisputer.Nous allonspartir, sans regrets.
Mais laissez-moi vous avertir que nous sommes sur un autremonde,etquevotreargentrisqueden’yavoirpascours…—Qu’ya-t-il?»Unhommedans la forcede l’âge,à la largecarrure,venait
d’apparaître, suivi d’une douzaine d’individus assez peusympathiquesd’aspect.«Ilya,père,quecesgenssontentrésicisanspermission,et
que…—Tais-toi,Charles!»Puis,s’adressantàVandal:«Vousparliezd’unautremonde.Qu’enest-il?»Vandallerenseigna.« Ainsi, nous ne sommes plus sur Terre ? C’est très
intéressant.Noussommesdansunpaysvierge?— Pour le moment, je dois dire qu’en fait de pays, nous
n’avonsvuqu’unmaraisdedeuxcôtés,etunemerdel’autre.Ilnous reste à explorer le quatrième côté, le vôtre, si toutefoisvotrefilsnousyautorise!— Charles est jeune et ignorait les événements. Nous n’y
avions rien compris. J’ai d’abord cru à un tremblement deterre.Mais quand j’ai vu les deux soleils et les trois lunes…
Merci de m’avoir expliqué la situation. Vous prendrez bienquelquechoseavecnous…—Merci,maisnousn’avonspasletemps.—Maissi!Ida,faispréparer…—Sincèrement,nousn’avonspasletemps,dis-je.Ilfautque
nousallionsaumoins jusqu’à la limiteetquenous soyonscesoirauvillage.— En ce cas, je n’insiste pas. Je viendrai demain voir le
résultatdevosexplorations.»Nousrepartîmes.«Pastrèssympathiques,cesgens-là,ditMichel.—Debeauxsalauds,oui,ditLouis.Vousnesavezpasquiils
sont ? Ce sont les Honneger. Des Suisses – à ce qu’ilsprétendent–milliardaires,enrichisparletraficd’armes.Lefilsest pire que le père. Persuadé que toutes les filles vont luitomberdanslesbrasàcausedesonargent.Pasdechance!Ilsauraientpuêtreécrasés,aulieudecebravehommedemaire!—Etlabelleblonde?— C’est Madeleine Ducher, dit Michel. Une actrice de
cinéma, plus célèbre par ses aventures scandaleuses que parsonjeu.Saphotoétaitdanstouslesjournaux.—Etladouzained’individuspatibulaires?—Probablementdeshommesdemainpourleursaletravail,
ditLouis.— J’ai peur que ces gens-là ne nous donnent du fil à
retordre,»déclarapensivementVandal.Nous pénétrâmes dans une autre zone morte. Elle nous
demandaquatreheuresdemarchepourlatraverser,maiscettefoisnouseûmesleplaisirdelavoirseterminerenterreferme.Jeme sentis ému.Debout, surunbloc calcaireàdemienfouidansunevégétation inconnue, j’hésitaiunmomentà fouler lesol d’un autre monde. Déjà Louis et Michel, moinsimpressionnables, m’avaient devancé. Nous recueillîmes deséchantillonsdeplantes.C’étaientdesherbesverdâtres,dureset coupantes, sans inflorescences, des arbustes à tige trèsdroiteetàécorced’ungrismétallique.Nouspûmesexaminer
aussiunreprésentantdelafaune.CefutLouisquiledécouvrit.Ilavaitlaformed’unserpentplat,longd’environtroismètres,aveugle et invertébré. La tête était munie de deux grandesmandibulesacéréesettubulaires,analoguesàcellesdelalarvede dytique, nous dit Vandal. Il n’avait aucun correspondantdans la faune terrestre. Il paraissait desséché. Je remarquaiavec intérêt que son tégument portait un trou déchiqueté,autour duquel avait séché une bave brillante. Vandal auraitbienvouluemportercedocument.Mais,enl’examinantdeplusprès, nous vîmes – et surtout nous sentîmes – que seul letégument était sec, et que l’intérieur était en pleinedécomposition. Nous nous contentâmes de le photographier.Comme les hautes herbes pouvaient en cacher d’autresspécimens, bien vivants ceux-là, et dangereux, nous battîmesenretraiteetreprîmeslarouteduvillage.Laplaines’étendaitàpertedevue,auloinflottaitunnuage
vert.
CHAPITREIISOLITUDE
Avant de songer à explorer la planète, il fallait d’abord
s’établirsolidementsurlecoindeterrequinousavaitsuivi,etyorganiserunesociété.Unebonnenouvellenousattendaitauvillage:lepuitsavaitdenouveaudel’eau.Àl’analysequ’enfitVandal, elle se révéla parfaitement potable, à peine un peusaumâtre.Lerecensementétaitentrain.Ilavaitétéfacilepourleshommes,plusdifficilepour lebétail, etmarchait trèsmalpourlesressourcesmatérielles.Car,commeleditmononcle:« Ilsme connaissent,mais je ne suis rien, nimaire nimêmeconseillermunicipal.»Ildécoulaitdudécomptequelapopulationduvillageetdes
environssemontaità943hommes,1007femmes,897enfantsde moins de seize ans, soit 2 847 âmes. Le bétail semblaitabondant,surtoutdesbovins.Louisditalors:«Demainmatin,ilfautteniruneréuniongénérale.»Il appela le crieur public et lui remit un bout de papier
portantuntexteaucrayon.Envoiciexactementlateneur.J’ai,eneffet,encoreenmapossessioncemorceaudepapier, toutjaunietfragile.Citoyennes et citoyens : demain matin, place du puits,
assembléegénérale.M.Bournat,astronome,vousexpliqueralacatastrophe.LouisMaurièreetsescompagnonsvousdirontlerésultat de leurs explorations. Réunion deux heures après lelever du soleil bleu. Il y aura des décisions à prendre pourl’avenir.Présenceindispensable.J’aiunclairsouvenirdecettepremièreassemblée.Louisprit
laparolelepremier.« Avant queM. Bournat vous explique, dans la mesure du
possible, ce qui est arrivé, je vais vous dire quelques mots.Vousdevezvousêtrerenducomptequenousnesommesplussur la Terre. Maintenant que le sauvetage des blessés estterminé, nous allons nous trouver devant les tâches difficiles.
Tout d’abord, il faut nous organiser. Aucune communautéhumainenepeutvivresanslois.UnepartiedelaTerrenousasuivis:ellemesureàpeuprès30kilomètresdelongsur17delarge,etalaformed’unlosangegrossier,soitunesuperficiedeprès de 300 kilomètres carrés. Mais il ne faut pas se faired’illusions:unquartenvironserapropreauxcultures,leresten’estquemontagnesrenversées.Jepensequecettesuperficiesera suffisante pour nous nourrir, bien que notre nombrepuisse augmenter sensiblement à l’issue du recensement. Levraiproblèmen’estpasceluidesterres,ilyenauraassezpourque tout le monde puisse avoir des milliers d’hectares,puisqu’uneplanèteentièrenousattend.Levraiproblème,c’estceluidelamain-d’œuvre.Àpartirdemaintenant,toutlemondeest indispensable,ettout lemondedoittravailler.Nousavonsla chance inouïe d’avoir avec nous des techniciens et dessavants. Mais nous devons nous considérer comme despionniers,etenprendrelamentalité.Celuiqui,aulieud’aiderson voisin, lui nuit, est un criminel, et doit être considérécomme tel. Que nous le voulions ou non, telle est désormaisnotreloi,etnousdevonsnousyconformer–oucrever!Toutàl’heure, avec des volontaires, je vais organiser un bureau derecensement des métiers. Ceux qui sont ici donneront desrenseignements sur ceux qui n’y sont pas. Après-demain seréuniral’assembléequiéliradesdéputéschargésdeconstituernotregouvernement, lesaffairesordinaires restantduressortdu conseil municipal. Maintenant, je passe la parole àM.Bournat.»« Mes chers amis, comme vous le savez, une catastrophe
sans précédent nous a arrachés, pour jamais je le crains, ànotrevieilleTerre,etnousaprojetésdanscemondeinconnu.Quel est cemonde? Jene saurais vous ledire.Vousavezpuconstater qu’il a deux soleils et trois lunes.Que ceci ne vouseffraie pas. M. le curé, et votre instituteur, qui sont souventvenusmevoirà l’observatoire,vousdirontquec’est fréquentdans le ciel. Parunhasardprovidentiel – ici le curéhocha latête d’un air approbateur – nous sommes tombés sur uneplanète qui possède un air respirable pour nous, à peine
différent,àvraidire,del’airdelaTerre.D’aprèsmespremierscalculs, cetteplanètedoit être légèrementplusgrosseque laTerre.LouisMaurière,toutàl’heure,aexcellemmentesquissécequ’ilnousresteàfaire.Dèsquejesauraiquelquechosedenouveausurcemondequiestmaintenant lenôtre, jevous leferaisavoir.»Laréactiondesauditeursfutbonneengénéral.Lespaysans
avaient manifestement accepté le cataclysme. Casaniers etattachésàlaterre,laplupartavaitconservétouteleurfamille.Chezlesvillageois,l’incrédulitéfutplusgrande:« Il nous en raconte, le vieux, avec son autre monde !
D’abord,onn’yvaquequandonestmort!—Pourtant,lesdeuxsoleils?— Il est tout petit, le deuxième.Et puis, on a tellement vu
avec leur science ! Si vous voulezmon avis, c’est encore uncoupdesChinoisdanslegenredelabombeatomique.»Lesdramesfamiliauxyétaientaussiplusfréquents.Unjeune
homme était atterré à l’idée qu’il ne reverrait plus jamais safiancée, en voyage chezune cousine. Il voulait à tout prix luitélégraphier.D’autresavaienteudesparentsenterréssouslesmontagnes,ousouslesruinesdeleursmaisons.Le lendemain était un dimanche. Au matin, nous fûmes
réveillés par un carillon. Le curé, aidé de ses ouailles, avaitrécupérélesclochesdanslesruinesdel’église,etmaintenant,suspenduesàlamaîtressebranched’unchêne,ellessonnaientàtoutevolée.Quandnousarrivâmes,ilfinissaitdecélébrerlamesseenpleinair.C’étaitunbienbravehomme,cecuré,etilmontra plus tard que sa personne grassouillette recélait devastespossibilitésd’héroïsme.Jem’approchaidelui.«Ehbien,Monseigneur,jevousfélicite.Vosclochesnousont
agréablementrappelélaTerre.—Monseigneur?interrogea-t-il.—Ehoui,vousêtesévêquemaintenant.Quedis-je?Pape!— Mon Dieu, je n’y avais pas pensé ! C’est une terrible
responsabilité,ajouta-t-ilenpâlissant.—Bah!Çamarcheratrèsbien!»
JeleplantailàtouteffaréetrejoignisLouis,installéàl’école.Ilétaitassistédel’instituteuretdesafemme,tousdeuxjeunes.«Tonrecensementavance?—Àpeuprès.Cequel’unneveutpasdire,l’autreleditpour
lui.Voiciundécompteprovisoire:2instituteurs.2charrons.3maçons.1charpentier.1apprenti-charpentier.1garagisteauto-vélo.1curéetunabbé.1sacristain.3cafetiers.1boulanger.2mitrons.2merciers.3épiciers.1forgeronetdeuxaides.6carriers.2gendarmes.5contremaîtres.350ouvriers.5ingénieurs.4astronomes.1géologue–toi.1chirurgien.1médecin.1pharmacien.1biologiste.1historien–tonfrère.1anthropologue.1vétérinaire.1horlogerT.S.F.
1tailleuretdeuxapprentis.2couturières.1garde-champêtre.«Lesautressontcultivateurs.QuantaupèreBoru,ilatenu
à se faire recenser comme«braconnier !Ah ! J’oubliais : unchâtelain, son fils, sa fille, sa maîtresse, et au moins douzesbires,sanscompterleslarbins.Ceux-lànenouscauserontquedesem…bêtements!—Etlesressourcesmatérielles?—11autosenétatdemarche,pluscelledetononcleetla20
chevauxdeMichel,quiconsommetrop;8tracteurs,dontunàchenilles ; 18 camions, dont 15 à l’usine ; 10 motos, unecentaine de vélos.Malheureusement, seulement 12 000 litresd’essence et 13 600 litres de gas-oil. Assez peu de pneus derechange.—Bah,pourl’essence,onlesferamarcheraugazogène.—Etcommentlesconstruiras-tu,cesgazogènes?—L’usine?—Pasd’électricité!Ilyabienlesgénératricesdesecours,à
vapeur.Maisnousavonssipeudecharbon–etpastellementdebois.— Il y avait de la houille, pas très loin d’ici, dans les
montagnes. Elle a dû « suivre ». Difficilement exploitable,certainement.Maisnousn’avonspaslechoix.—Trouve-la.C’esttontravail.Pourlesvivres,noussommes
parés, mais il faudra faire attention jusqu’à la récolteprochaine.Ilfaudraprobablementdesticketsderationnement.Jemedemandecommentnousallonsfaireacceptercela!»LespremièresélectionssurTelluseurent lieu le lendemain.
Elles se firent sans programme précis : les électeurs furentsimplement avertis qu’ils allaient élire un comité de salutpublic.Il devait se composer de neufmembres, élus à lamajorité
relative,chaqueélecteurvotantpourunelistedeneufnoms.Le résultat fut une surprise. Le premier élu, avec 987 voix
sur 1 302 votants, fut le premier adjoint au maire, AlfredCharnier, un riche paysan. Le second fut l’instituteur, soncousin éloigné, avec 900 voix, le troisième le curé, avec 890voix. Puis venaient Louis Maurière, avec 802 voix, MariePresle,unepaysanneinstruite,ancienneconseillère,avec801voix, mon oncle, 798 voix, Estranges, 780 voix et, à notreétonnement, Michel, avec 706 voix – il était très populaireparmil’élémentféminin!–etmoi-même,avec700voix.J’aisuplustardqueLouisavaitfaitcampagnepourmoi,disantquejesaurais trouver le fer et le charbon nécessaire. À son granddépit,leprincipalcafetiern’obtintque346voix!Cequinoussurprisleplusfutlafaibleproportiondepaysans
élus.Peut-être,encescirconstancesétranges,lesélecteursseportèrent-ils vers ceux qu’ils croyaient, de par leursconnaissances,capablesdetirerpartidetout;peut-êtreaussiseméfiaient-ils les uns des autres et avaient-ils préféré éliredeshommesétrangersauxquerellesduvillage.Nous offrîmes donc la présidence à Charnier comme cela
s’imposait. Il se récusaet, finalement,elle futassurée,à tourde rôle, par le curé et l’instituteur. Le soirmême, Louis, quipartageaitunechambreavecMicheletmoi,nousparlacommesuit:« Il fautquenous fassionsbloc.Votreonclemarcheraavec
nous.Jecroisquenouspouvonscomptersurl’instituteur.Nousseronscinq,c’est-à-direlamajorité.Ilnousfaudraimposernosvues, ce qui peut ne pas être toujours facile. Nous auronsl’appui des ouvriers, et même d’un certain nombre devillageois,peut-êtredes ingénieurs.Cen’estpasparambitionpersonnelle que je parle,mais je crois sincèrement que noussommes les seuls à savoir assez nettement ce qu’il faut fairepourdirigercefragmentdemonde.—Enfait,ditMichel,tunousproposesunedictature?—Unedictature?Non,maisungouvernementfort.—Jenevoispastrèsbienladifférence,dis-je,maisjepense
quec’estnécessaire,eneffet.Nousauronsdel’opposition…—Lecuré…commençaMichel.
— Pas nécessairement, coupa Louis. Il est intelligent, etcomme nous laisserons complètement de côté la questionreligieuse… Nous pouvons même le prendre avec nous. Lespaysans?Ilsaurontautantdeterrequ’ilspourrontencultiver.Iln’yarien,danslecollectivismetrèsmodéréquej’envisage,limité aux industries, qui puisse les inquiéter. Non, lesdifficultésviendrontplutôtde l’espritroutinier.Toutaumoinspourleprocheavenir.Plustard,dansquelquesgénérations,leproblèmepourraêtretoutautre.Aujourd’hui,ils’agitdevivre.Et si nous commençons à nousmanger le foie ou à laisser ledésordres’établir…—Soit,jemarche.—Moiaussi,ditMichel.Si l’onm’avaitpréditque je ferais
partiunjourd’undirectoire!»La première réunion du Conseil fut consacrée à la
distributiondes«portefeuilles».« Commençons par l’Éducation nationale, dit Michel. Je
proposequeM.Bournatsoitnotreministre.Nousnedevons,àaucunprix, laisserperdrenotrehéritage.Chacundenous,les«savants»,devrachoisirparmi lesélèvesdel’écoleceuxquinousparaîtrontlesplusaptes.Nousleurenseigneronsd’abordlecôtépratiquedenossciencesrespectives.Lecôtéthéoriqueseraenseignéauxsujetsd’élite,s’ils’entrouve.Ilnousfaudraaussi composer des livres, pour compléter la bibliothèque del’observatoire, heureusement vaste et éclectique, et celle del’école.— Très bien, dit Louis. Je propose l’industrie pour
M. Estranges, l’Agriculture pour M. Charnier. Toi, Jean, tuprends les Mines, poste très important. M. le curé aura laJusticedepaix,M.l’instituteurlesFinances,puisquel’étudedel’économie politique était son passe-temps. Il faut maintenirunemonnaie,unmoyend’échangesquelconque.—Etmoi?demandaMichel.—Toi,tuprendraslaPolice.—Moi,flic?— Oui. Tu auras un poste difficile : recensements,
réquisitions,ordrepublic,etc.Tuespopulaire,celat’aidera.—Jeneleresteraipaslongtemps!Ettoi,queprends-tu?— Attends. Marie Presle s’occupera de la Santé publique,
assistéeparledocteurMassacreetledocteurJulien.Pourmoi,jeprends,sivouslevoulezbien,l’Armée.—L’Armée?PourquoipaslaFlotte?—Qui sait ce que cette planète nous réserve ? Et je serai
bienétonnésilesinistreindividuduchâteaunefaitpasbientôtdessiennes!»Louisnecroyaitpassibiendire.Lelendemain,uneaffiche,
imprimée,était colléeenmultiplesexemplaires surnosmurs.Elleportait:Villageoisetpaysans.Unsoi-disantcomitédesalutpublica
pris le pouvoir, sous une apparence de démocratie. Quecomprendceconseil?Cinqétrangerssurneufmembres!Unouvrier, trois intellectuels, un ingénieur, un instituteur ! CelafaitsixvoixcontretroisvoixpaysannesetcelledeM.lecuré,entraîné malgré lui dans cette aventure. Que peuventcomprendre ces gens à vos légitimes aspirations ? Qui aucontrairemieuxquemoi,grandpropriétaireterrien,sauraitlespartager ? Mettez-vous de mon côté, balayez cette clique !VenezmerejoindreauVallon.Etc’étaitsigné:JoachimHonneger.Louischantavictoire.«Jevousl’avaisbiendit!Ilfautprendredesmesures.»Lapremièrefutderéquisitionnertouteslesarmesetdeles
distribueràunegardechoisieparmilesélémentssûrs.Ellesemonta à cinquante hommes et fut placée sous lecommandement de Simon Beuvin, lieutenant de réserve. Cetembryon d’armée, muni de fusils disparates, était cependantuneforcedepoliceappréciable.Vers la même époque se plaça la confirmation de notre
solitude. Les ingénieurs, aidés par Michel et mon oncle,réussirent àmonterunposte émetteur assezpuissant,Radio-Tellus. Nous avions nommé notre nouveau monde Tellus, ensouvenirde laTerre,dontc’était lenom latin.Laplusgrosse
lunefutPhébé,ladeuxièmeSéléné,etlatroisièmeArtémis.Lesoleil bleu fut Hélios, le rouge Sol. C’est sous ces noms quevouslesconnaissez.C’est avec émotionqueSimonBeuvin lança les ondesdans
l’espace. Quinze jours de suite, nous répétâmes l’expérience,sur une gamme très variée de longueurs d’ondes. Aucuneréponsenevint.Commelecharbonétaitrare,nousespaçâmesnosappels,n’en lançantplusqu’unseulparsemaine. Il fallutserésigner:autourdenous, iln’yavaitquelasolitude.Peut-êtrequelquespetitsgroupessansT.S.F.
CHAPITREIIILESHYDRES
À part d’autres affiches, du même style, aussitôt lacérées,
Honnegernes’étaitplusmanifesté.Nousnepûmesprendrelescolleursd’affiches sur le fait.Mais le châtelaindevait bientôtnous rappeler son existence de façon tragique. Vous voussouvenez de Rose Ferrier, la jeune fille que nous avionsdégagée des ruines de samaison, le premier jour ? Quoiquetoutejeune–elleavaitalorsseizeans–c’étaitlaplusjoliefilledu village. L’instituteur nous avoir avertis qu’avant lecataclysme, Charles Honneger avait beaucoup tourné autourd’elle.Unenuit rouge,nous fûmes réveilléspardescoupsdefeu.Micheletmoibondîmeshorsdulit,précédéspourtantparLouis.Àpeinesortis,nousnousheurtâmesàdesgensaffolés,courant dans le demi-jour pourpre. Revolver en main, nouscourûmesendirectiondubruit.Lepiquetdegardeétaitdéjàlà, et nous entendîmes les coups de leurs fusils de chasse,mêlés au claquement de laWinchester du pèreBoru, engagédans l’arméecommesergent.Unelueurs’éleva,grandit :unemaison brûlait. La bataille semblait confuse. Comme nousdébouchions sur la place du puits, des balles sifflèrent à nosoreilles, suiviesdudéchirementd’unearmeautomatique : lesassaillants avaient des mitraillettes ! En rampant, nousrejoignîmeslepèreBoru.« J’en ai eu un, nous dit-il tout fier. « Au vol », comme je
tiraisleschamois!—Unqui?demandaMichel.—Jen’ensaisrien!Lessalaudsquinousattaquent!»Quelquescoupsde feuclaquèrentencore, suivisd’unappel
defemme:«Àmoi!Ausecours!—RoseFerrier,ditLouis.C’estcettecanailled’Honnegerqui
l’enlève!»Une rafale de fusilmitrailleur nous fit courber la tête. Les
crisdécrûrentdanslelointain.Uneautoronfla.
«Attendsunpeu,cochon»,hurlaMichel.Un ricanement lui répondit. Près de l’incendie, nous vîmes
surlaplacequelquesmorts,etunblesséquirampait.Ànotrestupéfaction, nous reconnûmes le tailleur. Il était touché auxjarretspardeschevrotines,etnous trouvâmesdans sapocheun chargeur de mitraillette. L’interrogatoire fut rapidementmené.Croyantsauversapeau,ildévoilalesplansd’Honneger,oudumoinscequ’ilensavait.Profitantd’armesperfectionnéeset, appuyé par une bande d’environ cinquante gangsters, ilcomptaits’emparerduvillageetdictersaloiàcemonde.Fortheureusement pour nous, son fils, qui désirait Rose depuislongtemps,n’avaitpaseu lapatienced’attendreetétait venul’enlever, à la tête de douze bandits. Lui, le tailleur, faisaitl’espion et devait repartir avec eux.Aidéde JulesMaudru, legrandbistrot,ilcollaitlesaffiches.La même nuit, il fut pendu ainsi que son complice, à la
branched’unchêne.Cetteaffairenouscoûtatroismortsetsixblessés.Troisjeunesfilles,Rose,MichelleAudouyetJacquelinePresle, laniècedeMarie,avaientdisparu.Enrevanche,cetteagressioneutpoureffetderangertoutlevillageetlesfermiersderrière nous. Les bandits avaient eu deuxmorts, en plus deleurs complices pendus. Nous récupérâmes sur le champ debataille deux mitraillettes, un revolver et une assez grandequantité de munitions. Avant l’aube bleue, le Conseil àl’unanimité, décréta lamise hors-la-loi de Charles et JoachimHonneger,deleurscomplices,etlamobilisationdel’armée.Degraves événements allaient cependant retarder l’attaque duchâteau.Au matin, comme l’armée se réunissait, un homme affolé
parut,àmotosurlaroute.Troisjoursavant,cemêmehomme,uncultivateurvivantavecsa femmeetsesdeuxenfantsdansune ferme isolée, à cinq kilomètres du village, nous avaitsignalé qu’une de ses vaches était morte dans descirconstancesétranges.Lematin,elleétaitenparfaitesantéetlesoir,elleétaitétenduesurlepâturage,vidéedesonsangetmême de sa chair. Son cuir portait une dizaine de trousdisséminés.
L’hommedescendit demoto avec tant de précipitationqu’ilrouladanslapoussière.Ilétaitlivide.«Desbêtesquituent!Commedespieuvresvolantes,etelles
tuentd’unseulcoup!»Aprèsluiavoirfaitprendreungrandverred’eau-de-vie,nous
pûmesavoirdesrenseignementsplusprécis.«Cematindonc,àl’aube,j’aifaitsortirlesvaches.Jevoulais
nettoyer complètement l’étable.Mon fils Pierre les amenéesaupâturage.Parbleu, j’avaisbienvuunnuagevert, trèshautau-dessus de ma tête, mais je n’y avais pas fait attention.Dame, dans un monde qui a deux soleils et trois lunes, lesnuagespeuvent bien être verts, que je pensais.Ahbien oui !Quelles saletés ! Pierre revenait quand tout à coup le nuagevert est tombé. Oui, il est tombé ! Et j’ai vu que c’était unecentaine au moins de pieuvres vertes, avec des bras quis’agitaient !Ellessont tombéessur lesvaches,et lespauvresbêtesontroulémortesàterre.J’aitoutdesuitecriéàPierredesecacher. Iln’enapaseu le temps, lemalheureux!Unedespieuvresanagédansl’air,etquandelleaétéàtroismètresdelui, elle a lancé comme une langue qui a touché mon Pierredans ledos,et ilestmort !Alors j’aienfermé la femmeàclédanslamaison,avecmonsecondfils,etjeluiaicriédenepasbouger, et j’ai pris lamoto.Ellesm’ontpoursuivi, les saletés,mais j’aipu leuréchapper.Parpitié,venez! J’aipeurqu’ellesrentrentdanslamaison!»Àladescriptiondupaysan,nousavionstoutdesuitereconnu
l’animaldumarais.Cequinousétonnais, c’estqu’il volât.Detoutemanière, c’était un danger terrible. Je pris avecMichelune conduite intérieure, et nous emportâmes les deuxmitraillettes.Vandal,prévenu,s’installad’autoritésur lesiègearrière.Beuvinfitmonterundétachementdelagardedansuncamionbâché,etnouspartîmes.Deux kilomètres plus loin, nous rencontrâmes la première
hydre.C’estlenomqueMichelleurdonna,etilleurestresté.Ellevoletait,poursuivantunebrebis.Uncoupdefusilàplombl’abattit.Malgré lessupplicationsdupaysanquivoulaitqu’on
nes’arrêtâtpas,nousfîmesstopperleconvoi.« Il faut connaître ses ennemis avant de les combattre »,
expliquaVandal.L’animalmesuraitenvironquatremètresde longetavait la
forme d’une outre effilée vers l’arrière, avec une queuepuissanteetaplatie.À l’avant, sixbrascreuxportaientà leurextrémité une ouverture entourée de dents cornées, quisécrétait une bave gluante. Il y avait six yeux, à la base destentacules.Au centrede la couronne forméepar ceux-ci, uneéminenceconiqueportaitunlongfilamentterminéparuntubecorné,coupéenobliquecommeuneaiguilleàinjection.« Certainement un appareil à venin, dit Vandal. Je vous
conseilledecombattresanssortirducamion,dont lesbâchesdetoileépaissevousprotégerontpeut-être.C’estbienlemêmeanimal que l’autre jour, mais bien plus gros, et aérien.Commentpeuvent-ilsvoler?»Àlapartiesupérieureducorps,l’hydre possédait deux gros sacs dégonflés, crevés par lesplombs.Àl’arrièredelacouronnedetentacules,legrosdelachargeavaitfaituntrouàlogerlepoing,danslachairverte.Nousrepartîmes.J’avaisbaisséunpeulavitredemoncôté,
pour passer le canon de ma mitraillette. Michel conduisait.Vandalavaitprisl’autrearme,etsurveillaitlecôtégauche.Lecamionnous suivait.Audétourde la route, à troismètresdehaut, entre les arbres, nous aperçûmes une autre hydre. Elleflottait en l’air, immobile, les tentaculespendantset ondulantfaiblement. De saisissement, ma première rafale fut malajustée ; l’hydredonnaunviolentcoupdequeue,puis filaenzigzaguant,prenantdelahauteur,àgrandevitesse:aumoins60àl’heure!Nousnepûmesl’abattre.Àsixcentmètresdelàétaitlaferme.Unespiraledefuméesortaitpaisiblementdelacheminée.Nous la dépassâmes, prenant un chemin de terre dont les
profondesornièresnousfirentdéraper.Derrièrelavitred’unefenêtre,nousentrevîmeslevisageaffolédelafermière,etceluidesondeuxièmefils,ungamindeonzeoudouzeans.Filantàtravers près, nous arrivâmes au pâturage. Une soixantaine
d’hydres étaient affairées autour des cadavres des vaches.Chacuneavaitplongéunoudeuxtentaculesdansleurchair.« Il y en avait d’autres tout à l’heure, nous cria le fermier.
Méfiez-vous!»Jusqu’à notre premier coup de feu, les hydres ne se
dérangèrent pas. Quelques-unes, alourdies, quittaient lescadavres et allaient boire : du moins est-ce ainsi que nousinterprétâmes leur comportement sur le moment. Ellesvoletaientversunemare,plongeaientdans l’eauun tentaculespécial, plus gros que les autres, et pompaient. Au bout dequelques instants, elles semblaient gonfler, et leur vol étaitnettementplusléger.Nouschoisîmeschacunnotreobjectif.Jevisaisoigneusement
legroupeleplusproche,composédesixanimaux«attablés»àlamêmevache.«Feu!»criaBeuvin.Une salve s’étira avec le bruit d’une soie déchirée. Les
douilles vides de ma mitraillette crépitèrent contre le pare-brise. Une d’elles, brûlante, pénétra par le col ouvert de lachemisedeMichel,quijura.Chezleshydres,cefutlapanique.Unbonnombred’entreelles,touchéesàmort,s’abattirentausol, dégonflées. Mes rafales firent mouche. Vandal, plusheureux encore – ou plus adroit – en tua deux d’une seulegicléedeballes.Leschevrotineslesdéchiquetèrent.Cellesquinefurentpasblesséesprirentdelahauteuràune
vitesse qui nous étonna. Quelques secondes plus tard, il nerestait qu’une tache verte, très haut. Armes rechargées, jedescendisà terreavecMicheletVandal.Lesautres restèrentdans lecamion,prêtsànouscouvrirde leur feu.Lapeaudesvachesmortesétaittrouéedemultiplesouverturesàpeuprèsrondes, faites évidemment par les dents cornées situées auboutdestentacules.Lachairétaittransforméeenunesortedebouenoirâtre.«Digestionexterne,expliquaVandal,commechezlalarvedu
dytique.L’hydretueavecsonappareilàpoison,puiselleinjectedans le corps de sa victime, par les tentacules, les sucs
digestifsquitransformentcettechairenunebouillienutritive.Aprèsquoi,ellepompecettebouillie.»Voulant examiner le monstre de plus près, il se pencha,
s’accroupitàcôté.Cefaisant,samaineffleuralachairverte.Ilpoussauncridedouleur.«Attention!N’ytouchezpas.Çabrûle.»Samaingauchesecouvritdepustulesblanchâtres.« Comme un cœlentéré ! Vous connaissez tous deux le
pouvoirurticantdesméduses.C’esticilemêmerésultat,sinonlemêmeprocédé.Quis’yfrottes’ypique!»Samainenflarapidement,etdevintdouloureuse,maisl’effet
neseprolongeaquedeuxjours.Cependant, là-haut, le nuage vert des hydres restait
immobile.Nousétionsembarrassés,hésitantànousenaller,depeur qu’elles n’attaquent la ferme et craignant aussi, quependant notre absence, Honneger ne tente un coup de forcesur le village. Les hydres devaient elles-mêmes nous tirer decetteindécision.«Enretraite!»criasoudainMichel,quilesobservait.Nous
bondîmesversl’auto.Vandalypénétra,puisMichel,puismoi-même.Comme je claquais la portière, une hydre se précipitasurlavoiture,s’écrasantsurletoitqui,heureusementrésista.Les autres, en une ronde infernale, tournaient autour ducamion,àgrandevitesse,fantastiquecarrousel.Hâtivement, je relevai la vitre, puis j’observai le spectacle,
prêt à intervenir. Une fusillade nourrie éclata. Certes, lesgardesn’économisaientpaslapoudre.Leshydresatteintessetordaientsur lesol, lesautrescontinuaient leur tournoiementfou. À un moment, comme sur un signal, elles passèrent àl’attaque, le dard tendu en avant. Un cri s’éleva du camion :unehydreavaitpassésonappareilàpoisonparunefentedelabâche,etunhommeavaitdûêtrepiqué.Lecamionsemitenmarche. Nous ouvrîmes alors le feu. En peu de temps, nousfîmes du beau travail. Il était difficile, collées comme ellesl’étaient au camion, de les atteindre sans blesser noscamarades, mais comme aucune ne s’occupait de nous, nous
tirionscommeàl’exercice.Nousendétruisîmesunetrentaine,qui,ajoutéesauxvictimesdelapremièreattaque,portèrentletotaldeleurspertesàplusdesoixante-dix.Cettefois,laleçonportaetelless’envolèrentpourneplusrevenir.Uned’elles,morte,maisnondégonflée,dérivaitdansl’air,à
deuxmètresdehaut.Habilement,undenoshommesencerclason corps d’un lasso, et nous la ramenâmes au village,remorquéecommeunballoncaptif.Nousramenâmesaussi lefermier, sa femme, son deuxième fils, et le cadavre à demidigéré du premier. Les douze vaches mortes restèrent surplace, ainsi que les hydres, sauf une que Vandal fit chargeravec des cordes, a fin de dissection. Contrairement à noscraintes,personnen’avaitétépiqué,et lecriquenousavionsentendu n’était qu’un cri de peur. Quoi qu’il en fût, nousconnaissionsmaintenant lagravitéde lamenaceque la faunesauvagedeTellusfaisaitpesersurnous.Nous revînmes au village en triomphateurs. Les gardes
chantaient. Ouvriers pour la plupart, ils entonnaient desrefrains révolutionnaires. Michel et moi, nous beuglions l’airdestrompettesd’Aïdadelafaçonlaplus«pompière»possible.LesnouvellesqueLouisnouscommuniquarefroidirentunpeunotrebelenthousiasme.
CHAPITREIVVIOLENCES
Unereconnaissance,effectuéepardouzegardesducôtédu
château, avait étéaccueillieparune rafaledemitrailleusede20mm.Unprojectilenonéclatéenfaisaitfoi.«Lefaitestlà,ditLouis.Cessalaudsontunarmementbien
pluspuissantquelenôtre.Contrecela–ilmontral’obus–nosfusilsà lapinouunesarbacane…Nousavonsuneseulearmesérieuse:laWinchesterdupèreBoru.—Etdeuxmitraillettes,dis-je.— Bon pour le combat à trente mètres ! Et combien nous
reste-t-il de munitions pour elles ? Et pourtant, nous nepouvonspasleslaisserfaire.Aufait,Michel,votresœurn’estpasensécurité,àl’observatoire.—Lessalauds!S’ilsosaient…—Ilsoseront,monvieux!Nousavonsàpeuprèscinquante
hommes armés à la diable, peu de cartouches. Ils sont unesoixantaine, bien armés. Et ces charognes de pieuvres vertespar-dessuslemarché!Ah!SiConstantavaitétélà!—Quidonc?—Constant,l’ingénieurchargédesfusées.Ah!Oui,tun’es
pasaucourant.Parmidemultiplesautreschoses,l’usinedevaitfabriquer des fusées d’arme, pour les avions. Nous en avonstout un lot, mais rien que les corps métalliques, pas lescharges.Oh!biensûr,ildoityavoiraulaboratoiredechimiedequoilescharger,maisilnousmanquelepersonnelcapabledelefaire.»Jeluisaisislesmains,etl’entraînaidansunerondeeffrénée.« Louis,mon vieux, nous somme sauvés ! Tu sais quemon
oncleestcommandantderéservedansl’artillerie?—Oui,etaprès?Nousn’avonspasdecanons!—Ehbien, ilaeffectuésadernièrepériodedans les lance-
fuséesantiaériens!Ilesttoutàfaitaucourantdelaquestion!Tout va bien, si vraiment il y a les produits chimiques
nécessaires.LuietBeuvins’enchargeront.Aubesoin,ondoitpouvoir lesfairemarcheràlapoudrenoire,pourcequenousvoulonsenfaire!— Bon, mais cela prendra bien dix à quinze jours. En
attendant…—Oui,enattendant,ilfautlesoccuper.Attends.»Je courus à l’hôpital, où mon frère achevait de guérir en
tenantcompagnieàBreffort.« Dis donc, Paul. Pourrais-tu reconstituer une catapulte
romaine?—Oui,c’estfacile.Pourquoi?— Pour attaquer le château. Quelle portée peut-on
atteindre?—Oh!Toutdépenddupoidsquel’ondésirelancer.Trenteà
centmètres,aisément.—Bon,tracelesplans.»JerevinstrouverLouisetMicheletleurexposaimonplan.«Pasmal,ditLouis,mais centmètres sontcentmètres, et
unemitrailleusedevingt,çaporteplusloin.— Près du château, il y a un creux où l’on arrive par un
chemin défilé, si je me souviens bien. Il s’agit d’installer lacatapultedanscecreux.—Sijecomprendsbien,ditMichel,tuveuxleurenvoyerdes
chargesd’explosifetdeferraille.Oùtrouveras-tul’explosif?—Ilyatroiscentskilosdedynamiteàlacarrière.Ellevenait
d’êtreréapprovisionnéelorsducataclysme.—Cen’estpasaveccelaquenousprendronslechâteau,dit
Michelenhochantlatête.—Nous n’en avons pas l’intention ! Il s’agit de gagner du
temps, de leur faire croirequenousgaspillonsnosmunitionsendesattaques futiles.D’ici là, les fuséesserontprêtes.»Etj’expliquaiàMichelcequeLouism’avaitdit.Surl’ordreduConseil,Beuvinenvoyadespatrouillessonder
les défenses de l’ennemi. Également ces patrouilles devaientnous signaler les hydres, le cas échéant. Elles furentmunies
d’un petit poste de radio, fruit des loisirs d’Estranges. Puisnouscommençâmes laconstructiond’unecatapulte.Un jeunefrênefutsacrifiéettransforméenressort.Lebâtifutconstruitetl’enginessayéavecdesblocsderochers.Laportéeserévélasatisfaisante.Notrepetitearmée, sous le commandementdeBeuvin,prit
alors le chemin du château, avec trois camions et les troistracteursremorquant lescatapultes.Pendanthuit jours, iln’yeutquedesescarmouches.L’usinetravaillaitfiévreusement.Leneuvièmejour,jemerendissurlefrontavecMichel.«Ehbien,demandaBeuvin,c’estprêt?— Les premières fusées arriveront aujourd’hui ou demain,
répondis-je.—Ouf! Jepuisbienvousdireque jen’étaispastranquille.
S’illeurétaitvenuàl’idéedefaireunesortie…»Nousallâmesauxavant-postes.« Passé la crête, nous dit le père Boru, qui, en sa qualité
d’ancien adjudant, vétéran de la guerre 1939-1945,commandait les avant-gardes, on tombe sous le feu de leursmitrailleuses. Autant que je sache, il y en a quatre : deux de20mmetdeuxautres,de7mm5probablement. Il y aaussidesfusilsmitrailleurs.—Horsdeportéedescatapultes?— Nous n’avons pas essayé de les atteindre. Nous nous
sommessoigneusementgardésde révéler laportéeexactedenosarmes,ditBeuvin.—Etdel’autrecôtéduchâteau?—Ilsontfortifiélaplaceavecdestroncsd’arbres.Deplus,la
route est sous leur feu. Impossible d’y amener du matériellourd.—Attendons.»Enrampant,nousallâmesjusqu’à lacrête.Unemitrailleuse
lourdelacommandait.«Onpourraitessayerd’atteindrecelle-là,ditMichel.—Oui,maisnousn’attaqueronsquelorsquelesfuséesseront
arrivées.Àl’aubebleueprochaine,jepense.»Aumomentindiqué,uncamionarrivaduvillage,portantmon
oncle, Estranges et Breffort. Ils en descendirent plusieurscaisses.«Voicidesgrenades,»ditEstranges.Ellesétaientfaitesd’untubedefontemunid’undétonateur.«Etvoicilesfusées,ditmononcle.Nouslesavonsessayées.
Portée:3km500.Précisionassezbonne.Leurtêtecontientunkilodedébrisdefonteetcequ’ilfautdeT.N.T.Uncamionsuitavec leschevaletsde lancement,etd’autrescaisses. Ilyaentout 50 fusées de ce modèle. On en fabrique d’autres pluspuissantes.—Hé,hé!ditBeuvin.Notreartilleriesemonte!»Commeildisaitcela,undenoshommesdévalalapente.«Ilsagitentundrapeaublanc,dit-il.—Ilsserendent?Dis-je,incrédule.—Non,ilsenvoientunparlementaire.—Répondez»,ordonnaBeuvin.Ducôtéennemi,unhommesedressaetavança,agitantun
mouchoir. Le père Boru le fit cueillir àmi-chemin dans le noman’s land, et nous l’amena. C’était Charles Honneger enpersonne.«Quevoulez-vous?demandaBeuvin.—Parleràvoschefs.—Ilyenaquatreici.—Pouréviter le sang inutilement répandu,nousproposons
ceci :VousdissolvezvotreConseil.Vousrendezvosarmes,etnousprenonslepouvoir.Ilnevousserafaitaucunmal.—Oui, vous voulez nous réduire en esclavage, dis-je. Voici
noscontre-propositions.Vousrendezlesjeunesfillesquevousavezenlevées.Vousdéposez lesarmes.Voshommes sontmisen surveillance, et vous et votre père en prison, pour êtrejugés.—Vousnemanquezpasdeculot!Venez-ytoujours,avecvos
pétoiresdechasse.
—Jevousavertis,ditalorsMichel,quesivousêtesvaincus,etqu’ilyaitdesmortscheznous,vousêtespendus!—Jem’ensouviendrai!— Je vous propose alors ceci, puisque vous ne voulez pas
vous rendre, dis-je. Mettez les jeunes filles, ainsi que votresœuretMlleDucheràl’abri,parexemplesurcepiton,là-bas.—Rienàfaire!Masœurn’apaspeur,niMad.Silesautres
sonttuées,jem’enfiche.Ilyenaurad’autresaprèslavictoire;votresœur,parexemple…»Ilseretournaàterre,lafacetuméfiée.Michelavaitétéplus
promptquemoi.Ilsereleva.«Vousavezfrappéunparlementaire,dit-ilblême.—Vousn’êtespasunparlementaire,maisun salaud.Allez,
filez!»Ilfutreconduitmanumilitari.Àpeineavait-ilfranchilacrête
que le deuxième camion arriva. Les chevalets de lancementfurentrapidementmontés.« Dans dix minutes, nous ouvrons le feu, dit Beuvin. Quel
dommagedenepasavoird’observatoire!— Et ce petit monticule, dis-je désignant, cent mètres
derrière nous, une éminence de cinquante mètres de haut àpeuprès.—Ilestsouslefeudel’ennemi.—Oui,maisdelà,ondoitvoirmêmelechâteau.J’aiunevue
exceptionnelle.Jevaisyallerenemportantcetéléphone.Lefilsembleassezlong.—Jevaisavectoi,»ditMichel.Nous partîmes, déroulant le fil. À mi-hauteur, un brusque
fracasetdeséclatsdepierrevolantdetouscôtésnosapprirentque nous avions été repérés. Nous nous aplatîmes au sol et,contournant la butte, prîmes le versant abrité. D’en haut, onvoyait très bien les lignes ennemies. Le petit fortin de lamitrailleuse lourde était relié à l’arrière par une tranchée etflanquédenidsdeF.M.Par-ci,par-là,des trousoùremuaient
deshommes.«D’aprèsletailleur,ilsdevraientêtre50à60.Maisd’après
leursystèmedefortifications,ilsdoiventêtreplusnombreux,»remarquaMichel.Àenvironunkilomètreàvold’oiseau,danssaclairièreàmi-
pentesedressaitlechâteau.Depetitesformesnoiresentraientetsortaient.«QueldommagequeVandalaitcassésesjumelles!— Hélas ! Nous n’avons plus que des télescopes. C’est
puissant,maispeumaniable!—Tiens,j’auraisdûdémonterunpetit«chercheur».—Tuaurasletempsdelefaire.Celam’étonneraitquenous
prenionslechâteauaujourd’hui!—Allô !Allô !Nasilla le téléphone.Dansuneminute,nous
ouvronslefeusurlechâteau.Observez.»Jejetaiunregardsurnotrecamp.Lamoitiédeshommesse
déployait en tirailleur, juste derrière la crête. D’autress’affairaient autour des catapultes. Estranges et mon oncleréglaient minutieusement les bâtis lance-fusées. Les camionsétaientrépartis.À 8 h 30 exactement, six jets de feu montèrent de notre
retranchement. Ils montèrent haut, laissant un sillage defumée, qui cessa. Les fusées avaient consommé leur chargepropulsive. Six petits éclairs s’allumèrent sur la pelouse duchâteau, et se transformèrent en six petits nuages de fumée.Quelques secondes plus tard, les détonations sèches nousparvinrent.«Tropcourtde30mètres,»signalai-je.À nouveau, six fusées s’envolèrent. Cette fois, elles firent
mouche. L’une explosa en plein sur le perron, et les petitesformes s’abattirent. Trois se relevèrent en chancelant ettraînèrent la quatrième à l’intérieur. Une des fusées disparutpar une fenêtre. Les autres percutèrent dans les murs, sansfairedegrosdégâts,sembla-t-il.«But!»criai-je.Coupsurcoup,dix-huit fuséess’éparpillèrent ; l’uned’elles
frappal’autod’Honneger,àdroitedelamaison,etl’incendia.« Stop pour les fusées, téléphona Beuvin. Observez les
catapultes.»Trois charges s’envolèrent. Elles manquèrent de peu le
fortin.«Unpeutroplong,»signalaMichel.Je le plaquai au sol. Ne pouvant atteindre nos hommes
cachésderrièrelacrête,lamitrailleuseetlesF.M.tiraientsurnous. Pendant quelques minutes, nous n’osâmes pas bouger,rasésparunessaimdeballesbruissantes.Lesobusde20mmfouillaientlaterreunpeuplusbas.«Heureusementqu’ilsn’ontpasdefusants!— Il faudra aménager ce poste de guet. Descendons un
peu.»Lamitrailleusecessadetirer,lesF.M.seturent.«Tirdeharcèlementsurleterritoireennemi.Observez.»Les fusées frappèrentauhasard lesol,oudisparurentdans
les sapins, sans autre résultat visible que l’incendie d’unemeuledepaille.Lafusilladereprit,maiscettefoisellevisaitlacrête.Blessé,
undenoshommesselaissaglisserenbasdelapente.Unautrecamion était arrivé, portant des fusées de plus fort calibre.Massacreendescendit.«Attention,feudecatapultes!»Cettefois,unechargeexplosaenpleinsurlefortinennemi.
Il yeutdescrisdedouleur,mais lamitrailleusecontinua sontir.« Supériorité des armes à tir courbe sur celles à tir tendu
pour la guerre de tranchées, remarqua Michel. Tôt ou tard,nousdémolironsleurcahute,etilsnepeuventnousatteindre.—Jemedemandepourquoiilsn’ontpasoccupélacrête.—Tropfacileàtourner.Tiens,qu’est-cequejedisais!Attentionàgauche, téléphona-t-il.Sixhommesrampentpar
là!»Quatre gardes se portèrent vers l’endroit menacé. Le
sommetde lacrête,battupar le feudesarmesautomatiques,étaitdevenuintenablepournous,etlepèreBorus’étaitrepliéavec ses hommes. Des tranchées ennemies, une trentained’hommessurgirent.Ilscoururent,seplanquèrent.«Attaquepar-devant!»Sur la gauche, la fusillade crépitait déjà. Beuvin laissa
approcher l’ennemi jusqu’à quinzemètres, puis fit lancer lesgrenades.Lestubesdefontebourrésd’explosifremplirentbienleurrôle.Onzemortsoublessésrestèrentsurleterrain.Avantque l’ennemi se soit replié, la Winchester du père Boru fitencore deux victimes. Sur la gauche, nous avions unmort etdeux blessés, les autres trois morts et un blessé qui fut faitprisonnier. Il avait le bras droit littéralement déchiqueté pardeschevrotines,etmourutpendantqueMassacreessayaitdeluiposerungarrot.Pendantunquartd’heure, lescatapultesnechômèrentpas.
Au douzième coup, une charge tomba sur le pied de lamitrailleuse, la réduisant à un silencedéfinitif. TroisF.M. surquatrefurentneutralisésetlederniers’enrayasansdoute,carilcessade tirer.Noshommesattaquèrentet,auprixdedeuxblessés, emportèrent les lignes ennemies, faisant troisprisonniers.Lesautresréussirentàs’enfuir.Pendant que nos éléments de reconnaissance poussaient
prudemmentenavant,nousarrosâmeslechâteaudefusées.Ilyeutunedizainedecoupsaubut.Aveccuriosité, je suivis latrajectoiredessixpremièresdugrandmodèle.Cettefois-ci,lesmurscédèrent,etuneailes’écroula.Unrapideinterrogatoiredesprisonniersnousrenseignasur
la forcede l’ennemi.Sespertesétaientde17mortsetde20blessés. Il restait comme défenseurs au château environ 50hommes. Notre première victoire nous rapportait deux fusilsmitrailleurs, une mitrailleuse de 20 mm intacte, et desmunitions en abondance. Notre petite armée cessa du coupd’êtreuneplaisanterie.Enattendant le retourdeséclaireurs,nous continuâmes l’arrosage du château, où un incendie sedéclara.
Leséclaireursrevinrentenfin.Ladeuxièmeligneennemie,à200mètresduchâteau,secomposaitdetranchées,avectroismitrailleuses et un certain nombre de fusils mitrailleurs. LepèreBoru,aprèssonrapport,ajouta:« Je me demande ce qu’ils voulaient faire de toutes ces
armes. Ils ne prévoyaient pourtant pas ce qui est arrivé. Ilfaudrasignalercelaàlapolice.—Mais,monvieux,lapolice,c’estnousmaintenant.—Tiens,c’estvrai.Çasimplifieleschoses.»Beuvin nous accompagna sur la butte, étudia
minutieusement le paysage, et fit faire par Michel, excellentdessinateuràsesheures,uncroquisdesenvirons.«Vousrestezici,avecdeuxhommesetl’artillerie.J’emmène
lesautres,ainsiquelescatapultesetlamitrailleuse.J’emportetroisfuséesd’artifice.Quandvouslesverrezmonter,cessezlefeu. La ligne ennemie est sur cette petite crête, enbas de lapelouse.Tirezjuste!—VousemmenezMassacre?—Non,ilresteici.C’estleseulchirurgiendecemonde!—Bien.Maisrappelez-vousquevousêtesingénieur!»Traînantlamitrailleuseetlescatapultes,leurtroupepartit.J’envoyai à l’artillerie l’ordre de commencer le feu sur les
retranchements.Pendanttroisquartsd’heure,àlacadencededeux fusées par minute – il fallait économiser les munitions,nousn’avionsque210fuséesetl’usineavaitfaitdesmiracles!– nous arrosâmes l’ennemi. De notre observatoire, faute dejumelles, nous ne pûmes guère apprécier les dégâts. Engénéral le tir était bien groupé sur le milieu et les deuxextrémités, là où l’on nous avait signalé la présence demitrailleuses. Nous en étions à la 35e salve quand notremitrailleusecommençasontir.La45evenaitdes’abattrejustesur la crête, quand je vis monter la colonne de fusée d’unefuséed’artifice.«Cessezlefeu!»De l’autre côtédu château,une fusilladeéclata.Lesnôtres
attaquaientpar làaussi.Avecsoulagement, jenotai l’absence
d’armes automatiques. Pendant vingt minutes, la bataille fitrage,ponctuéedel’éclatementdesgrenadesetdubruitsourddeschargesdecatapultes.Puislesilenceretomba.Nousnousregardâmes,anxieux,nousdemandantsil’attaqueavaitréussi,etquellesétaientnospertes.Débouchantdubois, parutungardebrandissantunpapier.
Letempsdedévalerlapente,ilétaitarrivé.« Ça marche, » nous dit-il, haletant. Il nous tendit le
message. Fébrilement, Michel le déplia, et lut à haute voix :« Nous avons forcé les lignes. 5 tués, 12 blessés. Pertesennemieslourdes.Unevingtained’hommessesontretranchésdanslechâteau.Prenezuncamion,etamenezleslance-fuséeset le docteur. Arrêtez-vous à la maison du garde-chasse.Méfiez-vous,ilpeutyavoirquelquesélémentsennemisdanslebois.»NoustrouvâmesBeuvinàlamaisondugarde.« L’affaire a été brève, mais chaude. Vos fusées ont eu un
excellent résultat, dit-il àmononcle. Sans elles…et sans voscatapultes…ajouta-t-il,setournantversmoi.—Quiaététué,cheznous?—Trois ouvriers : Salavin, Freux et Robert. Deux paysans,
dontj’ignoreencorelenom.Ilyatroisblessésgravesdanslapièceàcôté.»Massacreyallaimmédiatement.«Neuf blessés légers, dontmoi (ilmontra samain gauche
bandée):unéclatàlabasedupouce.—Etchezeux?— Beaucoup de morts et de blessés. Les trois dernières
salvessonttombéesenpleinsurleurstranchées.Venezvoir.»Effectivement, c’était du « beau travail ». L’artillerie n’eût
pasfaitmieux–oupis.Commenouslevionslatête,unerafaledeballesnousrappelaàlaprudence.«IlsontréussiàemporterunemitrailleuselégèreetunF.M.
Monsieur Bournat, vous allez montrer à deux hommes lemaniementdevoschevalets.—Nonpas,j’yvaismoi-même!
—Jenevouslaisseraipasvousexposer!—J’ai faittoutelacampagned’Italie,en43.Ilsnesontpas
pires que les Fritz d’Hitler. Deuxièmement, il y a pléthored’astronomes !Et troisièmement, je suiscommandantdans laréserve,etvousn’êtesquelieutenant.Allez,rompez,acheva-t-ilenplaisantant.—Soit.Maissoyezprudent.»Les lance-fusées furentmis en batterie dans la tranchée, à
200 mètres à peine du château. La fière demeure était bienabîmée.Toutel’ailedroiteavaitbrûlé.Lesfenêtresetlaporteétaient barricadées. Sur la pelouse, une carcasse tordue etnoircieétaittoutcequirestaitdelaluxueuseautod’Honneger.« Savez-vous ce que sont devenues nos jeunes filles ?
demandaMichel.— Un des prisonniers nous a affirmé qu’elles étaient
enfermées dans la cave voûtée depuis le début du combat.MlleHonnegernesemblepaspartagerles idéesdesafamille.Elle serait enfermée elle aussi, pour avoir essayé de nousavertirdecequetramaientsonpèreetsonfrère.Visezlaporteetlesfenêtres,»dit-il,pourmononcle.Salués par une rafale chaque fois que nous levions la tête,
nouspointâmesleschevalets.Mononclemit lecontactélectrique.Un fusementbref,une
explosionviolente.«Mouche!»Une deuxième salve enfila les ouvertures ainsi créées, les
fusées éclatèrent à l’intérieur. La mitrailleuse se tut. Troisautres salves suivirent. Derrière nous, nos mitrailleusescrachèrent leurs rafales dans les fenêtres défoncées. À unelucarne,sousletoit,unbraspassaquiagitaitunlingeblanc.«Ilsserendent!»Àl’intérieurmêmeduchâteau,ilyeutunesériedecoupsde
feu.Apparemment,lespartisansdelalutteàoutranceetceuxde la reddition se battaient. Le drapeau blanc disparut, puisreparut.Lafusilladecessa.Méfiants,nousnequittâmespaslestranchées, mais cessâmes le feu. Par la porte défoncée, un
hommeparut,avecunmouchoirdéployé.«Approchez»,ordonnaBeuvin.Ilobéit.Ilétaitblond,trèsjeune,beau,maislestraitstiréset
lesyeuxcreux.«Sinousnousrendons,aurons-nouslaviesauve?—Vousserez jugés.Sivousnevousrendezpas,vousserez
tousmortsavantuneheure.Livrez-nous lesHonneger, sortezsurlapelouse,lesmainsenl’air.—CharlesHonnegerestmort.Nousavonsdûassommerson
père, mais il est vivant. Il a tiré sur nous quand nous avonshisséledrapeaublanc.—Etlesjeunesfilles?—Ellessontdans lacaveavecIda–avecMlleHonnegeret
MadelineDucher.—Sainesetsauves?»Ilhaussalesépaules.«Çava.Compris.»
CHAPITREILEJUGEMENT
Sans incident, les douze survivants s’alignèrent sur la
pelouse, lesmainsderrièrelanuque, lesarmesjetéesàterre.LesdeuxderniersavaientportéHonneger,encoreinconscient.Il fut soigneusement gardé à vue. Mitraillette au poing, jepénétrai dans le château avec Michel sous la conduite d’unprisonnier.L’intérieurétaitdansunétatpitoyable.Lestoilesdemaîtres, accrochées, dans des cadres luxueux, aux murs dusalon, pendaient lamentablement crevées. Deux extincteurs àmoussecarbonique,vides,témoignaientqu’undébutd’incendieavait été éteint. Nous trouvâmes le cadavre de CharlesHonneger, à demi coupé en deux, dans le vestibule, dont leparquetet lesmursétaient incrustésd’éclats.Parunescalierde pierre, en colimaçon, nous descendîmes à la cave, dont laporte de fer sonnait sous des coups frappés de l’intérieur. Àpeinefût-elleentrebâilléequ’IdaHonnegerenjaillit.Michellahappaparlepoignet.«Oùallez-vous?—Monpère?Monfrère?—Votrefrèreestmort.Votrepère…Ilestencorevivant.—Vousn’allezpasletuer?— Mademoiselle, dis-je, une dizaine de nos hommes sont
mortsàcausedelui–sanscompterlesvôtres.—Oh ! C’est affreux. Pourquoi ont-ils fait cela, pourquoi ?
dit-elle,fondantenlarmes.—C’est encoreunmystèrepournous, réponditMichel.Où
sontlesjeunesfillesqu’ilsavaientenlevées?EtMlle…enfin,lastar!—MadDucher?Là,danslacave.Lesautressontenfermées
dansl’autrecave,àgauche,jecrois.»Nous pénétrâmes dans le souterrain. Une lampe à pétrole
l’éclairait vaguement. Madeline Ducher était assise dans uncoin,trèspâle.
« Elle ne doit pas avoir la conscience très tranquille, ditMichel,quiajoutarudement:Levez-vousetsortez.»Nous délivrâmes les trois villageoises. Remonté au rez-de-
chaussée,jetrouvaiLouis,arrivéavecleresteduConseil.« Le vieux Honneger s’est ranimé. Viens, nous allons
l’interroger.»Il était assis sur la pelouse, sa fille à côté de lui. Quand il
nousvitvenir,ilseleva.« Je vous ai sous-estimé, messieurs. J’aurais dû penser à
avoir les techniciens avec moi. Nous aurions dominé cemonde!—Pourquoifaire?Dis-je.—Pourquoi faire?Nevoyez-vousdoncpasqu’il yavait là
une occasion unique de diriger l’évolution humaine ? Enquelques générations, nous aurions pu produire dessurhommes!—Avecvotrematérielhumain?Dis-je,sarcastique.— Mon matériel humain ne manquait pas de qualités :
courage,opiniâtreté,méprisdelavie.Maisvousauriezjouéungrandrôle,dansmesprojets.Ma fauteaétédecroireque jepouvais prendre le pouvoir contre vous. J’aurais dû le faireavecvous.»Ilsepenchaverssafillequipleurait.« Ne soyez pas durs pour elle. Elle ignorait tout de mes
projets et a essayé ensuite de les faire échouer. Maintenant,adieu,messieurs.D’ungesterapide,ilportaquelquechoseàsabouche.«Cyanure,dit-ilens’écroulant.— Eh bien, cela fera un homme de moins à juger », dit
Michel,enguised’oraisonfunèbre.Noshommeschargeaientdéjà lebutindans lescamions :4
mitrailleuses, six fusilsmitrailleurs,150 fusilsetmitraillettes,50revolvers,desmunitionsenabondance.C’étaitunvéritablearsenal que cette maison. Chose précieuse, nous trouvâmesunepetitepressed’imprimerie,intacte.
«Jemedemandecequ’ilsvoulaientfairedetoutcematériel,surTerre.—D’aprèsunprisonnier,Honnegercommanditaitune ligue
fasciste,ditLouis.— Tant mieux pour nous, au fond. Nous pourrons, ainsi,
luttercontreleshydres.—Àcepropos, onn’enaplus revu.Vandal est en trainde
disséquer la petite, qu’on avait conservée dans un tonneaud’alcool,avecl’aidedeBreffort.Ilestprécieux,cegarçon.Iladéjàenseignéàdesjeunesgensl’artdelapoterie,àlamanièredesindigènessud-américains.»Nous rentrâmesauvillage. Il était seizeheures.Labataille
n’avaitpasduréunejournée!Chezmoi,jem’endormis,épuisé.Je revismonvieux labodeBordeaux, le visagedu«patron»me souhaitant de bonnes vacances : (« Je suis sûr qu’il y aencorequelquespetiteschosesàétudierpourvouslàoùvousallez.»Oh!Ironie!Touteuneplanète!);Lamassivecarruredemon cousinBernard dans l’embrasure de la porte, puis lamontagnecoupéenet,àdescentainesdemètressousmoi.Versdix-huitheures,monfrèremeréveilla,et j’allaivoirVandal. Ilétait dans une salle de l’école ; sur une table, devant lui,l’hydre empestant l’alcool, à demi disséquée. Il dessinait desschémas,tantôtautableaunoir,tantôtsurlepapier.BreffortetMassacrel’assistaient.«Ah!Tevoilà,Jean,medit-il.Jedonneraisdixansdemavie
pour pouvoir présenter ce spécimen à l’Académie ! Uneorganisationextraordinaire!»Ilmeconduisitdevantsesschémas.« Je n’ai encore que grossièrement commencé l’étude de
l’anatomiedecesanimaux,maisplusieurschoses importantesressortent déjà.Onne sauraitmieux les comparer, à certainspointsdevue,qu’àdesanimauxtrèsinférieurs.Ilsontquelquechose de nos cœlentérés, ne serait-ce que la multitude denématocystes, de cellules urticantes, contenues dans leurtégument. Système circulatoire très simple : cœur à deuxpoches, sangbleuâtre.Une seuleartère se ramifiant, le reste
delacirculationestlacunaire.Uneseulegrosseveineafférenteau cœur. Les lacunes jouent un très grand rôle ; mêmedégonflées, la densité de ces hydres est remarquablementfaible.Appareildigestifàdigestionexterne,avecinjectiondessucs digestifs dans la proie et aspiration par un estomac-pharynx.Intestintrèssimple.Maisdeuxchosessontcurieuses:1°Ladimensionetlacomplexitédescentresnerveux.Ilexisteun véritable cerveau, placé dans une capsule chitineuse, àl’arrièrede lacouronnedetentacules.Ceux-cisontrichementinnervés,ainsiqu’uncurieuxorgane,situésous lecerveau,etqui ressemble un peu à l’appareil électrique d’un poisson-torpille. Les yeux sont aussi perfectionnés que ceux de nosmammifères. Cette bête serait, dans une certaine mesure,intelligente que cela ne m’étonnerait pas. 2°Les poches àhydrogène. Car c’est de l’hydrogène que contiennent cesénormes sacs membraneux qui boursouflent la partiesupérieureducorpsetoccupentlesquatre-cinquièmesdesonvolume. Et cet hydrogène provient de la décompositioncatalytique de l’eau, à basse température ! L’eau est amenéepar un tube hydrophore, venant d’un tentacule spécial, danscet organe, oùdoit se faire la décomposition. Je supposequel’oxygène passe dans le sang, car l’organe est entouré demultiplescapillairesartériels.Ah!Siunjournousmaîtrisonslesecretdecettecatalysedel’eau!« Une fois les poches à hydrogène gonflées, la densité de
l’animal est inférieure à celle de l’air, et il flotte dansl’atmosphère. La puissante queue aplatie sert de nageoire,mais surtout de gouvernail. Le principal mode de propulsionréside en des sacs contractiles, qui projettent de l’air mêléd’eau vers l’arrière avec une violence inouïe, à travers devraies tuyères ! Sur le spécimen que nous n’avons pasconservé, j’ai excité électriquement les muscles des sacscontractiles ; j’avais placé à l’intérieur un anneau de fer.Regardecequ’ilestdevenu!»Ilmetenditungrosanneaupliéenhuit.«Lapuissancedecesfibresmusculairesestprodigieuse!»Le lendemainmatin, je fus réveillépardescoups frappésà
ma porte. Louis me faisait prévenir que le jugement desprisonniers valides allait commencer, et que, en tant quemembre du Conseil, je faisais partie de la Cour. Je sortis. Lesoleilbleuselevait.La Cour siégeait dans un grand hangar, transformé en
tribunal. Elle comprenait le Conseil, renforcé de notables.Parmiceux-ci,Vandal,Breffort,monfrèrePaul,Massacre,cinqpaysans,Beuvin,Estrangesetsixouvriers.Nousoccupionsuneestrade avec une table, les notables étaient assis de part etd’autre de nous. Puis un espace vide, où se tiendraient lesaccusés, enfin l’emplacement réservé au public, avec desbancs. Toutes les issues étaient gardées par des hommes enarmes.Avantqu’onintroduisîtlesaccusés,mononcle,quesonâge et son ascendant moral avaient fait désigner commeprésident,selevaetdit:«Aucundenousn’aencoreeuàjugersessemblables.Nous
formonsunecourmartialeextraordinaire.Lesaccusésn’aurontpasd’avocats,carnousn’avonspasdetempsàperdredansdesdiscussions interminables. Aussi avons-nous le devoir d’êtreaussijustes,aussiimpartiauxquepossible.Lesdeuxprincipauxcriminelssontmorts.Etjevousrappellequeleshommessontrares et précieux sur cette planète. Mais n’oublions pas quedouzedes nôtres sontmorts par la faute des accusés, et quetrois de nos jeunes filles ont été odieusement maltraitées.Introduisezlesaccusés.»Jeluiglissai:«EtMénard?— Il travaille avec Martine à une théorie du cataclysme.
C’esttrèsintéressant.Nousenreparlerons.»Un par un, entre des gardes armés, les trente et un
survivantsvalidesentrèrent,IdaHonnegeretMadelineDucherlesdernières.Mononclerepritlaparole:« Vous êtes collectivement accusés de meurtres, rapts et
attaquesàmainarmée.Subsidiairementdecomplotcontre lasécuritédel’État.Ya-t-ilunchefparmivous?»Ils hésitèrent un instant, puis, poussé par les autres, un
colosserouxs’avança.
«Jecommandais,quandlespatronsn’étaientpaslà.—Vosnom,âge,profession?—BironJean.Trente-deuxans.J’étaismécanicien,autrefois.—Reconnaissez-vouslesfaitsdontvousêtesaccusé?— Que je les reconnaisse ou non, cela ne fera pas de
différence.Vousnousfusillerezquandmême!— Ce n’est pas sûr. Vous pouvez avoir été égarés. Faites
sortirlesautres!Commentenêtes-vousvenusàagirainsi?—Ehbien,aprèslegrandchamboulement,lepatronnousa
fait un discours, disant que le village était entre lesmains –excusez-moi – d’une racaille, que nous étions sur une autreplanète,qu’ilfallaitdéfendrelacivilisationet–ilhésita–quesinousmarchions bien, nous serions tous comme les seigneursdel’ancientemps.—Avez-vousparticipéàl’attaqueduvillage?—Non.Vouspouvezdemanderauxautres.Tousceuxquiy
ont pris part sont morts. C’étaient les hommes du fils dupatron.Lepatronaétéfurieux,d’ailleurs.CharlesHonnegeraprétendu qu’il avait pris des otages. En réalité, il y avaitlongtemps qu’il voulait cette fille. Le patron n’était pasd’accord.Moinonplus.C’estLevrainquil’apoussé.—Quelsétaientlesbutsdevotrepatron?—Jevousl’aidéjàdit.Ilvoulaitêtrelemaîtredecemonde.
Il avaitdes tasd’armesauchâteau – il faisait la contrebandedesarmes,surTerre–etpuis,ilavaitnousautres.Ilarisquélecoup.Ilnoustenait.Nousavionstousfaitdesbêtises,autrefois.Il savait que vous n’aviez presque pas d’armes. Il ne pensaitpasquevousenfabriqueriezsivite!—Bon.Sortez!Ausuivant.»Le suivant fut le jeune homme blond qui avait agité le
drapeaublanc.«Vosnom,âge,profession?—BeltaireHenri.Vingt-troisans.Étudiantensciences.—Quediablealliez-vousfairedanscettegalère?— Je connaissais Charles Honneger. Un soir, j’avais perdu
toutl’argentdemonmoisaupoker.Ilapayémesdettes.Ilm’ainvité au château et, au cours d’une excursion enmontagne,m’a sauvé la vie. Puis il y a eu le cataclysme. Je n’ai pasapprouvé les projets de son père, ni sa conduite.Mais je nepouvaispaslaissertomberCharles.Jeluidoislavie.Jen’aipastiréunseulcoupdefeucontrevous!—Nous vérifierons. À un autre. Ah ! Encore une question.
Quelleétaitvotrepartie?—Jevoulaisdeveniraérodynamicien.—Celapourraservirunjour,quisait?—Jevoulaisaussivousdire…IdaHonneger…ellea faitce
qu’elleapupourvousprévenir.—Noussavons,etnousentiendronscompte.»Ledéfilécontinua.Ilyavaitlà,mêlées,àpeuprèstoutesles
professions.Lagrandemajoritédesaccusésavaientappartenuàuneligueplusoumoinsfasciste.Je ne sais ce que pensaient les autres à cemoment,mais,
pour ma part, j’étais embarrassé. Beaucoup de ces hommesavaientl’airsincère,etmême,pourquelques-uns,honnêtes.Ilétait évident que les principaux coupables étaient morts.Beltairem’avait été sympathique, dans sa fidélité à son ami.Aucun des autres accusés ne l’avait chargé. Au contraire, ilsavaientconfirmé,pourlaplupart,qu’iln’avaitpasprispartaucombat.Levingt-neuvièmeaccuséentra.IldéclarasenommerJulesLevrain,journaliste,âgédequarante-septans.C’étaitunhommedepetitetaille,maigre,auvisagedur.Louiscompulsadespapiers.« D’après les déclarations des témoins, vous ne faites pas
partiedeshommesdemaind’Honneger.Vousétiezuninvité,etcertainssupposentmêmequevousétiezlegrandpatron.Vousnepouvezpasnieravoirtirésurnous.Deplus,lestémoinsseplaignentde…mettonsviolencesdevotrepart.—C’estfaux!Jenelesaijamaisvues.Etjen’étaispasdans
lecoup.Jen’étaisqu’unsimpleinvité!—Bien,ilenaduculot!clamalegardedelaporte.Jel’aivu
à la mitrailleuse du centre, celle qui nous a tué Salavin et
Robert ! Je l’ai visé trois fois sans pouvoir le descendre, cetenfantdesalaud!»Dans la salle, beaucoup de gardes, venus en spectateurs,
approuvèrent. Malgré ses protestations, il fut entraîné au-dehors.«IntroduisezMlleDucher.»Elle entra, l’air abattu, malgré son fard. Elle semblait
inquiète,désorientée.«MadelineDucher,vingt-huitans,actrice.Mais jen’airien
fait!—VousétiezlamaîtressedupèreHonneger,n’est-cepas?—Desdeux,oui»,clamaunevoixdanslasalle.Unetempête
deriressedéchaîna.« C’est faux, cria-t-elle. Oh ! C’est odieux ! Me laisser
insultercommecela!—C’estbon,c’estbon.Silencedanslasalle!Nousverrons.
Àlasuivante.—IdaHonneger,dix-neufans,étudiante.»Ses yeux rougis ne l’empêchaient pas d’éclipser
complètementl’actrice.«Étudianteenquoi?—Endroit.— J’ai peur que cela ne vous soit pas très utile ici. Nous
savonsquevousavezfaittoutcequevousavezpupouréviterledrame.Hélas!Vousn’avezpasréussi.Toutaumoinsavez-vousadouci lacaptivitédenostrois jeunesfilles.Pouvez-vousnous donner des renseignements sur ceux que nous allonsjuger?—Pourlamajorité,jenelesconnaispas.Bironn’étaitpasun
mauvaishomme.EtHenriBeltaireméritevotre indulgence. Ilm’aditqu’iln’avaitpas tiré,et je lecrois. Ilavaitde l’amitiépourmonfrère…»Elleétouffaunsanglot.«Monpèreetmonfrèren’étaientpasmauvaisnonplus,au
fond. Ils étaient violents, ambitieux. Quand je suis née, nousétionstrèspauvres.Larichesseestvenuetoutd’uncoup,etles
agrisés.Oh!C’estcethomme,ceLevrain,quiestlacausedetout.C’est luiquiafait lireNietzscheàmonpauvrepère,quis’estcruunsurhomme.C’estluiaussiquiluiasouffléceprojetinsensédeconquérirunmonde!Ilestcapabledetout!Oh!Jelehais!»Ellefonditenlarmes.« Asseyez-vous, mademoiselle, dit doucement mon oncle.
Nous allons délibérer.Mais n’ayez aucune crainte pour vous.Nousvousconsidéronsplutôtcommeuntémoin.»Nous nous retirâmes, assistés du corps des notables,
derrière un rideau. La discussion fut longue. Louis et lespaysans étaient partisans de peines sévères. Michel, mononcle, le curé, moi-même, prêchâmes la modération. Leshommes étaient rares. Ne comprenant rien à ce qui s’étaitpassé, les accusés avaient naturellement suivi leurs chefs.Finalement,noustombâmesd’accord.Mononclelutleverdictauxaccusésréunis.« Jules Levrain : vous êtes reconnu coupable de meurtre,
rapt et violences avec préméditation. Vous êtes condamné àmort par pendaison. La sentence est exécutoire dans l’heurequivient.»Lebanditfitbonnecontenance,maispâlitaffreusement.Une
houlepassadanslesrangsdesaccusés.« Henri Beltaire : vous êtes reconnu innocent de toute
activiténéfasteàlacommunauté.Maiscommevousn’avezrienfaitpournousprévenir…—Jenepouvaispas…— Silence ! Je dis donc : comme vous ne nous avez pas
prévenus,vousêtesclassécommecitoyenmineur,sansdroitdevote,jusqu’àcequevousayezrachetévotreconduite.—Àpartcela,jesuislibre?— Oui, libre comme nous. Mais si vous voulez rester au
village,ilvousfaudratravailler.—Oh!Jenedemandepasmieux!—IdaHonneger :vousêtesreconnue innocente.Maisvous
serezinéligiblepourdixans.
«MadelineDucher : rienn’a été retenu contre vous, sinonunemoralitédouteuse,etdesattaches,mettonssentimentales– il y eut des rires – avec les principaux criminels. Silence !Vousêtesprivéedetoutdroitpolitique,etaffectéed’officeauxcuisines.«Tous lesautres :vousêtescondamnésaux travaux forcés
pour une période qui ne pourra pas excéder cinq ansterrestres, que vouspourrez réduirepar votre conduite.Vousêtesprivésdetousdroitspolitiquesàvie,saufactiond’éclataubénéficedelacommunauté.»Ilyeutuneoncedejoiedanslegroupe,quicraignaitd’être
frappébienplusdurement.«Vousêtesdechictypes,nouscriaBiron.—Laséanceestlevée.Emmenezlescondamnés.»Le curé alla rejoindre Levrain, sur la demande de celui-ci.
Les spectateurs, les uns approuvant, les autres furieux, sedispersèrent. Je descendis de l’estrade, me dirigeai versBeltaire.JeletrouvaientraindeconsolerIda.« Bon, dis-je à mon oncle. Je comprends pourquoi ils se
défendaientmutuellementsibien!»Jem’approchaid’eux.«Oùallez-vousloger?LaDucherlogeàlacantine,qu’ellele
veuille ou non. Pour vous, c’est différent. Vous ne pouvezsongeràretournerauchâteau,àdemidétruitetàlamercideshydres.Ici,laplaceestrare,avectoutescesmaisonsdémolies.Il faudra aussi vous trouver du travail. La loi interdit laparesse,maintenant!—Oùest-elleinscrite,cetteloi?demandaIda.Nousvoulons
êtredebonscitoyens,etpourcela,ilnousfautlaconnaître.—Hélas!Mademoiselle,ellen’estpasencorerédigée.Ilya
toutunfatrasdetextes,danslesprocès-verbauxduConseil.Aufait,vousétiezjuriste?—Jevenaisd’achevermadeuxièmeannée.— Voilà un travail tout trouvé pour vous. Vous rédigerez
notreCode.JevaisenparlerauConseil.Quantàvous,dis-jeàBeltaire, je vous prends avec moi. Vous m’aiderez dans mon
travail de ministre des Mines. Avec votre formationscientifique, vous serez vite un prospecteur tout à faitconvenable. Appointements : la nourriture à la cantine et untoitsurvotretête,toutcommemoi.»Michelnousrejoignit.«SituveuxengagerBeltaire,c’esttroptard, jeviensdele
faire.—Tantpis. Jeprendraimasœur.L’astronomieattendra.Au
fait,elleestdescendueiciavecMénard.Ildoitnousfairepartdesesthéoriescesoir.»JeregardaiHélios,hautdansleciel.«Ceneseradoncpastoutdesuite!Dis,Michel,est-ceque
cela gênerait ta sœur si cette jeune fille partageait sonlogement,enattendantquenousluitrouvionsautrechose?—Lavoilà.Tupeuxtoujoursleluidemander.—Fais-lepourmoi.Ellem’intimide,tonastronomedesœur!—Tuasbientort.C’estunechic filleetquiabeaucoupde
sympathiepourtoi!—Qu’ensais-tu?—Ellemeleditassezsouvent!»Etilpartitenriant.
CHAPITREIIL’ORGANISATION
L’après-midi, l’Académie des sciences de Tellus se réunit
dans la salled’école.Ménarddevait faire sonexposé.Étaientprésents Michel et Martine, Massacre, Vandal, Breffort, mononcle,lesingénieurs,lecuré,l’instituteur,HenrietIda,Louis,mon frère,moi-même et quelques curieux.Ménardmonta enchaire.«Jevaisvousexposerlerésultatdemesobservationsetde
mescalculs.Noussommes,commevous lesavez tous,surunautre monde. Appelons-le Tellus, puisque ce nom a prévalu.Son équateur doit mesurer environ 50 000 kilomètres.L’intensitédelapesanteuràsasurfaceestàpeuprèsde0,9gterrestres;Telluspossèdetroissatellites,àdesdistancesquejeneconnaisencorequ’àpeuprès.Vers100000kilomètres,leplus petit, Phébé, qui nous paraît le plus gros.Vers 530000,Séléné, plus gros que notre ancienne Lune, et vers 780 000,Artémis, sensiblement trois fois plus gros en réalité. J’aid’abord cru que nous appartenions à un système d’étoiledouble. Il n’en est rien. En réalité Sol, le petit soleil rouge,n’estqu’unegrosseplanèteextérieure,encoreàl’étatstellaire.Mais, plus loin qu’elles se situent d’autres planètes quitournent autour d’Hélios, et non de Sol. Celui-ci possèdecependant onze satellites au moins. Pour le moment, noussommes en opposition : quandHélios se couche, Sol se lève.Maisdansuncertaintemps,dansunquartd’annéetellurienneà peu près, nous serons en quadrature. Nous aurons alorstantôt les deux soleils à la fois, tantôt un seul, tantôt pas dutout–cequiserapluscommodepourlesobservations,acheva-t-ilavecsatisfaction.«Lesjoursetlesnuitssontetrestentégaux.Noussommes
doncsuruneplanètedontl’axeesttrèspeuinclinésurleplande son orbite. Comme, d’autre part, la température estmodérée, je pense que nous devons être placés vers le45e degré de latitude nord. En admettant l’hypothèse d’une
obliquiténulle,lalatitudedel’observatoireseraitde45degrés12minutes.« Je vaismaintenant vous faire part de la seule hypothèse
pastropabsurdequejesoisarrivéàmettresurpied.Ellem’estvenue à l’idée, enmême temps qu’une autre, d’ailleurs, danslesheuresquiontsuivinotrearrivéeici.«Voussavezsansdoutequecertainsastronomesconsidèrent
l’Univers comme une hypersphère – ou plutôt unhypersphéroïde – à quatre dimensions, courbée selon laquatrième,etépaisse,danscettedernière,d’unemolécule, letout flottant dans un hyperespace que nous ne pouvonsconcevoir que fort vaguement, par analogie. La majorité desthéoriciens considérait même, à un moment tout au moins,qu’endehorsducontinuumEspace-Temps,iln’yavaitrien,pasmême le vide, car le vide, c’est de l’espace.Cette conceptionm’avaittoujoursparuindigenteetjecroismaintenantavoirlapreuve du contraire. D’après ma théorie, il y aurait, dansl’hyperespace, une multitude d’hypersphères-Univers, flottantcomme pourraient flotter dans cette pièce une multitude deballonsd’enfants.Prenonsdeuxdecesballons.L’unestnotrevieilunivers,avec,perduedanssonimmensité,notregalaxieetnotre système solaire. L’autre est l’Univers enfermant Tellus,dans sa propre galaxie. Pour une raison inconnue, ces deuxUniverssesontheurtés.Ilyaeuinterpénétrationpartielledesdeux continuums, et Tellus et la Terre se sont trouvées aumêmeendroit, à la fois dansununivers et dans l’autre. Pourdescauseségalementinconnues,c’estunfragmentdelaTerrequi a été chassédans lenouvelunivers : peut-êtreTellus a-t-elle aussi perdu quelques plumes dans la rencontre, et nosamis terrestres sont-ils en train de chasser l’hydre dans lesplainesduRhône.Ilestunechosecertaine,c’estquelesdeuxuniversétaientanimésd’unevitessesensiblementégaleetdemêmesens,etquelesvitessesorbitalesdelaTerreetdeTellusétaient à peu près égales. Sans cela, il est peu probable quenous eussions survécu. C’est ce qui explique aussi que lamission interplanétaire où figurait le cousin de JeanBournat,ici présent, ait pu soupçonner le cataclysme du côté de
NeptuneetlegagnerdevitessedansleurretourverslaTerre.Ilestfortpossiblequelesplanètesextérieuresdenotreanciensystèmesolaireaientété«soufflées»danscetunivers,etdanscecasjepenseavecamusementàlatêtequedoiventfairemescollèguesrestéssurTerre.Maisjenelecroispas.« Il reste bien des chosesmystérieuses. Comment se fait-il
qu’il ne semblepas y avoir eud’interpénétrationdes espacesauniveaudesatomes,cequiauraitprobablemententraînéunefantastiqueexplosion?Commentsefait-ilquelecataclysmesesoitbornéautransfertd’unfragmentdeTerredanscenouvelunivers?Nousn’ensavonsrien.Lesaurons-nousjamais?Ilestune chose bien troublante aussi, car c’est un hasardinconcevable, c’est le fait que nous soyons tombés sur uneplanèteoùlavieprotoplasmiqueestpossible.M.lecuréyvoitlamaindelaProvidence.Quisait?« Je vous ai dit que j’avais conçu un moment une autre
hypothèse encoreplus fantastique. J’ai penséunmomentquenousavionspufaireunvoyagedansletemps,etquenousnousétions heurtés au propre passé de notre planète, àl’antécambrien, par exemple. Le nœud se serait fait dans letemps, et Sol aurait été Jupiter.Mais, outre le fait que cettehypothèsesoulevaitdemultiplesdifficultés,tantphysiquesquemétaphysiques, les caractéristiques de Tellus et des autresplanètesledémententformellement.« Peut-être aussi, comme l’ont pensé Michel et Martine
Sauvage,est-ceavecnotrevieiluniversquenousnoussommesheurtés,parunsimpleplidans laquatrièmedimension.Nouspourrions être alors dans le système d’une étoile de lanébuleuse d’Andromède, par exemple, ou même toutbonnement à l’autre bout de notre ancienne galaxie. Lesobservationsfuturesnousl’apprendrontpeut-être.« Pour terminer, et rendre hommage à l’esprit prophétique
decertainsromanciers,jerappelleraiqueJ.H.Rosnyaînéavait,dans sa Force mystérieuse, prévu un cataclysme analogue.Mais il s’agissait d’ununivers fait d’uneautrematièreque lanôtre. Ceux que les développements mathématiquesintéressentpeuventvenirmevoir.»
Ildescenditdelachaireet,l’instantd’après,s’engageadansune vive discussion avec mon oncle, Michel et Martine. Jem’approchai,maisentendantparlerdetenseurs,dechampsdegravitations,etc.,jebattispromptementenretraite.Louism’attiradansuncoin.«C’esttoutàfaitpassionnant,lathéoriedeM.Ménard,mais
du point de vue pratique, cela ne nous avance guère. Il estévidentquenousdevronsvivreetmourirsurcetteplanète. Ils’agitdes’organiser.Biendeschosessontàfaire.Tumedisaisl’autre jour qu’il pourrait y avoir de la houille pas très loin.Nousa-t-ellesuivis?—C’estpossible.Jeseraisbienétonnésilechamboulement
n’avait pas ramené à la surface du Stéphanien ou duWestphalien–net’affolepas,cesontsimplementlesnomsdesétages houillers que nous pouvons rencontrer dans notrerégion. Mais tu sais, ce ne sera pas grand-chose demerveilleux ! Quelques veines de cinq à trente centimètresd’épaisseur,peut-être,dehouillemaigreoud’anthracite.—Cesera toujoursça ! Ilestcapitalpournousque l’usine
puisse fournir de l’électricité. Tu sais que la fabrication desfusées a dévoré presque toute notre réserve de charbon.Heureusement,nousavonsdesstocksd’aluetdedurai.Fauted’acier…»Lesjoursquisuivirentfurentpourmoiunepérioded’activité
intense.AuConseil,nousprîmestouteunesériedemesuresdeprotection.Despostesdeguet,munisd’unrefugehermétique,furent installés au nombre de six à quelques kilomètres duvillage.Ilsétaientapprovisionnéscommepourunsiège,reliéspar téléphone rudimentaire au poste central et chargés dedonner l’alarme à lamoindre trace d’hydre. Les habitants dequatre fermes trop isolées furent repliés sur le village, avecleur bétail. Les travaux des champs s’effectuèrent sous laprotectiondecamionsarmésdemitrailleuses.Pouréconomiserle carburant, ils étaient amenés à pied d’œuvre par le bétailqu’ils devaient protéger. Nous perfectionnâmes nos fusées eteûmesainsiuneartillerieantiaérienne,quifitsespreuveslors
del’incursiond’unecinquantained’hydres,donttrenteenvironfurentabattues.Jepartisunmatinà larechercheducharbon,avecBeltaire
et deux gardes armés. Comme je l’avais pensé, le gisementhouillerétaitproche.Unepartieétaitdans lazone intacte, lerestedanslazonemorte,etparendroitslecharbonaffleurait.«Ceserapluscommodepourcommencer,ditBeltaire.— Oui, mais les veines sont probablement impossibles à
suivre,danscechaos.Voyonslapartienondisloquée.»Comme je l’avais prévu, peu de veines dépassaient 15
centimètres d’épaisseur. L’une d’entre elles, cependant,atteignait55centimètres.«Saleboulotenperspectivepourlesmineurs»,dis-je.Fort de mon titre de ministre des Mines, je réquisitionnai
trentehommes,etleurfisdéboulonnerlavoieferréequiallaitautrefoisvers laplusprochegare,ainsique ladeuxièmevoiequi allait à la carrière d’argile qui servait de mineraid’aluminium.Grâce à la découverte deMoissac etWilson, en1978onextrayaitl’aluminiumdel’argile,etnonpasseulementde la bauxite, comme autrefois. Nous sommes revenus à cevieux procédé, commode pour nous qui possédons sur Tellusdes gisements énormes de bauxite d’une pureté admirable.Toutcecinesefitpassansqu’Estrangesprotestât.«Commentvoulez-vousquej’amènelemineraiàl’usine?—Etd’un, jevouslaisseunevoiesurdeux.Deuxièmement,
nousn’avonspasbesoind’unequantitéénormed’alu,pour lemoment au moins. Troisièmement, comment votre usinemarchera-t-elle sans charbon ? Et quatrièmement, nousfondrons du fer, dès que j’aurai trouvé du minerai. Enattendant, il y a un tas de vieille ferraille que vous pouveztransformerenrails.C’estvotretravail!»Je réquisitionnaidemêmedeuxpetites locomotives, sur les
six quepossédait l’usine, et deswagons ennombre suffisant.Auxcarrièresdecalcaire,jepristroismarteaux-piqueursetuncompresseur.Quelquesjoursaprès,laminefonctionnait,etlevillageavait
del’électricité.Elleemployaitdix-septdes«forçats»,avecdesgardes dont le rôle était moins de les surveiller que de lesdéfendrecontreleshydres.Ilscessèrentvitedeseconsidérercomme des prisonniers, et nous cessâmes nous aussi de lesconsidérer comme tels. Ils furent « lesmineurs » et, sous ladirectiond’unancienporion,devinrentrapidementcapablesdecreuserleursgaleries.Soixante jours passèrent ainsi, occupés par des travaux
d’organisation. Michel et mon oncle, aidés par l’horloger,fabriquèrentdespendulestelluriennes.Nousétionstrèsgênéspar le fait que le nycthémère comprenait 29 de nos heures.Chaque foisquenous tirionsnosmontres, il fallait se livreràdescalculscompliqués.Deuxtypesd’horlogesfurentfabriqués,les uns divisés en 24 « grandes heures », les autres en29 heures terrestres. Finalement, quelques années plus tard,nous adoptâmes le système encore utilisé aujourd’hui et quivous est seul familier : division du jour en 10 heures de 100minutes, chaque minute comprenant 100 secondes de 10dixièmes chacune. Ces secondes diffèrent très peu desanciennes secondes. Entre parenthèses, un des premiersrésultats du cataclysme avait été de dérégler les pendules àbalancier, au grand ahurissement des paysans, à cause de lavaleurunpeuplusfaibledeg.Notrestockdeprovisions,enyajoutantcellestrouvéesdans
lescavesduchâteau,nousauraitpermisde tenirenvirondixmois terrestres.Nousétionsdans lazonetempéréedeTellus,la zone d’éternel printemps, et nous pouvions compter surplusieurs récoltes par an, si le blé s’acclimatait. La surfacerestéecultivabledelavalléesuffiraittantquelapopulationnes’accroîtraitpastrop.LesoldeTellusavaitl’airfertile.Nous avions réparé un grand nombre de maisons et nous
n’étions plus entassés. L’école avait rouvert ses portes, et leGrandConseilsiégeaitdansunhangarmétallique.Idarégnaitsur la salle des archives, et j’étais sûr d’y trouver Beltairequandj’avaisbesoindelui.Nousavionsentreprisderédigerunembryondecode,enchangeantlemoinspossibleledroitusuelsurlaTerre,maisenlesimplifiantetenl’adaptant.Cecodeest
toujoursenvigueur.Ilyavaitaussiunesallecommuneetunebibliothèque.Lechemindeferdelaminedehouillefonctionnait,celuide
la carrière d’argile aussi, l’usine tournait à lamesure de nosbesoins.Nousétionstousoccupés,carlamain-d’œuvren’étaitpas trop abondante. Le village était actif, et on se serait cruplutôtdansunevivantebourgadeterrestrequ’àlasurfaced’unmonde perdu dans l’infini de l’espace – ou faut-il dire : desespaces?Nouseûmesnospremièrespluies,souslaformed’oragesqui
brouillaient le temps pour une dizaine de jours. Nous eûmesaussinospremièresnuitstotales,encorebrèves.Jenesauraisdécrire l’impression que je ressentis quand je vis nettementpour la première fois les constellations qui allaient être lesnôtrespourtoujours.LesmembresduConseilavaientprisl’habitudedeseréunir
enséancesofficieuseschezmononcle,soitdanssamaisonduvillage, soit plus souvent dans celle, remise en état, del’observatoire.NousyretrouvionsVandal,Massacre,absorbéstous deux dans l’étude des hydres, avec Breffort pour aide,Martine,Beuvin,safemme,monfrère,etMénard,quandnouspouvions l’arracher à son ordinateur. Si dans les conseilsofficielsLouismenait ladansepourtoutcequiétaitpratique,ici,oùl’onparlaitbeaucoupplusdesciencesoudephilosophie,mononcle,avecsapuissanteérudition,étaitlechefincontestéducercle.Ménardparlaitparfoisaussietnousétions frappésparl’ampleurdesconceptionsquedéveloppaitcepetithommeà barbe de chèvre. J’ai gardé un excellent souvenir de cesréunions,carc’estlàquej’aiconnuvéritablementMartine.Unsoir,jemontaislapente,toutjoyeux,car,àenvirontrois
kilomètresdelazonemorte,surlesoltellurien,j’avais,danslecreux d’un ravin, trouvé de l’excellent minerai de fer. À vraidire, d’ailleurs, je ne l’avais pas découvertmoi-même. Un demes hommes d’escorte m’en avait apporté un morceau, medemandantcequec’était.Audétourduchemin, jerencontraiMartine.
«Vousvoilà.Jedescendaisvouschercher!—Jesuisenretard?— Non, les autres sont à l’observatoire, où Ménard leur
exposeunedécouverte.—Etvousêtesvenueàmarencontre?Dis-je,flatté.—Oh!Jen’aipasdemérite.Celanem’intéressepas,c’est
moiquil’aifaite.—Qu’est-cedonc?—C’est…»Jenedevaispaslesavoircejour-là.Toutenparlant,Martine
avait levé les yeux.Elle resta laboucheouverte, unehorreurindicible sur son visage. Je me retournai : une hydregigantesquepiquaitdroitsurnous!Au dernier moment, je repris le contrôle de moi-même,
plaquaiMartineausol,m’allongeantàcôtéd’elle.L’hydrenousfrôla, mais nous manqua. Emportée par sa vitesse, elle volaencore plus de cent mètres avant de pouvoir virer. Je fusdeboutd’unbond.«Filezauvillage!Ilyadesarbres,lelongdelaroute!—Etvous?—Jevaisl’occuper.Jel’auraisansdouteavecmonrevolver.—Non,jereste!—Filez,nomdeDieu!»Il était déjà trop tard pour fuir. Je savais qu’avec mon
revolver j’avais peude chancesde tuer lemonstre.Un creuxbéaitdansunroc.J’ypoussaiMartinedeforce,memisdevantelle. Avant que l’hydre eût le temps de projeter son dard, jetiraicinqballes:ellesdurentporter,car,avecunsifflement,labête ondula et fit un écart. Il me restait trois balles et moncouteau, un long couteau suédois que je conservais affilécomme un rasoir. L’hydre se plaça en face de nous ; sestentacules remuaientcommeceuxd’unepieuvre, sessixyeuxfixes nous regardaient, glauques et mornes. À une légèrecontractionducônecentral, jesentisque ledardallaitpartir.J’usaimestroisdernièresballes,puis,couteauaupoing,fonçai
tête baissée entre les tentacules. Parvenu sous le monstre,j’empoignai un des bras et tirai violemment. Malgré l’atrocebrûlureàlamain,jetinsbon.Déséquilibrée,labêtelançasondard qui manqua Martine, et dont le bout corné s’émoussacontrelerocher.L’instantd’après,colléauflancdumonstre,jelelardaisdecoupsdecouteau.Puismessouvenirssontconfus.Jeme rappellema rage grandissante, des lambeaux de chairignoblependant contremonvisage, la sensationdequitter lesol,unechute,unchoc.C’esttout.Jemeréveillaisurun lit,chezmononcle.Massacreetmon
frèremesoignaient.Mesmainsétaientrougesetenflées,etlecôtégauchedemafiguremelancinait.«Martine?Demandai-je.— Elle n’a rien. Une légère commotion nerveuse, répondit
Massacre.Jeluiaidonnéunsomnifère.—Etmoi?—Brûlures,épaulegauchedémise.Vousavezde lachance.
Vous avez été projeté à dix mètres, et, à part l’épaule, vousn’avezmêmepasdegrossescontusions.Unarbusteaamortilechoc. Je vous ai remis votre épaule pendant votreévanouissement, et c’est ce qui vous a ranimé. Vous en avezpourquinzejoursauplus!—Quinzejours!Ilyatantàfaire!Jevenaisdetrouverdu
mineraidefer…»Uneviolentedouleurmetransperçalesmains.«Dites,docteur,vousn’avezriencontrecevenin?Celame
brûlevraimentbeaucoup.— Dans cinqminutes vous vous sentirezmieux. Je vous ai
misunepommadecalmante.»La porte explosa, etMichel se rua dansma chambre. Il se
précipitaversmoi, lamaintendue,ets’arrêtanetquandilvitlesmiennesbandées.«Docteur?—Çaneserarien.— Ah ! Mon vieux, mon vieux ! Sans toi, ma sœur était
perdue!
—Tun’auraispasvouluquejenouslaissemangerparcetteespèce de pieuvre qui s’est trompée de milieu, essayai-je deplaisanter.Aufait,est-ellemorte?—Morte?Plutôt!Tuenasfaitdelacharpie!Ah!Jenesais
commentreconnaître…—Net’inquiètepas.Danscemonde,tuaurascertainement
l’occasiondemerevaloirça!— Maintenant, coupa Massacre, laissez-le dormir. Il va
probablementnousfaireunefortefièvre.»Ils sortirent tous docilement. CommeMichel franchissait le
seuil,jeluidemandai:«Envoie-moiBeltairedemainmatin.»Je tombai dans un sommeil agité, d’où je sortis, quelques
heures plus tard, épuisé, mais sans fièvre. Je me rendormispaisiblement,etmeréveillaitrèstardlelendemain.Ladouleurdemesmainsetdemonvisageétaittrèsréduite.Surlachaise,Michel,dormait,pliéendeux.«Ilt’aveillétoutelanuit»,ditlavoixdemonfrère,debout
dansl’embrasuredelaporte.«Commentvas-tu?— Mieux, bien mieux. Quand crois-tu que je pourrai me
lever?—Massacre a dit dans deux ou trois jours, si la fièvre ne
revientpas.»DerrièrePaulparutsoudainMartine,portantunplateauoù
fumaitunecafetière.« Voici pour Hercule ! Le docteur a dit qu’il pouvait
manger!»Elleposasonplateau,m’aidaàm’asseoiret,m’ayantcaléle
dosavecdescoussins,meposaunrapidebaisersurlefront.«Voilà un bien petit remerciement !Dire que sans vous je
seraisuncadavreinforme.Brr!»EllesecouaMichel.«Debout,vieuxfrère!Louist’attend.»Michelse leva,bâilla,et,aprèss’être informédemasanté,
partitavecPaul.
« Louis montera cet après-midi. Maintenant, monsieurHercule,jevaisvousfairemanger.—PourquoiHercule?—Dame!Quandoncombatleshydrescorpsàcorps…— Et moi qui croyais que c’était pour mon physique
avantageux,dis-jed’untoncomiquementdésolé.—Bon,vousplaisantez,vousserezviteguéri.»Ellemefitmangercommeunenfant,puisboireunetassede
café.«Ilestexcellent,dis-je.—J’ensuisheureuse,jel’aipréparémoi-même.Croyez-vous
que j’ai été obligée d’en référer au Conseil pour avoir unemalheureuserationdecafé?Ilestclassécommemédicament!—Ilvafalloirs’habitueràs’enpasser,jelecrains.Ilestpeu
probable qu’il y ait des caféiers sur Tellus. Ce qui est plusgrave,c’estlesucre!—Bah!Noustrouveronsbienuneplantesucrière.Sinon…il
yaicidesruches.Nousreviendronsaumiel.—Oui,maiss’ilyadesfleurssurnotrelambeaudeTerre,la
végétationtellurienneensemblejusqu’àprésentcomplètementdépourvue.—Nousverronsbien.Pourmapart, jesuisoptimiste.Nous
avionsunechancesurdesmilliardsderestervivants,etnouslesommes!»Des coups frappés à la porte l’interrompirent.C’étaient les
deuxinséparables,HenrietIda.«Nousvenonsvoirlehéros,ditcelle-ci.— Oh ! Héros ! Quand on est acculé, l’héroïsme est
inévitable!—Jenesaispas.Jepensequejemeseraislaissémanger,dit
Henri.—MêmesituavaisétéavecIda?—Ah?»Jerougis.«Non.Cen’estpas çaque je veuxdire.Supposonsque tu
aiesétéavecMartine,ouuneautrejeunefille.—Ehbien,franchement,jen’ensaisrien.—Tu tecalomnies !Maiscen’estpaspourcelaque je t’ai
faitvenir.Tuvasaller,aveclesdeuxhommesquim’escortaient,reconnaître plus complètement le gisement de fer. Tu merapporterasdeséchantillonsvariés.Commeilétaittardquandnous l’avons trouvé, je n’ai fait qu’y jeter un coup d’œil. Turelèveras aussi le meilleur tracé pour une voie ferrée, si legisementtesembleenvaloirlapeine.Etméfie-toideshydres:elles ne volent pas toujours en bande ! La preuve ! Ellespeuvent te tomber dessus à deux ou trois. Prends plutôt dixhommes d’escorte et un camion. Et vous, Ida, comment vavotretravail?— J’ai commencé à codifier vos décrets. C’est curieux à
étudier, ce droit naissant. Votre Conseil s’est arrogé despouvoirsdictatoriaux.—C’estprovisoire,j’espère.Illefautbien!Quoideneuf,en
bas?—Louisestfurieuxcontrelesguetteursquiontlaissépasser
votrehydresans lasignaler,sousprétextequ’elleétait isolée.Cesontceuxduposte3.—Lessaligauds!—Louisparledelesfairefusiller!—C’estexcessif.Nousn’avonspastropd’hommes.»En fait, la première fois que je sortis, cinq jours après,
appuyéd’uncôtésurMicheletdel’autresurMartine,j’apprisqu’ils avaient été simplement chassés de la garde etcondamnés à deux ans demine. Petit à petit, je repris la vienormale.Nousconstruisîmes lavoieferréeallantaugisementdefer,
etunhautfourneaurudimentaire.Leminerai–del’hématite–était riche,maispeuabondant. Ildevait suffireànosbesoinsréduits.Malgrélacompétenced’Estranges,lapremièrecouléefut faite avec difficulté. La fonte, d’assez mauvaise qualité,faute de charbon vraiment cokéfiable, fut raffinée en acier. Àvrai dire, c’est plutôt pour mesurer nos forces que nous
hâtâmes tant cette première coulée, car, pour un avenirimmédiat, nous nemanquions pas de fer.Nous coulâmes desrails et des roues de wagons. Près de la mine, nousconstruisîmesdesabrismaçonnés,refugespourlestravailleursen cas d’attaque des hydres. Les locomotives eurent leurhabitaclemodifié,defaçonàlerendrehermétiqueaubesoin.La température était toujours la même, une douce
température de printemps chaud. Les « nuits noires »augmentaient régulièrement de durée. À l’observatoire, mononcleetMénardavaientdéjàdécelécinqplanètesextérieures,dont laplusprocheoffraità lavueuneatmosphère traverséede nuages. Par les trouées, on pouvait voir des mers et descontinents.Lespectroscopeindiquaitlaprésenced’oxygèneetdevapeurd’eau.ElleétaitsensiblementdelatailledelaTerreet possédait deux gros satellites. Le désir d’étendre sondomaine est si profondément ancré au cœur de l’hommequenous, pauvre fragment d’humanité incertain encore de sasurvie,nousnousréjouîmesd’avoircommevoisineuneplanètehabitablepournous!Prèsdelamine,souslaprotectiondelagarnison,unhectare
àpeuprèsdusoltellurienavaitétédéfrichépourexpérience.C’était un terreau léger riche en humus, formé par ladécomposition des plantes grisâtres. J’y fis immédiatementsemerdublédedifférentesvariétés,malgréladésapprobationdespaysans, arguantdu fait que« cen’était pas la saison».Michel dut dépenser tout un après-midi pour les convaincreque,surTellus,iln’yavaitpasdesaisonsausensterrestredumot,etqu’autantvalaitsemermaintenantqueplustard.Au cours du défrichement, nous eûmes à lutter contre les
serpentsplatsdontnousavionstrouvéuncadavrelorsdenotrepremièreexploration.Lespaysanslesappelèrent«vipères»etce nom leur resta, quoiqu’ils n’aient absolument aucun pointcommun avec les vipères terrestres. Leur taille variait de50 centimètres à 3 mètres, et quoique non venimeux àproprementparler,ilsétaientfortdangereux.Leurspuissantesmandibulescreusesinjectaientdanslaproieunliquidedigestiftrès actif, qui causait, si le secours n’était pas prompt, une
sorte de gangrène, de liquéfaction des tissus entraînant lamort, ou tout au moins la perte du membre piqué.Heureusement ces animaux, très agressifs, et fort agiles,étaientrares.Unbœuffutpiquéetmourut,unhommenedutson salut qu’à la présence deMassacre et Vandal, qui firentimmédiatement un garrot et amputèrent le pied touché. Cefurentlesseulesvictimes.Les premiers animaux à essaimer à la surface de Tellus
furent les fourmis. Vandal en découvrit un nid, de grossesfourmis brunes dont j’ai oublié le nom, proche de lamine defer. Elles raffolaient d’une gomme qu’exsudaient les plantesgrisâtres.Lescoloniessemultiplièrentrapidement,etnotreblésortait à peine sa tête verte que nous en trouvions partout.Dans la lutte qui les oppose à de petite « insectes » sociauxtelluriens,ellesl’emportèrent,aisément.Cefutuntempspaisible,aprèsnosâpresdébuts.Letravail
absorbait nos journées. Petit à petit, ce qui avait sembléimpossible se faisait. Plusieurs mois passèrent. Nous eûmesnotre première récolte de blé, magnifique sur l’hectaredéfriché de Tellus, bonne sur les champs terrestres. Le blésemblaits’acclimaterfortbien.Notrecheptelcroissait,maislaquestion des pâturages ne se posait pas encore. Les plantesterrestres semblaient l’emporter sur les plantes autochtones.Déjàexistaientdesprairiesmixtes,etc’étaitunechoseétrangequedevoirnosplantainsentourerquelquearbustepoudreux,àfeuillesdezinc.J’eus alors le loisir de réfléchir à ma nouvelle destinée.
Immédiatementaprèslecataclysme,j’avaisressentiledésarroile plus complet, l’impression d’être à jamais exilé, séparé demes amis par des distances auprès desquelles toutes lesdistances terrestres étaient néant. Puis l’horreur d’être jetédans un monde inconnu et peuplé de monstres. Ensuitel’urgencedel’action,laguerrecivile,l’organisationnécessaire,le rôle de chef dans lequel j’avais été poussé avaiententièrement accaparé mon esprit. Et maintenant, je m’enapercevaisavecstupeur,cequidominaitenmoiétaitlajoiedel’aventure,undésirforcenéd’allervoirderrièreleshorizons.
J’exposais tout cela à Martine, un jour, en allant versl’observatoire. Michel et elle n’y travaillaient plus guère. Ilspartageaient leur temps entre les « travaux sociaux » etl’enseignementdessciencesàunpetitpâtre,JacquesVidal,quis’était révéléd’une intelligencebienau-dessusde lanormale.Pourmapart, je luienseignais lagéologie,Vandal labiologie,et mon frère l’histoire de la Terre. Depuis, il est devenu ungrand savant, et, comme vous le savez, vice-président de laRépublique.Maisn’anticiponspas.«Dire,lançai-je,quemoncousinBernardvoulaitm’emmener
dans leur fusée interplanétaire, et que j’ai toujours refusé,disant que je voulais d’abord finir mes études ! En réalité,j’avais peur ! Moi qui serais allé au bout de la Terre pourchercher un fossile, j’éprouvais une véritable horreur à l’idéed’ensortir!EtmevoilàsurTellus–etravid’yêtre.C’estdrôle.— Pour moi, c’est encore plus drôle. J’étais en train
d’essayer, dans ma thèse, de réfuter la théorie de l’espacecourbe. Et voici que j’ai eu une preuve éclatante de savéracité!»Nousétionsàmi-cheminquandlasirènesonna.«Zut!Encorecessalesbêtes.Aurefuge!»Unpeupartout,nousavionsconstruitdesrefuges.Cettefois,
j’avais, en plus de mon revolver et de mon couteau, unemitraillette. Le refuge le plus proche était à trente mètres.Nous y courûmes, sans fausse honte. Je forçai Martine à yentreretrestaisurlepasdelaporte,prêtàtirer.Despierresroulèrent,unesilhouettecourbe,vêtuedenoir,parut:lecuré.« Ah – c’est vous, monsieur Bournat. D’où viennent les
hydres?—Dunord,jepense.Lasirènen’asonnéqu’unefois.Entrez.—Mon Dieu, quand serons-nous débarrassés de ces bêtes
d’enfer?—J’aipeurquecenesoitpasdesitôt.Ah!Lesvoilà.Entrez
donc,vousn’êtespasarmé!»Au-dessus de nous, très haut, un nuage vert se déplaçait.
Toutprès,maislégèrementendessous,depetitsfloconsnoirs
pommelèrentleciel:lesfusées.«Tropcourt!Ah!Voilàquiestmieux!»La salve suivante avait éclaté en plein. Quelques secondes
plus tard, des lambeaux de chair verte tombèrent en pluieautour du refuge. Laissant la porte entrouverte, je rentrai.Mêmequandelles étaientmortes, le contactdeshydres étaiturticant.Àl’intérieur,Martine,toutenregardantparlalucarnedeverreépais,parlaitaucuré.Comprenantledangerqu’ellescouraientàrestergroupées,leshydresselaissaienttomberparpaquetsdedeuxoutrois.Demaporte,jelesvistournerautourd’unelocomotivehermétiquementfermée.J’éclataiderire: lemécanicien venait de lâcher un jet de vapeur, à la grandeterreurdeshydres.Je riais encore, tout en jetantun regard circulaire.Au sud,
dans levillage, la fusilladecrépitait,et, sur laplacedupuits,quelqueshydresmortesgisaientàterre.Soudainlecielsemblas’obscurcir : je bondis à l’intérieur et claquai la porte. Unehydre passe au ras du toit. Avant que j’aie eu le tempsd’introduire le canon de mon arme dans la meurtrière, lemonstreétaitloin.UncrideMartinemefitsursauter.«Jean!Ici,vite!»Jebondisà la fenêtre.Dehors,àcentcinquantemètres,un
gosse d’une douzaine d’années courait de toutes ses forcesverslerefuge.Unehydrelepoursuivait.Quoiqueendangerdemort, l’enfantn’étaitpasaffoléetutilisait très intelligemmentlesarbresquigênaientsonpoursuivant.Jevislascènedansunéclairetmeruaidehors,àsarencontre.L’hydreavaitprisdelahauteuretplongeait.«Couche-toi!»Legossecompritets’aplatit,l’hydrelemanqua.Jetiraiune
rafale d’environ dix balles, à cinquante mètres. La bêtesursauta,viraetrevintàlacharge.J’épaulaiànouveau,visantà trente mètres cette fois. À la troisième balle, mon armes’enraya.Letempsderemplacerlecanonparceluiderechargequej’avaisdansmonétui,etlegosseétaitperdu.Jejetaimonarme,tiraimonrevolver.L’hydrearrivait.
Alors,essoufflé,ridiculeetsublime,passalecuré,sasoutanerelevée.Ilcouraitplusvitequ’iln’avaitjamaisdûlefairedesavie.Et,quandl’hydreplongea,ilétaitcampélesbrasencroix,faisant de son corps un rempart à l’enfant. Ce fut lui qui futpiqué.Monarmeenfindésenrayée,jecriblailemonstre,àdixmètres.Ils’abattitsurlecorpsdesavictime.Aucunehydren’étaitplusenvue.Lafusilladeavaitcesséau
village.Quelquestachesvertes flottaient,hautdans leciel. Jedégageai le cadavre du curé – un centimètre cube de poisond’hydre tuait un bœuf, et l’animal en injectait chaque fois aumoins dix fois plus ! –Martine prit l’enfant évanoui dans sesbras robustes, et nous descendîmes au village. Les habitantsdébarricadaientleursportes.Commenousarrivions,l’enfantseranima, et quand Martine le rendit à sa mère, il pouvaitmarcher.JetrouvaiLouissurlaplacedupuits,sombre.«Mauvaise journée.Deuxmorts ici :PierreÉvreuxet Jean-
ClaudeChart.Ilsn’ontpasvoulus’abriter,pourmieuxtirer.—Troismorts,dis-je.—Quiestletroisième?»Jelemisaucourant.«Ehbien,jen’aimepasbeaucouplescurés,maiscelui-ciest
mort en brave ! Je propose que les trois hommes mortsaujourd’huiaientdesfunéraillessolennelles.—Situveux.Çaleurferaunebellejambe!—Ilfautremonterlemoral.Ilyabeaucouptropd’hommes
quiontpeur.Pourtant,nousavonstuétrente-deuxhydres!»DelasalleduConseil,jetéléphonaiàmononclepourluidire
que nous étions saufs. Le lendemain eut lieu l’enterrement.Louis prononça un bref discours sur les tombes, exaltant lesacrificedestroishommes.JerevinsducimetièreavecMichelet Martine. Comme nous prenions un raccourci à traverschamps, nous trouvâmes le cadavre d’une hydre, barrant lechemin. L’animal était énorme, il devait bien mesurer sixmètres de long, sans les tentacules. Nous le contournâmes.Martineétaittrèspâle.
«Qu’ya-t-il,petitesœur?demandaMichel.Iln’yaplusdedanger!—Oh!Michel, j’aipeur !Cemondeest tropsauvage, trop
impitoyablepournous!Cesmonstresvertsnoustueronttous!— Je ne crois pas, dis-je. Notre armement se perfectionne
chaque jour.Hier,avecunpeuplusdeprudence, iln’yauraitpas eu de victimes. Au fond, nous ne courons pas plus dedangersquelesHindousaveclestigresetlesserpents…—Pourlesserpents,ilyalessérums.Lestigres,ehbien,ce
sontdestigres,desanimauxpastropdifférentsdenous.Maisêtre digérée dans sa propre peau par ces polypes verts, ah !L’horreur!»Toutbasellerépéta:«J’aipeur!»Nous la réconfortâmesdenotremieux.Maisenarrivantau
village, nous vîmes qu’elle n’était pas la seule. Le train deminerai de fer était arrêté, et le chauffeur parlait avec unpaysan.« Toi, disait celui-ci, tu t’en fiches. Dans ta cabine bien
fermée, tu es peinard. Mais nous, avant qu’on ait dételé lesbœufsetqu’onsoitentrédansunrefuge,onaletempsd’êtretuédixfois!Lasirèneabeaucorner,ellecornetoujourstroptard !Et je t’assurequechaque foisque jevaisauchamp, jefaismaprière.Jenesuistranquillequechezmoi.Etencore!»Nousentendîmespasmaldeconversationsdecegenre, ce
jour-là. Certains éléments de l’usine, même, qui pourtanttravaillaientàl’abri,flanchaient.Sileshydresavaientattaquéjournellement, je ne sais trop ce qui serait arrivé. Fortheureusement,ellesnefirentplusd’incursionsavantlagrandebataille, et, petit àpetit, la tensiondes esprits se relâcha, aupoint que nous dûmes sévir parfois contre des guetteursnégligents.
CHAPITREIIIL’EXPLORATION
Vers la même époque, je mis sur pied mon projet
d’exploration et je m’aperçus que j’aimais Martine. Nousmontionschaquesoirensembleà lamaisondemononcle,oùnous prenions nos repas. Parfois Michel nous accompagnait,mais la plupart du temps il nous y précédait. Je confiais àMartinemesprojets,etelles’étaitrévéléed’excellentconseil.Nous échangions aussi nos points de vue sur nos recherchesrespectives, et petit à petit, nous en vînmes à échanger dessouvenirs personnels. J’appris ainsi qu’elle était orphelinedepuisl’âgedetreizeans,etqueMichell’avaitélevée.Commeil était astronome, et qu’elle était elle-même très douée pourlessciencesexactes,ill’avaitpousséedanscettevoie.Pourmoij’avaiseulachance,étantcousingermaindeBernardVerilhac,d’approcher de près les membres de la première expéditionTerre-Mars,etjepusluifournirsureuxbiendesdétailsinédits.Je fusmêmephotographiéparunreporterenthousiasteentreBernard et SigurdOlsson comme « le plus jeunemembre del’expédition», cequimevalutmaintes railleriesà laFaculté.Pourtant,quand il futquestiondemeprendreàbordpour ledeuxièmeraid,jerefusai,moitiépournepasaffligermamère,encore vivante à cette époque, ce qui était honorable,moitiéparsimplepeur,cequi l’étaitmoins.Jeretrouvai les journauxde l’époque dans la bibliothèque de mon oncle et montrai àMartine la fameuse photo. En revanche, elle me montra unautre cliché, représentant l’assistance à une conférence duchefde lamission,PaulBernadac.D’un léger traitdecrayon,elleencadra,aucinquièmerang,unjeunehommeetunejeunefille.« Michel et moi. Nous avions dû à sa qualité d’astronome
d’avoir une bonne place. Ce fut pour moi une glorieusejournée!— Je vous ai peut-être rencontrée ce jour-là, dis-je. J’aidais
Bernard à faire passer les clichés dans l’appareil de
projection!»M’aidant d’une loupe, je pus reconnaître le visage de
Martine,encoreunpeuenfantin.Ainsidevisions-nous,soiraprèssoir.Puis,sansquejesache
très bien comment cela se passe, nous en vînmes à noustutoyer. Et, un soir oùMichel nous attendait sur le pas de laporte–nousarrivâmeslamaindanslamain.Comiquement,ilplaçalessiennesau-dessusdenostêtes.« Mes chers enfants, en tant que chef de famille, je vous
donnemabénédiction!»Unpeugênés,nousnousregardâmes.«Ehquoi?Meserais-jetrompé?»Enmêmetemps,nousrépondîmes:«DemandeàMartine.»«DemandeàJean.»Puistoustroisnouséclatâmesderire.Le lendemain, ayant ruminé depuis longtempsmes projets,
j’exposaiauConseilmonpland’exploration.« Pouvez-vous, demandai-je à Estranges, transformer un
camion en une sorte de tank léger, blindé en dural et arméd’unemitrailleuse ? Ce serait pour explorer une partie de lasurfacedeTellus.—Est-cebiennécessaire?ditLouis.—Certes ! Tun’ignorespasquenos ressources sont assez
précaires. La poche de minerai de fer est à peine suffisantepourdeuxans–enyallantdoucement!Laplaineetlemaraisquinousentourent sont trèspeupropices à ladécouvertedegisements métallifères. Il faudrait aller vers les montagnes.Peut-êtrelà-bastrouverions-nousaussidesarbrescapablesdenousfournirduboisd’œuvresansquenousayonsàmassacrerlesforêtsquinousrestent–etiln’yenapasbeaucoup!Peut-être découvrirons-nous des animaux utiles, de la houille, quesais-je ? Peut-être aussi un endroit sans hydres. Il est peuprobablequ’elless’éloignentbeaucoupdesmarais.—Combienpenses-tuconsommerdegas-oil?
—Combienconsommelemeilleurcamion?— 22 litres au cent. Chargé, et en terrain varié, cela peut
monteràtrente.— Mettons que j’emporte 1 200 litres. Cela me donne un
rayon d’action de 2 000 kilomètres. Je ne m’éloignerai pasautantmaisilfautcompteravecleszigzags.—Combiend’hommestefaut-il?—Septenmecomptant.JepenseprendreBeltaire,àquij’ai
enseigné à reconnaître les principaux minerais. Michel, s’ilveutvenir…—Biensûr,j’ensuis!Jevaisenfinfairedel’astronomie«sur
leterrain».—Tumeseras surtoututilepour faire lepoint et les levés
topographiques.Pourlesautresmembres,jeverrai.»Àl’unanimitémoinsunevoix,celledeCharnier,leprojetfut
adopté.Dèslelendemain,Estrangesmitlesouvriersautravail,pour faire subir au camion les transformations désirées. Onchoisit un camion à roues arrière jumelées. On remplaça lesvitrestropfragiles,pardesplaquesdeplexiglas,provenantdesréservesdel’observatoire.Lesystèmedefermeturedesportesfut renforcé, des plaques de dural pouvant, le cas échéant,obstruerlesfenêtres.Lacloisonentrelepostededirectionetla plate-forme fut percée, la plate-forme elle-même élargie ettransformée en habitacle : de forts arceaux d’acier furentrecouverts de plaques épaisses de durai. Une coupolesupérieure reçut une des mitrailleuses de 20 mm, lepivotement étant obtenu par un système de pédales. Nousdevions emporter en plus : 50 fusées de 1 m 10 de long, àgrande portée, et deux F.M., plus quatre mitraillettes. Lamitrailleuse fut approvisionnée à 800 coups, les F.M. à 600chacun,lesmitraillettesà400.Sixréservoirssupplémentairesde 200 litres contenaient notre gas-oil. Six couchettessuperposées par trois, une petite table pliante, des caissespleines de vivres et servant en même temps de sièges, desinstruments, des explosifs, des outils, un réservoir d’eaupotable, un petit poste émetteur-récepteur achevaient
d’encombrerl’espaceréduitdel’intérieuretletoit.L’habitacleétait éclairé par deux ampoules et trois fenêtres obturables.Desmeurtrièrespermettaientdetirerenrestantàl’abri.Surletoit, autour de la coupole, se placèrent six pneus neufs. Lemoteur fut entièrement révisé, et j’eus à ma disposition unengin assez redoutable, bien armé, capable de défier leshydres, possédant en carburant une autonomie de4 000 kilomètres, en vivres une autonomie de 25 jours. Auxessais sur route, nous obtînmes facilement une moyenne de60km/h.Enterrainvarié,ilnefallaitpascompterdépasserle30.Je m’occupai, en même temps, de composer l’équipage. Il
devaitcomprendre:Chefdemissionetgéologue:JeanBournat.Chefdecamp:Breffort.Zoologisteetbotaniste:Vandal.Navigateur:MichelSauvage.Prospecteur:Beltaire.Mécanicien-radio:PaulSchœffer.Ce dernier, ancienmécanicien navigant d’aviation, était un
amideLouis.Je ne savais comment choisir le dernier membre. J’aurais
bienemmenéMassacre,maissaprésenceétaitaumoinsaussiindispensable au village. Je laissaima liste incomplète sur latable.Quandjerevins,elleportait,del’écriturehardiedeMartine:Cuisinieretinfirmier:MartineSauvage.Malgrétoutesmessupplicationsetcellesdesonfrère,ilfut
impossibledeluienfairedémordre.Commeelleétaitrobuste,courageuse et excellente tireuse, je ne fus pas fâché outremesure d’avoir à céder. J’étais d’ailleurs convaincu que notre«tank»nousoffraitunmaximumdesécurité.Nous fîmesnosdernierspréparatifs.Chacuncasacomme il
put les quelques livres ou objets personnels qu’il voulaitemporter. Chacun prit possession de sa couchette. Il y avaitbien60centimètresdehautentreelles !Martineprit laplus
haute à droite, moi la plus haute à gauche. J’avais sous moiVandal et Breffort, elle avait sous elle Michel et Beltaire.Schœffer devait coucher sur la banquette du conducteur, lacabine étant assez large pour ses 1 m 60. Comme latempératurerisquaitd’êtreétouffante,nousinstallâmesencoreun ventilateur. Une trappe, s’ouvrant à côté de la coupole,permettaitdemontersurletoit.Mais,aumoindredanger,toutlemondedevaitrentrerimmédiatement.Nousprîmesplace, unmatin, à l’aubebleue. Jememis au
volant,avecMicheletMartineàcôtédemoiVandal,BreffortetSchœffer montèrent sur le toit. Beltaire était au poste demitrailleur, dans la tourelle, relié à moi par téléphone. Jem’étais assuré que chacun de nous, y comprisMartine, étaitcapabledeconduire,tireràlamitrailleuse,réparerlespannesles plus fréquentes. Après avoir serré la main à nos amis etembrassémononcleetmonfrère,jemislemoteurenmarche.Nousroulâmesdans ladirectionduchâteau.Dans latourelle,Beltaire agita longtemps la main, en réponse au mouchoird’Ida. J’étais exalté et heureux, chantant à tue-tête. Nousdépassâmeslesruines,longeâmeslavoieferrée,etparlaroutenouvelle quenous avions construite – unepiste plutôt – nousarrivâmesà laminede fer. J’eus lasatisfactiondetrouver lesguetteursàleurspostes.Quelquesouvriersallaientetvenaientavant de commencer le travail, d’autres cassaient la croûte.Nous échangeâmes des signes amicaux. Puis nouscommençâmes à rouler sur la plaine, parmi les herbestelluriennes. Au début, par-ci, par-là, nous vîmes des plantesterrestres. Elles disparurent vite. Une heure plus tard, nousdépassâmes les ultimes ornières, traces de mesreconnaissances,etnousnousenfonçâmesdansl’inconnu.Unlégerventd’ouestcourbaitlatêtedesvégétationsquise
couchaient sous le camion avec un bruissement doux. Le solétait ferme, très plat. À l’infini s’étendait la savane grise.Quelques nuages blancs – des nuages « ordinaires » fitremarquerMichel–flottaientverslesud.«Dansquelledirectionallons-nous?»demandaMichel,qui
avait disposé sur une petite étagère les instruments dont il
avaitbesoinpoursonrôledenavigateur.Quoique inverséparrapportàceluidelaTerre–lapointeducompasquisurTerreindiquaitlenordpointeiciausud–lemagnétismedeTellusestconstant,etnosboussolesfonctionnaientparfaitement.«D’abord droit au sud, puis au sud-est. Comme cela, nous
contourneronslemarais.Dumoinsjel’espère.Ensuite,verslesmontagnes.»Àmidi, nous fîmes halte.Nous prîmes notre premier repas
«àl’ombreducamion»,ditPaulSchœffer,ombreàpeuprèsinexistante.Heureusementunventdouxsoufflait.Commenousbuvions joyeusement un verre de bon vin, les herbesondulèrent, et une énorme « vipère » parut. Sans hésitation,elle piqua droit et enfonça ses mandibules… dans le pneugauche de devant, qui émit aussitôt un sifflementcaractéristique.«NomdeDieu!»juraPaul,quibonditdanslecamioneten
ressortit armé d’une hache. Poursuivi par les : «Ne l’abîmezpas!»deVandal,ilassenaàlabêteunsifurieuxcoupqu’illatranchaendeuxetqueleferdelahaches’enfouitdanslesoljusqu’aumanche.Nousnoustordionsderire.« Je ne sais si elle aura trouvé cette proie juteuse », dit
Michelens’efforçantdedesserrerlesmandibules.Il fallut employer une pince. Le pneu démonté, nous vîmes
que les sucs digestifs de l’animal étaient si puissants que latoileétaitdissouteetlecaoutchouccorrodé.«Mesexcuses,ditMicheltournéverslesrestesdel’animal.
Jecroisquevousauriezpumangerlecaoutchouc!»Nousrepartîmesetroulâmesà25ou30demoyenne.Quand
le soir tomba, moi toujours au volant, nous avions fait 300kilomètres, et des pointes poussées à gauche nous avaientconvaincus que le marais était toujours là. Ce ne fut qu’à latroisièmeheure,lelendemain,aprèsunebonnenuit,quenouspûmes changer de cap, sans avoir rencontré autre chose quedesherbesgrises,deraresarbrisseaux,quelquesravinesqu’ilnous fallut contourner. Au loin se profilaient les montagnesvers lesquelles nous roulions. Peu avant dix heures, le temps
changea, et, à la halte demidi, la pluie tambourinait sur lessurfaces de durai. Nous prîmes notre repas à l’intérieur, àl’étroit.Lapluieétaitsiviolentequ’ellebrouillait lavue,et jeprislepartiderestersurplacejusqu’àcequ’ellecessât.Nousentrouvrîmeslesfenêtrespourlaisserpénétrerlafraîcheur,et,lesunsallongéssurleurscouchettes,lesautresassisàlatable,nous discutâmes. J’étais dans une position intermédiaire, àdemicouchésurlabanquetteavant,avecMicheletsasœuràcôté de moi, assis sur le pas de la porte de communication.Michel et moi fumions nos pipes, les autres des cigarettes.Grâce àDieu ou au hasard, il y avait des plants de tabac auvillage, en plus d’une abondante provision, et nous avions pulesplanter,àl’abridesincursionsdescontrôleursdelaRégie!Lapluiedura17heures.Quandnousnousréveillâmes,elle
durait encore, quoique affaiblie, et les veilleurs affirmèrentqu’ellen’avait pas cesséun seul instant.Toute laplaineétaitcouverte d’une pellicule d’eau, lentement absorbée parl’humus.QuandMichelmitenmarche,lecamionpatinaavantde partir. À la fin du troisième jour, ayant parcouru 650kilomètres, nous arrivâmesprès desmontagnes.Des collines,orientées S.O. N.E., rétrécissaient l’horizon. Et, entre deuxd’entreelles,jedevaisfaireunedécouvertecapitale.C’étaitlesoir. Nous avions stoppé au pied d’un monticule roux, où lavégétation faisait place à la terre nue, argileuse. Emportantmon arme, je m’étais un peu écarté. Tout en vagabondant,surveillant de temps en temps le ciel, je réfléchissais. Je medemandais si les lois de la géologie terrestre étaientapplicables à Tellus. Je venais de conclure par l’affirmative,quandjem’aperçusquedepuisquelquetempsj’éprouvaisunesensationindéfinissable,maisdéjàconnue.Jem’arrêtai.J’étaisdevant un petit marais huileux, où la végétation était trèspauvre,àpeinequelquestouffesjaunâtres,entouréesderefletsirisés.J’eusunsursaut:celasentaitlepétrole!Je m’approchai. Des bulles de gaz montaient à la surface,
dansunepetitecrique.Elless’enflammèrentsansdifficulté,cequi n’était pas unepreuve, car il eût pu s’agir de simple gazdes marais. Mais les irisations ? Selon toute apparence, un
gisementdepétroleétaitlà,probablementàfaibleprofondeur.Attentivement, j’étudiai le site.Lacouched’argilequi formaitlacollineétaiticiremplacéeparunerochenoirâtre,schisteuse.À cent mètres de là, cette roche butait contre une barre decalcaire blanc : toutes les apparences d’une faille. Cetteconstatation m’inquiéta. Le pétrole pouvait remonter à lafaveurdecettefaille,etdanscecas,ilyavaitdeschancesquele gisement soit perdu. Ou bien il était tout proche de lasurface.Detoutefaçon,ilyavaitdupétrolesurTellus,etnoustrouverionsbienunmoyendel’exploiter.Nous repérâmes soigneusement le lieu sur notre itinéraire,
et contournâmes par le sud une chaîne de montagnes – ilvaudraitmieuxdiredehautescollines,carellesnedépassaientpas800mètresdehaut.C’étaientdeschaînonscalcaires,peuérodés, probablement très jeunes. Dans un bloc éboulé, jedécouvrisunecoquillefossile,assezanalogueàunbrachiopodeterrestre. Tous les êtres de Tellus n’étaient donc pas – oun’avaientpasété–aussicomplètementdépourvusd’armatureque les hydres. La végétation était toujours aussimonotone :herbes grises et « arbres » vert-de-gris. Pendant les haltes,Vandaltransformaitlatableenlaboratoire,etlemicrotomenechômait pas. Mais, jusqu’alors, il n’avait pas fait dedécouvertes sensationnelles. Les cellules des plantes étaientanalogues à celles des végétaux terrestres, quoique souventpolynucléées.Cesplantesn’avaientpasd’inflorescences,maisdes graines analogues à celles des ptéridospermées de l’èreprimairesurTerre.Aussitôtquenouseûmescontourné lescollines,nousvîmes
auloinunepuissantechaînedemontagnes,couronnéesdepicsneigeux.Leplushautd’entreeuxétaitparticulièrementbeau.Ilfrappaitleregardparsonaltitudeénorme.Ilsedressait,noircomme la nuit, sous son chapeaude neige, conique, régulier,tombant droit sur la plaine. Il était probablement volcanique.Nouslebaptisâmes«Mont-Ténèbre».Nousroulâmesdroitvers lui.Michel fitquelquesvisées,et,
paruncalculsimple,déduisitsahauteur.Ilsiffla:«12km700àpeuprès!
—12kilomètres!Maisilenfoncel’Everestde…—Deplusde3000mètres,oui.—Commentse fait-ilqu’ondistinguesibien lesommet? Il
devraitêtreau-dessusdesnuages…— Il se trouve qu’il n’y a pas de nuages. Ils ont l’air assez
raressurTellus!Maisquandilpleut!Rappelle-toiavant-hier!— Il doit pleuvoir pourtant plus souvent que tu ne penses.
Cettevégétationnevitpassanseau!»Avant d’arriver au pied du pic, nous nous heurtâmes à un
obstaclemajeur. Le sol semit à descendre, et, au fondd’unelarge vallée, nous aperçûmes une rivière. Elle était bordéed’une végétation dendriforme, qui se révéla plus proche desarbresterrestresquetoutcequenousconnaissions jusque-là.Il y avaitmêmedes inflorescencesqueVandal rapprochadescônesdecertainsgymnospermes.Comment traverser la rivière ?Elle n’était pas très large –
environ200mètres–maisrapideetprofonde.Seseauxétaientnoires. En souvenir de mon pays natal, je la baptisai«Dordogne».Ilsemblaitpeuprobablequedeseauxsirapidespuissent convenir aux hydres, mais nous prîmes nosprécautions.Nousremontâmesvers l’amont,espérant trouverunpointdepassageplusfacile.Defait,ausoir,noustombâmessur une résurgence. La rivière semblait jaillir toute forméed’une falaise calcaire. Il ne fut pas facile de faire passer lecamion dans cet endroit rocheux qui formait pont : il étaitencombré de végétation et de blocs, coupé de ravines.Revenantversl’avalparl’autrerive,nousfilâmesversleMont-Ténèbre.Parune illusiond’optique, il nousavait semblé fairepartie de la chaîne de montagnes. En réalité, il se dressaitassezenavant,gigantesquemasserecouvertederavesnoires,basaltes et autres roches. Cela me sembla la preuve d’unchangement récent de l’origine profonde du magma épandupar ce volcan, car ces raves fluides ne donnent pas un reliefescarpé.Degrandescouléesd’obsidiennesillonnaientlabase.Et,prèsdel’uned’elles,jefisunedécouverteétonnante:dansun amas d’éclats, je trouvai une pointe finement taillée, en
formedefeuilledelaurier,toutàfaitanalogueàcellesquenosancêtres ont fabriquées sur Terre au cours de l’époquesolutréenne.
CHAPITREIVLESSSWIS
J’attiraiVandal,MicheletBreffortàpart,etleurmontraima
trouvaille.«Es-tusûr,demandaMichel,quecenepeutêtreunjeudela
nature?—Absolument.Considère la forme générale, les retouches.
C’estexactementlarépliqued’unepointesolutréenne.—Oudecertainespièces,enobsidienneégalement,venant
d’Amérique,quetuauraispuvoirauMuséedel’Homme,situl’avaisfréquenté,ajoutaBreffort.— Donc, reprit Michel, il nous faut admettre qu’il y a des
hommessurTellus.—Pasnécessairement,ditVandal.L’intelligencepeutfleurir
dans des formes différentes de la nôtre. Jusqu’à présent, lafaunetelluriennen’ariendeterrestre.—Certes.Cen’estpasuneraisonparcequemoncousinet
ses compagnons ont trouvé des humanoïdes sur Mars pourqu’ilyenaitaussiici!— Ne pourrait-il s’agir, reprit Michel, de Terriens comme
nous,qui,n’ayantpasàleurdispositionlesmêmesmoyensquelesnôtres,sontretournésàl’âgedepierre?—Jenecroispas.Jeneconnaissais,surTerre,quequelques
hommes capables de tailler la pierre, à la manièrepréhistorique. Et, crois-moi, la fabrication d’une telle piècesuppose une habileté qui ne s’acquiert que par unentraînement de plusieurs années. De toute façon, ouvronsl’œil,etmettonslesautresaucourant!»Ainsi fut fait. Je fis vérifier les phares et le projecteur
solidaire de la coupole mobile. Pour faire face à touteéventualité, lagardedenuit futdoublée,et jepris lepremiertouravecMichel.Ilmontadanslatourelle,jeprisplacesurlabanquetteavant,et,parunemeurtrière,passai lecanond’unF.M. Chargeurs prêts, j’attendis. Au bout d’un moment,j’appelaiMichelparletéléphone.
« Ilvautmieuxquenousnousparlionsde tempsen temps,cela nous empêchera de nous assoupir. Si tu veux fumer tapipe, débrouille-toi pour que la lueur du briquet ne filtre pasdehors.—Entendu.Sijevoisquelquechose,jet’avertistoutdesuite
et…»Dehors,toutprès,retentitunétrangeetpuissantcri.Iltenait
du barrissement, du gargouillement, et se termina par unsifflement horrible, qui sciait les nerfs. Je me sentis devenirroide.LessauriensgéantsduSecondairedevaientavoireudesvoix de ce genre. Étions-nous dans une région peuplée detyrannosaures?Danslemicro,Michelmesouffla:«As-tuentendu?—Certes!—Quediablecelapeut-ilêtre?Faut-ilallumer?—Non,surtavie!Tais-toi!»L’étrange cri s’éleva de nouveau, plus proche encore.
Derrièreunrideaud’arbres,jevis,àlapâlelumièredeSéléné,remuerquelquechosed’énorme.Lesoufflecourt, j’introduisisun chargeur dans le F.M. Le claquement produit me semblaretentissant.Avecunlégergrincement,latourellepivota.SansdouteMichelavait-ilvu,luiaussi,etilpointaitsonarme.Dansle silence retombé, j’entendis les ronflements de Vandal. Ilsdevaientêtrebienfatigués,tous,pournepasavoirétéréveillésparlescris!Commejemedemandaiss’ilnefallaitpassonnerlebranle-basdecombat,laformebougeaetsortitdederrièrelesarbres.Danslamauvaiselumière,j’entrevisundoscrénelé,des pattes courtes et épaisses, une tête cornue, plate, trèslongue.Quelquechosedebizarredansladémarcheattiramonattention: labêteavaitsixpattes!Elledevaitmesurer25ou30mètresdelong,et5à6mètresdehaut.Dudoigtjetâtaislasûreté, vérifiantquemonarmeétait prête au tir,maisnemehasardaipasàposerl’indexsurladétente,craignantdelâcherunerafaleparnervosité.«Attention.Tiens-toiprêt,maisnetirepas,dis-je.—Qu’est-cequec’estquecettesaleté-là?
—Saispas!Attention!»Le monstre avait remué. Il s’avançait vers nous. Sa tête
portaitdescornespalmées,commecellesd’unélan, luisantessous la lune. À petite allure,mi-glissement,mi-rampement, ilpassadans l’ombredurideaud’arbres,et je leperdisdevue.Ce furent de terriblesminutes.Quand il reparut, il était plusloin, et se fondit graduellement dans la nuit. Un « ouf » meparvintpartéléphone.Jerépondisdemême.«Faisuntourd’horizon»,dis-je.Augrincementdespédales,jecomprisqueMichelobéissait.
Soudainun«ah!»étouffémeparvint.«Viensici!»Je grimpai l’échelle, m’insinuai près de Michel, de l’autre
côtédelamitrailleuse.«Enfacedetoi,loin.»Àlatombéede lanuit,danscettedirection,nousavionsvu
unefalaise.Danscettefalaise,maintenant,despointslumineuxscintillaient,parfoismasquésparquelquechose.« Des feux ! Dans des grottes ! C’est là que vivent les
tailleursd’obsidienne!»Nous restâmes là, comme hypnotisés, faisant de temps à
autreun tourd’horizon.Quand,quelquesheuresplus tard, lesoleilrougeseleva,nousyétionsencore.«Pourquoinepasnousavoirréveillés?SelamentaVandal.
Direquejen’aipasvucetanimal!—Cen’estpaschicdevotrepart,ajoutaMartine.—J’yaipensé,dis-je.Maistantquel’animalétait là, jen’ai
pasvoulude la confusiond’un réveil en sursaut, etaprès, ehbien,ilétaitparti.Maintenant,Micheletmoiallonsdormirunpeu. Vandal et Breffort, prenez la garde. Inutile de vousrecommander d’ouvrir l’œil !Ne tirez qu’en cas de nécessitéabsolue. Toi, Charles, dis-je à Breffort, prends le deuxièmeF.M.,etmonteàlatourelle.Netesersdelamitrailleusequesitu ne peux faire autrement. Les munitions sont relativementrares.Maissic’estnécessaire,n’hésitepas.Défenseabsolueàquiconquedesortir.Dèsleleverd’Hélios,réveillez-moi.»
Nousnedormîmesqu’uneheure!Unepétaradedecoupsdefeu et le brusque départ du camion me tirèrent de monsommeil. En un clin d’œil j’étais en bas du lit, et je reçusMichel, encore àmoitié endormi, sur la tête. Par la porte decommunication, je vis Paul au volant et le dos de Vandal,penché sur un F.M., Martine lui passait les chargeurs. Àl’arrière,Beltaire,ledeuxièmeF.M.àsescôtés,regardait,l’œilcolléà lameurtrière.Latourelletournaitentoussenset,parrafalesde4ou5balles,lamitrailleuselourdetirait.«Michel,approvisionnelamitrailleuse!»Jepassaiàl’avant.«Qu’ya-t-il.Pourquoiest-onenroute?—Lefeuestauxherbes!—Surquoitirez-vous?—Surceuxquil’ontallumé.Tiens,lesvoilà!»Au-dessus des hautes herbes, j’entrevis une silhouette
vaguementhumaine,quifilaitàgrandeallure.«Descavaliers?—Non,descentaures!»Commepourconfirmerl’expressiondontVandals’étaitservi,
unedescréaturesparutsuruntertredénudé,àcentmètres.Àpremièrevueelleévoquaitbienlalégende:ellemesurait
environdeuxmètresdehaut,avaituncorpsquadrupède,auxlonguesjambesfines.Perpendiculaireàcecorpssedressaituntorsequasihumain,avecdeuxlongsbras.Latêteétaitchauve.Letégument,brun,luisaitcommeunmarrond’Indetoutjustesorti de sabogue.L’être tenaitdansunemainun faisceaudebâtons.Ilensaisitundesadroite,courutversnous,leprojeta.«Unesagaie»,dis-je,étonné.L’armesefichaenterreàquelquesmètres,craquasous les
roues.Uncrid’angoissevintdufondducamion:«Plusvite,plusvite!Lefeugagne!—Nousfilonsaumaximum.55àl’heure!Dis-je.Lefeuest-il
loin?—À300mètresseulement.Leventlepousseversnous!»
Nous continuâmes tout droit. Les « centaures » avaientdisparu.«Commentcelas’est-ilpassé?Demandai-jeàMartine.—Nousétionsentraindeparlerdelabêtequevousavezvu
cette nuit quand Breffort signala à Vandal que des feuxvenaient de s’allumer derrière nous. À peine avait-il dit celaqu’unecentainedecesêtresestapparue.Ilssesontmisànousjeter des sagaies. Quelques-uns ont même des arcs, je crois.Nousavonsripostéetnoussommespartis.C’esttout.—Lefeugagne,criaBeltaire.Ilestà100mètres!»Lafuméeobscurcissaitlepaysageàdroite.Desflammèches
volaientau-dessusducamion,allumantdesfoyerssecondairesqu’ilfallaitéviter.«Essaiedeforcerunpeul’allure,Paul.—Nousallonspleingaz!60àl’heure.Etsiunessieupète…—Ehbien,nousrôtirons.Maisilstiendront!—Àgauche,Paul,àgauche,criaBreffort.Laterrenue!»Schœffer obliqua, et, quelques instants plus tard, nous
roulionssurunevasteétenduedénudéed’argileroussâtre.Lesmontagnesétaientproches,etHéliosselevait.Jeconsultaimamontre ; entre le moment où je m’étais couché et l’instantprésent,ils’étaitécouléuneheureetdemie.Notrepositionétaitmaintenantbonne.Nousétionssurune
surface nue de plusieurs kilomètres de circonférence,probablement. Avec notre armement intact, nous étionsredoutables.Nousnecraignions,dansnotrecamion,niflèche,nisagaie,exceptépournospneus.Petitàpetit,lefeuencerclanotre îlot de salut, nous dépassa sur la gauche. Devant luicouraittoutunflotdebêtesbizarres.Vandal,descenduàterre,encapturaquelques-unes.Trèsvariéesdeformesetdetailles–de celle d’une musaraigne à celle d’un gros chien – ellesprésentaient toutes un caractère commun, la présence de sixpattes.Lenombredesyeuxvariaitentretroisetsix.Ànotredroite, le feu, rencontrantpeut-êtreune végétation
plus humide, s’arrêta. Sur la gauche, il nous avait largementdébordé.
Il atteignit un bouquet d’arbres, qui crépitèrent ets’enflammèrentviolemment,commes’ilsavaientétéimprégnésd’essence.Unhurlement terrifiants’éleva.Une formeénormejaillit d’entre les arbres en feu et vint en tanguant droit surnous,àtouteallure.C’étaitl’animaldelanuit,ousonfrèrederace,quidevaitavoirsabaugedanslebosquet.À500mètresde nous il s’arrêta, sur la terre nue. À la longue-vue, je pusl’examiner en détails. Sa forme générale – les six pattesexceptées – était celle d’un dinosaurien. L’échine crénelée seprolongeait par une longue queue hérissée de piquants. Sontégumentvertbrillantétaitécailleux.Latête,longuedetroisàquatremètres,muniedenombreusescornes,dontdeuxétaientramifiées, possédait trois yeux, deux latéraux et un frontal.Comme il se retournait pour lécher une blessure, je vis lesdentsénormes,aiguës,unelonguelanguerougeâtredansunegueuleviolacée.Puis parurent dix « centaures », armés d’arcs. Ils
commencèrent à cribler lemonstre de flèches. La bête fonçasureux.Avecunemerveilleuseprestesse,ilsl’évitèrent;leursmouvementsétaientvifsetgracieux,et leurvitessedépassaitcelled’unchevalaugalop.Elleleurétaitd’ailleursnécessaire,lemonstredéployantuneagilité remarquablepoursonpoids.Nous regardions tous, empoignés par cette chasse épique,hésitantà intervenir. Ileûtétédifficiledetirersansatteindreleschasseurseux-mêmes,tournoyantautourdelaproie.J’allaisdonnerl’ordredemettreenroutequandledramesedéroula.Undes « centaures » glissa. La gueule énorme le saisit et lebroya.«Enavant!Prêtsàfairefeu!»Nous fonçâmes, à vitesse modérée, pour pouvoir mieux
manœuvrer.Sibizarrequecelapuisseparaître,jenecroispasqueles«centaures»aientnoténotreprésenceavantquenoussoyonsàmoinsdecentmètresd’eux.Ilsnousaperçurentalors,et abandonnèrent immédiatement l’attaque du monstre, seregroupant par trois. À mesure que nous avancions, ilsreculaient, nous laissant en tête-à-tête avec la bête. Il fallaitéviter à tout prix un choc avec celle-ci, choc qui nous eût
écrasés.«Feu!»criai-je.Le monstre fonçait sur nous. Quoique criblé de balles et
d’obusperforants,ilnes’arrêtapas.Schœfferdonnaunviolentcoupdevolantàgauche. Ilmesemblaque l’animalglissait àdroite,uncoupdequeuecabossaleblindage.Immédiatementretournée, la mitrailleuse continua à tirer. La bête voulutrevenir vers nous, trébucha, s’affala immobile, morte. Àdistance,les«centaures»observaient.Le monstre ne bougeait plus. Mitraillette au poing, je
descendisavecMicheletVandal.Martinevoulutvenir,maisjeleluiinterdis.Bienm’enprit.Àpeineavions-nousposélepiedà terre qu’avec des cris sibilants : « Sswi ! Sswi ! », les« centaures » nous chargèrent. Un F.M. crépita, puis se tut,enrayé peut-être. La mitrailleuse tira deux fois. Déjà, lesassaillants étaient surnous.Nos rafales furentplus efficaces.Troiscentaures,tués,roulèrentàterre ;deuxautres,blessés,s’enfuirent.Unepluiedeflèchess’abattitautourdenous,nousmanquant. Puis ce fut le corps à corps. Nos mitraillettesdéchargées, nous saisîmes nos revolvers. À peine avais-je lemien enmain que jeme sentis saisi par-derrière et emporté.J’étaisserrépardesbraspuissantscontreuntorsehuileuxquirépandait une âcre odeur de graisse rance. J’avais les brascollésaucorps,monrevolverdans lamaingauche. J’entendisdes coups de feu, mais ne pus me retourner. La terre nuesonnaitsouslespiedsdemonravisseur.Je me rendis compte que, si je ne me dégageais pas
rapidement, j’étais perdu. Une trentaine de « centaures »accouraient à la rescousse. Par un violent effort, je pusdesserrer l’étreinte demon ennemi,me retourner et dégagermonbrasdroit.Jefispassermonrevolverdanslamaindroiteet tirai cinq balles dans la tête de l’être qui m’emportait. Jeroulai à terre, meurtri, à demi assommé. Quand je meredressai, lesautresn’étaientplusqu’à trois centsmètresdemoi,etlecamionarrivait,àtoutevitesse,lesarmesmuettes.Jememisàcourirverslui,sansgrandespoird’échapper.J’étaisinondéd’unliquideorangeetgluant,lesangdu«centaure».
J’entendais, de plus en plus proche, le galop de mespoursuivants.Marespirationsefitcourte,unpointdecôtémelabouralapoitrine.Parl’ouverturedelatourelle,jevisMichelmefairedegrandssignesaveclebras.«Troptard,pensai-je.Pourquoinetirent-ilspas?»Soudain, je compris : ils nepouvaient tirer sans risquerde
m’atteindre. Brutalement, jeme plaquai au sol,me retournaidans ladirectionde l’ennemi. J’avais encore troisballesdansmon arme. À peine étais-je à terre que les premiers obussifflèrent au-dessus demoi, culbutant une dizaine d’ennemis.Ilss’affolèrent.Deuxcependantcontinuèrentversmoi ; je lescueillisàdixmètres.Lecamionstoppa,dansungrincementdefreins, tout près, porte ouverte. Je bondis à l’intérieur. Unevoléedeflèchescrépitacontrelaporte,rayantleplexiglasdela vitre. L’un des projectiles passa par une meurtrière et sefichaenvibrantdansledossier.Notrefeureprit,lesquelquessurvivants s’enfuirent. Nous étions maîtres du champ debataille.Micheldescenditdelatourelle.«Ehbien,monvieux,tul’aséchappébelle!Pourquoidiable
net’es-tupascouchéplustôt?—Situcroisquej’ypensais!Pasdedégâts?—Vandalareçuuneflèchedanslebras,lorsdelabagarre.
Ce ne sera rien… si elle n’est pas empoisonnée. Breffort aexaminélapointeetassurequenon.—Quelsêtresinfernaux!—Oùallons-nousmaintenant?—RetournonsvoirleGoliathquenousavonsabattu.»Michel, Vandal et moi descendîmes pour la seconde fois
examinerlemonstre,ainsiquelescadavresdes«centaures»restés sur le premier champ de bataille. D’après Vandal, lacuirasseduGoliath, commenousappelâmes lemonstre, étaitd’une matière se rapprochant de la chitine des insectesterrestres, mais assez différente. En tout cas, elle était trèsdure,etnousébréchâmesunescieàmétauxavantderéussiràdétacher une des cornes ramifiées, que Vandal voulaitemporter. Nous photographiâmes l’animal, ainsi que les
centauresmorts.NousavionsencorequelquesfilmspourmonLeica,dontnoususionsavecparcimonie.Ce sont d’étranges créatures que les « centaures » ou,
commenouslesappelâmesd’aprèsleurcri–etilssenommenteux-mêmesainsi– lesSswis.Uncorpsàpeuprèscylindrique,quatre pattes fines à sabots durs et petits, une courte queueécailleuse. Ce corps se coude brusquement à la partieantérieure pour donner un torse presque humain, avec deuxlongsbrasterminéspardesmainsàsixdoigtssubégaux,dontdeux opposables. La tête, sphérique, chauve, dépourvued’oreillesexternes–ellessontremplacéesparunemembranetenduesurunecavité–possèdetroisyeuxd’ungrispâle,dontle plus grand est situé au milieu du front. La bouche estlargementfendue,avecdesdentsaiguës,reptiliennes.Lenez,long,mou,ballantcommeunetrompe,tombedevantlabouche.Vandal en disséqua un sommairement. Le cerveau estcompliquéet volumineux, protégéparune capsule chitinoïde.L’ossatureestminéralisée,mais souple.Quoique trèséloignésde nous, ils nous étaient incommensurablement plus prochesque les hydres. Certains cadavres étaient encore chauds. Letorse ne renfermait que deux vastes poumons, analogues auxnôtres,maisplussimples, lecœur,àquatrecavités, l’estomacetlesautresviscèresétantenfermésdanslapartiehorizontaleducorps.Lesang,épais,étaitdecouleurorange.« Ce sont des êtres que nous sommes obligés d’appeler
humains, dit enfin Vandal. Ils connaissent le feu, taillent lapierre, fabriquent des arcs. Bref, ils sont intelligents. Queldommaged’êtreentréenrelationsdecettemanière!»Nous repartîmes non sans avoir noté qu’en plus de leurs
armes–unarcoudesjavelotsàpointed’obsidiennefinementtaillée – les Sswis portaient, autour de la partie verticale deleur corps, une sorte de ceinture de fibres végétalesartistementtressées,soutenantdepetitssacsdemêmenature,emplisd’objetsd’obsidiennerappelantcurieusement lesoutilsdenotrePaléolithiquesupérieurhumain.Pour passer la nuit, nous choisîmes une portion de plaine
complètement dépourvue d’herbes et d’arbres. Ces étranges
espacesdénudésétaientassezfréquents,etjemeconvainquisqu’ils étaient dus à la nature du sol, une sorte de latériteparfaitementstérile.Quellequ’enfûtlacause,elleservaitnosdesseins. Nous arrêtâmes le camion en haut d’une longuepente, de façon à être à l’abri d’une possible défaillance dudémarreur. Toutes ces précautions furent inutiles. La nuit sepassa sans alerte, à peine troublée par le cri lointain d’unGoliath. Au matin, cependant, Michel me réveilla avec uneminepréoccupée.«Regarde»,medit-ilenmemontrantlebaromètre.Celui-ci,aulieudes91centimètresdemercurequinoussont
habituels,enindiquaitàpeine76.« J’ai l’impression qu’il va y avoir un drôle de temps d’ici
peu!—Tuessûrquecen’estpasunequestiond’altitude?—Hiersoir,ilmarquait90.»Puis,m’entraînantverslavitredegauche:«Voislesmontagnes.»Les «monts inconnus » que nous longions, disparaissaient
danslabrume.Àl’ouest,desnuagesgrisnoirplanaient.« Nous ne pouvons rester ici, décidai-je. En avant. Il nous
fauttrouverunabrinaturel.»Paul prit le volant. En s’installant, il regarda l’horizon, et
laissaéchapperunsifflementappréciateur.« Mince, alors. Pas vu ça depuis le « pot-au-noir » sur
l’Atlantiquesud!»Tout l’ouest était devenu d’un gris plombé, sinistre. Le
contrasteétaitétonnant,entre l’est,où lesoleil levantbrillaitde tous ses feux, et cette affreuse teinte, qui montaitrapidementdansleciel.« Serre à gauche, dis-je. Plus nous serons sur de hautes
terres,moinsnouscraindronsl’inondation.»Nous filâmes vers le sud-ouest, à travers la plaine déserte.
Les nuages étaient maintenant presque au zénith. Soudain,largesetclaquantes,tombèrentlespremièresgouttesdepluie.
Si,là-haut,leventtraquaitlesnuages,aurasdusolilétaitnul.Une chaleur étouffante stagnait. Laissant Michel à côté duconducteur, je gagnai, suivi de Martine, la tourelle, d’oùj’espéraisdécouvrirunabri.Pournousrapprocherplusvitedesmontagnes, nous obliquâmes plein sud, puis sud-est. Le solmontait doucement. La pluie continuait, à gouttes espacées.Avec un roulement sourd, l’orage grondait à l’ouest. Nousapprochionsd’unefalaisequi,dansla lumièredeplusenpluslivide, me sembla creusée d’abris. Nous en étions encore àdeux bons kilomètres. Tout d’un coup, ce fut la tempête. Levent frappa le camion, qui fit une embardée. J’entendis Pauljurer,etjesentislecoupdevolantquinousrétablissaitdanslabonneroute.Lapluiecroula,longuesflèchesliquidesbalayéesparlevent,lafalaiseparutpluslointaineouplusproche,selonque le vent écartait ou laissait retomber le rideau de pluie.Avec un bruit fracassant, le tonnerre retentit. La nuit étaitpresquetotale,coupéeseulementdegrandséclairsd’unvioletaveuglant. Je dus basculer la mitrailleuse à l’intérieur, etfermer l’embrasure. Bientôt il devint impossible de conversersanscrier,tantletonnerreétaitcontinuetassourdissant.Lecamionpeinait.Lesolliquéfién’offraitguèredepriseaux
pneusquipatinaient.Leventn’étaitpascontinu,maissoufflaitpar brusques rafales, rendant la conduite difficile. Notrevitesse ne put excéder, sans danger, dix kilomètres à l’heure.Les éclairs semblaient palpiter des minutes entières ; puis,pendant quelque temps, ce fut une fantasmagoried’éclairementsetdeténèbresd’oùémergeaitetdisparaissaitàcôtédemoilafacepâleetunpeueffrayéedeMartine.Quandjemepenchaisetregardaisentremespieds,jevoyais
sousmoil’intérieurducamion.Surlatable,Breffortécrivaitlejournaldebord,etVandalmettaitauclairsesnotes.Jenepusdécouvrir Beltaire. Je finis par voir sa jambe pendant de sacouchette. Quand je relevais la tête, par contraste avec lecalme de l’intérieur, l’univers semblait encore plus déchaîné.Leventetlapluies’acharnaient.Leséclairsmontraientletoitet le capot ruisselants comme s’ils sortaient de la mer.L’antenne vibrait, tendue à se rompre. Dans l’intervalle des
coupsdetonnerre,j’entendaissonchantaigu.«Ehbien,criai-je,pourunorage,c’estunorage.—C’estmagnifique»,réponditMartine.C’étaitunspectaclemagnifique,eneffet,quoiqueeffrayant.
J’avais déjà été surpris par des orages en montagne, sur laTerre,mais jen’avais jamaisrienvuquiapprochâtcelui-cienviolenceetenbeauté.Commelafoudrevenaitdetomberà200mètresàpeine,jecriaiàMichel:«Quefaitlebaromètre?—Ildégringoleencore!—Nousarrivons!Jevoisdesabris.Allumezlesphares!»La falaise était toute proche. Nous la longeâmes pendant
deuxou troisminutesavantde trouverun surplombsuffisantpour abriter le camion, et dont le sol fut de plain-pied.CraignantlarencontredeSswis–oud’unGoliath–jeremislamitrailleuse en batterie, et une bouffée d’air froid et humidepénétraaveclebruitdelapluie.L’abriétaitvide,etbientôtlecamionfutausec,protégéparplusdetrentemètresderocher.Nous leplaçâmes l’avant faceà l’extérieur,puisdescendîmes.Beltaire, dont c’était le tour, resta à la mitrailleuse. L’abrimesurait environ 50mètres de long sur 20 de haut et 25 deprofondeur. Si par endroits l’eau glissait le long de la voûte,formantdesgouttières,ailleursdesressautsdurocherjouaientle rôle de larmiers, et le sol était sec. Dans un coin, descendres,desoutilsd’obsidienne,desdébrisd’os témoignaientquelesSswisavaienthabitéici,ilyavaitpeudetemps.Il fallait donc veiller.Nous trouvâmesaussi, soigneusement
cachés dans une anfractuosité, des blocs d’obsidienne et desréservesdeboissec.C’était peut-être une imprudence,mais nous allumâmes du
feuderrièrelecamion.Nousprîmesnotrerepasdemidiàcôtédelui,etdesboîtesdeconservesvidesallèrentgrossirletasderebutlaisséparlesSswis.« Je me demande quelle tête feront nos amis les
«centaures»quandilstrouverontcesdrôlesderécipients,dis-je.
—Surtouts’ilsregardentlesimages»,ajoutaMichel.Une boîte de saucisse portait en polychromie l’effigie de
«TanteIrma»,sousl’aspectd’uneplantureusecuisinière.«Ilsaurontunepiètreidéedenotreart,»intervintMartine.Toutescesrépliquesfurentcriées,pourdominerlebruitdes
cataractes.Michel ayant relevé Beltaire, je mobilisai celui-ci pour
creuser, avec Breffort et moi, une petite tranchée de fouilledans le sol de l’abri. Je voulais savoir s’il avait été habité àdiverges époques. Notre travail fut récompensé par ladécouverte,danslaterresableuse,dedeuxcouchesdecendreset de débris, épaisses chacune de vingt centimètres. Toutesdeuxnous livrèrent lamême industrie,différentedecelledesSswis actuels, pour autant que nous pouvions en juger. Elleétaitplusgrossière,necontenantpasdepointesen« feuillesdelaurier»,maisseulementdespointestailléessuruneseuleface. Nous exhumâmes aussi un squelette de Sswis, bienconservé, mais nous ne pûmes voir s’il avait été ensevelivolontairement ou non. Nous découvrîmes aussi pas mald’ossements variés, dont quelques-uns pouvaient avoirappartenuàdesGoliaths.Trois de ces animaux, de taille relativement faible – ils ne
dépassaientpasdixmètresdelong–vinrentnousrendrevisiteen fin d’après-midi. Impoliment, nous refusâmes de lesrecevoir,etlesrenvoyâmessouslapluie.Commeilsinsistaient,noustirâmesetentuâmesun.Lesautresfuirent.La pluie dura deux jours entiers, avec de courtes
intermittences.Nouslespassâmesenfouilles,nepouvantrienfaired’autre. J’approfondisma tranchée.Au lieudusabledescouches supérieures, je trouvai des lits d’éboulis calcairesanguleux, formés sous un climat différent, certainement bienplus froid. Tellus avait dû connaître, comme la Terre, despériodes glaciaires, et je me promis de chercher, dans lesmontagnes, lesanciennesmoraines.Un lotdepierres tailléeset d’ossements prit place dans le camion, noyau d’un futurmusée.
Le matin du troisième jour, le soleil se leva dans un cielnettoyé. Il fallut cependant attendre. Les bas-fonds étaientremplisd’eau,etailleurs,laterredétrempéeétaittransforméeen boue jusqu’à quinze ou vingt centimètres de profondeur.Heureusementunfortventseleva,quiaccéléral’évaporation.Nous profitâmes de ce repos forcé pour prendre contact parradioavecleConseil.Nousétablîmeslaliaisonparphonie.Cefut mon oncle qui répondit. Je lui appris la découverte del’existence des Sswis, et d’indices de pétrole. En revanche ilm’apprit que, depuis quelques jours, les hydres survolaientfréquemmentleterritoire,sansattaquer.Lesfuséesenavaientdescendu une bonne cinquantaine. J’avertis alors le Conseilque nous allions pousser encore un peu au sud-ouest, puisrentrer.Lecamionétaitenbonétat, ilnousrestaitplusde lamoitiéducarburant,lesmunitionsetlesvivresétaientencoreabondantes.Nousavionsfaitdéjà1070kilomètres.Dès que le sol fut assez sec, nous partîmes. Peu de temps
après, nous rencontrâmes une autre rivière, que je nommai«Vézère».Moins importante que la Dordogne, elle se rétrécissait
parfoisjusqu’àunecinquantainedemètres.Leproblèmedelatraverser était difficile car ses eaux, gonflées par le récentorage,coulaientrapidesetprofondes.Nousdevionslafranchir,cependant, mais dans des conditions qui me donnèrent lefrisson.En remontant son cours nous arrivâmes en vue d’une
cataracte.LaVézèretombaitdeplusdetrentemètresdehaut.L’examen des environs me fit penser à une faille, qui setraduisaitdanslatopographie,outrelachute,parunefalaise.Nouseûmes lachancede trouver,àquelqueskilomètres,unepente praticable pour notre véhicule, et nous revînmesperpendiculairement à la rivière, juste en amont de lacataracte.Nousnousdemandionscomment fairepourpasser.Alorsune idéehardieeteffrayantegermadans lecerveaudeMichel. M’indiquant un large rocher plat émergeant à dixmètresde la rive,puisd’autres,espacésdecinqàsixmètresjusqu’àl’autrebord:
« Voici les piles du pont. Il ne nous reste qu’à établir letablier!»Jeleregardai,ébahi.«Etavecquoi?—Ilya icidesarbresdedixàvingtmètresdehaut.Nous
avons des haches, des clous et des cordes. Certains arbustessontassezsouplespourservirdeliens.—Necrois-tupasquec’estunpeurisqué?—Etnotreexpédition,ellen’estpasrisquée?—Soit.Consultonslesautres.»Breffortfutd’avisquelachoseétaitfaisable.«Ilfautduculot,certes,maisonafaitpire!»Sous laprotectiondu camion, patrouillant avecVandal à la
mitrailleuseetMartineauvolant,nousnoustransformâmesenbûcherons. Les troncs, abattus et élagués, grossièrementéquarris, furent traînés par le camion à une cinquantaine demètresenamontdelachute.Ils’agissaitdefaireporterundesboutssurlepremierrocher.JecherchaisunmoyenquandjevisMichelsedéshabiller.«Tunevaspasyalleràlanage?—Maissi!Attache-moiavecunecorde.Jevaisplongericiet
melaisserdériverjusqu’aurocher.—Tuesfou!Tuvastenoyer!—Net’enfaisdoncpas!J’aiétéchampionuniversitairedes
100mètresen53”4.Vite,avantquemasœurnemevoie. Jesuis sûr de mon affaire, mais inutile de lui donner desémotions.»Àpeinedans l’eau, il nagea vigoureusement vers lemilieu,
jusqu’à ce qu’il soit à dix mètres environ du bord. Puis il selaissadériver.Breffortetmoitenionsleboutdelacordequileceinturait. À quelques mètres du roc, il lutta farouchementcontre le courant qui l’aspirait vers le gouffre. Il parvinttoutefois sans trop de peine à agripper le bord. D’unrétablissement,ilsehissa.«Brr!Elleestfroide!nouscria-t-ildanslefracasdeseaux.
Attachezletroncparunboutàmacorde,etl’autreboutàunecorde que vous garderez ! C’est ça ! Balancez-le à l’eau,maintenant!Tenezbon,nelelaissezpasfilerenbas!»L’énormemadrier buta par la tête contre le rocher, l’autre
extrémité, maintenue par notre corde, raclait la berge. Nonsanseffort,nouslahissâmessurlebord.PuisPaul,Breffortetmoi-mêmetraversâmes,Pauletmoiàcalifourchon,lesjambesdans l’eau ; Breffort debout, à cinq mètres de la cataracte,ayant,dit-il,horreurdesemouillerlespieds.Leboutdel’arbrefut posé sur le rocher, fixé avec des crampons d’acier. Nousavionsposélapremièrepoutrelledenotrepont.Nousrecommençâmes lamanœuvrepour laseconde.Avant
le soir, trois d’entre elles étaient placées. La nuit interrompitnos efforts. J’étais fatigué, Michel et Paul harassés, maisBreffort était assez frais. Je pris la première garde avec lui,jusqu’àminuit.LadeuxièmefutassuréeparVandaletBeltaire,latroisièmeparMartine,seule,aprèsleleverdeSol.Aumatin,nous reprîmes le travail. Le lendemain, toutes les poutrellesétaientenplace,etnousfoulâmeslesoldel’autrerive.Ilnousfallut quatre jours pour placer le tablier.Notre chantier étaitpittoresque.Ilfaisaitbonetfrais,lalumièreétaitjauneetvive,même au crépuscule ; nous étions gais. Le dernier jour, aurepasdemidi,jedébouchaideuxoutroisvieillesbouteilles,cequimit l’optimismeà son comble.Nousenétionsaudessert,mangésur l’herbegrise,horsducamion,quandunevoléedeflèchess’abattit.Parbonheur,personnenefuttouché,maisunde nos pneus transpercé. J’avais un F.M. à côté de moi, jem’aplatisausoletcommençaiunfeud’enferdansladirectiond’où étaient venues les flèches : un rideau d’arbres à unequarantainedemètres. J’eus lasatisfactiondevoirqu’unbonnombre des Sswis qui en jaillirent étaient touchés. L’attaquefinitaussitôt.Moins gais – nous aurions pu tous périr – le tablier fut
rapidementachevé,etlecamion,prudemmentpilotéparPaul,s’engageasurlepont.Non,jamaisingénieurayantconstruitleplus grand viaduc du monde ne fut aussi fier que nous dedébouchersurl’autrerive…niaussisoulagé!
Lanuit arriva sans incidents.Avant le coucherdu soleil, jechoisis la routedu lendemain.Nous irionsplein sudversunemontagnequi,quoiquebienmoinshautequeleMont-Ténèbre,atteignaitses3000mètres.Àminuit,étantdegarde,j’aperçusprès de son sommet un point lumineux. Était-ce encore unvolcan?La lumières’éteignit.Lavéritém’apparutquandelleserallumaplusbas.C’étaitunsignaldefeu!Jemeretournai.Derrière la Vézère, sur les collines, brillaient d’autres feux.Assezinquiet,jefispartdemesobservationsàMichelquimeremplaça.«C’esteneffetennuyeux.SilesSswisfontunemobilisation
générale,nousseronsdansunemauvaisesituation,endépitdenotre armement supérieur. As-tu remarqué qu’ils n’ont paspeur des armes à feu ? Et nos munitions ne sont pasinépuisables…—Jetienspourtantàpousserjusqu’àce«Mont-Signal».Ce
n’estguèrequedans lamontagne – ou toutprèsd’elle –quenous pourrons trouver du minerai. Nous ferons un raidrapide.»Au matin, avant de repartir, nous dûmes changer le pneu,
percé la veille par une flèche, et dont la fente s’agrandissait.Unefoisenroute, lesolmontainsensiblement,puis leterraindevint ondulé, coupé de ruisseaux que nous eûmes dumal àfranchir. Dans une petite vallée, j’avisai des filons verdâtresdansunefalaise.C’étaitdelagamiérite,assezbonmineraidenickel.Lavalléeserévélad’unerichesseminièreprodigieuse,et, le soir, j’avais des échantillons de nickel, chrome, cobalt,manganèseetfer,ainsique,choseinestimable,del’excellentehouille,affleurantenveinesépaisses.« C’est ici que nous établirons notre centremétallurgique,
dis-je.—IlyalesSswis,objectaPaul.—Nous feronscommelesAméricainsdestempshéroïques.
Le sol semble fertile. Nous combattrons s’il le faut, tout encultivant la terre et en exploitant nosmines. De toute façon,depuisledeuxièmejourdenotrevoyage,nousn’avonsplusvu
d’hydres.Cecicompensecela.— Soit, dit Michel. Hurrah pour Cobalt-City ! La difficulté
seradetransportertoutnotrematérielici.—Onyarrivera.Ilnousfaudrad’abordexploiterlepétrole,
etceneserapassifacile.»Nousvirâmesaunord,puisàl’ouest.À60kilomètresdelà,
jedécouvrisungisementdebauxite.« Décidément, c’est le paradis des prospecteurs, cette
région,ditMartine.— Nous avons de la chance. Espérons qu’elle durera, »
répondis-je,pensantàautrechose.Depuislematin, jemedemandaiss’ilneseraitpaspossible
de faire alliance avec les Sswis, ou au moins avec certainsSswis.Ilétaitprobablequ’ilexistaitplusieurstribussefaisantlaguerre.Nouspourrionsprofiterdecesrivalités.Lapremièrechoseàfaireétaitd’entrerencontactautrementqu’àcoupsdefusil.«SinousavonsencoreàcombattrelesSswis,dis-jeàhaute
voix,ilfaudraitaumoinsunprisonnier.—Pourquoi?demandaPaul.— Pour apprendre leur langue, ou leur enseigner la nôtre.
Celapourranousservir.—Croyez-vousquecelavautlapeinederisquernosvies?»
InterrogeaVandalqui,évidemment,nedemandaitpasmieux.J’exposaimonplan.Lehasarddevait servirmesprojets.Le
lendemain, nous fûmes arrêtés, peu après notre départ, parunepanne.PendantquePaul réparait,nousassistâmesàunebrève bataille entre trois Sswis rouge brun, de l’espèce quenous connaissions, et une dizaine d’autres, plus petite, àépidermenoir luisant.Malgréunehéroïquedéfensequicoûtalavieàcinqdesattaquants, les rougessuccombèrent sous lenombre. Les vainqueurs se mirent alors en mesure de lesdépecer, ignorant notre présence. Je les arrosai au fusilmitrailleuret ils s’enfuirent, laissant troismorts. Jepassaidel’autrecôtédurideaudevégétationquinousavaitdissimulés.Un des Sswis rouges qui n’était pas mort essaya de s’enfuir
quandilmevit. Ilretombavite : ilavaitcinqflèchesdans lesmembres.«MoncherVandal,tâchezdelesauver!— Je ferai mon possible, mais je n’ai qu’une connaissance
trèsrudimentairedeleuranatomie.Cependant,reprit-ilaprèsexamen,lesblessuresmeparaissentlégères.»Le Sswi ne bougeait plus, ses trois yeux étaient fermés.
Seule la dilatation rythmique de sa poitrine indiquait qu’ilvivait. Vandal entreprit d’extraire les flèches, avec l’aide deBreffort, qui avait été étudiant en médecine avant de sespécialiserenanthropologie.«Jen’osepasl’anesthésier.Jenesaiss’ilrésisterait!»Pendant toute l’opération, le Sswi ne bougea pas. Il
tressaillait seulement. Breffort fit les pansements qui setachèrent de jaune.Nous le transportâmesdans le camion. Iln’était pas très lourd – 70 kilos peut-être –, évalua Michel.Nous lui fîmes une sorte de divan, avec des herbes et descouvertures.Pendant tout le transport, il garda les yeux clos.Lapanneréparée,nousrepartîmes.Dèsquelemoteurronfla,le Sswi s’agita, effrayé, et, pour la première fois, parla.C’étaient des syllabes claquantes, riches en consonnessifflantes, curieusement rythmées. Il voulut se lever, et nousdûmesnousmettreàtroispourlemaintenir,tantsaforceétaitgrande. Sa chair donnait une impression à la fois dure etsouple. Petit à petit, il se calma. Nous le laissâmes, et,m’asseyant à table, je pris quelques notes pour mon journalpersonnel. Ayant soif, jeme versai un verre d’eau. J’entendisune exclamation étouffée de Vandal, me retournai. À demidressé,leSswitendaitlamain.«Ilveutboire,»ditVandal.Jetendisleverre.Illeconsidéraunmomentavecméfiance,
puis but. Je tentai une expérience. Je versai de l’eau dans leverre, et dis : eau. Distinctement, avec une agilité d’espritsurprenante,ilcomprittoutdesuite,etrépéta:«eau».Je luimontraiunverrevide :verre. Il répéta :« ferre». Je
bus une gorgée, et dis : « boire ». Il répéta : « boire ». Je
m’étendis sur une couchette, pris la position du sommeil, etdis : « dormir ». Le mot me fut déformé en « tormir ». Medésignant:Moi. Il imitamongeste:Vzlik.Jefusembarrassé.Voulait-ilmedonnerunetraductionde«moi»,ouétait-cesonnom?Jeconclusenfaveurde lasecondehypothèse. Ildevaitcroirequejem’appelaisMoi.Voulantpousser l’expérienceplus loin, jedis alors : «Vzlik
dormir. » Il répondit : « Eau boire. » Nous étions tousstupéfaits.Cetêtremontraituneintelligenceextraordinaire.Jeluiversaiunverred’eauqu’ilbut.J’auraiscontinuélaleçonsiVandalnem’avaitpasfaitobserverqueleSswiétaitblessé,etprobablement épuisé. De fait, il dit de lui-même : « Vzliktormir»,ets’assoupitpeuaprès.Vandalrayonnait:« Doués comme ils le sont, nous pourrons leur apprendre
rapidementbeaucoupdenostechniques!—Oui, dis-je,mi-figuemi-raisin. Et dans cinquante ans, ils
nous tireront dessus à coupsde fusil !Non, je ne vois pas siloin. Mais ils nous seront certainement précieux, si nouspouvonsnousallieràeux.—Aprèstout,intervintBreffort,nousluiavonssauvélavie.—Aprèsavoir tuépasmald’individusdesarace,peut-être
mêmedesatribu!—Ilsnousavaientattaqués!— Nous étions sur leur territoire. S’ils veulent la guerre…
Nousnoustrouverons,mutatismutandis,danslapositionoùseserait trouvé Cortez si les Aztèques n’avaient craint ni sesarmesàfeu,niseschevaux.Enfin,soignons-lebien!C’estunechanceànepasnégliger.»Jepassaiàl’avant.Michelconduisait,Martineàsoncôté.«Qu’enpenses-tu,Martine?—Qu’ilssontredoutablementintelligents.— C’est bien mon avis. Mais d’un autre côté, je me sens
soulagé.Nousnesommespluslesseulsêtrespensantsdanscemonde.—Pourmoi, c’est tout comme,ditMartine.Cene sontpas
deshommes.—Évidemment.Qu’endis-tu,Michel?— Je ne sais pas. J’attends.Mais voici à gauche un rideau
d’arbres.Probablementencoreunerivièreàtraverser!—Ilyenaégalementàdroite.Ilsserejoignent.Celalaisse
supposerunconfluent.»Effectivement, nous étions sur une langue de terre entre
deuxrivières.Celledegauche,nouvellepournous,futappeléeDronne.Cellededroiteétait-ellelaVézèreoulaDordogne?Jepenchai pour la seconde hypothèse, à cause de sa largeur :troiscentsmètresaumoins.Ellesemblaitprofonde.Leseauxcoulaientparesseusement,grisesetmornes.Lesoirtombait.«Nouscamperonsici.Lesiteestfacileàdéfendre.— Il peut aussi être considéré comme un piège parfait, dit
Breffort.—Nullevoiederetraite,eneffet,ajoutaVandal.— Une force capable de nous couper la retraite serait
capable aussi biendenous anéantir. Ici, nousn’auronsqu’uncôté à surveiller, ce qui nous permettra, le cas échéant, deconcentrer le feu de toutes nos armes. Demain, nouschercheronslespossibilitésdetraverser.»Cette soirée reste dans mon souvenir comme la plus
heureusedetoutenotreexpédition,dumoinsdanssapremièrepartie.Nousdînâmessurl’herbe,avantlecoucherdusoleil.Letempsétaitdoux.S’iln’yavaitpaseulesarmesàcôtédenous,et la silhouetteétrangedeVzlik,nousaurionspunouscroiresur Terre, en partie de camping. Comme sur notre planètenatale, le soleil, avantdedisparaître,déployaune féeried’or,de pourpre et d’ambre. Quelques nuages roses voguaientparesseusement dans le ciel, très haut. Nous avions tousmangé de fort bon appétit, y compris Vzlik. Ses blessuresétaient en bonne voie de cicatrisation. Il sembla apprécierparticulièrement les biscuits de mer et le corned-beef. Mais,ayantvoulugoûterauvin,illerecrachaavecunenausée.« Ils ne semblent pas avoir pour l’alcool le goût qu’avaient
nossauvages»,remarquaVandal.
Le soleil se coucha. Les trois lunes, réunies dans le ciel,donnaientassezdelumièrepourqu’onpûtlire.Saisissantunetoiledetenteroulée,jem’enfisunoreiller,etm’étendis,ledosausol,lesyeuxperdusdanslesconstellationsquinousétaientdéjàfamilières.Lecielétaitbeaucoupplusricheenétoilesquecelui de la Terre. Pipe allumée, je me laissai aller à mespensées, écoutant d’une oreille distraite la leçon de françaisqueVandaletBreffortdonnaientauSswi.Martines’allongeaàma gauche, Michel à ma droite. Beltaire et Schœffer s’étantdécouvert une égale passion pour les échecs, jouaient sur unéchiquier crayonné sur un carton, avec des pièces qu’ilsavaientsculptéeseux-mêmes.À demi assoupi, j’attirai la tête de Martine sur mon bras.
J’entendais vaguement la voix sifflante du Sswi répétant lesmots,lesannoncesespacéesdesjoueursd’échecs,et,mafoi,leronflementdeMichel.Unbarrissementtonna.Jem’assis.Àcinqcentsmètres,une
troupenombreused’animauxvenaitboire.SansêtreaussigrosquelesGoliaths,ilsatteignaientbienhuitmètresdelongpourquatre de haut. Leur museau très allongé et ballant, lavoussuredeleurdos,leurcourtequeue,leurspattesmassives,malgré leur nombre, suggéraient, comme leurs cris, leséléphants.Ilsserangèrentsurlarive,et,pliantlesjambesdedevant, burent. Vandal, les désignant du doigt, prit, àl’intentionduSswi,unemineinterrogative.« Assek », dit ce dernier. Puis, ouvrant la bouche, il fit le
gestedemastiquer.«Jesupposequ’ilveutnousdirequ’ilssontbonsàmanger»,
ditlebiologiste.Nouslesregardâmesboire.Lespectacle,souslesrayonsdes
lunes,étaitsplendide. Jepensaique ladestinéem’avaitoffertce dont j’avais souvent rêvé dans le calme du laboratoire, lavision des grandes énergies primitives. Martine, émue,regardaitaussi.Jel’entendismurmurer:«Uneterrevierge…»Lesanimauxrepartirent.Desminutess’écoulèrent.« Qu’est-ce que c’est que celui-là ? demanda subitement
Beltaire,abandonnantseséchecsquelespectacledutroupeaun’avaitpuluifairelâcher.Jemetournaiverslepointindiqué.Unebizarresilhouettese
mouvait sur un tertre, à contre-lune. Toute sa démarchepuissante, ramassée, féline, indiquait un fauve. Plutôt petit –1m50dehaut,peut-être–ildonnaituneimpressiondeforceextraordinaire. Je le désignai au Sswi. Aussitôt une agitationfébrile s’empara de lui, et il se mit à parler avec volubilité.Voyantquenousnecomprenionspas, il fit legestedebanderun arc, et désigna nos armes, disant maintes fois : « Bisir !Bisir ! » De sa mimique, je conclus que l’animal étaitdangereux.Sanstropdehâte–lefauveétaitbienàdeuxcentsmètresencore – jemisunchargeurdansmonF.M.Cequi sepassaalorsfutd’unerapidité inconcevable.L’animalsauta,ouplutôtparuts’envoler.Aupremierbond,ilfranchitbientrente-cinq mètres. Déjà il s’enlevait de nouveau, droit sur nous.Martinepoussauncri.Lesautresselevèrentprécipitamment.Je lâchaiunerafaleauhasard,manquaimonbut.Le fauveseramassapour son troisièmebond.Prèsdemoi,unautreF.M.crépita,serviparqui?Jetiraiànouveausanssuccès,vidantlechargeur.Michel,allongéàcôtédemoi,leremplaçaaussitôt.«Danslecamion.Vite!»Criai-jetoutenreprenantlefeu.J’entrevisBeltaireetVandalportantleSswi.«Àtoi,Michel!»Venant du camion, une rafale traçante d’obus de 20 mm
passaau-dessusdenous,endirectiondumonstre.Elledut letoucher,carils’arrêta.J’étaisseulsurlaprairie.Jebondisdanslecamion,claquai laportearrière.Michelmeprit leF.M.desmains,passalecanonparlameurtrière,tira.Lesdouillesvidestintaientsurleplancher.Jeregardaiàl’intérieur.Tousétaientlà,saufMartine.«Martine!—Ici,»répondit-elleentredeuxrafalesdemitrailleuse.Michelreculaprécipitamment,hurlant:«Cramponnez-vous!»Unchocterriblesecoua lecamion.Les tôlescraquèrent,se
bombèrent vers l’intérieur. Je fus projeté sur Vandal et reçusles 85 kilos deMichel sur le corps. Le plancher oscilla, et jecrusquenotrerefùgeallaitverser.Lamitrailleuses’était tue,l’électricité éteinte. Péniblement, Michel se dégagea, allumaunelampedepoche.«Martine!cria-t-il.—Jesuis là.C’est fini.Avancezunpeu, laportearrièreest
bloquée.»Le cadavre l’animal gisait contre le camion. Il avait reçu
vingt et une balles de mitrailleuse, dont cinq explosives, etavait dû mourir en plein bond. La tête, endommagée, étaitaffreuse et terrible, avec ses crocs de trente centimètres delong.«Commentcelas’est-ilpassé?Tuasétélaseuleàvoir.—C’estsimple.Quandtuesentré, ledernier, lefauveétait
arrêté. Je l’ai arrosé copieusement. Il a bondi. Je me suisretrouvée en bas de l’échelle. J’ai regrimpé et l’ai vu mortcontrelecamion.Vzliks’étaittraînéjusqu’àlaporte.« Vzlik », dit-il. Puis il fit le geste de bander un arc, et
montradeuxdoigts.«Quoi?Ilprétendenavoirtuédeuxavecdesflèches?— Ce n’est pas impossible, surtout si les flèches ont été
trempéesdansunpoisonassezviolent,répliquaBreffort.—Mais ils n’emploient pas de poison ! Heureusement, car
sanscelaVandalneseraitpeut-êtrepluslà!—Peut-êtren’empoisonnent-ilsqueleursflèchesdechasse?
Il y a sur Terre des tribus qui considèrent comme déloyall’emploidupoisonpourlaguerre.—Ehbien, s’il y enabeaucoupcommecelui-làdu côtéde
Cobalt-City, dit Beltaire, le pied sur le monstre mort, nousaurons des ennuis. Je voudrais les y voir, les chasseurs detigresdecheznous.Quelsbonds !Etquellevitalité !Quellesdents,etquellesgriffes,continua-t-ilenexaminantlespattes.—Ilsnedoiventpasbrillerpar l’intelligence,ditVandal. Je
me demande où ils peuvent loger un cerveau dans ce crânedéprimé.
—Tu le disais tout à l’heure,murmurai-je àMartine : uneterreviergeavecsesattraits…etsesrisques.Maisàcepropos,jedoisteféliciterpourtonadresseàlamitrailleuse.—IlfautenreporterlalouangeàMichel,quiavouluqueje
fasse beaucoup de tir, prétendant que cela sert toujours, neserait-cequ’àéduquerlesnerfs.—Jenepensaiscertespasquetuauraisàt’enservirdansde
tellescirconstances»,dit-ilensouriant.
CHAPITREVLERETOUR
Le lendemainmatin, aprèsune courte et calmenuit rouge,
nousdécidâmesde franchir la rivière.Nous construisîmesungrand radeau, ce qui nous prit six jours entiers, pendantlesquelsnousvîmesdenombreusesbêtes,maispasdefauves.Nousgoûtâmespourlapremièrefoisdelaviandetellurienne.Unpetit animal,miniaturedes«éléphants»dupremier soir,nous fournit le rôti. Nous n’en mangeâmes que très peu, etavec appréhension, ne sachant si cette viande n’était pastoxique, ou même simplement inassimilable pour nous. Augoût,ellerappelaitleveauunpeurouge.Vzlik,presqueguéri,enmangeagoulûment. Il n’y eut pas de troubles digestifs, etjusqu’à notre retour dans la zone des hydres, nous variâmesainsinotremenu,nousentenanttoutefoistoujoursàdepetitesquantités. En revanche, nous n’osâmes pas goûter aux fruitsqueportaientlesarbresabattuspourlafabricationduradeau,fruits dont le Sswi se délecta. Il pouvait marcher un peu etsemblait totalement habitué à nous. Son vocabulairecommençaitàluipermettred’exprimerdesidéessimples.Latraverséeeutlieusansencombres.Nousrécupérâmesles
cordeset lesclousduradeau,puisdescendîmes le longde larivièrependantdeux jours.Tantôtelle s’élargissaitennappespresque lacustres, tantôt elle forait des canons dans lescollines. Je remarquai qu’elle restait toujours profonde sansrapides. Ses rives fourmillaient de vie. Nous aperçûmes deshardes massives d’« éléphants », des Goliaths isolés ou parcouples, de nombreuses autres formes, géantes ou petites.Deux fois, nous vîmes au loin des « tigrosaures ». Ce nom,forgé par Beltaire pour le fauve qui nous avait attaqués, futadoptémalgrélesprotestationsdeVandalquifitfortjustementremarquer qu’il ne tenait ni du tigre, ni du saurien. Mais,commel’observaMichel,l’essentielétaitdes’entendre,etpeuimportait au fond que le nom vulgaire de l’animal futtigrosaure,léviathan,ou…tartempion.
Leseauxhébergeaientdemultiplesaquatiques,dontaucunenes’approchaassezdelarivepourquenouspuissionslavoirnettement.Verslesoirdudeuxièmejour,ilplut.Nousroulionstoujours sur la plaine, avec des rideaux d’arbres le long desrivières et des ruisseaux. La température, avoisinant 35°àl’ombreàmidi,fraîchissaitlesoir,tombantauxenvironsde10degrés.À l’aube du troisième jour, après une nuit troublée par le
hurlement des Goliaths, nous aperçûmes une colonne defumée,loinausud,del’autrecôtédelaDordogne.Campementsswi, ou feu de brousse. Le sol devint accidenté, des collinesbasses nous obligeaient à des détours. Quand nous eûmesdépassé la dernière, l’air fut pénétré d’un parfum âcre etviolent,commeceluidel’Atlantique.«Lamerestproche»,ditBeltaire.Illasignalabientôt,duhautdesatourelle.Quelquesinstants
plus tard,nous lavîmes tous.Elleétait vert foncé,agitée.Levent soufflait de l’ouest, et les vagues déferlaient, crêtéesd’écume.Lacôteétaitrocheuse,maisàquelqueskilomètresausud,laDordogneseterminaitparunestuairesableux.Nousstoppâmessuruneplagedegalets,gneissetgranit,à
quelquesmètresdesflots.Vandalsautaàterreetcommençaàexplorer ce paradis des biologistes qu’est une côte marine.Dans les flaques grouillait toute une faune inédite, certainesformes proches d’aspect des formes terrestres, d’autrestotalementdifférentes.Nousdécouvrîmesdes coquilles vides,ressemblantàd’énormespectens,ou,commeonledisaitsurlaTerre, des coquilles Saint-Jacques. Certaines mesuraient plusde trois mètres de large. D’autres, beaucoup plus petites,étaient encore attachées aux rochers. Avec peine, Michel endétachaunequ’ilportaàVandal.L’animalserévélaplusprochedes brachiopodes terrestres que des mollusqueslamellibranches.Loindans lamer,undosnoir apparut, entredeuxvagues,puisplongea.«J’aibienenviedemebaigner,ditMartine.— Non, décidai-je. Qui sait quels monstres habitent ces
rivages.Ceseraittroprisqué.»Cependant, derrière un promontoire de gneiss, Schœffer
découvrit une grande mare, longue d’une centaine de pas,profonded’environdeuxmètres.L’eautransparenterecouvraitunfonddegalets.Seulesquelquescoquillesdetrèspetitetailleetquelquesalguesyvivaient.Nousnousébattîmescommedesenfants. Pendant que Vandal, à la mitrailleuse, montait lagarde, j’organisai une course. Michel, nageur incomparable,arriva bon premier, suivi deMartine, Schœffer etBreffort. Jefusbonavant-dernier,battantBeltaired’unecourtetête.Ayantdécouvertungaletsphériquepesantenvironcinqkilos,jeprisunefacilerevancheaujetdupoids.Vzlik nous avait regardés. Il se mit à l’eau à son tour. Il
utilisait à peine sesmembres, nageant par ondulation de soncorpsétendudetoutson long.Àmonestimation, ileûtrendudixbonsmètresàMichelsurlatraverséedelamare.JerelevaiVandal,quipartitimmédiatementfaireuneampleprovisiondeformesanimalesetvégétalesdiverses.Puisnouscontinuâmesnotrerouteverslenord.Noussuivîmeslacôte,àquelquecentmètresàl’intérieurdesterres.Lesolétaitassezdifficile:unesériedevieuxanticlinauxérodésseterminantenpointedanslamer. Trois heures et demie après notre départ, nousrencontrâmes desmarais et des hydres. Elles étaient brunes,de très petite taille, ne dépassant pas cinquante centimètres.Elles ne nous attaquèrent pas. Nous contournâmes lemaraispar l’est. Au déclin du jour, nous touchâmes à sa fin etobliquâmesdenouveau vers l’ouest. La côte étaitmaintenantsableuse et basse. Contrairement à notre habitude, nousroulâmes au clair de lunes, sur un sol idéalement plat, àcinquante à l’heure. Peu avant l’aube rouge, la côte devintchaotique, et nous dûmes de nouveau nous enfoncer dansl’intérieurdesterres.C’estainsiquenousdécouvrîmesle lac.Nous l’abordâmes par sa rive sud-ouest, basse. À l’est, unechaîne de collines l’abritait. Une végétation abondantel’entourait d’un cercle sombre, de petites vaguesphosphorescentes couraient à sa surface, sous la lumièrelunaire. Le spectacle était doux et reposant, presque irréel.
Craignantqueseseauxn’abritassentdeshydres–nousn’avonssu que plus tard que ces animaux exigent pour leurdéveloppement des marais saumâtres –, nous n’approchâmespas. Nous stoppâmes sur une éminence, à environ unkilomètre.JecédailagardeàMicheletallaidormir.J’étaisfatigué,etil
me sembla ne me reposer que quelques secondes. Pourtant,quand j’ouvris les yeux, l’aube bleue entrait par la fenêtre.Michelétaitpenchésurmoi,undoigtsurseslèvres.Sansbruit,ilréveillasasœur.«Vousallezvoirunspectacledignedesdieux!»Noussortîmes,etuncrid’admirationnouséchappa.Le lac
étaitd’unbleuprofond,unbleudeglacier,sertidansuncadred’or et de pourpre. Les roches du rivage étaient d’un rougemagnifique, et les végétations, arbres comme herbes, d’unecouleur allant dumétal neuf au vieil or. À peine, de-ci, de-là,pointait une frondaison verte. Les collines à l’est, qu’Hélioseffleuraitencore,possédaientlacouleurdesbruyèresfleuries.«Quec’estbeau,dis-je.—C’estunlacmagique,ditMartine.Non,jen’aijamaisrien
vudesemblable!—LeLacMagique.C’estunjolinom,ditMichel.—Illuirestera,décidai-je.Réveillonslesautres.»Nous longeâmes le lac tout le jour. Sa surface ondulait
doucement sous la brise marine. À peu de distance de sonextrémité nord, mais séparés de lui par une puissante barrerocheuse, nous trouvâmes un marais communiquant avec lamer.Pendantquenous lecontournions, jedécidaid’entrerencontactavecleConseil.Aumêmemoment,Breffortsignaladeshydres. Elles étaient de la petite espèce brune, et trèsnombreuses. Elles entourèrent aussitôt le camion d’unvéritable essaim, ne cherchant pas à nous attaquer, secontentant de nous suivre. Après les avoir observées unmoment, j’essayaide joindre leConseilparradio.Celamefutimpossible.Nonpasque l’appareil restâtmuet : demavie jen’aijamaisentenduunetellesériedesifflements,decouacset
de friture. Ne sachant à quoi attribuer pareil résultat, jerenonçai momentanément à mon projet. Brusquement, sansraison apparente, l’essaim d’hydres brunes cessa de nousaccompagner.Nous roulâmes jour et nuit. À l’aube bleue suivante, nous
n’étionsplusqu’àcentcinquantekilomètresàpeuprèsdel’îlotterrestre. Nous ne pensions pas arriver avant le soir, car jevoulaisétudier lesenvirons immédiats.Subitement, leConseilnous appela par radio, et nous apprîmes des nouvelles quichangèrentcomplètementmesprojets.
CHAPITREVILABATAILLEDESHYDRES
C’étaitLouisquinousappelait.Depuistroisjours,leshydres
faisaientdesincursionscontinuelles.Laveille,ellesavaienttuétrois hommes et deux bœufs. Elles se laissaient tomber enordre dispersé et attaquaient au ras du sol, où les fusées nepouvaientguèrelesatteindre.Lasituationétaitcritique.« Je crois que lameilleure solution sera l’évacuation de ce
coindeterre,répondis-je.Endehorsdeszonesmarécageuses,nousn’avonspastrouvéd’hydres.— Cela ne sera pas facile, mais… Allons bon, les voilà qui
reviennent!»Dansl’écouteur,j’entendisnettementlasirène.« Reste au micro, dit Louis. Je tâcherai de vous tenir au
courant.Peut-êtrevaudra-t-ilmieux…»Unesériedeviolentesdétonationsluicoupalaparole,puisla
fusillade crépita. Sauf Michel au volant, et Breffort dans latourelle,tousétaientautourdemoi,prèsdelaradio.LeSswi,très étonné, écoutait lui aussi.Nousn’entendionsplus que lesifflementduposte.Inquiet,jelançaiunappel.Ilyeutunbruitdeporteouverte,puisLouisparla,haletant:«Foncez!Soyeziciavantlanuit,sipossible.Lessaletésse
collent maintenant aux toitures, et il est très difficile de lestirerde l’intérieurdesmaisons.Sortir serait sesuicider ! Il yen a au moins trois mille ! En roulant dans les rues, vouspourrez les canarder, Dépêchez-vous ! En certains endroits,ellesenlèventlestuiles!—Tuasentendu,Michel?Fonce!—Pleingaz!60àl’heure!—Nousseronsauvillagedansunpeuplusdedeuxheures,
radiophonai-je.Tenezbon!—Vous êtes si près que cela ! C’est une chance. Il y en a
deuxoutroisici,surlatoiture,maisleplancherdugrenierestsolide.L’ennui,c’estquejenepuisjoindretouslesgroupespartéléphone.
—Tuesseul?— Non, j’ai six gardes avec moi, et Ida. Elle fait dire à
Beltairedenepass’inquiéter.—Mononcle?— Enfermé dans l’observatoire avec Ménard. Il ne risque
rien.Tonfrèreestaveclesingénieurs,danslerefuge7.Ilsontunemitrailleuse légère, et ont l’air de bien s’en servir. Je tequitte.Ilfautquejeprennecontactavecd’autresgroupes.—Nesorspas,surtout!—T’enfaispas!»Breffortsepencha,cria:«Alerte!Deshydres!»Je grimpai près de lui. À un kilomètre environ en avant de
nous, et à cinq ou six cents mètres d’altitude, une centained’hydres,delagrandeespèceverte,planaientennuage.«Vite,lesfusées,avantqu’ellessedispersent!»Lestubeslance-fuséeslatérauxsedressèrent.Mepenchant,
jevisVandaletMartined’uncôté,BeltaireetPaulde l’autre,quiyintroduisaientlesfuséesparlespanneauxmobiles.« Breffort, en bas. Occupe-toi du réglage des fusées. Je
prendslamitrailleuse.»Jepointai.«Feu!»Mesobustraçantsfilèrentversleshydres,bientôtsuivispar
lesillageblancdesfusées.Parchance,elleséclatèrentenpleindanscenuage.Desdébristombèrentenpluienoire,àcontre-jour.Leshydrespiquèrentversnous.Àpartirdecemoment,jefus seul en action. J’en abattis une dizaine. Les autrestournèrentunmomentautourdenous,puis,serendantcomptedeleurimpuissance,partirentaurasdusol.Nous parvînmes sans autre incident à la mine de fer. Elle
étaitdéserte.Auboutdequelquessecondes,laported’unabris’ouvrit, et un homme nous fit signe. Michel approcha lecamion,etjereconnuslecontremaître,JosephAmar.«Oùsontlesautres?
— Partis avec le train transformé en tank, et toutes lesarmes.—Etvous?—Jesuisrestépourvousavertir.LeConseilatéléphonéque
vous arriviez. Les gars du train ontmachinéune lance à eaubouillante.— Bon. Montez avec nous. Il y a longtemps qu’ils sont
partis?—Uneheure.—Enavant,Michel!»AmarconsidéraVzlikavecahurissement.«Qu’est-cequec’estquececitoyen-là?—Unindigène.Onvousexpliqueraplustard.»Dix minutes après, nous commençâmes à entendre les
détonations.Enfin,nousaperçûmeslevillage.Touteslesporteset fenêtres étaient barricadées, le toit de certaines maisonsétait couvert d’hydres. Des monstres voletaient, à faiblehauteur.Letraindelaminedeferétaitarrêtéàla«gare»,etsamitrailleuselourdetiraitsurtoutehydrequisedétachaitdestoits.« Aux postes de combat ! Paul au volant.Michel, Breffort,
auxF.M.Martine,Vandal,passez-moilesmunitions.BeltaireetAmar, approvisionnez les F.M. Vzlik dans un coin, où il negênerapas.Çayest?Bon,Paul,rejoinsletrain.»Les mineurs avaient bien travaillé. Avec des plaques de
métal,desplanches,desmadriers, ilsavaient transformé leurtrain en forteresse. Une centaine d’hydres, boursouflées,jonchaientlesolautourdelui.«Comment,diable,lesavez-vousdescendues?Demandai-je
aumécanicien,quisetrouvaitêtreBiron.—Uneidéeàmoi.Onlesaébouillantées.D’ailleurs,envoilà
d’autresquirappliquent.Vousallezvoir.Netirezpas.»Cria-t-ilà l’intention des servants de la mitrailleuse placée dans lepremierwagon.«Netirezpas»,répétai-jepourceuxducamion.
Leshydresapprochaient,aunombred’unetrentaine.«Dèsquejeteledirai,metslapompeenmarche»,ditBiron
àsonchauffeur.Il prit une sorte de lance d’arrosage, dont il introduisit le
bout de cuivre, muni d’une poignée de bois, dans unemeurtrière.«Reculezvotrecamion!»Les monstres étaient à trente mètres, approchant à toute
vitesse. Ils furent accueillis par un jet d’eau bouillante et devapeur,quienculbutaunebonnedizaine.Lesautresbattirentenretraite.Alorslamitrailleusedutraintira,etjejoignismonfeuausien.« Voilà, ce n’est pas plus difficile que ça, dit Biron. On en
aurait tué bien davantage, si j’avais eu le culot, la premièrefois,d’attendrequ’ellessoienttoutprès.Maisjen’aipasosé,etmaintenant,ellesseméfientunpeu.—Quiaeucetteidée?—Moi,commeje l’aidit.MaisCyprien,monchauffeur,m’a
bienaidéàlaréaliser.— Excellente invention, qui va économiser des balles. Il
faudra l’améliorer encore.Mais j’enparlerai auConseil, et jecrois que cela va vous valoir de rentrer dans vos droitspolitiques. Nous allons maintenant jusqu’au village. DansquellemaisonsetrouveLouisMaurier?—Àlaposte,jecrois.—Nous commencerons donc par elle. Tout lemonde est à
sonposte?Enavant,doucement.Visezbien,ettirezpeu!»Nousparvînmessansêtreattaquésjusqu’àlaplacedupuits.
Le toit de la poste était vert d’hydres. Chaque balle faisaitmouche, mais il en fallait souvent plus d’une pour tuer lesbêtes.Jen’osaiemployernifusées,nimitrailleuse,depeurdeblesser nos amis. Stupidement, les monstres restaientimmobilessurletoit,insinuantleurstentaculessouslestuiles.Leur immobilité nous surprit un peu, les hydres ayant donnéauparavantdespreuvesd’intelligence.Nous pûmes soigner notre tir, viser le cerveau. Au bout de
quelque temps, la poste était débarrassée de son revêtementvivant.De-ci,de-là,danslevillage,unedétonationclaquait.Deuxou
trois fois, j’entendis le sifflet de la locomotive, saluant unenouvellevictoiredel’eaubouillante.Parlaportedébarricadée,Louissortitetbonditdanslecamion.«Alors?—Çavamieuxdepuisquevousêteslà.Maislessalesbêtes
ont pénétré dans troismaisons.Nous avons une douzaine demorts.—Qui?—AlfredCharnier, sa femme,unedeses filles.Cinqautres
villageois, dont j’ignore encore le nom. Madeline Ducher,l’actrice, et trois ouvriers. Le fil du téléphone est rompuquelque part entre la poste et l’usine. Tâchez de le réparer.J’ignorecommentçavalà-haut.Jeretourneàlaposte.»Suivant le fil, nous trouvâmes le point de rupture. Trois
hydres étaient tapies sur un toit, à cinquante mètres. Munid’un bout de fil de cuivre, je sautai à terre et réparai le filcassé.Àpeineavais-jefiniquelamitrailleusetira.Leshydresfonçaient. Employant ma tactique habituelle, je m’aplatis ausol, puis, sitôt qu’elles furent passées, sautai dans le camion.Deux fois, je recommençai ce petit jeu, jeu étrange où l’onrisquaitsavie.Puis nous entreprîmes le nettoyage des toits.
Méthodiquement, nous commençâmes par la place du puits ;uneheureaprès,c’était fait.Nousattaquâmesalors lagrand-rue.Lespremierscoupsavaientàpeineétéportésque,commeàunsignal,toutesleshydress’envolèrent.Immédiatement,cefut une ruée à l’extérieur des maisons, hommes et femmesportant des lance-fusées. Au moins cent cinquante de cesenginss’élevèrentdanslesdeuxminutesquisuivirent.Lecielétait piqueté de taches vertes – les hydres – et noires –l’éclatement des fusées. Reformées en nuage, très haut, leshydresfuirent.« Je dois signaler un fait curieux, dit Louis. Dès que les
hydres sont arrivées, j’ai trèsmal entendu tesmessages. Il yavaituneformidablefriture.—Bizarre,j’aiobservéquelquechosed’analoguequandnous
étions entourés par de petites hydres brunes, fis-je. Cesanimauxémettraient-ilsdesondeshertziennes?Celapourraitexpliquer leur extraordinaire coordination de mouvement. IlfaudraenparleràVandal.»Le Conseil se réunit le soir même. Nous n’étions plus que
sept,levieuxcuréetCharnierétantmorts.Jerendiscomptedelamission,etprésentaiVzlik,enprésencedesautresmembresdel’expéditionquiétaientlààtitreconsultatif.Louisnousmitalors au courant des problèmes qui s’étaient posés en notreabsence, et dont le plus grave était la nouvelle tactique deshydres. Elles arrivaient de nuit, s’embusquaient dans lesfourrés, d’où elles fondaient sur les passants. On ne pouvaitplusguèresortirqu’engroupesarmés.«Tunousasproposéparradio,ajouta-t-il,d’émigrerversla
région du Mont-Signal. Je ne demande pas mieux, maiscomment ? S’il faut faire le trajet en camion, notre réserved’essence ne suffira pas, et s’il faut le faire à pied, entre leshydres et les Sswis… Et nous devrions abandonner notrematériel!Mêmeaveclescamions,jenevoispascommentnouspourrionstransporterleslocomotives,lesmachines-outils,etc.— Aussi n’est-ce pas de cette manière que j’envisage la
chose.—Etcommentalors?Paravion,peut-être?—Non,enbateau.—D’oùletireras-tu,cebateau?—Jepensequ’Estrangespeutnousfairelesplans.Jenelui
demandepasunsuper-destroyerfilant50nœuds.Non,unbonpetitcargoferamieuxnotreaffaire.Notredomainetoucheàlamer.D’autrepartnousavonssuivilaDordognedepuisunpointsitué à deux cents kilomètres de Cobalt-City jusqu’à sonembouchure.Elleestcertainementnavigable.Chaquefoisquej’aipueffectuerunsondage,j’aitrouvéplusdedixmètres.Lamer semble calme. Après tout, ce ne serait qu’un voyage d’à
peineseptcentskilomètressurmer,etdeuxcentcinquanteenrivière.— Et comment marchera-t-il, ce bateau ? interrogea mon
oncle.—Ungrosdieseldel’usineouunemachineàvapeur.Ah!Si
seulementj’avaisdumatérieldeforage,pourvoirsilepétroleestprofond.—Mais il yena,dit alorsEstranges.Toutcequ’il faut.Le
matérielemployélorsdessondagespourledeuxièmebarragequi devait être construit est resté entreposé à l’usine. J’avaisjuste reçuune lettrem’avertissantqu’onallait venir l’enleverquandlecataclysmes’estproduit.—Ah !Ça, c’est plus fort que leRobinson suisse ! Jusqu’à
quelleprofondeurpeut-onaller,avecvotreengin?—Ilssontallésjusqu’à600ou700mètres.— Bigre ! Ce sont des sondages bien profonds, pour un
barrage!— J’ai l’impression que la société qui les a effectués
cherchait autre chose enmême temps.Nenous enplaignonspas. De plus, j’ai parmi les ouvriers trois hommes qui ontautrefoistravailléauxPétrolesd’Aquitaine.—Demieuxenmieux.Àpartirdedemain,autravail.Toutle
mondeestd’accordpourquitterceslieux?—Jedemandeunvote,ditMariePresles.Jecomprendsqu’il
estdifficilederesterici,maisalleraupaysdecesgens-là…»EtelledésignaleSswi,quiécoutait,silencieux.«Oh!Jepensequenouspourronsnousentendreaveceux,
intervintMichel.Maisilestmieuxqu’onvote.»Le dépouillement du scrutin donna deux voix « contre » –
MariePreslesetl’instituteur–etcinqvoix«pour».« Vous savez, mon oncle, je ne garantis pas que nous
pourrons déménager l’observatoire, dis-je. Dumoins pas toutdesuite.—Jesais,jesais.Maissinousrestonsici,nousypasserons
tous.»
CHAPITREIL’EXODE
Jepartisquelquesjoursplustarddansle«tank»,àlatête
detroiscamionschargésdematériel.Unquatrièmeportait lecarburant qui devait actionner lemoteur de la foreuse.Nousnous mîmes immédiatement au travail. Comme je l’avaissupposé,lapochedepétrolen’étaitpasàgrandeprofondeur;nous la rencontrâmesà83mètres.Non sansdifficultés, nousremplîmesuncamionciterne.Uneraffinerierudimentaireavaitétémontéeauvillage,quinousdonnauneessencedequalitésuffisante. Je restaideuxmoisetdemiabsent.Vzlik,quiétaitvenu avec moi, faisait de rapides progrès en français, et jeconversaismaintenantavecluicommeavecuncompatriote.Ilme fut très utile comme éclaireur. Son endurance étaitextraordinaire,et,àpleinevitesse,ildépassaitle90àl’heure.Chaquesoir, jeprenais contactavec leConseilpar radio.Lesplans du navire étaient achevés, et l’exécution des piècescommencée. La vie était infernale au village. Les hydresfaisaient des incursions continuelles, difficiles à repousser, etnous perdîmes dix-sept hommes et une grande quantité debétail. Nous avions aussi des nouvelles et des lettres par leschauffeursdes camions-citernes, quimaugréaient chaque foisqu’illeurfallaitrepartirverslazoneterrestre.Puis, laissant l’exploitation sous la direction d’un
contremaître, je rentrai avec Vzlik. Bien des choses avaientchangé pendantmon absence.Des abris légers,mais solides,avaientétéconstruitspartoutenborduredeschamps,defaçonàpouvoirfairelesmoissonssanstropdedanger.L’usinesortaitdegrandesquantitésderails. Ilsn’étaientpas laminés–nousn’avions pas de laminoirs à rails – mais coulés. Ils étaientgrossiers, mais suffisants. Une voie nouvelle conduisait à lacôte.Làsedressaitlechantiernaval.Laquilledunavireétaitdéjàenplace.Ildevaitmesurer47mètresdelong,et8mètresdelarge.Àl’estimationd’Estranges,ilpourraitfilerseptàhuitnœuds.Àproximitésedressaient les réservoirsdecarburant.Nousenavionsenviron40000litrespourlemoment.
Huitmois passèrent ainsi, fiévreux. La coque du navire futachevée, le lancement eut lieu dans de bonnes conditions. Ilfallutfinirlesaménagementsintérieurs,construirelewharfdechargement.ÀlafindenotredeuxièmeannéesurTellus,ilfitses essais. Il tenait bien la mer, roulait peu, mais ne putdépasserunevitessedecroisièredesixnœuds.Michel et Breffort firent un raid rapide vers la région de
Cobalt, emportant des graines de graminées terrestres, defaçonàcequenotrebétailtrouveenarrivantdespâturagesàsa convenance. Ils emmenèrent aussiVzlik, qui fut chargédenégocieravecsatribu.Ildevaitnousattendreauconfluentdela Dronne et de la Dordogne. Avant de partir, il nous fit uneintéressante révélation : une rivière profonde, quoique assezétroite,sejetaitdanslaDronne,etpassaitàtrentekilomètresseulement de l’emplacement que nous avions choisi. Michels’assuraqu’elle était navigable : elle l’était jusqu’à cinquantekilomètresdeCobalt.Nous construisîmes une péniche à faible tirant d’eau,
remorquableparlenavire.Et,vingt-neufmoisterrestresaprèsnotrearrivée,lepremierconvoipritlaroutedusud.Lebateauemportait soixante-quinzehommes,desarmes,desoutils,desplaquesdeduraietd’acier,desrails. Je ledirigeai,assistédeMicheletdeMartine.Lapénichetransportaitunelocomotive,une grue démontée, du carburant. Nous naviguâmesprudemment, à la sonde la plupart du temps. Parfois, il nousfallutnouséloignerdelacôte.Lamerétaitcalme.Jemetenaisdepréférenceà laproue,ousur lapasserelle.
L’eauétaittrèsverte.Desformesindécisesnageaientautourdunavire.Ignorantquelsmonstresinconnuspouvaientcachercetocéan, jeneme sentaispas tranquille. LeConquérant – ainsis’appelait notre navire – était armé d’une mitrailleuse de20 mm et d’une de 7 mm.Mais je me sentis soulagé quandnousentrâmesdansl’estuairedelaDordogne.Nous remontâmes le fleuve à très petite vitesse.Bien nous
enprit.Malgrénotrefaibletirantd’eau,nousnouséchouâmesdeuxfoisdansl’estuaire,heureusementàmaréebasse.ÀpartMichel, Martine et moi-même, aucun des membres de
l’équipagen’avaitétéencontactavecdes formestelluriennesautres que les hydres. Leur étonnement était sans borne.Unsoir,untigrosaureréussitàbondirsurlepontdepuislarive,etblessa deux hommes avant d’être abattu d’une rafale demitrailleuse à bout portant. Et, lorsque nous arrivâmes àquelques kilomètres du confluent de la Dronne, deux Sswisfilèrent à grande allure dans les herbes sèches de la rive.Quelquesminutesaprès,troiscolonnesdefumées’élevèrent;lesignalconvenuavecVzlik.Il nous attendait, seul, à l’extrême pointe de la langue de
terre.Àcentmètresenarrière,unecinquantainedeSswisdesaracesetenaient,massésenungroupetriangulaire.«Salut,dit-ildesavoixsifflante.—Salut,Vzlik,»répondis-je.LeConquérants’immobilisa,sanstoutefoisjeterl’ancre,une
traîtriseétanttoujourspossible.«Monteàbord»,continuai-je.Il se jeta à l’eau, et grimpa par l’échelle de coupée. À ce
moment, le mécanicien passa la tête par le panneau de lachambredesmachines.«Alors,c’estaveccescitoyens-làquenousallonsvivre?»,
dit-il.Vzlikseretournaetrépondit:«Tuverras,ilsnesontpasméchants.»Direlastupeurquisepeignitsurlestraitsdumécanoserait
impossible:«Ah!Çaalors!Ilparlefrançais!»Son étonnement me surprit. Puis je me souvins que la
plupart des habitants du village n’avaient fait qu’entrevoir leSswi,quiétait,aucoursdesonséjour,toujoursrestéavecmoi.Or,laplupartdutemps,j’avaisétéenexpédition.MicheletMartinem’avaientrejoint.« Eh bien, Vzlik, dit-elle, quelle est la réponse à nos
propositions?— Nous avons choisi la paix. Nous vous cédons le Mont-
Signal,quenousappelonsNssa,etleterritoireentrelaVézère,
laDordogneetlaDronne,jusqu’auxMontsInconnus,quenousappelons Bsser, en toute propriété, sauf droit de passagepermanentpournous.Enrevanche,vousvousengagezànousfournir en quantité suffisante le fer pour nos armes, et votreaidecontrelesSswisnoirs,les«Sslwips»,lestigrosaures,etlesGoliaths.Vousaurezdroitdepassagesurnotreterritoire,etdroitd’yfairedestrous,maispasdroitdechasse,exceptéavecl’accordduConseildestribus.—Nousacceptons,dis-je.Pourlefer,ilnousfaudradutemps
pourlefabriquer.—Nouslesavons.J’aiditauxSswiscommentvousletirezde
laterre.LeConseildeschefsvoudraitvousvoir.—Soit,nousvenons.»Unyouyoufutmisàl’eau.J’ydescendis,avecMicheletVzlik.
Martine resta sur le pont, et, discrètement, s’approcha de lamitrailleuse.«Bequiet,butcareful»,luidis-jeenmauvaisanglais,pour
nepasêtrecomprisdeVzlik.En quatre coups d’aviron, nous fûmes à la rive. Douze des
Sswis s’étaient avancés, et nous examinaient. À nos yeux deterrestres, ils se ressemblaient tous, et siVzlik s’étaitmêlé àeux,nousaurionsété incapablesde le reconnaître.Plus tard,nousnoussommeshabituésàleuraspect,etmaintenantnousles distinguons facilement les uns des autres, quoique, à vraidire,ilssoientbienmoinsdissemblablesentreeuxquenousnelesommesentrenous.Vzlik,enquelquesmots,leurcommuniquanotreacceptation
de leurs conditions. Ils répondirent en nous souhaitant labienvenue, en des termes concis, bien différents du langagefleuri que les romans d’aventures de mon enfance prêtaientaux sauvages terrestres. Je remis alors à chacun, en gaged’amitié, un excellent couteau d’acier, semblable à celui queVzlikpossédait.Leursremerciementsprouvèrentquelecadeauleurfaisaitplaisir,maispasuntraitdeleurvisagenebougea.Nous retournâmes sur le bateau, avec Vzlik, et la lente
remontéedelarivièrecommença.Nousarrivâmesàlagrande
courbede l’Isle– j’avaisainsibaptisé lanouvellerivière–au-delà de laquelle elle n’est plus navigable, étant coupée derapides.C’étaitunevasteétendued’eau,largedeplusdedeuxcentsmètres. Sur la rive nord, une petite crique se creusait,amorcedeport.Jedécidaid’effectuerlàledébarquement.Commelesoirtombait,nousjetâmesl’ancre.Lajournéedu
lendemain fut consacrée à l’abattage d’arbres destinés à laconstruction d’un débarcadère. Huit jours après, il fut fini.Nousposâmesdesrails,et ladélicatemanœuvreconsistantàmettre la grue en place commença. Bien que démontée, elleétait fort lourde,et,sur lecoupdemidi,unaccidenttragiquenous endeuilla : un jeune ouvrier de vingt-cinq ans, LéonBellières,futécraséparunbâtiquitombasurlui.Nousétionspressés,nousl’enterrâmes,etleportfut«Port-Léon»ensonsouvenir.Une fois lagruemontée, le travail futplus facile.Nonsans
peine toutefois, nous débarquâmes la petite loco et les troiswagons.Lerestefutunjeu.Le Conquérant repartit, sous le commandement deMichel.
Nousrestâmessoixante,etnouscommençâmesparédifierunfortindemadriersoùnousserionsàl’abridestigrosauresaussibienqued’unetraîtrisepossibledesSswis.Unpostederadionous reliait auConseil.Puisnousédifiâmesdesentrepôts, enrondins, recouverts de plaques de durai. Nous entassâmes àl’abri tout le matériel déjà apporté. Entre-temps, une équipeavait déjà commencé les travaux de la voie ferrée, longuedecinquantekilomètres,quidevaitconduireàCobalt-City.Nous en étions au kilomètre 4, et avions employé tous les
railsquandleConquérantrevintavecunenouvellecargaison,vingt-troisjoursplustard.Ilapportaitdegrandesquantitésdecarburant,derails,deprovisions,etunepetiteexcavatrice. Ilamenait aussi cinquante hommes de renfort. Au troisièmevoyagedébarquèrent lespremières femmesavecdes enfants.Lasituations’étaitunpeuamélioréeauvillage,maisleshydresse montraient encore tous les jours. Les voyages suivantsamenèrent quelques bovins et quelques moutons, que nousenfermâmesdansunenclosseméd’herbesterrestres.Chaque
soir, nous les rentrions dans le fortin, car les tigrosauresrôdaient, et nous dûmes en tuer cinq ou six avant de lesdégoûterdevenirnousvisiter.Àmesureque les hommes arrivaient, de nouvelles cabanes
étaient construites. Chaque famille disposait de deux pièces,les célibataires, de plus en plus rares, couchaient en dortoir.Port-Léonprenaitl’aspectd’unevillechampignonduFarWestaméricain, sans les « saloons », et les coups de revolvertoutefois. Le moral était élevé : tous étaient heureux d’êtredélivrés de lamenace des hydres. La voie ferrée s’allongeaittous les jours. Elle fut au kilomètre 20, puis 30, puis 40. Unvillage temporaire était édifié à la pointe, se déplaçant àmesure. Le jour vint où la voie atteignit la vallée où devaits’édifiernotrecapitale.Ilnerestaitplusauvillage«terrestre»quecentcinquantehommes,chargésdedémonterl’usine,sousladirectiondesingénieurs.MononcleetMénardétaientbienrésolus à rester jusqu’au dernier bateau : il ne pouvait êtrequestionpourlemomentdedémonter l’observatoire.Ildevaitêtreclosavecleplusgrandsoin,etlaissélà,attendantquenosmoyens deviennent plus puissants. Toutefois, une lunette de50 cm et un télescope de 1 m 80 devaient nous suivre.Transporterlegrandréflecteurde5m50eûtétéau-dessusdenosforces.Jegardeunsouvenirdélicieuxdecepremierétablissement.
Nosmaisons,partierondins,partiedurai,s’étageaientunpeuen désordre sur les pentes de la vallée. Les animauxabondaient, mais il n’y avait ni tigrosaures, ni Goliaths. Lesformes que nous voyions tous les jours étaient soit desherbivores,soitdepetitsfauves,homologuesdenosrenardsoudenoschats.Soitditentreparenthèses,leschatsterrestresduvillagesemultiplièrent,etnousfurentfortutilesendétruisantdepetitsrongeursquimenaçaientnosrécoltes.Unefalaisedecalcairemarneuxnousfournitleciment.Nous
bâtîmes en premier lieu l’usine métallurgique, à trois centsmètresdel’affleurementdehouille.Àmesuredeleurarrivée,lesmachinesfurentmisesenplace.Àl’époqueoùl’usinecommençaàtourner,j’épousaiMartine.
Il y eut une cérémonie très simple, purement civile – nousn’étionscroyantsnil’unnil’autre.Nousn’eûmesmêmepaslagloire d’être le premier couple uni sur Tellus, Beltaire et Idas’étant mariés à Cobalt deux mois avant nous. Mais commec’était,selonl’expressiondeVzlik,un«mariagedechefs»,lesSswis envoyèrent une délégation chargée de présents. Vzlikleur ayant raconté que j’appréciais particulièrement lescailloux, ilsm’enapportèrentunmonceau,parmi lesquelsdescristauxvariéstrèsbeaux,etde l’excellentmineraidecuivre.Cederniermefitparticulièrementplaisir,etjem’enquisdulieuoùonletrouvait.Ilprovenaitdescollinessituéesausud-estduMont-Ténèbre,oùilabondait.Depuis longtemps je désirais visiter la tribu de Vzlik, aussi
profitai-je de l’occasion, et nous partîmes « en voyage denoces » dans le camion blindé. Je repassai le pont que nousavionsjetésurlaVézère,etquelesSswisavaientrespecté,etutilisaient. Nous arrivâmes aux cavernes vers le soir. Elless’ouvraient dans une haute falaise, orientée vers l’ouest, ausommetd’unepenteabrupte.Unpetitruisseaucoulaitenbas.Les Sswis, prévenus par Vzlik, nous attendaient. Nous fûmesconduits au chef, un très vieux Sswi, dont la peau décoloréetournaitaugrisverdâtre.Ilétaitcouchésuruneépaisselitièred’herbes sèches, dans une grotte dont les parois étaientcouvertes de peintures remarquablement exécutées,représentantdesGoliathsoudestigrosaurespercésdeflèches.Elles devaient avoir servi à des pratiques magiquesd’envoûtement.Nouseûmesl’amusementdenousvoir figurésnous-mêmes,d’unefaçonassezressemblante,aveclecamion;mais là, les flèchesd’envoûtement avaient été soigneusementgrattées ! Je fus frappé par la propreté de ces demeurestroglodytes. Les ouvertures étaient presque entièrementfermées par des peaux tendues sur des cadres de bois. Deslampesàhuile,unehuilevégétale,éclairaientlesgrottes.« Leur civilisation est remarquablement humaine, dit
Martine.— Oui. J’ai l’impression qu’il ne doit guère y avoir de
différences entre leur mode de vie et celui de nos ancêtres
paléolithiques,sicen’estleurpropreté!»LevieuxSliouk–telétait lenomduchef–se levaquandil
nous vit. Par l’intermédiaire de Vzlik, il nous souhaita labienvenue. Derrière lui, contre la muraille rocheuse, étaientposéessesarmes:grandarc,flèches,épieux.Àpartuncollierdepierresbrillantes, ilétaitcomplètementnu.Je luiremisuncouteauetdespointesde flèchesenacier,ainsiqu’unmiroir.Ce dernier le fascina, et pendant le repas qui suivit – noussavions maintenant que nous pouvions manger la viandetellurienne – il ne cessa de lemanipuler. Sa fille assista à cerepas.LesSswissonttrèsprévenantspourleursfemmesetlestraitentfortbienpourunpeupleprimitif.Ellessontpluspetitesque les mâles, plus trapues, de peau plus claire. Je cruscomprendrequeVzliketSsouaïs’entendaientfortbien,cequimeréjouit,carsiVzlikdevenaitchefdetribuàlamortdeson«beau-père»,notrepositions’entrouveraitrenforcée.Nous restâmes huit jours avec eux. J’eus de longues
conversationsavecVzlik,etluiposaimaintesquestionsquejen’avaispaseu jusqu’alors l’occasiondeposer. Jepusmefaireuneidéedel’organisationsociale.LesSswissontmonogames,contrairementà leursennemis, lesSswisnoirs, ouSlwips.Latribucomprenaitquatreclans,chacuncommandéparunchefsecondaire, qui ne s’unissent étroitement qu’en temps deguerre ou de grande chasse. Elle compte environ huit milleindividus,ycomprisles«femmes»etlesenfants.Àundegréplus élevé, onze de ces tribus étaient confédérées, mais lasolidariténe jouequedans les casdemenace trèsgrave.Enplusdelachasse,lesSswisontcommeressourcesalimentairesunecéréalequ’ils«cultivent», si l’onpeutemployercemot,toutleurtravailconsistantàsemeretàrécolterdeuxfoisparan. Ils connaissent l’art de fumer la viande, et peuvent ainsifairedesprovisions.Les Sswis sont entourés de tous côtés, sauf au nord, par
leursennemisnoirs.D’autrestribusrougesviventtrèsloinverslesud,etlalégendeyplaceleurorigine.Ilssontovipares.Lesfemellespondentdeuxœufsparan,de
la taille d’un œuf d’autruche terrestre. Les enfants éclosent
aprèstrentejoursd’incubation,etsontcapablesdesenourririmmédiatement.Lesliensdefamillesontassezlâchesdèsquel’on dépasse le deuxième degré de parenté. Les Sswis viventassezlongtemps,80à110ansterrestres,quandilsnemeurentpas à la guerre, ce qui est plutôt rare. Ils sont généralementd’une bravoure extraordinaire, mais très agressifs.Respectueuxdesalliances,ilstuentl’ennemiuniquementparcequec’estl’ennemi.Levolestinconnuàl’intérieurdelatribu.Àl’extérieur,c’estuneautreaffaire!Ilspossèdentpresquetousune intelligence égale à celle des hommes, et sont trèscapablesdeprogrès.Maisjem’aperçoisquejem’égareàvousparlerdechosesquevousconnaisseztous,puisqu’aujourd’huibeaucoupd’entreeuxsesontmêlésànotrevie,aupointd’êtreouvriersoumathématiciens!Auretour,aulieuderentrerdirectement,nouspassâmespar
Port-Léon.LeConquérantarrivaitjustedesonderniervoyage,chargé de tuiles, de briques, et du télescope de 1 m 80. IlramenaitaussimononcleetMénard.
CHAPITREIIL’AVION
Plusd’unans’écoula,àlamesureterrestre.Ilyavaitquatre
de nos anciennes années que nous étions arrivés sur Tellus.D’après les calculs de Ménard, cela correspondait à troisannées telluriennes. Cobalt-City prenait forme. C’étaitmaintenant une bourgade animée, comptant plus de 2 500habitants,avecsacentraleélectrique,sesfonderies,sonusinemétallurgique, entourée de champs labourés oùpoussaient lebléetleSkin,lacéréalesswie.Ellepossédaitunpetithôpital,où Massacre formait des élèves, une école, et même unembryond’université,oùj’enseignaispourmapartcinqheuresparsemaine.Lestroupeauxpaissaientsurlescollinesvoisines,oùlavégétationterrestresemêlaitdeplusenplusauxherbestelluriennes. Les mines de charbon, de fer et des autresmétaux,étaientexploitéesàlamesuredenosbesoins.Unevoieferrée nous réunissait au hameau d’Alumine, à 55 kilomètresau nord, où quarante hommes formaient le personnel de lacarrière de bauxite. Port-Léon groupait 600 habitants. Hantépardes idéesd’exploration, j’yavais fait installerunchantiernaval,quiachevaitunnavireplusrapidequeleConquérant.Lepremier effort des ingénieurs avait été de fabriquer d’autresmachines-outilsaveclematérieldebasequenouspossédions.Tous les vingt jours, par une piste permanente, deux
camions-citernespartaientpourles«Puits-de-Pétrole»,situésà 800 kilomètres. Le gisement s’épuisait vite, et je voyais lemomentoùjepourraisfairerentrerlessoixantehommesrestéslà-bas.Nous avions plusieurs dizaines demilliers de litres deréserves,essenceoumazout,et j’avais repéréd’autrespointspétrolifères,à100kilomètresseulement.Bref, si on n’avait pas parfois rencontré des Sswis se
promenantdansnos rues, et sans les deux soleils et les troislunes, nous aurions pu nous croire revenus sur Terre. C’estalorsqueseproduisitlefaitleplusimportantdenotrehistoire,aprèsnotreprojectionsurTellus.
J’avaisveillétard,mettantauclairdesnotesetdessinantdescartesgéologiquesrudimentaires,dansmoncabinetdetravail,qui occupait le rez-de-chausséedenotrepetitemaison.Avantdemecoucher,j’allaiàl’appareilderadioinstallédansuncoin,etappelailespuitsdepétrole,pourdonnerdesinstructionsaucontremaîtredegarde,parphonie.Puisjemontaimecoucher,oubliant de fermer le récepteur. Je dormais depuis une demi-heurequandMartinemeréveilla.«Écoute,onparleenbas!—Cedoitêtredehors…»J’allaiàlafenêtre,l’ouvris.Toutétaitnoir,laruedéserte.La
villedormait,lumièreséteintes.Seulleprojecteurdelatourdegardebalayaitl’espace,faisantsurgirlesmaisonsdelanuit.«Tuasdûrêver!Dis-je,etjemerecouchai.—Écoute,çarecommence!»Prêtant l’oreille, j’entendis en effet de vagues sons. Repris
parunevieillehabitudeterrestre:« Ça doit être la radio que j’ai oublié de fermer »,
commençai-jeàdemiendormi.Puis:«NomdeDieu!Quipeutdoncparleràcetteheure-ci?»Endeuxbonds, je fus enbas.Leposte, allumé, étaitmuet.
Par la fenêtre, je voyais la nuit, piquetée d’étoiles. Les lunesétaientcouchées.Etsoudainunevoixjaillitdurécepteur:« Here is W.A., calling New-Washington… Here is W.A.,
callingNew-Washington…»Puislesilence.«HereisW.A.…–»Lesonétaittrèsnet.Lastationquiémettaitdevaitêtretrès
proche.«Écoute!»,meditànouveauMartine.Jem’immobilisai,respirationbloquée.Unlégerronflementse
faisaitentendre.«Unavion?»Jemeruaià la fenêtre.Unepetite lueursedéplaçaitparmi
lesétoiles.Jerevinsaupostederadio,manœuvraifébrilement
les manettes, cherchant la longueur d’ondes de réception del’avion.«W.A.W.A.Whoareyou?»Jedévidaitoutcequejesavais
de mauvais anglais. Je trouvai, enfin, la longueur d’ondescorrecte.«W.A.Whoareyou?HereNew-France!»J’entendisuneexclamationétouffée,etunevoixmerépondit,
enexcellentfrançais:«IciW.A.avionaméricain.Oùêtes-vous?—Sousvous.J’allumeunelampeextérieure.»L’aviontournaitmaintenantau-dessusdenostêtes.« Je vois votre lumière. Impossible d’atterrir de nuit.Nous
reviendronsplustard.Combienêtes-vous,etqui?—4000environ.TousFrançais.Etvous?— Sept dans l’avion. À New-Washington, onze mille,
Américains, Français, Canadiens et Norvégiens. Gardez votrelongueurd’ondes.Nouscontinueronsàvousappeler.—Ilyalongtempsquevousêtespartis?— Dix heures. Nous explorons. Au jour, nous reviendrons.
Nousallonsmaintenantausud.Cessezvosappels,maismettezun homme de garde à votre radio.Nous allons appelerNew-Washington.Trèsheureuxdesavoirquenousnesommesplusseuls.Àbientôt…»Puis,repritl’indicatif:HereisW.A.Bientôtsuivitunelongue
conversation que je compris mal. Ils annonçaient notredécouverte.Nousnepouvionsplustenirenplace.Nousallâmesréveiller
monfrère,quihabitaitavecLouisetBreffortunemaisonàcentmètresde la nôtre, puismononcle,Michel,Ménard, tous lesdirigeants.L’effervescencegagnafinalementtout lemonde,etlanouvellepartitpourPort-Léonpar le fildu téléphone,avecl’ordre d’activer les travaux sur le Téméraire. Le matin vintenfin.Nousfîmesdespréparatifspouraccueillirdignementlesaviateurs.Unvastepré,ausoldur,futbalisé,avecuneflècheblancheindiquantladirectionduvent.Puisjerevinsaupostederadio.Martineavaitassurélapermanence.
«Rien?—Rien.—Nousn’avonspourtantpasrêvé!»Nous attendîmes deux heures, entourés d’une foule qui
bousculaitmatablede travail, tellement« tabou»quemêmeMartine n’y touchait pas d’habitude. À la mairie, où étaitl’autreradio,mêmespectacle.Etsoudain:« W.A. appelle Nouvelle-France ! W.A. appelle Nouvelle-
France!—IciNouvelle-France.J’écoute…— Nous volons au-dessus d’une terre équatoriale. Deux
moteurssurquatrenouslâchent.Nousnepensonspaspouvoirrevenir. Impossible de communiquer avec New-Washington.Nousvousentendonstrèsmal.Aucasoùnouspéririons,voicila position de New-Washington : latitude 41° 32 nord.Longitude62°12ouestparrapportàvous.—Etvotrepositionactuelle?—Environ8degréslatitudenordet12degréslongitudeest
parrapportàvous.—Êtes-vousarmés?—Oui.Mitrailleusesdubord,etfusils.—Essayezd’atterrir.Nousnousportons à votre secours. Il
nousfaudra–jefisunrapidecalcul–environvingtàvingt-cinqjours pour être là. Les animaux qui ressemblent à desrhinocérossontcomestibles.Nemangezpaslesfruitsquevousneconnaissezpas!— Nous avons des vivres pour trente jours en nous
rationnant.Nousallonsatterrir,unautremoteurnouslâche.—Méfiez-vousdeshydres si vousenvoyez !Ne les laissez
surtoutpasapprocher!—Quesontleshydres?— Des sortes de pieuvres volantes. Vous les reconnaîtrez
facilement.Tireztoutdesuite!—Entendu.Nousdescendonsversuneplaine,entredetrès
hautesmontagnesetlamer.Àtoutàl’heure…»
Puis le silence. Angoissés, nous attendions. À plus de sixmillekilomètresdenous,septhommesluttaientpourleurvie.Notreattentedurauneheure,puislavoixreprit:«Nousavonsréussi.L’avionestdémolienpartie,maisnous
sommes toussaufs.Malheureusement,nousavonsétéobligésdevidangerpresquetoutel’essence,etnosaccumulateurssontpeu chargés. Nous ne pourrons émettre que rarement, pourvousguider.— Nous vous avertirons quand nous partirons. Nous
émettronstoutesles24heuresterrestres.Ilestici9h37.Boncourage.Àbientôt!»JepartisimmédiatementpourPort-Léon.LeTémérairefitses
essais le jourmême.C’était un petit bateau de 48mètres delongsur5delarge,déplaçantenviron140tonnes.Deuxdieselsprisàl’ancienneusine,trèspuissants,luicommuniquaientunevitesse maximum de 25 nœuds. À 12 nœuds, il pouvaitparcourir plus de 10 000 milles. Pour nos moyens réduits,c’étaitunchef-d’œuvre.Il était armé d’une mitrailleuse de 20 mm, et, comme les
munitionsétaientrelativementrares,d’uneartilleriedelance-fusées. Nous avions bien perfectionné ces armes depuis lestemps héroïques de la bataille des hydres. À l’avant et àl’arrière,quatretubes,jumelésdeuxpardeux,lançaientàcinqkilomètres des projectiles de 12 kilos avec une précisionacceptable. De chaque côté, d’autres canons de calibremoindre qui portaient à sept kilomètres. Les essais bâclés –nousallâmesjusqu’àl’embouchuredelaDordogneetretour–je fisembarquer lesvivreset lesmunitions.Nouspartîmes lelendemain. L’équipage se composait de douze hommes, deMichel comme navigateur et de Biron comme mécanicien.Parmi leshommes,cinqavaientétémarinsde l’État.Pourmapart, j’avais traversé trois fois la Méditerranée sur un petitvoilier appartenant à un ami, et j’avais quelques notionsrudimentairesdenavigation.Nousemportionsunecamionnetteaménagée, réduction de notre camion-tank, et un poste deradio.
À petite allure, nous descendîmes le fleuve. Au sortir del’estuaire, je lançai un appel. L’équipage de l’avion réponditbrièvement. Au même instant, le Téméraire tangua ; nousvenions,depénétrerdansl’océan.Àunmilledurivage, je fismettrecapausud.Lacôteétait
plate,herbeuse.C’était,audiredesraresSswisquiavaientpurevenir du territoire ennemi, une vaste plaine, filant, loin àl’intérieur,versunehautechaînedemontagnes,invisibledelamer.Jeme tenais avecMichel sur la passerelle. Le bateau filait
12 nœuds, les moteurs tournaient rond, la mer était calme.N’ayant riend’autreà faire, jeprélevaiunpeud’eaudemer,l’analysai dans le petit laboratoire. Elle était très riche enchlorures. Ralentissant un moment, nous mîmes un grossierchalut à la traîne. Il ramena toute une faune dont certainséléments rappelaient les poissons terrestres, mais dont lesautresétaientcomplètementdifférents.Le soleil se coucha ce soir-là dans un déploiement de
pourpres. Par suite de la plus grande épaisseur del’atmosphèredeTellus,lescouchersdesoleilsontplusrougesque sur Terre, quoique Hélios soit plus bleu que notre bonvieux soleil. À la nuit tombée, nous ramenâmes l’allure à sixnœuds, malgré un brillant clair de lunes, je ne tenais pas àéventrer leTéméraire surunécueil inconnu.Quand l’aube seleva,nousavionsparcouru450kilomètresdepuisnotredépart.Lacôte,àl’est,étaittoujoursplate.Verslemilieudujour,noustombâmes sur un inextricable dédale d’îlots et de bernes desable, et, plutôt que d’engager le navire dans des passesincertaines,jefispiquerverslelarge,perdantlaterredevue.Nousétablîmesuntourdequart:jeprenaislepremier,Michelledeuxième,etnotremaîtred’équipage,montagnardd’origine,maisquiavaitserviquinzeansdanslaFlotte,letroisième.Quatre jours après, sans avoir changé notre cap plein sud,
nousétionsenvuede la terre,quis’infléchissaitdoncvers lesud-ouest,àmoinsquecenefûtuneîle.Nousnoustrouvionssurle32edegrédelatitudenord.Latempératureétaitchaude,
mais supportable. Au soir du même jour, nous vîmes au loinquelquechosed’énormeetdenoir,quis’ébattaitdanslamer.Àtouthasard,jefischargerlesarmes,etlesservantssetinrentprêtsàfairefeu.Lachoses’éloignasansnousinquiéter.AyantpriscontactparradioavecCobalt-City,j’apprisqu’ilsn’avaientpas réussi, malgré tous leurs efforts, à joindre New-Washington.Nous reperdîmes la terre de vue.Unmatin, comme j’allais
donnerl’ordrede«fairedel’est»,lavigiesignalaunecôteàl’avant.Jedécidaidelareconnaître.Avançantàlasonde,nousarrivâmesàdeuxcentsmètresd’uneplagedésolée.Lapositiondonnée par Michel fut 19° 5’ 44” latitude nord et 18° 22’longitude ouest par rapport à Cobalt. Vraisemblablement,c’étaitlapointed’uneîle:abandonnantleprojetdedébarquer,que j’avaiseuun instant,nous repartîmesvers le sud-est.Unmessage lancé à l’avion resta d’abord sans réponse. Deuxheures après, ils nous appelèrent eux-mêmes et nous direntqu’ilsvenaientderepousseruneattaquelancéepardeshydres,non point vertes, mais brunes, et de taille énorme : douze àquinzemètresdelong.Sans autres incidents qu’un peu de grosse mer, que le
Téméraire étala sans peine, nous arrivâmes en vue ducontinentsurlequell’avions’étaitabattu,continentqui,audiredes aviateurs, était séparé de celui qui portait Cobalt par unlargedétroit.Pourtrouvercelui-ci, ilnousfalluttâtonnerversle nord. Après avoir contourné une énorme presqu’île, nouslongeâmes la côte, par moins de 10 degrés de latitude. Latempérature était étouffante, et nousdûmesmettrede largeschapeaux et arroser fréquemment le pont métallique. Àd’autresmoments,lamerétaitcouverted’unebrumechaudeetsuffocante, plus pénible encore que l’insolation aveuglanted’Hélios.Enfin,unsoir,noustouchâmeslepointdelacôtequi,selon
nos calculs, nous rapprochait au maximum de l’avion. Nousexaminâmes le rivage avec découragement. C’était unevéritablemangrove,où lesarbrespoussaientdans lamer,surdesplagesvaseuses,molles,grouillantesd’unevieindistincte,
et dégageant une terrible puanteur. Je me demandai avecanxiétécommentnousferionspourdébarquer.Àl’arrière-plan,très loin, une gigantesque chaîne poussait ses pics à plus de15000mètres.Nous longeâmes la côte, à la recherche d’un lieu plus
hospitalier. Quelques kilomètres plus loin, nous trouvâmesl’estuaire turbide d’un fleuve, où nous entrâmes malgré unviolent courant. Nous le remontâmes, à la sonde, sur 90kilomètres.Puisdesbancsdevasenousarrêtèrent.Toutesnosarmes étaient chargées, les veilleurs doublés. Les rives,presque toujours marécageuses, nourrissaient une vieimmonde, quasi-protozoïque. D’étranges amas de geléevivante, animés de mouvements amiboïdes, rampaient sur lavase,colorésengrisouenvertacide.Uneodeurdepourritureemplissaitl’air,lethermomètreindiquait48degrésàl’ombre!La nuit venue, toute la rive s’illumina de phosphorescencesmouvantes,diversementcolorées.À force de chercher, nous trouvâmes, sur la rive droite, un
bancderochersquisemblaientnus,dépourvusd’êtresvivants.Manœuvrantavecsesdeuxhélices, leTéméraire accosta,descâblesl’amarrèrentàdespiquetsdeferplantésdansleschistemou. Un pont de madriers fut établi, qui permit à lacamionnettedegagnerlaterre.«Quiyva?demandaMichel.Toietmoi,etpuis?— Pas toi. Il faut que quelqu’un, capable de ramener le
Téméraire,resteici.— Alors c’est à toi de rester. Tu es le seul géologue, alors
qu’ilyadestasd’astronomes.— Je suis le chef ici, et je t’ordonne de rester. Tu iras au
second voyage. Prends contact avec l’avion. À combiensommes-nousdelui,etdansquelledirectionsetrouve-t-il?—Environtrentekilomètressud-ouest.»Quandilssurentquenousétionssiproches, lesAméricains
poussèrentdescrisdejoie.«Nousn’avionsplusquedeuxlitresd’eaupotable,etplusde
compriméspourenstériliserd’autres.
—Nous serons là avantdeuxheures, jepense, répondis-je.Préparez-vous.Sivousavezducombustible,allumezunfeu.Lafuméenousguidera.»Jeprisplaceauvolant.AndréÉtienne,unmarin,s’occupade
la tourelle armée de deux lance-fusées. Un peu ému,j’embrassaiMichel,saluailesautres,etnouspartîmes.
CHAPITREIIILAMORTVIOLETTE
L’œilfixésurlaboussole,jeprisladirectiondusud-ouest.Le
sol rocheux se prolongea pendant deux ou trois kilomètres,puis le terrain devintmou. Étienne dut descendremettre leschaînes aux pneus. Malgré ma défense, il voulut saisir unesorted’amibedequarantecentimètresdediamètres,eteutlamain brûlée comme par un acide. Ces animaux pullulaient.Certains atteignaient un mètre de long. Ils se livraient deféroces combatsau ralenti, où le vaincuétait englobépar lespseudopodes du vainqueur, et digéré. Notre avance devintpénible, l’eau jaillissaitparfois sous les roues.Heureusement,les végétauxétaient rareset soupleset se courbaient sous lavoiture. Une odeur d’œuf pourri, provenant de ladécomposition de ces herbes, et peut-être aussi des êtresgélatineux,nousincommodaitterriblement.Deuxheuresaprèsnotredépart,enfin,nousvîmesauloinunecolonnedefumée.Puis le sol monta, et les répugnants êtres remparts
disparurent. La terre s’affermit, notre vitesse augmenta, etnouspûmesenleverleschaînes.J’aperçusauloinlasilhouetted’un avion aux ailes brisées. Dès qu’ils nous virent, lesAméricains, oubliant toute prudence, coururent vers nous.Tous, sauf un, vêtu d’une combinaison d’aviateur, portaientl’uniformedel’U.S.Navy.J’ouvrislaportedederrièreetlesfisentrer. À neuf dans la camionnette, nous nous trouvâmes àl’étroit. Ilsmedémontèrentpresquelebrasde leurspoignéesde main. Tirant une bouteille de dessous mon siège, je leuroffrisuncognacà l’eau,pas très fraispeut-être,maisqui futfortapprécié.Le plus âgé, qui pouvait avoir trente-cinq ans, et était
commandant,fitlesprésentations.Ilcommençaparuneespècede géant blond qui me dépassait de la tête : capitaine ElliotSmith.Puisunhommebrun,trapu:capitaineRonaldBrewster.Un échalas roux, dégingandé, se nommait Donald O’Hara, etétaitlieutenant.L’ingénieurRobertWilkins,âgédetrenteans,
avaitdescheveuxchâtains,desyeuxnoisetteetunvastefrontdégarni.LesergentJohnPary,étaitCanadien.Enfin,désignantl’hommeencombinaisond’aviateur:«Unesurprisepourvous:AndréBiraben,géographe,votre
compatriote.—Tiens!J’aisouvententenduparlerdevoussurTerre,dis-
je.—Enfinmoi-même,ArthurJeans.»Jeprésentaimonmécanicien,etajoutai:« Messieurs, il faut songer à sauver tout ce qui peut être
sauvé de votre avion, et repartir. Avez-vous revu les hydresgéantes?—Non,réponditJeans.Vouspourrezvoirlesrestesdecelles
quenousavonsabattuesdel’autrecôtédel’avion.»Encamionnette,nousnousyrendîmes.Desmassesénormes
achevaientdeseputréfier.«Avez-vousdéjàeuaffaireàcesbêtes?demandaBiraben.—Certes!Maislesnôtresétaientvertes,etpluspetites,ce
quinelesempêchaientpasd’êtredangereuses.Votreavionest-ilunabrisûr?—Oui.—Danscecas,jevaisprendreavecmoiquatred’entrevous.
Lestroisautresresteronticiavecmonmatelot.Démontezvosarmesdebord.Avez-vousencoredesmunitions?—Ellessontlargementapprovisionnées.—Nouslesprendronsalorsdansuntroisièmevoyage.»Jeans désigna Smith, Brewster, Biraben et Wilkins. Les
autress’enfermèrentdansl’avion.Je pris Smith auprès demoi. Je parlais mal l’anglais, mais
bien l’allemand.Smith leparlaitsuffisamment,etnouspûmeséchanger quelques renseignements. Je sus ainsi que New-Washington était un fragment des États-Unis tombé en pleinocéan tellurien. Il n’y avait eu que 10 000 survivants, mais45 000 morts. L’île ainsi formée s’étendait sur trente-septkilomètres de long sur vingt de large. Il y avait une usine
d’aviation, à peu près dévastée par le choc, et qu’ils avaientreconstruite, des champs labourables, de fortes réserves deprovisions et de munitions, et, chose étrange, plusieursnavires : un croiseur léger français, le Surcouf, un destroyeraméricain, le Pope, un torpilleur canadien et deux naviresmarchands,uncargomixtenorvégienetunpétrolierargentin.J’avaisunamidecollègesurleSurcouf,etj’apprisavecpeinequ’ilavaitétéportédisparulorsdelacatastrophe.Lesnaviresse trouvaient tous en pleine mer, et avaient rallié New-Washingtonauboutdequelque temps,marchantparfoisavecdesvoilesdefortune,tôlesdéfoncées,endommagéscommeparun combat, mais intacts quant au principal. Le cataclysmes’étaitprésentéàeuxsouslaformed’unegigantesquelamedefond.«Pourquoiavez-voustanttardéàexplorer?—Ilyaeupluspresséàfaire!Ensevelirlesmorts,déblayer,
reconstruire. Nous n’avions que peu d’essence, qui a servi àmettreaupointl’undesdix-septavionspastropdémolis,celuiquis’estabattuici.—Vousn’avezjamaisreçunosmessages?—Non,jamais.Noussommespourtantrestésàl’écouteplus
d’unan.—C’estcurieux.Commentavez-vousvécu?— Nous avions beaucoup de conserves. Le blé a poussé.
Nousavonspéchélespoissons.Quelquesformesterrestresontsurvécuetsesontconsidérablementmultipliées.Fautedelait,nousavonsperdubeaucoupd’enfants,»ajouta-t-il,attristé.Je lemis au courant de ce que nous avions fait. Vers trois
heuresdel’après-midi,nousarrivâmesauTéméraire.Jelaissailes rescapés, et repartis immédiatement, malgré lesprotestations deMichel. Je devais assister à un spectacle quimeglaçad’épouvante.Comme j’arrivais en vue de l’avion, j’aperçus, un peu à
droite, une énormemasse gélatineuse, d’un beau violet clair,qui rampait à grande vitesse – 30 ou 40 km/h peut-être. Deformeamiboïde,elleatteignaitbiendixmètresdediamètreet
unmètredehaut.Intrigué, jestoppai.L’animalnes’ensouciapas et continua sa route vers l’avion. La porte de celui-cis’ouvrit,etleCanadiensortit.Ilvitlacamionnettearrêtée,mefitunsignede lamainetvintversmoi.Derrière luiparurentÉtienne,O’HaraetJeans.Jeregardaiànouveaulemonstre:sariche couleur violette avait disparu, il était maintenant gris,opaque, arrondi, semblable à un rocher couvert de lichens.Pary approchait. Prévoyant un danger, je remis enmarche etklaxonnai. Lemécanicien sourit, agita de nouveau lamain etaccélérasonallure.Pleingaz, je fonçai. J’arrivai troptard.Lemonstreétaitsoudainredevenuviolet,etseprécipitaitsurlui.Parylevit,hésita,etcourutversl’avion.Ilsepassaalorsuneétrange chose ; un claquement sec retentit, une sorted’étincelle bleuâtre vint frapper le Canadien, qui s’écroula.Englobéparlespseudopodes,ildisparut.Béant d’horreur, je freinai net. L’animal se retourna et vint
droit sur moi. Je bondis hors de mon siège, grimpai dans lacoupole lance-fusées. Fébrilement, je pointai les tubes, déjàchargésdepuislematin.L’étincellebleuâtrejaillitànouveau,etfrappa le radiateur. Je sentis une secousse. Non pas unesecousseélectrique,maiscommeunfroidglacialquimefitmecontracter. Et j’appuyai sur la détente. Les deux fuséespercutèrent en plein dans le monstre, à dix mètres. Il y eutdeux explosions sourdes, une série de violents crépitementsaccompagnés d’étincelles. Des lambeaux de gelée volèrent.L’animal se recroquevilla, et ne bougea plus. Je remis enmarche,m’approchaiprudemment.Desirisationsparcouraientencore lageléevivantequipalpitait faiblement.DuCanadien,nulletrace.Parlaportière,jejetaideuxgrenadesincendiaires.Sousl’intensechaleur,lamassegrésilla,seréduisit,nepalpitaplus.Lesautresm’avaientrejoint.«What an awful thing ! » dit Jeans. Il reprit en français :
«Quellehorriblechose!— Je crains qu’il n’y ait plus rien à faire pour votre
mécanicien,dis-je.Toutauplus,pourrons-nousl’enterrer.»Mais quand nous ouvrîmes, à coups de hache, la gelée
ratatinée, devenue dure comme du bois, tout ce que nous
trouvâmesfutunechevalièred’or!Attristés,nouschargeâmesdansl’autodeuxmitrailleuses,et
lesdeuxaviateurs.Étiennerepritsaplaceaulance-fusées.Lelendemain, d’autres expéditions furent faitespour ramener lerestedesarmes,lesmunitions,lesmoteursélectriques,toutcequi put être sauvé. La dernière, conduite par Michel, eut àluttercontrela«Mortviolette».Ilsdétruisirentquatredecesignoblesanimaux.Sitôt la camionnette rembarquée, nous partîmes, saluant
d’une salve de fusées une hydre géante trop curieuse, quis’abattit en lambeaux. J’étais plus confiant qu’à l’aller, ayantremplimamission,etpouvantmedéchargerdelaconduitedunaviresurdeshommesdontdeuxaumoinssavaientréellementcequec’étaitqu’unbateau.
CHAPITREIVJ’AIDÉCOUVERTDESTERRESINCONNUES.
Je laissai le commandement technique à Jeans et à ses
officiers, Michel et moi nous réservant la direction générale.J’envoyaiunmessageàCobalt.Puis,surleconseildeWilkins,j’essayaidejoindreNew-Washington.Àmagrandesurprise,jeréussis. Jeans fit un rapport succinct, nous transmit lesremerciementsdugouvernementetuneinvitation.« À mon vif regret, je ne puis accepter pour l’instant,
répondis-je.Nousn’avonspasassezdecarburantpourfaireles10000kilomètresquinousséparentdeNew-Washington.Nouspasseronsd’abordàCobalt-City.— Pourquoi vous, Français, avez-vous baptisé ainsi votre
ville?s’enquitO’Hara.—Parcequ’elleressemble,plusqu’àtouteautrechose,àune
desvillesdevotreFarWestvers1880–toutaumoinstelquenousl’imaginons!»Àpeinesortiedu fleuve,nous fîmesdunord-ouest.Levent
était assez violent, et le Téméraire tangua copieusement, augranddamdecertainsestomacs.Moitiéenfrançais,moitiéenanglais, nous conversions. Quand un mot manquait, Birabenfaisait l’interprète. Notre premier jour de mer se passa sansincident. À la nuit, nous ralentîmes, quoique la mer se fûtcalmée.LaissantSmithsurlapasserelle,j’allaimecoucher.Unchangement dans le balancement du Téméraire me réveilla.J’écoutai, éprouvant la sensation que quelque chose étaitanormal. Puis je compris : les moteurs avaient stoppé. Jem’habillaienhâte,montaisurlepont.J’interpellail’hommedebarre.«Qu’ya-t-il?—Jenesaispas.Çavientjustedes’arrêter,commandant.—Oùestlecommandantaméricain?—Àl’arrière,avecl’ingénieur.»Michelpassalatêteparunhublotduroof.«Qu’est-cequisepasse.Pourquoia-t-onstoppé?
—Jenesaispas.Viens.—J’arrive.»Àpeineavait-ilditcelaqu’ilyeut, toutcontre lacoque,un
grandbruitd’eauremuée,puisunesecousseébranlalenavire.J’entendis un sonore « damn it ! » puis une exclamationétonnée,etuncri,uncriterrible:«Tousdedans!»Déjà Smith était sur moi et me projetait dans la coursive.
Wilkinsplongealittéralementà l’intérieur.Smithpassalatêtesur le pont, s’assura qu’il était désert, claqua la porte. À lalumière de la lampe, je vis leurs visages livides, décomposés.J’entendis le capot du poste d’équipage se rabattre enclaquant.Ilyeutunenouvellesecousse,etleTémérairedonnade la bande à tribord. Je trébuchai et m’aplatis contre lacloison.«AunomduCiel,qu’ya-t-il?»Wilkinsréponditenfin:«Descalmarsgéants!»Je me sentis glacé d’horreur. Depuis ma prime enfance,
quand je lisais Vingt mille lieues sous les mers, j’avais étéépouvantéparcesbêtes.Jeréussisàdire:«Comewithme.»Lesjambesmolles,nousmontâmesl’escalierquiconduisaità
la passerelle couverte. Je jetai un coup d’œil par les vasteshublots : le pont était désert, et luisait sous les lunes. Àl’extrémité avant, une sorte de gros câble ondulait, derrièrel’affût des lance-fusées. À dix mètres à bâbord, une masseémergea un instant de la mer d’encre, puis ce fut untournoiement de bras, à contre-lune. J’estimai la longueur decesbrasàvingtmètres.Michelnousrejoignit,puis lesautresAméricains.Smithfitsonrécit.Quandlesdeuxhélicesavaientstoppé à la fois, il était allé à l’arrière avec Wilkins, et, sepenchant, il avait vu briller faiblement des yeux énormes.L’animalavaitlancéunbrasquilesavaitmanqués.C’estalorsqu’ilavaitcrié.Nous essayâmes de faire repartir les moteurs. Ils
démarrèrent,leshélicesbattirentl’eau,leTémérairefrémitetavança de quelques mètres, puis les moteurs calèrent denouveau,etilyeutunesériedesecousses.«Attendonslejour,»conseillaWilkins.Il fut long à venir. À l’aube, nous pûmes voir l’étendue du
danger. Au moins trente monstres nous encerclaient. Cen’étaientpasdescalmars,quoique,àpremièrevue,onpûts’yméprendre. Ils avaient un corps fusiforme, pointu en arrière,sans nageoire, de dix à douze mètres de long pour deux outroisdediamètre.Del’avantpartaientsixbrasénormes,d’unevingtaine de mètres de long et de cinquante centimètres dediamètre à la base. Ils étaient armés de griffes luisantes,acérées, et se terminaient par unepointe en formede fer delance.Lesyeux,aunombredesixégalement,setrouvaientàlabasedestentacules.«Apparemment,ilssontcousinsdeshydres,dis-je.— Ça, mon vieux, je m’en fiche pour le moment, répliqua
Michel.S’ilssemettenttousensemblesurleTéméraire…— Idiot que je suis ! Pourquoi ne pas avoir mis les lance-
fuséesentourelles!— Trop tard ! Mais, en passant une des mitrailleuses de
l’avion par un hublot ? Il faudra aussi mettre les hélices entunnel…sinousnousensortons!»Jecriaiàl’équipage:«Apportezunemitrailleuseetdesbandes.Nepassezsurtout
passurlepont.—’Tension,»criaMichel.Unmonstreapprochait,dansuntournoiementdetentacules.
Undeceux-ciaccrochalarambardetribord,etl’arracha.«Sinouspouvonsentuerunàlamitrailleuse,peut-êtreles
autreslemangeront-ils?»Letubeacoustiquedelamachinesiffla:«Commandant,leshélicessontlibres.—Bon,tenez-vousprêts.Dèsquejecommanderaienavant,
donneztoutelavitesse.»
Par le trou d’homme, trois marins montèrent unemitrailleuse.Jefisglisserunevitredanssonchâssisetpassailecanondel’arme.Aumomentoùj’allaistirer,Michelmetapasurl’épaule.« Attends. Il vaut mieux que ce soit un Américain. Ils ont
l’habitudedeleursarmes.»JepassailamitrailleuseàSmith,véritableaffûtvivant.Ilvisa
minutieusement un calmar qui reposait dans un creux devague,tira.L’animaltouchéfitunvéritablebondhorsdel’eau,puisplongea.AumomentoùSmithsedisposaitàencanarderunsecond,ilyeutcommeledéchaînementd’unetempête.Unedizainedegigantesquesbrasbalayèrentlepont,arrachantlesrambardes, tordant la petite grue, défonçant les tôles dumasque de lamitrailleuse avant.Une vitre se fracassa, et untentaculepénétradans ladunette, faisantéclater le cadreduhublot. Il s’agitait furieusement. Heurté, Michel fut projetécontrelacloison.Clouéssurplaceparl’horreur,Wilkinsetmoinebougionspas.Jeansgisaitàterre,assommé.Smithréagitlepremier.Arrachantlahachefixéeaumur,d’ungrandgestedebûcheroniltranchanet letentacule.Parlaporteentrouverte,jebondisdanslepostederadio,voulantlancerunS.O.S.avantquelesmâtssoientemportés.LeTémérairedonnaitfortementde labande,et j’entendisunmarincrier :«Nouscoulons !»Parlehublot, jevislamerfouettéedetentacules.Puisvintledeusexmachinaquinoussauva.Àenvirondeuxcentsmètresémergeauneénormetêteplate,
longuedeplusdedixmètres,fendueparuneimmensegueuleauxdentspointuesetblanches.Lenouvelarrivantseprécipitasurunpremiercalmar,et lecoupaendeux.Puiscefut,entrelui,flanquédedeuxdesescongénèresaccourusàlacurée,etlescalmars,uncombatfarouchedontjeseraisbienenpeinededires’ildurauneheureouuneminute!Lamersecalma,etilne resta rienquedes tronçonsdebras flottant à ladérive. Ilnous fallutplusdedixminutespournous rendrecomptequenousétionssauvés.Alors,àpleinevitesse,nousfonçâmesdroitaunord.Ausoirnousavionsenvue,parbâbord,unarchipelderécifs
escarpés, dressant contre le couchant des silhouettesruiniformes.Nousnousapprochâmesprudemment.Nousn’enétionsplusqu’àquelquesencabluresquandnousaperçûmesungrouillement suspect entre deux rochers denticulés. Uneminuteplustard,nousreconnûmesunebandedecalmars,et,labarreàtribordetvitessetoute,nousles laissâmesderrièrenous.Lanuit, très claire, nouspermitd’avancer assez vite.Nous
frôlâmesuncalmarisolé,endormi,quifutpulvériséd’unesalvedefusées.Aumatin,nousétionsenvued’uneîle.O’Haramonta sur la dunette, apportant la carte qu’il avait
dressée d’après les photos à l’infrarouge prises de l’avion. Ilnous fut possible d’identifier l’île qui était devant nous avecuneterretrèsallongée,orientéeest-ouest,quiseplaçaitentrele continent équatorial, d’où nous venions, et le continentboréal. La photo, prise de très haut, ne donnait guère dedétails, mais on pouvait distinguer une chaîne axiale et degrandes forêts. Au nord-est, au-delà d’un large détroit, onapercevaitlapointed’uneautreterre.Jedécidaidetoucherlapointeestdelapremièreîle,lapointeouestdelasecondeetlagrossepéninsuleausudducontinentboréal.Nous longeâmes la côte sud de la première île. Elle était
rocheuse, abrupte et inhospitalière. Les montagnes nesemblaient pas très élevées. À la fin du jour, parvenus à lapointeest,nousjetâmesl’ancredansunepetitebaie.Àl’auberouge, lerivagesedessina,platetmonotone,avec
quelque végétation. Au lever d’Hélios, nous vîmes plusclairementunesavanequivenaitmourirdans lamerparuneétroiteplagedesableblanc.Nousapprochâmesà lasondeetfîmescetteheureusedécouvertequelaplageseterminaitparunà-pic,desorteque lacôten’étaitqu’àquelquesmètresdedistancede fondsde10brasses. Ilnous fut faciledeposer lepontvolantetdedébarquer lavoiture.Danscelle-ci,oùnousavions remplacé le lance-fusées par une des mitrailleuses del’avion, plusmaniable, prirent placeMichel,Wilkins et Jeans.Cene futpas sansappréhensionque je les visdisparaîtreenhaut d’une pente. Les herbes couchées gardaient la trace de
l’auto, ce qui rendrait, le cas échéant, leur recherche plusaisée. Sous la protection des armes du bord, je descendis àterreet visitai lesenvirons. Jepus recueillir,dans lesherbes,une dizaine d’espèces différentes de curieux « insectes »telluriens. Des traces de pas indiquaient la présence d’unefauneplusvolumineuse.Deuxheuresplustard,unronflementannonçaleretourdelacamionnette.Michelendescendit,seul.«Oùsontlesautres?—Restéslà-bas.—Oùça,là-bas?—Viens,tuverras.Nousavonsfaitunetrouvaille.—Quoidonc?—Tuverras.»Intrigué, je passai le commandement à Smith et pris place
dansl’auto.Lasavaneondulait,coupéedebosquets.Prèsd’unde ceux-ci errait un troupeau d’animaux ressemblant à desGoliaths,maissanscornes.Aprèsuneheurederouteenviron,jevisunetablerocheuse,hautedequelquesmètres,et,deboutsurelle,Jeans.Michelstoppajusteaupied.Nousdescendîmes,et,del’autrecôté,entrâmesdansunabrisousroche.«Quepenses-tudecela?»medemandaMichel.Sur la paroi une série de signes étaient gravés, signes
ressemblantcurieusementàdescaractèressanscrits.Jepensaid’abord à une plaisanterie, mais la patine de la pierre meconvainquit vite de mon erreur. Il pouvait y avoir trois ouquatrecentssignes.«Cen’estpastout.Viensvoir.—Attendsquejeprenneunearme.»Mitraillette enmain, nous repartîmes.À deux centsmètres
de là, le sol plongeait dans une vallée morte, au fond delaquelle s’étalait un amoncellement de plaques de métal, depoutres tordues, qui avait gardé une allure générale fusoïde.Wilkinsrôdaitparmilesdébris.«Qu’est-cequec’est?Unavion?—Peut-être.Maispasterrestre,àcoupsûr!»
Je m’approchai, et pénétrai dans l’enchevêtrement desépaves. Les tôles plongeaient dans le sable ruisselé. Ellesétaientd’unmétal jaunâtre,quejenereconnuspas,maisqueWilkinsassuraêtreunalliaged’aluminium.L’ingénieur me laissa gratter à la base des plaques, et se
dirigea vers la pointe de l’amas. Nous l’entendîmes pousserune exclamation, puis appeler. L’étrange engin était moinsendommagéàcetendroit,etavaitgardésaformedepointedecigare.Dansunecloisonintactes’ouvraituneportesanshuis.Unedemi-obscuritérégnaitdanslacabinetronconiqueoùnouspénétrâmes,etaudébut jenepus rienvoir,que la silhouetteimprécise de mes deux compagnons. Puis, mes yeuxs’habituantàlapénombre,jedistinguaiunesortedetableaudebord, avec des signes semblables à ceux de l’inscription, dessièges métalliques étroits, des câbles de cuivre rompus etpendants et, crispée sur un levier de métal blanc, une mainmomifiée. Énorme, noire, encore musculeuse malgré sondessèchement, ellen’avaitquequatredoigtsmunisdegriffesquiavaientdûêtrerétractiles.Lepoignetétaitdéchiqueté.Instinctivement, nous saluâmes. Depuis combien de temps
cettemain, crispée dans une ultimemanœuvre, semomifiait-ellesurcette îleperdue?Quelétait l’êtrequiavaitpilotécetengin?Venait-ild’uneautreplanètedusystèmed’Hélios,d’uneautre étoile, ou avait-il été, comme nous, fauché hors de sonpropreunivers ?Toutesquestionsdontnousnedevions, bienplustard,trouverqu’uneréponseincomplète.Nous fouillâmes dans les débris de l’appareil jusqu’au soir.
Nos trouvailles furent médiocres. Quelques objets demétal :boîtes vides, fragments d’instruments, un livre aux pagesd’aluminium, sans aucune illustration, hélas !, unmarteaudeforme très terrestre. À l’arrière, où avaient dû se placer lesmoteurs,desblocsrouillésinformes,et,dansuntubedeplombépais, un fragment de métal blanc qui, analysé à New-Washington,serévélaêtredel’uranium.Nousprîmesdesphotosetrentrâmes.Ilétaitnormalquenos
trouvailles soientmaigres : certains des passagers de l’enginavaientsurvécu,commeleprouvaitl’inscription,etavaientdû
emporter tout ce qui pouvait être de quelque utilité. Nousn’avions pas le temps de fouiller l’île. Après l’avoir baptisée«îleMystère»,nouspartîmespourcellequisesituaitaunord-est.Nous y débarquâmesdifficilement et nepûmesmettre lavoitureàterre.Lafaiblepartiequenousvisitâmesétaitaride,etpeupléede«vipères»,àl’exclusiondetouteautrevie,saufquelques « insectes ». Nous trouvâmes cependant quelquesoutils Sswis en obsidienne. Plus fructueuse et plusmouvementée fut notre exploration de la pointe sud ducontinentboréal.Nous accostâmes au petitmatin, dans une crique entourée
dehautsrochersfantastiquementdécoupés.Lamiseàterredel’autofutlaborieuse,etlesoleilétaitdéjàhautquandjepartisavecMicheletSmith.Nonsansdifficultés,nousparvînmessurunplateauquis’étendaitàpertedevueàl’estetaunord.Ausud s’élevaient de petites montagnes. Nous nous dirigeâmesvers elles, par la savane coupée de bosquets. Le pays étaitextrêmement peuplé d’animaux variés : Goliaths, éléphants,formes plus petites, isolés ou par troupeaux. Nousdérangeâmesdans leur sommeiluncouplede tigrosauresquinenousattaquapas.Fortheureusement,carnotrecamionnetten’eûtpasrésistéauchoc.Àtroisheuresde l’après-midi,commenousachevionsnotre
repas, une troupe nombreuse parut dans le lointain. Elle serapprocha, et nous reconnûmes des Sswis de la grande racerouge, laracedeVzlik. Jemerappelaiquecedernierm’avaitmaintesfoisditquesatribuvenaitdusud,s’étantséparéedeson peuple, peu de générations auparavant, pour des raisonsquim’étaientrestéesinconnues.Cetterencontrenousennuya,car ils nous barraient la route des montagnes, et, avec leurcaractère belliqueux, la bataille semblait inévitable si nousavancions.Mais peut-être ne nous avaient-ils pas vus, car ilsobliquèrentàgaucheetseperdirentà l’horizon.Nous tînmesun rapide conseil de guerre. J’optai pour le retour immédiat,car nous étions déjà loin du Téméraire, et en pays inconnu.MaisSmithetMichelétaientd’avisdepousserenavant,etdenerentrerque le lendemain.Nouscontinuâmesdoncvers les
montagnes, et, à quatre heures, nous étions en vue d’unefalaisequi sedressait enavantde la chaîne.Hauted’environtrentemètres,ellenoussemblacrénelée.Quandnousenfûmesplusprès,nousvîmesqu’elleportaitdesfortificationsfaitesdetours espacées d’une vingtaine de pas, hautes d’environ dixmètres.Aupieddelafalaise,etsuruneprofondeurdecinqàsixcentsmètres,pasunarbre,pasunbuissonnesedressait.EntrelestoursgalopaientdesSswis.Ilssemblaienttrèsagités,et, à la jumelle, nous les vîmes nous montrer du doigt.Hésitant,jeralentis.Soudain,duhautd’unetour,enfacedenous,àquatrecents
mètres,quelquechosejaillit,longetnoir,quiplanadanslecielet piqua. Avec un sifflement, une gigantesque javeline, quidevait bienpeserune trentainede kilos, se planta en terre àquelques pas de nous. Je freinai, puis, reprenant mon sang-froid,viraietaccélérai.«Zigzague»,mecriaMichel.Jemeretournai,etvisunedizainedetraitsdansleciel.Ilsse
piquèrentenvibrantdanslesoltoutautourdenous,etjedusdonner un violent coup de volant pour en éviter un. Lamitrailleuse cracha : Smith était à son affaire ! Il avait étéchampion de tir de l’aviation américaine. Michel me racontaplustardqu’enunriendetempsilavaitincendiésixtours.Decette phase du combat, je ne vis rien. J’étais cramponné auvolant,lepiedenfonçantl’accélérateur,cahotésurlesolinégal,latêterentréedanslesépaules,croyantàchaqueinstantsentirune javelineseplanterdansmondos.Et,defait, ils’enfallutde peu ! Comme nous arrivions aux premiers arbres quilimitaient la zone dénudée, il y eut derrière moi un chocviolent,unbruitdemétaldéchiré.Jefisuneembardée.Quand,plusieurs minutes après, je passai le volant à Michel, je visqu’unjavelotavaittraverséletoit,étaitpasséentrelesjambesdeSmithetavaitterminésacourselapointeenfouiedansunegrosseboîtedecorned-beef,laclouantauplancher.Lahampedépassaitdutoitdedeuxbonsmètres.Sansnousarrêter,nouslasciâmes,etjepusexaminerlapointe:elleétaittriangulaire,barbelée,etenacier!
Àlanuit,nousfîmesunecourtehalte,et,toutenmangeant,discutâmesdenotreaventure.«Ilestbizarre,dis-je,quecesSswisconnaissentlemétal,et,
quiplusest,unacierdebonnetrempe!Ils’agitcertainementdupeupledontprovientlatribudeVzlik,cequisignifiequ’ilyaquelquesgénérationsseulement,ilsenétaientencoreàl’âgedepierre.LesSswissontfortintelligents,certes,maisunetellerapiditédeprogrèsm’étonne.»Michelréfléchissait.« Peut-être est-ce en rapport avec notre découverte dans
l’île?—Peut-être.Etilsontdescatapultes–ouplutôtdesbalistes
–quiportentàplusdecinqcentsmètres!— En tout cas, dit Smith en anglais, je leur ai démoli au
moinssixtours.—Oui.Filonsmaintenant.Lepaysn’estpassûr!»Nousroulâmestoutelanuit.Certes,j’avaisdéjàvécusurce
monde des nuits agitées, mais aucune comme celle-là ! Lestrois lunes étaient levées, et toute la faune de la planètesemblaits’êtreréuniedanscecoin.Nousdûmesnousfrayerunpassage à travers des troupeaux d’éléphants attirés par lesphares.Puiscefutuntigrosaureenchassequisubitnotrefeu,sansdommagesapparents,saufunefroussecertaine,quenouspartageâmeslargementd’ailleurs.TroisfoisdesGoliathsnousforcèrentàchangerderoute,etdeuxdenospneusexpirèrentsous lamorsuredevipères.Cependant,avant le leverdu journous étions en vue des fusées lancées du Téméraire et, àl’aube,nousétionsàbord.
CHAPITREVLEDANGER
Quelquesjoursplustard,nousarrivâmesàl’embouchurede
la Dordogne, sans autre ennui qu’une panne de moteurs quinousobligeaàunjourdevoile.AyantalertéCobaltparradio,nousnefûmespassurprisd’êtreattendusauconfluentdel’Islepar un canot portantMartine, Louis et Vzlik. Ilsmontèrent àbord, et le canot fut pris en remorque jusqu’à Port-Léon. Il yavaitplusd’unmoisquenousétionspartis.Inutilededirequeje fus heureux de revoirMartine. Bien des fois, au cours duvoyage,j’avaiscruneplusrevenir.Louis me tendit le texte du dernier radio reçu de New-
Washington. Je le lus avec étonnement et le passai auxAméricains.Birabenleleurtraduisit.Lateneurpouvaitenêtrerésuméeainsi:New-Washingtons’enfonçaitlentementdanslamer,etsilerythmedel’affaissementnechangeaitpas,danssixmois au plus l’île aurait totalement disparu. Le gouverneurnouslançaitdoncunS.O.S.LeconseilseréunitenprésencedesAméricains.Jeanspritla
paroleenfrançais:«NousavonsàNew-Washingtonuncroiseur français,deux
torpilleurs, un cargo et un petit pétrolier. Nous avons aussiseize avions en état de vol, dont quatre à hélices, et troishélicoptères.Mais nous n’avons plus ni essence ni mazout. Pouvez-vous
nousenvendre?Etl’apporter?—Iln’estpasquestiondevendre,réponditmononcle.C’est
le plus élémentaire des devoirs que d’aller à votre secours.Mais lagrandequestionest letransport.Commenavire,nousn’avonsqueleTéméraire,etilestbienpetit!— Nous avons encore la coque du Conquérant, dis-je, et
surtout les péniches remorquées, qu’il serait facile detransformerenpétroliers.Qu’endites-vous?»Demandai-jeànosingénieurs.Estrangesréfléchit.
«Dixàdouzejoursdetravailpourconstruirelesréservoirs.Autant aumoins pour les dispositifs de sécurité. Cela fait unmois. Deux réservoirs de 10 m X 3 X 2, soit en tout120000litres.Moitiéessence,moitiémazout.—Nouspréférerionsmoinsd’essenceetplusdemazout.—C’estpossible.Quelestlechiffreexactdenotreréserve?—Sixmillions de litres, dis-je. J’avais stoppé l’exploitation,
fautedeplace.—CombiendeNew-WashingtonàPort-Léon?—Environ4500kilomètres.—Oui,dis-je,maisenpleinemer,aularge.—SinousvousconfionsleTéméraireetquelqueshommesde
cheznous,pensez-vousréussir?demandamononcleàJeans.—J’enréponds.Votrepetitnavireestexcellent.—Soit.Risquonslecoup.»Un mois plus tard, le Téméraire partit, remorquant la
pénichechargéede145000litresdecarburant.Ainsiquemele raconta Michel plus tard, le voyage fut absolument sanshistoire. Ils ne rencontrèrent ni calmars, ni autres monstres.New-Washington était une terre basse, avec deux collinessemées de maisons. Ils furent accueillis par les salves descanons des navires de guerre. Toute la ville, située au bordmêmede lamer, était pavoisée. Lamusiquedu croiseur joual’hymne américain après La Marseillaise, et les officiersregardèrentavecétonnementlepetitTéméraireseglisserdansle port. Le mazout passa directement dans les soutes dupétrolier argentin, qui appareilla immédiatement. L’essencepartitencamionpourlecampd’aviation.MichelfutreçuparleprésidentdeNew-Washington,Lincoln
Donaldson, puis à bord du Surcouf dont les officiers etl’équipage furent enchantés d’apprendre qu’ils allaientretrouverunmorceaudeFrance.Les New-Washingtoniens passèrent leurs jours en travail
acharné, démontant et entassant sur les navires tout ce quipouvait être sauvé. Puis le Porfirio Diza revint, et le cargonorvégien,leSurcoufetlesdeuxtorpilleurspartirent,chargés
àcoulerdematérieletd’hommes.Michelm’avertitparradiodeleurdépart.Enrevanchejelui
apprisquenousavionsobtenudeVzlik,grandchefdesSswisdepuislamortdesonbeau-père,qu’ilconcèdeauxAméricainsun territoire qui en réalité appartenait aux Sswis noirs,maissur lequelsatribuavaitdesdroits,etunepartieduterritoirequi luiappartenait réellement,allantde laDronneauxMontsInconnus.J’avaisobtenupournous-mêmesuncouloirlelongdela Dordogne, jusqu’à son embouchure, près de laquelle nousvoulionsfaireconstruireunport,Port-de-l’Ouest.Nousn’étionspasinactifsnonplus.DesmaisonsavaientétéconstruitespourlesAméricainsprèsdesmontagnes,dans lapartie réellementsswiede leurterritoire, justede l’autrecôtéde laDronne,enfacedenotrepetitpostede«Chrome».Puis ce fut l’arrivée du premier convoi. Un matin, la vigie
placéeàl’embouchuredelaDronnel’aperçut.LeSurcoufetlecargo, tropgros, nepurent aller plus loin et s’ancrèrent. Lestorpilleursremontèrentl’Isle.Puis,partrainsdepetitsbateauxremorqués,lesémigrantsatteignirentleurnouveaudomaine.Ilfut décidé que les Américains se contenteraient pour lemomentduterritoireproprementsswi,remettantàplustardlaconquête–carilfaudraituneconquête–delapartieslwip.Michel revint par avion peu de temps avant le septième et
dernier convoi. L’île était presque complètement submergée,mais la Nouvelle-Amérique comptait déjà une ville et septvillages,etlespremièresrécoltesallaientêtrefaites.Laville–New-New-Washingtondisaientenplaisantant lesAméricains–comptaitcinqmillehabitants.Notreproprepopulations’accrûtdes six cents hommesduSurcouf, des soixanteArgentins quipréférèrent vivre « en pays latin » et de quelque cinquanteCanadiensfrançaisqui,d’abordrebutésparnotrecollectivismepourtant réduit aux installations industrielles, s’aperçurentbientôtquenulnelesempêchaitd’alleràlamessesi lecœurleur en disait. Les Norvégiens, au nombre de deux centcinquante – lors du cataclysme, ils avaient recueilli lessurvivantsd’unpaquebotdeleurnation–s’établirent,surleurdemande, dans une enclave de notre territoire, près de
l’embouchuredelaDordogne.Ilsycréèrentunportdepêche.Enréalité,laségrégationdesnationsnefutpasabsolue,etilyeut des mariages internationaux. Fort heureusement lesfemmesétaientensurnombrechezlesAméricains,etbeaucoupde marins du Surcouf s’étaient déjà mariés à Old-New-Washington.Un an après cet exode, commemon premier filsBernardvenaitdenaître,MichelépousaunejolieNorvégiennededix-huitans,IngeUnset,filleducommandantducargo.Nous aidâmes les Américains à établir leurs usines. En
contrepartie, ils nous cédèrent les machines-outils et quatreavions. Avec deux collègues américains, je trouvai, sur leurterritoire, mais en pays slwip, d’importants gisements depétrole.Cinq ans plus tard eut lieu la fondation des États-Unis de
Tellus. Mais auparavant se plaça la conquête du territoireslwip, etnousavionsétéàdeuxdoigtsd’uneguerreavec lesAméricains!Ce furent les slwips qui déclenchèrent la bataille. Un soir,
une centaine d’entre eux surprit un petit poste américain,massacra dix hommes sur douze que comprenait la garnison.Les deux derniers réussirent à échapper en auto. Sitôt lanouvelle connue, deux avions prirent l’air à la recherche desmeurtriers. Il leur fut impossiblede les trouver,car les forêtscouvraientdesétenduesimmenses,etlesplainesétaientvides.Unecolonnelégèreenmissiondereprésaillessubitdespertesassezgravessansrésultatspositifs.AlorslesAméricainsfirentappel à nous, qui avions plus d’expérience qu’eux, et à nosalliésSswis.Ce fut bien la plus étrange guerre qu’on puisse imaginer !
Les Américains et nous,montés sur camions, avec quatre oucinqavionsévoluantau-dessusdenostêtes,unhélicocommeéclaireur, et entourés par des êtres d’un autremonde, armésd’arcsetdeflèches!Lacampagnefutdure,etnouseûmesnosrevers. Comprenant vite qu’en combat ouvert ils auraient ledésavantage, lesSlwipssemirentàharcelernos frontières,àempoisonner lespuits, lessources,à fairedesraidssurNew-America, sur le territoire sswi, et même à travers les
montagnes, en Nouvelle-France. C’est en vain que lestorpilleursdécouvrirentetbombardèrentdeuxvillagescôtiers.En vain, les avions détruisirent d’autres villages.Mais quandnousnousfûmesenfoncésenterritoireennemiplusloinmêmeque la future frontière de New-America, les Slwips crurentpouvoir donner l’assaut décisif. Au petit matin une horde deplusdecinquantemilled’entreeuxseprécipitaaugrandgalopsurnotrecamp,detouscôtésà lafois. ImmédiatementJeans,quicommandaitenchefl’expédition,lançaunappelauxavionsquidécollèrentdeNew-WashingtonetdeCobalt.À1000km/h,ilsseraient làdanspeudetemps,maispourrions-noustenir?Lasituationétaitcritique:nousétions500Américainset300Français, bien armés, certes ; et 5 000 Sswis, contre 50 000ennemis armés d’arcs portant à quatre cents mètres !Impossible de profiter de la mobilité des camions : l’enneminous encerclait sur une profondeur de trente rangs. Nousmîmes nos cinquante véhicules en cercle, sauf notre vieuxcamionblindé,et,mitrailleusesprêtes,nousattendîmes.À six centsmètres, nous ouvrîmes le feu. Ce fut une faute
d’avoir tant attendu, nous faillîmes être submergés. En vainnos armes automatiques fauchaient les Slwips comme du blémûr,envainlesSswislançaientflèchesurflèche.Enunriendetempsnouseûmesdixmortsetplusdequatre-vingtsblessés,et lesSswis, centmorts et le double de blessés. La bravouredesSlwipsétaitmerveilleuse,etleurvitalitéphénoménale.J’envisunqui,uneépauleemportéeparun20mm,courutjusqu’àlamortets’effondraàdeuxpasd’unAméricain.Autroisièmeassaut, arrivèrent les avions. Ils ne purent intervenir, car lamêlée avait déjà commencé. Dans cette phase du combat,Michel reçut une flèche dans le bras droit, etmoi-même unedans la jambe gauche, blessures sans gravité d’ailleurs. Dèsquel’ennemieutétérepoussé,lesavionssemirentdelapartie,à coups de mitrailleuses, de fusées et de bombes. Ce fut ladéroute.Prisenrasecampagne,lesSlwipssedébandèrent,etnoscamionslespoursuivirent,tandisqueVzlik,àlatêtedesesSswis, traquait et massacrait les isolés. Il y eut encore desretoursoffensifs,et,lesoir,noustrouvâmesundenoscamions
donttouslesoccupantsétaientmortscriblésdeflèches.Profitant de la nuit, les survivants nous échappèrent.Nous
eûmes alors à lutter contre les tigrosaures, attirés en grandnombre par le carnage, et qui firent encore six morts cheznous.Nospertes totalessemontèrentà22mortsaméricains,12français,227sswis,età145Américains,87Françaiset960Sswisblessés.LesSlwips laissèrentaubasmotplusdevingtmilledesleurssurleterrain.Aprèscetteextermination,lesAméricainsconstruisirentune
sériedefortinsàleurfrontière,dontladéfensefutfacilitéeparle fait qu’elle suivait un escarpement de faille, courant de lamerauxmontagnessurplusdeseptcentskilomètres.Lesdeuxannéessuivantess’écoulèrentcalmementdansletravail.MaisnousvîmesavecregretlesAméricainssecantonnerdeplusenpluschezeux.Nousnenous fréquentionsguère,saufdescasindividuels – tels l’équipage de l’avion et nous – que pouréchanger des matières premières ou des produitsmanufacturés.LesAméricainsavaientouvertdesmines,moinsrichesquelesnôtres,maissuffisantlargementàleursbesoins.Trop peu d’entre nous parlaient anglais, et vice versa. Les
coutumes étaient différentes. Ils suspectaient notrecollectivisme,pourtanttrèspartiel,ettaxaientnotreConseildedictature. Ils avaient aussi des préjugés tenaces contre les« natives », préjugés que nous ne partagions nullement,puisquedeuxcentsenfantssswisfréquentaientnosécoles.En revanche, nous avions d’excellentes relations avec les
Norvégiens.Nousleuravionsfournilesmatériauxnécessairesà la construction de chalutiers, et ils nous approvisionnaientabondamment en produits de la mer. Quelques poissonsterrestres avaient survécu, et s’étaient multipliés en desproportions étonnantes. Les poissons telluriens étaientexcellents.La«périodehéroïque»étaitpassée,et,pourcoupercourt
aux critiques des Américains, nous remaniâmes nosinstitutions.Aprèsdelonguesdiscussions,biendanslamanièrefrançaise, il fut décidé que la Nouvelle-France se composait
de : 1) l’État de Cobalt, peuplé de cinqmille habitants, avecpour capitale Cobalt-City (800 h) et la ville de Port-Léon(324h);2)leterritoiredePort-de-l’Ouest,avecsacapitaledumême nom, comprenant 600 habitants ; 3) le territoire desPuits-de-Pétrole, où ne restaient plus que 50 hommes ; 4) leterritoire de Beaulieu-les-Mines, sur le lac Magique, avecBeaulieu (400h) etPort-du-Nord (60h).Soitpour l’ensemblede la Nouvelle-France six mille habitants environ. Port-Léon,Port-de-l’Ouest et Beaulieu avaient leur conseilmunicipal. Legouvernement se composait du Parlement, élu au suffrageuniversel, composé de cinquante membres, ayant l’initiativedeslois,votanttouteslesdécisions,etnommantlesministres,etduConseilinamovible,composédeseptmembres,quifurentàl’originemononcle,Michel,Estranges,Beuvin,Louis,lecuréetmoi-même.Ceconseilavaitunvetosuspensifdesixmois,etégalement l’initiativedes lots.Encasd’étatd’urgence,votéàlamajoritédesdeuxtiers, ilprenait lepouvoirseul,pourunepériode de six mois renouvelable. Trois partis politiques seconstituèrent : le parti collectiviste, dont Louis fut le chef, etquieutvingtsièges;lepartipaysanconservateur,quiemportaégalement vingt sièges, et le parti libéral, sous la directiond’Estranges, qui eut les dix sièges restant, et fournit ainsi,obligatoirement, les ministres, selon la bonne traditionfrançaisequiveutquelaminoritégouverne.Notre changement de gouvernement ne transforma guère
notremanièrede vivre. Si les usines et lesmachines étaient,ainsi que les mines et la flotte, propriété collective, la terreavaitde tous tempsappartenuauxpaysansqui la cultivaient.Nous développâmes notre réseau routier et ferroviaire. LesAméricains en firent autant. Ils avaient plus de machines àvapeur que nous, mais nous réussîmes à construire depuissants moteurs électriques. La plus longue voie allait deCobalt-CityàPort-de-l’Ouest,parPort-Léon.Nosrelationsavecles Américains se refroidirent encore. La première affaire futcelle du destroyer canadien, monté en majorité par desCanadiens français. Ceux-ci décidèrent de venir habiter avecnousetvoulurent,évidemment,emmenerleurnavire.Cefutla
source de nombreuses difficultés. Finalement nous laissâmesl’armementauxAméricainsetnoustransformâmeslenavireencargorapide.Notredeuxièmepointde frictionfutnotrerefusd’exploiterencommundesgisementsdepétrole situésàpeudeprofondeurenterritoiresswi,àcôtéduMont-Ténèbres.LesAméricainsavaientdupétrolechezeux,quoiqueplusprofond,et nous savions que les Sswis verraient d’unmauvaisœil lesAméricainssurleursterres.Mais,le5juilletdel’an9dePèretellurienne,leconflitouvertfaillitéclater.Cejour-là,unedouzainedeSswisvoulurent,commeletraité
leur en donnait le droit, traverser la pointe que formait lapartie est de New-America dans leur propre territoire. Ilsvoulaient aller à notre poste de Beaulieu-les-Monts échangerdugibiercontredespointesdeflèchesenacier.Ilspénétrèrentdonc en Amérique et ils étaient en vue de notre poste, del’autre côté de la haute Dronne, quand ils furent arrêtés partrois Américains armés de mitraillettes qui les interpellèrentbrutalement,etleurordonnèrentderebrousserchemin,choseparfaitement absurde, car ils étaient à cent mètres à vold’oiseau de Beaulieu, et à quinze kilomètres de la frontièredansl’autresens.Enfrançais,lechefdesSswis,Awithz,leleurfit remarquer. Furieux, ils tirèrent trois rafales, tuant deuxSswis,etenblessantdeuxdontAwithzqu’ilsfirentprisonnier.LesautrestraversèrentlaDronnesousunegrêledeballes.Ilsfirentleurrapportauchefdenotreposte,PierreLefranc,qui,pourmieuxserendrecomptedelasituation,vintaveceuxsurlarive.Malluienprit,carunerafalepartiedel’autrerive,tuaencoreunSswietblessaLefranc.Fousderage,leshommesdecelui-ciripostèrentparunedizainedefusées,quidémolirentetincendièrent une ferme du côté américain. Le hasard voulutque jepassepar là, accompagnédeMichelquelques instantsplus tard. Embarquant Lefranc et les Sswis blessés sur moncamion,jefonçaisurCobalt.Àpeinearrivé,jebondisausiègeduConseil qui, réuni immédiatement avec le Parlement, votal’état d’urgence. Lefranc, allongé sur un brancard, fit sadéposition,corroboréeparcelledesSswis.NoushésitionssurladécisionàprendrequandunradionousparvintdePont-aux-
Sswis, sur la Vézère. Le poste entendait très nettement lestambours de guerre, et de nombreuses colonnes de fuméemontaient en territoire sswi. Par un procédé inconnu, Vzlikétaitdéjàaucourantet rassemblait sesguerriers. Iln’yavaitaucun doute que, dans une telle circonstance, les tribusfédérées marcheraient avec lui. Connaissant le caractèrevindicatif et absolument impitoyable de nos alliés, je songeaiimmédiatement aux fermes américaines isolées le long de lafrontière,etàcequipourraits’ypasserdansquelquesheures.J’envoyai un messager par hélico à Vzlik, lui demandantd’attendreun jouret,entouréduConseil,merendisauposteémetteurpourprendrecontactavecNew-Washington.Déjàlesévénementsseprécipitaient.Commenousarrivions,
le radio me tendit un feuillet : le destroyer américainbombardait Port-de-l’Ouest ! Le Téméraire et le Surcoufripostaient. Pour être prêts à toute éventualité, l’ordre demobilisation fut lancé. Les avions devaient se tenir prêts àprendrel’air,armeschargéesetsoutespleines.Parradio,noussuppliâmes le gouvernement américain de suspendre leshostilités et d’attendre l’arrivée de plénipotentiaires. Ilsacceptèrent et nous apprîmesque le bombardement denotreport avait cessé. Le destroyer était d’ailleurs mal en point,ayant reçu une fusée radioguidée du Surcouf en plein sur laplageavant.Michel,mononcleetmoi-mêmepartîmesimmédiatementpar
avion.Une demi-heure après, nous étions àNew-Washington.L’entrevue fut d’abord orageuse. Les Américains furent d’unetellearrogancequeMicheldutleurrappelerque,sansnous,ilsseraientlaproiedesmonstresmarinsoudériveraient,mortsdefaim, sur leurs navires sans mazout. Finalement unecommissiond’enquête futdésignée,comprenant Jeans,Smith,mon oncle, moi-même, et le frère de Vzlik, Isszi. Les deuxAméricains furent fair play et reconnurent les torts de leursnationaux.Ceux-ci furentcondamnésàdixansdeprison.LesSswiseurentdixmillepointesdeflèchesendédommagement.Chose curieuse, après cette alerte, les rapports se
détendirent.Àlafindel’an10,ilsétaientassezbonspourque
nouspuissionsproposer la fondationdesÉtats-UnisdeTellus.Le7janvierdel’an11uneconférenceréunitlesreprésentantsdesAméricains,Canadiens,Argentins,NorvégiensetFrançais.Uneconstitutionfédéralefutadoptée.ElleconservaitàchaqueÉtat une large autonomie, mais établissait un gouvernementfédéral,siégeantdansunevillequifutcrééeauconfluentdelaDronne et de la Dordogne, au point même où nous avionsabattunotrepremiertigrosaure.Cefut«Union».Deuxcentskilomètres carrés furent déclarés terre fédérale. Il nous futdifficile de faire reconnaître aux Américains l’inviolabilitéprésente et future des territoires sswis. Finalement, elle futlimitée à ceux de nos alliés actuels, ou à ceux des Sswis quideviendraientnosalliésdansundélaidecentans.Lescoloniesquiseraientfondéesàl’avenirseraientterresfédéralesjusqu’àcequeleurpopulationatteigne50000âmes.Ellespasseraientalors au rang d’États, libres de choisir leurs constitutionsinternes.Le25aoûtdel’an12,leparlementfédéralseréunitpourlapremièrefois,etmononclefutéluprésidentdesÉtats-UnisdeTellus.Ledrapeaufédéralflottapourlapremièrefois,bleu nuit, avec les cinq étoiles blanches symbolisant les cinqÉtats fondateurs : New-America, Nouvelle-France, Argentine,Canada de Tellus et Norvège. Les deux langues officiellesfurent l’anglais et le français. Je n’entrerai pas dans le détaildes lois qui furent votées, elles vous régissent encore. Legouvernementfédéralfutseulautoriséàposséderunearmée,une flotte,uneaviationetdes fabriquesd’armes.Voyant loin,nous lui réservâmes aussi l’énergie atomique, que nousarriveronsbienàposséderunjoursurTellus.
CHAPITREVILAVOIETRACÉE
Il y a cinquante ans de cela ! Depuis, Tellus a tourné. La
présidence demon oncle, qui dura sept ans, fut entièrementconsacrée à l’organisation. Nous développâmes nos voiesferrées, plus pour l’avenir que pour le présent, car notrepopulation totale n’atteignait pas vingt-cinq mille âmes. Ellecrût vite, d’ailleurs. Les ressources étaient grandes, lesrécoltesmagnifiques,etlesfamillesfurentnombreuses.J’aieuonze enfants, qui tous ont vécu. Michel en eut huit. Lamoyenne des familles fut de six à la première génération, deseptàlaseconde.Iln’yeutpas,contrairementànoscraintes,d’épidémies nouvelles. Nous constatâmes une élévationsurprenante de la taille humaine. Sur notre vieille Terre, lesstatistiques plaçaient la moyenne humaine aux environs de1m65.C’était également,àpeudechosesprès, lamoyennefrançaise.Or,aujourd’hui,enNouvelle-France,cettemoyenneatteint1m78.EnNouvelle-Amérique,elleestde1m82etenNorvègede1m86.Seuls lesArgentins et leursdescendantspurssontrestésàlatraîne,avec1m71.Sous les présidents suivants, l’Américain Crawford et le
NorvégienHansen,nousfîmesporternotreeffortprincipalsurl’industrie. Nous eûmes une usine d’aviation, capable nonseulement de construire les modèles courants, mais encored’enétudierdenouveaux.L’ingénieuraméricainStone réalisasur Tellus une idée qu’il avait eue sur Terre, et son avion, le«Cornet»battittouslesrecordsd’altitude.Nous fûmes aussi des explorateurs. Le restant de ma vie
s’estpasséàétablirdescartes,géologiquesoutopographiques,seulouavecmesdeuxcollèguesaméricains,puisbientôtaveclestroisaînésdemesseptfils,Bernard,JacquesetMartin.J’aisurvolétoutelaplanète,naviguésurbiendesocéans,etfoulémaintesîlesetcontinents.Lesgrandesdécouvertes!Maisavecunmatériel dont jamaisColombniVascodeGaman’auraientosérêver!J’aiétoufféàl’Équateur,sous60degrésdechaleur,
geléauxPôles,combattudesSswisrouges,noirsoujaunes,oufait alliance avec eux, affronté les calmars et les hydres, nonsans une peur terrible. Et toujoursMichelm’accompagna, etMartinem’attendit, quelquefois pendantdesmois. Jene veuxpas m’attribuer la gloire de toutes ces découvertes. Ellesauraient été impossibles sans le courage et l’intelligence desmatelotsoudesaviateursquivinrentavecmoi.Michelmefutincomparablement précieux, et sans le dévouement de mafemme,jen’auraispasrésistéàlaterriblefièvredesmaraisquime tint au lit pendant six mois, au retour de ma troisièmeexploration. Martine m’accompagna trois fois, partageant,commetoujours,lesennuisetlesdangerssansseplaindre.Et je ne fus pas le seul. La passion des découvertes s’était
emparéedenoustous.Quediredel’exploitdePaulBringeretNathanielHawthome,partisenautoverslesud,etquifirentletour du «VieuxContinent », perdirent leur voiture à plus desept mille kilomètres de la Nouvelle-France, et revinrent àpied,aumilieudesGoliaths,des tigrosauresetdes indigèneshostiles?Quediredel’aventureducapitaineUnset,beau-frèrede Michel, qui, avec son fils Eric et treize hommes, fit lepremier tourdumondeàbordduTéméraire,en septmoisetvingtjours?Vingtansaprèsnotrepremièrevisite, jerevis,avecMichel,
l’îleMystère.Rienn’avaitchangé.Laterreavaitsimplementunpeuplusrecouvertl’étrangeépave.Entrantànouveaudanslacabineoùse trouvaitencore lamainmomifiée,nousvîmes latrace de nos pas, restée à l’abri des intempéries. Au retour,nous visitâmes la cité des catapultes. Nous avions emmenécettefoislefilsdeVzlik,Ssiou,quiputentrerenrapportaveclesSswisrougesquiconnaissaientl’acier.Lechefnousfitvoirles hauts fourneaux rudimentaires où ils le fabriquaient. Ilconsentit à nous dire la légende. Il y avait plus de 500 anstelluriens,troisêtresétrangesétaientarrivésdansunebarque«quimarchaittouteseule»surunegrèvesituéeausuddelacitéactuelle.Attaqués, ilss’étaientdéfendus«en lançantdesflammes».Nonpoint,précisalechef,«desflèchescourtesquifont boum », comme nous, mais de longues flammes bleues.
Quelques jours plus tard, ils avaient été surpris endormis, etfaitsprisonniers.Ilyavaiteudanslatribuuneviolentedisputeàleursujet,pourunmotifoublié,etlamoitiédesSswisrougesétaitpartieverslenord.Deceux-cidescendaientlestribusdeVzlik.LesétrangersavaientapprislalangueetavaientmontréauxSswisàfondrelemétal.Deuxfoisilsavaientsauvélatribuaffaibliedel’attaquedesSlwips«enlançantdesflammes».Ilssemblaient attendre quelque chose venant du ciel. Puis ilsétaientmorts,nonsansavoirécrittoutunlonglivrequirestaitcommeundépôt sacrédans lagrotte-temple, avecdes objetsleur ayant appartenu. J’essayai de me faire décrire lesétrangers.Lechefneleput,maisnousmenaautemple.Là,untrèsvieuxSswinousmontradespeinturesrupestres:ilyavaittrois silhouettespeintes ennoir, bipèdes, avecune tête et uncorps analogues aux nôtres,mais de très longs bras pendantpresque jusqu’au sol, et un seul œil bien dessiné placé aumilieudufront.EnlescomparantauxSswisreprésentésàcôtéd’eux, j’évaluai leur taille à deux mètres cinquante. Nousdemandâmesàvoir lesobjets : ilyavait trois livresenmétal,semblables à celui que nous avions trouvé sur l’île Mystère,quelquesoutilspluscompréhensibles,et les restesdesarmes« qui lançaient les flammes ». C’étaient trois tubes de 70centimètres de long, élargis à un bout, et plaquésintérieurementdeplatine.Un filetageà l’autreboutdevaitseraccorder à une partie disparue. Probablement les êtres nes’étaientpassouciésdelaisserunearmetroppuissanteentreles mains de sauvages. Enfin nous vîmes le livre, fait deparchemin, épais d’environ cinq cents feuilles, couvert desmêmes signes que ceux des livres en métal. Comme je melamentaisàl’idéequenulnesauraitjamaiscequ’ilcontenait,le vieux Sswi affirma qu’il était écrit en sa langue, et qu’ilsavait le lire.Aprèsmaintesréticences, il leprit,et, le tenantprobablementàl’envers,commençaàréciter:« Tilir, Tilir, Tilir ! À ceux qui viendront trop tard, salut !
Nousavonsespéréjusqu’aubout.Maintenant,deuxsontmorts.Nousnereverrons jamaisTilir.Soyezbonspour lesSswisquinousontbientraités…»
Iosetut.«Jenesaispaslireplusloin»,ajouta-t-il.Jeréussisà lui fairedireque lespremières lignes,apprises
parcœur,setransmettaientdeprêtreenprêtre,etque«Tilir»devaitservirdemotdepassesidescongénèresdesétrangersdébarquaient de nouveau sur Tellus. Il m’avoua aussi que lelivreétaitdouble,écritd’unepartenlanguesswie,et,àpartirde lamoitié, dans celle des étrangers.Quoi qu’il en fût, celadonnaituneclefprécieusepourledéchiffrement,etjeprisunecopiesoigneuse.Bien des fois, j’ai rêvé devant ces feuillets noircis de
caractères bizarres. Bien des fois j’ai retardé mon travailhabituel pour commencer à le traduire avec l’aide de Vzlik.Finalement, je n’ai jamais eu le temps. À peine, puisant unephrase par-ci, par-là, ai-je augmenté ma curiosité sans lasatisfaire. Il y était question de Tilir, de monstres, decatastrophes, de glace et de peur…Aujourd’hui le livre est àUnion,oùmonpetit-filsHenrietHoï, lepetit-filsdeVzlik,unSswi « humanisé », essaient de le traduire. Il semble que lesêtresquil’ontécritvenaientdelapremièreplanèteextérieure,quiest laplusprochedenous,etquenousappelonsArès,enhomologie avec l’ancienMarsdenotre vieux système solaire.Peut-être vivrai-je assez pour connaître le mot de l’énigme.Maisilfaudraqu’ilssehâtent.Nous vous avons tracé la voie, à vous de la suivre. Nous
n’avonspasrésolutouslesproblèmes,tants’enfaut.Lesdeuxplus importantsn’ontmêmepasétéeffleurés.Lepremierestceluide lacohabitationdedeuxespèces intelligentessurunemêmeplanète.Pourcelui-ci,iln’yaquetroissolutions:notreextermination, qui est évidemment pour nous la pire,l’exterminationdesSswis–dontnousnevoulonsàaucunprix–et leur acceptation comme nos égaux, ce qui implique leurintégration dans les États-Unis de Tellus, ce dont lesAméricains ne veulent pas, pour le moment. Pour moi, leproblème ne se pose pas. Ils sont nos égaux, et même, surcertains points, nos supérieurs peut-être, si je prends pourexemple l’œuvremathématiquedeHoï, quepeud’entre nous
comprennent.Le deuxième problème est la coexistence, dans le même
systèmesolaire,d’uneautreespèceintelligente,silesinconnusde l’île Mystère viennent bien d’Arès. S’ils reviennent surTellusavantquenousayonspumaîtrisernous-mêmesl’Espace,nous serons probablement heureux d’avoir les Sswis pouralliés!
ÉPILOGUEEt voilà. J’ai fini. Je viens de brûler mes cahiers. Dehors,
Héliosrayonne.Solestdéjàcouché.Demamaison,situéeàlalimitedeCobalt-City,jevoisleschampsoùondulelebléencorevert.Monarrière-petit-filsJeanvientderentrerdel’école.Unavionplane,toutestcalme.DesSswispassentdanslarue,ilsparlent avecnos concitoyens, en français.Cobalt-City compte25000habitants.Par la fenêtre, jevois sur lacimeduMont-Paris l’observatoire où mon oncle eut la joie de pouvoirterminer son étude d’Arès avec le grand télescope, que noussommesalléschercherilyaplusdequaranteans.Jeviensdevoirpasserlapetite-filledeMichel,Martine,quiressembleenblondàmaMartineàmoi,autantqu’onpuisseluiressembler.Elle et mon petit-fils Claude… Mais ceci est l’avenir. Votreaveniràvous,citoyensdesÉtats-UnisdeTellus…
ÀPROPOSDESROBINSONSDUCOSMOS,
DELACARTEPARTIELLEDETELLUS,DESSSWISETDESSSWLIPS,
ETDESAMÉRICAINS…C’étaitpendantl’hiver1957-58,probablementaumomentde
laChandeleur. J’étaisenclassede4°où lecoursdeSciencesnaturelles portait sur la géologie, et j’étais passionné degéologieetdecartes.Pasden’importequellescartes : cellesducoursdegéographie,dugenre«lesbassinsminiersdunorddelaFrance»,nem’intéressaient(àtort,sansdoute)vraimentpas.Parcontre,lebassinduCongo(quelavaitétéletrajetdeStanley?),lacordillèredesAndes(oùs’était«crashé»l’aviondeGuillaumet?oùsetrouvait«leTempledu«Soleil»?)ouleGrandNord(«CrocBlanc»,çasepasseoù?)…Je demandais donc àmon père deme prêter la carte qu’il
avaitfaitepour«LesRobinsonsduCosmos»,etj’entreprisderelire pour la n-ième fois le récit de l’exploration en camionblindé,maiscettefoisensuivantsurlacarte.Ettrèsvite,jemerendiscompteque«çan’allaitpas»,quelacarteétaitfausse.Lepremierjour, lesexplorateursdeTellusparcourent300kmverslesud:surlacarte,1,5cm…bon.Maisledeuxièmejour,c’est 350 km vers le sud-est : sur la carte, presque 7 cm…Quelquechosen’allaitpas.Etpuis,ilyavaitleMontTénèbres.Fort de mes connaissances géologiques toutes neuves, je medemandaiscequ’ilfaisaittoutseuldansunerégionparailleursprivéedetouteactivitévolcanique.Etd’autrespetiteschoses,que j’avais acceptées sans problèmes, et qui maintenant mefaisaientmeposerdesquestions.Jem’enouvris le soir àmonpère,quime réponditd’abord
qu’ilavaitécrit«L’AventureCosmique»essentiellementpoursedistraire,etque lacarte[1]qu’ilavait faiteétaitsurtoutun«pense-bête»pouréviterlesplusgrossesinvraisemblancesdelieudanslerécit.Jeluiproposaisalorsdedresserune«vraie»carte,c’est-à-direconformeaurécit…etàlagéologie.Etc’estcequejefisalors,avecsonaidebiensûr.Pourcequiétaitderendrelacarteconformeaurécit,iln’y
avaitpasenfaitdegrosproblèmes.Ilsuffisaitd’agrandirversle sud lemarais auxhydres, déplacerunpeudes collines, cegenre de choses. Pour ce qui était du Mont Ténèbres, sonexistence était due à une faille, faille qui était aussiresponsable de la remontée du pétrole plus au nord, et deschutes de la Vézère plus au sud : en alignant sur la cartepétrole,Mont Ténèbres et chutes de la Vézère, on retrouvaitunecertainevraisemblancegéologique.Nousrevîmesaussiunpeu le cours des rivières, rajoutâmes des reliefs quimanquaient et déplaçâmes des marais côtiers et le LacMagique.J’aihélasperdudepuiscettecarteredessinée,mais jem’en
souviens fortbien,et lescartesdeTellusque j’ai redessinéespourcetteéditionysontpresqueconformes,àquelquesajoutsprès. Il y eut en effet quelques années plus tard d’autres«changements»concernantTellus.C’étaitcettefoisentre1963et1965.J’étaisalorsétudiant,et
avecmonpèrenousavionsl’habitudedediscutersouventtouslesdeuxlesoir,danslabibliothèque,desujets«sérieux»,maisaussi souvent de science-fiction. Je lisais alors l’anglaiscouramment,presquecommelefrançais,etj’avaisparexemplelu tous les astounding depuis le numéro de Janvier 1945. Cesoir-là, nous parlions du soin quemettaient certains auteurs,comme Sprague de Camp ou Poul Anderson, à rendre«vraisemblables»lesautresmondes,aussibizarressoient-ils,etlescivilisationsextraterrestres,aussiétrangesquepuissentêtre les coutumesqui leur sont prêtées.Et nous en vînmes àparler de ses propres romans, et en particulier du premiermondequ’ilaitcrééexnihilo,Tellus.
Or les Sswis (et les Sswlip) posent problème. Dans LesRobinsons du Cosmos, ils ne sont dans le fond quesommairement décrits, et certains de leurs comportementssontpresquecontradictoires.Parexemple,commentexpliquerquelesSswisaientdonnéauxTerrienspresqueuntiersdeleurterritoire?DeplusceterritoireaétéconcédéparSliouk,quiestlechefd’uneseuledesonzetribusquipeuplentlarégion…Les«femmes»Sswispondentdeuxœufsparan,etlesSswisvivent potentiellement jusqu’à une centaine d’années, ce quisuppose une assez longue période de fécondité.Même si ellen’étaitquede20ansceladonneraitàchaquecouplesswiunequarantaine de descendants potentiels, et donc un taux decroissance potentiel de la population énorme ! Et ce ne sontpaslesseuls«mystères».Uneexplicationdeces«contradictions»esttrèssimple,eta
l’avantaged’êtrelavraie.Monpèreavaitécritunehistoire,etn’avaitpassongéalorsàcegenrede«détails»…Ilauraitétépossible d’en rester là.Mais il y avait plus amusant à faire :essayerdetrouverunehistoire,uneculture,desSswisquisoità la fois « vraisemblable », compatible avec le récit de JeanBournat,ettellequecescontradictionsserésolvent.Etc’estceque nous avons fait, ce soir-là et d’autres. En fait, je dis«nous»,maisc’estsurtoutmonpèrequiémettait les idées :moi,jeservaissurtoutdeWatson.Commerienn’aéténoté,jedois me fier à ma mémoire. Mais je pense me souvenir del’essentiel[2].Le point de départ est que ce que nous savons des Sswis,
c’est ce que le narrateur, Jean Bournat, en a dit et nousprenonscommehypothèse,commepostulatmême–autrementladémarcheauraitétésansobjet–quecequiserapporteauxSswis dans le récit de Bournat est fondamentalement exactquantauxfaits.Mais,etc’estlànotreportedesortie,Bournatétait avant toutgéologueethommed’action.Si les faitsqu’ilrapporte ne doivent pas en principe être mis en doute,l’interprétation qu’il en donne n’est qu’une interprétation,superficielle.Ils’enjustified’ailleurs:sonrécits’adresseàses
descendants qui vivent quotidiennement avec les Sswis. Si lenarrateur avait été Breffort, l’ethnographe, ou Paul Bournat,l’historien,noussaurionssansdoutebeaucoupplusdechoses,et ils seraient allés au-delà des apparences. Voici donc, defaçon simplifiée, les Sswis et les Sswlips vus par Breffort etPaulBournat.Àpeuprès2000à2500ansavant l’arrivéedesTerriens, le
climatdeTellusétaitdifférent.Commemaintenant[3],ilexistaitune bande équatoriale au climat étouffant, puis dans l’ordre,vers le Nord et vers le Sud, une bande de climat chaud ethumide propice aux forêts, une bande plus tempérée et plussèche où prédomine la savane, puis une bande steppique.Aunord du 70° parallèle la végétation devient pratiquementinexistante:dufaitdel’inclinaisonpratiquementnulledel’axederotationdeTellusparrapportauplandel’écliptique,iln’yapasdesaisonsetpar70°Nord,Héliosàmidiesttoutel’annéeà 20° au-dessus de l’horizon, soit donc comme un soleil dedécembreenFrance.Les ancêtres des Sswis vivaient alors dans la zone des
savanes, qui s’étendait à peu près du 25°au 40°Nord sur lecontinentquinous intéresse.Peupledechasseursdesgrandsespaces, ils y trouvaient d’immenses troupeaux de gibier quileurpermettaientunevierelativementfacile.Plusausud,dansla forêt, vivaient lesancêtresdesSslwips,qui subsistaientdel’exploitationdu«ssouwoul»,de lacueilletteetde lachassedupetitgibierauxpiègesdansunmilieuplutôthostile.Puis le climat changea, changement accompagné (causé
par ?) d’importants mouvements tectoniques (c’est de cetteépoquequedateleMontTénèbres),etlaforêtsemitàgagnersurlasavane.Commecorrélativementlasavanenegagnaitaunord que très peu sur la steppe, la bande de savane rétrécitpour ne plus se situer actuellement qu’entre le 37° et le43°Nord.Quantàlaforêtquiremplaçalasavane,elledifféraitde la forêt qui lui avait donné naissance. Seules certainesespèces végétales, certains « arbres », effectuèrent cette
« migration » vers le nord. En particulier, un genre de«mousse » omniprésente dans la forêt originelle ne s’adaptapas au-delà du 26° Nord. Or ces « mousses » sontindispensables dans le cycle d’un parasite qui s’attaque auxSslwips(etauxSswis,SslwipsetSswisappartenantàlamêmeespèce) et qui est responsable d’un taux de mortalitéeffroyablementélevé,enparticulierchezlesjeunesàlasortiedel’œuf.
LasociétéSswis.
Aussi loin que remonte leur mémoire collective faite de
mythes et de légendes, les Sswis ont toujours vécu selon lesystème des clans regroupés en tribus, elles mêmes formantcollectivementlepeuplesswi,«Sswi»signifiantd’ailleurstoutsimplement«chasseur»ou«chasse».Telqu’ilestdécritparJean Bournat, leur système socio-politique paraît simple. Enréalité,ilestextrêmementcomplexe,etdanscequisuitnouslesimplifionsdefaçonpresqueabusive.Labasedetoutlesystèmeestqued’unepartlesSswissont
exogames(lemariageest interditentreun«homme»etune« femme » issus du même clan), et que d’autre part un«homme»quittesonclanpar lemariageetdevientmembreduclandesonépouse.Àtoutmoment,dansunclan,sitouteslesfemmessont«néesdansleclan»,tousleshommesmariéssont originaires d’autres clans, etmêmed’autres tribus.Et ilfautajouterqueparmileshommescélibatairesprésents, ilenestquisontd’autresclansetqui«chassentavec leclan». Ils’agitsoitde«fiancés»dejeunesfemmesduclan(telleétaitla situation de Vzlik, « fiancé » à Ssouaï fille du chef Sliouk,quand il a rencontré les Terriens), soit de jeunes hommes enâgedesemarierquifont« letourdesclans»à larecherched’une compagne. Les parents d’une jeune femme devantdonner leur consentement au mariage, la période de
« fiançailles » est une période d’épreuve où le jeune hommemontre(ouessayedemontrer)qu’ilseraungendreconvenablepouvantêtreintégréauclan.Lesfemmesjouentdoncunrôleessentielcarc’estparelles
quese fait la continuitéduclan, ce sontellesqui constituentl’identité du clan. C’est d’ailleurs une erreur de parler des« femmes sswi », le terme « Sswi » ne s’appliquant qu’auxhommes. Elles sont les « Vssivssossva », dont une traductionpourrait être « hier-aujourd’hui-demain », ou encore « passé-présent-futur ». De plus elles portent aussi des armes car cesontellesquidoiventdéfendrelecampetlesjeunesquandleshommes sont partis en expéditions de chasses qui peuventdurerplusde20 jours.Eneffet, aucoursdecesexpéditions,leshommesdoiventnonseulementtraqueretabattrelegibier,maisaussileprépareretlefumersurlelieud’abattage.Etcesont les femmes qui sont en charge de la « culture » de lacéréalesswi.Du point de vue de la religion, les Sswis sont en principe
monothéistesencequ’ilscroientenunDieucréateur,Ssss,quirègledanssesgrandesligneslamarchedumonde.Aucunculten’est rendu à Ssss, qui est par principe inaccessible etimperturbable,etenquelquesorteindifférent.EntreSsssetlemondevisible,ilyalemondedespuissances,etlemondedesancêtres. Là les choses deviennent très compliquées. D’unepart il y a des puissances « masculines », dont toutes cellesinfluençant la chasse.Enapparence, c’est le chefdeclanquiintercèdeauprèsd’elles,maisen fait ilexisteauseinduclanun«shamansecret»quiest levrai intermédiaire.Etd’autrepart, ilya lespuissances«féminines»,encoreplussecrètes.Pourcequiestdesancêtres,c’estencorepluscompliqué:lesancêtres fémininssont«appropriés»par leurclan,ouplutôtpar les femmesde leurclan,alorsque lesancêtresmasculinssont de la nation Sswi toute entière, et ce bien qu’ancêtresfémininsetmasculins«vivent»danslemême«monde».Quandunchefdeclanmeurt,cen’estpasundesesfilsqui
lui succède, mais un de ses gendres, qu’il avait choisi après
consultationd’un« conseil »qui comprenddes femmes,dontsa femme, fille du précédent chef et elle-même « chef desfemmes»[4].Il existe donc dans chaque clan une « dynastie féminine »
puisque,enprincipe,lamère,lagrand-mère,etc.delafemmeduchefdeclanétaientelles-mêmes femmeset fillesdechefsduclan.Pour les chefs de tribus, les choses se passent de façon
semblable.Danschaquetribu,ilexisteunclanquiestle«clanduchef». Ilycoexiste lechefdeclanet lechefdetribu,quiest « hors clan ». Ses filles ont une obligation d’exogamierenforcée : la fille d’un chef de tribu doit se marier nonseulementhorsdesonclan,maisenplushorsdesatribu.AinsiVzlik était originaire d’une autre tribu que celle de Sliouk.Commepourleschefsdeclan,c’estundesgendresduchefdetribu qui lui succède. Et bien que cela n’empêche pas enprincipeles«mariagesd’amour»,ilestbienévidentquepourobtenirleconsentementdesparentsd’unefilledechefdeclanouafortioridetribu,unSswidoitêtreplusqu’un«chasseurordinaire».Au niveau de la nation sswi, le « gouvernement », qui est
aussiunecoursuprêmede justice,et laplushaute«autoritéreligieuse » en un certain sens, est formé par un conseilcomposé des onze chefs de tribus, qui ne se réuniteffectivementqu’exceptionnellementetensecretmaisdontlesmembresrestentencontactpardesmessagersetdesvisites.L’organisation interne de ce conseil est un des secrets lesmieux gardés des Sswis. En particulier, bien qu’il n’y ait queonze tribus, et donc onze chefs, le conseil comporte douzemembres… Existe-t-il un « chef parmi les chefs » ? Ou sepratique-t-ilune«présidence tournante»?Ou…?Rienn’estsu en dehors du conseil lui-même. Ce qu’est exactement sonpouvoir est aussi mystérieux : en plus de ses décisions«visibles»,ilenestd’autresquilesontmoins,voiremêmepasdutout…
Tellus n’ayant pas de saisons, les rythmes biologiques des
Sswis, comme ceux de la plupart des êtres vivants sur laplanète,sontliésauxmouvementsdes«lunes»,mouvementscomplexespuisqu’ilyenatrois.Lesdéplacementsdesgibiersétantdéterminésenpartieparcesrythmes(enparticulierceuxrelatifs à la reproduction), les Sswis ont un calendrier«lunaire»etontdéveloppédesmathématiquesétonnammentavancéescompte tenude leurstadedecivilisation.S’ilsn’ontpas d’écriture pour transcrire la parole, leurs« mathématiciens-astronomes-météorologues » utilisent desnotationssymboliques.Pourprendreunparallèleterrestre,lesSswis sont comme des Magdaléniens qui auraient connu les«Éléments»d’Euclide.Bournat écrit que les femmes sswi pondent deuxœufs par
an, ce qui est approximativement vrai en moyenne. Mais lapopulation – qui était d’à peu près 100 000 à l’arrivée desTerriens – reste à peu près stable pour plusieurs raisons.D’abord, les Sswis pratiquent un contrôle volontaire desnaissances, lemoyen très simple étant de ne pas incuber lesœufs pondus. Si au début du mariage les œufs sontsystématiquement incubés, par la suite ils le sont ou nonsuivant ledestindesenfantsdéjànés.Ensuite, l’espérancedevieàlanaissanced’unbébéSswiestbasse,etlaproportiondejeunesSswisnésvivantquiarriventàl’âgeadulteestfaible.Ilyad’abordlamortalitéinfantile«naturelle».Ensuite…Jusqu’à six ans à peu près (la date exacte dépend de
conjonctionsdeslunes…)lesjeunessontélevésparleurmère.À sixans, les«garçons» sont confiésàune sœurmariéedeleurmère (ou, àdéfaut, àuneprocheparentemariée) cequiconstitue pour eux une première rupture avec leur famillebiologique,lasecondeayantlieuquandilsquittentleclanpourse marier. Le mari de la sœur participe activement à leurpremière éducation. Les « filles » restent avec leurs parentsnaturels, et en particulier avec leur père dont leurs marisdeviendrontles«fils».
Aux âges (approximatifs) de 12, 18 et 24 ans, les garçonssubissentdesépreuvesd’initiation,deplusenplusdifficiles…etmeurtrières.Ladernière,s’ilslaréussissentc’est-à-diretoutsimplement s’ils y survivent, font d’eux des adultes à partentière, pouvant se marier. C’est l’épreuve de la « LongueCoursedeChasse».Après s’êtrepeint le corpsde signes traditionnelsavecdes
extraits de plantes, le jeune Sswis part vers le nord, vers lasteppe.Ledernierclanqu’ilrencontreluidonneuneescortedesix chasseurset aveceux il continueà remonter vers lenordjusqu’à ce que le soleil à midi fasse un certain angle avecl’horizon (qui correspond en fait au 52° N). Il est alorsabandonné par son escorte qui le laisse nu, sans armes niprovisions,sousunelatitudeoùpourluiilfaittrèsfroidetdansun milieu inconnu, la steppe. L’épreuve proprement diteconsisteàreveniraucampdesonclan,sansaucuneaide(quepersonned’ailleursneluifournirait:siparexempleunpartidechasseurs Sswis voit un jeune qui fait la Longue Courseattaqué par un tigrosaure ou par des Sslwips, il n’intervientpas).Beaucoupnereviennentjamais.AprèslaLongueCourse,lejeuneSswiestdoncunchasseur.
Maiss’ilveutpouvoirunjourépouserunefilledechef, ildoitsubir et réussir une dernière épreuve que peu tentent (etencoremoinsréussissent).Elleconsiste,aprèsl’avoirannoncéauclan,àpartirseuldans lasavane,etànerevenirqu’aprèsavoirrencontréuntigrosaure,l’avoirdéfié(cequiestfacile,letigrosaurenedemandantqueça…)etl’avoirtué.Cetteépreuven’estsubiequ’uneseulefois.MaisVzlikl’aen
quelque sorte subie deux fois, la deuxième fois bieninvolontairementmaisdansdescirconstancesquiluiontdonnéunprestigeexceptionnel.«Faisantlacour»àSsouaï,ildevaittraditionnellement présenter une demande à son père Slioukpourêtreagréécomme«fiancéofficiel»,enaccompagnantsademanded’un«cadeaudegibier»,enprincipeunvssilvir. Ilest donc parti seul à la chasse, annonçant selon la coutumequ’ilallait«chercherlegibierpourSsouaï»,ets’estretrouvé
faceàun tigrosaurequ’il a réussi àabattre. Il l’adoncportécomme«cadeaudegibier»àSliouk,etcelaaété interprétécommeun signedespuissances, cequi explique l’importance«politique»deVzlik…Le système socio-politique des Sswis induit donc une
profonde unité de la nation, et implique l’impossibilité deguerresclaniquesoutribales:ilexisteunbrassagepermanentdeshommesentrelesclansetlestribus.
LasociétéSslwip
Avant le changement climatique, les ancêtres des Sslwips
vivaientplutôtmisérablementdanslabandeforestière,entrele20° et le 25° Nord au Sud du continent. Ils tiraient leursubsistance en partie du piégeage du petit gibier et de lacueillette,mais labasede leuralimentationetde leursociétéétaitle«ssouwoul».Le ssouwoul (ou plutôt les ssouwouls, car il en existe
plusieurs espèces) est un « arbre » dont le tronc fournit unesortedesèveépaisseetvisqueuse,richeenélémentsnutritifsdetousordres.L’aspectgénéraldesssouwoulsestd’unecarafeà très long col étroit, ou d’un soliflore. Dans l’espèce la pluscourante, letroncà labaseestuncylindred’àpeuprèsdeuxcinquantemètres de diamètre pour une hauteur de quatre àcinq mètres. Il se rétrécit alors, formant un tronc de cônecourt, jusqu’à un diamètre de 80 cm et il monte ensuitecylindriquementsur15à20m,perçantlavoûtedelaforêt.Ausommet, renforcées par de fortes nervures, s’étalent douzegrandes « feuilles » ressemblant un peu à des feuilles debananier, et qui dans la journée suivent Hélios dans leurorientation.Sansêtreun«arbre»vraimentrare,sarépartitionest irrégulière. On le trouve très rarement isolé : là où setrouveunssouwoul, ilyadetrèsforteschancesqu’ilyenait
sept ou huit dans un rayon de 500 m, parmi les autres« arbres ». Par contre, de telles concentrations, ou plutôt« colonies », sont éloignées de plusieurs kilomètres les unesdesautres.Onlestrouvedansdespartiesdelaforêtqui,sansêtredesclairières,sontmoinsdenses,etonn’entrouvejamaisdansleszoneslesplusbassesetlesplushumides.Unecoloniedessouwoulsvitunevingtained’années.Auboutdecetemps,simultanément pour tous les « arbres » de la colonie, lesfeuilles s’« étiolent » et se recroquevillent. Au sommet dutronc,aucentreducercleforméparlesnaissancesdesfeuilles,apparaît une boule qui en une dizaine de jours grossit de latailled’unebillejusqu’àatteindreundiamètrepresquedoublede celui du tronc, soit à peu près 1,5 m. Cette sphère est àdoubles parois, et entre les deux parois se trouvent desmilliards de « spores », cependant que la sphère centrale seremplitdegazcarboniquesoushautepression.Lemêmejour,les sphères de tous les membres de la colonie explosent,libérant les spores au vent, et les ssouwouls meurent. Maisdepuis déjà presque un an ils ne donnaient plus de sèveutilisableparlesSslwips.Pour extraire la sève, les Sslwips procèdent de la façon
suivante. Ils commencent par creuser, à un mètre du sol,l’« écorce », extrêmement dure[5], sur une surface d’environ1dm2etuneprofondeurd’unedizainedecentimètres,jusqu’àcequ’ilsarriventàla«sous-écorce».Ilsenlèventalorsaufondcetrouunesortedepeaude2mmd’épaisseur.Derrièrecettepeau,le«bois»aunestructureapparentedepierre-ponce,etlasèvesuinteparunemultitudedepores.Unetellesaignée,sielleestentretenue(soitdoncsil’onempêchela«peau»desereformerengrattant,et l’écorcedeserefermer,entretienquidoit se fairepresque journellement), fournitdedeuxàquatrelitres de sève par jour, soit la ration alimentaire d’un à deuxindividusadultes,pendant toute laduréede lavieproductivedel’arbre,soitunequinzained’année.Un ssouwoul ne « supporte » au plus que trois saignées
actives simultanément. Au-delà, il dépérit. Il est cependant
faciledefairedonneràunssouwoul200à300litresdesèveenune journée :en faisantunesaignéeprofonde,c’estàdireenperçantsur10cmouplusau-delàdelapeau.Maiscelarevientà le tuer, ainsi, la plupart du temps, que nombre de ceuxappartenantàlamêmecolonie.Onnesaitquepeudechosedeprécissur lesancêtresdes
Sslwipsd’avant lechangementclimatique. Ilsvivaientdans laforêt par petits « villages familiaux » de 50 à 60 individus,chaquevillageétant liéàunecoloniessouwoulsaucentredelaquelle il se trouvait. La population d’un village étaittypiquement constituée du « chef » et de ses trois ou quatrefemmes,dequelquesunsdesesfrèresetdeleursfemmes,dequelquesunsdeses filsetdesfilsdeses frèresadultesetdeleurs femmes, des adolescents et des enfants, et dequelquesvieillards parfois. La plupart des travaux étaient dévolus auxfemmeset auxadolescents, sauf lepiegeageet ladéfenseduvillage. Les villages étaient réunis en « tribus », de taillesvariables. Les liens entre les villages d’une même tribu seconcrétisaientessentiellementparl’échangedefemmes,etparl’entraide, surtout dans la défense contre d’autres tribus etdans l’acquisition de colonies de ssouwouls. En effet, lacompétition entre tribus pour les colonies de ssouwoul, « laguerredussouwoul»,étaitpermanente.Un village était obligé de migrer quand la colonie de
ssouwoul dont il dépendait arrivait à la fin de son cycle etmourrait. Pour cela, il lui avait fallu s’assurer à l’avance lamaîtrise d’une autre colonie de jeunes ssouwouls souventconvoitée par d’autres tribus. Sinon, sauf à disparaître, il nerestait plus aux membres du village qu’à errer sous formed’unebande,s’attaquantàd’autresvillagesetvolantlesucdessouwoul en pratiquant des incisions profondes, de façon àpouvoir repartir avec de la nourriture avant que la tribu duvillageattaquén’intervienne.Puis vint le changement climatique. La forêt commença à
gagner vers le nord et parmi les arbres qui colonisèrent cenouveaumilieuse trouvèrentdeuxespècesdessouwoul.Bienquefournissantunesèved’aussibonne«qualité»,ces«petitsssouwouls»n’avaientpas joué jusqu’àprésentungrandrôle.Hautsd’unedizainedemètres,ilsneformaientpasdecoloniesetpoussaientplutôtisolément,surlesterreshautesdelaforêt–oùilsétaientdeplusassezrares–ouenlisière.Lenouveauclimatleurfutextrêmementfavorable,etilsfurentenquelquesortesuradaptésdansleurconquêtedelasavanedevenueplushumide.Débarrassésenoutredelaconcurrenced’espècesquinemigrèrent pas, ils proliférèrent et devinrent un « arbre »commundela«nouvelleforêt».D’autrepart,lanouvelleforêtétant plus claire, le gibier s’y développa abondamment,principalement les espèces de taille moyenne qui jusqu’alorsétaientcantonnéesàlazonefrontièreentresavaneetforêt.Disposantd’unenourritureabondante,etn’étantplussoumis
sur ces nouvelles terres à la pression du parasite dont nousavonsparléaudébut,lapopulationSslwips’accrutrapidementàmesurequelaforêtavançait.Pendantlongtempscependant,et bien que leur motif principal – la compétition pour lessouwoul–disparaisse, lesguerrestribalesperdurèrent.Mais150 ans à peu près avant l’arrivée des Terriens apparut unesorte de Gengis Khan ou d’Attila Sslwip. Disposant de« pouvoirsmagiques » (les croyances religieuses des Sslwipssontfondéessurunesorted’animismeetleurspratiquessurla«sorcellerie»),ilsedonnacommeunProphète,devintlechefde sa tribu, conquit les tribus voisines qu’il unifia, puiscommença à se créer un empire chez les Sslwips de l’Ouest,entre la côte océane et le Grand Fleuve. Son but était deprendre aux Sswis leurs riches territoires de chasse, et pourcelade lesexterminer,etcommençaalors laguerreentre lesSswisetlesSslwips.
LaguerredesSswisetdesSslwips
Jusqu’alors, Sswis et Sslwips avaient eu peu de contacts,
étant inféodés à des milieux très différents. Les Sswiscraignaientlaforêt,domainedes«forcesmauvaises»,où,detoute façon, ils n’auraient pu survivre, et ils avaient toujoursrepoussé facilement les incursions sporadiques etdésorganiséesdepetitesbandesdeSslwipsdanslasavane.Avec l’avènement du Chef-Prophète sslwip, les choses
changèrent.L’avancéede la forêtavaitcessédepuisplusieursgénérations,salimitenordayantatteintlavalléedelarivièreIsvilsiouvl à l’ouest, et le bas des larges pentes descendantprogressivementdesMontsBsser(lesMontsInconnus)àl’est.Un mouvement inverse semblait même s’amorcer, le climatétant redevenu plus sec. Mais la population slwipp étaitdevenue très importante, et continuait à croître rapidement.Les incursions slwipps dans la savane pour chasser le grosgibier vivant en troupeaux – le gibier habituel desSswis – semultipliaient.QuandleChef-Prophèteeutuniplusieurstribus,ces incursionsdevinrent de véritables expéditions organisées,avecdesguerriersquiaccompagnaient leschasseurspour lesprotéger des Sswis. D’autre part, au cours des sièclesprécédents, l’armement de chasse et de guerre des Sslwipss’étaitperfectionné.Quand ilsoccupaient leur forêtd’origine,les Sslwips utilisaient un petit arc, court et de portée assezfaible:c’estletyped’arcquiconvientlemieuxsousuncouvertdenseettouffu,oùl’encombrementdoitêtreminimumetoùdetoute façon la visibilité en ligne droite n’est que de quelquesmètres.Parcontreilétaitinadapté,cartroppeupuissant,àlaforêtclaire,etafortioriàlasavane,oùlegibierestplusgroset doit être tiré de loin. Ils essayèrent d’imiter l’arc longdesSswis,maisavecunsuccèsmitigé. Ilsn’avaientpas lesavoir-
faire, et surtout ils ne disposaient pas « d’arbres à arc » quipoussent vers la limite nord de la savane.Mais une centained’annéesavantl’avènementduChef-Prophète,etdanssatribu,l’arc composite fut inventé. Il fut perfectionné et en fin decomptelesSslwipsdisposèrentd’arcsaussipuissantsqueceuxdesSswis.Une nuit, une « multitude » de guerriers Sslwip traversa
l’Isvilsiouvlàlanage,cependantqu’uneautre«multitude»seruait sur les terres des Sswis en passant par l’extrémité suddes Monts Inconnus. En quelques jours, les hordes sslwipsavaientatteintlarivièrecôtièreSsersiouletl’affluentprincipaldela«Dronne»,anéantissantpratiquementdeuxtribusSswi.Les Sswis avaient été pris par surprise, mais leur défenses’organisa. Une première bataille fut livrée dans les collinesbassesoù laSsersioulprend sa sourcecontre lesSslwipsquiétaient venus par l’est. À nombre égal, les Sswis auraient eufacilement l’avantage. Individuellement plus forts et plusrapides, plus endurants aussi pour les longues courses, ils sebattaientsuruntypedeterrainqu’ilsconnaissaientetdontilssavaient tirer avantage. Ils avaient de plus l’habitude decoordonner leursactions lorsdeschassescollectives,de fairepreuve d’initiative. Enfin, ils se battaient pour défendre leurterritoire. Le rapport des pertes leur était d’ailleurs trèsfavorable : pour un Sswi tué, dix ou douze Sslwips avaientperdu la vie. Mais ils étaient largement dominés par lenombre:danscettepremière–etenfaitdernière–bataille,ilsn’étaient que cinq ou six mille contre plus de soixante milleSslwips.Cependant, quand à la fin du jour les quelques troismille survivantsdécrochèrent, l’avancedesSslwipsavait subiuncoupd’arrêtet lamoitiédecettehordeétait restéesur leterrain.Maisilrestaitl’autrehorde,plusnombreuse–70000?80 000 guerriers ? – qui avait passé l’Isvilsiouvl et campaitmaintenant sur la rive sud de la Ssersioul, sans compter lesrenforts ennemis, dont « l’intendance », qui continuaient àarriver.Le conseil des chefs se réunit et examina la situation. Les
forces Sslwips représentaient encore sur le terrain 100 à
120000guerriers,soitdoncpresquelapopulationdetoutelanationSswi, femmesetenfantscomprisqui, compte tenudesdélais, ne pouvait aligner que 20 000 guerriers, 30 000 en yjoignant les femmes qui pourraient combattre.Mathématiquement,comptetenudelasupérioritéindividuelleet tactique des Sswis, il n’était pas impossible de battre leshordesSslwip.Maismêmesansconnaîtrelescampagnesdecegénéral de l’antiquité terrestre, le conseil se rendait biencompte qu’une telle victoire ne serait qu’une victoire à laPhyrrus,etque ladéfaiteétaitbien loind’être impossible.Detoute façon, à l’issue de telles batailles, la nation Sswi,exsangue, serait pour longtemps une proie sans défensesréelles pour toute nouvelle vague d’attaques ; et une tellenouvelle vague, aussi forte que la première, était presquecertaine, la population des Sslwips soumis au Chef-Prophètedépassantlemillion.Le conseil décida alors d’abandonner sans presque
combattre le territoire compris entre la « Dordogne » etl’Isvilsiouvl,dontlamoitiésudétaitdéjàoccupéeparl’ennemi,et de masser ses forces derrière les lignes de défensenaturelles constituées par le cours inférieur de la« Dordogne », et les escarpements des rives droites de la« Dronne » et de l’affluent de la Dronne que les Américainsappelleront plus tard « Shenandoa ». Sous la protection deguerriers livrant des combats de harcèlement et deretardement,lesdeuxtribusSswivivantentrelaSsersiouletla« Dordogne », accompagnées des survivants des massacres,traversèrent « Dordogne » et « Dronne », et 250 000 km2furentainsiabandonnésauxSslwips.Ceux-cinetentèrentpasd’allerplusloin.Unstatuquos’installaalors.Sansavoirréellementrenoncéà
leurs « droits » sur le territoire perdu, les Sswis se savaientincapablesdelereconquérir.QuantauxSslwips,leurconquêteactuelle leur suffisait, sachant le prix qu’ils auraient à payerpourpasserlesrivières.ÀlamortduChef-Prophète,peuaprès,les querelles de succession devinrent le sujet principal de la
« politique » sslwip et cette situation dura une centained’années.Maisdixansavantl’arrivéedesTerrienslesSslwipsrecommencèrentleursincursionsenterritoireSswi,suiteàunecatastropheécologiquequ’ilsavaienteux-mêmesprovoquée.Chasseur des savanes depuis des millénaires, les Sswis
pratiquentunechassesélectiveet«gèrent»legibier.Chaqueclan, chaque chasseur, connaît ses troupeaux, que ce soit devssilvir, de tsservil ou de sseoussé, les proies habituelles,commeunbergerconnaîtsesmoutons.Ilsnechassentpasenpériodes de reproduction, n’abattent pas les géniteurs, lesfemellessuitées,lesbêtestropjeunes.Dansunechasse,ilsnetuentpasplusd’animauxquenécessairepourleursbesoins,etleurpratiquedufumagedelaviandesurlelieudechasseleurpermetdenepasgaspilleretilsnelaissentquepeudechosesaux charognards. Sauf pour la « petite chasse » au gibieroccasionnel, c’est le chef du clan, assisté du « maître deschasses»[6],quidécidedequeltroupeauchasser,decombienseraleprélèvement,etc.LesSslwipsn’avaientpasunetelletradition,etilssemirent
àchassersansretenuenidiscernement.Ilsnerespectaientpasles périodes de reproduction. Ne sachant pas, comme lesSswis, s’approcher du gibier jusqu’à portée de flèche sans lefairefuirpourpouvoirviseretabattrelesanimauxchoisis, ilschassaientlegibieràlacourse,abattantlestraînards,doncleplussouventlesfemellessuitéesetlesplusjeunes.Nesachantconserver laviande, ilsn’emportaientquequelquesmorceauxdechaqueanimal tué, laissant laplusgrandepartieàpourrirsurplace.Danschaquechassecollective, lacompétitionentreles chasseurs amenait chacun à vouloir pouvoir présenter le«tableaudechasse»leplusimpressionnant,cequiconduisaitàdestueriessanscommunemesureaveclesbesoins.Enfin,làoùvivaient25000Sswiss’installèrent400000Sslwips.Eten80 ans, le grand gibier avait pratiquement disparu de la rivegauchedela«Dronne».Commeàcemoment-làl’arrière-petit-filsduChef-Prophète,aprèsavoirchasséunusurpateur,faisaitmontre d’un charisme semblable à celui de son ancêtre, les
projetsdeconquêtedesterritoiresSswirevinrent,enquelquesorte, à l’ordre du jour. L’année de l’arrivée des Terriens, lenouveau chef des Sslwips envoya plusieurs expéditions pourvoirlespossibilitésdepassageparles«MontsInconnus»envue d’une attaque-surprise, et, pour sonder les capacités desSswis à se défendre. La venue des Terriens était bien sûrimprévue.
LavenuedesTerriens
Après labrèveattaquedupontsur laVézère,où ilsavaient
constatéàleursdépensleseffetsdesarmesautomatiques,lesSswisdécidèrentd’observerlesTerriens.LaprésencedeVzlikparmi les observateurs n’était pas fortuite : bien que sansstatut « officiel » il était amené à devenir un chef important.Comme le raconte Bournat, Vzlik et ses deux compagnonsfurent surpris par un groupe de Sslwips et, blessé, il futrecueilli/capturéparlesTerriens.Si,mêmequandilfutremis,il ne cherchapas à s’enfuir, c’est parcequedansunpremiertempsils’étaitrenducomptequ’ilnecourraitpasdedangeretqu’ilsetrouvaitdansunepositionprivilégiéepouraccomplirsamissiond’observation.Toutaulongdeleurtrajetjusqu’auLacMagique, les Terriens furent en fait continuellement sous lasurveillance de Sswis avec lesquels Vzlik communiquaitdiscrètementdetempsentempsparsignes.Pendantsonséjourauvillage,en«zoneterrestre»,Vzlikput
observer à loisir « ces êtres étranges ». Et, sans qu’ils lesachent,lesTerriensquitravaillèrentalorsauxpuitsdepétroleétaientàlafoissurveillésetprotégéspardesSswis.Quand Vzlik revint dans sa tribu, le conseil des chefs se
réunit pendant plusieurs jours. Ils écoutèrent bien sûrlonguement Vzlik, lui posèrent de nombreuses questions. Il yeut de longues, très longues discussions, des cérémoniessecrètes, puis de nouveau des discussions. Mais la décision
avaitétéprisedèsledébutenfait:lesSswisnepouvaientpasse permettre d’être en guerre en même temps contre lesSslwipsetlesTerriens.LaguerrecontrelesSslwips,deplusenplushardisdansleursraids,semblaitinévitable.Et,parVzlik,ilssavaientquelesTerriensviendraientdansleSudquoiqu’ilarrive.Maissurtout,enpesantlesinconvénientsetlesavantagesde
l’alliance avec les Terriens, les seconds l’emportaient debeaucoup. Pour qu’il n’y ait pas la guerre, il fallait leuraccorderdesterres.Maisilsétaientsurtoutintéressésparlescollinesentrela«Dordogne»etles«Montsinconnus»,régionpeugiboyeusequelesSswisfréquentaientpeu:lesreliefsauxpentessouventabruptesetauxvalléesencaisséesn’étaientpaspropicesauxgrandstroupeaux.Etd’autrepart,c’estparcettezone que s’infiltraient les Sslwips, c’est de là que viendraitl’attaque attendue si elle se produisait. En quelque sorte, lesTerriens monteraient pour les Sswis (et pour eux-mêmes) lagarde aux frontières, avec leur armes puissantes. Et avec detels alliés, il était d’ailleursbeaucoupmoinsprobableque lesSslwipsattaquent.Deplus, il y avait tout ceque lesTerrienspouvaientapporter,dontlespointesdeflèchesetlescouteauxenacier,commeenavaitramenéVzlik.Ladécisionfutdoncprisedel’allianceaveclesTerriens,qui
vinrents’installeren«NouvelleFrance»,commeracontéparJeanBournat.PuisvinrentlesAméricains.
LesAméricains
Pourles«loger»,lesSswisnedisposaientplusdebeaucoup
deterritoireàdonner!D’autrepart,enparticulierparcequeles Américains étaient beaucoup plus nombreux, et qu’ilsn’avaientpaspulesobserveraupréalable,ilsétaientbeaucoupplus méfiants. Ils leur accordèrent donc la région compriseentrela«Dronne»etsonprincipalaffluentdelarivegauche,
qui n’était qu’une simple zone de passage entre les tribusvivant à l’Est des monts inconnus, et celles de l’Ouest. Maissurtout, considérant quebienqu’en en ayant été chassés parles Sslwips, ces terres étaient toujours les leurs en droit, ilsdonnèrentauxAméricainslarégioncompriseentrel’Isvilsiouvletla«Dordogne».Parlamêmeoccasion,ilsaccordèrentauxFrançais un couloir sur la rive droite de la Dordogne, et unpetitterritoireàl’embouchure.D’unpointdevuestratégique,lesSswiss’assuraientainsiun
double « tampon » entre eux et les Sslwips de l’ouest, et un« tampon » formépar un allié considéré commeplus sûr, lesFrançais,entreeuxetlesAméricains…LaméfiancedesSswisenverslesAméricainsétait,commel’a
prouvé l’incident qui faillit mener à la guerre, en partiejustifiée.LemorceaudesÉtats-Unisapporté surTelluspar leCataclysmeétaiteneffetunmorceaudel’étatdeVirginie,doncdu Sud, où une partie importante de la population avait dessentimentsracistesprofondsvis-à-visdes«gensdecouleur».Etàlafindesonrécit,Bournatn’estpasvraimentoptimiste…
CEUXDENULLEPART
AVERTISSEMENT
Ce récit n’est qu’une fantaisie, et ne représente nullementlesopinionsscientifiques,politiquesoureligieusesdel’auteur.Toute coïncidence de nom ou de caractère ne seraitévidemment,quepurhasard.
PROLOGUEJesonnai,cematindemars197.àlaportedemonvieilami
ledocteurClair,nemedoutantcertespasque j’allaisbientôtentendreun fantastiqueet incroyablerécit. Jedis«monvieilami»,bienquenousayons,luietmoi-même,àpeinedépassélatrentaine,carnousnousconnaissionsdepuisl’enfance,etnenousétionsperdusdevuequedepuisquatreans.Laportefutouverte–ouplutôtentrouverte–parunevieille
femmehabilléedenoir,commetouteslesvieillesfemmesdecepays.Ellebougonna:« Si c’est pour une visite, le docteur ne reçoit pas
aujourd’hui.Ilfaitses«expériences».Excellent médecin, Clair n’exerçait pourtant pas
régulièrement.Grâceàunesolidefortuneilpouvaitconsacrerpresquetoutsontempsàdedélicatesexpériencesdebiologie.Son laboratoire, installé dans la maison paternelle, près deRouffignac,n’avait,del’avisdessavantsétrangersquil’avaientvisité,quepeud’égauxaumonde.Fortdiscretsursestravaux,iln’yfaisait,danslesrareslettresquenouséchangions,quedebrèvesallusions,mais je savais,par les rumeursdes facultés,qu’il était un de ceux qui, dispersés un peu partout dans lemonde,entrevoientlasolutionduproblèmeducancer.Lavieillefemmemetoisaitavecméfiance.« Non, je ne viens pas en consultation, répondis-je. Dites
simplementaudocteurqueFrankBorievoudraitlevoir.— Ah ! Vous êtesmonsieur Borie ? Alors c’est différent. Il
vousattend».Dufondducouloir,uneprofondevoixdebassecria:«Ehbien,Madeleine,qu’ya-t-il?Quiestlà?—C’estmoi,Séva!—Entre,sacrebleu!»De sa mère, Russe émigrée, Clair tenait une voix à la
Chaliapine, une stature de Cosaque sibérien et le prénom deVsévolod;desonpère,purPérigourdin,unteintbasanéetdes
cheveux noirs qui lui avaient valu, dans notre grouped’étudiants,lesurnomde«Clair-Obscur».Il arriva à grandes enjambées, me démonta le bras de sa
poignéedemain,mefitplierd’unetapesurl’épaule–j’aijouéau rugby comme pilier ! – et au lieu dem’introduire tout desuitedans sonbureau, commed’habitude,me ramenadevantlaporte.«Quelbeaujour,déclama-t-ilemphatiquement.Lesoleilluit,
et tu arrives ! À vrai dire je ne t’attendais que ce soir, parl’autobus.—Jesuisvenuavecmonauto.Tedérangerais-je?—Non,non,pasdutout! Jesuis fichtrementcontentdete
voir.Quedeviens-tu?Commentmarchevotrenouvellepile?—Chut,mystère!Tusaisbienquejenedoispasenparler.— C’est bon, atomiste mystérieux ! À propos, je vous
remercie pour votre dernier envoi d’isotopes radioactifs. Ilsm’ontpermisdubontravail.Maisjenevousembêteraiplusàcesujet.J’aimieux.—Quoidonc!Fis-je,étonné.—Chut,mystère!Jenedoispasenparler!»Danslecouloir,derrièrenous,ilyeutunlégerbruitdepas,
et,parlaporterestéeentrouverte,jecrusentrevoirunemincesilhouette féminine. Pourtant, à ma connaissance, Clair étaitcélibataireetn’avaitpasdeliaison.Il surprit sans doute la direction de mon regard, et, me
tenantàboutdebras,mefitpivoter.«Entoutcas,tun’aspaschangé.Toujourslemême.Entrons
donc!—Jenepuisteretournerlecompliment.Tuasvieilli!—Eh,peut-être,peut-être.Passelepremier!»Son bureau, que je connaissais bien, avec ses rayons de
livresdontbienpeuserapportaientà lamédecine,étaitvide,maisilyflottaitunfaibleetagréableparfum,quimefithumerl’air.Clairs’enaperçut,et,devançanttoutequestion:« Oui, j’ai eu la visite il y a quelques jours – oh ! En
consultation!–d’unecélèbreactrice,etsonparfumdemeureencore.C’estextraordinaire,lesprogrèsdelachimie!»Nous entamâmes une conversation à bâtons rompus. Je lui
appris lamort demamère, et j’eus la surprise de l’entendredire:«Ah!Trèsbien.—Comment,trèsbien!Dis-je,indignéetpeiné.—Non, jeveuxdire : jecomprendspourquoi tum’as laissé
sans nouvelles ces temps-ci. Alors, tu es maintenant seul aumonde?—Oui.— Eh bien, je te proposerai peut-être quelque chose
d’intéressant.Maiscen’estencorequ’unvagueprojet.Jet’enparleraicesoir.—Ettonlabo?Quoideneuf?—Tuveuxlevoir?Viens».Le laboratoire – construit depuismadernière visite, quatre
ansplustôt–vastepiècevitréepluslonguequelarge,occupaittout l’arrière de lamaison. Jem’arrêtai sur le seuil, et sifflaid’admiration. J’en fis le tour, remarquant au passage lemicromanipulateur, le cœur artificiel. Dans une pièce noirecontiguë se dressait un énorme générateur de rayons X. Aumilieudulabo,surunetable,unelégèrebâchedissimulaitunappareil.«Etça?Fis-je.—Cen’estrien.Cen’estpasencoreaupoint.Unessai…—Jenesavaispasquetuconstruisaisdenouveauxappareils.
Tusais,entantquephysicien,jepourraispeut-êtret’aider.—Onverra.Plustard.Pour lemoment j’aimemieuxnepas
enparler.—Soit,dis-je,unpeuvexé.Siçat’éclateaunez…»Lasonnettedelaported’entréetinta.«Zut,Madeleineestsortie.Ilfautquej’yaillemoi-même».Resté seul, je m’approchai du mystérieux appareil, et,
indiscrètement,soulevailabâche.Jerestaipantois.Aulieudel’ébauche à laquelle je m’attendais, je vis un merveilleux
assemblage de tubes de verre et de métal, d’ampoulestransparentes ou opaques, de fils ténus. Sur de multiplescadrans d’étranges aiguilles bifides marquaient desgraduations dont je ne pus deviner la signification. Je suishabitué à toutes sortes d’appareils scientifiques, et nous enutilisons,àmonlaboratoire,depassablementcomplexes.Maisjeneconnaissaisrienquiressemblâtàcela.Entendant sur ledallageducouloir lespas rapidesdemon
ami, je laissai promptement retomber la bâche, et, d’un airindifférent,regardaidistraitementlejardinàtraverslafenêtre.« Un cas de diphtérie chez un enfant. Mon confrère est
absent.Jedoisyaller.Prendsunbouquindansmonbureau,enattendant.— Veux-tu que je t’y conduise ? Ma voiture est devant la
porte.—Soit.Celam’éviteradesortirlamienne».Tout en roulant, je songeai aux singularités que j’avais
remarquées.Clairnem’attendaitquepour le soir,etavaiteul’airgênédemevoirarriverplustôt.Ilm’avaittenudevantlaporte pendant quelques minutes, par une température qui,sans être glaciale, était très fraîche. J’avais entrevu unesilhouettes’esquivantdanslecouloir,et,immédiatementaprès,Clairm’avaitfaitentrer.Ilavaiteul’airsatisfaitdesavoirqueledécèsdemamèremelaissaitseulaumonde.Enfinilyavaitcebizarreappareil…Dudiable soit si je comprenaisàquoi ilpouvaitservir.Etdansunlabodebiologie,encore!EtClairenserait l’inventeur?Ça,c’étaitpossible.Maisleconstructeur?Jemesouvinsdesesmontagesdephysique,auP.C.B.,etnepusm’empêcherdesourire.Nousstoppâmesdevantuneferme.Clairnefutabsentqu’un
quartd’heure.« Ce n’est rien. Pris à temps. Mon confrère continuera le
traitement.—Tun’exercesplusdutout?— Plus guère. Pas le temps. Seulement quand le docteur
Gauthierestabsent,ouqu’ilm’appelleenconsultation».
Ànotreretour,ilmefitgarermavoiture,etnousmontâmesmes bagages dans la chambre qui m’est habituellementréservée. Elle était contiguë à la sienne, et je crus entendre,comme nous passions devant sa porte, un léger bruit àl’intérieur.Lerepasdemidi,serviparsavieillenourriceMadeleine,fut,
comme toujours, excellent. Mais Clair parla peu. Il étaitpréoccupé,hésitant.Quand je luidéclaraique j’allaispousserl’après-midi jusqu’aux Eyzies voir quelques amis, il eut l’airsoulagé,etmedonnarendez-vouspourseptheures.AuxEyziesjevislepaléontologisteBouchardquimeraconta
uneétrangehistoire.Sixmoisplustôt,larégionavaitétémiseen émoi par l’apparition de « diables » dans la forêt deRouffignac.Lebruitavaitmêmecouruquecesdiablesavaientemporté le docteur Clair, mais tout ceci ne reposaitévidemmentsurrienpuisque,lesurlendemaindeladisparitiondesdiables«dansunecolonnedefeuvert», ledocteuravaitreparu. Ilétait simplement restéenfermédeux jourschez lui,poursuivantuneexpérience.Quantauxdiables, lepluscurieuxde l’histoireétaitqu’une
quinzaine de paysans prétendaient les avoir vus : ilsressemblaient à des hommes, mais avaient le pouvoirsurnatureldeclouerlesgenssurplace.Lepréfetavaitordonnéune enquête, ainsi du reste que l’évêque de Périgueux.Maisdevant les enquêteurs officiels les paysans avaient été bienmoinsaffirmatifs.Finalementtouts’étaitcalmé.«Cependant,ajoutaBouchard,jedoisdireque,lanuitoùles
diables auraient disparu, j’ai vu dans le ciel une intenselumièreverteendirectiondeRouffignac».Ensoi,cettehistoireneprésentaitquepeud’intérêt.Onen
voit de semblables par douzaines dans le moindre quotidien.MaisjenesaispourquoimonespritfitunrapprochemententreelleetlessingularitésdeClair.Quand j’arrivai chez lui, je le trouvai détendu, comme s’il
avaitprisunedécisionaprèsavoirlonguementhésité.Danslasalleàmangertroiscouvertsétaientmis;
«Tiens,tuattendsquelqu’un?Remarquai-je.—Non,maisjevaisteprésentermafemme.—Tafemme?Tuesmarié?»Etjepensai:«Lasilhouette!»«Officiellement,pasencore.Celanetarderaguère.Dèsque
nousauronslespapiers.Ulnaestétrangère».Ilhésitaunmoment.« Elle est Scandinave. Finnoise. Je t’avertis qu’elle parle
encoretrèsmallefrançais.—Tuparlesfinnois?Premièrenouvelle!— Je l’ai appris l’an dernier, au cours d’un voyage de dix
mois.Jepensaistel’avoirécrit.—Non.Etjecroyaislefinnoistrèsdifficile!—Ill’est.Maistusais,monhéréditéslave…»Ilappela:«Ulna!»Uneminceetétrangefilleentra:grande,blonde,d’unblond
pâle,desyeuxd’unecouleurindécise,dontonnepouvaitdires’ilsétaientgris,bleusouverts,destraitsréguliers.Elleétaittrès belle. Mais quelque chose en elle surprenait sans qu’onpuisse préciser quoi. Peut-être sa carnation dorée, contestantavec le blond pâle des cheveux ? Ou la petitesseinvraisemblablede labouche ?Lagrandeur remarquabledesyeux?Outoutcelaàlafois?Elle s’inclina gracieusement devant moi, et me tendit la
main,unemainquimeparutextraordinairementallongée,toutenprononçant,d’unevoixtrèsbasse,maischantante,quelquesmots.Pendant le repas, je fus assis en face d’elle. Plus je la
regardais,plusellemesemblaitinquiétante.Elleseservaittrèsadroitementdesoncouteauetdesafourchette,maisnonpointaveccetautomatismeinconscientquedonnel’habitude.Jerestaiàpeuprèsmuettoutletempsdurepas.Clairparla
pournous tous.La vieilleMadeleineétait une cuisinièrehorsligne,mêmepourcepaysoùlesbonnescuisinièressontlégion.Mon ami avait fait une razzia dans sa cave. Je remarquai
qu’Ulna mangeait peu et ne buvait guère, contrairement audocteuret,jedoisl’avouer,àmoi-même.Àmesurequeledîneravançait,jeperdispeuàpeucettegênequimeparalysait.Ulnanedisaitrien,maisdetempsentempselleregardaitClairdansles yeux, et j’avais la curieuse impression d’un échange, nonpointdesentiments,maisd’idées.Après le dessert, Clair plia soigneusement sa serviette,
repoussasachaise,ets’installadevantlefeu,dansunfauteuilbas.D’unsigneilm’invitaàprendreplaceenfacedelui,puissonna la servante pour le café. Ulna était sortie. Elle revinttenantunjournalpliéenquatre,queClairpritetmetendit.Unbrefregardsur lesgrostitresm’indiquaqu’ildataitd’environsixmois. J’allais le lui rendre, en demandant une explication,quand je vis, en bas de page, un article encadré au crayonrouge:ENCORELESSOUCOUPESVOLANTESKansas-City,2octobre.Hier, le lieutenant George K Simpson Jr rentrait d’un
exerciceàborddesonchasseurF.104,àlatombéedelanuit,quandilaperçut,àenviron25000pieds,unetachediscoïdalequisedéplaçaitrapidement.Ilpritl’objetenchasse,etputs’enrapprocher. Il vit alors qu’il s’agissait d’un énorme disque àbordsminces,dontilévalualediamètreàtrentemètres,avecune épaisseur au centre d’à peu près cinqmètres. L’objet sedéplaçait à une vitesse que le lieutenant Simpson déclara,d’après la vitesse de son propre avion,dépasser 1 100 km àl’heure. La poursuite durait depuis une dizaine de minutesquand le pilote comprit que lemystérieux engin allait passerau-dessus du camp de N…, dont le survol est interdit à toutappareil non américain. La consigne étant formelle, lelieutenant Simpson attaqua alors l’engin. Il se trouvait à cemoment-lààenviron2kmdelui,légèrementplushaut.Piquantensurvitesse, il tiraunesalvede fusées.« Jevis,raconte-t-il,mesfuséesexplosersur lerevêtementmétallique.Laseconde
d’après,monavionéclataetjemeretrouvaientraindetomberdans la cabine largable. Heureusement le parachutefonctionna!»Cettescèneaeudenombreuxtémoinsausol ;les experts examinent actuellement les débris de l’avion dulieutenant Simpson. Quant à l’engin mystérieux, il disparut,montantverticalementdanslecielàuneénormevitesse.JerendislejournalàClair,déclarantd’untonsceptique:« Je croyais pourtant que les rapports officiels américains
avaient, après de longues enquêtes, coupé les ailes à cecanard.Iladécidémentlaviedure!»Mon ami ne répondit rien. Il secoua lentement la tête, se
pencha,pritaveclespincettesunebraisedanslefeuetallumaminutieusementsapipe.Iltiraquelquesbouffées,fitsigneàsaservantedeservir lecafé.Ulnan’enpritpas.Nousbûmesensilence.Clair hésitait. Je le connaissais bien et je sentais qu’il
s’interrogeait.À la fin ilservit lecognac,et,meregardantenface,dit:« Tu sais que je ne suis pas totalement ignare en sciences
physiques.Tusaisaussiquejesuisréaliste,«matteroffact»comme disent les Anglais. Eh bien, j’ai une longue histoire àracontersurcettesoucoupevolante.«Nelorgnepaslesbouteillessurlatable.Leurnombreest
peut-être impressionnant, mais je t’assure qu’il ne sera pourrien dans ce que je vais te raconter. Peut-être serait-il pourquelquechosedansmadécisiondeparler?Mêmepas.J’avaisdepuislongtempsdécidédetouttedire,lapremièrefoisquejete verrais. Voici donc mon histoire. Cale-toi bien dans tonfauteuil,car,commejetel’aidit,elleseralongue».Jel’interrompis:« J’ai dans ma valise un enregistreur magnétique. Puis-je
enregistrertonlaïus?—Situveux.Celaseramêmeutile».À peine l’appareil en place, il commença. Aumoment où il
prononçait les premiersmots,mon regard tomba sur lamaind’Ulna,poséesurlebrasdesonfauteuil.Jecomprispourquoi
CHAPITREIRÉCITDUDOCTEURCLAIR
Commetulesais,commençaClair,jesuisungrandchasseur.
Ou du moins c’est la réputation que j’ai, quoique je tirerarement un coup de fusil. Une certaine adresse naturelle,mêléeàbeaucoupdechance,fontquejesuiscensénejamaisrevenirbredouille.Orle1eroctobredernier–retiensbiencettedate –, à la tombéede la nuit, je n’avais encore rien tiré.Entempsordinaire jenem’enseraisguèresoucié,préférantvoirvivre lesanimauxplutôtquede les tuer– j’entuebienassez,hélas ! Pour mes expériences. Mais j’avais invité pour lesurlendemain le maire de Rouffignac, ayant besoin de sacoopérationpourunprojetmaintenantdépassé.Orcethommeaime le gibier. Je me décidai donc à un petit braconnage auphare. Comme le soleil venait de se coucher, je traversai laclairière au Magnou, en pleine forêt. Tu la connais commemoi:couverted’ajoncsetdebruyères,aumilieudeschênesetdes châtaigniers, elle ne manque pas de pittoresque le jour,mais, à la nuit tombante, elle est sinistre. Je ne suis pasimpressionnable,maisjemehâtai.Commej’allaisrentrersousbois, je me pris les pieds dans une souche : ma tête portacontre un chêne, je m’assommai et m’évanouis fortproprement.Quandjerevinsàmoi,jenemurmuraipasleclassique«où
suis-je ? » Une douleur lancinante parcourait ma tête, mesoreilles bourdonnaient, et, pendant un instant, j’ai craint lafractureducrâne.Heureusementiln’enétaitrien.Mamontremarquait une heure du matin, la nuit était noire, et le ventsoufflait, faisant craquer les arbres. Puis, au-dessus de laclairière, la lune illuminaunnuagenoirâtre, lebordantd’uneféerique dentelle lumineuse. Je m’assis, cherchant mon fusil,que j’avaisparbonheurdéchargéavantmachute. Je tâtonnaiunmomentdanslesherbeshumidesetlesbranchagespourris,avant de le trouver.M’en servant comme d’une canne, jemedressai lentement, la face tournée vers la clairière.Àmesure
que je me dressais, mon rayon visuel s’agrandissait, et c’estalorsquejevislachose.Cefutd’abordpourmoiunemassenoire,unesortededôme
montant au-dessus des bruyères et des ajoncs, masseindistincte dans la faible clarté. Puis la lune se dégagea uninstant de ses voiles, et j’entrevis l’espace d’un éclair unecarapacebombée,luisantcommedumétal.Jet’avouequej’euspeur.Cette clairière auMagnou se trouveàunebonnedemi-heuredemarcheà traversboisde la route laplusprocheet,depuisquelevieiloriginalquiluiadonnésonnomestmort,iln’y passe pas un homme par semaine. Tout doucementj’avançai jusqu’à l’extrême bord du bois et, me cachantderrièreunchâtaignier,épiailaclairière.Riennebougeait.Pasunelumière.Rienquecetteénormemasseindécise,obscuritéplusdensesurl’obscuritédubois.Puis brusquement, le vent cessa. Dans le silence à peine
rompu par quelques craquements de branches sèches, loindans le bois – quelque sanglier en vadrouille – j’entendis desgémissementstrèsbas.Je suismédecin.Quoiquemal enpointmoi-même, il neme
vint pas à l’idée de ne point porter secours à l’être quigémissait ainsi, d’un gémissement d’homme, et non d’animal.Cherchant ma torche électrique, je l’allumai et la braquaidevantmoi.Lefaisceaulumineuxaccrochadesrefletssuruneénormecarapacemétallique, lenticulaire,dont jem’approchailecœurbattant.Lesplaintesvenaientdel’autrecôté.Jefisletourdel’engin,m’empêtrantdanslesbruyères,mepiquantauxajoncs,trébuchant,sacrant,flageolantencoresurmesjambes,soudain dévoré d’une curiosité qui balaya ma peur. Lesgémissementsdevinrentplusdistincts,etjemetrouvaidevantuneportemétallique,trappeouvertesurl’intérieurdelachose.Ma lampe éclaira une courte coursive, absolument nue,
fermée par une cloison de métal blanc. Sur le parquetmétalliquegisaitunhomme–oudumoinsjecrusd’abordquec’était un homme. Ses longs cheveux étaient blancs, et ilmeparutvêtud’unmaillotcollantdecouleurverte,luisantcommede lasoie.D’uneblessureà la têtecoulaitgoutteàgoutteun
sang sombre. Comme je me penchais sur lui, ses plaintescessèrent,ileutunbreffrémissementetmourut.Jepénétraialorsjusqu’aufonddelacoursive.Laparoiétait
unie,sanssolutiondecontinuité,maisj’aperçussurladroite,àhauteurdelamain,unesaillierougeâtresurlaquellej’appuyai.La paroi se fendit en deux, et un flot de lumière bleutéem’éblouit. Tâtonnant, je fis deux pas en avant, et entendis lacloisonserefermerderrièremoi.Protégeantmesyeuxdemamain,jelesouvrislentement,et
visunepiècehexagonale,decinqmètresenvirondediamètrepour deux mètres de haut. Les murs étaient couvertsd’appareilsbizarres,et,aumilieudelapièce,surtroisfauteuilstrèsbas, troisêtresétaientaffalés,mortsouévanouis. Jepusalorslesexamineràmonaise.La première chose dont je me convainquis, c’est que ce
n’étaient pas des hommes. La forme générale est analogue àcelledenotreespèce:corpsélancé,avecdeuxjambesetdeuxbras, et tête arrondie portée par un cou. Mais que dedifférences de détail ! Leur stature est plus gracile que lanôtre, quoiqu’ils soient de haute taille ; les jambes sont trèslongues, fines, les bras plus longs aussi ; lesmains, grandes,possèdentseptdoigtssubégaux,dont,jelesusplustard,deuxsontopposables.Lefrontétroitethaut,lesyeuximmenses,lenezpetit,lesoreillesminuscules,laboucheauxlèvresminces,lachevelured’unblancplatinédonnentàleurphysionomieunaspectétrange.Maisleplusétrangeestleurcouleurdepeau,d’un délicat vert amande, à reflets soyeux. Ils ne portaientcomme vêtements qu’unmaillot collant, vert également, souslequel se dessinait leur longue musculature souple. Un destrois êtres étendus là avait unemain fracassée, d’où le sangdégouttaitsurleplancher,entacheverte.Unmomentindécis,jem’approchaideceluiquiétaitleplus
prèsdelaporte,ettouchaisajoue.Elleétaittiède,fermesousle doigt. Débouchant ma gourde, j’essayai de lui faire avalerunegorgéedevinblanc.Laréactionfutprompte.Ilouvritdesyeux d’un vert pâle, me fixa une ou deux secondes, puis sedressaetcourutversundesappareilsdumur.
Je jouais au rugby il y a quelques années encore, mais jecroisn’avoir jamaisréussiunsi rapideplacagedemavie.Enun éclair la pensée qu’il courait chercher une arme m’avaittraversél’esprit,etjenevoulaispointlelaisserfaire.Ilrésistapeudetemps,avecénergie,maissansgrandeforce.Commeilavaitcessédesedébattre, je le lâchai,et l’aidaiàse relever.C’estalorsquelaplusextraordinairedeschosesseproduisit:l’êtreme regarda en face, et je sentis se former enmoi despenséesquim’étaientétrangères.Tu le sais, j’ai jouéuncertain rôledans lapolémiquequia
opposé autrefois les médecins de ce département à cecharlatanquiprétendaitguérir lesaliénésenrééduquant leurcerveau par transmission de pensée. J’avais écrit sur cettequestiondeuxoutroisarticlesquejejugeaisdéfinitifs,réglantune fois pour toutes le problème et le rejetant au rang desbalivernes sans fondement. C’est te dire qu’à monahurissementsemêlaquelquedépit,et,pendantuneoudeuxsecondes,j’envoyaimentalementaudiablel’êtrequiétaitlàetquimeprouvaitmonerreur. Il s’enrenditcompte,etquelquechose commeune expressionde crainte passa sur son visagemobile.Jem’employaiàlerassurer,disantàhautevoixquejen’avaisaucuneintentionmauvaise.Tournant la tête, il vit son compagnon blessé, se précipita
vers lui, fit un geste d’impuissance, et, venant vers moi, medemandasijepouvaisfairequelquechosepourlui.Iln’articulapas unmot,mais j’entendais enmoi une voix sans timbre etsansaccent. Jem’approchaidublessé,et, tirantdemapocheunbout de corde et unmouchoir propre, jem’en servis pourfaireungarrot.Lesangvertcessadecouler.J’essayaialorsdesavoirs’iln’yavaitpasunmédecindans l’équipage. Jene fuscompris que quand, dans ma pensée, je remplaçai le motmédecinparlemot«soigneur».«Jecrainsqu’ilnesoitmort»,réponditl’êtreàpeauverte.Ilsortitpourlechercher.Ilrevintsansleramener,maisme
signala que dans les autres pièces plusieurs de sescompagnons étaient blessés. Comme je m’interrogeais, nesachant que faire, celui que j’avais soigné revint à lui, puis
l’autre, et je me trouvai entouré par trois étrangers à notremonde.Ilsnememenacèrentpas,lepremierleurayantrapidement
expliqué les événements. J’appris alors que, quand ils ne seregardent pas en face, ou quand ils sont un peu éloignés lesuns des autres, la transmission de pensée ne se fait pas : ilsparlent.Leur langageestunesuitedesusurrementsmodulés,trèsrapides.Celuique j’avaisranimé,etdontonpourrait rendre lenom
en français par Souilik, sortit dans la coursive et rapporta lecadavredumédecindubord.L’étrange nuit que j’ai passée là ! Jusqu’à l’aube je fis des
pansementsàcesêtresinconnus.Ilsétaient,noncomprisdeuxmorts, au nombre de dix. Parmi eux se trouvaient quatre« femmes ». Comment décrire la beauté de ces créatures ?L’œils’habituaittrèsviteàlacouleurbizarredeleurpeaupourne plus voir que la grâce des formes et la souplesse desmouvements.Auprèsd’eux, leplusbelathlèteeûtparuraide,la plus jolie fille gauche. Outre deux bras cassés, et descontusions,ilyavaitplusieursblessuresquimeparurentfaitespar des éclats d’obus. Je les soignai demonmieux, aidé pardeuxdes femmes. J’apprisenmêmetempsunepartiede leurhistoire, que je ne résumerai pas, car j’eus depuis l’occasiond’ensavoirbiendavantage!L’aube vint, une aube mouillée. Le ciel était couvert, et
bientôtlapluieruisselasurlacarapacebombéedeleurengin.Pendantuneaccalmie,jesortisetenfisletour.Ilseprésentaitcommeune lentilleabsolument lisse,sanshublotvisible, faited’unmétalpoli, sanspeinture, légèrementbleuté.Sur lecôtéopposéàl’entréesecreusaientdeuxouverturesdéchiquetées,d’environ trente centimètres de diamètre. Jeme retournai enentendant un léger bruit de pas : Souilik et deux de sescompagnonss’approchaient,portantuntubedemétaljauneetquelquesplaquettesdetôle.Laréparationfutvitefaite.Souilikpromenaletubedemétal
jaunetoutautourdesdéchiruresdelacoque.Ilnejaillitnulle
flamme.Pourtantlemétalfonditrapidement.Unefoislestrousrégularisés,une tôle futposée sur chacun,puis le tube jaunepromené de nouveau, après en avoir modifié le réglage. Laplaqueainsitraitéeseramollit,adhéraàlacoque,obturantlestrousdetellefaçonqu’ilmefutimpossibledevoirunelignedesoudure.Je regagnai l’intérieur de l’engin avec Souilik et pénétrai
danslapiècesituéesouslapartieendommagéedelacoque.Ladouble coque interne était déjà réparée,mais l’aménagementétait encore en triste état. La pièce avait dû servir delaboratoire, et elle comportait une longue table centrale,encore chargée de débris de verre, de fils embrouillés etd’appareillages compliqués aux trois quarts écrasés. Penchésur eux, un être de haute taille essayait de rétablir lesconnexions.Souiliksetournaversmoi,etjesentissapenséem’envahir.« Pourquoi les habitants de cette planète nous ont-ils
attaqués ?Nousne leur faisionspasdemal,nouscherchionssimplement à prendre contact avec vous, comme nous avonsdéjà fait pour mains autre monde. Ce n’est que dans lesGalaxiesMauditesquenousavonsrencontréunetellehostilité.Deuxdesnôtresontété tués,etnousavonsétécontraintsdedétruirel’enginquinousaassailli.Notreksillfutendommagé,et nous dûmes atterrir ici, brutalement, ce qui causa encoredesdégâts et desblessures.Et nousne savonspas encore sinouspourronsrepartir!»— Je regrette infiniment tout ceci, croyez-le bien. Mais la
Terre est actuellement en grande partie entre les mains dedeux empires rivaux, et tout engin inconnu leur semblefacilement ennemi. Où avez-vous été attaqués ? À l’est ou àl’ouestdecepays?— À l’ouest. Mais en seriez-vous encore à la période des
guerressuruneseuleplanète?—Hélas!Oui.Ilyapeud’annéesencoreunetelleguerrea
ensanglantélemondeentier,oupresque».L’«homme»dehautetailleprononçaunecourtephrase.
« Il ne nous sera pas possible de nous envoler avant deuxjours, me transmit alors Souilik. Vous allez repartir, et fairesavoirauxhabitantsdecetteplanèteque,quoiquepacifiques,nousavonslesmoyensdenousdéfendre.—Jevaisrepartir,eneffet,dis-je.Maisjenepensepasque
dans ce pays-ci vous couriez aucun risque. Cependant, pouréviter tout incident, je ne dirai rien de votre présence. Il nepassepasunhommeparmois, ici,encettesaison.Sivous lepermettez,jereviendraivousvoircesoir».Jepartis sous lapluie, enboitant.Toutenpataugeantdans
les parties marécageuses du bois, la figure fouettée par lesfrondaisonshumides,jesongeaisàl’invraisemblableaventure.Madécisionétaitdéjàprise:dèslesoirjereviendrais.Je retrouvai mon auto, et regagnai le village. Ma vieille
nourricepoussadeshautscrisquandellemevit : j’avaisuneprofonde coupure au cuir chevelu, les cheveux noirs de sangcoagulé.Jeracontaiunevaguehistoired’accident,mesoignai,fisma toilette et déjeunai de fort bon appétit. La journéemeparut terriblement longue et, dès le crépuscule, je préparaimonauto.J’attendiscependantlanuitclosepourfiler,prenantdescheminsdétournés.Je garai ma voiture sous le bois, ne voulant pas attirer
l’attentionenlalaissantarrêtéesurlaroute.Puisjem’enfonçaisous les arbres, dans la direction de la clairière auMagnou.Dès que je fus assez loin de la route, j’allumai ma torcheélectrique, évitant ainsi de trop me piquer aux ajoncs. Jeparvinssansencombreàproximitédelaclairière.Ilenémanaitune lueur verdâtre, très faible, semblable à celle du cadrand’unemontre lumineuse.Jefisencorequelquespas,butaisurune racine, et m’étalai à grand bruit. Alors, avec unfroissement,lesarbustesetlesgenêtssepenchèrentversmoi,et, quand je me fus relevé, je me trouvai dans l’incapacitéabsolued’avancer.Non point que j’aie eu l’impression d’un mur. Rien de tel.
Simplement, à partir d’une certaine limite, marquée par uncercle de végétation inclinée vers l’extérieur, l’air semblait
d’abordvisqueux,puisdevenaitrapidementcompact,sansquedu reste la limite fût nette, ni invariable. Parfois je pouvaisavancerdequelquesdécimètres,puis jemetrouvaisrepoussésans brutalité en arrière. Je n’éprouvais par ailleurs aucunegênerespiratoire.Toutsepassaitcommesi,d’uncentreoccupépar la soucoupe volante, étaient partis des trains d’ondesrépulsives. Pendant dix minutes je m’entêtai à essayer defranchircecercle,sansyparvenir.Jecomprendsparfaitementl’effroi que ressentit, le lendemain, le Bousquet. Mais je teraconteraicelatoutàl’heure.À la fin, je hélai, sans trop élever la voix. Un vif faisceau
lumineuxjaillitdelasoucoupe,m’enveloppa,passantàtraverslesbranches.Enmêmetempslemurélastiqueparutcéder,etj’avançai d’environdeuxmètres.Puis il durcit denouveau, etcette fois je fusprisà l’intérieur,sanspossibilitéd’avancernide reculer. Le faisceau lumineux se posa sur moi. Ébloui jetournailatête,etbéaid’étonnement:àunmètrederrièremoiil s’arrêtait net, comme tronqué, sans éclairer plus loin, et jesuis sûr que quelqu’un, placé sur le prolongement de sontrajet, mais à quelques centimètres au-delà de cette limite,n’eût point perçu de lumière. Depuis, sur Ella, j’ai vu biend’autres prodiges, mais sur le moment cela me parutabsolumentinvraisemblable,etcontraireàtoutbonsens.Jesentisunattouchementà l’épaule,ettournaidenouveau
la têtevers laclairière.Unedes« femmes»se tenaitdevantmoi.Jen’euspaslasensationd’unetransmissiondepensée,etpourtantjesustoutdesuitequ’elles’appelaitEssine,etvenaitme chercher. À mon étonnement nous avançâmes sansdifficulté, et quelques instants après je me trouvai devantl’engin.Je fus reçu avec cordialité et sans aucune méfiance
apparente.Souiliksebornaàmetransmettre:«Jet’avaisbienditquenousavionsdesmoyensdedéfense».Jedemandaidesnouvelles des blessés. Ils allaient tous considérablementmieux;aprèsledésarroietlaconfusiondel’atterrissageforcéde la nuit dernière, les Hiss – t’ai-je dit qu’ils se nommentainsi ? – s’étaient très rapidement réorganisés et, comme
complémentàmespremierssoins,d’autantplusrudimentairesque j’ignorais tout alors de leur anatomie et de leurphysiologie,avaientmisenmarcheleurmerveilleuxgénérateurderayonsbiotiques,dontjereparleraiplustard.L’intérieur de la soucoupe était complètement réparé,mais
beaucoup des multiples appareils du « laboratoire », étaientencoreendébris. L’hommede trèsgrande taille, dont lenométait Aass, y travaillait fébrilement, en compagnie de deuxautres et d’une femme. Je vis sur son visage vert uneexpressionpréoccupée,exactementsemblableàcellequ’avaitmon père quand ses calculs ne le satisfaisaient pas.Brusquementilsetournaversmoi,ettransmit:« Serait-il possible, sur Terre, de trouver deux kilos de
tungstène».BienentenduilnemetransmitnilemotTerre,nilemotkilo,
ni le mot tungstène, et pourtant je compris, sans erreurpossible,lesensdesaquestion.«Celameparaîtdifficile»,pensai-jeàhautevoix.Ileutungestebref,puistransmit:« Alors, nous sommes condamnés à vivre sur cette
planète!»Et,enmêmetempsquelapenséepure, jereçus lechocdu
désespoirquil’assaillait.«Jemesuismalfaitcomprendre»,dis-je.Undemesclients,auchâteaude laRoche,étaitunancien
directeur de fonderie, et il m’avait souvent fait admirer sacollectiond’aciers spéciaux et demétaux rares. Le tungstèneétanttrèsdense,iln’étaitpasimpossiblequelepetitblocqu’ilpossédaitpesâtdeuxkilos.Ledifficile seraitde leconvaincredes’endessaisir.Mais,enmettantleschosesaupis,ilneseraitpasimpossible,quoiquepluslong,detrouvercettequantitédemétalailleurs.Àmesureque je leur transmettaismes réflexions, levisage
demeshôtess’éclairait.Jeleurpromisdem’enoccuperdèslematin et, sentant que je les dérangerais dans leur travail, jerepartis, sans aucune difficulté, sauf une lente et puissante
pousséedansledosquandjefranchislecercle.JemeprésentaiàneufheuresauchâteaudelaRoche.Mon
clientétaitabsent.Lecœurbattant, j’expliquaiàsa femmelebut de ma visite, prétextant une expérience importante eturgente. Non, le bloc exposé ne pesait pas deux kilos, maisceluiquiétaitdansletiroirsous lavitrinedépassaitcepoids.Oui,elleconsentaitàmeleprêter,àconditiondeluipromettredelerapporterdansundélainedépassantpasunmois.Enfinde compte, je le lui rapportai huit jours après, comme tu leverras,ouplutôtj’enrapportaiunéquivalent.Pensantquemesmystérieuxamisenavaientbesoin leplus
tôtpossible,jefilaidroitsurlaclairièreauMagnou.Lecerclerépulsif n’existait plus. Je fus accueilli par Souilik, à qui jeremislebloc.Jenerestaipasaveceux,ayantrendez-vousaveclemaireàmidi. Il fut entenduque jepasserais la journéedulendemain,leurdernièrejournéesurTerre,pensaient-ils,dansla«soucoupe»,carilsavaientdenombreusesquestionsàmeposer sur notre planète. De mon côté, je comptais leurproposerderevenirsurTerreenunendroitplussûr.Jepensaisàcemoment-làauxCausses,auSahara,ouàquelquechosedecegenre.Pendant tout le repas de midi, je fus distrait. Un de mes
fermiers m’avait finalement apporté le lièvre nécessaire. Lemaire était euphorique, mais je n’en profitai nullement pourpoussermesavantages.Jemereprisunpeuaprèslecaféetlesliqueurs.Versquatreheuresdel’après-midi,commenoussortionsde
table, on sonna à ma porte. Je ne sais pourquoi j’eus lepressentiment d’un grave ennui en marche. C’était leBousquet, un assez mauvais sujet, braconnier et chemineau,quivoulaitparleràM.lemaire.Égayéparcette requête imprévue–d’habitude leBousquet
évitait soigneusement tout ce qui, de près ou de loin,ressemblaità l’autorité – lemairemedemandas’ilpouvait lerecevoirchezmoi:« Nous en aurons fini dans un moment, et nous pourrons
parlerensuitesérieusementdecequinousoccupe».Bienentenduj’acquiesçai,etonfitentrerleBousquet.Jele
connaissais déjà pour l’avoir soigné une fois ou deux,gratuitement bien entendu. En reconnaissance, il m’avaitindiquéplusieursendroitsgiboyeux.Ilneperditpassontempsenpolitesses:«Monsieur lemaire, il y a des diables dans la clairière au
Magnou!»Jeduspâlir.Ainsi,mes«amis»étaientdécouverts!«Desdiables?Qu’est-cequec’estquecettehistoire-là?»,
Rétorqualemaire,bonvivantnullementsuperstitieux.«Oui,monsieurlemaire.Desdiables.Jelesaivus.—Ah?Etàquoiressemblent-ils,tesdiables?— À des hommes. À des hommes verts. Et il y a des
diablessesavec!—Voyons,explique-toi.Commentlesas-tuvus?— Eh bien, monsieur le maire, j’étais en train de me
promener dans les bois, pas loin de la clairière. J’entends unbruitdebranchecassée,jepenseàunsanglier,jeprendsmonfusil…— Ah ! Tu te promenais avec ton fusil ? Tu n’as pas de
permis,jepense.—Euh…—Passons.Voyonstesdiables.—Jeprendsdoncmonfusiletjemeretourne,etjemetrouve
nezànezavecunediablesse.—Fichtre!Elleétaitjolie?—Pasvilaine,maislapeauverte!Desaisissement,lecoup
part».Jejuraiàpartmoi.«Jenelatouchepas,lecanonétaitverslaterre,maisellea
peur,ellefaitungestedelamain,etmevoilàparterrecommesij’avaisreçuunebourrade.Puiselletourneledosetsemetàcourir. Jeme relève, furieux, je la poursuis. Elle courait plusvitequemoi, je laperdsdevue, j’arriveàvingtmètresde la
clairière,etjemecasselenezcontreunmur!— Comment ça ? Il n’y a pas de mur ! Je connais cette
clairièrecommemapoche!—Jem’expliquemal,monsieurlemaire.Jesaisbienqu’iln’y
a pas de mur, mais c’était tout comme. Je ne pouvais plusavancer.Et les arbres étaient courbés comme s’il y avait fortvent,etpourtantiln’yavaitpasdevent!»Jepensaiàmapropreexpérience,etjecomprisfacilementle
désarroiduBousquet.«Jepeuxpasavancer,donc.Jeregardeàtraverslesarbres,
et jevoisunedizainedediablesoccupésautourd’unegrandemachinebrillante,commeungroscouverclede lessiveuse. Ilsentraientetsortaientparuneporte.Jereconnaismadiablesseentraindeparleràunautrediable,maisj’étaistroploinpourentendrelesparoles.Alorstouslesdiablesregardentversmoi,etrient!Puisquelquechoseesttombésurmoisansquejevoierien,etj’aiétéroulédanslesajoncsjusqu’àcentbonsmètresdelaclairière.Là,çam’alâché.J’aicourujusqu’àlaroute,etpuisjesuisvenuvousavertir».Lemaireleconsidéraitd’unairsceptique:« Tu es sûr que tu n’as rien bu, aujourd’hui ? Pas trop de
pinard,ouderhum?— Non, monsieur le maire. À peine deux litres de rouge,
commetoutlemonde,enmangeant.—Hum,qu’enpensez-vous,docteur?»J’essayaidegagnerdutemps,etmentissansscrupule:« Vous savez, pour peu que cet homme ait le foiemalade,
deuxlitressuffisent.Ilalaréputationdeboire.Ledéliriumfaitplutôtvoirdeséléphantsquedesdiablesverts,maisonnesaitjamais…—Bon, ça va.Reviensmevoirdansuneheureà lamairie.
J’aidesaffairesplussérieusesàtraiterquetesdiables».LeBousquetsortit,hochantlatête.Lemairedéclaraalors:« Il est évidemment saoul, quoiqu’il ne titube pas. Des
diables!Voyez-moiça!Etquandbienmême!C’estl’affaireducuré,paslamienne!»
J’opinaidelatête,l’espritailleurs.Commentlâcherlemaire,sanslevexer,defaçonàpouvoirprévenirmes«amis»?En fait, iln’yeutpasmoyen. Jedusdiscuterpiedàpied la
questionquinousséparait,etilnepartitqueverssixheures.Jesortisimmédiatement,etallaiàRouffignac.Denombreux
petits groupes stationnaient sur la place. Le Bousquet avaitparlé,etl’affairegrossissaitdeminuteenminute.Ilétaitdéjàquestion de deux cents diables crachant le feu. Pourtant toutcela ne m’inquiétait guère, car nul ne semblait avoir envied’aller vérifier les faits sur place. Un reste de crépusculesinistretraînaitàl’ouest,leventsoufflait,etilallaitpleuvoir.AprèsRouffignac,jeprislaroutequiconduisaitaubois.Un
kilomètreplusloin,jefusobligédefreiner.Danslalumièredespharessetenaientunedouzainedepaysans,enquijereconnusmescompagnonsdechassehabituels.Tousavaientleursfusils.Jestoppai.«Oùallez-vousainsi?Àlachasse,ouàlaguerre?—Àlachasseaudiable,oui,monsieurClair.—Comment?Vouscroyezunseulmotdecequeracontece
vieux blagueur de Bousquet ? Il était fin saoul quand il aracontésonhistoire.Lemairevousledira!—Luipeut-être.Maispas laMariedeBlanchard.Elle lesa
vuselleaussi,etelleestàmoitiéfolledepeur.Votreconfrèrelasoigne.—Ah!Fichtre!Etc’estdanslaclairièreauMagnouqu’elle
lesavus,elleaussi?— Oui. Aussi nous y allons. Nous verrons si les diables
résistentauxchevrotines.—Attention!Vousallezfaireunebêtise.Cen’estpasvotre
affaire,maiscellede lagendarmerie.Aprèstout, ilsn’ont faitdemalàpersonne,vosdiables.—Pourquoisecachent-ils,alors?C’estpeut-êtredesespions
russesdéguisés.—Ouaméricains,ditunevoixquejereconnuspourcelledu
contremaîtredescarrièresdekaolin.— Alors ça vous regarde encore moins. Ça regarde la
SécuritéduTerritoire!—Ouais!Etletempsqu’ilsviennent,ilsserontpartis!Non,
onyva».Ma décision fut rapidement prise. Je ne pouvais songer à
expliquerlavérité.Leplusurgentétaitd’avertirlesHiss.«Bon.Alorsj’yvaisaussi.Jepassedevant!»Avantqu’ilsaientpudirequoiquece soit, je fis foncerma
voiture.Lapluiequimenaçaitcommençaàtomberengrandesflèchesliquides,autraversdurayondesphares.J’entendisdescris derrièremoi,maisme gardai de stopper, et accélérai aucontraire.Lescrisdécrurent,etseperdirentdanslapluie.J’arrêtaiun
peu après le chemin qui conduit à la clairière, et garai mavoiture dans un autre petit chemin, sous les châtaigniers. Jecourus ensuite à travers bois, embarrassé par monimperméable, essayantden’utiliserque lemoinspossiblematorche électrique. La pluie crépitait sur les ramures à demidépouillées, le tronc des arbres était froid et visqueux delichens, lamousse imbibéed’eaugiclait sousmespieds.Partitropvite,j’eusbientôtunpointdecôté.Loinderrièremoi,surlaroute,passèrentuneoudeuxautos.J’arrivai enfin près de la clairière. Il y régnait une lueur
verdâtre, qui émanait d’un dôme opalescent se dressant àl’emplacementde la«soucoupe».Ques’était-ildoncpassé?J’écartai violemment le dernier rideau d’arbustes, pénétraidansl’espacedécouvertoùlapluies’abattaitavecuneviolenceredoublée. Jeparvinsàtoucher labasedudôme,etcompris :ce n’était que la pluie ruisselant sur une invisible surface derépulsion.Mes « amis » lesHiss avaient là un parapluie peubanal!J’appelai,sansosertropéleverlavoix,depeurd’alerterles
« chasseurs de diables » qui devaientmaintenant être entréssous-bois. Au bout de quelques minutes, une ouverture sedessinadanslerideaudepluie,jelafranchisetmetrouvaiausec,enfacedeSouilik.«Qu’ya-t-il?Metransmit-il.
—Vousallezêtreattaqués.Mescompatriotesvousprennentpour des êtres malfaisants. Il faut que vous partiezimmédiatement!—Nous ne pouvons pas partir avant le jour.Mais nous ne
craignons rien avec notre « essom», rien en tout cas de voscompatriotes».Par « essom », je compris qu’il voulait indiquer le rideau
répulsif.« Vous ne pouvez vraiment pas partir ? » demandai-je,
ennuyépartouteslescomplicationsquejeprévoyais.«Non.Lesmoteursnesontpascomplètementréparés,etil
serait trop dangereux de passer dans l’ahun sans nous êtreéloignésd’uneplanète».Comme chaque fois qu’il sentait que la transmission d’idée
n’étaitpaspossible,ilavaitprononcélemot.«Qu’est-cequel’ahun?»Ilneréponditpas.Essine,la«femme»,parutalors,etmetransmit:«Venezdansleksill».Nous la suivîmes. Je me trouvai de nouveau en présence
d’Aass,leHissdetrèshautetaillequej’avaisvudéjà,danslelaboratoire saccagé. Il se fit répéter notre conversation, puismedemanda:«Quelssontlesmoyensd’attaquedevotrepeuple?—Oh!Ilssontvariés,etquelques-unspuissants(jepensaià
la bombeatomique),mais ceuxqui vousmenacent ne le sontpasbeaucoup».Etjefisunedescriptionmentaledufusildechasse.Aasseut
l’airrassuré:«Danscecas, ledangern’estgrand,nipournous,nipour
eux».Dehors retentirent quelques coups de feu, puis des
exclamations désappointées. Aass tourna un commutateur. Lalumière s’éteignit, toute une paroi de la pièce sembladisparaître.Jevislaclairièrecommesij’yétais,etcommes’il
faisaitgrandjour.Lapluieavaitcessé,et,à la lisièredubois,juste à l’entrée du chemin, silhouettes humaines épaulaientleurs fusils. Quatre Hiss les regardaient placidement. Lescoups partirent, suivis du même chœur désappointé : leschevrotines s’étaient une fois de plus heurtées au barrageinvisible. On les voyait, suspendues en l’air, petites tachesincandescentesbiengroupées,immobiles.AasssusurraquelquesmotsàEssine.Ellesortit,et,quelques
instants après, tous les Hiss étaient rentrés dans l’appareil,laissantleshommesàleurinutilefaction.Toute la nuit, les Hiss travaillèrent, agissant comme si je
n’existaispas.Ilsnecherchèrentdurestepasàmecacherquoique ce soit, et je vis remettre en état un certain nombred’engins compliqués,dont jenepusdevinerni leprincipe,nil’usage.
CHAPITREIIVOYAGEDANSLENÉANT
Quanduneaubemouilléeéclaircitl’est,au-dessusdelaligne
noire des arbres, tout était prêt pour le départ, et lesassiégeants étaient encore là. On les entrevoyait parfoisremuerderrière lestroncshumides.Ilsavaientdûpasseruneinconfortablenuit,souslapluieetdansl’anxiété.J’étaisinquietmoi-même,passablementfatigué,etperplexe:sijenepouvaissortir du ksill sans être vu, cela signifiait pour moid’interminablessemainesd’enquêtes,d’interviews,d’ennuisdetoutessortes.Jeréfléchissaisainsi,morose,assisdansunfauteuil,dansla
salleoùj’avaisvupourlapremièrefoisunHissvivant.Aassmetouchal’épaule:« Qu’y a-t-il ? Tu émets depuis longtemps des ondes
d’inquiétude».Jeluiexpliquaibrièvement.«Cen’estpasdifficile.Toutàl’heurenousallonspartir.Nous
tedéposeronsunpeuplusloin,dansuneautreclairière.Nousteremercionsd’êtrevenunousavertiretsurtoutd’avoirsoignénosblessés,lorsdenotreaccident».Ilrestaunmomentsansrientransmettre.«Nousnepouvons songerà t’emmener surElla.La loi est
formelle:pasdecontactsaveclesplanètesoùlaguerreexisteencore. Je le regrette. Tonmondeme semble comporter à lafois beaucoup de sauvagerie et beaucoup de civilisation. Plustard,quandvotrehumanitéseseraassagie,nousreviendrons.Peut-êtremêmeavant,siledangerdesMislikssepréciseassezpourquelaloisoitabolie.Àmoinsqued’icilàvotrehumanitésesoitdétruiteelle-même,commecellesdesplanètesAouretGen,dusoleilEp-Han.Commentnommez-vousvotreplanète?— Terre, dis-je, tout au moins dans mon pays. Ailleurs
Earth…— Tserr, répéta-t-il à haute voix. C’est curieux. Dans notre
langue,celasignifieviolence,maisaussiforce.EtEurss,c’est
l’orgueil.Viensavecmoi».Ilmeconduisitdanslapiècequirenfermaitlesappareilsles
pluscompliqués.Souiliks’ytrouvait,avecEssineetuneautre«femme».«Nousallonspartir.Maisauparavant,ilconvientd’éloigner
tes compatriotes. Il est dangereux d’être trop près d’un ksillquidécolle».Souilik manœuvra quelques délicates manettes, Essine
éteignit la lumière,et la clairière sedessina sur laparoi.Lespaysans montaient toujours leur garde têtue derrière lesarbres. Aass émit le petit sifflement saccadé qui sert de rireauxHiss.«Regardebien»,metransmit-il.Derrière un tronc noueux, aussi nettement visibles que si
j’avaisétéàtroispas,pointaientunborddechapeau,uncanondefusil,etunemoustacheraide:lepèreCarrère!Subitementil jaillit de derrière son arbre, bousculé cul par-dessus tête,perdant son fusil, roulé dans les ajoncs et les bruyères,gesticulant, lâchantunemerveilleusebordéede juronspatois,que retransmit fidèlement l’appareil d’écoute. Il disparutderrièreunfourrédejeuneschâtaigniers.Àdroiteetàgauche,sescompagnonssubissaientlemêmesort.Aassjetaunordre.«Ilssontassezloin,m’expliqua-t-il.Nouspartons».Jen’entendisnulbruit,jenesentispaslamoindrevibration,
et, chose qui me surprit, je n’eus pas la moindre sensationd’accélération. Le sol s’enfonça rapidement sous nous.J’entrevis la clairière, avec la trace du ksill marquée par lesajoncsécrasés.Nousétionsdéjàloin.«Ilyauneautreclairièreàquelquedistanceàl’est,dis-je.
Vouspourrezm’ydéposer».MaintenantquelesHissallaientsortirdemavieàjamais,je
metrouvaispleindecuriositéàleurégard,dévorédudésirdepartiraveceux,etbouleverséderageàl’idéequ’unconcoursstupide de circonstances ne me permît pas d’en apprendredavantageà leursujet.Déjà lanouvelleclairièresedessinait,
plus étroite que celle auMagnou,mais largement suffisante.Nousdescendionsmaintenanttrèsvite.À cemoment, par hasard, je regardai le ciel sur l’écran. À
notre gauche, grossissant rapidement, trois points noirsgroupésarrivaient. Je compris vitedequoi il s’agissait : troisdes nouveaux Mirages III du camp de Périgueux, capablesd’unevitessedépassant2000km/h.«Attention,danger!»,criai-je,sanspenserquelesHissne
pouvaientcomprendrenotreparolearticulée.Aass les avait vus également, et, au lieu de continuer à
descendre,nousmontâmes.Leschasseursnoussuivirent.L’und’eux nous dépassa, si proche que je vis nettement le pilotecasquéetmasquédanslecockpit.À sonpostedepilotage,Souilikmanœuvra fébrilementune
série de manettes. Nous laissâmes loin derrière nous leschasseurs, petits points noirs diminuant de taille, de plus enplus bas, de plus en plus loin. D’instant en instants’agrandissait lasurfacedelaTerrequejepouvaisembrasserd’unseulcoupd’œil.Lecielviraaubleufoncé,àl’indigo,puisau noir, les étoiles apparurent en plein jour. Je compris quenousquittionsl’atmosphère!Moins d’une demi-heure après notre départ, la Terre était
visibleensonentier,grosseboulebleuâtrebarréedetraînéesblanches.Nous restâmes immobiles dans l’Espace tout le temps du
«conseildeguerre»quisetintdevantmoi.Mescompagnonsne firent rien pour me cacher la discussion en cours. AucontraireEssinenemanquapasdeme transmettre toutes lesparties importantes. En gros, Aass était d’avis d’attendre lanuit pour me débarquer. Souilik, au contraire, appuyé parEssine et par deux autres Hiss, voulait m’emmener sur leurplanèteElla.Sonprincipalargument semblaitêtreque j’étaisun représentant de la « planète humaine » la plus éloignéequ’ilsconnussent,qued’autrepartlarègledenepointétablirde relations avec lesmondes où régnait encore la guerre neconcernait que les planètes galactiques, et non les
extragalactiques. Il était évident, ajoutait-il, que notrehumanité n’avait pas la moindre notion du « chemin del’ahun»,etque,enconséquence,Ellanecouraitaucundanger.Il serait toujours tempsdemeramener.Enoutre,quipouvaitnégliger le moindre appui, quand les Misliks menaçaient àmoins d’un million d’années-lumière ? Qui pourrait surtout,insista-t-il,négligerl’appuid’unehumanitéàsangrouge?FinalementAasssetournaversmoi,etmedit:« Si vous le voulez, nous allons vous emmener sur notre
planète, à condition que nos aliments puissent vous convenir,car le voyage est long.Vous allez doncmanger avecnous.Sitout va bien, nous partirons ensemble pour Ella. Nous vousramèneronsplustard».Etc’estainsique jeprismonpremier repasextraterrestre,
repas qui devait être suivi de bien d’autres. La « soucoupe »ou, comme je dirai à partir de maintenant, le ksill, se tenaitimmobile,àenviron25000kilomètresdelaTerre.Chez les Hiss, le repas, sauf dans le cas de banquets
solennels, se prend debout. Nous mangeâmes dans la piècemêmeoùnousnoustrouvions.Lesalimentsconsistaientenunegeléerose,detrèsbongoût,desbiscuitsquimeparurentfaitsavec de la farine d’une céréale, arrosés d’un liquide ambrérappelantl’hydromel.Lesassiettesetlescuillersétaientd’unematièretransparentebleue,trèsbelle,et, jem’enconvainquisenlaissanttombermonassiette,absolumentincassable.Àmongrand soulagement je fus rapidement rassasié, et je digéraiparfaitementcettenourriture.Je passai l’après-midi à regarder la Terre, cette Terre que
j’allaisquitterpourallerjenesavaisoù.Lesoir,aprèsunrepasanalogue, on me désigna un lit bas. Malgré mon excitationmentale,lafatiguemedonnaunpromptsommeil.Quand je me réveillai, j’étais seul dans la pièce. Un léger
ronronnementvenaitd’àcôté.Jemelevai,passailaporteetmetrouvaienfaced’Aass.« J’allais te réveiller, transmit-il. Vous autres, terrestres,
dormezlongtemps».
Etilmeconduisitdanslapièce-laboratoire.Avantdecontinuer,ilesttemps,jecrois,quejetedonneune
idéede la répartitiondes pièces dansun ksill. Elle est à peuprès invariable.Lesksillsontune formeextérieurede lentilleaplatie, dont le diamètre varie de 15 à 150 mètres, etl’épaisseurde2à18mètres.Dansunksilldetaillemoyenne,comme celui dans lequel je me trouvais, et qui mesurait30 mètres sur 3,50 m, le centre est occupé par le poste dedirection,leséall,piècehexagonaled’environ5mètresdecôté.Autour se trouvent six autres pièces de même dimension,servant à des usages divers : dortoir, laboratoire, salles desmoteurs(ilyenatrois),etc.Autourdecespièces,etdiminuantrapidement de hauteur vers la périphérie, se placent lesmagasinsdevivres,lesaccumulateursd’énergie,lesréservoirsd’air,etc.L’équipagenormald’unksilldecetypeestdedouzepersonnes.Danslelaboratoire,lesneufsurvivants–sanscompterAass–
étaientréunis.Pourlapremièrefoisjelesvistousàlafois.Ilyavait cinqhommesetquatre femmes.Contrairementàcequise passe habituellement quand on entre en contact avec unerace différente de la sienne, je n’eus aucune difficulté à lesdistinguer. Aass était de loin le plus grand,me dépassant dequelques centimètres. Les autres étaient tous nettement pluspetitsquemoi.Aucunefemmen’atteignait1mètre65.J’avaisdéjà été en contact avec deux d’entre eux, en plus d’Aass,SouiliketEssine.Commedansunsalon,Aassfitlesprésentations.D’aprèsce
que je compris, lui-même était physicien, ou, comme ilme letransmit, il « étudiait les forces ». Il commandait en outrel’expédition.Souilikétaitchefdebord,etcommandaitleksill.Deux autres étaient « matelots », si je puis dire. Les deuxderniers hommes s’occupaient des planètes, je traduisis pourmoi:astronomes.Commejel’aidit,ledocteurdel’expéditionavait été tué lors du brutal atterrissage. L’autre mort,spécialiste d’astronomie stellaire, avait été tué par les fuséesde l’avion américain. Parmi les quatre femmes, deux étaientbotanistes,unepsychologue.Essines’occupaitd’anthropologie
comparée.On me demanda quel était, sur Terre, mon travail. Je
répondis que j’avais fait des études de médecine, mais quemaintenantj’étudiaislavie.Ilsparurenttrèssatisfaitsdecetteréponse.Ils partirent alors dans une vive conversation parlée, qu’ils
nejugèrentpasutiledemetraduire.Puisilssedispersèrent,etje me trouvai seul dans le laboratoire, avec Aass et Souilik.Aassmefitasseoir,puismetransmit:«Nousavonsdécidédet’emmenersurnotreplanète.Neme
demandepasàquelledistanceelleestdelaTerre.Jen’ensaisrien, tucomprendrasbientôtpourquoi.Elleestdans lemêmeuniversque lenôtre, lemêmeuniversausens large,carsanscelailnenousauraitpasétépossibledevenirchezvous.Nousallonsentreprendrelevoyagederetour.Quandnousarriveronssur Ella, les Sages décideront de ton sort. Au pire, tu serasramenécheztoi.« Il y a deux cent quarante émis seulement que nous
exploronsle«GrandEspace»(unémiscorrespondàdeuxanset demi terrestres). Nous connaissons par centaines déjà lesmondesoùviventdeshumanitésplusoumoinssemblablesàlanôtre, mais c’est la première fois que nous rencontrons uneplanète où le sang des hommes soit rouge. Tu es doncintéressant à étudier, et c’est la raison pour laquelle noust’emmenonssurElla,malgrélaloid’exclusion.«Nousallons,maintenantquenoussommesassezloindela
Tserr,passerdansl’ahun.Net’effraiederien,maisnetoucheaucunappareil.D’après cequenousavonspuvoirde l’enginqui nous a attaqués, vous en êtes encore aux moteurschimiques.Tunepeuxdonccomprendrelesnôtres.— Nous avons aussi des moteurs physiques, dis-je. Mais
qu’est-cequel’ahun?—C’estleNon-Espace,quientourel’Espace,etleséparedes
univers négatifs. Et c’est aussi le Non-Temps. Dans l’ahun, iln’yapasdedistances,iln’yapasdedurée.Etc’estpourquoijenepuistedireàquelledistanceEllasetrouvedetaplanète,
quoique nous sachions que cette distance dépasse unmilliond’années-lumière.—Maisvousdisieztoutàl’heurequelaTerreestlaplanète
lapluslointainequevousconnaissiez!»Aass tordit les lèvres, ce qui, chez lui, je le sus plus tard,
étaitunindicedeperplexité.« Comment te faire comprendre ? À vrai dire nous ne
comprenonspasnous-mêmes.Nousutilisons.Voici:l’EspaceetleTempssontliés,tusaisça?—Oui,unphysiciendegéniel’aétabli,ilyapeudetemps.—Bon,l’Espace-Temps,l’univers,flottedansl’ahun.L’Espace
estfermésurlui-même,maisleTempsestouvert:lepassénerevient pas. Nulle chose ne peut exister dans l’ahun, oùl’espace n’existe pas. Aussi allons-nous détacher un petitmorceau d’Espace, qui va se refermer sur le ksill, et nousallons nous trouver enfermés dans cet espace, dans l’ahun, àcôté, si cesmots ont un sens, duGrand Espace de l’univers,mais sans nous confondre avec lui. Nous allons dériver parrapportàlui.Auboutd’untempsdonné,tempsdenotreksill,nous ferons lamanœuvre inverse, et nous nous retrouveronsdansl’Espace-Tempsdel’univers,enunpointqui,l’expériencel’a montré, ne sera pas éloigné d’Ella de plus de quelquesmillions de vos kilomètres. Cette fois-ci, pour le retour, nousallons passer du côté externe de l’Espace-Temps. Pour l’aller,noussommespassésducôtéinterne.Il est possible que nous fassions, en même temps qu’un
voyage dans l’Espace de qui sait combien de milliards dekilomètres, un voyage dans le Temps. Mais je ne sauraisl’affirmer,laphysiquedel’ahunestencoretroprécente.Peut-être nous, lesHiss, n’existons-nous pas encore par rapport àvotre planète. Peut-être avons-nous disparu depuis desmillénaires,mais jene lecroispas,àcausedesMisliks : s’ilscontinuent, ils ne mettront pas des millénaires à vousatteindre,siloinsoyez-vous.Enfait,noussommesparrapportà vous, comme vous l’êtes par rapport à nous, les êtres deNulle Part, et de Nul Temps. Pourtant nous existons dans le
même Espace-Temps, mais personne ne pourra jamais direquelles sont les distances et les durées que nous devonsfranchir pour nous rejoindre, puisque, pour le faire, il fautpasser dans l’ahun, le Non-Espace et le Non-Temps.Comprends-tu?—Non,pastrèsbien.Ilfaudraitundenosphysiciens.—Ledanger,cesontlesuniversnégatifsquinousentourent.
Lathéoriemontrequetoutuniverspositifdoitêtreentourépardeuxuniversnégatifs,etvice-versa.Cesontdesuniversoùlamatièreest inversedelanôtre: lenoyaudesatomespossèdeune charge négative. Si nous nous écartons trop de notreunivers,nousrisquonsderencontrerundeceux-là:alorstoutenotre matière s’anéantira en une prodigieuse flambée delumière.Cela a dû arriver, au début, à quelques ksills qui nesont jamais rentrés. Depuis, nous avons appris à contrôlermieuxnotrepassagedansl’ahun.Maintenant,jedoisdirigerlamanœuvre.Viens-tu?»Nous passâmes dans le séall, la salle de direction. Souilik,
penché sur le tableau de bord, était occupé à de minutieuxréglages.Aassmedésignaunsiège,disant:«Quoiqu’ilarrive,tais-toi!»IlcommençaavecSouilikunelonguelitaniequimerappela
la«check-list»despilotesdegrosbombardiers.Aprèschaqueréponse,Souilikenclenchaitunemanette, tournaitunbouton,baissaitunlevier.Quandcefutfini,Aasssetournaversmoi,etgrimaça un des singuliers sourires qu’ils font en relevant lalèvresupérieuresurleursdentspointues.«Ahèsch!»cria-t-il.Pendantunedizainedesecondes,riennesepassa.Angoissé,
j’attendais. Puis le ksill tangua violemment, et je dus mecramponner aux bras de mon fauteuil pour ne point êtreprécipité à terre. Un bruit étrange grandit, susurrement etgrondementmêlés. Ce fut tout. Le silence revint, le planchercessadebouger.Aassseleva:«Nousallonsattendremaintenantpendant101basikes».Jemefisexpliquercequ’estunebasike:c’estleurunitéde
temps mesurée par de minuscules montres. Une basike vautuneheure,onzeminutesdix-neufsecondes.Jenem’appesantiraipassurcetteduréede101basikes.La
vie dans le ksill était aussi monotone qu’elle aurait pu l’êtredans un de nos sous-marins. Il n’y avait aucunemanœuvre àfaire. Les Hiss, à l’exception d’un homme de garde dans leséall,jouaientàdesjeuxrappelanttrèsvaguementleséchecs,lisaientdegroslivresimprimésenbleufoncésurunematièresouple et indéchirable, parlaient entre eux. Jem’aperçus viteque, sauf Aass, Souilik et Essine, ils ne me répondaient pasquand j’essayais d’entrer en communication avec eux. Ils secontentaientdesourire,etpassaientleurchemin.Aassrestaitleplussouventenfermédanssonlaboratoire.En
revancheSouiliketEssineétaienttrèsamicaux,meposantdemultiples questions sur la Terre, la façon dont les hommesvivaient;l’histoiredel’humanité.Ilséludaienthabilementmespropres questions, ne donnant que des réponses évasives,remettanttoujoursaulendemainlesprécisions.Malgrécela,jelestrouvaistrèsprochesdenous,plusprochesmêmequetelsJaponaisdemaconnaissance.Lassé de toujours instruire les Hiss sur la Terre, sans
recevoirderenseignementsenéchange,j’allaivoirAassetluiexposailasituation.Ilmeregardalonguement,puisrépondit:« C’est sur mes ordres qu’ils agissent ainsi. Si les Sages
t’acceptentsurElla,tuaurastoutletempsd’apprendrecequetudésires savoir.Sinon,nouspréféronsque tune sachespastropdechosessurnous.— Croyez-vous que je serai refoulé ? Je ne vois pas quel
danger pourrait présenter pour vous ma présence sur votreplanète».J’avaisàpeineprononcécesmotsque jepâlis.Si, ilyavait
danger!Etnonseulementpoureux!Pourmoiaussi,pourmoisurtout.Enmaqualitédemédecin,j’auraisdûypensertoutdesuite : lesmicrobes! Jedevaisporterenmoidesmilliardsdegermes auxquels mon organisme habitué ne réagissait plus,protégé par une lente auto-vaccination, mais qui pourraient
êtremortelspourlesHiss.Eteux,euxportaientsansdouteeneuxdesgermesmortelspourmoi!Presqueaffolé,jetransmismesréflexionsàAass.Ilsourit.« Depuis longtemps le problème s’est posé pour nous !
Exactement depuis que notre humanité a abandonné notreplanètenatale.Ella-Ven,del’étoileOriabor,pourcoloniserElla-Tan,de l’étoile Ialthar.Tun’asplusentoideviesétrangères.Pendanttonpremiersommeilaprèsnotredépart,noust’avonssoumisàl’actionduhassrn.—Qu’est-cequelehassrn?—Tu le saurasplus tard,peut-être.Nousavonsprélevéun
peudetonsang,defaçonàpouvoirteréimmuniser,sinousteramenonschez toi.Quantànous,nouspassons tous lesdeuxjours sous les rayonsduhassrn,quandnous sommes suruneplanète étrangère. Sur Ella, nous essayerons de te protégercontrenosmicrobes.Sinousnelepouvonspas,tupasserastoiaussi auhassrn tous les deux jours.Dis-moi, à propos de tonsang, tous les êtres de la Terre contiennent-ils autant de ferquetoi?— Oui, sauf quelques invertébrés dont le pigment
respiratoireestàbasedecuivre.—AlorsvousêtesparentsdesMisliks!—QuesontcesMisliks,dontvousparleztoujours?—Tulesaurasasseztôt.Taplanètelesauraasseztôt!»Etilhochalatêtecommechaquefoisqu’ildésiraitcloreune
conversation.Lesheures– lesbasikes–passèrent.Aassvintmechercher
pour me conduire dans le séall, quand nous passâmes denouveau dans le « Grand Espace ». La même litanie futégrenée, nous subîmes les mêmes balancements. Souilik fitfonctionnerl’écrandevision:nousétionsdanslevide,entouréd’étoiles.Uned’entreellesétaitnettementplusprochequelesautres, son diamètre apparent atteignait environ le tiers deceluidelalune.Aasspointasondoigtverselle:« Ialthar, notre soleil. Nous serons sur Ella dans quelques
basikes».
Elles furent longues à passer, ces basikes ! Fasciné, jeregardais grossir l’étoile vers laquelle nous nous dirigions.Légèrement bleutée, elle m’éblouit vite et je reportai monattentionsur lesplanètesqui tournaientautourd’elle.Souilikm’enseignalefonctionnementdeleurpériscope,qui,àvolonté,jouait le rôledepuissant télescope.Autourd’Ialthar tournentdouzeplanètes;ellessenomment,delapluséloignéeàlaplusproche,Aphen,Sétor,Sigon,Héran,Tan,Sophir,Réssan,Mars–oui,Mars,c’estunecurieusecoïncidence–Ella,Song,Eiklé,Roni. Sigon et Tan possèdent des anneaux comme notreSaturne. La plus grosse est Héran, les plus petites Aphen etRoni.MarsetEllasontdemêmetaille,unpeuplusgrossesquenotreTerre.Réssan,pluspetite,esthabitée,ainsiqueMarset,bien entendu, Ella. Sur la plupart des autres les Hissentretiennent des colonies industrielles ou scientifiques,parfoisdansdesconditionsextraordinairementdifficiles.Ellesont presque toutes des satellites, répartis selon une loinumériquecurieuse:Ronin’enapas,Eiklénonplus,Songenaun.Elladeux–ArietArzi–Marsenatrois–Sen,SanetSun–Réssanquatre–Atua,Atéa,Asua,Aséa–Sophirenacinq,Tansix.Puisleschiffresdécroissentdenouveau,jusqu’àSétorquien a trois, Aphen n’en possédant pas. Un des satellites deHéran,mondemonstrueuxplusgrosqueJupiter,estdelataillede la Terre. Aphen tourne à onze milliards de kilomètresd’Ialthar !Tousceschiffres, jene lesaiapprisqueplus tard,biensûr.Nousétions sortisdans l’Espaceentre l’orbitedeSophiret
celle de Réssan. Nous passâmes tout près de cette dernière,assez près pour que je puisse distinguer nettement autélescope le contour d’un rivage apparu dans une trouée denuages. Mars, en revanche, était trop loin, de l’autre côtéd’Ialthar. Enfin Ella cessa d’être un point dans le ciel pourdevenirunepetitesphèregrossissantàchaqueminute.
CHAPITREISURLAPLANÈTEELLA…
Àmon vif regret, notre atterrissage se fit de nuit. Lorsque
nous pénétrâmes dans l’atmosphère d’Ella, ma montremarquait7h20–j’ignoreraitoujourssic’étaitdumatinoudusoirsurTerre.Lecielétaittrèscouvert,sibienquejenepusdistinguer, avant que nous pénétrions dans la zone d’ombre,que peu de chose de la planète : à peine, entre les nuages,quelques étenduesmiroitantes, probablementdesmers.Nousatterrîmessansaucunbruit,sanssecousse.Leksillseposaaumilieud’une surfacenue, obscure.Àpeinequelques lumièresbrillaient-ellesdanslelointain.« Nous ne sommes donc pas attendus ? Demandai-je
naïvementàSouilik.— Pourquoi, attendus ? Qui peut savoir quand rentre un
ksill?Ilyenadescentainesquiexplorentl’Espace!Pourquoilesattendrait-on?J’aisignalénotrearrivéeauxSages.Demain,tucomparaîtrasdevanteux.Viensavecmoi».Nous sortîmes. L’obscurité était totale. Souilik alluma une
petite lampe, fixée à son front par un bandeau, et nouspartîmes. Jemarchais sur un gazon ras. Aprèsmoins de centpas, la lampe éclaira une construction basse, blanche, sansouvertureapparente.Nous lacontournâmes.SansqueSouilikfitungeste,uneportebéadevantnous,etjepénétraidansunbref couloir dallé de blanc, immaculé. Au fond, à droite et àgauche, s’ouvraient des portes sans battants. Souilik medésignal’ouverturedegauche:«Tuvasdormirlà».La pièce était faiblement éclairée par une douce lumière
bleue.Elleétaitmeubléed’unlittrèsbas,légèrementconcave,sans draps, avec une simple couverture blanche. À côté, surune petite table, quelques appareils compliqués scintillaientfaiblement.Souilikm’enmontraun:«Celui-qui-donne-le-sommeil,»dit-il.«Situnepeuxdormir,
appuie sur cebouton.Commenos aliments te conviennent, il
doitpouvoiragirsurtoi».Il me quitta. Je restai un moment assis sur le lit. J’avais
l’impressiondeme trouver surTerre, dansquelquepays trèscivilisé, les États-Unis ou la Suède peut-être, mais non pointsuruneplanèteinconnue,àDieusaitcombiendemilliardsdekilomètres !Sous lacouverture légèreetmolleau toucher, jetrouvai une sorte de vêtement de nuit, pyjama en une seulepièce ou combinaison, d’une étoffe encore plus légère. Je lerevêtisetmecouchai.Lelitétaitélastiqueàsouhait,épousantlaformeducorpssansêtretropmoelleux.Lamincecouverturese révéla chaude, si chaude que, la température étant trèsdouce, jene tardaipasà la rejeter. Jeme tournaipendantuncertaintemps,nepouvantm’endormir.Jemesouvinsalorsdesparoles de Souilik et appuyai sur le bouton indiqué. Je n’eusqueletempsd’entendreuntrèsfaiblebourdonnement.Jemeréveillai très lentement,sortantd’unrêveétrangeoù
jemevoyaisparlantàdeshommesdont la figureétait verte.Oùétais-je?Jecrusd’abordêtreencoreenScandinavie,oùj’airéellement faitunvoyage.Pourtant jemesouvenais trèsbiend’enêtrerentré.Entoutcas, jen’étaispaschezmoi,oùmonlit,quejeveuxtoujourschangersansjamaisypenserquandilfaut,esthorriblementdur.Sacrebleu!Ella!Jebondis,tournailamanettedelalumière.Laparoienface
de moi disparut, devint transparente : une prairie jaune sedéroulait à l’infini jusqu’à de très lointaines montagnesbleutées. Sur la gauche, la lentille du ksill, tache sombre surl’herbe jaune. Le ciel était d’un curieux bleu pâle, quelquesnuagesblancsflottaient,trèshaut.Ildevaitêtreencoretôt.Avecunfaiblebruit,unetablebasse,montéesurroues,entra
danslachambre.Ellesedéplaçaitlentementetvints’arrêteràcôté du lit. Une tasse emplie d’un liquide jaune d’or, uneassiette avec une gelée rose montèrent doucement del’intérieur.ApparemmentlesHissavaientl’habitudedeprendreleurpetitdéjeuneraulit!Jemangeaietbusdefortbonappétitces aliments auxquels je trouvai un goût agréable, quoiqueparfaitement indéfinissable.Àpeineeus-je finique l’automateressortit.
Je m’habillai, sortis à mon tour. La porte donnant surl’extérieurétaitouverte,commetouteslesportesdelamaison.Celle-ci était petite, pensai-je, croyant qu’elle ne comportaitpasd’autres piècesque les trois qui donnaient sur le couloir.J’appris plus tard que toutes lesmaisons des Hiss possèdentdeuxoutroisétagessouterrains.J’enfisletour.L’airétaitvif,fraissansêtrefroid,etlesoleil–
jenepusjamaispenserIalthar–encorebas.Toutétaitdésert.Àquelquedistancesevoyaienttroisautresconstructions,aussisimples que la maison de Souilik. Loin dans la direction dusoleil levant, on en apercevait d’autres, disséminées. Du côtédesmontagnes,laplaineétaitnuejusqu’àl’horizondel’ouest.À l’est, au nord et au sud, au contraire, se dressaient desbosquetsd’arbres.J’allainonchalammentjusqu’auplusproche.Lesarbres jetaientvers lecielunlongfûtdroit, lisse,marbréde rose et de vert. Les feuilles étaient dumême jaune foncéquelegazon.Jepusdistinguertroisessencesdifférentes.Tout était d’un calmemiraculeux. Ce qui fait la laideur de
notre civilisation, les bruits, les odeurs nauséabondes, lesentassements chaotiques des villes, semblait banni de cemonde.Ilrégnaituneimmenseetdulcifiantepaix.Jepensaiàl’UtopiequedécritWellsdansMenlikeGods.Jeretournailentementverslamaison.Ellesemblaitdéserte.
Lapiècesituéeenfacedelamiennemefournitunfauteuilbas,très léger, que j’emportai, et je m’assis devant la porte,attendant.Auboutdedixminutes, jevisvenirdederrièreunbosquet une mince silhouette. C’était une jeune fille ou unejeune femme de ce monde nouveau. Elle passa près de moi,avec la démarche dansante des Hiss, me regarda aveccuriosité,maissanssurprise.Sapeaumesemblad’unvertpluspâlequecelledemescompagnonsdevoyage.Jeluisouris.Ellemeréponditd’unpetitsigneetpassasonchemin.Enfin Souilik arriva. Il surgit derrière moi, grimaça un
sourirehissetmedit:« Tout à l’heure, tu comparaîtras devant les Sages. En
attendant,visitonsmamaison».
Enplusdelapièceoùj’avaisdormi,etdontlemurexternepouvaitàvolontéêtreopaqueoudevenirtransparent,etdelapièceoùj’avaisprislesiège,le«rez-de-chaussée»comportaitune troisième pièce formant entrée, où débouchaient lesascenseursconduisantàlapartiesouterraine.Souiliks’excusade la petitesse de son logis, qui convenait à un jeune officiercélibataire. Il n’y avait que deux étages. Au premier seplaçaientdeuxchambresetunbureau,pièce rondeauxmurstapissésderayonsde livres,avecune tablecentralecouvertede délicats appareils. Le deuxième étage comprenait unmagasindevivres,une«cuisine»etunemagnifiquesalledebains,aveccequenousnommerions«lescommodités».C’estlaseulepiècechezlesHissoùl’onpuissetrouverunmiroir.Jeme vis donc, et reculai : j’avais une barbe de huit jours,hérissée. Je demandai à Souilik s’il y avait sur Ella quelquechoseressemblantàunrasoir.«Non.AucunHissn’estpoilusurlaface.SurRéssan,peut-
être, où résident les représentantsdeshumanitésétrangères,dontcertainssontvelus.Maisdis-moicequ’estun«rasoir»etjet’enferaifabriquerun.DetoutemanièrelesSagesveulenttevoircommetuesmaintenant».Jeprotestai:«Non,jeneveuxpasparaîtreunsauvage!Jereprésentema
planète!»Souiliksourit:«Tueslereprésentantdela862eplanètehumainequenous
connaissions.LesSagesontvupluseffrayantquetoi!»Malgrécetteaffirmationrassurante,jeprofitaidelasallede
bains pour faire un brin de toilette. L’installation, ultra-perfectionnée, ne différait cependant pas fondamentalementdesinstallationsterrestressimilaires.Quand je remontai au rez-de-chaussée, Souilik était prêt à
partir.Àpeinesortide lamaison, jepris ladirectionduksill.Cette fois, Souilik, qui est de naturel joyeux, éclatafranchement de rire, c’est-à-dire qu’il émit la série desifflementssaccadésquisertderireauxHiss.
«Non,nousneprendronspasleksill!Nousnesommespasdespersonnagesassezimportantspourconsommerdukse-iltapourfairequelquescentainesdebrunns.Viensici».Derrière la maison, il se pencha et tira fortement sur un
levier planté dans le sol. La terre s’ouvrit, et par une trappemonta une miniature d’avion, sans hélice ni orifices deréacteurs visibles. Ses ailes très fines mesuraient environquatre mètres d’envergure. Le fuselage, court et renflé, nedépassaitpasdeuxmètrescinquantedelong.Iln’yavaitpasderoues,maisdeuxlongspatinsrecourbésàl’avant.« Un réob, me dit Souilik. J’espère que tu auras le tien
bientôt».Àl’intérieur,deuxsiègesbas,entandem,s’offraientànous.
Bien entendu je pris le second, laissant à Souilik le soin depiloter. Nous décollâmes très vite, ne glissant guère plus devingt mètres sur le gazon. Le réob, silencieux, semblaitprodigieusementmaniableetsûr.Nousmontâmesrapidementàhautealtitude,etfilâmesdroitàl’ouest,verslesmontagnes.D’après l’expérience que j’avais de nos avions long-courriers,notre vitesse se tenait auxenvironsde600km/h.Depuis, j’aipilotémoi-mêmemaintes fois un réob, et je puis te dire que,pour peu qu’on soit pressé, on atteint facilement les vitessessupersoniques.Comme tu t’imagines, je regardais avidement le sol qui
défilait sous nous. Nous étions trop haut pour que je puissedistinguerbeaucoupdedétails,maisquelquechosemefrappatout de suite : l’absence de villes. Cela m’étonna et je m’enouvrisàSouilik.«SurElla,merépondit-il,ilestinterditdeconstruireplusde
troismaisonsdansunrayondecinqcentspas.—Quelleestdonclapopulationd’Ella?—Septcentsmillions,répondit-il.Maispourtetransmettre,
jesuisobligédemeretourner,puisquetunecomprendspaslaparolearticulée.Etjedoisregarderoùnousallons».Jecessaidoncdeposerdesquestions.Noussurvolâmesune
forêt,d’uncurieuxjaunecitron,puisdesrivièresseréunissant
en un fleuve qui se jetait dans une mer. La chaîne demontagnes formait une presqu’île gigantesque. Nouscommencionsàdoublerouàcroiserdesavions,lesunslégerscomme le nôtre, d’autres énormes. Nous contournâmes lapointe des montagnes, sur la mer, puis descendîmesrapidement.Souilikseretourna,etmetransmit:«Àgauche,entrelesdeuxpics,laMaisondesSages».Entre les pics, la vallée qui descendait jusqu’à une longue
plageblancheavait étébarréeparunmur titanesque, etuneimmense terrasse artificiellement établie. Sur cette terrasse,entre des boqueteaux d’arbres à feuilles jaunes, violettes ouvertes, se dressaient de longues constructions basses,blanches.Aufond,unsecondmurdonnaitappuiàuneterrassesupérieure,bienpluspetite,engrandepartieoccupéeparuneconstruction rappelant un peu le Parthénon, d’une admirableélégance.Nousatterrîmessurlaterrasselaplusbasse,prèsd’unpetit
bois touffu d’arbres à feuilles vertes qui, dans ce mondeétranger,mesemblèrentfraternels.Nous nous dirigeâmes vers la seconde terrasse, qu’un
escalier monumental reliait à la première. Souilik me ledésignacomme« l’EscalierdesHumanités». Ilcomptaitcentonze marches basses. De chaque côté, au niveau de chaquemarche,sedressaientdesstatuesd’or.Ellesreprésentaientdesêtresplusoumoinshumains,enrangpartroisouquatreselonle cas, se donnant la main, gravissant l’escalier au sommetduquelse tenaituneautrestatue,enmétalvertcelle-ci ;ellefiguraitunHiss, lesbrastendusenungested’accueil. Ilyenavait d’étranges, parmi ces statues, et propres à donner lefrisson. Je vis des visages sans nez, d’autres sans oreilles,d’autres avec trois ou quatre ou six yeux, des êtres à sixmembres, certains d’une splendide beauté, d’autresinconcevablementhideux,tordus,velus.Maistous,vaguementoudefaçonprécise,rappelaientnotrepropreespèce,neserait-ce que par le port de la tête et par la station verticale. Àmesure que nous montions nous-mêmes l’escalier, je lesexaminais, pris d’un vaguemalaise à l’idée qu’il ne s’agissait
pas là de phantasmes d’artistes, mais de la représentation,aussi exacte que possible, des huit cent soixante et un typesd’humanitésquelesHissconnaissaient.Lesdernièresmarchesétaient encore vides. Souilik m’en désigna une, en tête del’étrangecortège:«Taplace.C’esticiqueseramisevotrehumanité.Etcomme
tueneslepremierreprésentantquisoitparvenusurElla,c’esttoiquiservirasdemodèle.Jenesaisdequelcôtéontemettra.En principe à droite, avec les races qui n’ont pas encorerenoncéauxguerresplanétaires!»Sur la gauche, à la dernière marche occupée, devant un
géantmassifauxyeuxpédonculésetaucrânechauve,setenaitunesveltefigurequimesemblaparfaitementhumaine,jusqu’àcequejemerendecomptequesesmainsnepossédaientquequatredoigts.(Àcemomentjenepusm’empêcherderegarderUlna.Clair
souritetcontinua.)Passant à côté de la statue duHiss, nous arrivâmes sur la
secondeterrasse.Jemeretournaialors,embrassantd’uncoupd’œil le paysage. La terrasse inférieure, par un effet deperspective, semblait surplomber directement la mer bleue,parcourue de lentes vagues à crête blanche. Notre réobparaissait minuscule à côté du bosquet à feuilles vertes.D’autresavionsavaientatterri,etquelquesHisssedirigeaientversl’escalier.Jeregardaiunedernièrefoislastatue:«Ceux-là,quisont-ils?— Ils viennent de presque aussi loin que toi. Ils sont les
seuls,avecnous,quisachentpasserparl’ahun.Ilssontvenusd’eux-mêmes.Nous ne les avons pas découverts, ce sont euxquinousontdécouverts.Ilsvousressemblentbeaucoup,àvousTerriens.Mais jusqu’àprésent, seuls lesSages lesontvusdeprès.Aussi jenepuistedonnerdavantagededétailssureux.LesSagest’endirontpluss’ilsveulent.—QuesontlesSages?Votregouvernement?—Non,ilssontau-dessusdugouvernement.Cesontceuxqui
savent,etceuxquipeuvent.
—Sont-ilstrèsâgés?—Certains.D’autressont jeunes.Jevais lesvoircommetoi
pour la première fois. Je dois cet honneur au fait de t’avoirramené,contrel’avisd’Aass.—EtAass?Quelleestsasituation?—IlseraprobablementunSage,plustard.Maisallons,c’est
lemoment!»Nouscontinuâmesnotrecheminjusqu’aupseudo-Parthénon.
Vudeprès, il se révélabienplusgrandque jene l’avaiscru.Une monumentale porte de métal, ouverte à deux battants,nouspermitd’entrer.Souilikdutparlementerquelquesinstantsavec un corps de garde armé de légères baguettes demétalblanc.Noussuivîmesuncorridordontlesparoisétaientornéesde
fresquesreprésentantdiverspaysagesdeplanètesétrangères.Jenepusm’attarderàlescontempler.Aufondducorridor,paruneporte de bois brun, nous entrâmesdans unepetite salle.Nousattendîmes,pendantqu’undesautresHissjouantlerôled’huissierssortaitparuneporteopposée.Ilrevintrapidement,etnousfitsignedelesuivre.La salle où nous pénétrâmes alors rappelait, par sa
disposition,unamphithéâtre.UnequarantainedeHissétaientassis sur les gradins, et, sur la chaire centrale, trois autres.Certains étaient visiblement âgés : leur peau verte étaitdécolorée,leurscheveuxblancsplusraresetplusternes,maisaucuneridenesillonnaitleursvisages.On me fit asseoir sur un des sièges de l’amphithéâtre. Il
m’arriva alors une petitemésaventure sans importance,maisqui, sur le moment, me vexa considérablement.Involontairement, je pressai un bouton placé sur l’accoudoirdroitdusiège,etcelui-ci, se renversant, se transformaen lit,cequieutpoureffetdemefairefairelaculbuteenarrière.LesHisssontunpeupletrèsgaietmoqueurparnature,aussicetincidentsouleva-t-ildenombreuxrires.J’aiapprisdepuisque,dans cet amphithéâtre, le plafond sert d’écran, et que lesfauteuils sontagencés spécialementpourpermettrede suivre
lesprojectionssanseffort.TournéverslestroisHissdel’estrade,Souilikfitsonrapport,
en langage articulé. Aussi je ne pus rien y comprendre. Lerapportfutbref.Jefusfrappédufaitque,quoiqueévidemmentplein de respect pour cette assemblée, Souilik ne fit aucungesteconventionneldepolitesse.Sitôtqu’ileutfini,celuidestroisquiétaitassisaucentre,et
qui se nommait Azzlem, se tourna vers moi, et je sentis sapensée entrer en communication avec lamienne, sans aucundestâtonnementsquirendaientparfoismes«conversations»avecSouilikdifficiles.«Jesaisdéjà,parAass,dequelleplanèteinconcevablement
éloignéetuviens.Jesaisaussiquelaguerreexisteencoresurtonmonde.Enconséquencetunedevraispasêtreici.Maistuasrenduserviceauxnôtres,aprèsqueleurksilleutétéattaquéparundevosenginsvolants.Detoutefaçontueslà.SouiliketAassontcrubienfairedeteramener,etnouslesapprouvons.Pour le moment, tu n’iras pas sur Réssan, où vivent lesétrangers.Situn’yvoispasd’inconvénients,tuhabiteraschezSouilik.Touslesjours,tuviendrasicit’entretenirdetaplanèteavec nos savants. Aass m’a dit que tu es un de ceux quiétudientlavieetilteseracertainementutiledeconfrontertesconnaissances avec celles des Hiss qui ont le même sujetd’étude, car les connaissances ne sont pas égalementdéveloppéessurtouslesMondeshumains,etpeut-êtresais-tudes choses qui nous permettront de comprendre mieux lesMisliks.— Je serai très heureux, répondis-je, de comparer mes
connaissancesauxvôtres.Maisquandjemesuisembarqué,unpeu malgré moi, sur votre ksill, Aass m’a promis de meramener sur ma planète. Puis-je considérer cette promessecommevalable?— Certainement, pour autant que cela dépende de nous.
Maistuarrivesàpeine!—Oh!Jenesongepasàrepartirtoutdesuite.Sivousêtes
curieuxdemaplanète,jelesuisautantdelavôtre,etdecelles
quevousavezdécouvertes.—Nous te renseignerons, si toutefois ton examen est bon.
Maintenant parle-nous un peu de ton monde. Avant decommencer coiffe cet amplificateur, de façon que tous icientendenttespensées».Undeshuissiersm’apportauntrèslégercasquedemétalet
dequartz,munid’unesériedecourtesantennesquilefaisaientressembleràunemoitiédeboguedemarron.Pendant plus d’une heure, je concentrai ma pensée sur la
Terre,sapositiondansl’Espace,sescaractéristiques,cequejesavaisdesonhistoiregéologique.De tempsen temps,undesassistants, en particulier un colosse, plus grand encorequ’Aass, me posait quelque question, me faisait préciser undétail. Comme le casque amplifiait aussi bien les réponsesmentalesquemespropresémissionsdepensée,cesquestionsrésonnaientdouloureusementdansmoncrâne,commesionmelesavaithurléesdanslesoreilles.Jem’enouvrisàAzzlem,quifitaussitôtmodifierleréglage.Àlafin,ilm’interrompit,disant:«C’estassezpouraujourd’hui.Cequetuasdit,etquiaété
enregistré,vaêtreexaminé.Tureviendrasaprès-demain».Àmontourjeposaiunequestion:« Vos aliments contiennent-ils du fer ? Le fer est
indispensableàmonorganisme.—Ilsn’encontiennentengénéralquetrèspeu.Nousallons
donner des ordres pour qu’on te porte les aliments préparéspour lesSinzus,dont le corpscontientaussidu fer.Quelquesmoisplustôt,leproblèmeeûtétéàrésoudrepourtoncas.— Encore une question : que sont cesMisliks sur lesquels
Aassn’apasvoulumedonnerderenseignements?— Tu le sauras bientôt. Ce sont « ceux-qui-éteignent-les-
étoiles».Et il eut ce hochement de tête qui indique chez les Hiss
qu’une conversation est terminée, et qu’il serait malséantd’insister.
CHAPITREIILALIGUEDESTERRESHUMAINES
Je repartis avec Souilik. Nous volâmes droit vers l’est. Je
demandai s’il ne serait pas possible, au lieu de rentrerdirectement de survoler un peu cette partie de la planète, àplusbassealtitude.«C’esttoutàfaitpossible,merépondit-il.TantquelesSages
n’ontpasprisdedécisiondéfinitiveàtonégard,jesuisdégagéde tout service, sauf de veiller à l’entretien demon ksill. Oùveux-tualler?—Jenesaispas.Peut-onvoirAass?—Non.AassestdéjàpartipourMars,oùilréside,etjen’ai
pasledroitdetefairesortird’Ella.Dureste,ceseraituntroplong voyage puisque tu dois, après-demain, te présenter denouveaudevantlesSages.MaisnouspouvonsallervoirEssinesicelateconvient.—Bien»,dis-je,amusé.Je n’avais pas été sans remarquer que Souilik ressentait
certainementunevivesympathiepourEssine.Jemegardaiaurested’enparler,nesachantpassi,chez lesHiss,unesimpleallusionnepouvaitêtreconsidéréecommeunemortelleinjure,ou même simplement comme un grave manquement à lapolitesse.Essinehabitaità1600«brunns»de lamaisondeSouilik,
nousdirionsàenviron800kilomètres.Àmademandenousnevolâmespasvite,etfîmesdenombreuxdétours.Aussiletrajetprit-ildeuxdenosheures.Noussurvolâmesunevasteplaine,puis un pays boisé, sauvage, coupé de profondes allées, unechaîne de volcans éteints, enfin une étroite bande de terreentrelesmontagnesetlamer.Noussurvolâmescettedernièrependant environ cent kilomètres, puis atterrîmes dans unegrandeîleélevée.EssinehabitaitunemaisonanalogueàcelledeSouilik,maisplusvaste,etpeinteenrouge.«EssineestuneSiouk,tandisquejesuisunEssok,expliqua
Souilik. C’est pourquoi sa maison est rouge, et la mienne
blanche. C’est tout ce qui reste des anciennes différencesnationales,avecquelquescoutumesparticulières.Parexemple,chezeux,jetepréviens,ilestconsidérécommetrèsimpoliderefuserdemanger,mêmesi l’onn’apas faim,alorsquecheznousc’estparfaitementpermis».Pensant à nos cultivateurs, que l’on offense en refusant de
goûter au produit de leur vigne, jememis à rire. Souilikmedemandal’explicationdemonhilarité.«Décidément,dit-il,lesplanètesseressemblenttoutes.C’est
lamêmechose chez lesKrensde la planèteMara, de l’étoileStor du quatrième Univers ! Ils ont une boisson, qu’ilsnomment«Aben-Torne»,quenous,Hiss,trouvonsimbuvable.Etj’aipourtantétéobligéd’enboiretroisfois!Le«vin»qu’onvousoffrechezvousest-ilbon?—Quelquefois.Parfoistrèsmauvais!»Etnousrîmesensemble.Devisant ainsi, nous arrivâmes à la porte de lamaison.Un
jeune enfant aux membres grêles nous reçut, et je pénétraipourlapremièrefoisdansunefamillehiss.Il convient maintenant que j’anticipe, et que je te donne
quelques renseignements sur l’organisation sociale d’Ella.Comme chez nous, la cellule de base est constituée par lafamille, mais les liens familiaux sont beaucoup plus lâches,légalement, et plus serrés, en réalité, que chez nous. Lesmariagespeuventêtredissousparconsentementmutuel,maisen fait le cas est très rare. Les Hiss sont de tempéramentnettementmonogame.Ilssemarientengénéraljeunes,versunâgequicorrespondraitpournousàvingt-cinqansàpeuprès.Ils n’ont pas souvent plus de trois enfants, mais rarementmoinsdedeux.Avant lemariage,d’aprèsceque j’aicompris,les mœurs sont libres, mais deviennent très strictes ensuite.Tout jeuneHissdoit fréquenteruneécole jusqu’àdix-huitansrévolus – je traduisenchiffres terrestres.Lesunschoisissentalorsunmétier,etpassentdanslesécolesprofessionnelles,cepeuple de techniciens ignorant les simples manœuvres. Lesplus doués entrent dans ce qui correspond à nos universités.
Une élite, enfin, parmi ceux-ci, participe à l’exploration del’Espace. Quoique jeune, et continuant encore ses études,Essine avait déjà pris part à trois explorations dans le ksillcommandé par Souilik. Mais les deux premières n’avaientconduitqu’àdesmondesdéserts,et latroisièmeavaitfailliseterminertragiquementsurlaTerre.LesmaisonssioukdifféraientdecelledeSouilikencequela
porte d’entrée donnait directement sur une vaste pièce deréception,meubléedefauteuilsbas.Essine nous attendait, entourée de sa jeune sœur, de son
frère et de sa mère. Son père, important personnage,«ordonnateurdesÉmotionsmystiques»–dumoinsc’estainsiquecelasonnadansmatête–étaitabsent.Je fusd’abordtrèsgêné.Souiliket lesautresHisss’étaient
lancésdansuneviveconversationenlangageparlé,etjerestaiassisdansmonsiège,examinantlapiècepourmedonnerunecontenance. Elle était presque nue : les Hiss n’apprécientguère les bibelots. Les murs, peints en bleu clair, étaientdécorésdefiguresgéométriques.Au bout d’un moment, la mère sortit, et nous restâmes
« entre jeunes ». La sœur d’Essine vint s’asseoir en face demoi, et se mit brusquement à me bombarder de questions :d’où arrivais-je, quels étaient mon nom, mon âge, maprofession ? Comment étaient les femmes terrestres ? Quepensais-je de leur planète ? Etc. Un souvenir monta à mamémoire:quelquesannéesplustôtj’avaisfaituneconférencedans une université américaine, et j’avais été harceléexactementdelamêmemanièreparlesétudiantes.SouiliketEssinesemêlèrentàlaconversation,et,auboutde
quelques minutes, j’avais complètement oublié que je metrouvaissurunmondeétranger.Toutmesemblaitfamilier.Jeleregrettaipresque,medisantqu’aufondcefantastiquevoyageétaitvain,quetoutesleshumanitésducielseressemblaient,etquecelanevalaitpresquepaslapeinedequitterlaTerrepourtrouver sipeudenouveau.Dunouveau !Fichtre ! J’enai eu,depuis, du nouveau, et tout mon saoul ! Quand je pense à
l’horreurdecetteplanèteSiphan!Maisàcemomentj’ignoraisencore tout cela, et il me semblait que physiquement etmentalement,malgré leurpeauverteet leurscheveuxblancs,lesHissétaienttrèsprochesdenous.J’en fis la réflexion à Souilik. Avant qu’il eût pu répondre,
Essen-Iza,lajeunesœurd’Essine,ledevança:« Oh ! Oui, j’ai l’impression que tu es simplement unHiss
barbouilléenrose!»Souiliksouriaiténigmatiquement.Ilfinitpardire:«Au fond, vous n’en savez rien. J’ai déjà pris contact avec
cinq humanités, dont l’une, les Krens, nous ressemble tantphysiquementqu’il estpresque impossibledenousdistinguerd’eux. Au début, ce sont les ressemblances de mœurs quifrappent. Ensuite… Quand tu auras vécu plus longtemps surElla,peut-êtrepenseras-tucommelesFroonsdeSik,del’étoileWencor du Sixième Univers, qui entretiennent par raison debons rapports avec nous, mais qui ne peuvent noussupporter».Sur ces mots, nous partîmes. Essen-Iza et son frère Ars
souhaitèrent cérémonieusement un « bon vol » à leur amiSouiliketà«SrennSévoldSlair»,autrementditM.VsévolodClair.Essinevintavecnous,danssonréob.Uneheureaprès,nousétionsderetourchezSouilik.Essine
resta peu de temps, et nous demeurâmes seuls. Je ne mesouviens plus très bien de ce que nous fîmes, en ce premierjourdemaviesurElla.Ilmesemblequec’estseulementplustardque jecommençaiàapprendreàparleretécrire lehiss.Peut-êtreSouilikm’enseigna-t-ildès ledébutcecurieux« JeudesÉtoiles»,quisejouesurunesorted’échiquierrond,etquiconsiste à réaliser, avec des jetons représentant des étoiles,desplanètesetdesksills,unecertainecombinaisonpermettantd’employer«leMislik»:àpartirdecemomentonapresquepartiegagnée,carlaparadeestdifficile,etonpeutcommencerà « éteindre les étoiles » de l’adversaire. Nous n’y jouâmesprobablement pas ce jour-là, cependant, car je n’aurais pasmanqué de demander des détails sur lesMisliks, et ce n’est
queplustardquej’aieuquelqueséclaircissementsàleursujet.Quoiqu’ilensoit,cejeuestpassionnant,plusqueleséchecs,
etjetel’apprendraipeut-être,sinousentrouvonsletemps.Nous passâmes donc la fin de la journée ensemble. Je
commençaisàmeprendred’affectionpource jeuneHiss,quidevait devenir mon meilleur ami sur Ella. Souilik est uncharmant compagnon, intelligent et gai comme tous lesHiss,mais possédant en plus des qualités assez rares chez eux,sensibilité et bonté. Les Hiss sont en général aimables,bienveillants,etsouverainementindifférents.Lanuitvint,mapremièrenuitcomplèted’Ella.Aprèsunbref
repasoùjegoûtaipourlapremièrefoisces«alimentspourlesSinzus»,queleconseildesSagesm’avaitfaitporter,etquiontune très nette saveur de viande, nous sortîmes nous asseoirdevant la maison. Je levai les yeux et restai sidéré : le cielfourmillaitd’étoiles, ilmesemblaqu’ilyenavaitdesmillions.L’une d’elles brillait toute proche, commeunpetit soleil.Unevoielactéed’uneextraordinaireintensitétraversaitleciel.Souilikqui, quoique jeune – il avait alors seizeans, c’est-à-
dire environ trente des nôtres – naviguait dans le ciel depuislongtemps,menommaquelquesastres:Essalan,Oriabor,touteprochedusystèmesolaireduquellesHissavaientémigréàlasuite de circonstances que j’appris plus tard, Érianthé,Kalvenault,Béroé,Aslur,Essémon,Sialcor,Sudéma,Phengan-Théor, Schéssin-Siafan, Astar-Roélé… Le ciel était d’uneluminosité moyenne dépassant parfois celle de notre VoieLactée.Souilikm’enexpliqualaraison:leurétoile,Ialthar,estsituéeprèsducentredeleurGalaxie,etnon,commeleSoleil,près du bord. Les étoiles sont particulièrement rapprochéesdanscecoindeciel,et laplusproche,Oriabor,nesetrouvaitguèrequ’àunquartd’année-lumière–unquartdenosannées-lumière. Cela avait grandement facilité les premiers voyagesinterstellaires, mais avait aussi considérablement gêné ledéveloppement de leur science cosmogonique, l’étude desGalaxiesextérieuresn’ayantpucommencerque lorsque leurspremiersessaisdepassagepar l’ahun lesavaientconduitsauborddeleurpropreunivers.
J’interrogeai Souilik sur ses voyages. Il connaissait cinqplanètes humaines, et des quantités d’autres, inhabitées, ouhabitéesseulementpardesformesinférieuresdevie.Certainsde cesmondes – la planète Biran du soleil Fsien du PremierUnivers,parexemple–étaientd’unebeautéàcouperlesouffle,d’autres, au contraire, désolés. Souilik avait abordé sur lesplanètesAour etGen, du soleil Ep-HanduPremierUnivers –celuidesHiss–dont leshabitantss’étaientsuicidésdansdesguerresinfernales.Ilmemontradesphotosencouleurs,d’uneperfection dont nous ne saurions rêver sur Terre, de cesdifférentsmondes.J’enaiquelques-unesici.Ilmemontraaussiune statuette trouvée dans les ruines d’une cité d’Aour, frêlechosedeverreéchappéeaudésastre,etqui,malgrél’étrangetéde l’être qu’elle représentait – une sorte d’hommeailé à têteconique–étaitd’uneindicibleperfection.Quandonréchauffaitcette statuette dans ses mains, la matière vitreuse dont elleétaitfaiteémettaitunsonplaintif,commelalamentationd’unerace assassinée. Ces mondes autrefois habités et maintenantdéserts sont, paraît-il, assez nombreux dans l’Espace, et leurdécouverteapuissammentcontribuéà fairepromouvoir la loid’Exclusion, qui tend à éviter la contagion, et un retour à lafoliemeurtrière.Quandj’allaimecoucher,cesoir-là,monespritbourdonnait
de notions nouvelles, et les étoiles si proches : Essalan,Oriabor, Érianthé, etc., dansaient devant mes yeux. Je fusobligéd’employer«celui-qui-fait-dormir».Je n’ai aucun souvenir net de la journée du lendemain, ou
plutôt j’enaicertainement,mais ilssontconfondusavecceuxdes nombreuses journées qui suivirent. En revanche je mesouviensfortbiendusurlendemain,quivitmasecondevisiteàla«MaisondesSages».JepartisavecSouilik,dansleréob.Levoyagefutrapide.Dès
monarrivée,jefusintroduit,tandisqueSouilikrepartait,dansle bureau d’Azzlem. Les murs de ce bureau étaient nus,exception faite de cinq grands panneaux rectangulaires quisemblaient faits de verre dépoli. Au centre, une table, d’unematièreverdâtremouchetéedebleu,supportaitquelquespetits
appareilsetuntableaudecommandecomplexe.Azzlemmefitasseoir en face de lui. Une fois de plus, je ressentis uneimpression familière, celle que j’éprouvais quand, interne àl’hôpital,le«grandpatron»mefaisaitappeler.Azzlemétait certainement âgé ; la décoloration de sa peau
étaittrèspousséeetluidonnaitunteintblafard,verdâtre,quieûtparu, surTerre,malsain.Mais soncorps,qui sedessinaitsous lemaillot collant d’étoffe soyeuse grise, eût fait envie àmainsathlèteterrestre.QuoiquelesHisssoientphysiquementmoins forts que nous, ils sont très bien musclés etadmirablement proportionnés. Quant à ses yeux, grandscomme ceux de sa race, et d’une couleur vert pâle, ilsn’avaient,jet’assure,riendesénile!Il resta un long moment à me regarder en face, sans rien
transmettre. Je sentais qu’il me comparaît aux nombreuxspécimens d’autres êtres qui m’avaient précédé dans cettepièce.Puisnotreconversationsilencieusecommença:« Il est extrêmement regrettable, dit-il d’abord, que tes
compatriotesaientcrudevoirattaquernotreksill,etaienttuéainsideuxdesnôtres.C’estunpeulafauted’Aass.Iln’auraitpas dû se risquer ainsi dans votre atmosphère sans prendreplus de précautions. Mais comme il n’avait rien vu, avantd’arriver à la Terre, qui ressemble à unemachine volante, ilpensaitquevousn’aviezpasencoreapprisàvoler.— Il n’y a pas très longtemps que nous avons appris,
répondis-je. Moins de cent de nos années. Cependant, nousavonsdéjàatteintnotresatelliteavecnosfusées,etnousnousapprêtonsàdébarquersurlesautresplanètesdenotresystèmesolaire.— Avec quel engin, as-tu dit, avez-vous atterri sur votre
satellite?—Desfusées,dis-jeenfrançais.Etj’entamaiunedescription
sommaire.Sonvisageexprimalasurprise.— Je vois. Bien entendu, nous connaissons le principe des
« fusées ». Mais nous ne les avons presque pas employéesdepuis notre préhistoire ! Le rendement en est déplorable !
Elles n’ont jamais servi chez nous à l’exploration spatiale.L’invention ancienne, due d’ailleurs à un heureux hasard, deschampsantigravitiquesnousafourniunbienmeilleurmoyen.Maisutilisez-vousleschampsgravifiquesnégatifs?—Non, et je puis vous l’affirmer, quoique je ne sache pas
exactementdequoivousparlez».Il essaya pendant longtemps de me le faire comprendre.
Hélas!Souvent,nonseulementjenecomprenaispas,maisjen’«entendais»rien.Azzlemfaisaitappelàdesnotionsquimesont complètement étrangères, et toute communication serompait immédiatement entre nos pensées. Je regrettaiardemment de ne pas être physicien, ou que tu ne sois là !Quoique, bien entendu, le Terrien le plus qualifié eût étéEinstein ! De guerre lasse, Azzlem renonça, et revint à desconceptsplusaccessiblespourmoi.«Quoiqu’ilensoitdevosmoyensdepropulsion,undevos
engins a attaqué efficacement notre ksill. Tu as expliqué àSouilikquec’estàlasuited’uneméprise.Jetecrois.—Puis-jevousposerunequestion?Dis-je.Votreksillétait-il
lepremierquisoitapparusurTerre?— Oui. Je puis te l’affirmer. Tous les ordres d’exploration
partentdemoi. J’avaisenvoyéAassetSouilikvoirs’ilexistaitencoredesunivers habités après le seizième.Vous êtes vingtfoispluséloignésqueleseizième,c’est-à-direqu’il fautrestervingt fois plus longtemps, en temps local, dans l’ahun pourvousatteindre.Jenepuisgarantir,contrairementàcequet’aditAass,quenouspourronsteramener.Iln’estpassûrqu’onpuisse extrapoler aussi loin les règles de navigation dansl’ahun.Nouslesauronsbientôt.MonfilsAsserokvarevenirdudix-septièmeUnivers, découvert pendant le voyage d’Aass, etqui est presque aussi éloigné que le vôtre, et dans la mêmedirection. Quand je dis que nous l’avons découvert, c’estinexact.Ce sont euxqui nous ont découverts. Ils ont aussi lesangrouge,connaissentl’ahun,etteressemblentbeaucoup.—Nousverronsbien,dis-je,insouciant.Jen’aipasdefamille
sur Terre. Mais si votre ksill était bien le premier à nous
atteindre, alors le rapportofficield’undesgouvernementsdela Terre, concluant à des erreurs d’observation ou à deshallucinations,étaitexact!»Etjeluiracontaitoutel’histoiredes«soucoupesvolantes»
et de la débauche d’imagination qui avait suivi. Il ritfranchement.« Eh bien, chez nous aussi, quelquefois, des esprits
aventureux ont deviné le vrai à partir de données fausses.Maintenant,autravail!Jevaisteconfieràdessavantsquivontte poser des questions précises sur la Terre. Ensuite nous tedonneronsunaperçudenotrehistoire».Jepassai laplusgrandepartiede la journéeà répondrede
mon mieux à toute une suite de questions variées, certainescomplètementincongrues,dureste.Etc’estl’étrangetédecesquestions qui me fit pour la première fois entrevoir à quelpoint, par certains côtés, les Hiss diffèrent de nous. Mesréponses les scandalisaientpresque,parfois.Quand, àproposdel’étatsanitaireetdesmaladiessurTerre,jeleurparlaidesravages de l’alcoolisme – ils connaissaient l’alcool, et il a sureuxdeseffetsanalogues–ilsmedemandèrentpourquoionnesupprimaitpaslesivrognes,oupourquoionnelesenvoyaitpascoloniser une planète déshéritée – ce qui, ajoutèrent-ilscyniquement,revenaitaumêmelaplupartdutemps.Quand, à ce propos, je leur parlai du respect de la vie
humaine que nous essayons de développer sur Terre, sansgrandsuccès,ilfautbienenconvenir,ilsmerépondirenttous:«Maisceux-lànesontplusdeshommes.Ilsontenfreintlaloi
divine!»Cequ’étaitlaloidivine,jenelesusquebienplustard.Verslesoir,Souilikrevintmeprendre,etj’apprisquec’était
lui qui devait m’instruire du passé d’Ella. En effet, commepresquetouslesHiss,ilaccomplissaitdeuxsortesdetravaux:un travail social, comme officier commandant un ksill, et untravail personnel, qui, pour lui, consistait en ce qu’il appelaitl’archéologie universelle. En tant qu’officier, il était soumis,pendant des périodes déterminées, à une stricte discipline.
Maisunefoissonservicefini,ilredevenaitundesplusjeunes,mais, m’apprit Essine, un des meilleurs « archéologuesuniversels ». Il eût pu, d’ailleurs, ayant accompli son tempslégal, se dégager de toute obligation,mais il préférait resterdans le corps des commandants de ksills, où il avait denombreux amis, étant ainsi assuré de participerautomatiquementauxexplorations.Aussi est-ce le soirmême, dans samaison, que je prisma
première leçond’histoirehiss.Elleeut lieudans lebureaudeSouilik,oùjeremarquaideuxtableauxdeverredépoli,commedansceluid’Azzlem.«D’aprèscequetuasditcesoir–quoiqueabsent, j’aiété
misaucourant – l’humanitéestapparuesurvotreplanèteauboutd’untrèslongtemps,etsemblesortiedel’animalité.Cheznous, sur Ella d’Oriabor, il en a été de même. Là aussi nosancêtresontcommencéparutiliserdesoutilsetdesarmesdepierre, et, grâce à la quasi indestructibilité de ces matières,nous sommes mieux renseignés sur les premiers débuts denotreespècequesurdesâgesbienmoinsreculés».Sur un cadran, il fit alors une série de gestes qui me
rappelèrent en plus compliqué, ceux que nous faisons pourcomposerunnumérode téléphone.Undes tableauxde verredépoli s’illumina, et des images apparurent : c’étaient desoutilsdepierre taillée,exactementsemblablesàceuxque lesfouillesontdécouvertsdansnosgrottes.« Je viens de composer une référence, et la bibliothèque
archéologiquemetransmetcesdocuments»,expliqua-t-il.Plustard,lacivilisationavaitfleurisurlaplanète,et,comme
surTerre, lesempiress’étaientélevésetécroulés, lesguerresavaient détruit l’œuvre des siècles, brassé les populations ouexterminédes races.Ces racesn’avaient jamaisété, surElla-Ven,Ella-la-Vieille,aussidifférenciéesquecheznous;ellesnesemarquaientquepardesnuancesdanslacouleurdelapeau,toujours verte.Des religions avaientgrandi, étaient devenuespresqueuniverselles,puiss’étaientécrouléeslesunesaprèslesautres. Seule une d’entre elles avait subsisté, tenacement,
malgré les persécutions de ses rivales momentanémenttriomphantes. Elle remontait aux premières civilisationshistoriques.LesHissnesemblentpasavoirconnularelativestagnation
technique qui chez nous a marqué le temps de Rome et duMoyen Âge. Aussi leurs guerres devinrent-elles rapidementdévastatrices. La dernière en date, qui remontait à environ2300denosannées,s’étaitterminéesuruneplanèteravagéepar des armes dont nous ne pouvons encore, heureusement,nousfaireuneidée.Ilyeutalorsuneassezlonguepériodeoù,fauted’unepopulationsuffisante,lacivilisationfaillitsombrer.Elle ne fut maintenue dans son essentiel que grâce àl’obstination de quelques savants et au refuge que trouva lascience, dans cette période de pillage et de petites guerresciviles, dans les monastères souterrains des adeptes de lareligion persécutée et indéracinable dont j’ai parlé tout àl’heure.Aussi, quand après cinq cents ans de désordres, la
civilisation repartit à la conquête de la planète, conquêtefacilitéeparlefaitquelerestedelapopulationétaitretombépratiquementàl’âgedesmétaux,cettecivilisationnouvellefut-elle une sorte de théocratie scientifique. Même si les armesdont disposaient les « moines étaient moins puissantes quecellesde leursancêtres,ellesdépassaientde loin toutcequepossédaientlestribus.Bien plus difficile fut la reconquête du sol. Des régions
entières avaient été dévastées, à jamais empoisonnées deradioactivité permanente, brûlées, vitrifiées. Pendantlongtempslechiffredelapopulationdutêtrelimité:Ella-Vennepouvaitplusnourrirqu’environcentmillionsd’habitants,aulieudeseptmilliardsavantla«guerredeSixMois».La solution fut trouvée mille ans avant mon arrivée :
l’émigration. Depuis longtemps les Hiss savaient qu’Ialtharcomportait plusieurs planètes habitables, contrairement àOriabor,oùseuleElla-Ven l’était. Justeavant laguerredeSixMois, ils avaient trouvé le moyen de contrôler les champsgravifiques, mais cette découverte avait été immédiatement
misesousleboisseauparlesdiversgouvernements,etn’avaitservi qu’à construire des engins de guerre. Le secret futensuite perdu pendant longtemps, jusqu’à ce qu’il fûtredécouvert par hasard. Pendant la « Période Sombre », lesrecherches effectuées dans les monastères avaient, faute desourced’énergiesuffisante,portébienplussurlabiologiequesurlaphysique.Une fois les champs gravifiques maîtrisés de nouveau, la
solution apparut tout de suite : émigrer sur les planètes dusystèmed’Ialthar.Ialtharsetrouve,commejetel’aidéjàdit,àenviron un quart d’année-lumière d’Oriabor. Les champsgravifiquespermirentd’atteindreunevitessedépassantunpeula moitié de celle de la lumière. C’était donc un voyagerelativementcourt.Ilfutfait,neufcentsoixanteansavantmonarrivée,parplus
dedeuxmilleastronefs,chacunemportanttroiscentsHiss,dumatériel, des animaux domestiques ou sauvages. Uneexpédition d’exploration avait conclu à la parfaite habitabilitéd’Ella-Tan,Ella-la-Nouvelle,deMarsetmêmedeRéssan,plusfroid. Ce furent donc à peu près six cent mille Hiss quidébarquèrentunbeaujoursuruneplanèteoùn’existaientquedesformesanimales.Cettepremièrecolonisationfutunecatastrophe.Àpeineles
colons avaient-ils commencé à édifier quelques citésprovisoires que de terribles et nouvelles épidémies lesdécimèrent.Ilmourut,disentleschroniques,plusdecentvingtmille personnes en huit jours ! Le hassrn et ses rayonsabiotiques différentiels n’était pas encore inventé. Affolés,beaucoupdeHissrepartirentpourElla-Ven,malgrélesordres,y important l’épidémie. La civilisation faillit sombrer denouveau.Les colons survivants, petit à petit immunisés contre les
microbes de leur nouvelle planète, s’accrurent en nombrependantlessièclessuivants.Septcentsansavantmonarrivée,lehassrnfutinventé,etleproblèmecessadeseposer.LesHisscolonisèrentalorsMarsetRéssan.Sixcentsansenvironavantmon arrivée – je te donne toujours les dates en utilisant nos
années, car leur système est trop complexe pour être utilisédanscerécit–undeleursphysiciens,ancêtred’Aass,soitditen passant, découvrit l’existence de l’ahun et la possibilitéthéorique de l’utiliser pour atteindre les étoiles lointaines.Comme je te l’expliquerai toutà l’heure,cettedécouverteeutpour les Hiss une importance religieuse extraordinaire. Lesdistances entre les étoiles, quoique bien plus réduites enmoyenne que dans la partie de notre galaxie où se trouve leSoleil,devenaientrapidementimpossiblesàfranchir:l’étoilelaplusproched’Ialthar,aprèsOriabor,estSudéma,àuneannée-lumière, cequi fait déjà, aller et retour, un voyagedequatreans. Ensuite, c’est Érianthé, à deux années-lumière et demie,soitprèsdedixansdevoyage.LesHissn’allèrentjamaisplusloin par ce procédé ; encore fallut-il employer l’hibernationartificielle,lamiseenvieralentiedesexplorateurs.Avec l’utilisation de l’ahun, en revanche, le problème se
posait sous un jour tout nouveau, et les possibilitésd’explorationdevenaientpratiquement illimitées.Et,auxyeuxdesHiss,celaparutlaréalisationdel’AntiquePromesse.Il serait absolument impossiblede comprendrequoi que ce
soit à cequi va suivre, aussi bienqu’à lamentalité desHiss,sansconnaîtreaumoinslesfondementsdeleurreligion.Jet’aiparlétoutàl’heuredececultepersécutéettoujoursrenaissantquiavaitfinalementtriomphé.Ilétaitdevenulareligion,jenediraipasofficielle,carceseraittropfaible,etinexact,maislareligion«imprégnante»detouslesHiss.Lesraressceptiquesque j’ai rencontrés sur Ella – Souilik est l’un d’eux – ne sontnullement mal vus. Mais leur action est faible et leurscepticismeneportedurestequesurlesdogmes.Enpratiqueilsagissenttoutcommelescroyants.LesHisssontmanichéens:poureuxl’universaétécréépar
unDieuduBien,enlutteconstanteavecunDieuduMal.Maisnon. Je dénature leur pensée. Il ne s’agit pas, en réalité, deBien et de Mal, au sens où nous l’entendons, mais de laLumièreetdesTénèbres.LeDieudeLumièreacréél’Espace,le Temps, les Soleils. L’autre cherche à les détruire et, àramenerlemondeaunéantindifférenciéoriginel.LesHiss,et
ceciestcapital, lesautreshumanitésdechair,sont les filsduDieudeLumière.L’Autre,lui,acréélesMisliks.Je n’ai pas la tête métaphysique, et ne suis nullement
mystique.Jenetegarantispasd’avoircomprisexactementleurpensée.C’estcertainementplussubtilquejeneledis.Maislevieuxsceptiquequejesuisaétémaintesfoistroubléquandj’aipu lire leurs livres sacrés, où se trouvent de curieusescoïncidences avec notre Bible et certains textes religieuxhindous,etoùfigurentdesprophétiesquidatentdeleurproto-histoire, à une époque où ils ne pouvaient pas savoir ce quiexistaitendehorsdeleurplanète.(Clairplongealamaindanssapoche,ensortitunpetitlivre
qu’il me tendit. Sur de minces feuilles parcheminées, deminusculessignesétaientimprimésenbleu.)« Ce sont les Prophéties de Sian-Thom, me dit-il. Elles
remontent à plus de neuf mille ans. Je vais t’en traduirequelquespassages».Ilfeuilletaquelquespagesetmelut:«EtlesFilsdelaLumière,chacundansleurétoile,aurontà
lutter contre le désir dedétruire, et dans la lutte, défaites etvictoires se suivront pendant des siècles.Mais le jour où lesFilsdelaLumière,chacunsurleurétoile,trouverontleCheminde la Réunion, viendra la plus dure épreuve, car les Fils duFroidetdelaNuitessayerontdeleurravirlaLumière».Etceci:«Hiss!Hiss!VousêteslaraceéluepourguiderlesFilsde
LumièredansleurluttecontrelesMisliks,filsduFroidéternel.Mais nul chef ne peut vaincre sans ses guerriers, et tous lesguerriersnesontpashabilesauxmêmesarmes,etnulchefnepeut dire par quelle arme il vaincra.Nedédaignezpas,Hiss,l’aidedesautresFilsdeLumière!»Etencore:«Nedédaignezpas,Hiss,ceuxquivoussemblentétrangers.
Peut-êtresont-ilsaussiFilsdeLumière,peut-êtreont-ilseneux(Clairmartelacesparoles)lesangrougequelesFilsduFroidéternelnepeuventglacer».
Quand tu sauras ce quim’advint plus tard, tu reconnaîtrastoi-mêmequec’estpourlemoinstroublant!Enfin l’AntiquePromesse elle-même : «Par les cheminsdu
Tempsmoi,Sian-Thom, leVoyant, j’aiprojetémonespritdansl’Avenir. Ne cherchez pas, Hiss, à savoir si cet avenir estproche,ouaussilointainquel’horizondudésertdeSiancor,quirecule quand le voyageur avance. Et j’ai vu la race élue desHissrecevoirlesambassadeursdetouslesFilsdeLumière,etleur ligue triompher enfin des Fils de la Nuit et du Froidéternel.Jevousledis,Hiss,lemondevousappartiendra,aussiloin que vous puissiez l’imaginer, au-delà même des étoiles,maisiln’appartiendrapasqu’àvous.Ilappartiendraàtouslesêtres deChair, à tous lesFils deLumière, qui périssent sanspérir,etqui,tousunis,Hiss,tousunis,vaincrontlesêtresdesTénèbresetduFroid,et repousserontdans leNéant,horsdumonde,leursennemis,lesFilsduFroidetdelaNuit,ceuxquin’ontpasdemembresetpasdechair,ceuxquineconnaissentnileBien,nileMal».Et voilà. Que l’on y croie, ou que l’on en rie, toute une
formidablecivilisation,lapluspuissantedel’universpeut-être,estfondéesurcetteAntiquePromesse.Aussi,quand lecheminde l’ahunse trouvaouvert, lesHiss
partirent-ilsenexploration.IlsneconnaissaientpasencorelesMisliks. Un de leurs premiers voyages les amena sur uneplanète,AssentadusoleilSwin,situdésiresensavoirlenom,située sur le bord de leur Galaxie. Là, ils installèrent unobservatoire,etcommencèrentàdénombrerlesgalaxies.Etilsdécouvrirentlefaitétrangequedansl’uned’entreelles,situéeà environ quinze millions d’années-lumière, les étoiless’éteignaientàunrythmerapide,absolumentcontraireàtouteprévisionbaséesurlesloisphysiques.Enunsiècleetdemi,lagalaxieentière,depetitetaille,avaitdisparu.Je mêle maintenant à ce que m’enseigna Souilik ce que
j’appris plus tard d’Azzlem et d’autres. Trois expéditionspartirent successivement par le chemin de l’ahun, vers cettegalaxie. Aucune ne revint. Puis d’autres étoiles se mirent às’éteindre, cette fois-ci dans une galaxie bien plus proche, à
environseptmillionsd’années-lumière.Leprocessus,toujourslemême,étaitlesuivant:celacommençaitparunealtérationdu spectre, les raies métalliques se multipliant, puis l’étoilecommençaitàvireraurouge,deplusenplussombre.Auboutdequelquesmoisseulslesdétecteursàinfrarougearrivaientàladéceler.Puisplusaucunrayonnementn’enparvenait.EtlesHiss, qui croyaient en la Prophétie et la Promesse,commencèrent à voir dans ces étranges phénomènes la traced’uneactiondel’Autre,lePèredelaNuitetduFroid.D’autantplus qu’ils avaient déjà découvert quelques humanitésdifférentesdelaleur!Bien entendu ce processus d’extinction des étoiles avait
commencé bien avant qu’aucun Hiss n’existât sur Ella-Ven,puisque les Hiss ne se font remonter eux-mêmes qu’à deuxmillionsd’annéesauplus.Jenesaispascommentilsconcilientl’antériorité d’existence évidente des Misliks sur eux-mêmesavecleurpropremétaphysique.Enfin les Hiss découvrirent les Misliks. Une expédition,
passant par l’ahun, partit pour une galaxie toute proche, àmoins d’un million d’années-lumière. Elle comprenait troisksills, sous le commandement d’un astronome appeléOssenthur. Ilsémergèrentdans l’Espace– j’aiomisde tedirequ’ils savent émerger toujours à bonne distance d’un corpsmatériel–assezprèsd’unsoleilentraindes’éteindre.Lebutleurparutpeu intéressant,malgréun cortègedeplanètes, etilsallaientrepartirquandOssenthurremarqua,danslespectredel’étoile,desparticularitésquilerapprochaientduspectredelagalaxiequis’étaitéteintesibizarrement.Ildécidad’atterrirsur une planète. Ils débarquèrent donc sur un mondeagonisant,oùtoutevieavaitdéjàdisparu.Iln’yavaitjamaiseud’humanité, juste quelques animaux supérieurs dont ilstrouvèrent les cadavres gelés. Leur séjour durait depuis troismois,lesobservationss’accumulaient,lesoleildevenaitchaquejour plus sombre dans le ciel rouge. Enfin, quand latempératurefuttombéeassezbaspourquel’azotecommençâtàseliquéfier,apparurentlesMisliks.Cecisepassaittroiscentsansavantmonarrivée.
D’où venaient lesMisliks ? LesHiss ne le savent pas, leurapparition sur uneplanète restemystérieuse encore.Mais ilsn’arriventjamaisavantquelefroidsoitsuffisantpourliquéfierl’azote.DeuxksillsfurentsurprisparlesMisliks.Letroisième,celui
d’Ossenthur, se trouvait en vol, à plus de cent kilomètres dehaut.Lepremierksilleutàpeineletempsdetransmettrequ’ilétait entouré de choses brillantes et mobiles. Puis ce fut lesilence. Le second fut atteint alors qu’il tentait de s’élever. Ilput, lui, transmettredes images : sur le solglacégrouillaientdes formes polyédriques, mobiles, à l’éclat métallique, d’unelongueur approchant la taille d’unhomme.Brutalement toutetransmissioncessa,commeleksills’écrasaitàlasurfacedelaplanète.Ossenthur resta huit jours à surveiller le sol. Le huitième
jour, ne voyant rien remuer autour du premier ksill, il piquacommelafoudreetatterritàcôté,arrosantlaterreautourduksillderayonsabiotiques.Àl’intérieurduksill,rienn’avaitététouché,maisplusunHissn’étaitvivant.Ossenthurfitenleverlescadavres,et,abandonnantl’appareilauxMisliks–ildonnaàcesétrangescréatureslenomdelaProphétie–aprèsenavoirdétruitlesmoteurs,ilrepartitpourElla.Les biologistes étudièrent les cadavres. Les Hiss avaient
succombéàl’asphyxie,leurpigmentrespiratoiredétruit!Etc’estainsiquelesHissselancèrentàcorpsperdudansla
recherchedesautreshumanités,afindetrouvercelle«dontlesangrougenepeutêtreglacé».Maissur toutes lesplanètesqu’ils découvraient, les « hommes», avaient le sangbleu, ouvert, ou jaune. Je compris alors pourquoi, malgré la loid’Exclusion, ilsm’avaient ramené, et ce qu’ils attendaient demoi,denous,Terriens.Entre-temps,comme je l’aidit, ilsétaiententrésencontact
avec bien des humanités planétaires, dont les ambassadeurshabitent en permanence sur Réssan, où se trouve le GrandConseildelaliguedesMondeshumains.
CHAPITREIIILEMISLIK
LesMislikssetrouvaientdoncàmoinsd’unmilliond’années-
lumière d’Ella. À cette époque les Hiss n’avaient pas encorecompris le rapport qui existait entre ces êtres de métal etl’extinction des étoiles, mais ils représentaient déjà l’ennemipar excellence, le Fils du Froid et de la Nuit, l’ennemimétaphysique. Ils cherchèrent donc à les détruire. Sauf un,touslesmoyensemployéséchouèrent.Envainlessavantshissretrouvèrent-ils les moyens de destruction des ancêtres, lesMisliks semblaient invulnérables. Nul rayon abiotique, nulbombardementparneutrons,protons,électrons,infra-nucléonsmême,ne les tuaient.Seule lachaleurétaitefficace :un jourunksill,touchéparlemortelrayonnementmislik,contrelequellesHissn’ontpas encore trouvédeprotectionpratiqueautrequ’unedistancesupérieureàsaportée,s’écrasaausoletpritfeu.UnMislikquise trouvaitàproximitécessadebouger,secontracta. Au prix de pertes sérieuses, les ksills purentdescendreassezbaspourleprendredansunchampgravifiquenégatifetleramenersurElla.L’étudeenfutdécevante:onsetrouva en présence d’un bloc de feuo-cupro-nickel pur. S’il yavaiteustructure,elleavaitétédétruiteparlachaleur.La lutte continua, stérilement, pendant trois siècles.
MaintenantlesHisssavaienttuerlesMisliks:ilsuffisaitdelesprendre dans un rayonnement les portant à une températuresupérieure à deux cents degrés absolus, pendant une dizainedesecondes.MaislesMislikssedéfendirent.Laportéedeleurrayonnement abiotique augmenta, et il devint dangereux des’approcheràmoinsdevingtkilomètresd’uneplanèteenleurpossession.Pardesmoyensinconnus,ilsrepéraientl’approched’unksill,etlevidaientdetoutevieavantqu’ilaitpuutilementlancersesbombesthermiques.Ilsapprirentaussi–outoutaumoinsutilisèrentpourlapremièrefoisausudesHiss–l’artdes’éleverdansl’Espacesansappareil.DesMisliksrôdaientainsiconstamment au-dessus des planètes qu’ils occupaient, engroupes de neuf au minimum. La puissance de leur
rayonnement croît-en effet comme le cube du nombre desMisliksprésents,et,àmoinsdeneufindividus,ilesttrèslongàagir. Les Hiss essayèrent alors une nouvelle tactique : ilssortaientdel’ahunaurasdelaplanète,lâchaientlesbombes,puisyredisparaissaient.Tactiqueefficace,maiseffroyablementdangereuse. Il arrivait parfois que, par suite d’une infimeerreurdecalcul,leksillsurgîtsouslasurfacedelaplanète.Ils’ensuivaitune fantastiqueexplosionatomique, lesatomesduksilletceuxde laplanètese trouvantoccuper lamêmeplaceaumêmemoment.L’empire des Misliks s’étendait de plus en plus dans cette
malheureusegalaxie,dontlesétoilescontinuaientàs’éteindreuneàune.Etc’étaituneétrangechosepourleséquipagesdeksills, de voir, depuis Ella, resplendir telle partie de cettegalaxie qu’ils connaissaient bien comme éteinte, la lumièremettantprèsd’unmilliond’annéesàenparvenir.Ce n’est que quelque vingt ans avant mon arrivée que les
Hiss comprirent que les Misliks ne se contentaient pas decoloniserlesplanètesdessoleilséteints,maiséteignaientceux-ci.L’hypothèseenavaitbienétéfaiteparOssenthur,ilyatroiscentsans,maiselleavaitparusifantastiquequenulnel’avaitretenue. Dans la galaxie attaquée, le Deuxième Univers desHiss, assez loin de l’empire mislik, existait une planètehumaine dont les habitants, proches des Hiss, entretenaientaveceuxd’excellentesrelations.Cetteplanète,HassnidusoleilSklin, servait de base avancée dans la guerre. Un jour, onsignaladesMislikssurlafaceglacéed’uneplanèteextérieurede ce système. En même temps, les savants de Hassniconstatèrentunediminution trèsnettede l’énergieémiseparleur soleil. Une patrouille hardie, accomplie par trois ksillsmontéspardesHassniens,signala,pourlapremièrefoisdansl’histoire de la guerre, que sur cette planète extérieure lesMisliks avaient construit d’immenses pylônes métalliques.Quand,quelquetempsplustard,HassnisetrouvaplacéeentresonsoleiletAffr,laplanèteextérieure,touteréactionnucléairedevintimpossiblependantquelquesjoursdansleslaboratoiresou les centrales. Le soleil émettait une énergie toujours
décroissante,etilfallutbienserendreàl’évidence:lesMisliksconnaissaient lemoyen d’inhiber les réactions nucléaires desétoiles!Il n’y eut d’autre solution que d’évacuer Hassni. Les
Hassniensfurenttransportéssuruneplanèted’uneétoiledelagalaxied’Ella.Enfin, deux ans avant mon arrivée, un Mislik isolé fut
capturévivant.CeMislik-là,jel’aivu,etmêmetouché!Petit à petit, je m’intégrais dans la vie ellienne. J’habitais
toujours chez Souilik, mais on m’avait déjà donné un réob.J’appris très vite à lepiloter.Cespetits avions sont tellementperfectionnés qu’il est à peu près impossible de faire unefaussemanœuvre.Lepilotageenestentièrementautomatique,et le rôle du conducteur se borne à choisir la direction, lavitesse,l’altitude.Bienentendu,onpeuttoujoursdébrancherlepilote automatique. La majorité des Hiss ne l’utilise querarement. Ce peuple a trouvé la solution du problème de lamachine : s’en servir, ne pas la craindre, et ne pas en êtreesclave. Le même individu qui considère comme tout à faitnormal de prendre un ksill, de passer « derrière l’Espace »comme ils disent, et de parcourir ainsi Dieu sait combien demilliardsdekilomètres,n’hésiterapasàmarcherdesjournéesentières, s’il a envie de marcher. Pour ma part il s’écoulaplusieursmois avant que jeme risque à débrancher le piloteautomatique.Maisunefoisquejel’eusosé, jetrouvaidanslaconduitede cemerveilleuxpetit enginun si vif plaisir que jen’utilisaiplusl’automatequepourdelongsvoyages.Audébut,d’ailleurs,etjusqu’àcequejesoisdéfinitivementadoptéparlacommunauté hiss – et je suis l’un des trois « étrangers » quil’aient jamaisété– jen’eus ledroitdemeservirduréobquepourallerdelamaisondeSouilikchezlesSages.J’appris aussi le hiss parlé, langue très difficile pour nous,
Terriens.Elleconsistesurtoutensusurrements,avecquelquesraresconsonnesautresquesouz,commetuasput’enrendrecompte d’après les noms propres. Le diable est leur sacréaccenttonique,dontlaplacevarieselonlapersonneàlaquelleon s’adresse, le temps du verbe, etc. Par exemple,mon hôte
s’appelaitSouilik.Maissamaisonétait«Souil’ksian»et : jesorsdelamaisondeSouiliksedit«StanSouil’ks’an».Tuvoistoutdesuiteladifficultédeconstruireunephrasecompliquée.Jenesuisjamaisarrivéàparlerunhisstoutàfaitcorrect.Peum’importait du reste, du moment que je comprenais. Pour« parler » moi-même, j’avais toujours la ressource de«transmettre»,directementàunHissquitraduisait.Tous les deux jours j’allais à la Maison des Sages, où je
faisais,enquelquesorte,uncoursdecivilisationterrienne.Encontrepartie, j’y apprenais la langue, par desméthodes semi-hypnotiques. J’y apprenais aussi tout ce que je pouvais de lacivilisationetdelasciencehiss.JecollaboraisavecdeuxHissàdes recherches de biologie comparée. Mon sang futminutieusement étudié, et je passai à la radio un nombreincalculabledefois.Mescollaborateurs,comprenanttrèsbienmaproprecuriosité, ypassèrentdebonnegrâcemaintes foisaussi, devant moi. Leur organisation est voisine de la nôtre,maisjesoupçonnequeleurslointainsancêtresontdûêtreplusprochesdenosreptilesquedenosmammifères.Àcepropos,jedoisdirequelquesmotsdelafaune.Elleest,pourlesgrossesespèces, dedouble origine.De leur planèteElla-Yen, lesHissavaient amené quelques animaux domestiques, en particulierune sorte de gros chat, très haut sur pattes, à poil verdâtre,d’une intelligence comparable à celle de nos singes. Ils enraffolent et chaquemaison en a aumoins un. Primitivement,pendant la préhistoire d’Ella-Ven, ils avaient été dressés à lachasse, mais maintenant leurs griffes redoutables et leursdents en sabre court ne leur servent plus qu’à déchirer lesfauteuils de leursmaîtres. En plus de cesmissdolss, lesHissélèventungrosanimalqui fournit le lait jauned’or.La fauneautochtone d’Ella-Tan vit encore dans de vastes réserves, etcomprend des fauves dangereux, que les jeunes Hiss vontparfois chasser à l’arc, avecunemeutedemissdolss. Il n’y asur Ella aucun animal ailé, ni oiseau, ni insecte, mais enrevanche il y existe une espèce empoisonnante de petitescréatures, homologues, mais non analogues, de nos fourmis,que toute la science desHiss a été incapable d’anéantir. Sur
Ella-Ven, il y avait un animal de la taille d’un gros éléphant,mais lesHissn’avaientpas jugéutilede l’acclimater sur leurnouvelleplanète.Auboutdedeuxmois,jesubisl’épreuvequetoutjeuneHiss
subitavantdepasseraurangdesadultes,c’est-à-direl’examenpsychométrique.Celan’ariendecommunavecnostests,etlesHissneprétendentnullementmesurer legéniecréateur,maisseulement lesaptitudesàteloutel travail,et ledegrémoyend’intelligence.Jepassaidoncaupsychomètre,demonpleingréd’ailleurs.
Cefutimpressionnant.Imagineunesortedechaiselonguesurlaquelle je m’étendis, dans une salle aux murs vitrifiés, uncasque hérissé de pointes sur la tête, l’obscurité totale àl’exceptiond’unepetitelampebleue,l’étrangevisaged’unHisspenché sur les appareils enregistreurs. Je sentis une légèresecousse électrique, et, à partir de ce moment-là, mapersonnalité fut en quelque sorte dédoublée. Je savais qu’onmeposait des questions, je savais que j’y répondais,mais dudiable si je puis dire quelles sortes de questions et quellessortesde réponses ! Jevoyais leHissmodifierdoucement lesréglages,ma têteétait emplied’unvertige léger, agréable, jene sentais plus sousmon dos le contact de la chaise longue.Celadura,paraît-il,deuxbasikes,maisnemeparutdurerquedeuxminutes.Lalumièrerevint,onm’enlevalecasqueetjemelevai,l’espritcurieusementvideetreposé.L’étudedesenregistrementspritunedizainedejours.Jefus
alors convoqué chez Azzlem, que je trouvai entouré de troispsycho-techniciens.D’après ce qu’il m’en dit, le résultat de l’examen avait été
étonnant. Mes capacités intellectuelles dépasseraientlargement la moyenne des Hiss, se plaçant à la cote 88 – lamoyenne des Sages est de 87. Mes capacités affectives lestroublaient bien davantage : à ce que j’appris, j’étais unindividu qui pouvait être dangereux, doué d’une combativitéextrême et de fantastiques possibilités d’amour ou de haine,avecungoûttrèsvifdelasolitudeetunecertaineasociabilité.Cedernier traitnedoitpas te surprendre !Enrevanchemes
capacités d’émotion mystique étaient basses, très basses,presque nulles, et cela parut les attrister. Mais ce qui lesintriguait le plus, c’est que j’émets un certain type d’ondes,qu’ilsnesurentpasinterpréter,etquiserapprochebeaucoupd’untyped’ondesémisparlesMisliks!Lerésultatpratiquefutqu’aulieud’êtreenvoyésurRéssan,
avec lesreprésentantsdesautreshumanités, je fusgardésurElla,lesSagesestimantcettesolutionpréférable.Je continuai donc à habiter chez Souilik. Celui-ci repartit
bientôt pour un voyage dans l’ahun, me laissant seul. Maisj’avais déjà lié connaissance avec plusieurs voisins, et jerecevaisassezsouventlavisited’Essineoudemembresdesafamille.Commej’avaisapprisàlireenmêmetempsqu’àparler,je commençai à utiliser les nombreux livres de Souilik.Beaucoup,portantsurlessciencesphysiques,medépassaient.D’autres, au contraire, traitant de biologie ou d’archéologieuniverselle,mepassionnèrent.J’étais un jour en train de lire tranquillement une histoire
résuméedelaplanèteSzendusoleilFluhduonzièmeuniversquand un réob bleu atterrit devant la maison. Il en sortit leHissgigantesquequifaisaitpartieduConseildesSagesetquisenommaitAssza.J’avaiseupeuderapportsaveclui,carc’estun physicien, et lesHiss avaient vite jugé que, de ce côté-là,mesconnaissancesétaienttropmédiocrespourvaloirlapeinedem’attacherunspécialiste.Jefusdoncsurprisdesavisite.ÀlamanièredirectedesHiss,ilneperditpasdetemps:«Viens,nousavonsbesoindetoi.—Pourquoi?Dis-je.— Pour voir si tu es bien un des êtres à sang rouge de la
Prophétie,quelesMisliksnepeuventtuer.Viens.Tunecourrasaucundanger».J’auraiscertespurefuser,maisjen’enavaisaucuneenvie.Il
me tardait de savoir exactement ce qu’étaient les fameuxMisliks.Jelesuivisdoncdanssonréob.Nousmontâmestrèshaut,etfilâmespleinevitesse.Leréob
survola deuxmers, desmontagnes, encore unemer, puis, au
bout de trois heures, piqua vers une petite île rocheuse,désolée. Nous avions parcouru plus de 9 000 kilomètres. Lesoleil déclinait à l’horizon, et nous devions être sous unelatitudetrèsélevée,carj’aperçusdesglacesflottantes.Assza posa son réob sur une minuscule plate-forme
surplombant les flots.Nousnousdirigeâmesversuneépaisseportedemétal.Avecdesgestescompliqués,monguideouvritun guichet, parla. La porte s’entrebâilla et nous entrâmes.Douze jeunes Hiss, armés de leur « fusil à chaleur »,m’examinèrent. Nous passâmes ce poste de garde etpénétrâmesdansunesalleoctogonale,dontunmurprésentaitledépoliparticulierdesécransdevision.Asszamefitasseoir:« Mon bureau, dit-il. Je suis chargé de la surveillance du
Mislik».Etilm’expliquacequisuit:Il y avait un peu plus de deux ans, un ksill avait réussi à
surprendreunMislikisolédansl’espaceetàlecapturer.Celaavaitétéfortdifficile,etl’équipage,exposédefaçonprolongéeàsonrayonnement,avaitlongtempssouffertd’anémie.Maisleplus ardu avait été de faire traverser auMislik l’atmosphèrechauded’Ellasans letuer.Onyavaitenfinréussiet leMislikétait là, dans une crypte, toujours entretenue à unetempérature de douze degrés absolus. Tous les typesd’humanités – à l’exception des derniers connus, ceux quisavaient passer dans l’ahun, et de moi-même – avaient étévolontairementsoumisaurayonnementduMislik,avec touteslesprécautionsvouluespourqu’iln’yaitpasd’accidentmortel.Aucunn’avaitpuyrésister.Maisaucunnonplusn’avaitlesangrougedelaProphétie.Moi,jel’avais!«RegardeleMislik»,meditAssza.Ilplongealapiècedans l’obscurité.Sur l’écran,des images
parurent,dansunecurieuselumièrebleue.«Lumièrefroide.ToutautreéclairagetueraitleMislik!»Mavueplongeaitsurunepiècedelargesproportions.Lesol
rocheuxétaitnu.Aumilieu,immobile,setenaitquelquechoseque je pris d’abord pour une petite construction métallique,faitedeplaquesarticuléespardesjointsencreux.Celabrillait
d’un vif éclat rougeâtre, avait une forme polyédrique et unetailled’environdeuxmètressurun.Le Hiss m’attira devant les appareils enregistreurs qui me
rappelèrent le psychomètre. Sur les cadrans, des aiguillesphosphorescentesoscillaientlentement,destubesfluorescentspalpitaient,enlentesondulationsrégulières.«LavieduMislik,ditAssza.Ilestconstammentlesiègede
cesphénomènesélectromagnétiquesque,paraît-il, vous,gensdelaTerre,utilisezcommesourced’énergie.Ilrepose».Assza tourna un bouton. Le thermomètre qui indiquait la
températuredelacryptepassede12à30degrésabsolus.Lesaiguillesfirentunbondsurlescadrans,lestubesémirentunelumièreplusvive,leurspalpitationss’accélérèrent.Asszam’endésignaun,quivibraitàunecadenceparticulière.«LesondesPhen:cellesque,seulsànotreconnaissance,les
Misliksettoi-mêmeémettent!»Je levai les yeux et me vis dans un miroir. C’était un
fantastique spectacle que nos faces, éclairées par cette seulelumièrepalpitante, verdâtre, qui venait des tubes, et le refletdelalumièrebleuedel’écran.J’airarementeusurEllaunesiviveimpressiondedépaysement,d’autremonde.Etj’euspeur.Le Mislik bougeait, maintenant. Ses plaques articulées
jouaientlesunessurlesautres,ilsedéplaçaitàlavitessed’unhommeaupas.Doucement,Asszaramenalatempératureà12degrésabsolus.« Voilà. Nous aimerions que tu descendes dans la crypte
t’exposer au rayonnement du Mislik. Il n’y a aucun danger,aucun danger grave. Tous les autres y sont déjà descendus,sans succès, malheureusement. Dans l’Espace, quand noussommesprotégésparlaparoidenosksills,ilfautneufMislikspourmettrenotrevieenpéril.Ici,desiprèsetsansprotection,unseulsuffit.Commeilrègnedanscettesalleunetempératuretrès basse, et le vide presque absolu, tu seras équipé enconséquence. Je surveillerai tout d’ici, et deux automatest’accompagneront pour te ramener si tu perdais conscience.Acceptes-tu?»
J’hésitaiuninstant,regardantramperl’êtredecauchemar.Ilme semblait déceler en lui, sous la stricte carapacegéométrique,unespritimpitoyable,unepureintelligencesansaucunsentiment,pluseffrayantequetouteférocitéconsciente.Oui,c’étaitbienlàleFilsdelaNuitetduFroid!«Soit,dis-je,jetantundernierregardsurl’écran.—Aubesoin,ajoutaAssza, jepeuxéleverlatempératureet
le tuer.Mais jenepensepasêtre forcéd’enarriver là. Il yacependantun risquepour toi.Un seulMisliknepeut tuerunHiss,saufsicelui-cis’exposetroplongtempsaurayonnement.Il n’a pas tué non plus ceux qui t’ont précédé. Mais tu esdifférent!—Audiable»,dis-jeenfrançais.Etj’ajoutai:«Neperdons
pasdetemps.Tôtoutard,ilfaudrabiententerl’expérience!— Nous ne pouvions le faire avant que tu parles notre
langue.Jenepourraipastetransmettredepensées,quandtuserasenbas».Ilrallumalalumière.UnHissentra,mefitsignedelesuivre.Nousdescendîmesauniveaudelacrypte,dansunesalleoù
étaient pendus à la cloison des scaphandres transparents. LeHiss m’aida à en revêtir un. Il m’allait parfaitement, ce quin’étaitpasétonnant,carilavaitétéfaitspécialementpourmoi.Uneénormedépouilleavaitdûserviraugéanttrapuauxyeuxpédonculésquej’avaisvustatufiésurl’escalierdesHumanités.Laportes’ouvritencoreunefois,etdeuxmachinesàsixroues,auxpuissantsbrasmétalliques,entrèrent.LeHisssortit,et laportesereferma.«M’entends-tu?ditlavoixd’Asszadansmoncasque.—Oui,trèsbien.— Tu es encore à l’abri du rayonnement du Mislik. Ce
rayonnementnetraversepaslesquatremètresdeferro-nickelqui teséparentde lui.C’est laseuleprotectionefficace,maiselle est inapplicableencombat, à causede sonpoids. Je vaismaintenant ouvrir la porte de communication. Recule etsurtout,quoiqu’ilarrive,n’essaiepasd’enlevertonscaphandreavantquejeteledise».
Unblocdemétalglissa lentementhorsde laparoi, longdequatremètres.Jeneressentisaucuneimpressiondefroid,maismonscaphandresegonfla lentement,mefaisantressembleràunBibendum.Jemefaufilaiparl’ouverture,etpénétraidanslacrypte. Le Mislik était à l’autre bout, immobile. La lumièrebleuemeparutplusfaiblequesurl’écran.J’avançai doucement sur le sol unit. Tout était silence et
immobilité. J’entendais dans mon casque la respiration lented’Assza.LeMisliknebougeaittoujourspas.Soudain,ilglissaversmoi.Vudeface,ilseprésentaitcomme
unemasseaplatie,hauted’environundemi-mètre.«Quedois-jefaire?Demandai-je.—Iln’émetpasencore.Ilnetetoucherapas.Unefoisils’est
envolé et a écrasé un Hiss. Nous l’avons soumis à douzebasikesdehaute température, à la limite de sapossibilité desurvie.Jecroisqu’ilacomprisetnerecommencerapas.S’illefaisait, tuasunpistolet à chaleurà ta ceinture.Ne l’emploiequ’encasdenécessité.LeMisliktournaitautourdemoi,àviveallure.«Iln’émettoujourspas.Quesens-tu?—Rien,absolumentrien.Unecertainepeur!—Attention!Ilémet!Ilémet!»Vers l’avantde lamassemétalliquevenaitd’apparaîtreune
faible aigrette violette. Je ne sentais toujours rien, je le dis àAssza.«Tunesenspasentoiunfourmillement?Pasdevertige?—Non,rien!»Le Mislik émettait maintenant violemment. L’aigrette
atteignaitunbonmètredelong.«Toujoursrien?—Non.—Avecunetelleintensité,ilyalongtempsqu’unHissserait
évanoui ! Je crois que vous, Terriens, êtes les êtres de laProphétie!»Le Mislik semblait déconcerté. Du moins est-ce ainsi que
j’interprétai son manège. Il reculait, avançait, cessaitd’émettre, recommençait. Je marchai vers lui. Il recula, puiss’arrêta. Alors, plein d’un sentiment peut-être trompeurd’invulnérabilitéetd’undésirdebravade,jem’avançaiversluià grandes enjambées, et m’assis sur lui ! J’entendisl’exclamation horrifiée d’Assza, puis son éclat de rire sifflantquand leMislikmefit lâcherprised’unebrusquesecousseets’enfuitversl’autreboutdelacrypte.J’étaislepremierêtredechairàavoirtouchéunMislikvivant!«Assez,ditAssza.Reviensdanslasalledesscaphandres».Leblocrefermal’ouverture,l’airentraensifflant,etjepus,
aidéduHiss,sortirduscaphandre.Jeprisl’ascenseur,pénétraidans le bureau d’Assza. Il était écroulé sur son fauteuil,pleurantdejoie.
CHAPITREIVUNECHANSOND’UNAUTREMONDE…
Je restai cette fois-là trois jours dans l’île Sanssine. Assza
avait immédiatement informéleConseildesSagesdurésultatpositif de l’expérience, et quelques heures plus tard, tousétaientassemblésdanslagrandesallesituéeàcôtédubureaud’Assza.Cependant,quandilsmedemandèrentderedescendretoutdesuitedans lacrypte, jerefusainet.Si lerayonnementmislik ne semblait pas m’avoir affecté, mes nerfs étaient àbout.Tout le tempsque j’avaispasséfaceà faceavecceblocde métal conscient, j’avais réussi à rester calme. Maismaintenant mon énergie était épuisée, et je ressentais uneinvincible envie de dormir. Les Sages le comprirent, et il futdécidé de tout remettre au lendemain. On me donna unechambretrèsconfortable,et,àl’aidedecelui-qui-fait-dormir,jepassaiunebonnenuit.Ce ne fut pas sans appréhension que je pénétrai dans la
crypte. Jene savaispaseneffet simamerveilleuse immunitédurerait, et,dans le cascontraire, cequi sepasserait. J’avaisdemandé qu’on fasse venir un des néophytes du collège desSages, Szzan, à qui j’avais enseigné, au cours de nosconversations,pasmaldemédecine terrestre.Lespréparatifsavaient été plus longs : on me fit une prise de sang, unenumérationglobulaireetmaintautreexamen.DeplusunHissvolontaire devait descendre avec moi, pour contrôler que lerayonnementémisparleMislikenmaprésenceétaitbienceluiquiétaitsinéfasteauxHiss.Parfaveurspéciale,onavaitinvitélestechniciensduksillquiavaitatteintlaTerre,et,saufSouilikquierraitquelquepartdans l’Espace,tousétaient là,Aassentête. Je fus heureux de les revoir. Je le fus moins quand jem’aperçus que le volontaire qui devait m’accompagner étaitEssine.Jen’aipasessayéde l’endissuader. Je savaisdéjàque, sur
Ella,toutedifférencefaceaudangerentrehommesetfemmesétaitaboliedepuisdesmillénaires.Elleavaitétévolontaire,les
Sagesl’avaientacceptée,unrefusdemaparteûtétépourelleune injuresansnom.Mais jenepouvaisempêchermesvieuxpréjugésterriensdedésapprouver.J’étaisarméd’unpistoletspécial,à«chaleurfroide»:ilme
permettait au besoin d’élever la température suffisammentpourincommodergravementleMislik,sansletuer:autrementdit de faire passer la température à son voisinage de261degrésà100àpeuprès.Nousdescendîmesdonc,suivisdequatreautomates,dansla
chambredesscaphandres.DeuxHissnousyattendaientpournousaideràrevêtirnosvêtementsdevide.Pendantqu’onmepassait lemien, je pus voir le visage d’Essine devenir pâle –celasetraduitchezlesHissparunecouleurgrisverdâtre–etje l’entendismarmonnerquelquechosequi ressemblaitàuneprière.Detouteévidenceelleavaitpeur,etjetrouvaicelatoutnaturel,carsij’avaisdeforteschancesdem’entirersansmal,elle était à peu près sûre d’être durement atteinte. Aussi,quand nous passâmes la porte cylindrique, je luimis lamainsurl’épauleet,parmicro,luidis:«Restederrièremoi.— Je ne peux pas. Il faut que nous sachions si le
rayonnementestactif».Jemeretournai.Lesautomatesnoussuivaient,leursgrands
brasmétalliquesdéjààdemitendus.Le Mislik, immobile, nous regardait venir. Je dis : nous
regardait, car, quoique je n’aie pu déceler quoi que ce soitsuggérant un organe de la vue, je savais qu’il étaitparfaitement conscient de notre approche. Soudain ilcommençaàglisserversnous.« Ne vous éloignez pas trop de la porte », dit la voix
d’Azzlem.Essineeutunmouvementderecul,puisvintseplaceràcôté
demoi.LeMisliks’arrêtaàtroispasdenous,sansémettre.«Jecroisqu’ilmereconnaît,commençai-je.Iln’émettrapas
si…»Ce qui se passa ensuite fut d’une incroyable rapidité. Le
Mislikémit,violemment.Sonaigrettevioletteatteignaitunbonmètre de long. Puis, sans cesser d’émettre, il glissa à uneprodigieuse vitesse autour de nous, fonça sur le premierautomate. Et il n’y eut plus, à la place de cettemerveilleusemachine, qu’un amas de tôles tordues et de rouages faussés.Une petite roue dentée vint rouler autour de moi, et,stupidement,jelaregardaidécriredescerclesdeplusenplusétroitsavantdes’immobiliseràmespieds.«Attention!»mecriaAssza.Cecrimeréveilladematorpeur.Jemeretournai,visEssine
effondrée à côté des débris de l’automate. Le Mislik fonçaitvers le second, qui roulait vers nous. Je tirai deux fois. LeMislik stoppa net. J’avais relevé Essine, inanimée dans sonscaphandre.L’automateavançait,lesbrastendus.« Tiens, prends-la, dis-je comme à une personne. Je vais
protégerlaretraite».Bienentendujen’euspasderéponse.PortantEssine,ilroula
à toute vitesse vers la porte. LeMislik fonça de nouveau. Jetirai et le stoppai. Je commençai à reculer, suivi des deuxautres automates, le pistolet au poing. Et alors le Misliks’envola!J’entendis lesexclamationsdesSages, là-haut,danslasalledecontrôle.Lemonstremétalliquepritde lahauteur,puis piqua vers moi. Je tirai cinq fois en vain. Au derniermoment, jem’aplatis, et il memanqua. J’entendis une voix –celled’Assza ? –dire : « tantpis, lesgrandsmoyens ! »Uneviolentelumièred’unblanccruinondalacrypte,aumomentoùle Mislik se préparait à foncer de nouveau. Il regagnaimmédiatement lesol,etsemitàdécriredeszigzags,commeaffoléparunefantastiquedouleur.«Vite,rentre,ounousallonsletuer!»criaAssza.Je fonçai vers la porte, pénétrai dans la chambre des
scaphandres.Lalumièrecrues’éteignit,laporteseferma,l’airentra. Quatre Hiss, dont Szzan, pénétrèrent. On enleva sonscaphandreàEssine.Elleétaitpâlemaisvivante.Jeremontaidanslebureau,encolère.« Eh bien, dis-je à Azzlem, vous êtes satisfaits ! Je suis
encorelà,maisEssinemourrapeut-être!—Non,un seulMisliknepeut tueren sipeude temps.Et
quand bien même ? Quand l’enjeu est l’univers, que compteunevie,unevievolontaire,d’ailleurs!»Il n’y avait évidemment rien à répondre. On me refît une
prisedesang,uneautrenumérationglobulaire.Laconclusionfut formelle : le rayonnementduMislikétait sansaucuneffetsur moi. Je restai deux autres jours sur l’île avec Assza, nevoulant pas en partir avant de savoir Essine hors de danger.Elleavaitreprisrapidementconscience,maisétaitencoretrèsfaible, malgré les transfusions et le passage sous les rayonsbiogéniques. Mais Szzan me rassura : il avait déjà soigné etsauvédesHissbienplusgravementatteints.Je regagnai lapetitemaisondeSouilik, et tout rentradans
l’ordre habituel. Tous les deux jours, j’allais à la maison desSagesfairedescoursetensuivre.JemeliaiassezétroitementavecAssza, lephysiciengéantgardienduMislik – celui-ci nesemblait pas se ressentir de la violente punition qu’il avaitsubie–etavecSzzan,lejeunebiologiste.Et,unjourquetoustroisnousparlionsdesrayonnementshumains,j’eusuneidée:« Ces ondes Phen, qu’émettent les Misliks et que j’émets
aussi, ne pourrait-on pas s’en servir pour entrer en contactaveceux?»Szzanréfléchitunmoment,etrépondit.«Jenelepensepas.Nousenregistronscesondes,maisnous
ignorons totalementàquoiellescorrespondent.Nousn’avonspuexpérimenter, car il nous est aussi impossibled’approcherunMislik»tu l’asvupar l’exempled’Essine,quedepasseràtravers une étoile ! Comme tu émets les mêmes ondes – ouquelque chose qui s’en rapproche beaucoup – nous pourronsexpérimenteravectoi.Maisjenecroispasqu’ellesaientquoiquecesoitàvoiravec lepsychisme.Sansdoutesont-ellesenrapport avec votre extraordinaire constitution qui renfermetantdefer!— Tant pis, fis-je. J’aurais pourtant aimé pouvoir entrer en
communicationaveceux.—Celan’estpeut-êtrepasimpossible,ditalorsAssza.Maisil
te faudra du courage. Tu devras redescendre dans la crypte,coiffé d’un casque amplificateur de pensée. Les ondespsychiques–nosondespsychiques–ontuneportéeinférieurede loinàcelledurayonnementmislik,etnousn’avons jamaispuapprocherassezpoursavoirsinouspourrions«entendre»unMislik. LeMislik – ou leHiss – était toujoursmort avant.Mais toi, tu pourras approcher. Il te faudra pénétrer dans lacrypte, car l’isolement de ferro-nickel arrête aussi bien lesondes de pensée – si le Mislik en émet de comparables auxnôtres–quesonrayonnementmortel.—Soit,dis-je.Maiss’ils’envoledenouveau?—Reste devant la porte. S’il s’envole, tu rentreras dans la
chambreauxscaphandres.—Bien.Quandtente-t-onl’expérience?»Jelessentaisencorebienplusimpatientsquemoi-même.«J’aiungrandréobquadriplace,commençaAssza.—J’aiaussilemien,dis-je.Onyva?—Allons-y,coupaSzzan,leplusjeunedenoustrois.—Ilfaudramodifierlecasqueamplificateur.J’aicequ’ilfaut
dansmonlaboratoiredel’île»,repritAssza.Nous embarquâmes et filâmes pleine vitesse. Assza pilotait
admirablementbien,unpeuencasse-cou,etnousfrôlions lesmontagnes.Commenousnousengagionsau-dessusde lamerj’aperçus un engin énorme, fusoïde et non lenticulaire, quidescendaitrapidementverslaMontagnedesSages.«L’astronefsinzuerevient,ditSzzan.Ilvayavoirréuniondu
Conseil.— Ne dois-tu pas y assister ? Demandai-je à Assza. Nous
pourrionsremettrel’expérience.—Non, leConseilnese réuniraquecesoir.Nousavons le
temps. Tu viendras avec moi voir tes presque frères, lesSinzus».L’île apparut sur la mer bleue. À peine au sol, nous nous
précipitâmes dans le laboratoire. Sianssi, l’assistant chef,surveillaitlesappareilsenregistreurs.
«Il»repose,nousdit-il.Mais«il»devientintraitabledepuisque le Tsérien est descendu. « Il » a encore détruit unautomate».Pour la première fois j’entendais, vocalisé, le nom que les
Hissnousontdonné:«Tsérien»,corruptionde«Terrien».« Fais modifier un amplificateur de pensée, afin que le…
Tsérien puisse le mettre sous son scaphandre. Il va encoredescendre, pour essayer d’entrer en communication avec«lui».Le jeune Hiss me regarda un moment avant de sortir. Je
devaisluifairel’effetd’unêtrepresqueaussimonstrueuxqueleMislik.Nousobservâmescelui-ci à l’aidede l’écran. Il nebougeait
pas, semblableàunblocdemétal inerte.Pourtant, c’étaitunêtre d’une fantastique puissance, capable d’éteindre lesétoiles!« Surveille-le bien, quand tu seras dans la crypte, me dit
Assza. Quand ils vont s’envoler, ils commencent toujours parsoulever légèrement leur avant. Tu as alors environ unmillièmedebasikeavantl’envol.Rentreimmédiatement!»La transformationducasqueauraunebasike – flûte, jeme
croisencoresurElla!–auradoncenvironuneheureetquart.Revêtuduscaphandreetcoifféducasque,jepénétraidansla
crypte,toutdoucement.LeMislikme«tournaitledos».Jenem’éloignaipastropdelaporteetmislecontact.Instantanément, je fussubmergéparun flotd’angoisse,qui
ne venait pas de moi, qui était l’angoisse du Mislik : unesensationeffroyabled’isolement,desolitude, sipuissantequeje faillis en crier. Loin d’être la créature purementintellectuelle, sans aucun sentiment, que j’avais imaginée, leMislik était donc un être comme nous, capable de souffrir.Paradoxalement il me parut plus effrayant encore, d’être siprochetoutenétantsidifférent!Jenepusytenir,etcoupailecontact.«Ehbien?demandaAssza.—Ehbien,ilsouffre,dis-je,bouleversé.
—Attention!Ils’éveille!»Le Mislik bougeait. Comme la dernière fois, il avançait, à
faibleallure,droitsurmoi.Jerétablislecontact.Cettefoiscene fut plus unmessagede souffranceque je reçus,mais unemarée de haine, une haine absolue, diabolique. Le Mislikavançait toujours. Je saisis mon pistolet à chaleur. Il stoppa,émitversmoiunehaineencoreplusviolente,quejeressentaispresquephysiquement,commeunflottièdeetvisqueux.Alors,àmontour,j’émisverslui:«Ômonfrèredemétal,pensai-je,jeneteveuxpasdemal.Pourquoi faut-il que les Hiss et toi-même vous détruisiez ?
Pourquoi la loi du Monde semble-t-elle être le meurtre ?Pourquoi faut-il qu’une espèce en massacre une autre, unrègneunautre règne? Jen’aipasdehainepour toi,étrangecréature.Vois,jeremetsmonarmeensonfourreau!»Je ne croyais pas être compris. Pourtant, à mesure que je
pensais,jesentaislahainedécroître,passeràl’arrière-plan,etun sentiment de surprise la remplacer, sans l’éteindre. LeMislikétaittoujoursimmobile.Je me remémorai les enseignements des philosophes
prétendantque lamathématiquedoitêtre lamêmedans touslesunivers,cequisemblaitconfirméparlesHiss,etjememisà penser à des carrés, des rectangles, des triangles, descercles.Jereçusenretouruneonced’étonnementplusintense,puisdesimagesenvahirentmapensée:leMislikmerépondait.Hélas ! Il me fallut bientôt me rendre à l’évidence : aucunecommunication ne serait sans doute jamais possible ; lesimages restaient floues, comme des images de rêve. Il mesembla entrevoir d’étranges figures, conçues pour un espacequi n’était pas le nôtre, un espacequi faisait appel à plusdetrois dimensions.Mais à peine pensais-je les avoir comprisesqu’elles s’évanouissaient,me laissant le regret d’avoir été auborddesaisirunepenséetoutàfaitétrangèreàlanôtre.Jefisunedernière tentative,pensaiàdesnombres,maiscelan’eutpas plus de succès. Je reçus en échange des notionsabsolument incommunicables, incompréhensibles, criblées de
trous pendant lesquels je ne recevais rien. J’essayai desimages, mais ne pus rien trouver qui éveille en lui unerésonance, pas même une étoile resplendissant dans le cielnoir.Lanotiondelumière,tellequenouslaconcevons,devaitlui être étrangère. J’interrompis donc mes essais, et quelquechosedemamélancoliedutluiparvenir,carilmerenvoyaunnouveau flot d’angoisse, toute haine éteinte, et un sentimentpoignant d’impuissance. Il repartit sans avoir émis sonrayonnementmortel.Ainsi,contrairementàcequ’enseignentcertainsphilosophes,
la tristesse et la peur sont lesmêmes d’un bout à l’autre del’univers,mais deux et deux ne font pas toujours quatre. Il yavait,danscetteimpossibilitéd’échangerl’idéelaplussimple,alors que des sentiments complexes passaient facilement del’unàl’autre,quelquechosedetragique.Jeremontaidanslelaboratoire,etconfessaimondemi-échec.
Les Hiss ne s’en affectèrent pas outre mesure. Pour eux, leMislikétaitleFilsdelaNuit,l’êtrehaïssablepardéfinition,etleur intérêt dans cette expérience avait été purementscientifique. Il n’en était pas de même pour moi, et encoreaujourd’hui je m’afflige de n’avoir pu, je ne dis pascomprendre, mais saisir si peu que ce soit de l’essenceintellectuelledecesêtresétrangers.Quand nous quittâmes l’île, la nuit tombait. Les deux
satellitesd’Ellabrillaientdans le ciel cribléd’étoiles.Arzi estdoré comme notre Lune, mais Ari a une sinistre couleurrougeâtre qui éveille toujours en moi l’idée d’un astremaléfique.Nousatterrîmesauclairdeluneetd’étoiles,surlagrande esplanade inférieure, près de laMaison des Sages. Àl’autre bout on entrevoyait l’énorme masse fusiforme del’astronef sinzue, brillant faiblement dans la nuit. À mon vifdépit, il ne me fut pas permis de pénétrer dans la salle deréunion.Szzanetmoidûmesallerà laMaisondesÉtrangers,sorted’hôtelsituédanslesbosquetsdelaterrasseinférieure.Nousdînâmesensemble,puissortîmesnouspromener.Notre
promenade nous mena dans le voisinage de l’astronef. Nousfûmes arrêtés au détour d’une allée par un petit groupe de
Hiss.«On ne peut pas aller plus loin, dit l’un d’eux. Les Sinzus
gardent leur appareil, et nul ne peut en approcher sansautorisation.—Maisquiestavectoi?demanda-t-ilàSzzan.—Un habitant de la planète Tserr de l’étoile Ssleil du dix-
huitièmeunivers,leseulquisoitcheznouspourlemoment.IlestvenuavecAassetSouilik.Ilalesangrouge,etlesMisliksnepeuventletuer.—Que dis-tu ? Ce serait un homme de la Prophétie ? Les
Sinzusont lesangrougeaussi,dit-on,mais ilsneconnaissentpaslesMisliks!— Le Tsérien est encore descendu dans la crypte de l’île
Sanssineaujourd’hui.Et,tuvois,ilestlà!—Permets-moidetevoir»,medit-ilalors.Une douce lumière rayonna de son casque léger. Je
m’aperçusqu’ilportaitàsaceinturedeuxpetitsfulgurants.Lagardedel’astronefn’étaitcertainementpasuneplaisanterie!C’étaitlapremièrefoisquejeconstataissurEllaquelquechoseapprochantd’unearmée.« Tu ressembles aux Sinzus. J’en ai vu trois quand ils ont
débarquécetaprès-midi.Maistuesplusgrand,pluslourd,ettu as cinq doigts aux mains. Ah ! Il me tarde de pouvoirparticiperàdesraidsdeksill.Jesuisétudiant,encore…»Jemesouvinsque,surElla,toutindividuaccomplissaitdeux
sortesdetravaux,telSouilikquiétaitàlafoisofficierdeksilletarchéologue.Unlongcrimodulétraînadanslanuitétoilée.« Une sentinelle sinzue, dit notre interlocuteur. Ils
s’appellent ainsi toutes les demi-basikes. Maintenant je suisobligédevousdemanderderetournersurvospas».NousrentrâmesàlaMaisondesÉtrangers.Ellesecomposait
d’unemultitude de petits pavillons dispersés sous les arbres,où logeaient ceux que le Conseil avait convoqués, et quihabitaient trop loin pour rentrer chez eux tous les jours.Machambreétaitattenanteàuncabinetdetoiletteetàunepetite
bibliothèque,mais j’étais trop fatigué pour lire. Agité par lespéripétiesdecetteétrangejournée,laplusétrangequej’eusseencorepasséesurElla, je fusobligéd’employercelui-qui-fait-dormir.Je me réveillai très tôt. L’air marin était vif et frais, et je
m’aperçus, que contrairement à lamaison de Souilik, celle-cicomportait de vraies fenêtres, qui étaient restées ouvertes.J’entendais leressacde lamersur lesrochersdurivageet lelégerbruitdelabrisedanslesbranches.Jetraînaiunmomentaulit,lesyeuxouverts,goûtantpleinementlecharmedecettematinéeellienne,sicalme.Etsoudainunchants’éleva.J’avais déjà maintes fois entendu de la musique hiss. Sans
être déplaisante pour nous, elle est trop savante, tropintellectuelle. Ce chant n’était pas un chant hiss ! Il avait lanostalgie, la flexibilité desmélodies polynésiennes,mais avecplus d’ampleur, et une ardeur secrète qui faisait penser auxchantspopulairesrusses.Etlavoix,cettevoixquipassaitsanseffortdesnotesbassesauxnoteshautes,n’étaitpasnonplusunevoixdeHiss!Lechantdéferlaitcommelesvaguessuruneplage,avecdesretoursmélodiques,desenvoléesrapides,desretombéeslasses.L’êtrequichantaitétaittroploinpourquejepuisse saisir les paroles, qui n’étaient probablement pas duhiss.Maisjesavaisquecettechansonparlaitdeprintemps,deplanètes écrasées de soleil ou noyées de brumes, du couragedeshommesqui lesexplorent,delamer,duvent,desétoiles,d’amour et de combat, demystère et de peur. Elle contenaittoutelajeunessedumonde!Le cœur battant, je m’habillai rapidement, sautai par la
fenêtre. Le chant venait de la gauche, vers la mer. Passantentre des bosquets, je trouvai un escalier descendant vers lerivage. Face au large, une jeune fille chantait. Le soleilaccrochait des reflets dorés sur sa tête. Ce ne pouvait doncêtreuneHiss.Àcontre-jour,jenedistinguaispaslacouleurdesapeau.Elleétaitvêtued’unecourtetuniquebleuepâle.Je dégringolai l’escalier quatre à quatre, aussi ému que
lorsque,jeuneétudiant,j’apercevaisSylvainetournantaucoindelafac.Jemanquailadernièremarche,m’étalai,roulaiàsespieds.Ellepoussaunpetitcri,cessadechanter,puiséclataderire. Je devais être comique, les cheveux pleins de sable, àquatre pattes devant elle. Puis son rire s’arrêta net, elle medemanda,d’untonirrité:«Asnaéniétoétan?»(Jemeretournai,surpris.Cesderniersmots,cen’étaitpoint
Clairquilesavaitprononcés,maisUlna,safemme.)«Oui,ditlentementClair,c’étaitUlna».
CHAPITREIULNAL’ANDROMÉDIENNE
Jemerelevailentement,sansquitterlajeunefilledesyeux.
PendantuninstantjecrusquelesHissavaientfaitunnouveauvoyagesurTerre,etavaientramenéd’autresTerriens.Puis jeme remémorai l’énorme astronef, la statue de l’escalier desHumanités, je remarquai lamain étroite. Jeme souvins aussides récits de Squilik sur les Krens de la planèteMara, quasiindiscernablesdesHiss.Sicesderniersavaientleurssosies,ilétaitpossiblequeleshommesaientlesleurs.La jeune fille se tenait toujoursdroitedevantmoi. Je restai
unmomentmuet.«Asnaéniétoétan,sanentartéoésenTelm!»dit-ellealors
d’untondecolère.Sa voix restait chantante et mélodieuse. Je répondis en
français:«Jem’excuse,mademoiselle,demonarrivéesubiteàvospieds!»Puis jeréfléchisque,pourelle,cesmotsétaientaussi incompréhensibles que sa question pour moi. Je laregardai alors droit dans les yeux, et essayai de«transmettre».Envain.Ellemeconsidéraitmaintenantavecméfiance.Elleposalamainsuruneboucledesaceinture.J’essayai alors en hiss, espérant que, peut-être, elle le
comprenait.«Jem’excusedevousavoirdérangée»,dis-je.Ellereconnutlalanguedanslaquellejem’adressaisàelle,et
répondit,plaçantaussimallesaccentstoniquesquemoiàmesdébuts:«Ssintséhéh’on?Quiêtes-vous?»Laphrasecorrecteeût
été:Sssintséhéhion.Sademandesignifiaitenréalité:Quelleestlalune?«Aribrilleralepremiercesoir»,dis-jeenriant.Ellecomprit
sonerreuretsemitelleaussiàrire.Pendantquelquesminutesnouspataugeâmesdeconcertdanslehiss,sansgrandsuccès.Elle me montra alors l’escalier, et nous remontâmes sur laterrasse boisée. Comme nous y débouchions, j’entendis les
troiscoupsdesiffletmodulésquiétaientlesignalpersonneldeSouilik.Ilparut,suivid’Essine.«JevoisquetuasdéjàpriscontactaveclesSinzus,medit-il.—Priscontactestunemanièredeparler!Commentfaites-
vousquandvousatterrissezsuruneplanètedontleshabitantsne « reçoivent » pas et dont vous ignorez, évidemment, lalangue?— C’est ennuyeux, surtout quand ils sont aussi charmants
que cette Sinzue semble l’être pour toi, dit Essine. Maisrassure-toi.Avantpeu,vousvouscomprendrez.— Oui, ajouta Souilik, le problème a été résolu depuis
longtemps. Ne fais pas le fier : en réalité, c’est nous quirecevons et transmettons ! Sur ta propre planète, tu nepourraiscorrespondreavectessemblablesqueparlelangage.Les petits enfants, chez nous, sont dans le même cas. Ilsdoiventapprendre.Tuapprendras,etelleaussi.Enattendant,il te suffira d’un léger casque amplificateur. Voici plusimportant : je suis rentrécettenuitd’ununiverssituéencoreplus loin que le tien. Tu pourras donc, quand le temps seravenu, retourner chez toi. J’ai pris contact avec une autrehumanité.DanstoncoinduGrandUnivers,ilsemblequetouslesêtresaientlesangrouge:lesSinzus,vouslesTsériens,etlesZombsquejeviensdedécouvrir.—Commentsont-ils?Enas-turamenéun?»Souilikmetoisa,unœilfermé:« Ils te ressemblentunpeu.Environdeux foisplusgrands.
Maiscesontencoredepurssauvagesquinetaillentmêmepasla pierre. Il eût été inutile etmêmedangereux pour lui, d’enramenerun.Dansdeuxoutroiscentmilleans,peut-être…»Nous approchions de l’escalier des Humanités. En haut,
quelquesHisss’affairaient,entourésd’automates.«Quediablefonttescompatriotes?»,dis-jeàSouilik.Enhiss,«quediable»apourexactéquivalent«teïmislik».« Il s’agit de Misliks, en effet, répondit-il en riant. Tu
verras».Et, se tournant vers la jeuneSinzue, il « transmit »quelquechoseque jenepussaisir.LesHisspeuvent toujours
entretenir, par transmission de pensée, une conversationprivée,mêmeaumilieud’unefoule.Cedevaitêtredrôle,carlajeunefillesourit.Nous gravîmes rapidement l’escalier. Là-haut, le groupe de
Hisssedispersait.Àdroite,unenouvellestatuesedressait.Etj’eus lasurprisedemereconnaître, très réalistementsculpté,enuneposeavantageuse,lepiedsurunMislik!« Tes rencontres avec le Mislik ont été enregistrées, dit
Essine. Et Ssilb, notre meilleur sculpteur, a reçuimmédiatement mission de réaliser cette statue. Il avait tesmesures exactes, prises à la Maison des Sages quand on t’aexaminé, et, avec quelques photos en relief, cela fut un jeupourlui.Trouves-tutastatuebonne?—Remarquable,dis-je sincèrement.Mais cela vamegêner
depasserainsidevantmoi-mêmechaquejour».Souilik et laSinzueétaient en conversationdepuisquelque
temps,etjevis,auvisageduHiss,quequelquechosemarchaitde travers. Il échangea quelques mots avec Essine, trop vitepourquejepuissebiencomprendre.Ilmesemblasaisirlemot«injure».LajeuneSinzueredescendaitmaintenantl’escalier,à la rencontre d’une dizaine d’individus de sa race. Souilikavaitl’airsoucieux:«Vite,ilfautvoirAssza,etmêmeAzzlem,sipossible.—Qu’ya-t-il?—Riendegrave.Dumoinsjel’espère.MaislesSinzussont
pourrisd’orgueil,etnousavonspeut-êtreeutortdelesmettreàgauche,surl’escalier!»Nousfûmesintroduitstoutdesuitedanslebureaud’Azzlem.
Ils’y trouvaitencompagnied’un jeuneHiss,son filsAsserok,deretourdel’universdesSinzus,etd’Assza.«Lasituationestdangereuse,déclaraabruptementSouilik.
Pendantmonabsence, leTsérienestdescendudans lacryptedel’îleSanssineetavainculeMislik!— Oui, et alors ? dit Assza. C’est moi qui en ai pris la
responsabilité,enaccordavecleConseil.—Alors,àcequem’aditUlnalaSinzue,ilavaitétépromis
aux Sinzus qu’ils seraient les premiers êtres à sang rouge àaffronterleMislik.Orgueilleuxcommeilssemblentl’être,ilestpossiblequ’ilss’enformalisent!— Leur astronef est armé, intervint Asserok. Et ils
connaissentl’ahun!— Nous sommes les maîtres sur notre planète, Asserok,
réponditsonpère.LapremièrefoisquelesSinzussontvenus,ilsn’ontpasvouluaffronterleMislik.Ilsontprétextéqu’illeurfallait des préparatifs. Le Tsérien a été plus résolu. Tant pispoureux.Aprèstout,c’estànous,Hiss,quelaPromesseaétéfaite,pasauxSinzus !Nousnedevonsmépriseraucuneaide,maisnousdevonsgarderladirection!EtsilesSinzusontdesarmes,nousaussi!»Il pressa un bouton sur son bureau. Un écran mural
s’illumina,etnousvîmes l’escalierdesHumanités.Devantmastatue, quatre Sinzus, dont Ulna, discutaient. Les autresregagnaientleurastronefaupasdecourse.Azzlemprononçaalorsdesparolesquin’avaientplusretenti
surElladepuisdenombreuxsiècles:«Étatd’alertenuméro1,dit-il, penché surunmicrophone.
Réunion immédiate des Dix-Neuf. Interdiction absolue à toutenginvolantétranger– l’euphémismenous fit toussourire, leseulenginétrangersurEllaétantl’astronef–dedécoller».« Nous verrons bien s’ils savent échapper aux champs
gravitiquesintenses»,fit-il.LesSinzuspénétraientdanslaMaisondesSages.« Venez, dit Azzlem. Nous allons les recevoir. Venez aussi,
Souilik et Essine, puisque vous êtes les seuls Hiss présents,avecmonfils,àavoirdépasséleseizièmeunivers».Nousdescendîmesdans la salle où j’avais comparupour la
premièrefoisdevantlesSages.Jem’assissansencombreentreEssineetSouilik,au fondde lasalle.LeConseil restreint, lesDix-Neuf,arriva.OnintroduisitlesSinzus.Ilsétaientquatre, troishommeset la jeune fille. Ilsétaient
tousbeaux,blonds,élancés,detailleplutôtgrande,etauraientpu passer sur Terre pour des Suédois. Ils affectaient un air
froid et distant. On les coiffa immédiatement de casquesamplificateurs.Le plus âgé se tourna vers Azzlem et commença son
discours:onlesavaitfaitvenirdeleurlointaineplanètepouraffronter les fameux Misliks, ils étaient accourus avec lesarmeslespluspuissantesqueleurssavantsaientpu inventer,et maintenant on leur disait qu’un être inférieur, venu d’uneplanèteàdemisauvage,avaitdéjàtriomphédecesredoutablesennemis. C’était une injure faite à leur planète Arbor, et ilsallaient immédiatementrepartirpourneplusrevenir,àmoinsque les Shémons ne jugent l’injure trop grave pour êtreoubliée. Auquel cas… Il demandait des excuses et ladestruction immédiatedecette statuequ’onavaitmise sur lemêmeplanquecelledesSinzus.JeregardailesSagespendantcettediatribe.Riendansleur
visage ne bougeait. Aucun signe de désapprobation. Enrevanche, à côté demoi, Souilikmarmonnait entre ses dentspointues.Azzlemréponditcalmement:«Vousêtes,Sinzus,desgensbizarres.Nousnevousavons
jamaispromisquevousseriezlespremiersêtresàsangrougeà affronter lesMisliks. Nous ignorions à l’époque qu’il y eûtd’autreshumanitésàsangrouge.Etnousignoronstoujourssitoutes les humanités à sang rouge résistent au rayonnementmislik.Nousneconcevonspasdurestel’importancequ’ilyaàêtre le premier. Cette mentalité a disparu d’Ella, il y a bienlongtemps, avec le dernier chef militaire, et le dernierpoliticien.Vousnesemblezpasnonpluscomprendrequ’iln’yaurapastropdetoutesleshumanitésducielpourvaincrelesMisliks.Pourlemomentnoussommeslesseuls,oupresque,àluttercontreeux,etnousperdonschaqueannéeplusdecentmille Hiss dans cette lutte. Le Tsérien a eu le couraged’affronter leMislik,sanspréparationaucune.Ilest justequesa statue soit ce qu’elle est. Faites-en autant, et nousajouteronsvolontiersunMislik,etmêmedeuxoutrois,àvotrestatue!»
Cette saillie fit passer sur l’assemblée une onde de rirecontenu.Azzlemcontinua:« Votre concours sera certainement utile, mais il n’est pas
indispensable.LesTsériensont larésistancenécessaire.Nousavons la technique, et la leur, quoique primitive, n’estprobablement pas méprisable. Il y a dans le ciel bien deshumanitésàsangbleuouvertdont lesarmessontpuissantesaussi.EtnulnesaitoùfrapperontlesMisliks,laprochainefois.Peut-être sont-ils déjà en route vers votre galaxie. Je vousdemandederenonceràunorgueilstupide,quim’étonnechezune race aussi évoluée que la vôtre. Je vous conjure d’entrerdans la Grande Alliance, dans la ligue des Terres humaines.Notre seul ennemi, c’est le Mislik ! Il menace toutes leshumanités, à sang vert, bleu ou rouge. Même si vous êtesinsensibles à son rayonnement, vous ne pourriez vivre prèsd’unsoleiléteint!Réfléchissez,etreveneznousvoiravecdesparolesd’amitié,etnondedéfi.CetteplanèteestElla,etnonArbor,etnousysommes lesmaîtres.Nousvousrecevronsdenouveaucesoir».LeSinzuvoulutrépondre.«Non.Inutile.Réfléchissez.Àcesoir».LesDix-Neufsortirentlentement,nouslaissantseuls,Souilik,
Essineetmoi-même,faceauxSinzus.Ils parurent s’apercevoir alors de ma présence. Les trois
hommes s’avancèrent vers moi, menaçants. La jeune filleessaya de retenir le plus âgé, sans y parvenir. Je me levai.Lentement,Souilikposalamainsurlacrossedupetitfulgurantqu’il a, comme tous les commandants de ksills, le droit deporterà la ceinture.Legesten’échappapoint auxSinzusquis’arrêtèrent.« Je croyais, commença l’un d’eux, que les Hiss, les sages
Hiss,avaientrenoncéàlaguerredepuisdessiècles…—À la guerre, oui,mais non point à protéger leurs hôtes,
répliqua Souilik. Si vos intentions sont pures, pourquoi cesarmes, sous vos tuniques ? Croyez-vous donc que nous nesachionspasdétecterlemétalsousl’étoffe?»
La situation se tendait. En vain, Essine et moi-même d’uncôté,UlnaetleplusâgédesSinzusdel’autreessayâmes-nousde nous interposer. Souilik était maintenant possédé de laterrible rage froidedesHiss, et lesSinzus semblaientanimésd’une incompréhensible morgue. Visiblement, ils nouscherchaientquerelle.Comme un deus exmachina parut un officier de la garde,
suividequatreHiss:« Le Conseil des Dix-Neuf prie ses hôtes sinzus de bien
vouloir regagner leur logement. Il leur rappelle que, sauf lesofficiersenservice,nulnepeutporterd’armessurElla».Il avait un puissant casque amplificateur. Aussi la phrase
sonna-t-ellenetteetsèchedansmatête,commeunultimatum.Les Sinzus durent le comprendre ainsi, car ils pâlirent etsortirent.Ulnaseretournaetnousregardalonguement.«QuantauTsérien,continua l’officier,Azzlem l’attendavec
sescompagnons».Azzlem,Assza et Asserok discutaient âprement quand nous
entrâmes.«Nousn’avonspasbesoind’eux,disaitAssza.LesTsériens
suffiront.— Ils sont puissants, répliqua Asserok. Autant que nous.
Croyez-moi,j’aivuleurplanèteArbor.Ilsysontplusnombreuxquenousne le sommes sur lesTrois-Mondes.Et ils ont leursserviteursTelms…»Ils’arrêtanet,frappéd’uneilluminationsubite.«Jecomprends!IlsontprisleTsérienpourunTelm!Ilest
brunetfortcommeeux!»Sur Arbor, nous expliqua-t-il, il n’y avait pas une seule
humanité, comme sur la Terre ou sur Ella, mais deux : lesSinzus, blonds et minces, et les Telms, bruns et épais. Auxtempspréhistoriques,commecheznousd’ailleurs,ilyavaiteuplusieursébauchesdugenrehumain.MaistandisquesurTerreuneseuleasurvécuetaexterminé,ouabsorbélesautres,surArbordeuxbranchesdifférentes se sontdéveloppées, surdescontinents très éloignés. Quand les Sinzus découvrirent le
continentterm,ilsétaientdéjàtropciviliséspourlesdétruire.Imagine que l’Amérique ait été peuplée de descendants desNéandertaliens. Nous les aurions certainement détruits. Plushumains, ou plus réalistes, les Sinzus, race supérieure,réduisirent lesTelmsenesclavage.Petitàpetit leurconditions’estaméliorée,maisdanslasociétéactuelle,ilsneremplissentencorequedesfonctionsinférieures,auxquelleslesdésignent,ilfautbienledire,leurtotaleincapacitéd’invention.Ilsnesontpasmaltraités,mais aucunmétissagene s’est jamaisproduit,car il s’agit de deux espèces trop différentes. L’organisationsocialedesSinzus,fondéesurcesemi-esclavagedesTelms,estdetypearistocratique,etressembleunpeuàl’organisationdel’ancienJapon.Or,c’estunfaitqueparmapuissantecarcasse,macouleur
de peau et de cheveux, je ressemble vaguement à un Telm.Pour comprendre la réactiondesSinzus, imagineunpuissantshogunqu’onfaitvenirpourcombattreunterribleennemi,etàquil’ondit,quandilarrive:inutile,unchimpanzél’adéjàfait!Au fur et à mesure des explications d’Asserok, les deux
Sages se rassérénaient. Il devenait possible, avec un peu dediplomatie, de calmer les Sinzus, en leur expliquant que jen’étaispointunTelmmalgrémacouleur.Asseroks’enchargeaetpartitpourl’astronef.Ilmefitbientôtappeler.JepartisaccompagnédeSouilik.Au
moment deme quitter, avant d’arriver en vue des sentinellessinzues, il voulut me donner un de ses fulgurants. Je leremerciai,maisrefusai,convaincudenecouriraucundanger.Un Sinzu me reçut à la coupée et me fit signe de le suivre.L’astronefétaitimmense–plusde180mètresdelong!–etjedus parcourir d’interminables coursives avant de gagner lasalle où j’étais attendu. Cinq Sinzus étaient assis là, avecAsserok,touscoiffésd’uncasque.Unpeuàl’écart,coifféeelleaussi d’un casque d’où sortaient ses longs cheveux blonds,Ulnasetenaitdeboutcontrelacloison.J’étaisàpeineentréqueleplusâgémetransmit:« Ce Hiss prétend que vous n’êtes pas un Telm, mais un
Sinzu noir. Nous allons bien voir. Parlez-nous de votreplanète».Jeprismontemps,saisisunsiègedemétal,m’assis,croisai
lesjambesetcommençai:«Quoiqu’ilsoitaussi injurieuxpourmoid’êtreprispourun
animalsupérieurquepourvousd’êtredevancésparunTelm,jevous répondrai par égard pour les Hiss. Sachez que, sur maplanète, il n’y a qu’une espèce d’hommes, dont les uns sontblondscommevous,lesautresbrunscommemoi.Certains–etils sont nombreux – ont même la peau noire ou jaune. On abeaucoupdiscutépoursavoirquelleétaitlaracesupérieure,etonenaconcluqu’iln’yenavaitpas.Dernièrementencorenousavons dû soutenir une guerre contre certains Terriens quiprétendaient être justement cette race supérieure. Nous lesavonsvaincus,malgréleurprétenduesupériorité».Jetransmisainsipendantplusd’uneheure,donnant,àlarges
traits, un aperçu de notre civilisation, de notre organisationsociale, de nos sciences et de nos arts. Bien entendu, ensciences, ils nous dépassent de cent coudées, étant, surquelquespoints,plusavancésquelesHisseux-mêmes.Maisilsparurent impressionnés par notre utilisation de l’énergienucléaire,deconquêterelativementrécentechezeux.Ilsmeposèrentunesériedequestionssavammentgraduées.
LeurconclusionfutquejenepouvaisêtreunTelm,malgrémonapparence physique. Dès lors, leur attitude changeacomplètement. Ils devinrent aussi bienveillants qu’ils avaientété arrogants. Ulna rayonnait : elle avait été la seule à medéfendre. Asserok convint avec Hélon, le vieux Sinzu, pèred’Ulna et chef de l’expédition, d’un conseil avec lesDix-Neufpourlesoirmême.Quand nous partîmes, Ulna et son frère Akéion nous
accompagnèrent. Je retrouvai Souilik et Essine quim’attendaient. Asserok partit rejoindre Azzlem, et nousrestâmescinq,deuxHiss,deuxSinzusetun«Tsérien».Nous étions tous joyeux. Tout danger de guerre était
définitivement écarté. Souilik me confia en aparté que cent
ksills se tenaient prêts à détruire l’astronef si les chosesavaientmaltourné.Nousgagnâmesl’escalierdescendantversla mer, et nous assîmes sur les marches. Nous nousinterrogeâmessurnosplanètes,et jeduspromettredevisiterArbor avant de rentrer sur Terre, quand lesMisliks auraientétévaincus.Nousparlionsdecettevictoirecommed’unechosefacile. En réalité, quand elle se produira, il y aura fortlongtempsquenousneseronsplusquepoussière,carlalutteatouteschancesdedurerdesmillénaires.UlnaetAkéionmedemandèrentdesdétailssurleMislik.Ils
avaient décidé de l’affronter, pour savoir si les Sinzuspartageaient mon immunité. Il fut entendu que je lesaccompagneraisdanslacrypte.Lesoirmême,commeconvenu,eutlieulasecondeentrevue
entre les Sinzus et les Dix-Neuf. L’alliance fut définitivementconclue,quellequepûtêtre l’issuede l’expériencequidevaitêtretentée lesurlendemaindans l’îleSanssine.Lamissiondeliaisonentre lesSageset lesSinzusdevait êtreeffectuéeparAssza et Souilik, qui, à la suite de ses explorations, venaitd’être admis comme néophyte. À leur demande, on leuradjoignitEssineetmoi-même.Ducôtésinzu,HélonnommasonfilsAkéion,safilleUlnaetEtohan,unjeunephysicien.Bienentendu,dans ladélégationhiss, jen’avaisqu’un rôle
consultatif. Je ne pouvaismême pas prétendre représenter laTerre,enayantétéenlevé, jenediraipasmalgrémoi,maisàl’improviste.Jefuscependantenchantédecettenominationquime rapprochait de Souilik, et d’Essine, pour qui j’avais del’amitié, d’Assza, pour qui j’avais de la sympathie, et desSinzus,pour lesquels j’avaisbeaucoupdecuriosité.Cen’étaitencorequedelacuriosité.Je ne parlerais que très brièvement de ma quatrième
descentedanslacrypte,siellen’avaitmanquédemecoûterlavie.Cefutaussi ledébutdemapleineacceptationcommeunêtre humain de race supérieure par les Sinzus. Sauf Ulna etsonfrère,ilsavaientencorepourmoiunesecrèterépulsion.Jeleurenvoulaisunpeudemoncôté,carj’avaiseul’occasion,àbordde l’astronef,devoirquelquesTelmset jepuis t’assurer
qu’à part la carrure et la couleur de cheveux, ils ne meressemblent guère : ils se rapprocheraient bien plutôt d’unhypothétiquecroisementdegorilleetd’Australien.Nous nous rendîmes à l’île Sanssine à bord de l’astronef.
Cette énorme masse manœuvrait presque aussi doucementqu’un ksill. Je ne fus pas admis à ce moment-là au poste depilotage.Unksillde laplusgrandetaille,conduitparSouilik,portaleConseildesDix-Neuf.Commeiln’yavaitpasplacesurl’esplanadedel’îlepourde
si gros engins, nous amerrîmes, et on nous transborda parcanots.Cefutlapremièrefois–etladernière–quej’utilisaicemoyendetransportsurElla.Jepénétrai lepremierdanslacrypte,suivid’Akéion,d’Ulna
etd’unjeuneHiss,dontj’aioubliélenom,quidevaitservirdetest.J’avaissurlatêtelecasquequim’avaitdéjàservi.Tantque je fus seuldans lacrypte, leMislikne réagitpas.
Sans aucun doute il me reconnaissait et savait que toutrayonnement était inutile. Il neme transmit aucun sentimentde haine, mais seulement une vague curiosité. Il ne bougeamêmepas.Puis les autres entrèrent, suivis d’une dizaine d’automates.
J’avais demandé à Assza pourquoi on ne nous protégeait paspar des zones répulsives, mais ces zones ne peuvent êtreétabliesenmilieuconfinésanséchauffercelui-ci.J’étaisleseulàêtrearméd’unpistoletà«chaleurfroide».Mescompagnonsentrèrentdonc.Àpeineavaient-ilsfranchi
la porte que leMislik se précipita, au ras du sol, émettant àpleine puissance. Le Hiss s’écroula alors qu’il fuyait vers lasortie.LesSinzusrésistèrentcommemoi-même,mais,au lieudebattre immédiatementen retraite, ils seprécipitèrent versmoi,mecachantleMislik.Cedernierneperditpasdetempsetse livra en quelques secondes à un véritable massacre desrobots.Quand jepusenfin tirer,unseulrestaitdebout.Alors,posément, le Mislik se dirigea vers le tunnel de sortie, s’yengageaetlebloqua.Nousétionssesprisonniers.Je ne m’affolai pas, sachant que toute la formidable
puissance des Hiss viendrait à notre secours si besoin était.Mais j’étais inquiet pour le Hiss, car le Mislik continuaitd’émettre,etchaquesecondequipassaitrendaitsasurvieplusaléatoire.J’avertisparlemicroquej’allaistenterdedébloquerletunnel,puis,ayant faitsigneauxSinzusdes’écarter, jemedirigeaidroitsurleMislik,lepistoletaupoing.LeMislikluisaitfaiblementdanslapénombre.Prêtàsauter
de côté, je tirai. Le Mislik recula. Je tirai encore. Le Mislik,reculant toujours,pénétradans l’antichambre. Je l’y suivis,etcela faillit causer ma perte. Il fonça sur moi, et, dans cetespace resserré, j’eus toute la peine du monde à l’éviter.Heureusementmoncasqueétaitbranché, et j’étais averti desattaques par un renforcement du sentiment d’hostilité. Cetteétrange corrida dura cinq bonnesminutes. Enfin leMislik seglissadansletunnel,etjem’yprécipitaiàsasuite.Je me heurtai à l’automate emportant le Hiss évanoui, et
perdisunedizainedesecondes.CebrefretardfaillitcoûterlavieauxSinzus.Quand jedébouchaidans lacrypte,Ulnaétaitcollée à la paroi, Akéion devant elle, et leMislik, à quelquesmètres, se préparait à les écraser. Je fis feu par six fois. LeMislik se retourna vers moi, fonça. J’eus le temps de voirs’allumer l’aveuglante lumière chaude, je sentis un choc etsombraidanslenoir.Je dois passer maintenant par-dessus un espace de trente
jours, pour la bonne raison que, pendant ces trente jours, jen’euspaslamoindreconsciencedecequim’entourait.J’avaiseuunedizained’osrompusparlechocduMislik,etprèsdelamoitié du corps gelé, à la suite de déchirures de monscaphandre.Jemeréveillaisurunlit,dansunepièceinconnue,auxmurs
métalliques.J’étaisallongésurledos,et,au-dessusdemoi,unvaste entonnoir carré m’irradiait d’une lumière violâtre, enémettantun légerbourdonnementcontinu. Jemesentais trèsfaible, mais n’éprouvais aucune douleur. Je voulus remuer,m’aperçus que mes membres étaient immobilisés dans desgouttières.J’appelai,enhiss.
Ce fut un Sinzu qui entra. Il m’était inconnu. Ses cheveuxétaient blancs, mais du blanc terne que prennent les nôtressous l’effet de la vieillesse, et non point du blanc platiné desHiss. Ilsepenchaversmoi,examinaquelquechoseque jenepouvais voir, sourit et prononça quelques mots. Lebourdonnementchangeadeton,lalumièredevintfranchementviolette.Jesentisenmoiunfourmillementcontinuetlesforcessemblèrent,lentement,merevenir.Ilsortit,melaissantseul.Ilme fut facile de rétablir les faits : j’avais certainement étégrièvement blessé, et j’étais dans un hôpital sinzu,probablementàborddel’astronef.Je retombai dans une somnolence agréable. Au bout d’un
temps que je fus incapable d’évaluer, le Sinzu reparut, cettefois avec Szzan. Le Hiss m’expliqua ce qui s’était passé : àpeine avais-je été touché par leMislik que, sous l’effet de lalumière chaude – qui s’était allumée après le choc, et nonavant, comme je l’avais cru –, celui-ci avait été mis hors decombat. Je fus relevé par Ulna et son frère, traîné dansl’antichambre,enpiteuxétat.C’est tout juste si je vivais encore quand je fus transporté
dansl’astronef.LesSinzusréclamèrentdemesoigner,d’abordparceque j’étaismédicalement intransportable, ensuiteparceque j’avais, somme toute, sauvé le fils et la fillede leur chef,enfinparcequ’il semblaitque,physiologiquement, j’étaisplusproched’euxquedesHiss.Àquelpointjel’étaisfutrévéléparl’examen chimico-histo-biologique qu’ils me firent subird’urgence, tandis que j’étais maintenu artificiellement en viepardesappareilsquidépassaientmêmetoutcequej’avaispuvoir sur Ella. Je me trouvais posséder un protoplasmeabsolument identique au leur, aupoint qu’ils n’hésitèrent pasune seconde à me faire des hétéro-greffes. Ils sont passésmaîtresdansl’artdeshétéro-greffes,chosequenousnesavonspasencorefaire,etonttoujoursenréserve,en«survie»,delamatière première, si j’ose dire. Au vrai, sauf le fait qu’ils nepossèdentquequatredoigts,caractèrequi,dansuncroisementavecnotrepropreespèceseraitprobablementrécessif,ilssontmoinsdifférentsdenous,Européens,quenel’estunChinois.
Bref, je survécus sans aucune infirmité, grâce aux soins deVicédom,leurgrandmédecin.Maisilseraitinjusted’oublierlerôle de Szzan, à qui j’avais appris pas mal de médecineterrestre,etquipututilement leconseiller,ouceluid’Ulna,àquirevintpendantdelongsjourslasurveillancedel’admirablecœurartificielqu’elleainventé.À partir du moment où j’eus repris conscience, mon
rétablissementfuttrèsrapide.Troisjoursaprès,jepouvaismelever. J’eus, avec l’aide d’un casque amplificateur, de longuesconversations avec Ulna, son frère et son père, et jecommençai à apprendre leur langue. Je pus avoir ainsiquelquesdétailssurlaplanèteArboretsurl’humanitésinzue.LesSinzus,trèsavancésaupointdevuescientifique,ontune
curieuse organisation sociale héritée de leurs ancêtres.Autrefois toutes les familles sinzues étaient nobles, et aucunindividuneselivraitplusauxtravauxmanuels,laissésàlaraceinférieure des Telms. Ils consacraient leur vie à l’art, auxvoyages et à la guerre. Celle-ci disparut il y a environ septsiècles de leur planète, et fut remplacée par la recherchescientifique et l’exploration de l’Espace. C’est un singulierparadoxe que nous ayons été découverts par lesHiss, et nonpar les Sinzus, car leur galaxie, comme nous nous enaperçûmesplus tard, n’est autre quenotreproche voisine, lanébuleuse d’Andromède. À vrai dire, de toute manière, leurschances de tomber sur le système solaire, au milieu desmillions d’étoiles de notre propre galaxie, étaient on ne peutplusfaibles.Aujourd’hui les Sinzus sont au nombre de deux milliards
environ sur Arbor, et de trois cent cinquante millions surdiversesplanètesdeleurgalaxie.Leurorganisationsocialeestrestée très aristocratique. Hélon est le frère d’un shémon,c’est-à-direquelquechosecorrespondentàunprince. Iln’yaque quatre shémons sur Arbor, chefs de quatre famillesremontant aux derniers rois. Leur organisation politique estpyramidale. Au sommet se placent les quatre shémons, semi-héréditaires, en ce sens qu’ils sont toujours choisis dans lesmêmes familles, mais ne sont pas forcément les fils des
shémons précédents. Mais Ulna t’expliquera mieux que moitoutecettecomplexesociété.Le huitième jour aprèsmon réveil, Vicédomdéclara que je
pouvaisquitterlachambre.Jesortisdel’astronefavecdélices,entreSouiliketUlna.Nousgrimpâmeslentementl’escalierdesHumanités,etjevisqu’effectivementonavaitajoutéunMislikà la statue de Sinzu. Souilik riait souvent sous cape enregardant sa minuscule montre, et Ulna souriait d’un airmystérieux. Me sentant fatigué, je voulus rentrer. Ils m’endissuadèrent vivement, prétendant que le grand airme feraitdubien,etnousnousassîmessurunbancdepierre,faceàlamer.Asszapassa,s’assitunmomentavecnous.Nousparlâmesdechosesetd’autres,puisilnousquittaetpartitendirectiondel’astronef.Auboutd’unebasike,Souilikregardadenouveausamontre, et, son visage vert tout plissé demalice,me dit :«Maintenant,nouspouvonsrentrer».Quandnousmontâmesl’escalierdecoupée,lesdeuxSinzus
armés qui montaient la gardeme saluèrent. J’en fus surpris,car,jusqu’àcemoment,lesSinzusavaientréservéleurssalutsàleurschefsouauxmembresduConseildesDix-Neuf.UlnaetSouiliks’esquivèrent,melaissantseuldanslacoursive.Jenelerestai pas longtemps, car Akéion parut, vêtu d’une splendidetunique pourpre, un long manteau de même couleur sur lesépaules,lefrontceintd’unmincebandeaudeplatine.« Viens, me dit-il en hiss. Il y a une cérémonie en ton
honneur,ettudoisprendretesvêtementsdefête».Il m’entraîna dans une cabine, et m’aida à revêtir l’habit
sinzu.Ilconsistapourmoienunelonguetuniqueblanche,quimefitparaîtreencoreplusnoirque jene lesuis,unmanteaublancetunbandeaud’or.Je lesuivis jusqu’à l’extrêmeavant, justederrière lacabine
depilotage.Auboutdelalonguesalleétroiteuneestradeétaitdressée. Hélon et Ulna y étaient assis. Hélon portait unetuniqueamarante,Ulnaunetuniquevertpâle.L’état-majordel’astronef, habillé de noir, et l’équipage en uniforme gris serangeaient le long des parois. Parmi toutes ces étoffes aux
longsplis,lemaillotcollantd’Assza;assisàdroitedel’estrade,et celui de Souilik, assis à gauche, paraissaient presqueindécents.Jerestaisidéré,dansl’espacevide,àquelquesmètresdela
tribune.LesilenceétaittotalAlkionsetenaitunpeuenretraitdemoi,immobile.Lentement,Hélonselevaetparla:«Quelestceluiquiseprésentedevantl’Ur-Shémon?»Akéionréponditpourmoi:«UnlibreetnobleSinzu.—Quelexploitluidonneledroitàlatuniqueblanche?—Ilasauvélefilsetlafilledel’Ur-Shémon.—QuedésirelelibreetnobleSinzu?—Recevoirl’Ahen-réton.—Quedisentlefilsetlafilledel’Ur-Shémon?—Ilsacceptent,direntenchœurUlnaetAkéion.— Que disent les nobles et libres compagnons de l’Ur-
Shémon?— Ils acceptent, dirent d’une seule voix l’état-major et
l’équipage.—Nous,Hélon,Ur-Shémon, commandant l’astronefTsalan,
en escale sur la planète amie d’Ella, au nom des autresshémons d’Arbor, des shémons de Tiran, de Sior, de Sertin,d’Arbor-Tian,deSinaph,aunomdetous lesSinzusvivantsurlesSixPlanètes,aunomde tous lesSinzusmorts,aunomdetouslesSinzusquinaîtront,nousdéclaronsaccorderauSinzude laplanèteTerrequiestdevantnous,enrécompensedesaloyale et courageuse conduite, la qualité de Sinzu-Then etl’Ahen-rétonduseptièmerang».Un murmure de surprise passa sur l’assemblée. Ulna
souriait.«Avance»,meditAkéion.Jedevaisêtreplutôtcomique,noirdansmatuniqueblanche,
avecmonbandeaud’oretlesfrêlesantennesdel’amplificateuroscillant au-dessus dema tête. J’avançai, ne comprenant pas
encore très bien ce qui se passait. Je parvins au pied del’estrade.Alors,chantéenchœur,s’élevaunchantétrangeetbeau,le
chant que j’avais entendu le matin où je vis Ulna pour lapremièrefois,lechantdesConquérantsdel’Espace.Unfrissond’émotion presque religieuse me traversa. Je sentis qu’onm’enlevait lemanteau blanc, qu’onm’en plaçait un autre surles épaules. Le chant cessa. J’avais maintenant un manteauvermillon,bordéd’or.«À partir d’aujourd’hui, hommede la planète Terre, reprit
Hélon, tu es Sinzu, comme nous. Voici les clefs du Tsalan, etl’armequetupourrasporteràtoncôté,sitoutefoisnoshôteshisstelepermettent»,ajouta-t-ilensouriantàAssza.Il me tendit deux symboliques clefs de nickel – il y a
longtempsquelesSinzus,toutcommelesHiss,n’utilisentpluscesprimitifsmoyensdefermeture–etuncourttubedemétalbrillant.« La cérémonie est terminée, ajouta-t-il pour moi. Nous
espéronsqueSongVsévolodClairaccepteradepartagernotrerepas.— Song est ton grade,m’expliqua Akéion. C’est le rang le
plus élevé après Shémon,Ur-Shémon et Vithian. Il te permetd’épouser qui tu veux sur Arbor, même la fille d’un Ur-Shémon»,dit-ilenregardantmalicieusementUlnaquirougit.
CHAPITREIIKALVENAULTVAS’ÉTEINDRE!
Relativementpeudetempsaprèsavoirétéadoptéainsipar
lesSinzus,jefisaveceuxlevoyagedeRéssan,oùsetenaitleGrandConseildela liguedesTerreshumaines.Leconseil lui-mêmenecomprenaitqu’unseulreprésentantparplanète,maissurRéssanexistaientdescoloniesdediverseshumanitésdelaligue,variantenpopulationentrecinqetvingtmilleâmes.LamajoritédeshabitantsdeRéssan–170millionsd’êtres–estdesanghiss.Cinqmilleksillsentretenaientenpermanencelaliaisonentre
les colonies et leurs métropoles. En revanche, les Hissn’avaientquedesrelationstrèsespacéesaveclesplanètesoùsévissait encore la guerre, et, en raisonde la loi d’Exclusion,ellesn’étaientpasreprésentéesdanslaligue.Sur Réssan se trouvaient les plus puissants laboratoires.
Depuisdessiècles,ducontactdecesespritsdifférents,avaientsurgi de multiples progrès dans les sciences et les arts.Presque tous les Sages d’Ella avaient fait un stage dans lesuniversitésdeRéssan.TouslescinqmoiselliensavaitlieularéunionduConseilde
laligue.Ledéléguéd’Ella,quienétaitconstitutionnellementleprésident, était actuellement Azzlem. Cette fois-ci, la réunioncoïncidaitavecl’arrivéededeuxnouvelleshumanités,lesdeuxpremières connues à sang rouge, et elle devait prendre unesolennité d’autant plus grande que ces deux humanitésnouvellesétaient insensiblesaumortel rayonnementmislik.Àvraidire,entantquereprésentantofficieuxd’unmondeoùlaguerre régnait encore, je ne pouvais, en principe, prétendresiégerdanslaligue.Nous partîmes au petitmatin. Depuis trois jours, la saison
des pluies avait commencé sur la partie d’Ella où j’habitais.C’est sous une averse battante que décolla notre réob. Jedevaispartiravec lesSinzus,etnondans legrandksillpilotéparSouilik.J’avaisdéjàvoyagédansdesksills,etd’autrepart
j’envisageais sans déplaisir l’idée de faire la traversée avecUlna.Tu as pu t’en rendre compte sans doute, j’avais
immédiatement ressenti pour elle une chaude sympathie.Certains indices – de multiples plaisanteries de son frère enparticulier–semblaientindiquerquej’étaispayéderetour.Parailleurs,malgré l’amitiéque jeportaisàSouilik,àEssineetàquelquesautresHiss,malgréleurintelligenceetleuramabilité,je me sentais exilé au milieu de ces êtres à peau verte. Aucontraire, auprès des Sinzus, je me sentais presque enprésencedecompatriotes.Le départ de l’astronef eut également lieu sous la pluie.
Quelques secondes plus tard, nous avions crevé la voûte denuages et nousmontions droit vers le ciel. Jeme trouvais aupostedepilotage, avecUlna,Akéion et leRen – nousdirionslieutenant–Arn,cousind’Ulna,quitenaitlescommandes.Surunpointtoutaumoins,latechniquedesSinzusestinférieureàcelle des Hiss : si l’effet d’accélération sur notre corps estconsidérablement réduit, il n’est pas annulé comme dans unksill.Onygagneuneimpressiondepuissancequeledécollageinsensibleduksillnedonnepas.Levoyagefutsanshistoire.Nouspassâmes loindeMarset
filâmesdroitsurRéssan.Cetteplanète,pluspetitequ’Ella,estaussi plus froide, étant bien plus éloignée d’Ialthar. Nousl’aperçûmes bientôt droit devant nous, boule verdâtregrossissantàvued’œil.Nousatterrîmesdans l’hémisphèrenord, àpeudedistance
du Palais desMondes. Il est situé sur un haut plateau, entredesmontagnesneigeuses,abrupteset sauvages.Plusbas, lespentessecoloraientenvertsombre.LavégétationdeRéssanest entièrement verte, d’un vert bleu foncé, très différent duvertdenosplantesterrestres.Mais,toutautourduPalais, lesHissontseméleurherbejaune,etc’étaituncurieuxspectacleàvoird’enhautquecettetachejaunevif,commeunchampdeboutonsd’oraucœurd’unpré.Les Sinzus – deux cent sept en tout – n’étaient pas assez
nombreuxpourconstituerunecolonieetnousfûmeslogésàlaMaison des Étrangers, près du Palais qui est inoccupé endehors des sessions du Conseil. Nous nous trouvâmes, laréunionnedevantavoir lieuquedansunesemaine–semaineelliennedehuitjours,bienentendu–,maîtresdeslieux.Ceshuitjours,joursàpeuprèségauxàceuxd’Ella,c’est-à-
dire comptant vingt-septdenosheures, furentparmi lesplusagréables que j’aie jamais passés. Souilik et Essine vinrentnous rejoindre, et nous fîmes, avec Ulna et Akéion, dedélicieusespromenadesdansdessitesd’unesauvagebeauté.Ilfallait cependant prendre garde de rentrer avant la nuit, carsurRéssan,silesjourssonttempérés,lesnuitssontglaciales,et la température tombe facilement en dessous demoins dixdegrés.Aprèsleclimatunpeuamollissantd’Ella,jegoûtaiunréelplaisiràcefroid.LesSinzuslesupportaientbien,maislesHiss, plus frileux que nos chats,mettaient leurs scaphandrespour traverser la prairie jusqu’au ksill, quand ils s’étaientattardésavecnousjusqu’àlanuittombée.J’avais repéré, à peu de distance, une pente couverte de
neige,et,avecl’aidedesmécaniciensdel’astronef,jefabriquaiunepairedeskis.Oh!l’ébahissementdesHissetdesSinzuslapremière fois que je dévalai la pente dans une poussière deneige ! Les Sinzus ne furent pas longs à m’imiter, et je metrouvaipromuprofesseurdeskisurunautremonde!SouiliketEssine furentplusdifficilesàconvaincre,et ilscommençaienttoutjusteàfairequelquesmètressanstomberquandleConseilseréunit.Azzlem vint la veille, avec le personnel hiss subalterne qui
assurait le fonctionnementduchauffageetde la lumière.Dèsl’aube du lendemain, ksills et réobs arrivèrent, et, vers dixheuresdumatin, la prairie, à pertede vue, était couvertedelentilles ou d’oiseaux métalliques. Alors les portes du Palaiss’ouvrirent,etlesdéléguésentrèrentencortège.Juchés sur le ksill de Souilik, nous les regardions. En tête
marchait Azzlem, suivi d’Hélon. Puis défilèrent devant noustouslestypesd’humanitésquej’avaisvussurleGrandEscalierd’Ella, mais cette fois en chair et en os. Seigneur, quel
spectacle!Ilendéfilaàpeauverte,bleue,jaune,degrands,depetits,desplendides,delaids,d’affreux,tellegéantKaïenauxyeuxdehomardquivenaitd’unegalaxiesituéepresqueaussiloin que la nôtre, mais dans une direction opposée. Certainsressemblaientàs’yméprendreauxHiss,etSouilikmesignalamalicieusementaupassage leKrende laplanèteMara,oùsefabrique l’« Aben-Torne », boisson infecte que les visiteursdoivent boire par politesse ! Vers la queue du cortègepassèrent des êtres qui n’avaient plus d’humain quel’intelligence,etdontcertains ressemblaientàdemonstrueuxinsectes cuirassés. Il émanait de ce cortège une sensationécrasanted’infiniediversité.«Oui,ditmélancoliquementSouilik,nulneconnaîtrajamais
touteslesplanèteshumaines».Nousentrâmesànotre tourdans lePalais.Sisonextérieur
seprésentaitcommeuntitanesquemonolithemassifetnu,sonintérieurétaitrichementdécorédesculpturesetdepeinturesdues à toutes les humanités représentées. Une galeriepériphériquemontrait enpanoramasdesvuesdesprincipalescapitales des mondes humains. Nous traversâmes un jardind’hiveroùpoussaientd’étrangesplantes :Souilikmemontra,sousunglobetransparenthermétique,laplantesténetdeSsindupremierunivers,quirendtoutevieanimale impossiblesurcette terre du ciel, car ses somptueuses fleurs, qui semblentciselées dans l’or, émettent un poison gazeuxmortel à dosesinfinitésimales.Parunescalierauxmarchestailléesdansunematièreverte
vitreuse, qui me rappela l’obsidienne, nous atteignîmes unepetitelogequidominaitlasallederéunion.Jemetrouvaiavoirà ma droite Ulna, et à ma gauche une délicate créatureféminine,àlapeaupervenchepâle,auxcheveuxnoirsbleutés,auximmensesyeuxviolets,delaracedesR’bendelaplanètePharendel’étoileVéssarduonzièmeunivers.En bas, dans l’amphithéâtre, les délégués de la ligue
prenaientplace.Chacunavaitàsadispositionunpetitpupitresur lequel brillaient des appareils compliqués. Tout se passadansunsilenceétonnantpouruneaussinombreuseassemblée.
LesHissontunsenstrèsdéveloppédelamiseenscène:leslumières s’éteignirent, un projecteur darda un rai étroit delumièresurl’estrade,etparunetrappemontauneplate-formesur laquelle, assis dans des fauteuils de métal brillant, setrouvaient Azzlem et quatre autres représentants, parmilesquelsHélon.Iln’yeutnullemanifestation.Azzlemselevaetparla. Il parlait en hiss, mais, grâce aux puissantstransmetteurs de pensée, chacun de nous l’entendait dans sapropre langue. Il rappela les décisions prises lors du dernierconseil, parla de mon arrivée, de celle des Sinzus, de notrerésistance miraculeuse au rayonnement mislik. Désormais,grâce ànous, la lutte changerait de caractère : dedéfensive,elle allait devenir offensive, et le premier acte serait unereconnaissance portée au cœur de l’empire ennemi, en pleinmilieu d’une des galaxies maudites. Certes, il s’écouleraitprobablementbiendessièclesavantquel’ennemirecule.Maisle tempsdesreplisétaitpassé.LesarmesnemanquaientpaspourtuerlesMisliks:toutcequiproduisaitdelachaleurétaitunearme.Mais jusqu’àprésent, iln’avaitpasétépossibledes’enservirsanspertesénormes.Il parla longtemps. Il décrivit, devant cette assemblée qui
réunissait l’élite des humanités célestes, notre étrangeorganisation. Nous devions probablement notre immunité aufait que notre corps, comme celui des Misliks, contenaitbeaucoupdefer.Malgrécettelointaineparentéaveclesêtresdes Ténèbres, nous étions pleinement dignes du nomd’«hommes».LesSinzuspouvaientsiégerdanslaligue,carilsavaient répudié depuis longtemps toute guerre. Les Tsériens,enrevanche,n’auraientpour lemomentque lestatutd’alliés,mais leur civilisation était jeune, et il espérait pouvoir avantlongtempslesrecevoirenpleineégalitédanscetteassemblée.« Discours d’ouverture, me souffle irrespectueusement
Souilik.Aucuneimportance.Levraitravailvasefairedanslesgroupes.Onnepeut,d’aprèslaloid’Exclusion,t’admettredanslaligue,maistuesprévudanslegroupehiss.—Pourquoihiss?Dis-je.—C’est nous qui t’avons découvert,même si tu es devenu
depuisSinzud’adoption.Nel’oubliepas!»Azzlem se rassit. Il y eut un silence qui aura quelques
minutes.Alors, tonitruant, éclataunchanthissque jen’avaisjamaisentendu.Jenepuisdirequ’ilmetoucha.Jete l’aidéjàdit,leurmusiqueesttropcompliquéepournotreoreille,etellemonteoudescendparfoisàdesnotesquinoussontinaudibles.Mais, me tournant vers Souilik et Essine, je fus frappé parl’expression de leur visage. Il reflétait une extase, unecommunionmystiqueavectouslesêtresàsangvertetbleu.Enbas,danslasalleàdemiéclairéed’unelumièremauve,touslesvisages avaient une expression identique, nostalgique etapaiséeàlafois.Mavoisineàpeaupervencheétaitaussisouslecharme.Seuls,Hélonsursonestrade,Ulnaetsonfrère,etmoi-même ne semblions pas atteints. Soudain une image metraversal’esprit:j’avaisvu,autrefois,surTerre,desactualitésreprésentant les foules de Lourdes dans l’attente dumiracle.C’étaitàcelaquemefaisaientpenserlesmultiplesvisagesdeceshumanitésduciel.Lechantcontinuait:c’étaituneinvocationauDieucréateur,
àlaLumièreprimordiale.Le silence revint. Tous ces êtres d’autresmondes restèrent
longtemps encore immobiles, recueillis. Enfin Azzlem fit ungeste,etlafoulecommençaàsortir.« Je ne savais pas, dis-je à Souilik, que vous, Hiss, aviez
convertitoutesceshumanitésàvotrereligion.—Nousnelesavonspasconverties!Ettusaistoi-mêmeque
je suis incroyant. Les paroles sont inutiles. Lamusique a étécomposéeilyabiendessièclesparRienss,leplusgrandgéniemusical d’Ella-Ven. Elle suffit à nousmettre en transes. Il setrouve qu’elle agit de même sur les autres humanités. Etcomme toutes les religions ont des points communs, en cequ’ellesontdeplusélevé…Maisn’as-turiensentitoi-même?—Non. Et je ne crois pas que votre hymne agisse sur les
Sinzus.—Neledispas!Nelecitespas.Pasencore,dumoins.Mes
compatriotessonttrèssusceptiblessurcepoint.LesHommes-
Insectessontcommevous,etcelaleurasuscitéaudébutdesdifficultés.On amême parlé unmoment de les exclure de laligue. Il est vrai que vous, on ne vous exclura certainementpas!VousêtesnotreseulespoircontrelesMisliks».Le Conseil dura onze jours. Il n’y eut pas d’autre réunion
plénière avant le dernier jour. Tout se passa en comitéstechniques auxquels je participai, mêlé à la délégation hiss.Aprèsunecérémoniedeclôture,nousrepartîmespourElla.Àmonvifennui,lesSinzusrestèrentsurRéssan.Jereprismeshabitudesantérieures.J’habitaistoujourschez
Souilik.Touslesjoursj’allaisàlaMaisondesSages,oùjemelivraisencompagnied’AsszaetdeSzzanàdesexpériencesdebiologie comparée. Assza avait réussi à reproduireartificiellement le rayonnement mislik. Je n’ai jamaisclairementcomprisquelleétaitsanature,maisjepuisdirequece sont des radiations qui n’ont rien de commun avec lesradiations électro-magnétiques. Les Hiss et les Sinzus – etd’autreshumanitésd’ailleurs–ontabordédeschapitresde laphysique dont nos savants terrestres ne soupçonnent mêmepasl’existence.Je me sentais maintenant parfaitement à l’aise sur Ella. Je
parlaislehisssinontrèscorrectement,dumoinscouramment,etn’avaisplusbesoinpour suivreuneconversationdeporterconstamment un casque. J’avais été adopté par les Elliens,j’avais des amis, des relations, un travail. Je faisais trèsofficiellement partie, à titre de membre étranger, de la« Section de biologie appliquée à la lutte antimislik », etcommetel,moi,biologisteterrestre, jecollaboraisavecSzzanetRassenok et j’avais sousmes ordresunedizainede jeunesbiologisteshiss.Jem’étaisfamiliariséàuntelpointaveclavieelliennequ’un jour, au laboratoire, je proférai au cours d’uneconversationavecAsszaun«nous, lesHiss…»Quidéchaînaune légitime tempête de rires. Les Hiss sont réellement unpeuple aimable, plein de bienveillance, malgré une certainefroideurprofonde,plus« facilesàvivre»en toutcasque lesSinzus,dontlasusceptibilitéestgénéralementtropvive.Au bout d’un mois l’astronef revint de Réssan, et j’eus le
plaisirdecompterdansmonéquipeUlnaetAkéion.Mes journées se passaient habituellement ainsi : au lever
d’Ialthar, après avoir déjeuné avec Souilik, je partais pour lelaboratoire.Enarrivant,jepassaisàl’astronef,surl’esplanade,prendre Ulna et son frère. Nous travaillions jusque vers lemilieu du jour. À midi je déjeunais soit à la Maison desÉtrangers, soit, plus souvent, dans l’astronef. Puis nousrevenionsau laboratoire jusqu’àenvirondeuxheuresavant lecoucher du soleil. S’il faisait beau, nous allions nous baignerdanslabaie.Ileûtététrèsdangereuxdenageraularge,carlamerestpeupléedevsiivz,uneespèceparticulièrementvoracedepoissons ;mais augouletde labaie, un rideaudehassrn,parsesrayonsabiotiquesdifférentiels,leurinterditl’entrée.Enplus de nos camarades de labo, Souilik et Essine venaientsouvent nous rejoindre à ce moment-là. Les Hiss sont desnageurs incomparables. Souilik réalisa devant moi plusieursfoisquarante-septsecondesaucentmètres,pulvérisantensejouantnotrerecorddumonde.Les Hiss, comme les Sinzus, pratiquent très volontiers les
exercicesphysiques.NettementmoinsfortsquelesTerriens,ilsnous dépassent de loin par la souplesse. Las d’être surclassépareuxàlanage,àlacourse,ausaut,j’introduisissurEllalelancement du poids, du disque et du javelot, ou plutôt je lesréintroduisis,carautrefoislesHissavaientpratiquédessportsanalogues.À la nuit, nous rentrions chez nous en réob. Souilik
m’apprenaitàreconnaîtrelesétoilesdeleurciel.Nousrestionsparfoistrèstardàlescontempleràl’œilnuoudansunepetitelunette.LesHisssontunpeuplecosmique:chezeux,mêmelesenfants connaissent les constellations. C’est une matièred’examen.ParfoisUlnaetsonfrèrenousrejoignaientdansunpetitenginenformedetorpille,beaucoupplusrapidequelesréobs,maisbienmoinsstable.Pendant que je travaillais dans mon équipe à essayer de
protéger lesHiss contre le rayonnementmislik – nous avionsobtenu quelques faibles résultats –, Souilik et des centainesd’autresjeunescommandantsdeksillss’entraînaientàmanier
les armes qui serviraient dans la grande lutte. Une île futévacuée, au large, dans la mer Verte, et reçut un déluge deprojectiles variés, de la bombe atomique, modèle terrestre,jusqu’à des engins de destruction dont nous n’avonsheureusement pas idée sur Terre, et dont je te décrirai leseffetslemomentvenu.Puis un jour je reçus l’ordre d’apprendre àmanœuvrer un
ksill.Rudetâche,quejemisplusdetroismoisàmeneràbien.Dirigeruntelengindansl’Espacen’estguèreplusdifficilequedepiloterunréob.Ladifficulté,c’étaitlepassagedansl’ahun,et jenedécrochaique lebrevetdedeuxièmeclasse, quelquechose correspondant à notre « capitaine au cabotage ».Néanmoins j’appris à partir par l’ahun et à revenir partâtonnement,surgissantçàetlàdansl’Espace.Jenedépassaijamais le quatrièmeunivers.Aller plus loin d’un seul trait, etsurtoutenrevenir,exigeaitdescapacitésmathématiquesquejenepossèdepas.Jen’aistrictementriencomprisàlathéoriedel’ahun, et jeme servais du ksill commebeaucoup de femmesterrestres, qui conduisent convenablement leur voiture sansriencomprendreaumoteuràexplosion.Siétrangequecelaparaisse,ilmefutbeaucoupplusfacile,
plus tard,decommander l’astronef sinzu.AudiredesHissetdes Sinzus, leurs procédés de passage par l’ahun – que lesSinzus nomment leRr’oor – sont complètement différents. Ilsnesontmêmepassûrsquecesoitlemêmeahun!Eneffet,unksilletl’astronef,voguantdeconcertdansl’espaceetpassantsimultanément dans l’ahun, y demeurant le même tempsinterne,neseretrouventpasensemblequandilsenémergent.La différence peut atteindre, pour de longues distances, unquartd’année-lumière!Jemesouvienstrèsnettementd’unsoirdecettepériode.Par
exceptionSouilik,Essine etmoi-mêmeétions restéspasser lanuitàlaMaisondesÉtrangers.Nousétionsassissurlaplage,attendant Ulna et Akéion. Souilik venait de m’avertirofficiellementdesonprochemariageavecEssine,mariageoùjedevais jouer lerôlede«stéen-sétan».Ulnaarrivaseuleets’assit près de moi. Le ciel était particulièrement pur, et les
étoilesbrillaient,serrées.Souilikmeposaquelquesquestions,et je dus désigner Oriabor, jaune rougeâtre, Schéssin-Siafan,rouge,Béroé,bleuté,toustroisdelaconstellationdeSissantor,etc.«Netournepaslatête:quelleestlagrosseétoiletrèsbleue
qui doit briller actuellement derrière toi, à environ trentedegréssurl’horizon?—Kalvénault»,fis-jed’untontriomphant.Etjemeretournai
pourvérifier.« Mais à vrai dire, ajoutai-je, je ne la trouve pas
particulièrementbleue.—Oh!Celadépendunpeudesahauteursurl’horizon,dit-il
sans regarder. Je suis allé une fois sur une planète deKalvénault.Elleestinhabitée,maistrèsbelle».PuisAkéionarrivaaccompagnédequelquesSinzus,etnous
parlâmesd’autrechose.Depuis, j’ai souvent pensé que je devais être le premier à
avoir remarqué l’anomalie deKalvénault. En effet, étoile trèsproche,àmoinsdesixannées-lumière,archiconnue,elleétaitrarement observéepar lesHiss, tant astronomesque simplescitoyens.Le mariage de Souilik eut lieu environ deux mois elliens
aprèscettesoirée. IlyasurElladeuxsortesdemariages.Leplussimplenecomporteque lacomparutiondesdeuxfiancésdevant un membre du service de l’état civil. Le deuxième,beaucouppluscomplexe,sefaitselonlesritesantiques.CefutlecaspourceluideSouilik,car ilépousait la filled’ungrandordonnateur des Émotions mystiques, nous dirions un grandprêtre.Comme je devais jouer le rôle de stéen-sétan, deux jeunes
prêtres hiss vinrent, huit jours avant la cérémonie,m’apprendre les coutumes. Autrefois, à l’époque des guerresproto-historiques, il arrivait fréquemment que les mariagesentre gens de tribus différentes soient troublés par desguerriers qui s’opposaient au départ de la fille de leur clan.Aussilefiancéchoisissait-il,dansleclandesafiancée,oudans
un autre, mais nécessairement en dehors du sien, un stéen-sétan chargé de protéger les jeunes époux pendant les troisjoursqueduraientlescérémonies.Cestéen-sétanétaitleplussouvent un guerrier connu pour ses exploits, parfois un chefinfluent,ouunprêtre.Bienentendu,denos jours, ilnes’agitplusdecombatsarmés,mais, l’excitationdesboissonsaidant,desérieusesbagarreséclataientparfois.Deplus,l’enlèvementde la fiancée, ne serait-ce que pour une minute, annule lescérémonies. Souilik m’avait élu en tant qu’ami, mais aussi àcause de ma force supérieure de Terrien. Je me mis donc àrecruter,parmi les familiersd’Essine, lesonzeaidesauxquelsj’avaisdroit,etjelesprissolidementbâtis.Lespremiersritessedéroulèrentdanslamaisond’Essineet
furentstrictementprivés.Seulsyassistèrentlesmembresdelafamille, les prêtres etmoi-même, en tant que stéen-sétan. Ilsfurent très simples : de longues prières pendant lesquellesSouilik s’ennuyait, si Essine et les autres étaient réellementrecueillis,quelqueschantstrèsarchaïques,sansaucundecesbrusques passages de l’aigu au grave qui caractérisent lamusique hiss contemporaine. On alluma une flamme verte –couleur de sang ! – qui devait brûler pendant trois jours. Lesecond jour eut lieu la petite promesse : les deux époux sejuraientaideetprotection,maisnonfidélité–enfait,elleestlarègle.Puis eut lieu lepetit banquet, oùne figurèrentque lesamisintimes.C’estletroisièmejourquemonrôledevaitcesserd’êtredetoutrepos.Il débuta par la promesse aux Étoiles : les époux
s’engageaientàéleverleursenfantsdanslecultedelaLumièreet de la haine des Fils de la Nuit et du Froid. Il y eut unintervalledecinqheuresconsacréesà laprière,puisenfin legrandbanquet.Il eut lieu à laMaison duMariage du district.Nous fûmes
plusdequatrecentsàtable.Toutlepersonnelscientifiquedeslaboratoires de laMaison des Sages était venu, quelques-unsdesSageseux-mêmes–grandhonneurqueSouilikdevaitàsavaleur et au fait qu’il avait découvert une humanité à sangrouge.Asszaétaitlàetm’appritqueleMislikétaitmort.Ilvint
unedélégationdescommandantsdeksills,avecl’aidedecampdel’«amiral»,vingt-septSinzus,dontévidemmentUlnaetsonfrère,etunequantitédeHissconnusouinconnus.Jevisavecsurprise,à lagauched’Essine, la jeune femmeHr’benàpeaupervenche. C’était une amie d’université d’Essine, née surRéssan, et elle répondait au doux nom deBeichitinsiantorépanséroset.Ouf!Jefusplacé,avecmesonzecompagnons,àunetablesituéeà
côtédel’uniqueporte.Selonmonprivilège,j’invitaiàmatableUlnaetsonfrère.Onservitunemultitudedeplatsdivers, toussous formede
gelées colorées, dont certaines me parurent délicieuses,d’autres médiocres, ou même franchement mauvaises. Lesboissonsétaientégalement variées, faiblementalcoolisées,devaleurtrèsinégalepourmonpalais.Verslafindurepas,Zéran,le«lieutenantgénéral»delaflottedeksills,fitserviràSouilikle fameux aben-torne des Krens de la planèteMara. Oh ! LatêtedeSouilikquand il futobligédeboirecetteboissonqu’ilexécrait ! Je demandai à en goûter, et fus agréablementsurpris:celarappelaitunexcellentetvieuxwhisky.Ulnaetsonfrèrefurentdemonavis,etnousachevâmeslabouteilleànoustrois,souslesyeuxhorrifiésdesHiss.La plus franche gaieté régnait, comme il est de règle dans
touteassembléeellienne.Jen’avaispaseuàintervenirentantquestéen-sétanetjepensaismonrôlefiniquandj’entendisau-dehorsunerumeur.Asszaétaitparti, rappeléà laMaisondesSages par un travail urgent. Par la porte restée entrouvertepénétrauneclameur : jeme levai immédiatement, ralliaimescompagnons. Une trentaine de jeunes Hiss arrivaient enchantant une antique chanson guerrière. Ils allaient selon lacoutume,essayerdepénétrerde forceetd’enlever lamariée.Jedevaisàtoutprixlesempêcherderéussirpendantunedemi-basike.Labagarre futchaude. Ils foncèrentet furentaccueillispar
une dégelée de coups, oùma force supérieure de Terrien fitmerveille. Je n’avais pas été à pareille fête depuis les tempsanciensoù je jouaisaurugbycommepilier,àcôtéde toi !Le
combatsepoursuivaitdepuisenvironunquartdebasikeavecdesalternativesdiverses,mais«l’ennemi»n’avaitpasréussiàforcerlepassage.Soudain,par-dessuslatêtedesassaillants,jevis un réob atterrir à toute vitesse. Il en jaillit un Hissreconnaissableàsatrèshautetaille:Assza.Ilcourutversnousencriant,maislevacarmem’empêchad’entendre,etAsszane«transmettait»pas,étant trop loin. Je fonçaiaumilieude lamêlée,tapantetcriant:«taisez-vous,taisez-vous!»Pendantquelquessecondesdesilencerelatif,jepusparveniràsaisir:«Kalvénaultvas’éteindre!Kalvénaultvas’éteindre!»
CHAPITREIIIZÉROCHANCEDERETOUR
Alors, brutalement, tant sur nos assaillants que sur mes
compagnonsousurlesgensdubanquet,lesilencetomba.Touscomprirent immédiatement. Jamais, depuis le festin deBalthazar,untel«Mane,Thecel,Phares»nes’étaitabattuàl’improvistesurunefête.Asszanousdonnaquelquesexplications:ilavaitreçudurant
le banquet un mot d’Azzlem lui enjoignant de rejoindreimmédiatement la Maison des Sages. Là, Azzlem lui avaitmontré les spectrogrammes qu’il venait de recevoir del’observatoire central dumontArana.Pourunastrophysicien,lachosesautaitauxyeux:Kalvénaultprésentaitlespectredesgalaxiesmaudites. LaMaison duMariage ne comportant pasdemoyensde télécommunication,Assza avait immédiatementreprissonréob.Souiliks’étaitlevé.Ilapprochaàpaslents.«Sijecomprendsbien,dit-il,lesMislikssontsurlesplanètes
deKalvénault».Ilfitunegrimaceetmurmura:«Cinqannées-lumière.Cinqseulement!— Que la Lumière Primordiale protège Ialthar », ajouta
Essine.Tousseturent.Jeregardailesfigurespâlesdemeshôtes.«Mais,dis-je, ilnedoitpasyavoir longtempsqu’ilssontà
l’œuvrepuisqueSouilikestencoreallésurRissmanilyatroisansetn’arienvu.—JesuisallésurRissman,maisnonsurErphen,Sionetles
planètesSixetSept.IlssontcertainementsurSixetSept.Lesautres sont trop chaudes pour eux, du moins pour lemoment…»Ilyeutunsilence,puisAsszadéclara:«Quoiqu’ilensoit,cen’estpointicilelieudediscuter.Que
le Tsérien vienne avec moi. Que ceux qui ont un poste à
rejoindre le rejoignent, avant ce soir. Il n’y a pas cependantpérilimmédiatpourIalthar.Nousavonsdescoloniessurtoutesnosplanètes,mêmelesplusfroides.EtlesMisliksnepeuventagir de Kalvénault sur notre soleil. Souilik et Essine, que cejour reste votre jour. Vous viendrez nous rejoindre demain àmidi».Nous partîmes, accompagnés par les Sinzus. Dans le réob,
Assza fut plus explicite : non seulement Kalvénault semblaittouchéàmort,maisEl-ToéaetAsselormontraientdans leursspectres des signes inquiétants. Dès le lendemain, les Sages,en accord avec les gouvernements administratifs d’Ella, deMars,deRéssanetleconseildelaliguedesTerreshumaines,décréteraient l’état d’alerte. La situation était claire : lesMisliksenvahissaientlepremierunivers.Comme nous survolions la Maison des Sages, sur la
presqu’îled’Essanthem,nouscroisâmesuneescadredeksills:une centaine, en rangs serrés, qui prenait rapidement de lahauteur. C’était un spectacle étrange que ces lentillesbrillantes filant à pleine vitesse. Ils se perdirent dans le cielbleu.« Le premier vol de reconnaissance vers Kalvénault, dit
Assza.Combienreviendront?Nous ignoronssurquelleplanètese
sont installés les Misliks, ou s’ils sont quelque part dansl’Espace interplanétaire. Pour ceux qui les découvriront lespremiers,ilyaàpeuprèszérochancederetour».Ilrestaunmomentmuet.«Souilikvaêtrefurieux.Ildevaitcommandercetteescadre.—Quelvaêtremonrôle?Demandai-je.—Tupartirasavecladeuxièmeescadre,dansunksillmonté
parunéquipagemixte,deHissetdeSinzus».Quand nous atterrîmes à côté de l’astronef, je vis que
l’escalier de coupée avait été enlevé, ainsi que tous lesdrapeauxextérieurs.Lemonstrueuxnavireavaitfaittoilettedeguerre.Nous entrâmes directement dans la salle du Conseil. Il y
avaitséanceplénière:lesDix-Neufétaientaupremierrang,lesautresderrièreeux.Onmedésignauneplaceausecondrang,avec les représentants des Sinzus. Il y eut peu demots : onn’avait point à décider de la guerre ou de la paix. Les Hissn’avaientpaslechoix,ilfallaitàtoutprixrepousserlesMislikshors du premier univers. Ensuite, on tâcherait de porter laguerredanslesgalaxiesmaudites.On ne pouvait songer à employer l’astronef sinzue pour le
moment. Kalvénault était trop loin pour y aller en traversantl’Espace,ettropprèspourledispositifd’ahundesSinzus.Unepartiedel’équipageprendraitplacedansdesksills,tandisquel’autrereviendraitsurArborchercherdurenfort.L’astronef partit à l’aube, laissant sur Ella Ulna et Akéion,
ainsiqu’unecinquantainedeSinzus.Àmidi,SouiliketEssinearrivèrent et nous partîmes pour l’île Aniasz, point deconcentrationde ladeuxièmeescadre.Nousyarrivâmesneufheuresaprès,l’îlesetrouvantdel’autrecôtéd’Ella.Ladeuxièmeescadrecomprenait172ksillsde typesvariés,
allant du ksill léger, comme celui qui m’avait amené de laTerre, aux énormes ksills lourds de plus de cent cinquantemètresdediamètre,montésparunéquipagedesoixanteHiss,et formidablement armés. Nous marchâmes un moment aumilieu de ces engins, jusqu’à ce que Souilik nous désigne unksilldumodèlemoyen:« Le nôtre. Le « navire amiral », dit-il, mi-plaisant, mi-
orgueilleux.Curieuxnavire, et curieux équipage : il comprenaitSouilik,
chef d’escadre, Snezin, chef de bord, dix Hiss, Ulna. Akéion,Hérang, jeune physicien sinzu, et moi-même, formant à nousquatrela«compagniededébarquement»,et,ànotresurprise,Beichitinsiantorépanséroset, la jeune Hr’ben et un autreHr’ben,Séférantosinanséroset : ilsdevaientessayerunearmenon thermique qu’ils avaient mise au point dans leslaboratoires deRéssan.D’un communaccord,Hiss, Sinzus et« Tsérien », nous amputâmes leurs noms trop longs et lesappelâmesrespectivementBeichitetSéfer.
Pendant les jours suivants, nous nous entraînâmes, sous laconduitedesHiss,à l’emploidesarmesetaumaniementdesksills.Hérang,Ulna et Akéion, habitués à passer dans l’ahunselonlaméthodesinzue,assimilèrenttrèsvite lesmanœuvreset me dépassèrent promptement. Ils m’étaient égalementsupérieurs,évidemment,danslemaniementdesarmessinzues,maisjelessurclassaidansceluidesarmeshiss.Quantàl’armeinventéepar lesHr’ben,nousne l’essayâmespas, carellenepouvaitêtreefficacequecontrelesMisliks.Aumatindusixièmejour,nousfûmesconvoquésàlaMaison
des Sages.Nous nous y rendîmes en ksill, à une prodigieusevitesse.Leséclaireursvenaientderentrer :24ksills sur102.Comme l’avait prévu Assza, les pertes avaient été lourdes.Kalvénault était presque éteint, quoique sa lumière nousparvîntencoreéclatante,àpeinerougie,auboutdecinqans.Souilik eut un petit frisson rétrospectif quand il comprit que,lors de son voyage sur Rissman, les Misliks étaient déjà àl’œuvre depuis deux ans sur les planètes Six et Sept.Actuellement,leursolglacégrouillaitdeMisliks.Commedansle cas du soleil Sklin, ils y avaient construit de formidablespylônesmétalliques. Il ne fallait pas songer à les surprendre,car des groupes de neuf Misliks patrouillaient dans le videinterplanétaire. Les ksills de reconnaissance avaient pubombarderlespylônesdeSix,maisn’avaientpuapprocherdeSept.Notre rôle consisterait à briser les défenses de Sept, àdébarquer–lesSinzusetleTsérien–,àtenterdedétruirelesmystérieux pylônes et à revenir – si nous le pouvions. Nousdisposerions pour cela de véhicules blindés, qui nousmettraientplusoumoinsàl’abriduchocdesMisliks.Dire que ce programme m’enthousiasma, ce serait mentir.
L’idée de débarquer sur ce monde inconnu, pour affronterl’inimaginable, avec pour compagnons des êtres que jeconnaissais à peine, me glaçait d’effroi anticipé. Mais je nepouvais guère reculer. J’étais l’hôte des Hiss, j’avais étéacceptécommel’undesleurs,ilsm’avaientconfiébeaucoupdeleurs secrets. Enfin j’étais insensible au rayonnement mislik,tandis que Souilik et Essine, pour qui le même rayonnement
étaitmortel,n’hésitaientpasuneseconde.Ettoutcomptefait,endéfendantIalthar jedéfendaisnotresoleil, lapossibilitédesurviedenotrehumanité.J’acceptaidonc.Nous partîmes le lendemainmatin. Le passage dans l’ahun
futextrêmementbref,etnousémergeâmesdansl’Espace,prèsde l’orbite de Rissman, la planète Trois du système deKalvénault.Ne va pas conclure de tout ce que je t’ai raconté sur les
systèmes planétaires que chaque étoile a son cortège deplanètes.Enréalité,ilssontrelativementrares.Uneétoilesur190, d’après les Hiss, comporte des planètes. Deux planètessur dix en moyenne sont habitables, et, parmi ces planèteshabitables,unesurmilleenvironportedesêtresquel’onpeutqualifier d’humains. La planète Rissman entrait dans lacatégorie des planètes habitables, mais non habitées, si cen’est par des formes primitives de vie, homologues de cellesquifleurirentsurTerreauCambrien.LaconcentrationdesforceseutlieusurRissman.C’étaitun
mondedetaille intermédiaireentrenotreTerreetMarsSolis.Avant l’invasionmislik, elle avait été éclairée par un radieuxsoleil bleu, un des plus beaux du premier univers d’aprèsSouilik.MaismaintenantKalvénaultbrillaitdanslecielcommeunœilsanglant,rougesombre.Lesolétaitrecouvertdeneigeet de gaz carbonique liquéfié. La température était déjà demoinscentdegrés,touteformedevieavaitdisparu,saufpeut-êtreauplusprofonddesocéansgelés.Je ne saurais dépeindre la désolation de notre camp :
imagine une vaste plainemorne, s’étendant à l’infini dans lademi-obscurité rougeâtre. Par-ci, par-là, quelques tumulus deneige accumulée, en diverses hauteurs, imprécises etmolles.Égailléesentreeux,leslentillesaplatiesdesksills,tachesàlafois brillantes et sombres, entre lesquelles circulaient deminuscules silhouettes engoncées dans des scaphandres. Àmesure que Kalvénault descendait vers l’horizon plat, salumières’étalaitenrefletspourpressurlaglace,pareilsàdesdoigts sanglants pointés vers nous. Je me sentais loin de laTerre, petit être dérisoire perdu dans le vaste univers, à des
milliardsdekilomètresdemaplanètenatale.Ilmevenaituneimpression de fin du monde, d’Apocalypse, d’exil hors dutemps. LesHiss eux-mêmesme parurent alors étrangers, filsd’unmondesansaucunecommunemesureaveclemien.Ulnadevaitressentirdessentimentsanalogues,carjelavispâlirettrembler. Akéion et l’autre Sinzu restaient immobiles devantl’écran,levisagefermé,muets.Dans la salle de commandement, le seall, j’entendisSouilik
qui radiodiffusait ses ordres. Sa voix sonnait calme et froide,mais je pouvais y percevoir la légère vibration qui, chez lesHiss, indique l’exaltation.C’était sonpremier commandementimportantet,sanssefairebeaucoupd’illusionssurseschancesderevoirElla,iléclataitdejoied’êtreàlatêtedelapremièrevagued’assaut,lui,lejeunedécouvreurdeplanètes.Jem’assisdansun fauteuil, récapitulant tout ceque j’avais
appris les jours précédents sur le maniement des armes quej’aurais bientôt à employer, et la conduite du sahien, l’enginblindéqui essayerait denousprotégerdesMisliks.Unemaintouchamonépaule,etUlnameditenhiss:«Ne veux-tu pas descendre surRissman ?Souilik vient de
déclarerquenouspartonsdansunebasike».Sa voix chantante rendait plus fluides encore les syllabes
hiss. Elle était penchée vers moi, ses longs cheveux blondstombant de chaque côté de son visage doré, étrangementhumain parmi les Hiss aux figures vertes. Comprenant mondésarroi, elle me sourit, de ce merveilleux sourire des fillessinzuesquetupeuxvoiractuellementsurseslèvres.—Soit,dis-je,sortons.—Ne t’attarde pas, me cria Souilik. Nous partons bientôt.
Ah!SituavaispuvoirRissmanavant…Maismaintenantc’estfiniàjamais»,ajouta-t-ilplusbas.Nousnenousdîmespasgrand-chose,Ulnaetmoi,aucours
decettebrèvepromenadesurlesolgelédeRissman,entrelesksills.Pourtantdecemomentdatesansdoutenotreentente.Iln’estpasfaciled’être intimeavecunSinzu.Leurorgueilleuseréserveestbien loinde lacordialitéunpeu indifférentede la
majoritédesHiss.Maisquand ilsdonnent leuramitié,c’estàjamais. Comme nous rentrions, Ulna glissa et tomba. Je meprécipitai pour la relever. Je sentis dans mes bras, sous sonscaphandre, son corps souple, et je vis à travers la vitre sesyeuxplongésdanslesmiens.Jecomprisalorsque,malgrélesmilliersd’années-lumièrequiséparentsaplanètedelamienne,elle m’était plus proche, plus chère que toutes les filles deshommesquej’avaisconnuessurTerre.Dans le sas, nos scaphandres ôtés, d’un geste rapide de la
mainellem’effleuralajoue,puiss’enfuitparlaporte.Je rejoignis Souilik dans le seall. Il était entouré d’Essine,
d’Akéion,deBeichitetdeSnezin.«Encequi vousconcerne, voici lamanœuvre.Nousallons
passer dans l’ahun et sortir au ras de Sept. Nous seronsaccompagnésparvingt-cinqksillsàéquipagemixte.Lesautresattaqueront les Misliks et créeront une zone chaude sur laplanète, zone où nous atterrirons. Sept gros ksillsdébarqueront les sahiens, dans lesquels vous monterez, vousSinzus et le Tsérien. Ensuite nous repartirons, car nous nepourrions supporter le rayonnement mislik, ni entretenir lazonechaude.Nousessayeronsdevoussoutenird’enhautavecdes bombes.De votre côté, tâchez d’atteindre et de détruire,unefoisétudefaite,lespylônesmisliks.Il y aura douze sahiens, dont toi, Akéion, tu prends le
commandement. Ensuite, nous viendrons vous chercher dansunesecondezonechaude».D’ungestesec,ilcoupatoutecommunicationaveclesautres
ksills.«Votresahienest leseulàêtrepeintenrouge. J’ai l’ordre
formelduConseildevousrameneràtoutprixsurElla.Pourlesautres,nousferonsaumieux».Il rétablit les communications, donna les consignes. Le
premier vol de ksills décolla dans le crépuscule rougeoyant.Noussuivîmesdixminutesaprès.Souilikréglaminutieusementunappareilcompliqué:«Notrepassagedansl’ahunserasicourtcettefoisquemes
réflexes seraient trop lents pour que je puisse assurer lamanœuvre. Cemécanisme s’en chargera. J’espère ne pasmetromper, car si nous ressortons sous la surface… Tenez-vousbien,jemetsenmarche».Loin sous nous, je pouvais voir sur l’écran du Nadir la
surfacedésoléedeRissman.Ulnavints’asseoiràcôtédemoi,je me cramponnai au bras du fauteuil. L’espace d’un éclair,l’écran fut vide. Puis se dessina sur lui le plus fantastiquespectaclequej’aieencorevu.Nous survolions une plaine bordée de montagnes noires.
L’obscurité était presque totale ; bas sur l’horizon brillait unrubis:Kalvénault.Touteslesdixsecondesàpeuprèss’allumaitsur lesolunbrasierétincelant,découpant lereliefenombresbrutales : les bombes thermiques pleuvaient, la zone chaudeallaitnaître.Souilikparlaitavecvolubilitédanslemicrophone,donnantsesordresàlaflottedesksills.Loinderrièrel’horizon,d’autresformidablesexplosionsilluminaientleciel,découpantla silhouette tremblotante de monts inconnus. Malgré moimonta dans ma pensée un titre de journal : « Notrecorrespondant particulier sur le front de la guerre cosmiquesignale…»Souilikseretourna:«Vite,Slair,tonscaphandre.LesSinzusaussi!Nousallons
atterrir!»Comme je passais devant lui, il se leva et, avec une
spontanéitérarechezlesHiss,medonnaunerapideaccolade.«Bats-toibien,pourIalthar,ettonSoleil!»Essineme fit un geste de lamain.Ulna, Akéion etHérang
surlestalons,jepénétraidanslesas.«Noussommesausol.Sortez.Votresahienestàgauche!»
DitlavoixdeSouilikdansmoncasque.Pistolet thermique au poing, nous sortîmes. Le sol était
jonché de Misliks morts, aplatis, à demi fondus. Le sahien,rappelantparsaformeunevoitureaméricaine,nousattendait.Un Hiss inconnu nous ouvrit la porte. Par prudence, nousgardâmesnosscaphandres.Notre indicatifétait«arta»,mot
quin’existepasenhiss,defaçonàévitertouteconfusion.«Arta,Arta,Arta,éclatalavoixdeSouilik.Dégagezlazone
chaude.Nous devons repartir. Il n’y a pas unMislik vivant àmoinsdequatrebrunns.Lespylônessontàvingt-cinqbrunnsouest-nord-ouestparrapportàvous.Nousvousguiderons.Ici,Paris.Terminé».Par plaisanterie j’avais suggéré à Souilik de prendre Paris
commeindicatif.«Ici,Arta.Entendu.Nouspartons»,réponditAkéion.Il donna rapidement quelques ordres en sinzu pour les
équipagesdessahiens.Jemisenmarche,etnouspartîmes.La conduite du sahien était des plus faciles : un volant
donnait la direction, une pédale plus ou moins enfoncée lavitesse. Un inverseur permettait la marche arrière. Assise àcôtédemoi,Ulnadisposaitd’unclaviercommandantlesarmesavant.Toutcequi sepassaitdansunanglede180degrés sereflétait sur un écran placé devant nous. Hérang, à l’arrière,surveillait le reste de l’horizon. Au centre du sahien Akéion,danssonpostedecommandement,pouvaitcommuniqueravecles ksills ou n’importe quel sahien. Il commandait aussi ledéclenchement de l’arme Hr’ben, dont nous ignorions leseffets.Nous roulâmes environ cinq minutes sans incident, à vive
allure.Leschenillesdusahienmordaientsur lesolgeléde laplanète sans nom, ou bien patinaient sur l’air solide. Devantnous l’horizon était toujours illuminé d’explosions, explosionssilencieusesencemondeprivéd’air,maisdontnoussentionsparfoisl’ébranlementcommuniquéparlesol.Parfois,àcontre-lumière, passait dans le ciel la silhouette d’un ksill, fuseau,ovaleoucercleselonl’incidencesouslaquelleilseprésentait,aurasdusol,àuneprodigieusevitesse.PuisparurentlesMisliks.Cefutd’abord,dansunecrevasse
noyée d’ombre, un scintillement métallique indistinct. Lesahien de gauche tira et, dans le flamboiement de l’obusthermique, étincelèrent les carapaces géométriques, glissantversnous.Aucunn’essayades’envoler.Nouspassâmesàcôté
de blocs de métal à demi fondus, entourés d’aigrettesviolettes:lessurvivantsémettaientenvain.Nous roulâmes sur une plaine, toujours combattant, nous
franchîmesunétroitdéfilé,dont le forcementnouscoûtaunedizaine de projectiles. Derrière nous, les autres sahiensprotégeaient nos arrières, nettoyant les recoins. Puis, commenous débouchions dans un vaste cirque entouré de noiresfalaises, les Misliks changèrent de tactique. Du haut desescarpements ils se laissèrent choir sur nos engins. Nousperdîmes deux sahiens en trois minutes, défoncés, écrasés,avantdetrouverlaparade:elleconsistaàutiliseràlafoislesrayons thermiques et les champs gravifiques intenses. LeMislik,tuédanssonvol,étaitdéviéparunaccroissementsubitde la pesanteur. Pendant ce temps, les autres sahiensarrosaientd’obuslescrêtes.Par un second défilé, nous débouchâmes sur une autre
plaine. Et, loin devant nous, sur l’horizon embrasé, sedécoupèrent les pylônes. Ils s’élevaient à une fantastiquehauteur,sihautquelesexplosionsn’illuminaientqueleurbase.Petit à petit nous en approchâmes, perdant encore troissahiens,anéantissantpeut-êtreplusdecinqmilleMisliks.Plusnous approchions, plus le spectacle devenait fantastique : lesksillslâchaientbombeaprèsbombe,leséclairssuccédaientauxéclairsàunecadencesirapidequ’ilfaisaitpresquegrandjour.Lachaleurdégagée,vaporisantlesmassesdegazgelé,donnaitpourunmomentunsemblantd’atmosphèreàlaplanète,etcebrouillardgazeuxdéformaitlavision,rendantimpossibletouteappréciation des distances.Nous passâmes à côté des débrisd’un ksill de grande taille, écrasé sur la plaine, éventré ; unHissmortétaitsuspenduàunepoutrelletordue.PuisnousnetrouvâmesplusdeMisliksvivants.Àl’extérieur
undenosthermomètreseûtmarquémoinsdixdegrés,cequiétait bien au-dessus de la capacité de résistance desMisliks.Akéion signala le fait à Souilik. J’entendis avec joie celui-cirépondre:«Bien.Nouscessons lebombardementautourdespylônes.
Que vos physiciens descendent à terre, et essaient de
comprendrequelquechoseaudispositifmislik.Nouspouvonsvousprotégerpendantencoreunebasike.Ensuite,concentrez-vousàl’estdespylônes.Nousdescendronsvouschercher.— Demande-lui comment cela marche, là-haut, dis-je à
Akéion.—Pas tropmal. Pas plus de quarante pour cent de pertes,
réponditSouilik.Àtoutàl’heure».Jerangeailesahienaupiedd’unpylône.Lessixautresnous
rejoignirent bientôt. Au-dessus de nous, le pylône lançait sadentelledemétalàl’assautduciel.Hérangdescendit,d’autresSinzus le suivirent. À sept ils se mirent à errer de-ci, de-là,cherchantlestracesdela«Machineàéteindrelessoleils».Jedescendisàmontour,ordonnantàUlnaderesteràbordavecsonfrère.Lepistoletaupoing,jerejoignislesSinzus.Aumilieud’un cercle de Misliks morts, un cadavre de Hiss étreignaitencoresonarme.Jem’approchai.Derrièrelavitreducasquejereconnuslevisage:c’étaitl’étudiantquicommandaitlepostede garde qui nous avait arrêtés, Szzan et moi, le soir del’arrivée desSinzus. Son premier voyage avait été le dernier.Unpeuplusloin,unksill,lacoquetrouéeetbosselée,gisait,àdemidressécontreunmonticule.Àpartlespylônes,iln’yavaitrien,pasuneconstruction,pasuneroute,pasunsignedevieintelligente. Je m’approchai de la base du pylône : elle étaitfaitedecentainesdeMisliksmorts,soudéslesunsauxautres.Aussiloinqueportaitlerayondemalampe,toutecetteénormearchitecture de métal n’était faite de rien d’autre que deMisliks agglomérés. On pouvait encore deviner la formegéométrique des carapaces. La « Machine à éteindre lessoleils » n’existait pas, ou plutôt elle n’était autre que lesMisliks eux-mêmes, dont la mystérieuse énergie, formée enfaisceaux, était capable d’agir sur les réactions nucléairesstellaires.Iln’yavaitrienàglanerpour lesphysicienssinzus,rienpouraucunêtredechair.Tout autour de nous, à quelques kilomètres, les bombes
continuaient à pleuvoir, effaçant la nuit. Le semblantd’atmosphèretransmettaitunroulementsourd,etlesolvibraitsousmessemellesdemétal.Labasikeétaitpresqueécoulée.Je
donnai aux Sinzus l’ordre de regagner les sahiens, et je medisposai à rentrermoi-même.Quand je passai à côté du ksillabattu, je ne sais quelle impulsion me poussa à ramasser lecadavredujeuneHissetàlerapporterdansnotreengin.L’idéemefutinsupportabled’abandonnercetêtreàquij’avaisparlé,suruneplanète étrangère,morte, aumilieude cesFils de laNuit.Nousroulâmesquelquescentainesdemètresàpeine.Àl’est
dutroisièmeetdernierpylône,nousnousgroupâmesencercle,prêts à nous défendre contre un retour possible desMisliks.Maisriennevint.Quelquesinstantsplustardlepremiergrandksill atterrit, puis d’autres, enfin le ksill de Souilik. NousabandonnâmesnotresahienauxHissdupremierksill.SouiliknousattendaitaveclesdeuxHr’ben.ÀlavuedeBeichit,jemesentis confus : nous n’avions pas pensé à essayer la nouvellearme!Beichitsemitàrire,d’unrireplusprochedunôtrequeceluidesHiss:« Nous l’avons utilisée, nous. Elle semble efficace. Vous
essayerezlaprochainefois…—Parés?CoupeSouilik.Nouspartons».Trèsvite, laplanètes’enfonçasousnous,vastemassenoire
piquée çà et là d’une étoile rouge ou bleue : les dernièresbombes De temps en temps notre ksill s’entourait d’un haloviolâtrederayonsthermiques:noustraversionsunessaimdeMisliks agressifs comme des abeilles dont on a renversé laruche, mais peu dangereux du fait de leur isolement relatif.Souilikappelal’unaprèsl’autrelescommandantsdesksillsquilui restaient : 92 au total, sur 172.Regroupée, l’escadre hissplanait,àcentkilomètresdehaut.Hérangfitsonrapportsurlespylônes.« Je ne pense pas, dit alors Souilik, que nous ayons grand
intérêtàdétruirelespylônes.IlsnedoiventêtreefficacesquequandlesMisliksquilescomposentsontvivants.Maissait-onjamais?Regardezbien,vousallezvoirunspectaclequ’onn’aplusvudepuis ladernièreguerred’Ella-Ven, l’explosiond’unebombeinfra-nucléaire.Àtoi,Essine».
Elle fit un geste. Quelques secondes passèrent. Loin sousnous, une petite tache lumineuse descendait rapidement,devint invisible. Et soudain, sur la surface de la planète sansnom,éclatauneétoile.Puiscefutunemonstrueuseintumescenceflamboyante,d’un
violetcru,qui tournaaubleu,auvert,au jaune,aurouge.Laplanète s’illumina sur un cercle dont le rayon devait bienatteindre deux cents kilomètres, montrant ses plaines, sesmonts,sescrevasses,rectilignesetnoireszébruresdanslesolétincelant de givre. Puis tout disparut. Une fumée lumineuseflottaunmoment,sedispersa,s’évanouitdanslevide.«Nouspouvonspasserdansl’ahun»,ditSouilik.
CHAPITREILAGALAXIEMAUDITE
Notreretourfutsanshistoire.LanuittombaitquandSouilik
posa son ksill sur l’esplanade de la Maison des Sages. Loindans leciels’effacèrent lestachesnoiresdesautresksills,enrouteversL’îleAniasz.Noussortîmes.Jemesentissubitementépuisé,sansressort,dominéparuneinvincibleenviededormir.Mescompagnonsnevalaientguèremieuxquemoi.Adosséàunarbre violet, je laissai errer mes regards dans le crépuscule,troplaspourparleroupouréprouverdelajoie.«Essine,conduisUlnaàlaMaisondesÉtrangers,etdormez.
Slair, Akéion, Hérang, vous venez avec moi. Nous devonsrendrecomptedenotremission,ditSouilik.—Nepourrait-onattendredemain?Suppliai-je.—Non.Chaqueminutequipassepeutsignifierlamortd’un
soleil.Tuaurasletempsdetereposer,après».Je montai l’escalier des Humanités comme dans un rêve,
passaidevantmastatuesanslaregarder.Puisjedusperdreàdemiconscience.Jesentisqu’onmetransportait,etjerevinsàmoisous lerayonnementd’une lampeviolette.Àcôtédemoi,étendus sur le même lit, se trouvaient les deux Sinzus etSouiliklui-même.Nousnousétionseffondréslesunsaprèslesautres,àboutdenerfs,dansl’antichambre.Lentement d’abord, puis de plus en plus rapidement les
forcesmerevinrent.Nouspûmesnous lever,rendrecompteàAzzlemetAsszadudéroulementducombat.Maisce futavecunvifsoulagementque jem’étendisdansmon lità laMaisondesÉtrangers, et jen’euscertespasbesoind’utiliser«celui-qui-fait-dormir ». Ialthar était déjà haut dans le ciel quand jem’éveillai. La fenêtre était grande ouverte, il faisaitdélicieusementbonetilmesemblaentendreunoiseauchanter,bienqu’iln’yeûtpasd’oiseauxsurElla.Lechantserapprocha,vint sous ma croisée. Je me levai : c’était Ulna imitant ensifflantlegazouillementdel’Ékanto,lemerveilleuxpetitlézardvolantd’Arbor.Essinel’accompagnait.
«Nousvenionsteréveiller,dit-elle.Azzlemt’attend».Jeletrouvaiaulaboratoire,avecAssza,penchésurl’appareil
qui reproduit le rayonnement mislik. Sur un siège de métal,unejeunevolontairehiss,frêleet jolie,subissaitàcemomentunrayonnementaffaibli.«Nousapprochonsdubut,meditAzzlem.Peut-êtreunjour,
nous Hiss, serons-nous aussi résistants que vous, Tsériens etSinzus.Aprèsune injectiondebsin– tonbsin,Slair–mafilleSenatisupportedepuisdeuxbasikesuneintensitéquiautrefoiseût été dangereuse, sinon mortelle. Hélas ! Sitôt que nousdépassons le degré trois, le rayonnement de trois misliks, laprotectioncesse.Maiscen’estpointpourcelaque je t’ai faitvenir. Tu as ramené le corps deMissan, le seul rapporté surElla. Les autres resteront sur la planète maudite, jusqu’à cequenousayonspuenchasserlesMisliks.MissanétaitlefilsdemonamiStensoss,mortavanttonarrivée,àborddesonksill,quelquepartdansl’Espace.Envertudenosvieillescoutumes,celuiqui ramène le corpsd’unHiss tuéaucombatdevient lefilsdesparentsdumort,etlefrèredesesfrères.Désormaistupourras dire, sans que personne songe à rire : « Nous, lesHiss».C’estuneétrangedestinéequelatienne,ôTsérien!TevoilààlafoisTsérien,SinzuetHiss,filsdetroisplanètes.Va,tudoisassisterauxfunéraillesdetonfrère,danslamaisonquiestdésormaislatienne.Essineteconduira.—OùestSouilik?Demandai-je.— Il est reparti pour Kalvénault, à la tête de mille ksills.
Comme il n’est pas besoin de débarquer, aucun Sinzu nel’accompagne. Ne t’inquiète pas, ils bombarderont de trèsloin».Je partis en réob avec Essine et Ulna. J’appris queMissan
avait été un jeune étudiant prodigieusement doué, qu’Azzlemauraitvouluteniràl’écartdesdangersdelaguerre.Maislaloihissétaitinexorable:encasd’alerte,nulvolontairenepouvaitêtre écarté, et Missan avait été volontaire. Il n’avait plus nipèrenimère,maisunesœuraînée,Assila,«ingénieur»àunegrandeusinedenourriture.
Sademeuresesituaitdansl’îledeBressié,àsixcentsbrunnsaunordde laMaisondesSages– j’aiomisdetedirequesurElla il n’y a guère de continents,mais un très grand nombred’îles, de surface variant entre cellede l’Australie et celledel’île Jersey, sans compter les îlots. C’était une petite maisonrouge,surunecolline,faceàlamer.Essinemeprésenta «ma sœur », une jeune fille à la peau
vertpâle,auregardétrange :sesyeux,au lieud’êtredugrisvert habituel des Hiss, étaient couleur d’émeraude. Ellem’accueillit comme si j’étais vraiment son frère, lesmains encoupe devant son visage, salutation qui n’est usitée qu’entremembresdelamêmefamille.Lesfunérailleshisssontd’uneimposantesimplicité.Lecorps
deMissan futplacésuruneplate-formemétallique,devant lamaison,sousleciel.Unprêtrehissditdecourtesprières.Puis,guidé par Essine, je pris la main d’Assila, nous nousapprochâmeset appuyâmes conjointement surunpetit levier.Nous reculâmes. Il y eut une courte flamme brillante, etl’estrade fut vide. Le prêtre se tourna vers les assistants etdemanda:«OùestMissan?—PartidanslaLumière»,répondirent-ils.Etcefuttout.Selonlacoutume,jerestaicinqjoursdanslamaison.Ulnaet
Essine repartirent le soir, et je me trouvai seul avec Assila.Quoiqu’elle présentât au regard l’impassibilité habituelle desHiss,jesentaisqu’ellesouffrait,maisjenesavaisquedire,tropignorantde l’histoire,desusages,dessentimentsdesHiss. Jecomprisalorsàquelpointmonassimilationétaitsuperficielle.J’erraimélancoliquementdanscettemaison inconnue, furieuxcontre cette coutume hiss, gêné, malheureuxmoi-même. Desheures passèrent, sans que je puisseme résoudre à allermecoucher dans la chambre qui était désormais la mienne depleindroit.Toutétaitsilencieux.Assilaétaitassisedanslasallecommune, muette. Je m’assis à mon tour, et ainsi nouspassâmes la nuit. J’ai rarement senti à un si haut degrémonisolement sur cette planète étrangère que devant cette fille
hiss,aucoursdecetteveilléefunèbre.Puis,aumatin,elleparla.Sanslarmes,sanssanglots,elleme
racontalaviedecejeunefrèresidoué,sipleind’avenir,tuéàsonpremiercombat.Onzemembresdesafamille,déjà,étaientmorts dans la lutte contre les Misliks. Elle se reprochaitamèrementdenepasêtrepartieaveclui,denepasêtremorteaveclui.Ellel’avaitaiméfarouchement,voyantenluiunfuturSage,undeceuxquihonorentlarace.Ellesesouvenaitdesessuccès à l’université, de ses jeux quand il était enfant, dupremier amourdont elle avait été la confidente, elle, la sœuraînée. Et de tout cela il ne restait rien, rien, que la phraseconsacrée:Partidanslalumière.Àmesurequ’elleparlait,lesbarrièresquimeséparaientdes
Hiss s’effondraient. Ces mots, n’importe quelle femme de laTerre aurait pu les dire. Et comme devant leMislik, dans lacryptedel’îleSanssine,jecomprisque,d’unboutàl’autredel’Univers, la douleur et l’angoisse sont lesmêmes. Je trouvaidesparolesdeconsolation,oublianttoutàfaitqu’entreAssilaetmoi secreusait l’abîmedemillionsd’années-lumière.Etcen’estpaslamoinsétrangedemesexpériences.Puis,aveccettesurhumainemaîtrisedesoi-mêmequ’ontles
Hiss,elleseleva,s’occupadenotrerepas.Je restai encore quatre jours avec elle. Puis je rejoignis la
MaisondesÉtrangersdelapresqu’îled’Essenthem.Mais,tousleshuitjours,jepassaisunesoiréeavecAssila.Petitàpetitjeconsidérai cettemaison de l’île Bressié comme lamienne, etAssila comme une proche parente. Actuellement, dans machambre, se trouvent encore mes livres, mes notes, lesquelquesbibelotsquej’aiaccumuléssurcetteplanèteElla.Etje suis sûr que, de temps en temps, « ma sœur » AssilademandeauxSagessijevaisbientôtrevenir.Entre-tempslesplanètesSixetSeptavaientéténettoyéesde
tout Mislik. C’était malheureusement trop tard pourKalvénault,quicontinuaitlentementàs’éteindre.LesquelquesMisliksquiavaientréussiàs’implantersuruneplanèteglacéed’El-Toéa furent exterminés, assez tôt pour que ce soleil ne
s’éteignît point. Quant à Asselor, il ne possédait point deplanètes, et son spectre redevint normal sans qu’aucun Sagepuisseendonnerlaraison.Il estheureuxque lesMisliks soientobligés,pourvivre,de
prendre souvent contact avec une planète. Ils peuventparfaitement vivre dans l’Espace vide, mais seulementquelquesheures.Commentparviennent-ilsàpasserd’étoileenétoile, et surtout de galaxie en galaxie ? C’est encore unprofond mystère. Toutes les tentatives de les détecter dansl’ahunsontrestéesvaines.Certainssavantshisspensentqu’ildoit exister plusieurs ahuns : les Hiss utiliseraient l’un, lesSinzus l’autre, lesMisliks un troisième. Pourma part, je n’aipasd’opinion,maisdirequ’ilexistetroisnéantsdifférentsmesembleunnon-sens.Dans l’entourage des Sages, on commençait à parler du
grand projet. Pendant longtemps, je ne pus savoir de quoi ils’agissait. Ni Souilik ni Szzan n’étaient dans le secret. Asszarestait impénétrable. Ulna n’en savait pas plus que moi.L’astronef sinzu revint, accompagné de vingt-neuf autres quiatterrirentdansl’îleInoss,àpeudedistancedelaMaisondesSages.Ilsrestèrentpeudetemps,puisfilèrentsurRéssanpourdébarquer cinq mille Sinzus, noyau de la future colonied’Ellarbor.SeulsdemeurèrentsurElla,Hélon,Akéion,Ulnaetl’équipage du « Tsalan ». Ella est absolument réservée auxHiss,etc’étaitungrandprivilègedontbénéficiaientUlnaetsafamille.Pourmoi,laquestionneseposaitplus:j’étaisunHiss.JefusfinalementmisaucourantdugrandprojetparAzzlem
lui-même:ilconsistaitàenvoyerunksillexplorerunegalaxiemaudite,c’est-à-direunegalaxieentièrementcoloniséeparlesMisliks.Onchoisitunegalaxiesituéeau-delàde l’universdesKaïens,lesgéantsauxyeuxpédonculés.Jeressentisunchoc:l’expéditionsurlaplanèteSeptm’avait
déjàparurisquée,maisattaquerlesMisliksaupleinmilieudeleurdomainemesemblapure folie, surtoutquandAzzlemmeditfroidementqu’ilcomptaitsurmoipourfaire,avecdeuxoutroisSinzus, le raidde reconnaissance. Jen’étaispas encore,malgrémes expériences passées, habitué à l’idée de l’ahun :
considérédecepointdevue,levoyageverslagalaxiemauditechoisie n’était guère plus long, ni plus dangereux, que nel’avaitétélevoyageversSeptdeKalvénault.Puis le projet sembla abandonné. Je n’en entendis plus
parler. Je reprismon traindeviehabituel, travaillant toute lajournéeaulaboratoiredebiologie,couchanttantôtàlaMaisondesÉtrangers,tantôtchezSouilik,tantôt«chezmoi».Souilikétaitrevenud’unnouveauvoyagedansl’ahun,surlequelilsemontrait trèsdiscret. Je susparEssinequ’il revenaitdechezles Kaïens,mais il nia que ce voyage eût lemoindre rapportaveclegrandprojet.Pendantquelquetemps, jenelevisplusque par courts moments à longs intervalles. Il circulait d’ununiversà l’autre,enmission.LeTsalanpartitàsontourpourRéssan,nelaissantsurEllaqu’AkéionetUlnaquitravaillaientavecmoi.Pendantmes«joursderepos»,quisontobligatoires–trois joursparmoisellien–, jevisitaiavecUlnaetEssinelaplanète Ella. J’eus ainsi un aperçu de l’agriculture et del’industriehiss,dontjenem’étaispasinquiétéjusqu’alors.Surune large bande, de part et d’autre de l’équateur, les Hisscultivent une céréale arborescente, atteignant une dizaine demètresdehaut:ilsentirentlafarinedontilsfabriquentleursbiscuits. Un peu au nord et au sud de cette bande poussentd’autres plantes variées, la plupart à usage industriel,fournissant des produits trop coûteux à produiresynthétiquement. Tout le reste de la planète est resté à demisauvage, ou réservé à l’habitation, sauf les zones polaires oùsontconcentréeslaplupartdesindustries,lesminesexceptées.Les Hiss exploitent intensivement leurs océans, qui couvrentles sept dixièmesde la planète ; je descendis un jour sous lamer visiter les prairies, les cultures sous-marines et lespêcheries.Leur sourced’énergieprincipale vientde ladissociationde
matière,dissociationpousséeàundegréquenousn’imaginonspas. Ils utilisent non point les constituants du noyau desatomes, comme nous commençons à le faire, mais lesconstituantsdecesconstituants,cequ’onpourraitappelerlesinfra-nucléons.Choseimportante,leurénergieprincipalen’est
pas de nature électrique, mais, bien que j’aie vu leursgénératrices,etquejemesoisserviquotidiennementdecetteénergie, jenepuispasplus ladéfinirqu’unbraveSénégalaisnepourraitdéfinir l’électricité.Toutceque jepuisdire, c’estquecesgénératricessontfortcomplexes,ethabituellementdegrandetaille.LesHisssontdesphysicienshorsligne,etmêmeBéranthon,legrandsavantsinzu,lorsdesonpassagesurElla,dutavouerquebiendes inventionshiss luiétaient inconnues,sinon incompréhensibles. Il est tout à l’honneur des Hiss deconstater que, loin de vouloir garder leur savoir pour eux-mêmes, ilsontouvert leursuniversitésdeRéssanàtoutes leshumanitésdelaligue,àchargederevanche.PendantuncourtséjoursurRéssan, j’eusl’occasiond’assisteràuneconférencesur l’astronomie faite par un homme-insecte du douzièmeunivers:jenecomprisquepeudechoses,maisjevislesplusbelles photos du ciel et de planètes que j’aie jamais vues. Leconférencier ressemblaitàunegrossemante religieuseverte,déployant en parlant des bras démesurés et dentelés.L’auditoire comprenait des échantillons de presque tous lestypes«humains»représentéssurRéssan.Souilik cessa enfin ces voyages, mais je ne le vis pas plus
pour cela. Il passait ses journées enfermé avec le Conseil.Essine ne le voyait guère plus que moi. Aussi fis-je macompagniepresqueexclusived’Ulnaet de son frère.Puis, unjour, comme nous travaillions au laboratoire de biologiecomparée, Assza nous fit appeler. Il nous tendit trois courtscylindresdemétal,munisd’unegrossecrosse.«Vosarmes.Cesontdespistoletsthermiquesperfectionnés.
En accord avec l’Ur-Shémon, le Conseil vous a choisis pourfaire le raid de reconnaissance vers la galaxiemaudite. Vousdisposerezd’unksillspécial.SouilikvousaccompagnerajusquesurlaplanèteSswftdel’étoileGrenssdel’universdesKaïens.Ilal’ordred’yattendrevotreretour.Rappelez-luicetordreaubesoin.Vouspartezdanshuitjours».Oh!Ceshuitjours.Commeilsmeparurentàlafoislongset
brefs!AkéionetUlnaconsidéraientcommetoutàfaitnormal,eux, les enfants de l’Ur-Shémon, de partir les premiers au
combat.Aubesoin,ilsl’eussentréclamé.Maismoi,Seigneur!J’avaisbeaumedireque j’étaispratiquement invulnérableaurayonnement mislik, que la coque de notre ksill seraitspécialement renforcée pour résister aux chocs, que jedisposerais des armes les plus puissantes, et enfin qu’il nes’agissait pas de combattre, mais de reconnaître les lieux, jesentaismoncœurbattre à se rompreà la seule évocationdecette aventure. J’avais le vague pressentiment d’unecatastropheimminente.Ellenemanquapasdeseproduire,etmêmemaintenantquejesuisrevenu,mêmequandjepenseàce que j’ai depuis risqué au milieu des torpilleurs de soleilsmorts, j’hésiteraisàrecommencer,dût-onmepromettre laviesauve, la puissance, la gloire, et toutes les belles filles detouteslesplanètes!Nous partîmes sans encombre. Souilik, accompagné
d’Essine,dedeuxautresHissetdeBeichit laHr’ben,pilotaitson vieux ksill habituel, le Sesson-Essine, c’est-à-dire enfrançais, laBelleEssine. Je fusassezembarrasséquandUlname demanda de lui traduire les caractères hiss peints sur lacoque du nôtre, car si elle parlaitmaintenant couramment lehiss, et un peu le français, elle ne lisait aucune des deuxécritures. Cette inscription était une fantaisie de Souilik. Lesksillsneportentpasdenom, simplementunnuméroàmoinsqueleurcommandantneprennesurluidelesbaptiser.Ilavaitnommé lemienUlna-ten-Sillon, ce qui signifie Ulna, toi monrêve. Akéion, lui, connaissait suffisamment l’écriture hiss, et,voyant mon embarras, traduisit malicieusement : l’union desPlanètes.Ulna-ten-Sillon était un ksill de très petite taille, triplace,
prototypedesksillsdecombatquifurentensuiteconstruitsengrandnombre.Leconfortyavaitétésacrifiéà l’efficacité.Lepostedecommandeétaitencombrédetableauxdebordvariés,contrôlantlesmachines,lesarmes,lesinstruments.Lasecondepièce comportait trois couchettes superposées, tout le resteoccupéparlesmoteurs,lesréservesdevivres,lesmunitions,lesas de sortie, les réservoirs d’air. La coque, épaisse de onzecentimètres, en alliage extra-dur, pouvait, m’assura Souilik,
supporterlechocd’unmisliklancéà8000brunnsparbasike,c’est-à-dire près de 4 000 kilomètres à l’heure, vitesse quin’avait jamais encore été observée. Et même, en admettantqu’elle soit crevée, il restait la coque interne,épaisseen toutde sept centimètres. Insensibles comme nous l’étions aurayonnementmislik,nousdevionsêtreinvulnérables.Nouspassâmessimultanémentdansl’ahun,defaçonquenos
deuxksillssoientenglobésdanslamêmebulled’espace.Nousensortîmessimultanément,àunmilliondekilomètresenvironde la planète Sswft. C’était une fort belle planète, de taillemoyenne,unpeuplusgrossequelaTerre,surlaquellevivaientquelquescentainesdemillionsdeKaïens.NousatterrîmesprèsdelavilledeBrbor,dansl’hémisphèrenord.QuelleétrangeracequecelledesKaïens!Ilsmesurentàpeu
prèsdeuxmètrestrentedehaut,ontlapeauverdâtre,uncrânechauveetrond,desyeuxglauquespédonculés,pasdenez,etune bouche largement fendue garnie de dents minuscules ettrès nombreuses. Malgré leurs bras et leurs jambes longs etgrêles,ilsdonnentl’impressiond’êtrepresqueaussilargesquehauts. Je ressentis immédiatement pour eux une aversionirraisonnée,que toute leuramabiliténeput jamaisvaincre. Ilen fut de même pour Akéion et Ulna, et même pour Essine.Souilik, lui, les connaissait depuis sesmystérieux voyages, etavait des amis parmi eux. Leur civilisation est particulière :médiocres astronomes, physiciens passables, ils sont deprodigieuxchimistes.Utilisanttrèspeulemétal,leurindustrieesttoutentièrefondéesurlesmatièresplastiquesdesynthèse.Surleplanspirituelilsont,m’assuraSouilik,deremarquablespoètes, de profonds philosophes, des peintres et sculpteurséminents.Maisjenepuisenjuger,n’ayantjamaisséjournéquequelquesheuressurlaplanèteSswft.Nousnenouséloignâmespasdenotreksill. Il reposait sur
un vaste espace nu, sur lequel atterrissaient de nombreuxengins volants, de type hélicoptère, entièrement en matièreplastique transparente, moteur compris. Nous nous assîmesdans une légère construction, analogue à quelque « bar del’escadrille»,oùl’onnousservituneexcellenteboissonverte.
Souilik discuta un moment avec trois Kaïens, puis nousrestâmes seuls. À distance, contenue par des gardes armés,une foule dense nous contemplait, et contemplait les deuxksills.Leventnousapportaitparboufféessonodeurépicée.Nousfûmes longtempssilencieux.Toutavaitétédit.Souilik
nous quitta, accompagné d’Akéion. Ils allaient vérifier unedernièrefoisleUlna-ten-Sillon.Machinalement, jechargeaietdéchargeaimonpistoletthermique.EssineparlaitbasàUlnaetBeichit,etellespouffèrentenmeregardant.Souilikrevint.«Frère,c’estlemoment.Rappelle-toiqueleConseilveutdes
renseignements, et non des exploits. Reviens. Soyezprudents».Penchéversmoi,ilajoutaàvoixbasse:«LesSinzussonttropbraves.ModèreAkéion!»Nous arrivâmes près du ksill. Souilik me mit une dernière
foislamainsurl’épaule,puispartitencourant.Deloin,EssineetBeichitsaluèrent.Ulnaétaitdéjàdansleksill.Jemecourbai,etypénétraiàmontour,lecœurbattant.Laporteétaitàpeine ferméequenousdécollâmes. Il avait
étéconvenuavecSouilikquenousresterionsexactementdeuxbasikes et demiedans l’ahun, et quenousne changerionsdedirectionsousaucunprétexte,defaçonquelesHisssachentoùvenir nous chercher, en cas d’accident. Nous ne devions pasresterabsentsplusdevingtjourselliens.Noussortîmesdel’ahunaumomentconvenu.Surlesécrans
devision,toutétaitd’unnoird’encre,tachetédepâles lueursovales: lesgalaxiesencorevivantes.Uned’elles,plusproche,couvraitàpeuprèslasurfacedelalune.Akéionmelamontra:«L’universdesKaïens,jesuppose.Nousenvenons».Si, par magie, nous avions eu à notre disposition un
télescopedepuissanceinfinie,nousaurionsvucetuniversnonpointqu’ilétait«àprésent»,maistelqu’ilétaitplusdecinqcentmilleansavant!Sur l’écranspécial, fonctionnant selon leprincipedu radar,
lesondessness,sepropageantdixfoisplusvitequelalumière
– eh oui ! La théorie d’Einstein est non point fausse, maisincomplète–,dessinaientlecercled’uneplanète.«Laplanètedetailleconvenablelaplusproche,aditSouilik,
remarquaUlna.Celle-cisemblefairel’affaire.— Nous descendons, répondit Akéion. Aux postes de
combat!»Jem’assisdevantlatabledecommandedesarmes.Ulnaprit
le guet. Devant moi, sur un écran, se reflétait tout l’espaceenvironnant, dans les quatre directions cardinales, plus lezénithet lenadir.Ulnadisposaitd’unécranplussensible,quipermettaitdegrossiràvolontételleoutellezone.Sauflatachedelaplanète,rienn’étaitvisible.« Nous allons survoler à faible hauteur. Clair, la zone de
chaleur!»J’abaissai le levier correspondant. Notre ksill s’entoura
immédiatement d’une zone portée à 300 degrés absolus, ouplutôt d’une zone dans laquelle tout objet aurait été portéimmédiatement à 300 degrés. Nul Mislik ne pouvait nousapprochersanspérir,etcettetempératurerestaitsuffisammentbasse pour ne point nous incommoder si nous sortions enscaphandre.La surface de la planète emplissaitmaintenant tout l’écran
dunadir,etoncommençaitàpercevoirdesdétails:chaînesdemontagnes, anciennes rivières gelées, larges surfaces pluslissesquiavaientsansdouteétédesocéans.Nousdescendionstoujours.Surlarived’undecesocéansmorts,jeremarquaiunevaste
formepyramidale,extraordinairement régulière. Je la signalaiàUlnaqui,modifiant leréglage,putladiscernerendétail.Etjel’entendismurmurer:«SeigneurÉtahan!C’étaituneplanètehumaine!»C’étaituneville,eneffet,outoutaumoinscequienrestait.
Ellegrossissaitrapidementetsaformegénéralepyramidaleserésolvait à mesure en clochetons, en obélisques s’élançantfurieusementverslecielnoir,deplusenplushauts,deplusenplus serrés en approchant du centre. Elle devait couvrir des
milliersd’hectares,etsonplushautclocherculminaitàplusdemillemètres.Jerestairêveur:quellefantastiquecivilisation,aboliedepuis
desmillionsetdesmillionsd’années,avaitconstruitcettecité?Tulesais,j’aitoujoursétépassionnépourl’archéologie.Ilmeprituneenvieinvinciblededébarquer:JeledisàAkéion.«Nousallonsd’abordfaireletourdelaplanète.Sinousne
voyonspasdeMisliks,nousdébarquerons».Pendant des heures défilèrent sous nos yeux les continents
gelés. Enmaint endroit, nous vîmes des ruines,mais aucuneaussiimposante.Malgrédefréquentspassagesaurasdusol,ilnous fut impossible d’apercevoir un seul Mislik. Nousretournâmes donc vers la fantastique ville morte, que nousilluminâmes d’un rai de projecteur. Sous la lumière, lesconstructionsétincelèrentd’airgeléetd’or.Nous atterrîmes sur une grande place, au pied d’un
clochetondontlesommetseperdaitdansleciel.Il futdécidéqu’Ulnaetmoidescendrionsàterre,tandisqu’Akéionresteraitdans le ksill, prêt à toute éventualité. Nous revêtîmes nosscaphandres,prîmesdesréservesd’airpourdouzeheures,dela nourriture comprimée, que l’on peut absorber à l’intérieurduscaphandre,nosarmesetunebonneréservedemunitions.Puisnoussortîmes.Noushésitâmesuninstantsurladirectionàprendre.Leksill
setrouvaitsuruneplacevaguementcirculaire,surplombéedetouscôtéspard’énormesconstructions.Aucontactdelazonechaude,l’airsolideseliquéfiait,sevaporisait,etunebuéenouscacharapidementnotreappareil.Nousnenouseninquiétâmespas,etmarchâmesdroitdevantvous.Nous pénétrâmes sous la voûte d’une rue couverte. Toutes
les portes de métal vert étaient fermées. Elles me parurentétrangementbassespar rapportà lagrandeurdesbâtiments.Nous continuâmes pendant un kilomètre environ, évitant deprendre les embranchements, pour ne point nous égarer. Lesfaçades étaient désespérément nues, sans aucune inscription,sans aucune sculpture, sans rien qui puisse nous parler de
cette humanité disparue. Je songeais à forcer une porte enmauvais état quand nous sentîmes le sol trembler sous nospieds.Pressentantunecatastrophe,jeprislamaind’Ulnaetjel’entraînai, courant vers la place. Là où se trouvait tout àl’heure leksill, iln’yavaitplusqu’unénormeentassementdematériaux divers, de pierres et de métal. Le clocheton degauche, sous l’action de la chaleur probablement, s’étaitécroulé sur l’Ulna-ten-Sillon.De temps en temps, sans bruit,tombaientd’autresdébris,s’accumulantenpyramide.Ulnas’adossaàuneparoi,etjel’entendismurmurer:«HenlAkéion,Akéionsétanson!»Rien ne bougeait. Silencieusement, une énorme charpente
chutàsontour, fitdeuxoutroissoubresauts,s’immobilisaenhaut de la pyramide. Nous étions perdus sur cette planèteinconnue, avec encore onze heures d’air respirable, à desmilliardsdelieuesdetoutsecours.Alors,scintillantdetoutesacarapacedanslerayondemon
phare,parutlepremierMislik.
CHAPITREIIAUXPRISESAVECLESMISLIKS
L’homme,et jeprendscemotdanssonsenslepluslarge,y
incluant les Hiss, les Sinzus, etc., est une étrange créature.Nousétionsperdussansrecours,maisnousnesongeâmespasun instant à abandonner la lutte. À peine le premier Mislikavait-ilmontrésacarapacequejetiraisurlui.Ilfuttuéavantd’avoirpuémettre.Lecœurbattant,nousguettâmes:riennevenait. Il était dangereuxde rester sur la place, tant à causedes matériaux qui continuaient à tomber que parce qu’elledonnait aux Misliks la possibilité de s’envoler et de nousécraser. Aussi nous reprîmes le passage couvert que nousavions déjà exploré, après un dernier regard au tas dedécombres sous lequel gisaient l’Ulna-ten-Sillon et Akéion.Dans cet espace resserré, nous n’avions plus que deuxdirectionsà surveiller.Nousdépassâmes lepointauquelnousnous étions arrêtés, nous traversâmes une autre place. Ellegrouillait de Misliks, qui émirent violemment quand nousarrivâmes,maisenvain.Nous fûmesobligésde lesenjamber,et je pus constater qu’il s’agissait d’une autre race que celleque j’avaiscombattuesurSeptdeKalvénault,plus large,pluscourte, de forme différente. Leur fluorescence, au lieu d’êtreviolette,tiraitversl’indigo.Nousmarchâmes plusieurs heures dans les rues de la cité
morte, sans trouver une porte ouverte, ni une seule que jepuisseforcer.Pouruneraisoninconnue,leshabitants,avantdedisparaître,
avaientsoigneusementclosleursmaisons.Laseuledécouverteintéressante que nous fîmes fut un véhicule à six roues, trèsbas,àplusieurskilomètresdenotrepointdedépart.Commejemedisposaisàl’examinerendétail,nousfûmesassaillisparlesMisliks. Ils arrivaientpar centaines,planantàquelquespiedsdu sol. Même tués par nos pistolets thermiques, ilscontinuaient sur leur lancée, et nous eûmes grandmal à leséviter.Puisilschangèrentdetactique,arrivantsivitequ’onne
lesvoyaitpasvenir,cequinousobligeaànousaplatirausoletà établir un véritable tir debarrage, auprixd’uneeffrayanteconsommationdemunitions.Auboutdequelquesminutes, lesoletlesparoisdelarueétaientsichaudsqu’ilsrayonnèrentsuffisammentpourinterdirelepassageauxMisliks,etl’attaquecessa.Nousnousassîmestristementsurunseuildetroismarches.
Ilnousrestaitencoretroisheuresd’air,troisheuresseulement.Lafatiguecommençaitànousterrasser,et,àtraverslavitreduscaphandre, je pouvais voir les yeux cernés et le visage lasd’Ulna.Nousparlionspeu.Jesaisbienquedanslesromansleshéros choisissent toujours les situations désespérées pour sefaire de tendres aveux, mais je puis te dire que nous n’ypensions nullement. Nous restâmes assis longtemps. Jesomnolai.Ulnamesecouabrusquement:«LesMisliks!Ilsreviennent!»Ils revenaient en rampant cette fois, contournant les
cadavres de leurs congénères. Risquant le tout pour le tout,nousleslaissâmesapprocher,seconcentrer.Puisnoustirâmes.L’und’euxeut letempsdebondiret,nousmanquant,enfonçala porte à laquelle nous étions adossés.Ulna se glissa par letrou,etjelasuivis.Nousnoustrouvionsdansunevastepiècenue,oùd’informesdébrismarquaient laplacedecequiavaitpuêtredesmeubles.Nouscherchâmesenvainunescalierouun ascenseur conduisant aux étages supérieurs. S’il avaitexisté,ilétaitluiaussitombéenpoussière.Enrevanche,nousdécouvrîmesunpassagequinousamenadansunsouterraindefaibledimension, où jedusmarcher courbé.Nous comprîmesvite que ce souterrain doublait la rue, plus bas. Nouscontinuâmes à le suivre, négligeant les embranchements qui,comme nous le vîmes une ou deux fois, conduisaient à despiècesanaloguesàcelleparoùnousétionsentrés,aussinues,sauf quelques débris sans importance pour nous.Ma passionarchéologiqueétaitpourlemomentmorte!Puis, insensiblement, le souterrain commença à descendre.
Nous n’y prîmes pas garde, marchant comme dans un rêve,tant et si bien que jeme heurtai violemment à une porte demétal.Lepassagefinissaitlà.Surcetteporte,pourlapremièrefois, je vis une sculpture, une roue rayonnante ou un soleilstylisé.Stoppés dans notre marche, nous sentîmes la fatigue
s’abattresurnous.Ilyavaitdixheuresquenousmarchions,etilnenousrestaitplusd’airquepouruneheure. Jeconsultaismachinalement le baromètre fixé au poignet de monscaphandre:lapressionatmosphériquen’étaitpasnulle,etlethermomètremarquait 265 degrés absolus.Nous étions doncdansunezoneinterditeauxMisliks.Quantàl’air,ilyenavait,biensûr,maissipeu!Iln’yenavaitmêmepasassezpourquenous puissions utiliser le léger compresseur placé derrière lecasque. Néanmoins c’était bon signe, et peut-être, si nousarrivions à franchir cette porte, pourrions-nous trouver uneatmosphèreassezdensepourêtreutilisable.Fébrilement, nous examinâmes la porte. Elle ne comportait
nul loquet, nulle serrure,mais je commençais à être familieraveclesmoyensperfectionnésdefermeture.Patiemmentnoustâtonnâmes tout autour de l’huis, pressant sur les rayons desoleil, essayant de les faire pivoter. En vain. Une demi-heures’écoula.Lentement,inexorablement,l’aiguilledumanomètreàoxygènetendaitverslezéro.Puis,aumomentoùnousabandonnionstoutespoir,laporte
grinçaets’ouvrit.Nous larefermâmes :en facedenous,uneporteidentiquenousbarraitlaroute.Ulnamurmura:« Nous sommes dans un sas. Peut-être y a-t-il de l’air, de
l’autrecôté?»Nous essayâmes de nous souvenir des gestes que nous
faisionsquand lapremièreportes’étaitouverte.Auboutd’unmomentnoustrouvâmeslebonmouvement:enfoncerlerayonsupérieurenluiimprimantunlégermouvementverslagauche.Et nous pénétrâmes dans une pièce obscure, mais où lapression était presque d’une atmosphère ellienne. Je mis encontact l’analyseur : les cadrans virèrent au rouge, il y avait
assezd’oxygènepournotre respiration,etaucungaz toxique.Prudemment je dévissai la vitre de mon casque, aspirai unebouffée. L’air était sec et frais, parfaitement respirable.Nousétions,sinonsauvés,dumoinsassurésd’unlongrépit.Lasalleétaitnue,etsemblaitseterminerencul-de-sac,sans
autre porte que celle par laquelle nous étions entrés. Lapremièrechosequenousfîmesfutdenousdébarrasserdenosscaphandres, encombrants et lourds à nos épaules fatiguées.Harassés,nousnousétendîmescôteàcôteet,lumièreéteinte,nousendormîmesrapidement.Monsommeilfutagité,etjemeréveillaiayantrouléjusqu’à
l’autre bout de la salle. Tâtonnant pour trouverma lampe, jem’assis et saisis dans l’obscurité, à hauteur de ma tête, unmince levier. Il céda, et le miracle se produisit : une portesembla béer au fond de la pièce, découpant sur un rectanglelumineux une silhouette humaine. De petite taille, elle seprofilaitàcontre-lumière,sibienque jenepusdistinguersestraits.Puiselledisparutbrusquement,et, à saplace,apparutune boule de feu, pendant qu’unmot étranger sonnait àmesoreilles.«Ulna,criai-je,réveille-toi!»Labouledefeudisparut,remplacéparuncielconstellé.Puis
apparut l’imaged’uneplanète, vuede trèshautd’abord,puisdeplusenplusprès.Sousnosyeuxdéfilèrentdesmontagneset des forêts, des océans et des plaines, tandis que la voixétrange répétait : Siphan, Siphan, Siphan. Je compris quec’étaitlenomdecetteplanète.Lesolcessadedéfiler,etnousvîmes,maiséclairéepar les
rayons d’un soleil éclatant, la ville dans laquelle nous noustrouvions, et dont le nom devait être Gherséa. Ses placesgrouillaient de véhicules et d’êtres, que nous voyions de trophautpourbienlesdistinguer.L’écran, car c’était un écran, montrait maintenant la
campagne avoisinante, plantée de végétations pourpresrappelant l’arbre Sinissi d’Ella, et, à ce que me dit Ulna, leTren-Tehor d’Arbor. Sur une route bleue filait un véhicule
analogueàceluiquej’examinaisquandlesMisliksnousavaientattaqués.Nouslesuivîmes.Larouteescaladaitunemontagnejusqu’à un observatoire placé au sommet : du moinsinterprétâmes-nous ainsi cette construction. Pendant quedéfilaientces images,nousentendionsuncommentairetoutàfait inintelligible pour nous. Le champ se concentra sur levéhicule,d’oùsortitunêtrebipède,munidequatrebras,àtêteronde.Nousnepûmesvoirsestraits.Ilentradanslebâtiment.Laprojection cessaun instant, puis reprit avecune vuedu
soleil:lentement,nouslevîmesperdredesonéclat,rougir.Etnouscomprîmesalorsquenousvoyionsl’histoiredelafindecemonde.Lepersonnageduvéhiculedevaitavoirétéunsavant,ou un homme important, car nous le revîmes à maintesreprises, parlant devant des conseils,manœuvrant d’étrangesmachines, commandantdes armées, et, tout à la fin, tombantfoudroyédansun scaphandre transparent, devant lesMisliks.Maisauparavantnousl’avionsvudirigeantdestravaux,réglantdeminusculesappareils,puisfermantdeuxportesornéesd’unsoleil flamboyant, portes que nous reconnûmesimmédiatement. Le film se terminait montrant un de cesétranges individus soulevant une dalle, sous le levier quej’avaisactionné.Bienentendu,une fois la stupeurpassée, nous cherchâmes
cettedalle:nouslatrouvâmessanspeine.Elles’ouvraitsurunescalier en colimaçon, que nous descendîmes, ayant denouveau revêtu nos scaphandres par prudence. Nousparvînmes dans une grande pièce, illuminée d’une doucelumièreverte.Uneportenousconduisitdansuneautre salle,puisdansuneautre,puisencoreuneautre,enenfilade.Si lapremière était vide, les autres étaient à moitié remplies decoffresmassifsdemétal,quenousne réussîmespasàouvrir.Enfin, tout au bout, nous trouvâmes un autre escalier encolimaçon, qui nous amena, au bout d’un quart d’heure demontée, à une coupole transparente, isolée par un sas, quidonnaitsuruneplainenoire,endehorsdelaville.Uneporte-sas permettait de sortir. Comme le sol fourmillait deMisliks,nousnel’utilisâmespascettefois.
Alors commença pour nous une étrange existence, qui seprolongeapendantunmoisterrestre.Nousavionsmaintenantde l’air en quantité, et Ulna découvrit qu’au lieu de prendretroisboîtesdemunitionsderéserve,elleavaitprisdeuxboîtesseulementetuneboîtedevivrescomprimées.Cetteboîtenouseûtpermisde tenirplusd’unan,maisnousn’avionsde l’eauquepourdeuxmois.Le«sacdescaphandre»contienteneffetun petit appareil ingénieux qui permet de récupérer, sur lesplanètesmortes,l’eauquisetrouvemêléeauxgazliquéfiésousolidifiés, mais la cartouche de séparation et purification nedure qu’un mois. Néanmoins, nous pouvions maintenantespérerlavenued’uneexpéditiondesecours,carnousavionssuiviscrupuleusementlesinstructionsdeSouilik.Ulna, maintenant que nous n’étions plus en danger
immédiat, donna fibre cours à son chagrin. J’essayai de laconsoler : étant donné la solidité du ksill, il se pouvaitparfaitement bien qu’Akéion soit encore vivant, et qu’il soitlibéréenmêmetempsquenous,dèsquelesHissarriveraient.Je ne pus la convaincre. La réalité était pourtant bien plusfantastiqueencore!Nous n’avions rien à faire quemanger, dormir et attendre.
Nousfîmessouventrepasserlefilmdelafindecemonde,quenousfinîmesparsavoirparcœur,etnousbénîmesmaintesfoisle génie qui, pour sauver la mémoire de sa race, avait faitconstruirecerefuge.JememisàobserverlesMisliksdepuislacoupole transparente. Ils s’aperçurentvitedenotreprésence,mais,comprenantqueleurrayonnementétaitsanseffet,etquela coupole était trop dure pour qu’ils puissent la briser, ilscessèrentrapidementdefaireattentionànous.Jepassaides journéesentières,retranchéderrière lasolide
cloison transparente, à les observer. Je me comparais à unbiologiste étudiant, sous sonmicroscope, denouvelles formesmicrobiennes ou de nouveaux insectes. Évidemment, j’étaisplacé dans des conditions défavorables, ne pouvantexpérimenter. Pendant tout le mois que dura notre captivité,nous nous acharnâmes à essayer de saisir la signification deleurs mouvements. Je peux dire, je pense, que, de tout
l’univers,noussommeslesêtresqui lesconnaissent lemieux,exceptéeux-mêmes.Ehbien,ledernierjour,nousn’étionspasplus avancés que le premier. Nous ne décelâmes rien quiressemblât à une activité ordonnée, dans le sens que nousdonnons à ce terme, rien qui ressemblât à un instinct, rienmême qui rappelât un simple tropisme. Et pourtant, depuismon expérience de l’île Sanssine, je savais qu’ils possédaientune intelligence, quoique sans aucune communemesure aveclanôtre,etunesensibilitébienplusaccessiblepournous.LesMisliksont,c’estévident,desorganesdessens,encore
que nous ne puissionsmêmepas imaginer ce qu’ils sont : ilsévitaientparfaitementbienlacoupole,etnelaheurtèrentquevolontairement, au début. Ils étaient certainement conscientsdenotreprésence,etnousreconnûmesvite les«étrangers»par lefaitqu’ilsémettaientenpassantprèsdenous.Certainshabitaient la ville morte : nous apprîmes à les distinguer, àquelquesdétailsdescourbesdelacarapace.Voici ceque j’aipuobserverde l’existencedesMisliks : ils
s’agitentconstamment,semblentignorerlesommeil;nousensuivîmes un, nous relayant, Ulna et moi, pendant plus decinquante heures. Il ne cessa de décrire des sinuositéscompliquéessurlesol,àpeudedistancedelacoupole.Onenvoit rarement d’isolés,mais on ne peut dire qu’ils vivent pargroupes,carleursbandessedésagrègentfacilement,telMislikpassant d’un groupe dans un autre sans raison apparente.Parfois ils s’agglomèrent en essaimsqui comprennent jusqu’àcent individus, et qui finissent par fusionner en une seulemasse métallique. L’état de coalescence dure de quelquessecondesàplusieursheures.Puislamassesedisloque.Jecrusaudébutassisteràleurmodedereproduction,maisilsortdeces essaims exactement lemême nombre d’individus qu’il enestentré.Nous étions gênés dans nos observations par la portée
relativement courte de nos lampes – hors de leur rayon, toutétait obscurité – et surtout par le manque d’appareilsenregistreurs. J’aurais donné beaucoup pour avoir à madispositionuncasqueamplificateurdepensée,telceluiqueje
portais dans la crypte. Alors peut-être aurais-je pu avoirquelqueslueurssurcesmonstres.Maisnousétionslà,derrièrenotrevitre,spectateursimpuissants.Àforcederéfléchir,j’échafaudaicependant,surl’originedes
Misliks, une théorie que j’exposai plus tard à Assza, et qu’iljugea plausible. Tu sais évidemment qu’au voisinage du zéroabsolus’établitlasupra-conductibilité,etquelarésistancedesmétaux au courant électrique devient presque nulle. On peutimaginer que les ancêtres desMisliks, qui ont pu différer deceux-ciautantquelapremièrecellulevivantesurTerrediffèredenous,ontdûleurexistenceàunphénomènedecegenre.Uncristal de ferro-cupro-nickel, peut-être, a pu se trouver placé,surunmondemort,dansunchampélectro-magnétiquevarianttrès rapidement et de façon complexe, et une sorte de vieélectrique apparaître ainsi. Une fois ceci admis, le reste del’évolution, jusqu’aux Misliks, n’est guère plusincompréhensiblequenotrepropreévolutionterrestre.Cebloca pu induire à son tour cette forme particulière de vie chezd’autres blocs, des variations se sont produites, desdiversifications.SilerayonnementmorteldesMisliksn’estpasélectro-magnétique,iln’enrestepasmoinsqu’ilssontentouréségalementd’unpuissantchampdecettenature.Letroisièmejour,notreprovisiond’eauépuisée,nousfûmes
obligésdefaireunesortie.NouschoisîmesunmomentoùdeuxMisliks seulement étaient en vue. Je sortis le premier, lesfoudroyai.Ulnaemplitàlahâtenossacsd’unmélanged’airetd’eausolide.Aprèsbiendesefforts,jeparvinsàouvrirundescoffres de métal des salles inférieures : il contenait unempilementdeplaquesdemétal,gravéesdesignesrappelantl’écriturekmère.Noustransformâmescecoffreenciterne;àlasecondesortie,nouseûmeslachancedetrouver,surlagauche,desblocsdeglaced’eaupure,etnouspûmespresqueemplirnotre réservoir. Ce fut heureux, car par la suite les Misliksfurentpresquetoujoursennombreàproximitédelacoupole.Quand je pense à l’accumulation fantastique de
circonstancesheureusesquinousontpermisdesurvivre, j’enarriveàmedemandersinousn’avonspasjouid’uneprotection
divine spéciale. Mais d’autre part il est évident que, commeceuxquin’ontpasdechancenereviennentpaspourledire,etils sont incontestablement les plus nombreux, ceux quireviennentsont justementceuxqui,parhasardouautrement,ont vu les circonstances les favoriser. Néanmoins, à mesureque passaient les journées, je commençais à douter de notresurvie. Ulna, pour sa part, n’espérait plus depuis longtemps.Elle, si courageuse dans le combat, se laissait aller à unetristessefunèbre,dueengrandepartieàlamortdesonfrère.Et jemedésespéraisdelavoirdejourenjourpluspâle,plusmorne,plusfaibleaussi,carellenemangeaitpresquepas.Ellerestait de longues heures assise près de moi, me tenant lamain. Et quoique je connusse parfaitement ses sentimentsenversmoi,etelleceuxquejeluiportais,nousnepouvionsytrouver de réconfort, car la rigide éducation sinzue prohibeformellement tout mot d’amour quand le deuil est sur unefamille.Parlerd’amouràunefillesinzuequivientdeperdreundesesprochesestpirequ’unegrossièreté,c’estuneobscénité.Unjour,sitoutefoisonpeutparlerdejoursuruneplanètede
l’Empire des Ténèbres, nous étions assis dans la coupole.QuelquesMislikstraversaient lerayondemonphare.Dans leciel luisaient faiblement les taches oblongues des galaxieslointaines. Alors, subitement, une lumière éclatante jaillit dequelque part dans l’Espace, erra sur la ville, découpant enombres chinoises la silhouette des tours et des clochetonsélancés. Elle passa sur la coupole, nous forçant à fermer lesyeuxavecuncridedouleur.«Ulna,lesHiss!LesHiss!»Fébrilement, je l’aidai à mettre son casque, assujettis le
mien. Il fallait à tout prix signaler notre présence. Je glissaidans mon pistolet une vingtaine de « balles chaudes »entrebâillailaporte,tirai;ces«balleschaudes»,aucontrairedes«ballestièdes»quisecontententd’éleverlatempératureà quelques dizaines de degrés au-dessus du zéro centigrade,produisentunechaleurdeplusieurscentainesdedegrésetunevivelumière.J’arrosaiungroupedeMisliks,àbonnedistance;quand mon pistolet fut vide, Ulna me tendit le sien. Le
projecteur tâtonna sur la plaine, passa une ou deux fois surnous, puis se fixa. Lentement,me sembla-t-il, en réalité aussivitequelepermettaitlaprudence,l’enginsauveurdescendait.Lalumièreduprojecteursereflétaitsurlesolgelé,créantunezone de pénombre, dans laquelle je vis enfin, à quelquesmètresdehaut,uneénormeombrefusiforme:cen’étaitpasunksill,maisunastronefsinzu,leTsalan!«Ulna,lestiens!»Ellenemeréponditpas,écrouléesur lesol,évanouie.Je la
saisisdansmesbras,courusversl’astronef,maintenantposée,dansunbrouillardd’airliquidebouillant.Jepataugeaidansdesmassesàdemiliquéfiées,trébuchaipar-dessusunMislikmort,culbutai sans lâcherUlna. Deux formes en scaphandreme laprirent,uneautremetintlebras,meguidant.Nousmontâmesl’échelle de coupée et je me retrouvai une fois passé le sas,danslacoursiveduTsalan,devantSouiliketAkéion.Mapremièreréactionfutincongrue:jeprisSouilikàpartie,
luidisantqu’iln’auraitpasdûvenir,quec’étaittropdangereuxpourlesHiss.Ilnesedémontapas,secontentantdesourire:«C’est tout Slair le Tsérien ! Jamais content. Il fallait bien
quejeviennepourmontrerlechemin!—EtAkéion?Dis-je.—Akéionétaitcomplètementperdu,aprèssonaventure.Ilte
raconteracela,toutàl’heure».DéjàonnousdébarrassaitdenosscaphandresUlna,encore
évanouie,futtransportéedansl’infirmerieoùj’étaismoi-mêmepassé autrefois. Vincédom, leur grand docteur, s’empressaauprèsd’ellequoiquecenefût,dit-ilimmédiatement,qu’uncaspour étudiant débutant. Quand elle rouvrit les yeux, je sortisavecSouiliketledocteur,lalaissantavecsonpèreetsonfrère.Unquartd’heureplus tard,nousétions tousréunisdans le
poste de commande. Le Tsalan était déjà dans l’ahun, ou,comme disent les Sinzus, dans le Rr’oor, en route vers lagalaxie desKaïens, où attendaient Essine et Beichit, avec lesksills.EtAkéionnousracontasonextraordinaireaventure.Quandleclochetonétaittombésurl’Ulna-ten-Sillon, ilavait
été projeté par le choc contre une paroi, et fut assommé. Ilrestainconscientplusdetroisbasikes.Quandilrepritsessens,ils’aperçutvitequ’ilétaitensevelisouslesdécombres.Ilnesetracassapasoutremesurepourlui-même,ayantdel’airetdesalimentspourplusieurssemaines,mais il fut fort inquietpournous, et songea immédiatement aux moyens de se dégagerpournousportersecours.La coque avait bien résisté, aucune fuite d’air ne s’était
produite. Les moteurs fonctionnaient, mais ils furentimpuissantsàsouleverl’amasdedébris.C’estl’inconvénientdecespetitsksills.Trèsrapidesetmaniables,ilsnesontpastrèspuissants. Alors, bien qu’il fût parfaitement conscient dudanger qu’il courait, il décida de passer dans l’ahun, puis derevenirsurcetteplanète.Lamanœuvresemblas’effectuernormalement,saufqu’ilfut
considérablement plus secoué que d’habitude. Mais quand ilfit, presque immédiatement, lamanœuvre inverse, au lieu desurgir dans l’Espace à proximité relative de la planète qu’ilvenaitdequitter,ilsetrouvadansunnoirpresqueabsolu,quemêmelesradarssnessnepouvaientpercer.Trèsloin,trèspâle,unetachelumineusedevaitmarquerunegalaxie,ouplutôtunamasdegalaxies.Icilerécitd’Akéionfutinterrompuunlongmomentparune
discussiontechniqueprovoquéeparSouilik.LesHissexplorentl’ahundepuispluslongtempsquelesSinzus,etpossèdentàcetégard la mentalité d’un commodore anglais par rapport auxcapitainesdesautresnations.Voicicequej’enaicompris:Le passage dans l’ahun s’étant effectué non point dans le
vide, comme de coutume, mais à la surface d’une planète,l’impulsion(?)avaitétébientropforte.Labulled’espaceavaitété complètement décollée de notre univers, et, traversantl’ahun,siceverbetraverseraunsenspourlenon-espace,étaitalléecreverdansundesuniversnégatifsquienserrentlenôtrecommelepainlejambondusandwich.Akéion surgit donc dans l’Espace d’un univers négatif, fort
heureusement pour lui très loin de toute concentration de
matière. Il fut un moment sans comprendre où il était. Detempsentempslecompteurderadiationscrépitait,etl’aiguillemarquait une brusque arrivée de rayons pénétrants. Cescompteurs servent à indiquer les régions de l’Espace où ladensité des rayons cosmiques est dangereuse. Mais lerayonnement reçu n’avait aucune des caractéristiques durayonnement cosmique habituel. Du reste celui-ci, si loin detoutegalaxie,eûtdûêtretrèsfaible.Soudain,ditAkéion,jecompris.Jemesouvinsd’uncoursque
j’avais suivi autrefois sur la possibilité théorique d’universnégatifs, et ses conséquences. Le rayonnement quej’enregistrais était dû à quelques rares atomes de matièrenégative qui, au contact de la matière positive du ksill,s’annihilaientenphotonsultra-durs.D’unmomentà l’autre jerisquais de rencontrer une zone de l’Espace où la matièrenégative serait plus concentrée, et alors, adieu tous lesUnivers ! » Fébrilement, il consulta l’enregistreur de courbespatiale,lechronospatiomètre,l’enregistreurdesurface-limite,et tous les appareils compliqués qui servent à la navigationahuno-spatiale. À condition de bien calculer son impulsion, ilavait encore quelques chances de retrouver notre univers.Quoique fort brave, et de tempérament calme, il s’énervait.Essaied’imaginercettesituation:perdudansununiversplusétrangerqueceluidesMisliks,àlamercid’unanéantissementflamboyant,àchaqueseconde.Et,pourrythmersespensées,lecraquementpresqueininterrompumaintenantducompteurderadiations!Il batailla avec les abaques, écrits en chiffres hiss, fit des
calculsfiévreux,lesrecommença.Toutsemblaitcorrect.Alors,les dents serrées, il lança le ksill dans l’Espace, à l’allureconvenable,puispassadansl’ahun.Presque aussitôt il en ressortit.Mais au lieu de se trouver
quelque part dans la galaxie maudite, il émergea au milieud’une galaxie bien vivante, illuminée de millions de soleils,perdudans notre univers. Pendant unmoment il se demandas’iln’avaitpasfaituneautrefaussemanœuvre,s’iln’étaitpaspassé, au-delà de l’univers négatif, dans un autre univers
positif.Il dirigea son ksill vers une étoile, l’écran grossissant lui
ayantrévéléuncortègedeplanètes.Ilatterritsuruned’elles,après en avoir fait le tour : elle semblait déserte, avecseulementunevievégétale.Ilrestalàplusdehuitjours,ayantperdu tout espoir de nous sauver, faisant et refaisant descalculscompliqués.Ici s’intercala une autre discussion technique, à laquelle je
doutefortqu’Einsteinlui-mêmeeûtcomprisquelquechose!Ilrepartit,passadenouveaudans l’ahun,réatterritsurune
planète, refit ses calculs, ayant chaque jour davantagel’impressiond’être irrémédiablementperdu.Enfin,auboutdevingt-sixjours, ilsetrouvaauxenvironsd’unmondehabité.Ilpiqua droit sur lui et arriva sur la planète des Kaïens, àquelques kilomètres seulement du point où Souilik attendaitnotreretour.Pour lui aussi la chance avait joué,mais une chance servie
parlavolontéetlascience.Le Tsalan atterrit à l’aube sur la planète Sswft. Essine et
Beichitnousfirentunaccueilenthousiaste.Jerevisavecplaisirmonksill,leseulenginquieûtjamaispénétrédansununiversnégatif.SacarapaceétaitàpeinecabosséeparleschocssubissurSiphan.Le soir même, je demandai à Hélon de me donner sa fille
commeépouse.
CHAPITREIIILESTORPILLEURSDESOLEILSMORTS
Nous ne nous attardâmes pas sur la planète des Kaïens.
Nous atteignîmes Ella vers le milieu de la journée. J’étaisépuisé, nerveux, anxieux. Àma requête,Hélon avait répliquéqu’ilmedonneraitréponsesurElla,lesoirdenotrearrivée.LaissantUlnaencoretrèslassedansleTsalan,jepartispour
lasalleduConseilavecSouilik.Monrapport,aussiprécisquepossible, concluait que les Hiss semblaient malheureusementavoirraison,etquetoutepossibilitédecoexistencedesMisliksetdeshumanitésétaitimpossible,toutaumoinsdanslemêmesystème solaire. Mais, ajoutai-je, si nous devons jalousementdéfendrenosgalaxies,jenevoispaslapossibilitéd’exterminerles Misliks, qui sont certainement des trilliards dans desmilliersdegalaxies.Cette conclusion ne fut pas du goût de la majorité de
l’assemblée.Endehorsdelamenacequ’ilsfontpesersurtoutevie protoplasmique, les Misliks représentent pour les Hiss,l’ennemimétaphysique,leprincipeduMalquidoitêtreextirpédel’univers.UndesSagesmerétorqua:« Tu as dit que la planète Siphan avait été une planète
humaineconquiseparlesMisliks.Pourquoinesecontentent-ilspas des planètes glacées que nous ne pouvons habiter ?Pourquoi éteignent-ils nos soleils ? Non, il n’y a aucuncompromispossible.Ilsdoiventdisparaître!—Maislaluttedureradesmillionsd’années!Sipuissantes
quesoientvosarmes,vousnepourrezreconquérirlesplanètesune à une ! Et qu’en feriez-vous, de ces mondes glacés quevousnepouvezhabiter?»Oublianttotalementquej’étaisunHissd’adoption,jeprenais
presquelepartidesMisliks.« Nous n’avons que faire de ces planètes mortes,
quoiqu’ellespuissentcontenirdesmatièresutiles.Nousavonsassez des mondes vivants déserts. Mais les Misliks doiventdisparaître.Et,puisquelachaleuretlalumièrelestuent,nous
rallumeronsleurssoleils!»Manquantàlaplusélémentairepolitesse,jehurlai:«Quoi?— Snisson a dit que nous rallumerions les soleils, me
répondit Azzlem. Ou tout au moins nous essaierons.Théoriquement,c’estpossible.Pratiquement,celarisqued’êtreplus difficile.Mais nous essaierons, et, pendant ton absence,les expériences préliminaires ont déjà commencé. Nous temettronsaucourant,quandlemomentseravenu».Jerestaisuffoqué.Certesj’avaisvu,depuismondépartdela
Terre,leschoseslesplusfantastiquessesuccéder.J’admettais–j’étaisbienforcédel’admettre,l’ayantvudemesyeux–quelesMisliks, cesêtresétranges,aient lepouvoird’éteindre lesétoiles.MaisquelesHiss,quin’étaientaprèstoutquedeshommes,
pensentàrallumercesétoiles…Jemesentaissaisidevertige.Azzlemcontinuaitcalmement:« Je ne pense pas que l’expérience décisive puisse être
réalisée avant un an. En attendant, nous continuerons peut-êtreàexplorerlesgalaxiesmaudites,maissansfairedegrandeoffensive,quineserviraitqu’àfairetuerpourriendesHissoudesSinzus».Surcesmots,laséancefutlevée.Jesortis,rejoignantSouilik
quim’attendait.Jeluirépétaicequiavaitétédit.« Je sais. Une équipe spéciale de physiciens vient d’être
formée.Ellecomprend,sousladirectionduSinzuBéranthonetd’Assza, une centaine de Hiss et presque autant dereprésentants de chaque humanité. Notre amie Beichit faitpartiede ladélégationHr’ben.Etsais-tuquicommandera lesksillschargésdelaréalisationduprojet?—Non.—Moi-même. Et peut-être seras-tu chargé des équipes de
débarquement.Tuasl’airdet’entirerassezbien»,ajouta-t-ilenriant.Le Tsalan avait atterri à son emplacement habituel. Je
l’évitai, allaimepromener sur le rivage, à l’endroit où j’avais
vuUlnapourlapremièrefois.QueHélonnem’aitpasréponduimmédiatementmesemblaitunmauvaissigne.Jesouhaitaisetappréhendais à la fois le coucher du soleil. Le ciel était sansnuages,deladoucecouleurmauvequ’ilprendsouventsurEllaquandletempsesthumide,aucoucherd’Ialthar.Jem’assissurlesablefin.Derrière moi, des pas crissèrent sur le sable. Un Sinzu
s’approchait,saluait:« Song Vsévold Clair, l’Ur-Shémon t’attend », dit-il, me
donnantmontitresinzu.Je le suivis. La proue du Tsalan étendait son gigantesque
cône au-dessus de nos têtes.Hélonm’attendait dans le postecentral,avecAkéionetcinqSinzusâgés,dontVincédom.« Tu as demandé hier ma fille Ulna comme épouse,
commença-t-ilsanscirconlocutionsinutiles.Théoriquement,tuen as le droit ; tu es Sinzu-Then et Song. Mais, et je puisl’affirmer, ayant consulté nos amis les Hiss, ce serait lapremièrefoisqueseproduiraitunmariageentrehumanitésdeplanètes différentes. Jusqu’à notre rencontre, nous n’enconnaissions aucune qui soit assez proche de la nôtre pourqu’une telle union soit envisagée. Il n’y a jamais eu demariagesentrelesHissetlesKrens,quileurressemblenttantquelesHisseux-mêmessaventàpeinelesdistinguerdeleurscompatriotes. Mais nos biologistes affirment, pour t’avoirexaminé lors de ton passage dans notre hôpital, quechimiquement,tonprotoplasmeestindiscernabledunôtre.Tuportes du reste en toi des fragments d’os sinzus, d’artèressinzuesdetissusinzu.Tonmétabolismeestidentiqueaunôtre,tu as le même nombre de chromosomes, et probablement lemême nombre de gènes. Ton cas est donc unique. La seuledifférenceestquetuascinqdoigts,aulieudequatre,maisnoslointains ancêtres avaient eux aussi cinq doigts. Il ne sembledoncpasyavoird’obstacles,autresquepsychologiques.MaisUlna – il sourit – consent. En conséquence je te réponds oui.Aucun mariage ne devant avoir lieu dans les familles deShémons, en dehors de Bérisenkor, la capitale d’Arbor, vouspartirez dès que lesHiss le permettront. Je dis : dès que les
Hisslepermettront,carsituesSinzu-Ten,tuesaussiHiss,etégalementTerrien.Jemedemandeavecanxiété,plaisanta-t-il,àquelleplanèteappartiendrontvosenfants!»Pendant ce long discours, j’avais été sur des charbons
ardents.Laconclusionmeremplitdejoie.Jem’inclinai,selonlecérémonial sinzu. Remercier eût été une impolitesse : on neremerciequepourlesdonsdepeudevaleur.« Je t’avertis, repritHélon, que selonnotre coutume, tune
doispaschercheràrevoirUlnamaintenant.Tunelareverrasplusquelejourdevotremariage.Maisnulnet’empêchedeluienvoyerdesmessages».Je sortisduTsalan le cœur léger. Je tombai sur l’inévitable
Souilik,àquij’apprislanouvelle.« Tout le monde se marie donc, répondit-il. Essine et moi,
Ulna et toi, et je viens de voir Beichit qui m’annonce sonmariage avec Séfer. Seulement, dans ton cas, tu es en fauteavecnosusages.—Commentcela?—Tuasétémonstéen-sétan,etiln’yapasunanquejesuis
marié. Tu me dois l’amende coutumière. Autrefois, c’eût étéunelourdeamende:unblocdeplatinegroscommelepoing!Aujourd’hui,situneletrouvespas,lepremierlaboratoirevenuseferaunplaisirdetelefabriquer.TonmariageauralieusurArbor,jepense.Commentiras-tu?JesaisqueleConseiltientàgarder ici tous les astronefs sinzues. Veux-tu que je t’yconduiseavecmonksill?»Etc’estainsique, trois joursplus tard,nouspartîmespour
Arbor, Souilik, Essine, Hélon, Akéion et moi, avec Ulnaenferméedansunepièceoùjenepouvaislavoir.Je te raconteraiun jour les somptueuses cérémoniesqui se
déroulentaumariagedelafilled’unUr-Shémon.JeteparleraiaussidessplendeursdecetteplanèteArbor.AutantEllaestunmonde calme et serein, autant les planètes mortes que j’aivisitées sont des lieux d’horreur, autant Arbor est une terresauvage et belle, avec ses océans d’un bleu violet, sesmontagnes de vingt kilomètres de haut, ses immenses forêts
vertes et pourpres, sur lesquelles les Sinzus veillent avec unsoin jaloux.Oh ! Je ne suis pasprèsd’oublier le court séjourque je fis aprèsmonmariagedans la vallée deTar.Nousn’yrestâmesquesixjoursd’Arbor,c’est-à-direàpeuprèshuitfoisvingt-quatre heures terrestres. Il y a là un bungalow réservéauxjeunescouples,aumilieud’unedesforêtsdontjeviensdeparler,àmi-pented’unvallonencaisséoùcouleuntorrentbleude glacier. Quelques kilomètres plus bas, le torrent estendigué,etformeunlacsurlesbordsduquelsedresselavillede plaisance deNimoë. Et pourtant, nul Sinzu ne dépasse lalimite invisiblequisépare lavalléeréservéedu lac.C’estunevieille coutume, qui existait je crois aussi chez nos IndiensApaches,quelesjeunescouplesdoiventpasserquelquesjourscomplètement isolés. À mon point de vue, c’est à inscrire àl’actifdelacivilisationsinzue.Aupassif,àmongoûttoutaumoins, il fautporter lamanie
descérémonies:aucunpeuple,saufpeut-êtrelesChinois,n’està ce point cérémonieux. Une fois nos six jours de solitudeécoulés, il me fallut participer à toute une série de fêtes, devisites. Mon ignorance des coutumes me faisait toujourscraindre de commettre des impairs, et je me sentis soulagéquandlesShémonsmefirentsavoirque jepourraisretournersurEllaquandilmeplairait.J’eus encore sur Arbor une étrange expérience. Akéionme
conduisitunjourauprincipalobservatoiredelaplanète,dansl’hémisphère austral. Et là les astronomes me montrèrent,perdue dans la constellation de Brénoria, une pâle tache delumière:notregalaxie.Danslepluspuissantinstrument–quin’est pas fondé sur le principe du télescope – cette tache serésolvaitenunepoussièred’étoiles,disposéeenspirale.Parmices étoiles, noyées dans l’irradiation de ses puissantscompagnons,setrouvaitnotrehumblesoleil.Etautourdecettepetite étoile tournaitmaTerre natale, si loin, siminablementinvisible. La lumière que je voyais était partie depuis deuxmillions d’années et, en admettant que la science des Sinzuseût permis de voir la Terre, tout ce que j’aurais pu espérerapercevoireûtété,peut-être,quelquesmisérables famillesde
pithécanthropes,àl’oréed’uneforêt.Maintenant que je suis revenu surTerre, chaque soir où le
temps le permet, Ulna et moi regardons la nébuleused’Andromède. La voir me fait toucher du doigt, pourrait-ondire,l’immensitédesdistancesquej’aiparcourues.Lagalaxiedes Hiss est trop loin, hors de portée, même pour nostélescopesgéants.Maisvoircettepetiteopale,etpenserquelafemmequiestàcôtédemoiyestnée,etquej’ysuisallé…Au bout de trois mois nous repartîmes. Souilik vint nous
chercher comme il avait été convenu. Nous décollâmes del’astroportdeBérisenkor,encombréparlesénormesastronefsqui assurent la liaison entre Arbor et les autres planètescolonisées par les Sinzus. Notre ksill paraissait minuscule àcôtéd’elles.À peine étions-nous partis que Souilik me confirma que je
ferais partie de son état-major de « torpilleurs de soleilsmorts».IlsemblaitêtredevenuunpersonnagesurElla.JemesuislongtempsdemandépourquoilesHissnecessaientdemenommer à des postes importants… et dangereux ! J’auraiscertainement été plus à ma place dans mon équipe debiologistes. Les Sinzus ne manquaient pas, qui partageaientavec moi l’immunité au rayonnement mislik, et qui, de plus,étaient d’excellents physiciens. Mais je crois que les Elliensavaient tout à fait pris au sérieux mon assimilation, et que,pour eux, j’étais un Hiss, un Hiss à sang rouge, et non unétrangercommelesSinzus.Deplus,ilyaentreSouiliketmoiune vraie et profonde amitié, et, en insistant pour que jel’accompagne, ce jeune Hiss exceptionnellement aventureuxdans ce peuple d’aventuriers scientifiques me faisait le plusbeaucadeauensonpouvoir,l’aventure.Il m’est arrivé maintes fois de maudire, non point cette
amitié,maissesconséquences!À notre retour sur Ella, nous nous installâmes dans ma
maison de l’île Bressié. Ulna et « ma sœur Assila »s’entendirentfortbien.Nouscontinuâmesàtravaillerprèsd’un
an dans notre équipe de biologistes, cherchant à immunisertotalement lesHisscontre lerayonnementmislik.Finalement,celanousapparutcommethéoriquementimpossible:lesondesparticulières émises par les Misliks détruisent le pigmentrespiratoiredesHissetdetoutesleshumanités,sauflesSinzusetnous-mêmes.Etàmoinsdechangerdepigmentrespiratoire,cequiestévidemmentimpraticable,iln’yarienàfaire.Asszaétudia la question du point de vue de la physique, et arrivaexactementaumêmerésultat.Cependantnousparvînmes,parl’injection de certaines substances chimiques, à retarderl’action lytiquependantquelque temps,àconditiondenepasavoiraffaireàunrayonnementtropintense.Un soir, comme nous sortions du laboratoire, Souilik nous
entraîna dans son ksill, et sans explications, décolla. Jecommençaisàêtre familiariséavec laconduitedecesengins,et auboutdepeude temps il fut évidentquenousétionsenroutepourMars.NiUlnanimoi-mêmen’yétionsjamaisallés,aussi prîmes-nous la chose du bon côté. Le voyage se fit àl’allure spatialemaxima pour cette distance, le dixième de lavitessedelalumière.Marsestuneplanètesauvage,quiressembleunpeuàArbor,
maisenplusaride.Nous survolâmes le solde trèshaut,puisSouilikfitpiquersonksilldroitsurunénormebâtiment,l’usineprincipale où étaient construits les ksills pour toutes lesplanètes.Que le termed’usinen’éveillepasen toi l’idéed’unfracasinsupportable.LesHissonthorreurdubruit,ettoutsepassaitensilence,oupresque.Lesksillsétaientassembléssurunechaîne,pardesautomatesquesurveillaientderaresHiss.Nous passâmes dans les vastes halls sans nous arrêter, etSouilik nous introduisit dans un immense hangar où sepoursuivait la construction d’un ksill de proportionstitanesques:mesurantplusdetroiscentsmètresdediamètre,sur une épaisseur de soixantemètres, il ne présentait pas laforme en lentille classique, mais plutôt celle d’un dômesurbaissé. Nous restâmes un moment à le contempler. PuisSouilikdit:«Notre futur vaisseau, avec lequel nous irons rallumer les
soleils.—Maispourquoicesdimensions,etcetteforme?Dis-je.Elles sont nécessaires. L’engin qui servira à rallumer les
soleils est énorme,etnepeutêtre lancé. Il nous faudradoncatterrirsurlasurfacedesétoilesmortes.Ortusaiscommemoique la pesanteur y est effroyable, et que nous serionsimmédiatement aplatis sous notre propre poids si nous nedisposions pas d’un champ antigravitique intense. Pour créerce champ, il faudra dépenser une énergie fantastique : aussiest-ceunevéritablecentralequiserainstalléedansceksill.Laforme en dôme permettra au ksill de mieux résister à sonproprepoids.Detoutefaçon, jedoutefortquenouspuissionsresterplusd’unebasikesurunsoleilmort!»Plusieursmoispassèrentencore.Petitàpetit,jem’habituais
à l’idée de participer à cette expédition impossible. Les jourscoulaient, très calmes. Dumoins semblaient-ils calmes.Mais,sur les Trois Planètes, tout ce que l’univers comptait decerveaux prodigieusement doués travaillait jour et nuit à lagrandeœuvre.Parfois, cependant, jemeprenaisàpenser,encontemplant les tranquilles paysages d’Ella, que toute cettesérénité recouvrait une activité vertigineuse, et jeme sentaisperdu,loinenarrière,commeunpauvrenégrillonemportéparunexpress.Au laboratoire je travaillais avec acharnement. Je me
considérais en quelque sorte comme l’envoyé de la Terre, lereprésentant de notre civilisation occidentale, si fière de satechnique, techniquedépassée,oh!decombien,danstantdecantons de l’univers. Il me semblait que si je faisais unedécouverteimportante,j’affirmeraisainsimondroitàvivresurElla, je cesseraisd’êtreunparentpauvre,unecuriosité,pourdevenir un membre de la communauté des Terres humaines.Aussilisais-jetardlesoirlespublicationshiss,etjemefaisaistraduireparUlnalestravauxsinzus.Grâcesensoientrenduesàmesmaîtresterrestres:simesconnaissancesétaientsouventdéficientes,mesméthodesde travail étaientbonneset jepusrapidementassimilerlesnotionsnécessaires.
Lepluscurieuxestque,pendantquejemetourmentaisainsietgémissaissurmonignorance,lesHissmeconsidéraientdéjàcommeunbonélément,etavaientdepuislongtempsplacésousmes ordres de jeunes biologistes. De par mon organisationdifférente, je possédais en effet des connaissances qui leurétaientnouvelles.QuantauxSinzus,s’ilsontpoussétrèsloinlaphysique biologique – ils soignent à peu près toutes lesmaladiespardesrayonnementsappropriés,commelesHiss–,ils avaient oublié, ou négligé, le côté chimique, et c’estjustementdanscettevoiequejeparvinsaurésultatdontjet’aiparlé : protéger pendant quelque temps les Hiss contre lesondesmisliks.Les débuts de ma vie commune avec Ulna ne furent pas
toujours faciles. LesSinzus sont d’une susceptibilité extrême,et je ne suis pas toujours patient. Nous avions à comblerl’abîme qui béait entre nos éducations différentes. Fortheureusementleproblèmereligieuxnevintpascompliquerleschoses : les Sinzus sont agnostiques commemoi-même.Maisdemultiples petits détails nous dressaient parfois l’un contrel’autre : par exemple, chose curieuse pour un peuple sicérémonieux,lesSinzusmangentavecleursdoigts,ettuaspuvoir ce soir qu’Ulna n’est pas encore tout à fait à l’aise avecune fourchette. L’habitude que j’ai de travailler tard dans lanuit lui semblait incompréhensible, de même que marépugnanceàdevancerl’aurore.Petitàpetitunmodusvivendis’établitentrenous,et,dumoins,lesArboriennesont-ellesunénorme avantage sur leurs sœurs terriennes : elles nemenacentjamaisderetournerchezleurmère!Puis,unjourquejemechauffaisausoleilcommeunlézard
devant ma maison, causant avec Ulna et Assila, une ombres’interposa entre nous et le soleil : c’était l’énorme ksill quej’avaisvuenconstructionsurMars.SouslaconduitedeSouilikil décrivit des orbes gracieuxmalgré samasse, effleuramontoit plat, et fila derrière l’horizon. Une demi-heure après, jereçus un message d’Azzlem m’enjoignant de venirimmédiatement.J’atterrissur l’esplanade.Legigantesqueenginsebalançait
doucementposésurlesflots,auboutdel’embarcadère.Souilikm’attendait,seul.«Tun’aspasamenéEssine?Dis-je.—Non.Ilnepourrayavoirdefemmesdanscetteaventure.
Tun’aspasnonplusamenéUlna!—Quandpartons-nous?—Bientôt.Viens,lesSagesveulenttevoir».Azzlem et Assza nous reçurent immédiatement. Azzlem
commençaabruptement:«Slair,nousallonsunefoisdeplustedemanderd’accomplir
une périlleuse mission. Tu le sais, Souilik a obtenu que tufassespartiedesonétat-major.Nousn’avonspasrefusé,cariln’yavaitaucunmotifderefuser,maisnousnepensionspasquetuseraisparticulièrementutile.Orilsetrouvequetuvasêtreprobablement indispensable.Tuconnais l’essentielduprojet :sur un ksill spécial, vous allez débarquer sur la surfaceencroûtéed’unsoleilmort,etyplacerunlourdappareilquivaranimerlesréactionsnucléaires.Àvraidire,ilsemblequenousdépasserons légèrement lebut fixé ;nousnousproposionsderallumer simplement les soleils. Nous les ferons sans douteexploser ; les planètes qui tournent autour d’eux serontdétruites,enmêmetempsquelesMisliks.Tantpis!«Leproblèmeestlesuivant:surlasurfacedessoleils,vous
seriez soumisàune intensitéde lapesanteurdesdizainesdefoisplusfortequecellequirègnesurElla,sileksilln’étaitpasmuni d’un dispositif antigravitique. Mais ce dispositifconsomme une énergie fantastique, et ne pourra fonctionnerqu’unedemi-basike.Ilfaudraquetoutsoitprêtdanscetemps,sinon c’est l’écrasement. D’autre part, une partie dudétonateur,partiequinepeutêtrepourlemomentnidiviséenimontée d’avance sur le corps de l’appareil, pèse trop lourd,malgrétousnosefforts,pourêtremanipuléeparunHissouunSinzu,danslesconditionsauxquellesvousserezsoumis.—Lesautomates»,commençai-je.AzzlempoussaunSsiid’agacement.«Tusaisbienquelesautomatesnefonctionnentpasdansles
champs antigravitiques. Nous avons donc songé à utiliser taforcephysique.Acceptes-tu?—Ilm’estdifficilederefuser,dis-je.—Nousallonsdoncteplacerdansunchampdegravitation
artificielle intense,pourvoirsi tuserascapabledemanipulercette pièce, et dans quelles limites. Le champ antigravitiqueque pourra fournir la machinerie du ksill sera, en durée,inversementproportionnelauchampdusoleilmort.Iltefaudrafaireaussivitequepossible.Viens».Je pénétrai pour la première fois dans le laboratoire de
physique.Onmefitrevêtirunscaphandrespécial.Destigesdemétal l’armaient, articulées aux genoux, aux coudes et à laceinture,etl’intérieurenétaitagencécommelescombinaisonsanti-g de nos aviateurs supersoniques. Ainsi accoutré, je fusplacé sur un plateau de métal, sous un dôme de cuivre. Parterregisaitunepiècemétalliquecompliquée.Jemebaissai,lasoulevaisanspeine.Jesavaisquec’eûtétépresqueimpossibleàunHiss.Asszasedirigeaversunrhéostat.«Attention!Gravitédeux!»Jemesentisalourdi.Souleverlapiècefutpluspénible.Petit
àpetit,Asszaaugmentaitl’intensitédelapesanteur.Mesbraset mes jambes devinrent de plomb, ma circulation devintdifficile, mon sang refluait vers mes pieds malgré lescaphandre. Puis vint le « voile noir » bien connu de nosaviateurs,maisavantmêmequ’ilseproduisîtjen’avaispluspusoulever la pièce. Lentement, Assza ramena la pesanteur àl’unité«Ceserajuste,dit-il.Etprobablementimpossiblepourcertains soleils. Il faudra trouver le moyen de rendrel’opérationautomatique.Enfin,nouspourronstoujoursessayersurunepetiteétoile».Lelendemain,Souilikrepartitaveclegrandksill,quidevait
êtreachevésur l’îleAniasz.Pendantunmois jen’enentendisplus parler, puis un jour Assza passa au laboratoire, etm’annonçaquetoutétaitprêt,quenouspartionslelendemaintorpiller un soleil mort de la galaxie maudite où j’étais déjà
allé.Cesoir-là,nousnerentrâmespascheznousmaisrestâmesà
laMaison des Étrangers. Au coucher d’Ialthar, le grand ksillapparut à l’ouest, amerrit au bout de la presqu’île. Quelquesminutesplus tardSouilikparut avecEssine,Assza,Beichit etSéfer, Akéion et Béranthon, le grand physicien sinzu. Toutl’état-majordu«Sswinss»–cenomsignifieleDestructeur–setrouvait donc réuni. Il y eut une sorte de banquet, sansdiscours. Ulna et moi nous retirâmes de bonne heure etallâmes nous promener sur la plage. Il faisait délicieusementdoux, lamerphosphorait àgrandesondulations lentes.Ari etArzi versaient leur froide lumière, les étoiles brillaient parmilliers.Bassurl’horizon,Kalvénaultscintillaitencore,àpeineplus rouge. La lumière argentée des lunes découpait lesombres des bosquets. Nous nous assîmes dans cette ombre,regardantleflotdéferlersurlesable,engerbesécumantes.Nous restâmes longtemps sans parler. Qu’aurions-nous pu
dire?Le drame qui se préparait dépassait de si loin nos
individualités!Ilnem’étaitpluspossibledereculer,etjen’enavaisdureste
pasenvie!L’intention,malgrélapeurquimesecouaitparrafales.Ulna
savaitqu’ellenepouvaitmesuivrecettefois-là.Tout près de lamer, à notre gauche, parut un couple. Les
élégantessilhouettes,unpeufrêles,dénotaientdesHiss.Ilsserapprochèrent, et nous reconnûmes Souilik et Essine. Je melevaipourlesappeler,maisUlnametiraparlatunique,disant:«Laisse-les.Euxaussidoiventseséparer».Je me tus. Ils passèrent devant nous sans nous voir,
s’éloignèrent vers la droite. Quelques instants plus tard, ilsrevinrentversnous.Ilsn’étaientplusseuls.Leurscompagnonsétaientplusmincesencore,et jedevinaiquec’étaientBeichitet Séfer. Cette fois, quand ils passèrent devant nous, je lesappelai,etilsvinrents’asseoiràcôtédenous.Jetiraimapipede ma poche, l’allumai. Bien que les Hiss ne fument pas, et
trouvent même cette habitude singulière, il y a sur Ella uneplante qui vaut le meilleur tabac terrestre, sans en avoir lanocivité. J’en ai rapporté quelques pieds qui n’ont pus’acclimater.J’allumaidoncmapipe,etmetournaiversSouilik.«Combiendechancesavons-nousderevenir,àtonavis?»Ilmeréponditparunelocutionhiss:«C’estlecoupdustissnassan!»Lestissnassanestunverellien,dontlatêteestsisemblable
à laqueuequ’on se trompeune fois surdeux sur saplace. Ilcontinua:«Iln’yaprobablementpasdeMislikssurlessoleilsmorts. Le danger n’est pas là. Mais nous disposerons d’untempstrèscourtpourposerlekilsim.Toutdépendrapeut-êtredetaforce.ÀlaplacedesSages,peut-êtreaurais-jeattendudepouvoirfabriquerdesautomatesfonctionnantdansleschampsantigravitiques.Maisd’unautrecôtélaconstructiondeskilsimdévoreuneénormequantitéd’énergie, et si finalement ils nepeuvent servir, autant vaut être fixé tout de suite, et utilisercetteénergieàunautreusage.—Vousyparviendrezcertainement,fitBeichit,indignée.—Beichitfaitpartiedesconstructeurs,répliquaSouilikd’un
ton légèrement sarcastique. Il est normal qu’elle ait pleineconfianceen leurengin.Pourmapart, jeseraiplustranquillequand il aura fonctionné. Ce ne serait encore rien, s’il secontentaitdenepasfonctionner.Ilexploseradetoutemanière.Maisilnousfautréussir…oudisparaître!—Commentça?Fis-je.— Le kilsim est encore un engin expérimental… et
dangereux. Une fois l’avant-dernière pièce posée, tu aurasexactementunedetesminutesterrestrespourposertapièce:c’estainsi!Situréussis,l’explosionseferaunebasikeaprès.Situéchoues,elleseferadeuxminutesaprès.Inutiledetedirequedanscecasnousn’auronspas letempsdenouséloigner.Quantàpasserdans l’ahun immédiatement,avec laproximitéd’un champ de gravitation si formidable, nous sommes sûrsd’allervoltigerdansquelqueuniversnégatif.Ettoutlemonden’a pas la chance d’Akéion. Mais ne t’inquiète pas. Dans ta
minute, je ferai donner lemaximumau champantigravitique.Tuyarriveras!»Lentement,Arzidescenditderrièrel’horizon.Unventfraisse
leva.Nousrestâmessilencieux.PuisUlna,àmi-voix,entonnalechant des Conquérants de l’Espace. Quand elle arriva aucouplet sur « ceux que la mort a pris sur les mondesinconnus»,elleeutunbrefsanglot,maiscontinua.D’unevoixbasseettrèspure,Beichitchantaàsontourunchantantiquede saplanète, lent et obscur commeune incantation. Puis ilsmedemandèrentunchantdelaTerre,etjenepustrouverriendemieuxquel’airfarouchedescorsairesdeJeanBart:CesonthommesdegrandcourageCeuxquipartirontavecnous…
Certes, pensais-je. Qu’étaient les courses de navigateursd’autrefoisàcôtédecettefantastiqueentreprise:rallumerunsoleil!Séfer,restémuetjusque-là,ditalors:«Quoiqu’ilarrive,amis,lesplanèteshumainespourrontêtre
fières de nous. Si nous échouons, d’autres, plus tard,réussiront.Maisnousauronsétélespremiers.— Oui, rétorqua Souilik. Mais prenons garde de ne point
nouscomportercommeOssinsi!—QuiétaitOssinsi?— Le plus fameux des guerriers d’Ella-Ven, il y a de cela
quelques millénaires. Sa chanson nous est parvenue. À toi,Essine!»À deux, ils chantèrent les exploits d’Ossinsi. C’était un si
fameux guerrier qu’il ne put jamais tuer personne, l’ennemifuyantau seulbruitde sonnom.Puisun jour il rencontraunvieil ermite qui n’avait point entendu parler de lui, et dont iltroubla les dévotions. Loin de fuir, ledit ermite l’invectivaviolemment. Et Ossinsi, médusé d’avoir devant lui quelqu’unquiosâtlebraver,s’enfuitsivitequ’ilcourtencore.Surcettenoteironique,nousallâmesdormir.
Nous partîmes à l’aube. Essine, Beichit et Ulna nousaccompagnèrent à l’embarcadère. Nous fîmes nos derniersadieux,puislaportedemétalserefermasurnous.La première partie du voyage fut sans histoire. Le passage
dans l’ahun s’accompagna simplement d’un balancement plusfort que d’habitude, dû à la grande taille du ksill. Nousémergeâmesdans lagalaxiemaudite,maisSouilikneputmedire si nous étions loin ou près de cette planète Siphan oùj’avaispasséunmoissiangoissant.Nousrasâmesuneplanèted’assez près pour voir qu’elle était peuplée de Misliks. Lesystème solaire que nous allions détruire nous semblacomporter une douzaine de planètes, mais bien entendu cechiffre n’est qu’une évaluation. Puis nous piquâmes vers lesoleilmort.J’étaisavecBéranthon,Akéion,SéferetSouilikdansleposte
de direction, le seall. En plus des instruments habituels, quej’avais appris àutiliser, sinonà comprendre, seplaçaientunequantité de nouveaux cadrans, contrôlant l’appareillagespécial.« Nous n’atteindrons pas le soleil mort avant quelques
basikes, dit Souilik. Il serait peut-être utile queBéranthon temontreexactementcequetuaurasàfaire».Jesuivislephysicien.Le«Sswinss»comportaitunéquipage
decinquantehommesseulement,vingt-cinqHissetvingt-cinqSinzus. La plus grande partie du ksill était occupée par uneimmensepiècecirculaire,dontleplancherétaitdiviséendeuxparties:suruncerclecentralsedressaitunemachinelaideettrapue, haute d’environ trois mètres, large de trente, ovale.Elleétaitinachevée,etàcôtéd’elle,poséessurleplancherdemétal,setrouvaientlespiècesquidevaientlacompléter.Parmielles,jepusvoircellequejedevaismanipuler.Toutautourdececerclecentral,surlacouronne,seplaçaientlesgénérateursde champ antigravitique, dans le rayonnement desquels nousdevionstravailler.«Dèsquenousseronsposés,ditBéranthon,lecerclecentral
quiporte lekilsimsedétachera.Bienavant,nousauronsmis
enactionleschampsantigravitiques.Maispourcontrebalancerlechampdusoleilmort, ilsconsommeront tantd’énergiequenousnepourrons lesmaintenirqu’unedemi-basikeen tout,àpartir dumoment où nous nous serons posés. Il faudra fairevite. Sitôt le kilsim prêt, nous repartirons, passerons dansl’ahunassezloindusoleil,puisressortironsdansl’Espacepourobserverlerésultat.Viensicirépétertongeste:ilestsimple.Turamasseslapièce,tul’introduisdanscetorificeentournantde 90 degrés, tu pousses et tu tournes de nouveau de 90degrésensensinverse.C’esttout.Mais,quandjetedonnerailesignal,netardepasuneseconde,surtout ! Ilyvadenotrevieàtous.Essaiemaintenant.Lekilsimn’estpasamorcé,iln’yaaucunrisque».Nousétionsdansl’Espace,loindetoutchampdegravitation
intense.Cefuttrès facile. Jerépétai lemouvement jusqu’àcequejepuisselefairelesyeuxfermés.«Toutàl’heurelapiècepèseradavantage.Tuessayerasune
autrefoisavantquenousachevionsdemonterlekilsim.—Non.Celasuffit.Jepréfèrenepasmefatiguer»,répondis-
je.Nous revînmes dans le seall. Nous avions dépassé la zone
des grosses planètes et nous voguions vers les planètesintérieures. Quand la dernière fut loin derrière nous, Souilikdéclencha les champs antigravitiques internes et lança lesignald’alerte.Nousrevêtîmesnosscaphandresmaisrestâmesencoredans leseall.PuisBéranthonetSouilikcommencèrentune série de délicates manœuvres : on ne se pose pas à lasurfaced’unsoleilmortcommesuruneplanète,sigrossesoit-elle!Pendantunmoment laconsommationd’énergiedépassala norme prévue, et ils parurent soucieux. Puis elle redevintnormale.Cependant, quand nous ne fûmes plus qu’à une dizaine de
milliersdekilomètresdenotrebut,laconsommationaugmentadenouveau,etilfallutfairerapidementunchoix:continuer,enlimitantnotre séjour àun tiersdebasikeau lieud’unedemi-basike, ou tourner bride. La décision, prise à l’unanimité de
l’état-major et de l’équipage, fut de continuer. Béranthondécidasimplementdecommencertoutdesuitelemontagedukilsim, en conservant la stricte marge de sécuritéindispensable.Sauf Souilik, cloué à son poste de direction, nous
descendîmes tous dans la grande salle. Les générateursantigravitiquesbourdonnaientfaiblement.Autourdukilsimleséquipesdemontages’affairaient.Malgré lechamp interne, lagravitation se faisait déjà puissamment sentir, et l’aiguille dugravimètreapprochaitdelagraduation2.Puiselleladépassa.Nosmouvementsdevinrentlourdsetembarrassés.Surl’ordredeBéranthon, jem’allongeaisurun lit ; jedevaisgardermesforcespourlemomentcrucial.Il y eut un léger choc. Le ksill glissa, s’immobilisa.
Doucement,laplate-formecentralesedétacha,nouslaissantàla surfacedu soleilmort. Leksill, avec sa couronne,montaàtroismètresdehaut.Detouscôtéss’étendait,souslalumièrefroidedesprojecteurs, unpaysagedemétal et de scories, envaguesfigées.Nous disposions d’un tiers de basike, soit trente minutes
basikiennes, pour faire notre travail. Dans mon casque,j’entendislavoixblanchedeSouilikquicomptait:«vingt-neuf,vingt-huit,vingt-sept…»Mais que faisaient donc les équipes de montage ? Il me
semblait qu’ils n’avaient pas encore bougé. Tournantpéniblement la tête, je les vis, engoncés dans leursscaphandres, traînant les pieds, s’affairer au ralenti. Appuyésurlekilsim,Béranthonlesguidaitdelavoix.«Vingt-cinq…vingt-quatre…vingt-trois…»Lamajoritédes
pièces gisaient encore sur le plancher métallique. Idiots quenousétions,tous, lesHiss, lesSinzus,lesHr’ben,moi-même!Si les automates ne fonctionnaient pas dans les champsantigravitiques, une simple grue, que dis-je, une chèvre, eûtcertainement fait l’affaire ! Mais la civilisation de cesmessieursavaitoubliécestropprimitivesmachines!«Vingt…dix-neuf…dix-huit…»
Les champs antigravitiques n’étaient pas absolumentconstants, mais fluctuaient légèrement. Je m’enfonçais dansmondivan,remontais,meréenfonçais.«Quinze…quatorze…treize…»Lesdernièrespièces,petitàpetit,trouvaientleurplacedans
l’assemblage.Béranthonmecria:«Attention!Àmonsignalceseraàtoi.Tuaurasexactement
uneminuteterrestre.Prépare-toi!—Douze…onze…dix.—Quand jebaisserai lebras commencera taminute.Viens
ici!»Jemelevai,metraînaipéniblementjusqu’àlapièce.Elleme
parut monstrueuse. Non, jamais, dans ces conditions, je neparviendraisàlasoulever!«Neuf…—Béranthon!Jenepourraipas!Arrête!—Huit…—Troptard!Àtoi!»Ilbaissa lebras. Jemepenchai, saisis lapièce,pleind’une
volontéfarouche.Detoutefaçon,maintenant,lemonstreétaitéveillé.Cequejetenaislà,c’étaitnotreultimechancedesalut,lemodérateurquinousdonnerait le tempsdepartir.Avecunhen!Jelesoulevai.Béranthonavaitmamontreterrienneetmedonnaitlessecondes.«55…»Je fis un pas, parvins à introduire le bout de la pièce dans
l’orifice.«50…»Non, c’était trop lourd. Fallait-il tourner à droite ou à
gauche ? La sueur ruisselait dans mon scaphandre, coulaitdansmesyeux.«40…»Et cet idiot de Souilik qui avait promis de fairemarcher à
pleinleschampsantigravitiquesquandceseraitmontour!«35…»
Autour demoi les équipes demontage fuyaient lentement,écrasées par la gravitation. Je fis un violent effort, amenail’autreboutdelapièceàlahauteurvoulue.Ilmesemblasentirunfrémissementdansleflancdumonstre.SilesHisss’étaienttrompés?S’ilallaitéclatermaintenant?«30…»Prisdepanique,jetournailapiècedanslemauvaissens.«Dansl’autresens,dansl’autresens»,hurlaBéranthon.«25…»Puissoudainilmesemblaquelapièces’allégeait. Jepusla
tourner, lafairepénétrer.Ilnemerestaitplusqu’àlatournerune foisdeplus.Maisdansquel sens?Le sens inverse,biensûr,maisdansquelsensl’avais-jetournéeunefois?Lecerveaubloqué,jerestaiimmobile,peut-êtreuneseconde.«20…—Commeça!»La pièce tourna toute seule. Machinalement, Béranthon
essayad’essuyerlasueurquiluiruisselaitsurlefront.«10,dit-il.— Sept, répondit la voix de Souilik. Attention, je descends.
Embarquez!»Leksillnouscoiffa.Unedernièrefois,jejetaiunregardsur
lesvaguesdemétalfigéquenulnereverraitplusjamais.Aussivitequenous lepouvions,àpas lents,nousgrimpâmessur lacouronne. Le ksill décolla, abandonnant le disque central surlequel se dressait la masse louche du kilsim. Il décrût sousnous, disparut. Nous rampâmes vers les portes valves,pénétrâmesdansleksill.Lagravitationétaitencoretrèsforte.Nousattendîmesaupieddeséchelles.Quandellecommençaàdécroître,nouslesescaladâmeslentement,rompusdefatigue.Puis,subitement,commej’étaisàmi-hauteur,ilmesemblaquejedevenais léger commeuneplume :nousvenionsdepasserdansl’ahun.
CHAPITREIVUNEÉTINCELLEDANSLANUIT.
L’un après l’autre, nous regagnâmes nos postes. Je revins
dansleseall.«Oùsommes-nous?Demandai-jeàSouilik.— Quelque part dans l’Espace. Assez loin pour ne rien
craindre,jepense.Nousattendonsl’explosion.—Dansunebasike,alors?—Non, davantage. Elle se produira dans une basike,mais
nousnelaverronsqueplustard,dansquatreoucinqbasikes,selon ladistanceà laquellenous sommesde l’étoile,distanceque je ne connais pas exactement. Tu oublies que lapropagationde la lumièren’estpas instantanée.Etquantauxondes sness, qui vont dix fois plus vite, je ne crois pas quel’explosion en produise beaucoup. Nous pourrons essayer delescapter».Béranthon et Séfer préparaient les appareils enregistreurs.
Nous attendîmes. Tout était silencieux dans le ksill. Onn’entendait que le très faible bourdonnement des moteursauxiliaires, et le léger sifflement du purificateur d’air. Jem’assis dans un des confortables fauteuils et, fatigué,m’endormis.Je fusréveilléparunvéritablehurlement. J’ouvris lesyeux.
Toutelampeétaitéteinte,maisunefulguranteclarté,venantdel’écran,découpaitenombresdures les silhouettesduHr’ben,du Sinzu et de Souilik. Aveuglé, jeme détournai. Souilik, lesyeux protégés derrière son bras, manœuvrait un volant. Lalumière décrût, filtrée.Cramponné aux bras demon siège, jeregardais ce fantastique spectacle qui était en partie monœuvre,larenaissanced’unsoleil!C’était, tout au fond du ciel noir, une tache de lumière,
encoreéblouissantemalgrélefiltre,quigrandissaitdesecondeen seconde. Puis s’élancèrent des langues de feu violacé,s’étendantcommed’immensesdoigts,danstroisdirections.Lespectacle était d’autant plus grandiose qu’il n’y avait nulle
autre étoile visible. Les pâles lueurs des lointaines galaxiesavaientéténoyéesdansl’irradiation.«Souilik,pourquoinem’as-tupasréveillé?Criai-je.—Nousavonsétésurpris.L’explosions’estproduiteplustôt
quenousnelepensions,cequisignifiequenoussommesplusprès que nous ne le croyions – trop près, pour tout dire.Regardeledétecteurderadiations!»L’aiguille se déplaçait, approchant peu à peu de la ligne
verte:danger.Impassibles,BéranthonetSéfersurveillaientlesenregistreurs.«Attention,nouspartons».Je sentis le balancement du passage dans l’ahun. L’écran
s’obscurcit. Immédiatement après je sentis de nouveau lebalancementcaractéristique,maisl’écranrestaobscur.«Oùsommes-nous?»Personnenemerépondit.«Souilik,oùsommes-nous?—Oùveux-tuquenoussoyons?Dansl’Espace.—Maislesoleil?Ils’estéteintdenouveau?»Mestroiscompagnonséclatèrentderire.«Maisnon,naïfTsérien.Nousavonssimplementdépasséla
zone que sa lumière a atteinte. Regarde bien, tu vas voir ledébutdel’explosion».Nous guettâmes en vain pendant deux basikes. Soudain,
dans le noir profond de l’Espace, juste devant la lueur d’unegalaxie,s’allumauneétincelleverte.«L’explosiondukilsim»,ditBéranthon.Pendant peut-être une ou deux secondes, il n’y eut rien
d’autre qu’une étincelle verte dans la nuit. Puis, aveuglante,apparut la lumière bleue. Comme nous étionsconsidérablementplusloin,sondiamètremeparutdérisoire.Jerevislesdoigtsdeflamme,gigantesquesboufféesdegazportésà une effrayante température. Ils s’élargirent, fusionnèrent,formèrent une couronne où palpitèrent unmoment toutes lescouleurs du spectre. Et ce fut un second jaillissement, un
troisième,dix,cent,sesuccédantdeplusenplusvite,allantdeplus en plus loin. La tache de lumière atteignaitmaintenant,vuedesi loin, ledoubledudiamètreapparentdenotresoleil.Etcettetacheenflaitàchaqueinstant.« Il ne doit pas rester trace de Misliks, maintenant, dit
calmementBéranthon.Nimêmedeleursplanètes».Souilikrégla l’écranaugrossissementcent,toutenmettant
unnouveau filtre.Lasurfaceentièrede l’appareil futenvahiepar une mer bouillonnante de feu, où se dressaient ets’écroulaientsanscessedesvolutesgrandescommeplusieursplanètes.Lediamètredel’étoileavaitdépassémaintenantceluidesonanciensystèmesolaire,ettouslesmondesqu’elleavaitautrefois éclairés étaient retournés en son sein, avec leursmontagnes, leurs océans gelés, leurs possibles ruineshumaines…etleursMisliks!« Non, c’est trop, Lumière du Ciel, c’est trop de pouvoir
entrelesmainsdetescréatures»,ditunjeuneHissquivenaitd’entrer.Souilikseretourna,commepiquéparunserpent.« Comment trop ? Préfères-tu voir Ialthar éteint par les
Misliks?»Le jeune Hiss ne répondit pas. Ce fut la seule fois où
j’entendis un Hiss mettre en doute la Grande Promesse. Et,ironiedusort,ce futSouilik,undesraresagnostiquesd’Ella,quilefitfaire.L’étoilesansnomsestabilisait.Detempsentempsencoresa
surface se soulevait en dômes flamboyants, mais elle negrossissaitplus.Nouspassâmesdansl’ahunpourlevoyagederetour.Dèsqu’Ella fut envue,Souilik lança lanouvelleparondes.
Aussi, avant d’avoir atteint l’atmosphère, nous fûmes rejointspar une escorte triomphale de centaines de ksills et par leTsalan.Quand nous amerrîmes au bout de l’embarcadère, leConseildesSagesensonentiernousattendait.Et,toutauboutde la jetée, trois formes verticales agitaient les bras : Ulna,Essine et Beichit. La plage, l’esplanade inférieure, les pentes
desmontagnesétaientcouvertesd’unefouledeHiss, laseulefoulequejevisjamaissurcetteheureuseplanète.Quandnousparûmes sur la carapace du « Sswinss » éclata comme untonnerre l’hymneque j’avaisentendudans la salleduConseildesMondes,surlaplanèteRéssan.Etcettefoismoi,leTsérien,l’hommeau sang rougeet auxbasses capacitésmystiques, jefussaisid’uneémotionreligieusequimebouleversajusqu’auxlarmes.C’étaitlechantdedélivrancedecentainesd’humanitéslibéréesdesmenacesde laGrandeNuit,etpourquis’ouvraitundestinsanslimite.NouspénétrâmesdanslasalleduConseil,brisésdefatigue
et d’émotion. Souilik commença à faire son rapport. Azzleml’interrompitdoucement:«Non,Souilik,non.Lesdétailstechniquessontpourdemain.
Aujourd’hui, racontez-nous simplement comment cela s’estpassé».Chacun à notre tour, nous racontâmes. Sous l’empire de
l’émotion, je sus trouver des mots nécessaires pour fairepartagermesangoisses,quandjetenaislemodérateur,etquelessecondesfuyaientsivite,là-bas,àlasurfacedusoleilmort.Je suggérai l’installation d’une grue ou d’un palan sur lacouronnedu«Sswinss».Etjefusécoutécommejamaisjenel’avaisétédemavie.PuisjepartisavecUlnapourmamaison.Jerestaihuitjours
entiersàmedétendreetmereposer.SouiliketEssine,Beichitet Séfer vinrent me voir. Des voisins me rendirent visite, etmêmedesHissquihabitaientfortloin,etquejen’avaisjamaisvus.Jeracontaiunnombreincalculabledefoisnotreaventure.Lesoirduhuitièmejour,commejerentraisdemebaigner,unréob peint en bleu, couleur du Conseil, atterrit devant mamaison,Asszaendescenditetmeditsimplement:«Slair,ledeuxièmekilsimestprêt!»Alorscommençapourmoilapartielaplusfantastiquedema
vie.LeplandesHissétaitdefairedanslagalaxiemauditeunetache de lumière, en torpillant systématiquement tous lessoleilsmortsauxenvironsdupremierquenousavionsrallumé.
Je fis ainsi partie d’une dizaine d’expéditions, sans incidents.La pièce mobile était maintenant soulevée par une grue, etmonrôleconsistaitsimplementàlaguider.D’unaccordtacite,mes compagnons, tant Hiss que Sinzus, ou Hr’ben, melaissaientcethonneur,bienqu’avecl’aidedelagruemêmeunefemme eût pu le faire. Et bientôt, d’ailleurs, les femmescommencèrentàparticiperauxexpéditions,moinspérilleuses,quoiqueplus fatigantes,que lesexpéditionsdeguerresur lesplanètescoloniséesparlesMisliks.Sur Mars, les usines travaillaient à plein pour construire
d’autres ksills géants. Dès la quatrième expédition, nouspartîmesàtrois.Lorsdeladixième,ilyeutseptksills,etseptsoleilsserallumèrentsimultanément.Lorsdelaonzième,nouspartîmesàdix,maiscinqseulementrevinrent!Je me souviendrai toujours de cette fois-là. Nous avions
torpilléunénormesoleil,et,malgréleschampsantigravitiquespoussés à leur maximum, nous avions tout juste réussi àsurvivre et à repartir à temps. Un Hiss de l’équipage s’étaitimprudemmentapprochédubordducercle,et,lechampétantaffaibli sur les marges, avait basculé sur la surface du soleilmort,ypérissantmisérablement,écrasésoussonproprepoids,sansquenouspuissionsluiportersecours.Nouserrionsdansl’Espace,attendantl’explosion.Toutétait
noir. En effet, comme notre premier torpillage ne remontaitqu’àunpeuplusdesixmois, la lumièred’aucunsoleiln’avaitencorerayonnéàplusdesixmois-lumière,etcessoleilsmortsétaient séparés en moyenne par des distances dix fois plusgrandes. Je me tenais dans le seall, avec Souilik, Ulna etEssine.Elleétaittriste:leHissquiavaitpéri,etdontlecorpsallaitêtreanéantidansl’effaranteexplosionprocheétaitundeses parents. Nous nous taisions. L’homme de garde auxenregistreurs égrenait sa monotone litanie : Sékan, snik.Tsénan,snik.Ofan,snik…Tout à coup nous le vîmes se dresser, scruter un
enregistreur:«Tsénanmislik:sen,tsi,séron,stell,sidon…»
L’enregistreur de rayonnement mislik venait de passer dezéroàcinq.Pour lesHiss, ledangercommençaitàsept,pourlesHr’benàsix!IlyavaitdesMisliksdanslevoisinage,loindetouteplanète.Etceci,ensoi-même,étaitunenouveautéetunemenace.Pourtant il ne se passa rien cette fois – rien pour nous. Le
rayonnement décrût. Quelques minutes après nous fûmesrattrapés par l’onde lumineuse. Le kilsim avait, une fois deplus,fonctionné.Passant dans l’ahun, nousnousposâmes sur la planète des
Kaïens, qui nous servait de quartier général. Un autre ksillgéant,quecommandaitAkéion,étaitdéjàlà.Surl’undescôtésdel’immensechampd’atterrissageunepetitecitécosmopoliteavait surgi, abritant les équipes d’entretien des ksills. LesKaïenssemontraientamicaux,maisréservés.Nous attendîmes. Deux autres ksills arrivèrent, et leurs
commandants vinrent au rapport. Tout était normal. Unecinquantainedesoleilsavaientdéjàétérallumés,mais,commele fit observer Beichit, par rapport aux milliards d’étoilesmortesdesgalaxiesmaudites,cen’étaitqu’unefaibleétincelledanslanuit.Le temps passa. La nuit tomba, la nuit de Sswft. Les six
autres ksills ne revenaient pas. Nous ne fûmes pas tropinquiets,lalimitedetempsn’étantpasatteinte.Nousdînâmes,puis allâmes dormir. Aumatin, les quatre énormes dômes denosksillsétaientencoreseulssurleterrain.Vers lemilieu de lamatinée, un petit ksill se posa, venant
d’Ella.IlamenaitAssza.Savisitenousfitparaîtreletempspluscourt.Maisquand,àlanuit,aucundenosenginsnefutencorerentré, l’inquiétude commença à nous tourmenter. D’uncommun accord, nous décidâmes que Souilik, Assza et moi-mêmeveillerionstarddanslanuit.Nousnous installâmesà l’avant-dernierétagede la tourde
contrôle, où les Hiss avaient agencé un poste de guet. Au-dessusdenotre têtenousentendions lespas lourdsduKaïenquiassuraitletraficdesaéronefsdesonpropremonde.Assza
s’assitdevantleposteémetteur,essayadecontacterlesksillsàleurapprochede laplanète.Mais lesappareils,aussibienenondessnessqu’enondeshertziennes,restèrentsilencieux.Versminuit,Souilikpritsaplace.Assissurunconfortabledivan,jem’engourdissais lentement. Tout était obscur, sauf la faiblelueurvertedeslampesdecontrôle.Soudain,surl’écrandevisionparutlafaceblêmed’unHiss,
Brissan, le commandant du ksill numéro 8. Il prononçaquelques paroles entrecoupées et inintelligibles, puis l’écrans’éteignit.Complètementréveillé,jemelevai,metinsderrièreSouilik.
Il manœuvrait fébrilement les boutons de réglage. Une foisencore,l’écrans’alluma,maisrestablanc.«Quesepasse-t-il,Souilik?Demandai-je.—Jenesaispas.Riendebon,certainement.—Venez»,coupeAssza.Nousgrimpâmesàl’étagesupérieur.LeKaïeneutunelueur
d’hostilité dans ses yeux pédonculés quand il nous vit entrer,lueur qui disparut quand il reconnut Souilik. À la demanded’Assza, il orienta le détecteur spatial – un modèle sinzuperfectionné d’ailleurs – et tâta le ciel. Ce détecteur est unesorte de radar utilisant les ondes sness. Sur l’écran apparutunetachequisedéplaçaitrapidement.«Le8,ditSouilik. Il sera làdansquelquesminutes. Ildoit
êtredéjàdansl’atmosphère».Nous redescendîmes. Un à un, les puissants projecteurs
s’allumaientauxquatrecoinsduterrain,nonpointpourleksillqui n’en avait nul besoin, mais pour un astronef kaïen quirevenait d’un voyage interplanétaire. Il arriva peu après,énorme masse ovoïde et inélégante. À peine s’était-ilimmobiliséquenotreksillapparut.Maisau lieudedescendreverticalement, il piqua obliquement vers le sol. Le visagetendu,Souilikregardaitàtraverslavitre.« À quoi pense Brissan ? Il est fou, ou il croît piloter un
réob?Par lesMisliks!Tropvite,detoutefaçon!Tropvite–Ssiiih!»
L’énormeenginvenaitdetoucherlesol,filantencoreàplusde mille kilomètres à l’heure. Labourée, la terre jaillit, lapoussière roula en vagues lourdes dans la lumière desprojecteurs.Àtraverscettebrumejaunâtrenousvîmesleksillrebondir, retomber, bondir de nouveau. Puis il passa sur latranchecommeunegigantesqueroue.Ilheurtalégèrementleksill numéro 2 – celui d’Akéion – passa entre le 1 et le 3, ets’écrasacontrel’astronefkaïen.Nousétionsdéjàen traindecourir.Lentement lapoussière
retombait.Du3 jaillirent lesHiss, lesSinzus.Nouspassâmesdevant le1et jemeretrouvaicouranttoujours,avecEssineàmagauche,Ulna,Beichit,SouiliketAsszaàmadroite.Àtouteallure filèrent les véhicules kaïens portant les équipes desecours.L’astronefflambait.Contrelui,lacarapacetordue,déchirée,
le8gisait,auxtroisquartsdémoli.Latrappedesortiegaucheétaitouverte,maispersonnen’apparaissait.Nousplongeâmesdanslecouloirbosselé,rampâmessouslesplafondseffondrés,déplaçâmes quelques cadavres de Hiss et de Sinzus etpénétrâmesdansleseall.La lumière y palpitait encore et, du fond du ksill éventré,
montaitlebourdonnementdesmoteurs.Ilyavaitsepthommesdansleseall;sixd’entreeuxétaientdéjàmorts.Brissanvivaitencore.IlreconnutSouiliketAssza,murmura:«Attention,lesMislikscontre-attaquent»,puismourutàsontour.Dans le désordre des installations démolies et des
appareillagesarrachés,Souiliktrouvalelivredebord,sousunebanquette.Nousressortîmes, laissantlaplaceàl’équipagedu3,qui,méthodiquement,cherchalessurvivantspossibles.Ilsentrouvèrentenfinun,une jeune filleKren, lesquatremembresbrisés. Elle fut transportée immédiatement à l’hôpital de labase.L’astronef brûlait toujours. Je ne sais quelle substance les
Kaïensemploientpourleursfusées,maiselleestéminemmentcombustible,etdégageuneénormechaleur.Petitàpetitlefeufutéteint;nousregagnâmeslatourdecontrôle,etunconseil
deguerrefutimmédiatementréuni.Enbref,voicicequenousappritlalecturedulivredebord.
Tout avait semblé normal. Le kilsim avait été déposé à lasurface d’une étoile morte. Le ksill avait attendu à bonnedistance l’explosion. Elle ne s’était pas produite. Brissanattenditencorependantuneduréecinqfoisplusgrandequeladurée normale. Il ne fallait pas songer à retourner vérifier lekilsim. Aumoment oùBrissan allait donner l’ordre de passerdans l’ahun, le ksill avait été entouré deMisliks. Les rayonsthermiques, mis immédiatement en action, avaient balayé lamenace,maisdéjàtroisHissavaientétégravementtouchés.AlorsBrissan,avecl’accorddesonétat-major,avaitcommis
une imprudence. Au lieu de rentrer à sa base, il s’étaitapproché de la dernière planète de ce système, planète quigrouillait de Misliks. Il avait pu observer, à sa surface, despylônes d’un type plus compliqué que ceux que nous avionsautrefoisdétruitssurSeptdeKalvénault.Lekilsim,àlasurfacedel’étoile,nefonctionnaittoujourspas,etBrissanavaitpenséque les Misliks avaient trouvé le moyen d’inhiber sonfonctionnement.Celasupposaitqu’ilsavaientétéavertisdeseseffets, donc que les Misliks entretenaient, par des moyensinconnus, des relations ultra-rapides de système solaire àsystèmesolaire.Brissan songea au retour. Il s’éloigna de la planète pour
passerdans l’ahun.Alors,volantà travers l’Espace,desblocsdemétal, desMisliksmorts, commencèrent à pleuvoir sur leksill, crevant sa carapace, bien moins épaisse que celle del’Ulna-ten-Sillon.Quoiquetrèsendommagé,leksillpassadansl’ahun,maisla
moitiédesmoteursetdel’appareillagenefonctionnaientplus,etlesderniersmotsinscritssurlelivredebordétaient:«Baseenvue.Nousdescendonstropvite».Nousattendîmesvainementlesautresksills.Destroiscents
membres des six équipages, un seul survécut, qui nousconfirmaplustardlerécitdulivredebord,BarassalaKren.Deleur côté les Kaïens eurent quatre-vingt-sept tués dans la
catastrophe.Nous revînmes sur Ella. Pendant deux mois le Conseil des
Mondes étudia les nouvelles données du problème. Et nousarrivâmesàcetteconclusion–jedisnous,carjesiégeaicettefoisdansl’assemblée,nonentantqueTerrien,d’ailleurs,maisentantqueHiss!–désormaislesraidsdevraientêtreeffectuéspar des ksills géants escortés d’unemultitudedepetite ksillsdutypedel’Ulna-ten-Sillon,quidétruiraientlespylônesmislikssurlesplanètes,tandisquelegrandksillposeraitlekilsimsurl’étoile morte. Mais, pour affronter sans grosses pertes lesMisliks,lespetitsksillsdevraientêtremontéspardesSinzus…oupardesTerriens!
ÉPILOGUEMonrécittoucheàsafin.Jefisencoredeuxexpéditions.La
premièrevisalesystèmesolaireoùle8avaitétéendommagé.CettefoislegrandksillpilotéparSouilikposasurlesoleilmortunkilsimquifonctionna,carcentpetitsksills,simultanément,avaientattaqué lesplanètesetdétruit lespylônesàcoupsdebombesinfra-nucléaires.Etj’étaisàleurtête,dansl’Ulna-ten-Sillon.«Auretourdelasecondeexpédition,jefusconvoquéparle
ConseildesSages,quimefitl’étrangepropositionsuivante:«Ilnepouvaitêtrequestion,dansl’étatactueldel’évolution
denotrecivilisation,deprendreofficiellementcontactavec laTerre. Les Hiss avaient autrefois tenté d’imposer la paix surdesplanètesoùlaguerresévissaitencore.Chaquefois,auboutde très peu de temps, ils s’étaient eux-mêmes retrouvés enguerre avec ces planètes. D’où la loi d’Exclusion. Aussi meproposaient-ils de revenir sur Terre, et de chercher desvolontaires pour émigrer sur une planète vierge de Séfan-Théséon, à neuf années-lumière d’Ella. Là, ils pourraientcroître en nombre jusqu’à ce qu’ils soient suffisammentnombreux pour participer efficacement à la lutte. Le tempsimportait peu, car, de toute manière, la lutte durera desmillénaires.«JesuisalléavecSouiliketUlnavoircetteplanète.Elleest
légèrement plus grosse que la Terre, pas assez pour que lagravitation soit gênante pour nous, et peuplée seulementd’animauxdont aucunn’est tropdangereuxni répugnant.Dureste,lesHissnousproposenttouslesmoyensnécessaires.Lavégétationestverte,commecheznous,leclimatagréable,ilyadeuxlunes,desmontagnes,desocéans.J’aiaccepté.«Etc’estpourcelaquejesuisrevenu,aprèsuneabsencede
trois ans. Et ici, dans mamaison natale, je ne me sens plusguèrechezmoi.JenemesensplustoutàfaitTerrien.JecroisqueSouilikaraison,etquejesuisdevenuplusHissqu’unHiss.«Leksillm’adéposédenuitdanslaclairièreauMagnou,ily
asixmois.Jesuispartiimmédiatementenvoyageàl’étrangeretsuisrevenudeuxmoisplustardpouraccueillirUlna,arrivéedenuitcommemoi-même,etquejesuiscenséavoirramenéedeFinlande.J’aidéjàvuunecentainedepersonnel,dansdiverspays.Beaucoupontaccepté,etpartiront.—Mais,dis-je, tum’affirmesêtre resté troisansabsent, et
pourtanttoutàl’heuretum’asditquetondéparts’étaitfaitenoctobredernier!—Eneffet.Etjenesuisrestéabsent,pourlesTerriens,que
deuxjours.CefutpourlesSagesunterriblecasse-têtequelecalculdecevoyagederetour,quand je leureusditquepourremplirutilementmamission,ilnefallaitpasquej’aiedisparude la Terre plus de quelques jours. Le passage dans l’ahunpermet, dans certaines conditions, et au prix d’uneconsommation fantastique d’énergie, de voyager dans leTemps, dans d’étroites limites, d’ailleurs. Je ne sais pascomment ils ont fait. Tout ce que je sais, c’est que j’ai vécutroisanssurElla,quej’aimaintenanttrente-cinqans,quoiqueje soisnéunmois seulement avant toi qui enas trente-deux,que je suis parti le 5 octobre et revenu le 8 dumêmemois.MaislesSagest’expliqueront,situviens.—Quoi?Tumeproposesdeveniravecvous?—Etpourquoipas?Tuesseulaumonde,àprésent.Etpour
unphysicienenthousiastecommetoi…—J’auraisbeaucoupàapprendre,dis-jeamèrement.—Tu apprendras vite, avec lesméthodes semi-hypnotiques
desHiss.Penses-y!L’univers,l’universànous!»Clair se tut. On n’entendit plus que le tic-tac de la vieille
horlogeàpoids.Jerestaimuet,étourdiparcefantastiquerécitetparlessurprenantespossibilitésquis’ouvraientdevantmoi,àmoitiéincréduleencore.Clairreprit:
«Et voilà. Je ne sais pas très bien où je suis allé, la seulechosecertainec’estquelesHissviventdanslemêmeunivers,au sens large, que nous. Et les Misliks aussi. C’est là lamenace, aussi bien pour nous que pour eux. Je n’ai pas debonne raison à apporter, mais je crois qu’ils sont noscontemporains.« La seule preuve que je puisse te donner demon voyage,
outre les photos que je puis temontrer, la voici : Ulna,Ulnal’Andromédienne, née à deux millions d’années-lumière d’ici,surlaplanèteArbordel’étoileApher,laseuleplanèteconnueaveclaTerre–sil’onexceptelemondesauvagedécouvertparSouilik – dont les habitants aient le sang rouge, et soientinsensibles au mortel rayonnement des Misliks, ceux-qui-éteignent-les-étoiles.« Je suis parti il y a six mois, j’étais de retour trois jours
après, et, pendant ce temps, j’ai vécu trois ans sur Ella, j’aivisité une galaxie maudite, et affronté les Misliks. J’ai faitpartie des torpilleurs de Soleils morts, j’ai pris contact, surRéssan, avec les ambassadeurs de la Ligue des Terreshumaines. SansUlna, je croirais que c’est un rêve de fou, etj’iraismeremettreauxmainsd’unpsychiatre.Non,j’oubliais.Ilyalehassrnqueturegardaistoutàl’heuredansmonlabo–neniepas,tunesaispasmentir.Celui-làjenelelaisseraipassurTerre.Oh!Jesais.Aveclui,onpourraitdébarrasserl’humanitéde la plupart desmaladies. Jem’en suis servi pour guérir lasœurdenotreamiLapeyre,quimouraitlentementd’uncancer.Mais il suffirait que le secret tombe entre les mains despoliticiens ou des militaires pour en faire la plus effroyablemachine de guerre qui soit. Les rayons abiotiquesdifférentiels…Non, plus tard. Nous surveillerons la Terre, etquand elle sera enfin pacifiée…Àmoins qu’elle ne prenne lechemind’AouretGen,etquetoutcequiresteenfindecomptedel’hommeterrestresoitunestatue,danslamaisond’unjeuneexplorateurduciel».Clairrestasilencieuxunmoment,puiseutunpetitrire:«Jemedemandecequedirontlesgouvernements,quandils
constaterontcesdisparitionsparmilesélitesdeleurspeuples.
Onvaencoreaccuser lesRusses. Ilestvraiqu’ilyauraaussides disparitions derrière le fameux « rideau de fer ». Je n’ainulleraisonderéserverNovaTerraàunseulpeuple!« Trois heures dumatin. Il est temps de dormir. Réfléchis
bien.—JedoisêtredemainsoiràParis,dis-je.—Oh!Laréponsen’estpassipressée.Jevaisresterencore
quelquesmoissurlaTerre.J’yreviendraisansdoutedetempsentemps,d’ailleurs.Ah!Détailcomique:j’airapportéleblocdetungstèneempruntéàmonancienclient.Ilnesedoutepasqu’il enferme soigneusement dans son tiroir le produit d’unlaboratoiredeRéssan!»Jenesaiscommentjefispourm’endormircematin-là.Jeme
réveillaiàseptheures.Clairetsafemmem’attendaientdanslasalle à manger. Tout ce que j’avais entendu dans la nuit mesemblaitunsongelointain,incroyabledanslaclartédumatin.Jefusobligéderegarderlamainétroited’Ulna,etdepenseràla preuve que j’emportais dans ma valise, enregistrée sur filmagnétique.Jedéjeunai rapidement.Comme je serrais lamaindeClair,
Ulnaditquelquesmotsdansunelanguesonore,enmetendantunpetitpaquet.«Ulnatedonnececipourlafemmequetuépouseras,situ
ne veux pas venir avec nous, traduisit Clair. C’est un cadeaud’ArboràlaTerre.Écris-moitadécision.— Entendu, fis-je. Mais tu sais, tout cela est encore trop
frais,j’aibesoind’écouterencoreuneoudeuxfoistonrécit».Je partis. À quelques kilomètres, je m’arrêtai, ouvris le
paquet. Il contenait une bague de métal blanc, avec unsplendidediamantbleutailléenétoileàsixbranches.Lelendemain,j’étaisaulaboratoire,reprisparlaroutinede
tous les jours. Chaque soir, je branchai mon magnétophone,jusqu’à ce que je sache par cœur le récit de Clair. Je l’aitranscrit sur ce cahier. Et j’ai montré la bague à un grandbijoutier.Ilaétéformel:jamaisjusqu’àprésentiln’avaitvuouentenduciterundiamanttailléenétoile.Quantaumétal,c’est
duplatine.J’aifaitunebêtise: j’aiprêtécecahieràIrèneM…,lajolie
spécialistedesneutrons.Ellemel’arendudeuxjoursaprès,medisantque jedevrais abandonner laphysiquepourécriredesromansd’anticipation.«Sic’étaitvrai,viendriez-vous?Luiai-jedemandé.–Pourquoipas»,m’a-t-ellerépondu.Alorsjeluiaifaitentendrelerécit,etjeluiaimontrélabague.C’estdécidé:jepars.Jel’aiécritàClair.Jevaisessayerde
convaincreIrènedepartiravecmoi.………………………………………………………………………………………………Ce manuscrit abracadabrant a été trouvé chez M.F. Borie,
derrière unmeuble où il avait glissé. Comme nos lecteurs lesavent,M.Borie,unjeunephysiciendegrandavenir,adisparuil y a six mois, en même temps qu’une de ses collègues duCentre de recherches nucléaires, Mlle Irène Masson. NousavonsfaituneenquêteenDordognesurcedocteurClairdontilest question dans le manuscrit. Il a également disparu à lamême date. Quelques mois auparavant, il était rentré devoyageavecune jeune femme trèsbellequ’ilavaitépouséeàl’étranger. Chose à noter, sa vieille nourrice Madeleine adisparuenmêmetempsquelui.LaveilledeladisparitiondeF.Borie, selon la concierge, unhommebrundegrande taille etunefemmeblondetrèsbelleétaientvenuslevoir.Enfin,pourobscurcirencorecetteénigme,enEuropecomme
en Amérique, nous avons pu savoir, malgré la discrétion desgouvernements, qu’àpeuprès à lamêmeépoqueontdisparuplusieurs centaines de personnes, hommes ou femmes, laplupart jeunes, mais tous d’un niveau intellectuel élevé :savants, artistes, étudiants, officiers, ouvriers spécialistes,parfois avec toute leur famille. Partout on a pu relever lepassage,quelquetempsavant,del’hommebrundehautetailleetdelatrèsbellefemmeblonde.
ÀPROPOSDECEUXDENULLEPART…
Nousnesommespasseuls…Physicienenvacance,égarédsCausse.S’abritedansmaison
isolée,abandonnée.Nuitdepluieetdevent.Astronefarrive.Ilvaépier,voitêtres.Êtreslevoient?Partentenhâte.Ilrentreàson labo et comprend (Geiger) qu’il est radioactif. Écrit surmachinetélécommandée.Unthèmedenouvelleparmid’autres,dactylographiéssurun
feuilletvers1950.Enmarge,aucrayon,une flèche,précédéede « a » et suivie de «CeuxdeN. Part ! ». Traduction : « adonnéCeuxdenullepart».Caraudépart,Ceuxdenullepartdevaitêtreunenouvelle.Fin 1951, François Bordes – qui n’est pas encore
«officiellement»FrancisCarsaccar iln’aencorerienpubliésous ce nom – a terminé sa thèsed’État enGéologie surLesLimons quaternaires du Bassin de la Seine. Il est attaché deRecherches au CNRS. Il a dans ses tiroirs deux « romansd’hypothèse»terminés(SurunMondestérile (1943-1945), etL’Aventure cosmique (1945), qui deviendra Les Robinsons duCosmos),un roman écrit àmoitié qui ne sera jamais terminé(Enl’An2001…(1945-46)),etunpremiertiers,àpeuprès,duromanLegrandCrépusculequ’ilreprendraen1955-56etquiserapubliésousletitreTerreenfuite.Ilvientdepassercinqannéesharassantes,tantdupointde
vuephysiquequ’intellectuel.Quanden1946ilavaitcommencéson travail de thèse, il ne connaissait que peu de choses surcette partie de la Géologie, la Géologie du Quaternaire, qui,
bien que concernant les événements géologiquescontemporains de l’Homme, n’était pratiquement pasenseignée à l’Université en France. Il ne connaissait pas nonplus son terrain de thèse, le Nord-Ouest de la France. Et lagéologie, cela se fait d’abord sur le terrain. Il sillonnait doncpartouttempsleBassinparisien,laNormandie,laSomme,sursa«pétrolette»,unemotoAlcyonde125cc.DeretouràParis,où nous habitions alors, c’était le travail de laboratoire àl’institut de PaléontologieHumaine, le travail de réflexion, letravail de recherche des références et de lecture – et lesarticlesscientifiquesneselisentpascommedesromans!–,letravaildemiseaupropredesnotesdeterrain,etc.Etenfin,letravailderédactiondesathèse.Quant aux « vacances », elles se passaient sur un autre
terrain de recherche, celui des grottes et abris sous rochepréhistoriquesduPérigord.Carparallèlementàsontravaildegéologue, François Bordes continuait sa recherche depréhistorienet,enquelquesorte,bienque lesdeuxdomainessoienttrèsliés,menaitdeuxcarrièresscientifiquesdefront.Ilestmaintenanttellementadmisquel’onn’enparlemêmeplusqu’il est impossible de séparer l’étude des civilisationspréhistoriques de l’étude des milieux dans lesquels cescivilisationsévoluaient,etdoncdelagéologiequaternairequiestlaprincipalesourced’informationssurcesmilieux.Maisàl’époque, cette attitude méthodologique était loin d’êtrecommunément admise, et passait même en France pour«hérétique»auprèsdebonnombrede«préhistorienspurs».Depuis, bien sûr, les choses ont changé.Mais ce fut dû pourpartie au travail de pionnier de François Bordes. Quand en1989,pourlebicentenairedelaRévolution,«ScienceetVie»a publié un numéro spécial sur « 200 ans de sciencefrançaise»,dansle«JournaldelaSciencemondiale»undestrois faits scientifiquesmarquants retenus pour l’année 1954est : « Travaux de F. Bordes sûr les lœss et les industriespaléolithiquesduBassinparisien».PourNoël1951,donc,FrançoisBordesdécidedes’accorder
des«vraies»vacances,desoufflerunpeu,enquelquesorte.
Etpourcela,entr’autre,d’écrireunenouvellesurceque l’onappelleraitmaintenant«unerencontredutroisièmetype».Ilreprenddoncsonidée,laretravailledanssatêteetlamodifie.Ce ne sera plus le Causse du Quercy, mais une forêt enPérigord. Le personnage devient un médecin, qui raconte sarencontreàunvieilamidepassage.À la fin, les«visiteurs»sontrepartisaprèsréparationdu«ksill».Ledocteursaitqu’ilsedérouledansl’Universuneguerrefantastique,inimaginable,entreles«êtresdelalumière»,etles«êtresdufroidetdelanuit»,guerrequientraîneralafindelaTerresiles«misliks»gagnent,maisàlaquellelesterriensnepeuventpasparticiper,paradoxalement parce qu’ils sont eux-mêmes « guerriers ».Quantauvisiteur,ilsedemandecequ’ildoitcroire.Ilsemitdoncàsamachineàécrireetécrivit10pages.Mais
pourdonnerdelacohérenceàcequedisaientlesHiss,ilavaitimaginé avec un certain détail leur « univers », la guerrecontre lesmisliks,etc.,«univers»dont,biensûr, lesHissnerévéleraient que des bribes au docteur Clair. Et il se sentitenvahit de la même frustration que son personnage. C’étaittrop bête de rester ainsi sur Terre pendant que les Hissrepartaient…Etlanouvelledevintroman.Ceux de Nulle-part fut alors écrit en trois mois, le mot
«Fin»surlepremiermanuscritétantaccompagnédeladate:28/3/520h10,et laversionréécritepour le«polissage»nediffèrequetrèspeudelapremière.Enlisant«enparallèle»lepremier jet et le texte publié, on voit que la révision n’aconsistéqu’endesaméliorationsdestyleçaetlà:suppressionsderépétitions,modificationsdetournuresmaladroites…Pourtant,leplanduromanaévoluéaufuretàmesurequ’il
étaitécrit.Enquelquesorte, l’auteurdécouvrait l’universdesHissenmêmetempsqueleDrClair.Àl’époque,j’étaisdansmaseptième année, et je ne savais même pas que mon pèreécrivait un roman. Mais en même temps que le premiermanuscrit se trouvent trois plans successifs, se rapprochantpeu à peu du plan final. Dans le premier schéma, il est faitallusionàdes«espionsmisliks»,peucompatiblesaveccequefurentlesmisliksendéfinitive,etle«plan»delafinduroman
ne comporte que des numéros de chapitres, sans autresindications. Le second plan est compatible avec le romanjusqu’àlamoitié,et letroisièmejusqu’auxtroisquarts.Quantautitre,ilaaussichangéavecletemps:Lesêtresdubout-du-monde (ou :d’outre-monde, ou : d’outre-univers), Lamenacecosmique,puisCeuxqui vinrent (ou :viennent)denulle-part,quidevintCeuxdeNulle-partàlapublication.Publication qui fut presque le fait du hasard.
« Normalement », Ceux de Nulle-part aurait dû, une foisterminé,rejoindreSurunmondestérileetL’aventurecosmiquedansledeuxièmetiroiràdroite,àpartirdubas,dubureaudemon père. Et y rester. Car comme les précédents, ce romann’avait pas été écrit pour être publié, mais simplement pourl’amusement.Commedétente,enquelquesorte.D’ailleurs,oùpublieralors,sitantestqu’ilenaiteul’intention?Maisc’estàcemomentledébutdelacollection«LeRayon
fantastique».Etilsetrouvaitqu’alorsunamidelafamilledema mère, Roger Allard, était directeur de collection chezGallimard.Ayantconvaincu–cequine futpasévident –monpère de soumettre son ouvrage, ma mère alla le porter àl’éditeur.Leromanfutaccepté,etsouslenuméro23devinten1954le
premierromanfrançaispubliépar«LeRayonfantastique».FrançoisBordeschoisitcommepseudonymeFrancisCarsac,
«Francis»pour«François»,biensûr,et«Carsac»dunomdu village du Périgord, près de Sarlat, où il possédait unemaison qui lui servait de « camp de base » pour ses fouillespréhistoriques dans la région. L’obligation pour lui d’avoir unpseudonyme était double. D’une part, il ne souhaitait pasqu’une confusionpuisse se faire entre ses écrits scientifiquesetsesécritsd’imagination.D’autrepart,malgréuneréputationscientifique déjà internationale et grandissante, il n’étaitencorestatutairementqu’unjeunechercheurduC.N.R.S.,dontla carrière dépendait de décisions de commissions dontcertainsmembresauraientaccueilli avec joie lapossibilitédemettreenavant le faitqu’ilécrivaitde la«science-fiction» :«quelqu’unquiécritde lascience-fictionnepeutpasêtreun
scientifique sérieux » aurait été leur argument. Que legéologue-préhistorien François Bordes et l’écrivain de SFFrancisCarsacétaitunemêmepersonnerestadoncquelquesannéesunsecret,jusqu’àcequ’iln’aitpluslieud’être.Ceux de Nulle-part ayant connu un succès immédiat,
l’éditeur eut le réflexe de tout éditeur, à savoir demander àl’auteur s’il n’avait pas autre chose dans ses tiroirs. Et c’estainsi que l’Aventure cosmique fut réécrite, avec peu dechangements par rapport au manuscrit (cette fois vraimentmanuscrit, pas « tapé à la machine »…). Pour des raisons«commerciales»,letitredevintLesRobinsonsduCosmos,quifutpubliéen1955souslenuméro34delacollection.MaisdèsDécembre 1952, « Francis Carsac » avait commencé la« suite » deCeux deNulle-part,CeMonde est nôtre, qui nedevait être achevé qu’en 1959 pour finir par être publié en1962. Entre temps, il avait repris Le Grand Crépuscule, en1955-56, pour de nouveau l’abandonner avant de le termineraudébutde1959. Il futpubliéen1960sous le titreTerreenfuite.LespremièrespagesduPeupledesEtoiles,paruen1962sousletitrePourPatriel’Espace,datentde1956-1958.PuisleromanfutécritdeDécembre1960àMai1961.LaVermineduLion,enfin,futécritd’Octobre1961àDécembre1962.PuisFrancisCarsacn’écrivitplusderomans,justequelques
nouvelles.Pourquoi?Toutsimplementparcequ’iln’avaitplusletemps.
OuplutôtparcequeFrançoisBordesn’avaitplusbeaucoupletemps d’être Francis Carsac. Parce que Bordes/Carsac n’ajamais écrit de la science-fiction qu’en amateur, et que, pourl’utilisation du temps disponible, François Bordes lescientifique avait la priorité absolue sur Francis Carsacl’écrivain. Pire, parce que François Bordes le scientifiquedevaitdéjàbatailleravec leProfesseurBordes,directeurd’unlaboratoirequiprenaitdeplusenplusd’importance,pouravoirunpeudetempsàconsacreràlarecherche…
CEMONDEESTNÔTRE
ÀGEORGESLAPLACE,ensouvenirdesesmontagnesbien-aimées…
etdesescargotsduPœymau!
F.Carsac
AVERTISSEMENTCe récit concerne des problèmes qui pourront se poser à
l’Humanité dans un lointain futur, si elle conquiert l’Univers.Touteressemblancepossibledenomsoudecaractèresavecleshommes vivant actuellement ne serait que pure coïncidence.Toute ressemblance avec des événements contemporains nepourraitsetrouverquedansl’espritdulecteur.
PROLOGUEHeounimeorKhardon,CoordinateursuprêmedelaLiguedes
Terres humaines, avait achevé sa journée. Déjà sescollaborateurs–Hommes,Sinzus,Hr’ben,Kaïens,Hisssurtout–avaient quitté le palais desMondes, sur Réssan, la sixièmeplanèted’Ialthar,danslePremierUnivers.Khardonconsidéraitsans déplaisir un vol de deux heures jusqu’à la maison desSages, où l’attendait son ami Sssefen, le physicien hiss, et lalongue partie de Jeu des Étoiles qui suivrait. Tout avait étéroutine, ce jour-là, la fastidieuse routine d’une administrationresponsabledeplusdecinquantemilleplanètes!Avecunsoupird’aise,iljetadansuntiroirquelquespapiers,
avança lamain vers l’interrupteur qui allait couper, jusqu’aulendemain,toutescommunicationsavecsonbureau,lesdéviantvers ses seconds,ArekeionAklin, le sinzu, ouEssenssinon, lehiss. Mais le destin avait décidé que, ce soir-là, HeounimeorKhardonnejoueraitpasauJeudesÉtoiles.L’écran s’alluma, et la face verte de sa secrétaire hiss y
parut.«Coordinateur,lecapitaineHaldokKralan,du«Kelen»,de
retourd’exploration,demandeuneentrevue.»Khardonréprimaungested’ennui.«Bon,envoyez-leimmédiatement.»Haldok était un vieux routier de l’espace, et ne dérangeait
certainementpasleCoordinateursuprêmepourdesbanalités,Quelquesinstantsplustard,ilentra.«Quoideneuf,Haldok?— Rien de bon, Heounimeor. Tu recevras mon rapport
demainmatin,mais, comme c’est un cas de grande urgence,j’aicrubondet’avertircesoirmême.Tulesais,nousétionsenmission d’exploration dans la plus grande des galaxiessatellites du dix-huitième Univers, celui des Terriens. Nous
avons eu un accident ; peu de chose en vérité, un simpledérèglement des hyperspaciotrons. Comme il est plus aisé,cependant,defairelaréparationausol,nousavonsatterrisurla planète la plus proche, un monde du type IA, ce quiconvenait parfaitement àmon équipage,mélange de hiss, desinzus et de Terriens.Nous touchâmes le sol dans une valléeagréable, sans avoir vu de haut aucune trace de civilisation.Maislelendemain,commenousnousapprêtionsàrepartir,unindigène a pris contact avecnous : humanoïde, classe I, typechlorohémoglobinien, groupe B7, c’est-à-dire très voisin deshiss, et donc naturellement télépathique. De fait, la seuledifférence notable avec les hiss est qu’ils appartiennent à ungroupesymétrique,dextrogyreaulieud’êtrelévogyre.—La découverte d’une nouvelle espèce humaine est chose
assezbanale,etjenevoispas…—Cequiestmoinsbanal,c’estcequ’ilnousaraconté:ilya
sur cette planète, en plus des indigènes, un groupe humain,probablementd’origineterrienned’aprèscequenousenaditnotre informateur, groupe établi là depuis plusieurs siècleslocaux,etquichercheàs’étendreparconquête!»Khardonsifflotaentresesdents.«Eneffet,c’estgrave.As-tud’autresrenseignements?—Non.Mais, en revenant, j’ai touchéLambda,unecolonie
terrienne.IlseraitpossiblequelegroupeenquestiondescendedeséquipagesdecequelesTerriensappellent«lesastronefsperdues»,qui,ilyacinqcentsansterrestres,essayèrentpourlapremière foisunvol intergalactiquevers le«GrandNuagedeMagellan».—Tuasraison,ilyaurgence.As-tulescoordonnées?— Elles sont dans mon rapport, mais je les ai aussi
apportées.Lesvoici.— Humains et indigènes voisins des hiss, dis-tu ? J’ai
justementsouslamainl’équipequ’ilfaut,unedesmeilleures:AkkiKleretHassil,unNovaterrienetunhiss.»
CHAPITREILAPLANÈTEPERDUE
Peu à peu, l’horizon absorba la Lune roussâtre. À l’autre
extrémitéduciel, lesténèbressefirentmoinsprofondes.Unebrise légère se leva, annonciatrice de l’aube. Les longuesfeuilles du glia, glaives dressés vers le zénith, bruirentdoucement. Et, comme chaque matin, du cœur de la forêtmonta la clameur des orons. Ils s’assemblaient au bout desbranchesflexibles,leursfacespresquehumainestournéesversla tache grandissante de lumière, à l’est. Leur queue bifidesolidement enroulée autour d’un rameau, ils se laissaientpendre,latêteenbas,lesbrasallongés,etlechantrauquequisortaitdeleurgorgeétaitunhymned’allégresse,unhymneausoleilencoreunefoisvainqueurdelanuit.Trèshaut,bienau-dessusdel’atmosphère,legrandcroiseur
intergalactique planait, immobile. L’instant d’avant, il n’étaitpointlà;ilavaitsurgidel’hyperespace,commeengendréparlenéant.Unesectiondelacoques’ouvrit.Unfuseaueffilé,auxcourtes ailes, plongea vers la planète encore à demienveloppéedenuit.Ilnecontenaitquedeuxêtres.Celuiqui tenait lescommandesétaitunhommetrèsgrand,
auxcheveuxblondscoupéscourt,auxyeuxobliquesd’ungrisclair.Sous lefronthautetbombé, la faceétaitmaigre, lenezaiguetdroit, lementoncarréetproéminent.Lesépaulestrèslarges disparaissaient sous une cape noire. À première vue,l’autre aurait pu paraître humain, lui aussi. Plus petit, plusmince, il avait un visage régulier, encadré de longs cheveuxd’unblancplatiné;maissesmainspossédaientseptdoigts,etsapeauétaitvertpâle.Un sifflement monta, tourna à l’aigu ; l’appareil atteignit
l’atmosphère. Une lueur violacée dansa sur son rostre, et lavitesse diminua. Le sifflement cessa. L’homme se tourna verssoncompagnon.« Nous y voici, Hassil, une fois de plus. Qu’allons-nous
trouver, en bas ? C’est bien la première fois que nous
travailleronsavecd’aussimaigresdonnées.»Ils’exprimaitenunparlersonore,danslequelunphilologue
eût reconnu de nombreuses racines françaises, anglaises,russesetchinoises,mêléesàd’autresinconnues.L’être à peau verte sourit, et répondit, en une langue
sifflante:«Non,Akki.TuoubliesThéran.Notrepremièremission,et
aussinotrepremieretdernieréchec!—Tais-toi ! Je ne veuxplus y penser, jamais !Uneplanète
entièrenoyéesouslesgaz,brûlée,éventrée!Ettoutcela,surnotrerapport!— La Loi d’Acier, Akki ! Il y a bien desmillénaires, Sian –
Thom disait déjà : « Si ta main est malade, coupe-la avantqu’elle ne gangrène ton corps ! » Nous, hiss, tu le sais,répugnons à toute guerre, sauf celle contre lesmisliks.Maisjamais ni nous, ni les sinzus, ni vous, ni aucun peupleintercosmiquen’avionsrencontréuneespèceaussiméprisableet dangereuse que les Théransi ! Souviens-toi des planètesquatreetcinq,etdecequenousyavonstrouvé!—Soit.Mais ici, sousnous, il yadeshommesdemarace,
Hassil,etdeshommesquisemblenttrèsprochesdetoi.Nousne savons pratiquement rien d’eux, et leur sort dépend denous.—Nousaurons tout le tempsdedécider !Vousêtes restés
des inquiets, vous les tsériens.De toute façon,nousn’auronscertainement pas à prendre de mesures aussi terribles. LesNératsi de ton espèce n’en sont pas encore aux voyagesinterplanétaires,etceuxquimeressemblentsontàl’étatsemi-sauvage,si l’onencroit le rapportdusinzuHaldokKralan. Ilestvraiquelessinzustraitentvolontiersdesauvagestousceuxquinesontpasdeleursang!—Eh là !Hassil !Tuoubliesque j’aimoi ausside ce sang
dansmesveines.— Oui, je le sais. Et tu es hiss aussi, par droit de
descendance, depuis ton ancêtre Clair, le premier vainqueurdesmisliks.Mais ceux de ta race qui sont ici, surNérat, ont
bien dû venir de Terre I ? Comment ont-ils pu oublier le volcosmique?— Oh ! Petit nombre, accidents, guerres civiles, qui sait ?
Nousverronsbien!»Ils continuèrent à deviser, employant indifféremment l’une
ou l’autre langue.À vrai dire, ils n’auraientpas eubesoindeparler:leshissétaientuneracenaturellementtélépathique,etles humains avaient appris à suppléer, sur ce point, à leurdéficience.Maisilsaimaienttousdeuxlamusiquedelaparole.Leurappareilplanaitmaintenantàprèsdedeuxmillemètres
de haut, au-dessus d’une mer de nuages, dans l’hémisphèreéclairé.Unetrouvéesedessina,montrantunrivagerocheux.«Ici,Akki,uneville!»L’avion augmenta sa vitesse. Les flots violets étaient
parcourus de longues ondulations lentes, qui se brisaient enfrangeblanchesurlesrochers.«Aucunenginvolantdétectable,reprislehiss.Lesrapports
d’HaldokKralann’ensignalentpoint,d’ailleurs.Tesfrèresontdûfortementdégénérer,Akki!—Crois-tuvraimentqu’il soitnécessairedevolerpourêtre
ungrandpeuple?»Lehiss prit un ton solennel quedémentaient les petits plis
autourdesyeux:« Article premier ! Tout humain, humanoïde ou humanide,
entrantdanslecorpsdesCoordinateursdoitrenonceràtouteappartenance raciale. Ses décisions doivent être prises dansl’intérêtsupérieurdelaLigue,sansquepuissententrerenjeudesaffinités,préférencesoualliances…— Je sais, je sais ! Trois heures par semaine d’éthique
intercosmique de dix-huit à vingt ans ! Rappelle-toi que j’aipassé l’examen avec le numéro 1, et que tu n’as eu que lenuméro2!Deplus,tuesdanslemêmecasquemoi!— Article 12 : quand le conflit ou la menace de conflit
concerne deux races différentes, il sera réglé par deuxcoordinateurs, chacun appartenant au type le plus prochequ’onpuissetrouver.Ladécisiondevraêtrepriseàl’unanimité.
Aucasoùcetteunanimitéserait impossible, leGrandConseildelaLiguetrancheraendernierressort.—C’estbon!J’abandonne!Regardeplutôtlacité!»Ellesedressaitauboutd’unpromontoire,et,àpremièrevue,
Akkiestimasapopulationàenviron50000âmes.Aupointoùlapresqu’îleserattachaitàlaterre,unchâteau,rappelantlesfortifications médiévales, coiffait une butte escarpée. Ausommetdelaplushautetour,unebannièrerougeetorflottaitauvent.« Curieuse construction, et qui suppose un non moins
curieuxétatsocial.Cesfortificationsenfantinesmedonnentàpenser que les techniques de ma race ont dû, comme tu lesupposais tout à l’heure, fortement dégénérer.Àmoins que…Oh!Maiscechâteauestunecitéà luitoutseul!Ildoitbienpouvoir abriter en cas de besoin mille ou deux millepersonnes!»L’enceinte fortifiée englobait en effet une quantité de
maisonsrangéesenruesrégulières,danslesquellescirculaientdemenuesformesnoires.Nulnesemblaitavoiraperçul’enginvolant.Akkivirabrusquement.«Nousallonsatterrirendehorsdecettepéninsule ; jen’ai
nulleenviedemejetertêtebaisséedansunpiège.N’étantpashumain, tu n’as pas eu à étudier notre passé, et tu ne peuxsavoirquecettedisposition, villebassed’uncôté, châteaudel’autre, est typique d’un état social appelé féodal, qui n’ajamaisexistéchezvous.Lecontactserapeut-êtredifficile.— Il vautmieuxeneffetentrerd’aborden rapportavecun
individu,ditlehiss.—Lapremièrehabitationisoléequejetrouve.»La forêt étendait ses vagues vertes et violettes entre la
racinede la presqu’île et une lointaine chaînedemontagnes.De-ci, de-là, elle se trouvait de brûlis cultivés, où seblottissaientdeshameaux.«Touteslesclairièressemblentoccupées,Akki.—Non,àgauche,envoiciunevide.Non,ilyaunecabane.
Celapourraitfairenotreaffaire.»
L’avion rasa silencieusement la cime des arbres, glissaquelquesmètres, s’immobilisa.Du toitde lahuttemontaitunfiletdefumée.Akkiouvritlesas.«Reste-icipourlemoment.Mesfrèreshumains,sij’encrois
le rapport d’Haldok, sont en guerre avec les indigènes, et turessembles trop à ceux-ci. Un mauvais coup est vite pris, etn’arrangeraitrien.—Tuprendsdesarmes?—Unparalyseursuffira.Ah!N’oublionspas,letransmetteur
depensée.J’ignorequellelangueparlent«mesfrères.»Il plaça autour de sa tête un mince bandeau doré d’où
s’élevaient,departetd’autre,decourtesetfrêlesantennes.«Méfie-toi,Akki.—Dequoi?Commetuledisaistoutàl’heure,leurtechnique
doitêtrebienmédiocre!»Ils’éloignaàlonguesenjambéessouples,cellesd’unêtreen
parfaiteconditionphysique.L’entraînementathlétiquejouaitunrôleimportantdanslaformationdescoordinateurs.Ilouvritlaportedelacabane,lepistoletparalyseurprêt.Avec un faible cri, une femme penchée sur le foyer se
retourna.Elle regardaun instant lahautesilhouettevêtuedesoie au refletmétalliquequi s’encadrait dans laporte, et sonvisage exprima à la fois la haine et la terreur. Puis elle seprécipitaauxpiedsd’Akki,avecunflotdeparolesincohérentesqu’ilcompritàdemi.Indiscutablement c’était du français déformé, et le français
étaitencoreappris surNovaterracommeune languemorteàriche littérature. Les paroles de la femme devinrent moinsembrouillées:«Seigneur,seigneur,nenoustuezpas!Jevousensupplie!
Noussommeshorsdeslimites!MonmariatoujoursétéloyalauDuc…Onnousacalomniésauprèsdesjuges,etnousavonsétéexilés,maisnoussommeshorsdeslimites,nousnefaisonspasdemal,jamaismonmarinechassedanslesforêtsduDuc!Pitié, seigneur, j’ai troispetitsenfantsqui vont revenir toutàl’heure…
— Calmez-vous, madame. Je ne suis pas un ennemi ni unseigneur. Tout ce que je désire, ce sont quelquesrenseignements. Je viens d’un autre monde, là-haut dans lesétoiles, àbiendesmillionsdekilomètres.Tenez, vouspouvezvoirmamachinevolantedevantvotremaison.»À mesure qu’il parlait, une expression de profond
ahurissementremplaçaitlaterreurdanslesyeuxdelafemme.«Vousvenezdesétoiles?Comme lesancêtres? Jecroyais
quecen’étaitqu’unelégende!Maisalors,lesjoursdesnoblessont comptés ! ajouta-t-elle avec une joie sauvage. Seigneur,Jacquesseracontent!Aprèstantd’annéesdesouffrance!—QuiestJacques?Etquesontlesnobles?—Jacquesestmonmari.Tenez,ilarrive.Entendez-vousson
appel?»Dehors,venantdelaforêt,montaunlongcrimodulé,auquel
la femme répondit. À la lisière des arbres parurent troishommes, arc en bandoulière. Le plus âgé portant sur sesépaulesunanimalàlonguescornes.«Un cerf sauteur ! Bénie soit la journée. Vous arrivez des
étoiles,etJacquesrapporteuncerfsauteur!»Elleseprécipitaàleurrencontre.Ilsétaienttoustroisvêtus
detuniquesdecuir tanné, tombantsurdespantalonsdetoilegrossière.Detrèshautetaille,ilsavaientlesépauleslarges,lesmembresrobustes, levisagedur.À lavued’Akki, ilssaisirentleursarcs,encochèrentlesflèches.«Netirezpas,crialafemme.Cen’estpasunnoble,ilvient
desétoilescommenosancêtres!»Méfiants,ilsapprochèrent,examinantleNovaterrien,l’avion.
Jacquespassaunemainénormedanssarudechevelure.« Je vous crois. Les nobles n’ont pas de machines de ce
genre.Etvousneleurressemblezpas.Entrez.Paul,dépècelecerf. Pierre, cours à la cache et rapporte une bouteilled’hydromel.Notrehôteapeut-êtrefaimetsoif.»Ils pénétrèrent dans la maison. Elle était meublée d’une
table,debuffetsetdebancsgrossiers.«Jelesaifaitsmoi-même.Oh!Jenesuispasunbienhabile
menuisier.J’étaiscapitainedanslaflotte,ilyadeceladixans.Depuis, j’aidûapprendrebiendeschoses…Femme,allumelefeu.Madeline!—Oui,père!»De la soupente descendit une jeune fille d’une quinzaine
d’années, aux longs cheveux noirs flottants. Elle n’était pasexactementjolie,jugeaAkki,maissoncorpsbienfaitavecunegrâce d’animal sauvage. Il regarda, à travers la fenêtre sansvitres,lespuissantsjeuneshommesquidépeçaientlecerf,puislarobustefille.« Ce sont là vos trois petits enfants ? demanda-t-il à la
femme.— Oui, seigneur. Pardonnez-moi de vous avoir menti. Mais
vous ne connaissez pas les nobles. Ils auraient tuémes deuxfils.Quantàmafille…j’aimemieuxnepasypenser!»Jacquesemplitd’hydromeldeuxgobelets.«Jesupposequedanslesétoiles,ilyademeilleureboisson.
Iciaussi,d’ailleurs,maisnous,pauvresexilés,nepouvonsoffrirquecequenousavons.— Ce n’est pointméprisable !Me permettez-vous d’inviter
mon compagnon ? Je dois vous avertir que ce n’est point unhomme.»Laportedel’avionclaqua,etlehisstraversalaclairière,de
sadémarchedansante.«Commese fait-il ?S’étonna Jacques.Vousne l’avezpoint
appelé!— Nous n’avons pas besoin de nous parler, si nous ne
sommespastroploin.Ilsetrouveparhasardquejecomprendsvotre langue, et que je la parle,mal d’ailleurs.Mais vous nevous en êtes pas aperçus, car vous receviez directementmespensées.VoicimonamiHassil.»Le hiss franchit le seuil. Jacques eut un haut-le-cœur, et la
femmecria:«Unbrinn!—Non,unhiss,venuavecmoidesétoiles.Ressemble-t-ilà
vosbrinns?
—Absolument ! J’enai vuquelques-uns lorsde ladernièreguerre.Enfin,ladernièreguerreàlaquellej’aiparticipé,avantmonexil.Jesupposequ’ilyadûenavoird’autres,depuis.»Hassils’assitauboutdelatable,àcôtédelajeunefillequi,
instinctivement,recula.Illuisourit.« Voyons,monsieur Jacques… ou bien dois-je vous appeler,
capitaine?—Non,hélas!C’estfini.JacquesVernières,toutsimplement,
proscrit.— Eh bien, Vernières, comme je vous l’ai dit, nous venons
d’une très lointaine planète, bien plus lointaine que vous nesauriez le penser, qui tourne autour d’une étoile d’une autrenébuleuse spirale. Vous n’avez pas perdu toute notiond’astronomie?— Je n’en ai jamais beaucoup su moi-même. Juste ce qu’il
fallaitpournaviguerenmer.— Mais vous savez bien que votre race vient d’un autre
monde?—On ledit.Mais jemesuis toujoursdemandésicen’était
pasunelégende.— Comment ? En moins de cinq cents ans, tout souvenir
précisadisparu?Vousn’avezdoncpasdelivres?— Il y a des livres dans une salle du château. Mais il est
interditauxsimplessujetsdeleslire.Unjour,enpassant,j’enai feuilleté un, profitant de ce que j’étais seul. Je n’y ai riencompris. Des calculs, trop compliqués pourmoi. Je ne pensepas que personne les lise. La duchesse, peut-être ? On ditqu’elleestinstruite…—Quelleestdoncvotreorganisation?Votregouvernement?
Jen’enaiaucuneidée,etjedoislesavoir,pourpouvoiragir.—Vousvenezpourchasserlesnobles?—Celadépend.Simapremièreimpressionseconfirme,c’est
probable.»Leproscritparuteffrayé.« Ils sont puissants ! Il y a dans le château des armes
terribles, que seuls les nobles connaissent et ont le droit detoucher.Desarmesquituentàplusdemillepas!Onracontequelesancêtresenpossédaientdesemblables,etquecelles-civiennent d’eux. En tout cas, une chose est certaine : on n’enfabriqueplusdepareilles.—Unechoseaprèsl’autre.Quelleestlapopulationdevotre
État?Sonétendue?—Ehbien,dans leduchédeBérandie, ilyavaitaudernier
recensementquej’aiconnu,ilyadeceladixans,plusdedeuxmillions d’habitants, dont environ deux centmille concentrésdanslesvilles.Notrecapitale,Vertmont,encomptaitcinquantemille.Leduchés’étenddelamerVerte,àl’est,auxmontagnesRouges,surplusdecentkilomètres,et,toutaulongdelacôte,de la rivière Claire, au sud, jusqu’auxmarais Salés, au nord,surplusdecinqcentcinquantekilomètres.SurlesmontagnesRouges, et sur les plateaux situés en arrière, jusqu’à la merSauvage, ce sont les Républiques des Vasks, avec qui noussommes souvent en guerre. Au-delà des marais Salés, et aunord-ouest des montagnes, il y a les « Verdures », lesindigènes, qui ressemblent à votre ami, qui se nomment eux-mêmes«brinns»,etquihantent lepaysdesTroisLacset laForêt Impitoyable. Derrière la rivière Claire, il y a une sylveinexplorée. Enfin, ici, dans la forêt Verte, n’habitent que lesproscrits.LeDucnousy tolère.Àcôté la forêtRouge,que leDucseréservepourseschasses.Nousn’avonspasledroitd’ypénétrer.—Sij’aibiencompris,vousêtesgouvernésparunDuc,etil
existeunenoblesse.—Oui.Pour toutvousdire, ilyad’abord la familleducale,
puis les comtes, barons et chevaliers. En dessous, lesconseillers, les archers, les médecins et les juges. Plus basencore,lesbourgeois,lesartisansetlespaysans.Toutàfaitenbas, nous avons les proscrits. Ah ! J’oubliais, il y a aussi lesmarins,aumêmeniveauquelesarchers.—Ettoutescescastessonthéréditaires?—Ouietnon.Lesnoblessontàpart,bienentendu.Maisun
artisan peut devenir bourgeois, et son fils médecin ou juge,voire conseiller. Il peut aussi s’engager dans les archers, oudanslamarine.— Et vous ignorez comment cette régression vers un État
plusoumoinsféodals’estfaite?Vousn’avezpasd’historiens?Dechroniqueurs?—Si,biensûr!Ilyaleschroniquesducales.Maisseulsles
nobles peuvent y avoir accès, quand ils s’en soucient ! Oh !bienentendu, jeconnais la légende.Nosancêtres,aunombrede cinq cents, seraient arrivés il y a bien longtemps, sur desmachinesvolantes…—Etvousn’avezpasdereligion?Pasdeprêtres?— Mais si ! Tout noble, à partir du titre de chevalier, est
prêtre!»Akkiéclataderire.« Eh bien, qui que ce soit qui ait fondé votre duché, il
connaissait l’histoire. Élégante manière d’éviter la lutte dusacerdoce et de l’empire, qui s’est déroulée sur tant demondes !Etpourquoidonc, vous, capitainede la flotte, avez-vousétéproscrit?—Onestexilépourbiendescauses;lesuns,parcequ’ilsont
chassédanslaforêtduDuc–ceux-là,onleurcoupelesoreilleset l’index. D’autres pour vol ou crime. Moi, pour refusd’obéissance.»Ilsemblagêné,etbaissalavoix.«J’étaismariédepuisquelquesannéesdéjàaveclafilled’un
bourgeois,mafemmeJanie.Unbaronlaremarqua,vouluts’enamuser.Àsademande, leDucm’envoyaexplorer lecontinentaustral. J’ai refusé. Les juges m’ont condamné à l’exil.Heureusement, le père de Janie est un riche bourgeoispossédanttroisnavires;sanscela…Maisledéjeunerestprêt.Mangez-vousdelaviande,seigneur,survotreplanète?— Souvent. Mais ne m’appelez pas seigneur. Je suis Akki
Kler,etmonamiestHassil.Et,sivoustenezànousdonneruntitre,noussommescoordinateurs intergalactiquesde laLiguedes Terres humaines.Mais j’ai peur que ce ne soit trop long
pour être pratique ; aussi serai-je simplement Akki. Votrevenaison est excellente. Est-ce un animal de ce monde, ouvient-ilaussidelaTerre?— Non, c’est un animal d’ici. Les ancêtres, d’après la
légende, n’avaient que peu d’animaux avec eux, simplementdeschiens,deschats,quelqueschevauxetdesvaches.—C’estcurieux,sachairestrouge,alorsque les indigènes
sontvertscommemonamiHassil.—Oh!Ilyaicidesanimauxàsangrouge,etd’autresàsang
vert.»Toutenmangeant,Akkiexaminaitseshôtes.Debravesgens,
pensait-il. Leur civilisation est retournée en arrière, mais larace n’a pas dégénéré. Les meubles sont grossiers, maisingénieux,etleursarcssemblentdesmerveilles.«Notretreizièmemission,Hassil,dit-iltouthaut.Chezmes
ancêtresterriens, ilyavaitunesuperstitionquivoulaitquelechiffre13portemalheur,oubonheur,selon lescas.Quesera-ce,cettefois?»Lehissneréponditpas.Ilregardaitparlafenêtre.«Quelquechoseremuelà-bas,dit-ilenfin.Quelquechosede
brillant.»Paul,lefilsaîné,seleva,sepencha.Avecunbruitmat,une
flèche cloua sa main gauche au rondin d’appui. Il l’arracha,hurla:«Auxarmes,père!Lesarchers!»Avec un bruit d’air froissé, une douzaine de flèches
s’enfoncèrent devant la porte. Une pénétra, et vibra dans lemur. Tabourets basculés, les hommes se dressèrent, lesproscritscourantàleursarcs.«Non,laissez-moifaire!Hassil,tiens-toiàcôtédemoi!Ne
ripostezpas,surtout!»Lentement les hommes d’armes sortaient de derrière les
arbres, l’arc tendu. Ils portaient une cuirasse brillante, uncasquepointu.Celuide leur chef s’ornaitd’uneplume rouge.Ilstraversèrentlaclairière,sepostèrentauxfenêtresouvertes.L’officierentra,suividetroishommes.«Ah !C’est toi,Vernières !Toncompteestbon. J’aivu les
cornesducerfsauteurdevanttacabane.Tusaisquec’estungibier réservé aux nobles. Et tu sais aussi qu’il t’est interditd’accueillirquiquecesoit !Quelestcethomme?Unvask?Saisissez-le ! Tiens, il y aune fille.Hum !Unpeu trop jeuneencore.QuantàlaVerdure,onverras’ilcourtassezvitepouréviterlesflèches.Etqu’est-cequec’estquecettemassedefer,danstaclairière?Allons,réponds!»Les hommes d’armes avaient saisi les proscrits, Akki et
Hassil.Silencieusementlepremiertransmitauhiss:«Hassil,tesouviens-tubiendescoursdeluttekrenn?Cela
vaêtrelemoment.J’ailaissémonparalyseursurl’étagère,là-bas.Tuyes?Une,deux,trois.»Labagarrenedurapasdixsecondes.Empoignésubitement
parlespieds,l’officiers’écroula.Lehissimmobilisaitunarcherde chaque main, sous une prise douloureuse. Akki bondit,bouscula un homme d’armes, se retourna, le paralyseur enmain. Quelques instants après, la patrouille entière étaittransforméeenstatues.«Aide-moi,Hassil.Vousaussi.Nousallonslesporterunpar
undansl’avion,etleuryfairesubirunepetiteséance.»Une heure après, Vernières et sa famille, médusés,
regardaients’éloignerlesarchers,officierentête.«Vouslesavezrelâchés!IlsvonttoutdireauDuc!—Mais non, Jacques. Grâce à un appareil que nous avons
dans notre avion, ils ont tout oublié. Ils sont prêts à jurerjusqu’à la mort qu’ils n’ont rien remarqué de particulier,aujourd’hui.
CHAPITREIILACITÉ
Akki posa l’avion sur le sommet dénudé d’une colline,
surplombantaunordlamerbordéededunes.Ausud,au-delàd’une étroite vallée, se dressait le château, et, à l’est, lesmuraillesbassesdelacité.Àl’ouest,aprèsl’étranglementdelapéninsule, des champs cultivés montaient jusqu’à la lisèresombredelaforêt,quedominaient,trèsloin,lesmontagnes.Ils’étonna que le point où ils venaient d’atterrir ne fût pasfortifié. Séparant les deux éminences, le vallon, facile àprendreentredeuxfeux,reliaitseullapresqu’îleetlaterre.Ils’en ouvrit à Jacques. Le grand proscrit, encore émerveilléd’avoirvolé,répondit:«Plusieursducsontpenséàconstruireunautrechâteauici,
mais ils ne s’y sont jamais décidés, craignant sans doute defournirainsiuneplaceforteàunrivaléventuel.LesVerdures–ilregardaHassil,etsereprit–lesindigènesn’ontplus,depuislongtemps,étéenmesured’approcherdeVertmont.Iln’yavaitici qu’une petite tribu de pêcheurs, qui a été à moitiéexterminée, puis réduite en esclavage, bien avant manaissance.Lesgrandes tribusdesVerd…desbrinns sont loinderrière lesmonts,et les républiquesvasksnousenséparentpresque partout, sauf au nord, dans le comté de Haver. Detemps en temps, il y a eu quelques raids, mais surtout depiratesvasksvenantdelamer.— Tu dis que les indigènes d’ici ont été réduits en
esclavage?— Oui, et il ne serait pas bon pour votre ami de trop se
montrer.Touthommevertquineportepasuncollieresttiréàvue. Il ne serait pas bon pour moi non plus de me montrer,ajouta-t-il.—JeneconseilleàpersonneicidesefrotteràHassil.Quant
àtoi,tuessousnotreprotection,souslaprotectiondelaLigue.— Oh ! Je ne doute pas que vous seriez vengés, le cas
échéant.Etmoiaussi,dumêmecoup.Maisnousserionsquand
mêmemorts!—Nousnesommespasfous,Vernières.Horsdevue,horsde
votre atmosphère, mais prêt à lancer en uneminute plus decinquanteenginscommelenôtre,setientmongrandcroiseur.Et les armes qui sont à bord pourraient, je te le garantis,pulvérisercetteplanète!—Quefaisons-nous,Akki?demandaHassil.— Rien. Nous attendons. Ce n’est pas à nous de nous
déranger.—Mais,seigneurAkki,leDucnesedérangeracertainement
pas!— Alors, il enverra quelqu’un. Et je t’ai déjà dit que je ne
veuxpasêtreappeléseigneur!»Là-bas, au pied du château, une poterne s’ouvrit et une
douzaine de cavaliers armés d’arcs et de lances, montés surdeschevauxterrestres,ensortirent.Ilssedirigèrentaugalopversl’avion.Akkis’accoudaàl’aile.Les cavaliers approchaient. Ils étaient vêtus d’une courte
cotte de mailles brillante sur une tunique de cuir, portaientcasque et petit bouclier rond. Ils étaient de haute taille,robustes, et leurs visages exprimaient l’arrogance de gens àqui jamais rien n’a résisté. C’étaient, d’ailleurs, de beauxspécimens d’humanité, et Akki ressentit une vague fierté àl’idée que lui aussi descendait partiellement d’une telle race.Aprèstout,iln’avaitpasàrougirdesonsangterrien,mêmesilesTerriensde laplanètemèren’avaient rejoint laLiguequedepuis relativement peu de temps, amenant avec eux, il estvrai,plusdecentmondeshumainsd’unseulcoup.Aprèslepremiercontact,établiilyavaithuitsièclesparles
hiss, et qui avait entraîné l’émigration secrète sur Novaterrad’un millier d’hommes, toutes relations avaient été rompues.Côteàcôteavecleshiss,lessinzus,ettoutesleshumanitésdela Ligue, les Novaterriens avaient combattu les misliks, cesêtresmétalliquesquiéteignaientlessoleils.Pendantcetemps,la Terre, oubliée, avait progressé. Six cents ans s’étaientécoulésdepuisque l’Argo avait atteint le systèmed’Alpha du
Centaure ; puis, ayant découvert à leur tour le chemin del’hyperespace, les Terriens avaient essaimé, colonisé, priscontact avec d’autres races, sans pour cela s’assagir. Deruineuses et désastreuses guerres interstellaires s’étaientdérouléesavecdesfortunesdiverses.Mais,depuistroissiècles,unegrandefédérationenglobaitlescoloniesterrestresetleursalliéssous ladirectionde laTerre.Cinqsièclesavaientpassédepuis qu’une flotte avait quitté la Terre en direction de laGrandeNuée deMagellan. Rien n’avait jamais été connu sursonsort,etcetteflotteétaitconnuedesTerrienscomme«lesastronefs perdues. » C’était probablement de ces équipagesquedescendaientleshommesdelaplanèteNérat.Ilyavaitunsiècleetdemi,lesNovaterriensavaientlancéun
vol d’exploration vers l’Univers infiniment lointain d’où leursancêtres étaient venus, et ils avaient pris contact avec lafédérationterrienne.Commelapaixrégnaitenfineneffet,elleavait été admise dans la Ligue des Terres humaines, et sesdéléguéssiégeaientsurRéssan,avecceuxdescentcinquanteautres fédérations qui composaient la Ligue. Ses astronefsfusoïdes combattaient les misliks, côte à côte avec les ksillslenticulairesdeshiss,lescroiseursovoïdesdessinzus,lesnefselliptiques des Novaterriens, les sphères des kaïens, lestétraèdresdeskrenns…Chaquefédérationavaitdixdéputés.L’uniqueexceptionétait
celle des Novaterriens. Ils avaient leurs représentantsspéciaux,eux,leshabitantsd’ununiquesystèmesolaireperdudanslagalaxiehiss.Ilsreprésentaienteneffetunphénomèneluiaussiunique, leproduitducroisementdeshommesetdessinzus, les deux seules races qui se soient trouvées assezproches, biologiquement, pour pouvoir s’unir. Cela n’eut passuffi cependant à leur donner un privilège spécial. Ilsreprésentaientsurtout,aveclessinzus,lespremiershumainsàsang rouge, insensibles au rayonnement mislik, qui eussentrejointlaLigue,etdontl’appuiavaitpermisauxhissd’arrêter,puis de repousser lentement l’invasion mislik. Et lui, Akki,descendait directement du premier vainqueur des misliks, leTerrien Clair, et jouissait personnellement d’un second
privilège, la nationalité hiss, qui lui permettait, ainsi qu’à safamille, de vivre aussi longtemps qu’il lui plaisait sur Ella, laplanète des hiss. Et ce privilège était unique, car la Loi étaitformelle;ilnepeutyavoirqu’uneseulehumanitéparplanète,Réssan,siègedelaLigue,exceptée.L’expansion des diverses races dans les galaxies avait
entraîné, au début, des phénomènes coloniaux, sources deguerres, de luttes, d’abominations infinies, de problèmesinsolubles.Souventlescolonsétaientdebonnefoi:ilsavaientatteint une planète habitable, l’avaient jugée déserte, s’yétaient installés. Et sur un autre continent, perdus sous lesforêts, vivait une humanité primitive. Quand elle était enfindécouverte, la tentation était grande, pour ne pas perdre lebénéficedeseffortsaccomplis,desterresdéfrichées,descitésconstruites, latentationétaitgrandede ladétruire,d’enfairedisparaîtretoutetrace.Oubienalorsd’arguersansfindevantle tribunal galactique, de menacer de résister par la force,d’agiter devant les fédérations le spectre hideux des guerresinterhumaines. Aussi la Ligue avait-elle créé un corps spéciald’inspecteurs, habilités à prendre sur place toutes lesdécisions, ne devant de comptes qu’au Grand Conseil, etappuyéspartouteslesforcesdesfédérationsmembres.Choisisdès l’enfance, les coordinateurs subissaient un entraînementtrès poussé, tant physique qu’intellectuel et moral. Nulgouvernement,planétaire, interstellaireougalactiquen’auraitosés’opposeràleursinvestigations.Dansuntourbillondepoussière, lescavalierss’arrêtèrentà
quelquespasd’Akki.Leurchef,homme jeune,dehaute taille,posauneflèchesurlacordedesonarc,etparla:«Holà!Quiêtes-vous,etquevenez-vousfaireici?—Et vous-même ? répliqua calmement leNovaterrien.Qui
êtes-vous?— Baron Hugues Boucherand des Monts, capitaine des
archersdeSonAltesseleducdeBérandie.— Akki Kler, coordinateur, enmission, au nom de la Ligue
desTerreshumaines.
—LaLiguedesTerreshumaines?JeneconnaisnulÉtatsurNératquiportecenom!—LaLiguen’estpasunÉtat.Ellegroupeactuellementplus
decinquantemillemondes.— Cinquante mille mondes ? Vous voulez dire des mondes
comme celui sur lequel nous nous trouvons ? Vous viendriezd’au-delà du ciel, alors, comme nos ancêtres ? Et que venez-vous chercher ici, que vous n’ayez déjà dans vos cinquantemillemondes?—Cecineconcernequevoschefs,capitaine,dumoinspour
le moment. J’ai donc l’honneur – et Akki fit une révérenceironique–desolliciteruneentrevueavecSonAltesseleducdeBérandie.—Et vous croyez sans doute que l’on dérangeSonAltesse
sansplus de formes ?Estimez-vousheureux si elle consent àvous recevoir dans un mois ou deux. Son Altesse étudieactuellementlesplansdelaprochaineguerrecontrelesVasks.—Encecas,j’auraileregretdeladéranger.Jesuisicipour
arrêter cette guerre. Toutes les guerres, pour dire vrai.Hassil!»Le hiss parut à la porte de l’avion. À sa vue, les cavaliers
tendirentleursarcs.Akkilevalamain.«NefaitespasàmonamiHassil,coordinateurcommemoi-
même,l’injure,àvotrepointdevue,oul’honneur,aunôtre,deleconfondreavecunindigène.Ilpourraitvousencuire.»D’ungesterapide,iltiraunfulgurateurdesaceinture,fitfeu
sans paraître viser. À cent mètres, un arbre explosa sous lachaleur, flamba. Un murmure de surprise courut parmi lescavaliers.« Allons, je vois que vous disiez la vérité. Vous venez des
étoiles,sansaucundoute,commenosancêtres.Vosarmessontlesmêmes.Soit,jevaisvousconduireauDuc.Quantàarrêterlaguerre…Ilfautêtredeuxpournepassebattre,etnousnepouvons pas tolérer que les pirates vasks continuent à pillernosnavires.»Laissant Jacques enfermé dans l’avion, avec ordre de ne
sortirsousaucunprétexte,ilspartirentpourlaville.Comme leurcortègepassait sous lahersede laporte,Akki
remarqua que le poste de garde faisait déposer ses armes àtout entrant. Le sergent jeta un regard étonné surHassil, etavançalamainverslesfulgurateursquipendaientàlaceinturedescoordinateurs.D’unmêmegeste, ilsposèrent leursmainssurlescrosses.«Enprincipe,nulnepeutconserversesarmesdanslacité,
ditBoucherand,saufentempsdeguerre.Maisjenepensepasquevousayezl’intentiondevousconformersurcepointànosmœurs?—Déposez-vousjamaislesvôtres?—Non,bienentendu.Soit,laissezpasser,sergent.»Lavilles’enfermaitàl’intérieurderempartscrénelés,dédale
de rues tortueuses et étroites, bordées d’assez joliesmaisonsde pierre et de bois. L’ensemble rappela à Akki les imagesreprésentant les cités médiévales de la Terre. Mais,contrairement à celles-ci, les rues étaient d’une propretéméticuleuse,bienpavées,etilexistaitcertainementunsystèmed’égouts. Les passants, vêtus de peaux tannées ou d’étoffesassez fines,auxcouleursvives, s’effaçaient respectueusementdevant le capitaine et son cortège. Généralement bruns etforts, ils regardaient Akki avec curiosité, et le hiss avechostilité.Akkivitpeude femmes,etpresquepasd’enfants. Ils’enétonna,posaunequestionàBoucherand.«Les femmessontdans lesmaisons,effectuant les travaux
quileurconviennent,lesenfantssontautravailégalement,oubien,s’ilssontjeunes,danslesgarderies.Maispourquoicettequestion?Seriez-vousuncoureurde jupons? Jevousavertisquenos loisnesontpastendres,nipour l’adultèrenipour ledétournementdejeunesfilles.—Non,cen’estpointcela.Maislaplacedelafemmeestun
assez bon critère du développement d’une civilisation. Enfin,aumoinsnevoilez-vouspaslesvôtres.»Boucherandposasamainsurlepommeaudesonsabre.
« Et que diriez-vous,monsieur l’insolent, si je faisais volervotretête?—Essayez,etvousserezmortavantdedégainer.Maisjene
voispasoùestl’insolence.Votrecivilisation,detouteévidence,siellen’estpasparmilesplusbasses,n’estpasnonplusparmilesplushautes. Jen’aipasà vousdévoiler lamissiondont jesuischargé,maisjepuisvousdirequenivousnivotrepeuplenegagnerezrienpardesmenaces.—NousverronscequediraleDuc!»Au centre de la ville, au milieu d’une grande place, se
dressait un magnifique bâtiment de pierre, dans le style deshôtelsdevilleflamands.«LamaisonduConseil,déclara lecapitaine.SonAltesse le
Duc préside actuellement le Conseil des échevins. Il vousrecevraensuite,peut-être…»Akki haussa les épaules. Tout ce médiévalisme voulu
l’agaçait.LeduchédeBérandieavaitévidemmentétéorganiséparunautocratemasquantsadictaturesousdessouvenirsmaldigérésouàdemioubliésdupassédelaTerre.Ilspénétrèrentdansunimmensehall,gardépardessoldats
en armure.Boucheranddisparut, resta unmoment absent, etrevintsuivid’unhommeentuniquerouge.« Je regrette,maismaintenant ilestabsolumentnécessaire
que vous laissiez vos armes. Personne, pas même moi,capitainedesarchers,nepénètrearméauprèsduDuc.—Bien.Hassil,prendsmonfulgurateuretattends-moiici.En
principe, je ne devrais pas avoir cette entrevue sans taprésence, mais nous pourrons toujours rester en contacttélépathique.S’ilm’arrivequelquechose,tusaiscequetudoisfaire.»La salle du Conseil était somptueuse, lambrissée de
panneaux de bois noir sculpté, sans aucune ouverture. Descentainesdelampesàhuile,penduesauplafondendeslustresà becs multiples, l’illuminaient d’une clarté à la fois vive etdouce, et se reflétaient sur le sol de roche noire polie. Aucentre,autourd’unegrandetable,setenaientleséchevins.Au
bout,sousundaispourpre,unhommeblondétaitassissurunemassivechaisedeboisorné. Ilétaitvêtud’unetuniquenoire,avecbroderiesd’or,etsursatêtereposaitunelégèrecouronned’or.Akki l’examina, négligeant les autres. Il pouvait avoir
quaranteans. Il paraissait robuste,possédaitune figurebelleetfière,auxtraitsréguliers,àlabouchemince,aunezdroitetétroit.Lesyeuxavaientleregardassuréquedonnel’habitudeducommandement.D’un pas rapide, Boucherand dépassa Kler, s’immobilisa à
quelques mètres de la table, et, saluant, annonça d’une voixforte:« Son Excellence Akki Kler, ambassadeur de la Ligue des
Terreshumaines.»Pendantquelquessecondes,lesilencerégna.LeDucétudiait
Kler,àsontour.Puisilparla:«JesouhaiteàSonExcellenceKlerunheureuxséjourparmi
nous. Je ne doute point qu’il représente une puissantefédérationd’États,bienque jen’enaie jamaisentenduparler.Peut-êtrevotreLigueexiste-t-elledel’autrecôtédeNérat,surlecontinentaustral?Mais j’ignoraisqu’ilyeûtsurcemonded’autreshumainsquenousetlesVasks.—Jenereprésentepasunefédérationd’États,VotreAltesse,
maisdeplanètes.Environcinquantemillequandjesuispartiilyadeuxsemaines.Peut-êtrequelques-unessesont-ellesjointesànous,depuis.— Vous viendrez donc d’une autre planète, comme nos
ancêtres?Etquelleestvotremission?—Elleestsimple.Undenoscroiseursaatterriici,àlasuite
d’un accident, il y a quelque temps. Le rapport du capitaine,qui a rencontré et interrogé un indigène, a établi qu’unesituation dangereuse se développait entre les humains et lesnatifsdecemonde.Jesuisvenuenquêtersurcettesituation.— Et ne croyez-vous pas – simple supposition – que votre
Liguesemêlelàdechosesquinelaregardentpas?—ParaphrasantunvieuxdictondecetteplanèteTerredont
vousêtesoriginaires,nouspensonsqueriend’humainnenousestétranger.Etnousemployonshumainausenslarge.— Et je suppose que, si la situation vous paraît mauvaise,
vousvousproposerezde la redresser ?Étant venude si loin,vous avez certainement à votre disposition des moyenspuissants. Les nôtres ne sont pas négligeables.Nous n’avonspasseulementdesarcsetdesflèches.Maisj’espèrefermementquenousn’enviendronspasàd’aussiregrettablesextrémités!Pour ma part, je suis tout disposé à vous donner ou fairedonner tous renseignements utiles. Mais point ici. Si vousacceptez de venir déjeuner au château, demain par exemple,nouspourronsparlertranquillement.Messieurs, leconseilestterminé. Monsieur l’ambassadeur, à demain. Le capitaineBoucheranddesMontsseferaunplaisirdefairemettreàvotredispositiontoutcequiestnécessaire.»LeDucse leva.Leséchevinsserangèrentenhaie,courbés
enhommage.Laportefutouverteàdeuxbattants,et,dansunesonnerie de fanfares, le maître de la Bérandie sortit.Calmement,Akkilesuivit.Hassilattendaitdansl’antichambre,surveilléparlesgardes.
Quand le Duc l’aperçut, il eut un haut-le-corps, et ordonnad’unevoixsèche:«Archers,saisissezcebrinn!Quefait-ilici,d’ailleurs?»Lestement,lehisstirasonfulgurateur.Klers’interposa.«Ducalme,Hassil.»Et,setournantversleDuc:« Votre Altesse, ce n’est point un indigène, bien qu’il y
ressemble fort, mais mon ami Hassil, coordinateur au mêmetitre que moi. D’ailleurs, regardez ces mains, et vous verrezqu’elles ont sept doigts, alors que celles des brinns n’en ontquesix,sijenemetrompe.—En effet. Cela explique qu’il ait pu parvenir jusqu’ici, et
qu’il soit armé. Curieuses armes. J’espère que vous m’enmontrerezpacifiquementleseffets,hein?Jesuisintéressépartout ce qui touche l’art de la guerre. Eh bien, amenez votrecompagnonavecvousdemain.»Lecapitaines’inclinadevantKler.
«Excellence,jesuisàvosordres.—Nousdésirerionsd’abordretournerànotreavion,ensuite
nouspourrionspenseràtrouverungîte.—Vouslogerezauchâteau,Excellence.— Soit. Mais il faut que vous compreniez que ma mission
exige que je prenne contact aussi avec le peuple, et passeulementaveclanoblesse,capitaine.—Lesportesserontouvertespourvous,Excellence.»Akki regarda s’envoler l’avion qui ramenait Jacques
Vernières le proscrit à sa petite maison des bois, avant del’emporter avec sa famille au croiseur interstellaire. D’uncommunaccord,lescoordinateursavaientjugéqu’ilseraitutilequeVernièresmetteaucourant l’état-majorducroiseur.D’unautre côté, cela leplaçait à l’abride toute vengeance.Quandl’appareilpilotéparHassileutdisparudanslecielbleu,Akkisetournaverslecapitaine.«Puisquevousdevezêtremonguide,jepensequ’ilvaudrait
mieuxquenousquittionsl’unetl’autrenosairsrogues,etquenous nous comportions sinon comme des amis, du moinscomme des gens qui ne seront pas forcément des ennemis.Vous êtes un soldat. Mon travail m’a amené, hélas ! àcombattre.MonamiHassilnereviendraquecesoir.J’aimeraisvisiterlaville,leport,parleravecdesbourgeois,desartisans,desmarins…—Excellence, jevaisêtre franc.À laplaceduDuc, jevous
aurais fait jeter dans une oubliette. Oh ! Je sais, vous auriezrésisté, mais, comme vous l’a dit le Duc, nous n’avons passeulement des arcs et des flèches. Son Altesse en a jugéautrement.J’acceptedoncvotreoffredetrêveavantlecombat,pourrait-ondire.Soyonsdonccommedeloyauxennemisqu’unarmisticearapprochés.Mais,avantdevousmontrerlaville,jevoudraisvous fairevoirautrechose.Venezà la tour IV.Et, sivous me permettez une question, vous montezremarquablement à cheval. Avez-vous donc des chevaux survotremonde?
—Oui,d’origine terrestre,comme lesvôtres.Et jepourraisaussimonter bien des animaux différents. Cela fait partie denotreentraînement.Voulez-vousmeprêtervotrearc?»Ilvisaunmincebaliveausituéàenvironsoixantemètres.La
flèchesiffla,seplantaenterredevantl’arbre.«J’avaislégèrementsurestimélaforcedevotrearc.Vousme
donnezbienencoretroisflèches?»Les trois flèches s’enfoncèrent, tête contre tête, dans le
jeunetronc.Boucherandémitunpetitsifflementapprobateur.«Excellence,sivousperdezunjourvotreplace,ilyenaura
toujoursunepourvousdanslesarchersdeSonAltesseleDuc!— Comprenez-moi, capitaine. Nous avons affaire à des
mondes à des degrés variés d’évolution. Il peut être parfoisplus utile à un coordinateur de savoir tirer à l’arc que deconnaîtrelestoutesdernièresthéoriessurlamatière.»La tour IV s’élevait plus haut que les autres, et servait de
quartier général aux archers. Ils montèrent, par un étroitescalierencolimaçon, jusqu’audernierétage.Unevastesallerondeenoccupaittoutelasuperficie.Auxmurss’étalaientdescartes. Trois jeunesofficiers travaillaient àdes tablesbasses.Ilsselevèrentetsaluèrent.« Daron, Sellier, Watson, voulez-vous nous laisser seuls
quelquesinstants?»Une fenêtre large et basse donnait sur la mer. Un long
bateau à voiles approchait, louvoyant contre le vent de terre.Boucherandrestaquelques instantssilencieux,puis,montrantunedescartes:«VoicileduchédeBérandie.Ilestenvironcinqfoispluslong
que large,etoccupe lacôteestd’une immensepresqu’îlequitermineverslesudlecontinentboréal.Noussommesresserrésentre les montagnes Rouges et la mer. Adossées à notrefrontière, et s’étendant à l’ouest jusqu’à la mer Sauvage, setrouvent les sept Républiques vasks, et, au nord-ouest, lesbrinns. Cette étroite bande de terre représente tout ce quenousavonspuconquérir.C’estpeu,maisc’estbeaucoup,sil’onsongequenosancêtresn’étaientquedeuxmille.
«Notrecapitale,Vertmont,estsituéetoutausud;lesautresgrandes villes, Roan et Haver, presque tout à fait au nord.Entre ces deux zones civilisées se situent des forêts. Cettedistribution incommode résulte de l’état de choses à nosdébuts.Lesmoyensdecommunicationterrestressontpresquenuls : peu de routes, et rien que des chevaux, aussi notrecommerce se fait-il par mer, et nous ne pouvons tolérer lespirateriesdesVasks.«Surcetteautrecarte,vouspouvezvoirlasurfacedeNérat,
tellequenous laconnaissonspar lesdocumentsquenousontlégués nos ancêtres, qui, avant d’atterrir, avaient pu faireplusieursfoisletourdelaplanète.Lecontinentboréal,dontlesommet se trouve à peu près au Pôle, lance vers le sud lagrande presqu’île sur laquelle nous nous trouvons. Àl’Équateur, et faisant le tour quasi complet de la planète, seplace le continent équatorial, avec sa terrible sylve que nousn’avonsjamaisputraverser.Dansl’hémisphèreaustralsembleexister un autre grand continent, mais nul homme, à maconnaissance,n’yajamaismislespieds.J’aid’abordpenséquevous en veniez, et je ne suis pas encore absolument sûr dem’êtrealorstrompé.«Comme je viensde vous ledire, laplusgrandepartiede
notre commerce se fait parmer, et lesVasks enprofitent. Ilsontoccupé l’archipeldesPirates, là,au largedeVertmont,etnous n’avons jamais pu les en déloger. Il faut convenir qu’ilssontmeilleursmarinsquenous.«Pouracheverdevousfairecomprendrenotresituation, je
doismaintenantfaireunpeud’histoire.Nosancêtrespartirentde la Terre, un monde prodigieusement lointain, que vousconnaissezpeut-être…—Non,maislaTerreappartientànotreLigue,etunepartie
demesancêtresenprovientégalement.—Quoiqu’ilensoit,ilsquittèrentlaTerredanscinqnavires
astraux,quifonctionnaientd’unemanièrequenousnepouvonsplusimaginer…—Lesastronefsperdus!
—Ah!C’estainsiqu’onlesanommé?Perdusilsfurent,eneffet. Il y avait deux cent cinquante hommes et deux centcinquante femmes par astronef. Nous ne savons pasexactementcequis’estpassé,lesdocumentsayantétédétruitsplustard.Ilsemblequelaflotterencontra,pénétrantdanscesystème pour le reconnaître, un essaim d’astéroïdes, et futendommagée.Elleatterrit«encatastrophe»;undesastronefss’écrasa dans les marais Salés et explosa. Elle contenait nossavants et l’équipement technique ! Les quatre autres seposèrent où ils purent, le long de la côte, et nos ancêtres setrouvèrentformerquatregroupesisoléslesunsdesautres,lesappareilsvolantsétantendommagéslorsdelaprisedecontactaveclesol,quifutrude!C’estainsiquenaquirentlescitésdeVertmont,Roan,HaveretSaint-Paul.Chaquecitésedonnaungouvernement propre, et l’on assista à une des plus stupideschoses de l’histoire humaine : quatre groupes de cinq centspersonnes, dénuées d’équipement technique et perdues surune planète vierge, se faisant la guerre ! Oui, nous noussommes fait la guerre, pour dumatériel, pour des conserves,pour des animaux, pour ce qu’on a pu sauver de l’astronefamiral!Celan’apasdurélongtemps,maisassezpourréduire,danslestroisvillagesnordiques,lapopulationàuntiers,etlanôtre à la moitié ! Puis nous entrâmes en contact avec lesbrinns.Depetites tribusvivaientsurcequiestmaintenant leterritoire du duché. Nous avions besoin de main-d’œuvre,désespérément, et nous les réduisîmes en esclavage. C’étaitcela,oupérir!Ilyeutaussilagrandepeste,quifrappasurtoutlesenfants,puislamenaced’unefamine,quandlesprovisionsfurentépuiséesetqu’il falluttirernotrenourrituredusol.Onimprovisa,sanstechniciens,ouàpeuprès.Pendantlongtempstout lemétal provint du démolissage des astronefs : nous nesavions pas l’extraire du minerai. Et à chaque générations’amenuisait le savoir que nous tenions des ancêtres. Noussommespresquerevenusauniveaudesbrinns!«AlorsvintGuillaume1er,notrepremierDuc. Ildescendait
d’un commandant d’astronef, celui qui s’était écrasé àVertmont.Moitiéparlaforce,moitiéparladiplomatie,ilunifia
les groupes tribus brinns du nord-ouest, et, comme il senommaitBérande,fondaleduchédeBérandie.Danslesrestesdelabibliothèquedubordiltrouval’œuvred’unécrivaindelaTerre,appeléScorouScot,quidécrivaitl’organisationsocialequiexistait surcetteplanètedansdesconditionsanaloguesàcelles où nous vivons. Il ennoblit ses premiers compagnonsd’armes,etdepuisnousformonsl’ossaturedelanation.—Walter Scott ! Dans la Grande Nuée deMagellan ! Qui
auraitosé rêvercela,ditdoucementAkki.Et lesVasks?Quesont-ils?—DesTerriens,commenous,arrivésunetrentained’années
avant nous. Ils sont là, à les en croire, les descendants d’unétrangepeuplequivivaitdanslamêmenationquelamajoritéde nos ancêtres, mais qui avait conservé sa langue propre.Pendant longtemps nous avons ignoré leur présence, s’ilsconnaissaient la nôtre. Mais leur histoire est différente. Lesfous ! Ils ont quitté la Terre sur quatre astronefs montésuniquement par des gens de leur race, à la poursuite d’unechimère:recréersuruneplanèteviergeleurantiquemodedevie,menacéparl’unificationdesmœursetdeslangues.Ilsontatterri tout à loisir, détruit leurs engins, et ils viventactuellement dans les montagnes et sur les plateaux, del’élevagedesvachesetmoutonsqu’ilsontapportés,etduslobuindigènequ’ilsontdomestiqué.Unepartiehabitelesbordsdela mer Sauvage, et pirate nos navires. Nous ne sommes pasassezforts–pasencore–pourlesrepousserplusloin.Commearmes,ilsn’ontquedesarcsetdesfrondes,dontilsseserventd’ailleurstrèshabilement.Quantànous,ilnousrestequelquesarmes venant de nos ancêtres, que nous gardons en cas desituation particulièrement difficile. Peut-être, après votrearrivée, aurons-nousbientôt à lesemployer,bienque jene lesouhaitepas.Maisquellequesoitvotremission,rappelez-vousbienquenousnecéderonsjamaisceterritoirequenosanciensontpayédeleursang.Cetteterreestnôtre,Kler,etmalheuràquivoudraytoucher!»Ilsetutuninstant.«J’aiditcequej’avaisàdire.Maintenant,voulez-vousvisiter
laville?»Ilsdéjeunèrentdansune taverneduport.Sur le conseilde
Boucherand,Akkiavaitpris l’habitbérandienetdissimulésesarmes. Le capitaine avait quitté les insignesde songrade, etpouvaitpasserpourunsoldatenpermission.« Il y a toutes chances pour qu’on neme reconnaisse pas,
avait-ildit.Nonpointquejenesoispasconnu,maispersonnenepenserajamaisquejemepromènesansescorte!Aufond,jenesuispasfâchédevousaccompagnerainsi.Celamerappelleletempsoùj’étaisécolier,etoùnousrossionsparfoisquelquemalheureuxveilleurdenuit.»Ils s’étaient assis à une petite table, derrière un pilier. Si
l’aubergistereconnutBoucherand, ileut lasagessedenepaslemontrer.Quantaucoordinateur,leshommesblondsdehautetaille ne manquaient pas en Bérandie, un bon tiers deshabitantsdescendantd’ancêtresnormandsouanglo-saxons.Ilsmangèrentdebonappétitdesmetssimples,maissavoureux,àbase de poisson surtout. Tout en causant, Kler essayaitd’obtenirleplusderenseignementspossible.«Vousmeparliezdutempsoùvousétiezécolier.Vousavez
doncdesécoles?—Oui, certes.Nousnesommespasdessauvages.Tous les
jeunesnoblessonttenusdefréquenterl’écolejusqu’àdix-septans. Oh ! bien sûr, nous ne sommes pas très avancés ensciences, la catastrophe ayant tué la plupart de ceux quiauraientpunous transmettredesconnaissancesscientifiques.Maisilnousrestaitdeslivres,et j’aiappris l’histoire, lanôtreet ce que nous savons de celle de la Terre, la géographie, lecalcul,lalanguedesbrinns,etmêmecelledesVasks.—Etlesenfantsquinesontpasnobles?— Il y a une école spéciale pour ceux des conseillers, des
médecinsetdesjuges.—Etvousn’avezpasdesavants,detechniciens?—Si,parmilesnoblesetlesmédecins,maissipeu!Jusqu’à
présent, nous n’avons pas eu la possibilité de consacrer deshommesuniquementàlarecherchedessecretsdelanature.Et
puis, il faut bien le dire, notre industrie n’est pas encorecapable,defournirlematérielnécessaire.Rappelez-vous,nousavons failli disparaître totalement. Nous connaissonsl’électricité,parexemple,maisnousnesommesguèrecapablesde l’employer. Il nous reste un petit générateur en état demarche,quinesertquepourlesilluminationslorsdesgrandesfêtes,couronnementduDuc,ousonmariage.Et lesampoulesélectriquessefontdeplusenplusraresàchaquegénération.Enbriseruneestuneoffensecapitale,passibledelaprison!— Notre Ligue peut vous fournir matériel et techniciens
instructeurs. Vous n’êtes plus perdus. Mais ce seravraisemblablementauprixdeprofondesmodificationssociales.Iln’existepasdenoblessedanslaLigue,saufchezlessinzus,etlà,toutlemondeestnoble!—Oh!Pourmapart,celameseraitégal.MaisleDucetles
autresn’accepterontjamais.Etsil’ondoitenveniràlaguerre,souvenez-vous:mêmesimonpeupleatort,jecombattraiavecmonpeuple!—Mais vous faites partie des privilégiés. Que diraient les
gensducommun?— Vous pourrez leur poser la question. Nous ne les
opprimonspas!— J’ai pourtant rencontré des proscrits. L’un d’eux était un
ancien capitaine marin, banni parce qu’il avait refuséd’abandonnersonépouseauxcapricesd’unfavoridelacour.—Ah!VousavezrencontréVernières?Oui,ilétaitcapitaine
dans la flotte. Je ne nierai pas que des cas semblables seproduisentparfois.N’enexiste-t-ildoncpasdansvotreLigue?D’ailleurs Vernières, tout banni qu’il est, reste loyal à laBérandie. Je ne suis même pas sûr qu’il haïsse le Duc.Évidemment,s’ilpouvaitmettrelamainsurlebaronDussaut!Maisnoussommesplusieursdanssoncas,etsiSonAltessenem’avaitpasinterditdeleprovoquerenduel…—EtsivousêtessouventenguerreaveclesVasks?—Toujours.Ilspillentnosnavires,incendientnosvillages.Et
nous ne leur pardonnerons jamais de ne pas nous avoir
secouruslorsdenosmalheurs.Ilsdétestentnotremodedevie,etauraientvouluquenousdevenionsdespasteurscommeeux.Etilssontalliésauxbrinns!—Etceux-ci?—Cenesontpasdeshommes,Kler. Jesais,votreami leur
ressembleétrangement.Maisc’estuncivilisé,commevousetmoi.Lesbrinnssontdessauvages.AveclesVasks,laguerreestencoreàpeuprèspropre.Maislesbrinns!Toutleurestbon:poison,trahison,mensonge,guet-apens!Jamaisunprisonniern’estsortivivantdeleursmains!Ondit,etc’estprobablementvrai, qu’ils sont cannibales. Et ils nous haïssent. Même ceuxque nous avons réduits en esclavage sont dangereux. Il y adeux mois, trois d’entre eux se sont jetés sur une femme etl’ontégorgéeavantqu’onaitpu intervenir.Non! Ilnous fautsoumettre les Vasks, et anéantir les brinns. Alors seulementpourrons-nous avoir le temps de songer à une vraiecivilisation.»Lavieillehistoire,songeamélancoliquementAkki.Lavieille
histoire des conquérants et des conquis. Les différencesengendrent la méfiance, la méfiance engendre la peur, et lapeur la haine. Le conquis craint et hait le conquérant,matériellement supérieur. Le conquérant déteste, méprise etcraint leconquis,plusnombreux.Et,probablement,d’uncôtécomme de l’autre, une majorité de braves gens honnêtes etsincères ! Allons, encore un cas où il faudra appliquer la Loid’Acier!Laportes’ouvritavec fracas,et trois jeunesmarinsvinrent
s’asseoir à la table voisine. Kler écouta un moment leurconversation. Ils parlaient du capdesTempêtes, de l’archipeldes Pirates, d’îles perdues, de la côte nord du continentéquatorial, de sa jungle impénétrable, d’aiguades sous lesflèchesbrinns,de fabuleusescontréesoù l’or roulaitdans lesrivières comme les galets dans les fleuves de Bérandie.Nostalgiquement,Akkisongeaà lasalledespasperdus,dansle palais des Mondes, là-bas, sur Réssan, où les jeunescoordinateurs, de retour de leur première mission, seracontaientdeshistoiresniplusnimoinsvraisemblables.Seule
changeait l’échelle. Le fond était le même, ce désir demerveilleux,denouveau,quipoussaitlesjeunesgensdetoutesles humanités vers les pays lointains, les planètesmiraculeuses. Un des marins paraissait particulièrementintelligent,faisantlacritiquedesracontars,distinguantlevraiduvraisemblable,dupossibleetdufaux.Avecunentraînementapproprié, il aurait fait un remarquable coordinateur, pensaKler.Au hasard de l’après-midi, il lia conversation avec des
artisans,dessoldats,desbourgeois.Ilsefaisaitpasserpouruncapitaine marin venu de Saint-Paul, la plus lointaine ville deBérandie. Quand la conversation glissait sur des sujetsdangereux qui auraient pu le trahir, Boucherand, qui étaitcensé être son second, intervenait, donnait le détail précisdemandé.Ettouteslesconversationsqu’ileutcetaprès-midileconduisirentà lamêmeconclusion : lesBérandienshaïssaientlesVasks,etméprisaientlesbrinns.Pour éviter autant que possible tout coup monté, il
choisissait lui-mêmeses interlocuteurs.Mais iln’eutguèredelumière sur les sentiments que la population nourrissait àl’égarddesesdirigeants.Nulnesesouciaitdeseconfieràuninconnu sur ce sujet. Cela ne le troubla pas, là n’était pointpourluileprincipalproblème.Lesoleildéclina,letempssefitfrais;onétaitauprintemps
dans cet hémisphère. Akki sortit de la ville pour accueillirHassil.L’avionparut,trèshaut,piquaàtoutevitesse,seposa.Ils repartirent immédiatementpour le château, et lehiss, surles directives de Boucherand, posa son engin dans une courintérieure dallée. Le capitaine les conduisit à leursappartements,piècesbarbarementsomptueuses,oùleurdînerlesattendait.Enpartant,illeurdit:« Si vous voulez sortir du château, les sentinelles ont reçu
l’ordre de vous laisser passer. Cependant, à votre place,seigneurHassil,jeresteraisici.Dansl’obscurité,ilseraitfacilede confondre votre silhouette avec celle d’un brinn. Bienentendu, je ferais pendre le coupable, mais cela ne vousrendraitpaslavie!»
Ils sepromenèrent sur les remparts,dans ladouce lumièrede Loona, la lune roussâtre de Nérat. Le chemin de rondesuivaitlesfortifications,passantautraversdestours,dallédepierres soigneusement équarries, polies et creusées par lespiedsdes innombrablespatrouillesqui lesavaient foulées.Lechâteau,Akki le tenaitdeBoucherand,avaitétéconstruitparle premier Duc et, malgré l’existence à ce moment-là d’unmoteur atomique tiré d’un astronef, il avait coûté bien de lasueuretbiendeslarmes.Troisfoisaussi,autoutdébut,ilavaitsauvé les Bérandiens lors de ruées brinns. Comme en touteschoses, le bilan du bon et du mauvais n’était pas facile àdresser.Ilss’assirentsurunlégerbancdebois,àl’abrid’uncréneau.
Les sentinelles s’appelaient de temps à autre, et leurs voixsonnaientclairesdanslanuit,poursuivantautourdesrempartsleur ronde immatérielle. Les deux coordinateurs échangèrentleursimpressions.LalanguematernelledeKlercontenaitbiendes racines françaises et anglaises, donc peut-êtrecompréhensiblesauxBérandiens,bienquediluéesaumilieuderacines russes, chinoises et arboriennes. La conversationtélépathique n’était sûre qu’à condition de fournir un effortd’attentionsoutenu.Parsoucidesécurité,ilsparlèrentenhiss.« J’airejoint l’astrocroiseursansdifficulté,ditHassil.Selon
tes instructions, Vernières et sa famille vont être transportéssur Novaterra. Le ksill de liaison venait juste d’arriver, toutsera donc facile. Comme décidé, Elkhan passera demain trèsbas au-dessus du château, pour bien montrer notre force.Ensuite,selonlesinstructions,ilexploreralesystèmedecetteétoile et des étoiles voisines. J’ai remis tesmessages pour tamère et ta sœur surElla.Quant à ton frère, seule laGrandeLumière sait où il est maintenant. Aucune nouvelle depuisnotredépart.»Klerfrissonna.SonfrèreEhrancommandaituneexpédition,
trèsloin,dansunegalaxiemislik.Ilauraitdûêtrederetour…«Etlaguerre?— Comme toujours. Nous avons rallumé quelques milliers
d’étoiles, et en avons perdu quelques centaines.Grâce soientrenduesà tesancêtres,Akki.Sanseux,nousn’aurions jamaisréussiàrepousserlesmisliks.—Etgrâcessoientrenduesauxtiens,Hassil.Sanseux,nous
n’aurions jamais su que les misliks existaient, avant qu’ilsn’éteignentnossoleils!—Vossoleils?— Eh oui, Hassil. Nos soleils. Tu sais bien que mon
ascendanceestmêlée.Partiesinzus,partieTerriens.— Je le sais, et je l’oublie toujours. C’est tellement
fantastique!Vousêtesleseulcasconnu,n’est-cepas,deracesdeplanètesdifférentesassezprochespours’unir.—Maisoui!Anthropologieinterstellaire,chapitreIII,cours
du vieux Terassan. Il est vrai que tu le séchais volontiers,convaincu, comme tous les hiss, qu’on ne peut rien vousapprendresurlaLiguedesTerreshumaines!—Aprèstout,nousl’avonsfondée!—Maisoui,maisoui!Terappelles-tul’article13bisdenotre
code?— Bien entendu ! « Nul coordinateur ne doit jamais se
prévaloir de son origine… » Il s’arrêta un moment, puiscontinuaàmi-voix:«…danstoutediscussionavecuncollègueou un membre quelconque de la Ligue. » Bon tu as encoregagné!— J’ai gagné, en effet, mais pas « encore. » Je me laisse
parfoisemportermoiaussiparlespréjugésderace,oulafiertédemes origines. Et c’est une chose que nous n’avons pas ledroit de faire, quand le sort d’un monde peut dépendre denous.Laissonscela.Quepenses-tudelasituation?—Jevaismettretapatiencedesemi-terrienàrudeépreuve.
J’ai rarementvuun lotdegensplusbarbares,plusdégradés,plus vaniteux et plus stupides dans leurs préjugés que lesdescendantsdeTerriensquisontlàdanscettecité.—Iln’yajamaiseuqu’uneseuleracesurElla,n’est-cepas,
Hassil?—Non,ilyenavaittrois.Touteslestroisvertesd’ailleurs,et
peudifférentes.—SurTerre,ilyenavait,ilyenatoujours,aumoinstrois,
fort dissemblables. Sur Arbor, il y avait pis : deux espèceshumaines. Maintenant, il n’y en a plus qu’une depuislongtemps,lesTelmsayantététransportéssurGaria.— Jevoisoù tuveuxenvenir.Tuveuxdirequenous,hiss,
n’ayant jamais eu de problèmes raciaux, sommes mal placéspour juger. Mais nous avons eu des problèmes raciaux, etmêmepire,dèsledébutdelaLigue!Crois-tuqueleshommes-insectesnousressemblent?—Non,maisilsn’habitaientpaslamêmeplanètequevous,
et cela compte. Je ne crois pas les Bérandiens foncièrementmauvais. Mais ils ont quitté la Terre à une époque encorerelativementprimitive,etunterribleaccident,àl’arrivée,leura fait faire naufrage sur cette planète. Ils sont presqueretournésàlabarbarietotale,eneffet.Ilsmènentencoreuneexistenceprécaire,menacés,d’unepart,pard’autreshommes,d’autrepart,par les indigènes.La luttepour lavien’a jamaisadoucipersonne,Hassil,etjenecroispasqu’ilaitjamaisexistéunhiss,quifitgrâceàunmislik!—Ceux-là,c’estautrechose!Ilsnesontpasfaitsdechair.—Ilsviventetilssouffrent,euxaussi.Monpremierancêtre
surEllaleuraparlé!PourenrevenirauxBérandiens,ilnousestdifficiledelesjugerencore.Dequelcôtésontlestortslesplusgrands?Du leur,deceluidesVasksquine lesontpointsecourus,ducôtédesbrinns?—Celanechangepas leproblème,Akki.Tuconnais laLoi
d’Acier.Une seule humanité par planète,Réssan exceptée, etexceptéaussitonprivilège!—Zut,Hassil!Sivous,hiss,meparleztoutletempsdemon
privilège, je nemettrai plus les pieds sur Ella,même pas envisiteur, dit-il, mi-plaisant, mi-fâché. Cela ne changera pas leproblème, en effet, mais cela peut permettre de l’aborderautrement.OnadonnéunsièclededélaiauxTzins,installésdebonnefoisurundescontinentsdeBiaa,tandisquelesbiaansvivaient sur l’autre dans d’épaisses forêts. Et tu connais
d’autrescas!—Queproposes-tu,alors?— Que nous restions ici quelque temps, puis que nous
visitionslesVasks,etenfinlesbrinns.—Bien sûr !Croisbienque jeneprendraipasdedécision
sanspossédertouteslesdonnées.Mais,quoiquetuessaiesd’yéchapper,tuconnaislasolutionlaplusprobable,etcequ’elleserapourtesdemi-frères!—LadécisionpremièreétaitpriseselonlaLoiavantmême
quenouspartions.Mais lesmodalités…Notreverdict,sinousle rendons à l’unanimité, et jusqu’à présent, dans nos douzemissions,nousn’yavonspasfailli,notreverdictengagelaviedemillionsd’hommes.»Il laissa ses regards errer sur la cité. La lune poussait les
ombresdestoursdevantelle,et les toitsdeschisteprenaientsoussacaresseunaspectirréel.Il imaginalesiteabandonné,retournant à la nature, les murs tombant en ruine… Quelleénigme pour les futurs archéologues brinns, si les brinnsn’étaient pas jugés dignes d’entrer dès à présent dans lagrande famille interhumaine !Pourcemondeseréaliserait lerêve de bien des esprits terrestres qui avaient cru voir, dansdesruinesplusoumoinsbienexpliquées,lestracesdupassaged’Autres…La lune sembla s’obscurcir. Ils levèrent les yeux, rirent.
Elkhan, le commandant de l’astronef, leur faisait une éclipseparticulière.C’était un vieil arborien, célèbre pour ses farcesd’ungoûtparfoisdouteux,maisunexcellentastronaute.Ilssedemandèrentquelleautrefacétie ilréaliserait le lendemain,àl’occasiondesonpassagediurneau-dessusdelacité.
CHAPITREIIILECHÂTEAU
«Etsonnerontlestrompettes,etflotterontlesétendards.Et
les sourires cacheront la haine, car les Envoyés du Dehorsseront Messagers de malheur, et le saura le peuple qui lesaccueille », cita Hassil, duLivre des Prodiges, un des textessacrésdeshiss,quiremontaitàleurprotohistoire.Ils se tenaient sur le grand escalier, à côté du Duc. En
contrebas,danslavastecourdallée,lesarchersvêtusdecottesdemailles,Boucherandentête,rendaientleshonneurs.Ilyeutunedernièrefanfare,leDucsetournaverslescoordinateurs:« Il est chez nous une antique coutume, que nous avons
reçuedenosancêtresterrestres,quiveutquel’onréserveleschoses sérieuses pour après le repas. Et bien que je brûled’envie de connaître dans le détail le but de votre missionauprès de moi, nous nous y conformerons, si vous voulezbien.»Si l’aspect extérieur du château était médiéval, l’intérieur
témoignait d’un souci du confort bien étranger aux rudesseigneursdestempsrévolus.LatechniquedesBérandiensétaitsuffisantepourfourniruntypeprimitifdechauffagecentral,etun ascenseur hydraulique transporta lentement le Duc et sasuiteausommetd’unetour.Lagrandesalleoùilspénétrèrentalors possédait de larges fenêtres basses, donnant vue sur lacitéetleport.Unetabledeboisprécieux,chargéedemetsetde bouteilles, s’étendait sur presque toute la longueur de lapièce. Le Duc monta sur son trône, légèrement surélevé, fitasseoirAkkiàsadroite,Hassilàsagauche,etfrappadeuxfoisdans sesmains. Alors, par ordre de préséance, entrèrent lesinvités.Unhérautentuniqueéclatantelesannonçaitàmesure.Akki se trouva avoir pour voisin un vieil homme, dont l’âgecourbaitunpeulahautetaille,quifutannoncécomme«HautetPuissantMaîtredeSavoirJanKervahaut,comtedeRoan.»La chère était abondante et délicate, préparée selon les
recettes archaïques de la Terre. Le repas fut d’abord
silencieux,etlesconversationsparticulièresnecommencèrentqu’aprèsque leDuceut lui-mêmeparlé.KervahautsepenchaversAkki.« Si j’ai bien compris, vous venez d’un monde d’une très
lointaineétoile?—Non,d’unetrès lointainegalaxie,sivoussavezceque je
veuxdire.—Mais oui. Nous n’avons pas perdu tout le savoir de nos
ancêtres. Je m’occupe d’astronomie, entre autres choses.Malheureusement, nos instruments sont bien insuffisants, etmonobservatoire,àRoan,nepossèderiendepluspuissantquelepetittélescopeoptiquede0,80md’ouverturequisetrouvaitàbordd’undenosastronefs.C’estassez,cependant,pouruneétudedesplanètesvoisines,oumêmedelagrandegalaxied’oùnoussommesvenus,etquiesttouteproche,astronomiquementparlant.Àcombiend’années-lumièresesituelavôtre?— Je ne saurais vous le dire exactement. Nous sommes
obligés de passer dans l’Ahun, ou, si vous préférez,l’hyperespace, pour parcourir de si grandes distances. Maiscela représente certainement plusieurs milliards d’années-lumière.—Plusieursmilliards!Maisvousseriezalorsàl’autrebout
del’Univers!— Mais non ! Ah ! Je vois. Vous en êtes restés aux
conceptions cosmogoniques qui prévalaient lors du départ devosancêtres?—Commentaurait-ilpuenêtreautrement?ditdoucement
le vieil homme. Évidemment, nous devons vous sembler desbarbares. Nous avons été jetés par le hasard hors du grandcourant du progrès humain, et nous pourrissons doucementdanslebrasmortoùnouséchouâmes.»Ilreprit,avecunepointed’amertume:« S’il en avait été autrement, je pourrais être un véritable
astronome, au lieu d’un féodal gouvernant quelques milliersd’hommes, sur une planète perdue dans la Grande Nuée deMagellan.Enfin,c’estencoreunechancequevoussoyezvenu
demonvivant.Jepourrai,avantdedisparaître,avoirquelqueslueurssurcequ’ontdécouvertvossavants!—Quelâgeavez-vousdonc?—Soixante-sixannéesdeNérat.Parhasard,ellescoïncident
àpeuprèscommeduréeaveclesanciennesannéesterrestres.J’auraissoixante-quatreans,là-bas…—C’estunpeutard,songeaAkkiàhautevoix…Jenesuisni
médecin ni biologiste, reprit-il, tourné vers son voisin. Je nepuis rien vous promettre. Vous n’atteindrez certainement pasles deux cent vingt à deux cent cinquante ans terrestres quisontmaintenantnotrelot,maisjepensequenosgérontologuespourraientprolonger votre viede soixante-dixàquatre-vingtsansencore,selonvotreconstitution.— Vous voulez dire que si j’étais traité par un de vos
médecins,jepourraisvivrejusqu’àcentquaranteansenviron?—Oui.Peut-êtreplus.»Levieillardpâlit.«Oh!Cen’estpastantpourlavie,dit-ild’unevoixétouffée.
Mais,comprenez-moi, j’auraispeut-être letempsd’apprendre,aumoinsunpeu…—Beaucoupmême,silesévénementstournentcommejele
souhaite ! Nous avons aussi des méthodes spéciales pourcela.»LeDucsepenchaversAkki.« Jem’excused’interromprevotreconversation,qui semble
passionnante. Savez-vous, incidemment, que Roan est notreplusgrandsavant?MaislejeuneOnfrey,barondeNétal,quevoici, prétend, peut-être à tort, que notre existence rude etsemi-barbareprésentedesavantages.Ilpenseque,dupointdevue de la force physique, de l’endurance, de l’opiniâtreté, del’allant aussi, nous devons être supérieurs à des races pluscivilisées,tellesquecellesquevousreprésentez.EtvotreamiHassil affirme que vous n’avez rien perdu de ces antiquesvertus.»Akkisourit.Danssapenséepassal’imaged’unequelconque
planète, sur le front de la guerre cosmique : une étendue
glacée dans les ténèbres percées de rares étoiles, legrouillementmétalliquedesmisliks, leur fluorescencevioletteou celle, verdâtre, des mystérieuses armes qu’ils avaientdéveloppées, un ciel rempli d’astronefs variés, rasant le sol àuneprodigieusevitesse,ous’écrasantengerbesdeflammes.Iljoua un moment avec l’idée de transmettre cette vision aujeunebaron,etdeluidemandersiunetelleluttepouvaitêtremenée sans résistance physique, sans opiniâtreté ou sansallant.Ilsepenchaverslui,àtraverslatable.« Je crois que vous confondez race civilisée et race
décadente. Nous sommes une civilisation, ou plutôt uncomplexedecivilisationsenpleinessor,trempéesparuneluttesansmerci,dontjevousparleraientempsutile.— Peut-être, répondit le jeune géant, mais la complexité
même de votre civilisation vous a fait perdre de vue lesimpératifs essentiels, qui sont la lutte pour la vie et lasurvivanceduplusapte.Ilyalongtempsque,surlaTerre,ungrandsavants’enétaitaperçu.»Une lueur amusée dansa dans les yeux du coordinateur.
Darwin, maintenant, après Walter Scott ! Et, commed’habitude, Darwin mal compris ! Une observation d’ordrebiologique transposée telle quelle sur le plan sociologique,c’est-à-direduplandufaitauplanmoral.Erreurcommuneauxformes primitives de pensée, et contre laquelle l’éducationqu’ilsrecevaientmettaitengardelesélèvescoordinateurs.«Voulez-vousmedonnerunexemple?—Ehbien,ilestévidentquevotreLigue,sivousavezditla
vérité,estpuissante,pluspuissantequenous,ethostileànotremodedevie.Lasolutionsimpleetnaturelleseraitpourvousdenousécraser,aulieud’envoyerunambassadeur.— Je ne suis pas exactement un ambassadeur. Plutôt un
observateur.Etnecraignez-vouspasdem’endonnerl’idée?—Non.Jesaistrèsbienquevousnepourriezpaslefaire.Je
saiscequ’ilenestdescivilisations…tropcivilisées.J’aiétudiél’histoire, ou ce qui nous en reste. Et j’ai vu ainsi que lacivilisation qui régnait sur la Terre, lors du départ de nos
ancêtres, n’a jamais colonisé une planète appelée Mars, àcausedel’existenced’unepoignéedeMartiensdécadentsquecette colonisation aurait pu gêner ou faire disparaître.Moralement, vous êtes des faibles, incapables d’employer lapuissancequevouspossédez.Vousdétestezlavuedusang.Etmême, physiquement faibles, malgré vos muscles ! Pourriez-vous me suivre toute une journée à la chasse ? Avez-vousjamaispasséunenuitd’hiverdehorssansabri?»Akki reçut une pensée du hiss : « Si nous emmenions ce
jeunesot faireunpetitvoyagesurTerhoéV?Tesouviens-tu,Akki,destroismoisquenousypassâmes?»Troismoisdanslaboueoulaneiged’unmondesoumisàune
glaciation.Troismoissansautreabriquel’épavedeleurpetitastronef, avant d’être retrouvés par l’expédition de secours.Troismoissansmangeruneseulefoisàsafaim!Troismoisdebatailles et de meurtres quotidiens, pour survivre !Silencieusement, il répondit : « Inutile, il ne tiendrait pas lecoup!»«Jepensequelesjeunesgensdecetteplanèteont,comme
partout,desjeuxoùilsdéploientleurforceetleurendurance?Jem’offreàvousyrencontrer.—Pffut!Desjeux!Iln’yaqu’unseuljeupourunnoble,la
guerre!Dansquelquesjoursauralieulegrandtournoi.Accepteriez-vousdem’affronterdansunelutteàmort?—Celasuffit,Nétal,tranchaleDuc.SonExcellenceKlerest
notrehôte,et,quiplusest,unambassadeur.—Évidemment,s’ilapeur…— Je n’ai pas peur, coupa Akki. Et, une fois ma mission
remplie, j’accepterai de vous rencontrer. De telles luttesbarbaresnoussontcomplètementétrangèreset,àmoinsd’êtrefou, personne ne provoquerait chez nous un autre homme àune lutte àmort. Et personne, àmoins d’être également fou,n’accepteraitcedéfi.Maisici,étantdonnélescirconstances,jemesenstenud’accepter.Jenevoustueraipas,d’ailleurs,maisvouspourrezessayerdemetuer,sivousenêtescapable.—Iln’enserarien, interrompit leDuc. J’interdisceduel. Il
ne serait d’ailleurs pas loyal, car vous,Nétal, êtes notre plusgrandchevalier,etvous,seigneurAkki,manquezcertainementd’entraînementànosarmes.Quedisiez-vous,Boucherand?»Auboutdelatable,lecapitaineseleva.«Jedisaisquesiceduelalieu,jenedonnepasunducaton
delapeaudeNétal:elleseraplustrouéequ’unepassoire!Jeseraivolontiersvotresecond,sinécessaire,dit-ilàAkki.— J’aiditquecela suffisait, trancha leDuc.Cedueln’aura
paslieu.EtquiconqueaccuserapourcelaSonExcellenceKlerdecouardiseenrendraraisonàmoi-même.»Ilsetournaverssagauche.«Vousm’entendez,jeunesseigneurs?»Lesoleil jetaitdans lapiècesesraisobliquesquandfinit le
repas.Si leDuc,Boucherand,Roan,et,bienentendu,AkkietHassil étaient restés sobres, le reste des invités avaitlargementbu,etc’estdansuntumultedecrisetdechansons,de vantardises et de défis qu’ils se levèrent et quittèrent lasalledubanquet.La pièce était grande, sévèrement meublée de quelques
fauteuilsdeboisetd’uneimmensetablecouvertedecartesetdepapiers.Par une des fenêtres on apercevait la ville, par l’autre, la
baseétrangléedelapéninsule,etau-delà,leschamps,laforêts’étageant à l’infini vers les monts, rouges sous le soleilcouchant. La pièce voisine, entrevue à travers des tentures,semblaitunebibliothèque.Anachronique,uncoffre-forttrônaitdansuncoin.« Oui, dit le Duc. Il servait autrefois à bord de l’astronef
amiralàgarderleschosesprécieuses.Maintenant,ilrenfermelesclefsdel’arsenaloùsontconservéescequinousrestedesarmesdesancêtres.J’enaiseullesecret,etn’aipaseu,detoutmon règne, à les utiliser. Nous nous sommes toujours tirésd’affaire avec nos armes primitives. Mais je pense que vousdevezêtrepressésdepasserenfinauxchosessérieuses.Quelle
estexactementvotremission,seigneurs?Non,restez,Roan!»Akkiréfléchituninstant.« Je crois, Votre Altesse, que pour que les choses soient
parfaitementclaires, il faut faireunpeud’histoire.Nonpointcelle de votre monde, que vous connaissez mieux que nous,maisl’histoiredecequis’estpassédansl’Universdepuisprèsd’unmillénaire.«Versl’année1950ou1960del’èrechrétienne,c’est-à-dire
ilyaenvironhuitcentsans,desêtreshumanoïdes, leshiss–Hassil en est un représentant – envoyèrent, depuis la galaxieinconcevablement éloignée où ils vivent, une mission dereconnaissancequiatteignit laTerre.À lasuited’événementsquin’ontaucunrapportaveccequinousintéresse,unhomme,quiestundemesancêtres,repartitaveceux.LaTerreignoraalorsqu’elleavaitétévisitée,car,àcetteépoque-là,lesguerresinternationalessévissaientencore,etleshisss’étaientfaitunerègleden’avoiraucunrapportavec lesplanètesquin’étaientpasunifiées.«Pourquoiont-ils faituneexceptionpourmonaïeul ?Pour
une raison qui va vous sembler bien banale : comme toutTerrien,ilavaitlesangrouge.Leshissétaientenguerredepuislongtemps déjà avec des créatures étranges, que nous necomprenonspasencore,desêtresmétalliquesquinepeuventvivrequ’àlasurfacedeplanètesglacées,auxenvironsduzéroabsolu, lesmisliks.Cesmisliks, qui sont, je le répète, encoreuneénigmepournotrescience,possèdentdeuxpropriétésbiengênantes : ils émettent un rayonnement mortel pour toutecréaturedont lepigmentrespiratoiren’estpas l’hémoglobine,et ils ont la faculté de pouvoir, agissant en grand nombre,inhiber les réactionsnucléairesqui permettent aux étoilesderépandre lumière et chaleur. Ils éteignent les étoiles pourcoloniserleursplanètesquandellessontdevenuesdesmondesnoirs et froids. Or, dans la religion des hiss, il y avait uneprophétie prédisant qu’un jour serait trouvée une humanitédont le sang rouge ne pourrait être glacé par lesmisliks. Lejeune hiss qui commandait leur ksill, astronef lenticulaire, etqui est un lointain ascendant de mon ami Hassil ici présent,
ramenadoncmonaïeulsurElla,leurplanète.« Prescience d’un voyant, ou coïncidence ? Le Terrien se
révélainsensibleaurayonnementmislik.AppuyésparlaLiguedes Terres humaines, que les hiss avaient constituée, et quicomprenait alors environ huit cents types d’humanitésdifférentes – elle en compte actuellement plus de cinquantemille répartis dans une centaine de galaxies –, appuyés pard’autresracesàsangrougequiontététrouvéesdepuis,etparles descendants de Terriens émigrés secrètement surNovaterra, une planète voisine d’Ella, et aussi, depuis centcinquanteans,parlaTerreetsaconfédération,leshissmènentcontre les misliks une guerre sans merci. Cette lutte estcoordonnée par le Conseil desMondes qui siège sur Réssan,uneplanètehiss.Depuistroissiècles,nousrepoussonsenfinlesmisliks,danslamesureoùnousrallumonslesétoilesplusvitequ’ils ne les éteignent, mais cela ne peut se faire qu’au prixd’un effort continuel, qui absorbe une grande partie de nosressources. Celles-ci se renforcent chaque fois que nousdécouvronsunenouvellehumanitéapteàadhérerà laLigue,c’est-à-dire ayant renoncé aux guerres planétaires ouinterplanétaires.« Cela nous amène à notre problème. Plusieurs fois, nous
avonsdûdétournerunepartiedenosforcespourluttercontredes humanités qui, aux dépens de leurs voisins, voulaient setaillerunempire.Etchaquefois,vousm’entendez,chaquefoisqu’ont coexisté sur une même planète deux espècesintelligentes, ilenestrésultédesguerresd’extermination.Or,ilnedoitpasyavoirdeguerreinterhumaines.Ilnedoitpasyen avoir à l’intérieur de la Ligue, car cela détourne deshommesetdumatérielquinousfontcruellementdéfautcontrelesmisliks. Et il ne doit pas y en avoir non plus, autant quenous puissions l’empêcher, en dehors de la Ligue, car,indépendamment du fait que les guerres interhumaines sontunechoseodieuse,c’estautantd’énergiegaspilléequipourraitêtremieuxutiliséecontrel’ennemicommun,etc’estaussiunemenacepourl’avenir.« Or, sur votre planète, Altesse, une telle situation se
présente. Il y a vous et lesVasks, d’un côté, et de l’autre lesbrinns.LaLiguepossèdeuncorpsdecoordinateurs,choisisetéduquésspécialementpours’occuperdecescaslitigieuxentrehumanités différentes. Comme vous êtes Terriens, j’ai étédésignépourcettemission,car jesuispartiellementd’origineterrienne.Etcommevosbrinnsressemblentauxhiss,monamiHassilm’accompagne.Notremissionestdedéterminerqui,devous, des Vasks ou des brinns, possède le plus de droits surNérat,etde transporter lesautressurunautremonde. Jenevouscachepasquelarègleveutquecesoientlesindigènesquirestent. Il existe cependant des cas d’espèce. Sur la planèteTia, ce sont les immigrants qui sont restés, car ils étaient àmêmedefournirimmédiatementàlaLigueuneaideprécieuse.— Si j’ai bien compris, votre mission est double, dit
lentementleDuc.Premièrement,déterminerqui,desVasks,denousoudesbrinns,estleplusdigne,àvotrepointdevue,aupointdevuedel’efficacité,deposséderNérat.Deuxièmement,denousoffrird’entrerdansvotreLigue?— Oui et non. J’ai insisté sur le côté pratique de notre
mission,pourvousfairecomprendrequ’apriorivousn’êtespasforcémentcondamnésàl’exil.Maisilyaaussilecôtééthique.Boucherandm’aapprisquevousaviezréduitenesclavageouexterminélestribusbrinnsquivivaientsurleterritoirequiestdevenulaBérandie.—C’étaitnécessaire.Nousavionsbesoindemain-d’œuvreet
desécurité.— Je ne blâme pas vos ancêtres, sans aller jusqu’à les
approuver ! Je crois que vous auriez pu coopérer avec lesbrinns. De toute façon, vous avez atteint un stade decivilisationoùvouspourriezvouspasserdel’esclavage.Sivousêtes destinés à nous joindre, il suffira de peu de temps pourvous permettre de nous rattraper, un siècle ou deux. Àconditiondemodifiervotreanachroniquestructuresociale.—Cettestructures’estrévéléesolide,danslescirconstances
où nous vivons, intervint Roan. Primitivement la création, ouplutôt la reconstitution d’une noblesse servit à récompenser
ceux qui furent les plus utiles ou les plus fidèles au chef. Etcomme ce fut une noblesse créée par le Duc, et non pointconstituée d’elle-même, il n’y eut jamais de guerres féodales,aprèsnotreunification.D’ailleurslapressiondesVasksetdesbrinnsseseraitchargéedenousgarderunis,sicelaavaitéténécessaire!— C’est possible.Mais, que vous restiez sur Nérat ou que
vous soyez transportés sur une autre planète, cette structuresociale devra changer. Elle serait non seulementmoralementinjustifiée, mais encore pitoyablement inadéquate dans laLigue.—Quelleestvotreformedegouvernement?S’enquitleDuc.— Sur nos planètes ? Très variable. Démocratique
généralement, technocratique souvent, parfois oligarchique.Maisnossociétéssonttoujoursouvertes.Ilnes’yformepasdecastes héréditaires. Quant à la Ligue, elle n’a pas degouvernementausenspropre:onnegouvernepascinquantemillehumanités!—Ilyaunechosequimetrouble,ditRoan.Vousparlezdela
LiguedesTerreshumaines.Qu’entendez-vouspar«humain»?—Ilyatroisgrandstypesprincipaux.D’abord leshumains
ausenspropre,selon laclassificationde laLigue :vous,moi,les sinzus, les ferhen, etc. Nous formons le groupehémoglobinien. Ensuite les humanoïdes, commeHassil ! hiss,h’rbens, krenns, brinns, etc., à sang bleu ou vert, mais deforme générale humaine. Ils constituent le groupe desamétalliques,car leurpigmentrespiratoirenecontientpasdemétal. Puis les humanides, qui souvent n’ont d’humain quel’intelligenceetlasensibilité.Ilsressemblentassezsouventauxinsectesterrestres.Maisavez-vousdesinsectes,ici?—Ilyenad’indigènes,trèsdifférentsdesterrestres.Etnous
avonsemportémalgrénousdesfourmisquisesontmultipliées,ôcombien!—MésaventurecommuneàtouteslescoloniesdelaTerre!
Les hommes-insectes, quelquefois assez effrayants d’aspect,sont souvent intellectuellement remarquables, et jem’honore
de l’amitié que veut bien me porter Xqiliq, un kzlem duseptième Univers, qui est sans doute le plus grandastrophysiciendelaLigue.«Enfin,continuaKler,alliésàlaLigue,maisn’enfaisantpas
partie, se placent les xénobies, qui nous sont parfois aussiétrangersquelesmisliks.Certainsviventdansuneatmosphèrede chlore ou d’ammoniac, d’autres dans le vide parfait,d’autresenfinàdestempératureseffrayantes.Commenousnepouvons exister en permanence sur leursmondes, ni eux surlesnôtres, il n’y a guèrede risquesde conflits. Tout auplus,parfois,unegrandedifficultédecompréhension.— Quel univers, seigneur, quel univers ! s’exclama le vieil
astronome. Et dire que je vivrai peut-être assez pour voirquelques-unesdecesmerveilles!— Cela dépend de vous. Si vous acceptez notre décision,
vouspourrezêtrereçusdanslaLigue.Sinon…vousévoluereztoutseuls,suruneautreplanète,jusqu’àcequevotreraceaitsuffisamment mûri pour reconsidérer les choses. Mais vousserez surveillés, et impitoyablement détruits si, après ladécouverte de l’astronautique, vous prenez le chemin desconquêtes.— Je ne sais quel chemin nous prendrons, Excellence, dit
doucementleDuc.Vousnousrévélezunmondenouveau,dontnous ignorons tout. Il nous faut le temps de réfléchir. Aprèstout, nous aimons cette terre, et nous sommes fiers,légitimementounon,cequenousyavonscréé.Pourmapart,jeseraistentéd’acceptervotreoffre.Mais,quoiqueDuc,jenesuispasdieu,etjenepuisinfluencermessujetsau-delàd’unecertaine limite. Les très jeunes gens s’adapteraient aisément,je crois.Les vieux fous commemonamiRoanaussi.Mais lesautres?Nous leuravons inculquétoutuncoded’honneur,demorale, et aussi de préjugés, très utile ici, mais qui dansd’autres circonstances… Et je dois vous dire aussi…Maintenantquej’aivuvotreamiHassil,j’aiunpeuchangédepointdevue.Maisaccepter lesbrinnscommenoségaux!Aufond, Roan, tu dois bien rire ! Tu as toujours soutenu cettethéorie,etj’aiouïdireque,danstoncomté,tuasaffranchitous
lesbrinns,sansm’enavertir,quipisest!« Jecrainsque,mêmesi j’accepte, cene soit impossible, à
moins que nous ne restions sur Nérat. Et même… Notrestructuresocialeestcequ’elleest,maiselleduredepuisplusdequatresiècles.— Il n’est pas question de tout bouleverser du jour au
lendemain. Vous n’êtes pas le premier cas que nous ayons àrégler.Hassiletmoi-mêmeenavonsdéjàeudouze,dontonzeontétédessuccès.Etnousnesommesquedeuxcoordinateursparmidescentaines!—Etledouzièmecas?»S’enquitleDuc.Akkirestasilencieux.Hassildit,sèchement:—Annihilation.»Lesilencepesa.« Soit, dit enfin le Duc. Je réunirai le Conseil demain, et
après-demain je convoquerai les États généraux du duché. Jene les crains pas. Mais que va dire Anne ? » fit-il avec unegrimace,ensetournantversRoan.
CHAPITREIVNOTRETERRESOUSLECIEL…
AkkietHassilexaminaientlasituation,pourlacentièmefois,
quand un héraut vint leur annoncer la visite de Roan. Ils lereçurentd’autantplusvolontiersquelevieilhommeétait fortsympathique,etqu’ilfaisaitpartieduConseilduDuc.«Qu’adécidéleConseil?— Il s’est rangé à l’avis du Duc : convocation des États
généraux. Étant donné la médiocrité de nos moyens decommunication, ilsnepourrontseréunirquedansvingt joursaumieux.Etcommeilsnesetiennentjamaisdanslacapitale,c’est ma cité de Roan qui aura cette fois l’honneur de lesaccueillir. Je compte que vous me ferez la joie d’être meshôtes?—Mais certainement, et avec le plus grand plaisir, comte.
Savez-vousquevousêtes leseulhommeici,avec lecapitaineBoucherand des Monts et sans doute le Duc, que nouspuissionscomprendre,ouespérerpouvoircomprendre?—Boucherandestunhommeremarquable,quigaspilleson
intelligencecommecapitaine.Ilauraitmieuxfaitdem’écouter,et de venir à Roan,mais je crois savoir pourquoi il reste ici.Quand au Duc, je vais vous dire un secret : c’est un hommepacifique!Pourmoi,jevisbienplusdanslesastresetavecleslivresd’histoirequedanslaBérandied’aujourd’hui!»Ils parlèrent astronomie un long moment. Hassil était une
minederenseignements,etlevieuxcomteposaitdesquestionsquiprouvaientqu’ilavaittiré lemeilleurpartipossibledesesmédiocres instruments et de ses vieux livres. Akki se taisait,écoutant,observant.Plus lavisiteseprolongeait,plus ilavaitl’impressionquelevieilhommeétaitvenupourparlerdetoutautre chose que d’astronomie, quelque intérêt que cela pûtprésenterpourlui.Doucement,ilfitdévierlaconversationversla Bérandie, puis sur le Duc. Dès que cela fut possible, ildemanda,innocemment:«QuelleestdonccetteterribleAnne,àquileDucfitallusion
hier?Safemme?Samaîtresse?—Noncertes, seigneurs !C’est sa fille,ma filleule, leplus
charmant démon que la race humaine ait engendré ! Vousaurez des difficultés avec elle, sans doute.Au fond, c’est ellequigouvernelaBérandie,plusqueleDuc,peut-être.»Des cris montèrent de la cour, et une ombre tomba sur le
château,obscurcissantlafenêtre.Ilsbondirentsurlaterrasse.Très bas, très lentement, un immense ellipsoïde aplati
dérivait.Sacoquemétalliquelisaitausoleil,etsurlaproue,encaractèresnovaterriens,peudifférentsdesancienscaractèreslatins de la Terre, brillait son nom :Ulna. Dans le château,c’étaitlapanique.Lessoldatscouraientauxpostesdecombat,tête levéeetépaulesbasses,commes’ilscraignaient lachutedecetteénormemasse,ettiraientdefutilesvoléesdeflèches.Partid’unscorpion,surunetour,uncarreauheurtalacoqueetrebondit.«Vite,comte,ditesauxgardesquecen’estriendegrave!
Cen’estquemonastronefquinousrendvisiteavantdepartirenexploration.Vosflèchesnepeuventriencontreelle,maisjeserais désolé que quelqu’un soit blessé chez vous par lericochetd’untrait!»Roanbéait.« Quelle civilisation, celle qui peut bâtir de si monstrueux
naviresastraux!»Ilpartitencourant.« Eh bien, dit Akki, nous nous demandions quelle farce
stupide allait encore faire Elkhan. Nous sommes fixésmaintenant:passeravecunjourderetard,etaurasdestoits!Maisquelmagnifiquepilote!»Lentementd’abord,puisdeplusenplusvite,l’Ulnapritdela
hauteur,seperditdanslecielbleu.Essoufflé,Roanrevint.« Je vais vous confier un secret, ce qui pourrait, si on le
savait,mecoûter lavie.Même leDucserait incapabledemeprotéger.Jevousleconfiecarjepensequ’ilpeut,quandvousprendrezvotredécision, influer surelle, etassureraupeupleauquel j’appartiens plus de bienveillance que vous ne seriez
peut-êtredisposésà luiporter.Neniezpas,seigneurs. Jesaisque vous êtes impartiaux, et je ne suis pas capable, d’autrepart, de lire vos pensées.Mais je sens que vousméprisez cepeuple.—Mais,comte,nousneleméprisonspas!—Si,vousleméprisez,seigneurAkki.Et,jusqu’àuncertain
point,ilméritevotremépris.LaBérandieestunéchec.Oh!Jen’accusepasnosancêtres. Ilsont faitdumieuxqu’ilsontpu,dansdescirconstancesdifficiles.Mais, commevous l’avezditvous-même,ilyalongtempsquecestadepseudo-féodalauraitdû être dépassé ! La noblesse, composée au début desmeilleurs hommes, les plus courageux, les plus intelligents,sinon les plus honnêtes,mais cela fut aussi le cas parfois, lanoblesses’estencroûtéedanssesprivilègesetsaroutine.Parparesse d’esprit, nous continuons des rites sociaux auxquelsnousnecroyonsplus.Etchezlespluséclairésdesnobles,c’estparunfroidcalculqueleshommesducommunsontmaintenusdans l’ignorance.C’estvolontairementqu’aucuneffortn’aétéfait pour finir cette interminable guerre avec lesVasks. Et lahaineetleméprisdesbrinnssontartificiellementinduitscheztous les Bérandiens. On vous a peut-être dit qu’il y a encorequelques mois, trois esclaves brinns se sont jetés sur unefemme et l’ont égorgée ? Cela se passait à Bauclair, un petithameauàquelqueskilomètresd’ici,àlatombéedelanuit.Nultémoinproche.Lesbrinnsassassinsseseraientensuiteenfuisdans la forêt. Eh bien, la vérité est que ces brinns n’étaientautres que trois jeunes pages, âgés de quinze à dix-sept ans,peints en vert. La femme leur résistait, ils l’ont tuée. Parhasard,ilss’ensontvantésaprèsboiredansunehôtelleriedemoncomté,oùdînaitundemesgardes.Jelesaifaitsaisirsousunautreprétexte,etpendre.«Maintesfois,j’aidemandéauDuc–sonpèrefutundemes
amisd’enfance–d’affranchirlesbrinns,commejel’aifaitmoi-même. Au fond, il partage mon avis, mais il est faible etpaisible,bienquephysiquementbrave,et lepartiadverseesttrop puissant. De temps en temps, une ferme brûle, vers lafrontière.LesVasks,ou les«Verdures»,dit-on.C’estparfois
vrai.Maisune fois, ducôtédesmaraisSalés, je suis arrivéàl’improviste sur le théâtre d’un tel massacre. La maisonflambait, les paysans étaient égorgés, et, dans l’ombre desarbres,dessilhouettess’agitaient,portantlacoiffuredeguerredesbrinns.Unevoléedeflèchesàpointedepierretombasurnous,mesarchersripostèrent.Etquandlaplacenousresta,iln’yavaitdanslesfourrésquedestracesdesangrouge!— Et quel est le chef de ce parti de la guerre ? demanda
Akki.— Officiellement, c’est Onfrey de Nétal. Jeune noble
intelligent,arrogant,assez instruit,mêmes’ilestmal instruit,et très populaire parmi les gens du commun qu’il comble delargesses. Mais j’ai peur que le véritable chef ne soit mafilleule,laduchesseAnne.—Etlechefdupartidelapaix?—Ceseraitmoi…s’ilyavaitunpartidelapaix!Maisnous
sommes cinq, entendez-vous, cinq dans toute la Bérandie, aumoinsparmiceuxquicomptent!LeDuc,lecomtedeHaveretson fils, Boucherand et moi. Et encore : Boucherand estaveuglément fidèle à laBérandie.Que son pays ait raison outort,c’estsonpays.Peut-êtretrouverions-nousquelquesupportchezlesproscrits?Maisàcôtédegenstrèshonorables,ilyaaussidesbrigandschezeux !Pour toutdire, seigneurs,votreproposition sera certainement repoussée. Un univers où ilsseraient mis sur le même pied que les brinns ou d’autreshumanoïdesn’intéressepasnos jeunesnobles. Ilestprobablequ’ils considéreront cette proposition comme une injure. SonAltesse et moi-même ferons ce que nous pourrons, maisn’espérezrien.Aussi,jevousdemandedevoussouvenirqu’ensoi, notrepeuplen’est pasplusmauvais qu’un autre. Il a étémal éduqué. Il courbe sous le poids de préjugés qui étaientdéjà,surTerre,ilyaplusdecinqcentsans,d’unautreâge.Jevousenprie,seigneurs,nel’annihilezpas!—Maisnon,comte.Necraignezrienpourvotrepeuple.Une
racequiconserveenelledescœursnoblescommelevôtreneméritepas l’annihilation.Lecasauquels’estréféréHassilest
complètementdifférent.Laracequenouscondamnâmesétaitpuissante et dangereuse, et avait déjà détruit trois autreshumanités.— Je vous remercie, seigneurAkki. Je saisque laduchesse
vousdemanderadevenirlavoirdemain.Vousêtesjeunes,elleesttrèsbelleetsaitêtrecharmante.Méfiez-vous.Maisaucasoù les choses tourneraient mal, épargnez-la autant quepossible.Ellefutmonélèvejusqu’àilyatroisans,etsij’avaispulaconserverpluslongtempssousmoninfluence,elleseraitsansdoutedifférente.»Akkimontalesdernièresmarchesetémergeasurlaterrasse
supérieurede la tour.Elleétaitaménagéeen jardin,avecdesmassifs de fleurs aux couleurs violentes et des arbustes prèsdes créneaux. Une vasque de verre contenait des êtresfiliformes et iridescents, rapportés des côtes du continentéquatorial. Sur un long banc de bois sculpté, entourée dejeunesgens,étaitassiseladuchesseAnne.Akkiétaitassezblasésurlabeautéféminine.Iln’yavaitpas,
surNovaterra,d’humains laids.Lesprogrèsde l’eugéniqueetdelamédecineavaientdepuislongtempséliminélescaractèresphysiques disharmonieux. Les sinzus d’Arbor, seule race quisoit assez proche des Terriens pour que les intermariagessoient possibles, étaient renommés pour la beauté de leursfemmes.Certainesraceshumanoïdes,tellesqueleshissoulesh’rbens étaient peut-être plus belles encore, puis que leshumains admiraient leurs compagnes sans qu’aucuneattraction sexuelle fut possible. Mais Akki jugea que sil’expression chef-d’œuvre naturel avait un sens, elles’appliquaitàladuchesse.Elle était très jeune encore, peut-être dix-huit ou dix-neuf
ans, grande, avec une chevelure de cuivre. La tête était bienformée, hautaine, les yeux vert foncé, le nez droit et fin, labouche petite et rouge, le teint doré. Le corps souple etsinueux semblait posséder une force toujours prête à bondir,commed’unepanthère.Lesyeuxvertssefixèrentsurlesyeux
grisd’Akki.Ils’inclina.—Ah!dit-elled’unevoixchantante,voicil’envoyéde…quel
estdonccesotnom?LaLiguedesTerreshumaines,jecrois.»Il n’y avait cependant dans son ton ni hostilité ni dédain.
Rienque l’affirmationd’unesolideconfianceensoi.Pourtant,les jeunes nobles ricanèrent. L’un d’eux se leva, et AkkireconnutOnfreydeNétal.«Voicidoncmonadversaire,persifla-t-il.Ouplutôtceluiqui
eûtpuêtremonadversaire,sileDucnel’avaitprotégé.»Akki ignora l’injure. Un jour, quand sa mission serait
accomplie,ilsedonneraitleplaisirderossercetinsolent.« Approchez, noble étranger. Car je suppose qu’étant
ambassadeur,etnonsimplehéraut,vousêtesnoble?—Non, Votre Altesse, répondit-il. Sur nosmondes, il n’y a
pasdenobles.— Cela n’a aucune importance. Nos ancêtres n’étaient pas
nobles, non plus. Je crois même me souvenir, Nétal, que levôtreétaitboulanger.Ai-jeraison?»Nétalrougit,puispâlitsansrépondre.«Ehbien,messires,j’aibesoindeparleràcetambassadeur.
Cequenousavonsànousdireneregardequenous-mêmes.Àtoutàl’heure,gentilsseigneurs.»Cachant leur rage sous des sourires, les jeunes nobles
partirent.«VotreAltesse…,commençaAkki.—LaissonslesAltesses,voulez-vous?N’êtes-vouspaslasde
ce carnaval archaïque ? Heureusement, dans la bibliothèquequifutsauvée,iln’yavaitquelesœuvresdeceWalterScott.Jefrémis en pensant qu’elle aurait pu contenir autre chose.Mevoyez-vousenprincesseturquecloîtrée?—Vousconnaissezl’histoireterrestre?—Mon excellent parrain Roan a veillé sur mon éducation.
Pas assez d’ailleurs, à son point de vue. Mais asseyez-vousdonc.Non,ici,àcôtédemoi.Vousfais-jepeur?—Non,certes.
—Jenevoispascomment jepourraisvous fairepeur.Vousêtes tellement plus puissants quenous !Combiendemondesreprésentez-vous ? Cinquante mille, comme me l’a dit monpère?C’estplutôtvousquidevriezm’effrayer.Vousvenezdesiloin.»Elle laissa errer son regard sur la péninsule. La mer se
brisait en écume blanche sur la plage, quelques nuagesflottaient.« Avez-vous vu quelquefois une planète aussi belle que la
nôtre?»Un moment, Akki fut tenté de répondre affirmativement,
d’assurer que Nérat pâlissait auprès d’Arbor, d’Ella, deNovaterra. Puis il n’en fut plus si sûr. Après tout, ces troisderniersmondes étaient tous, plus oumoins, sa patrie. Sansdoute, pour chacun, son propre pays était-il toujours le plusbeau. Il pensa aux Xirii, si fiers de leur petite boule âpre etdénudée.«Non.J’enaivud’aussibelles,maispasdeplusbelles.»Elles’épanouit.« J’étaissûrqueNératvousplaisait !Maiscelamecharme
devousl’entendredire,àvousquienconnaisseztant.»Elleseleva,traversalaterrasse.Auloin,derrièrelaforêt,se
dressaitlesmontagnesRouges.«LàhabitentlesVasks.Jeneleshaispoint.Siseulementils
voulaient s’allier à nous contre les brinns. Nous aurions vitenettoyélecontinent,etalors,nouspourrionsfonderunevraiecivilisation,commeilyenaeusurlaTerre.—Iln’estpasnécessaired’exterminer lesbrinnspourcela,
dit-il doucement. N’avez-vous jamais pensé qu’ils sont aussihumainsquevous?—Aussihumains!»Elle siffla. D’un arbuste descendit une petite créature, à
pelage brun verdâtre, à longue queue bifide. Le visage vertavaitunvagueairsimiesque.«JecroiraiplutôtquePer,monoron,estmonfrère!—Vousnepouvezpasnier, cependant,que lesbrinnsnous
ressemblent, qu’ils bâtissent des villages, qu’ils font du feu,qu’ils…—Pffut!Lesfournisaussiconstruisentdesvilles.Quantau
feu… Et même s’ils sont lointainement nos semblables ? SurTerreaussi,lesracesinférieuresontétébalayées.—Oui, les racesconsidéréescomme inférieures,etqui sait
cequel’humanitéterrestreyaperdu!—Oui,peut-être.Changeonsdesujet,voulez-vous?Celui-ci
nous est pénible, pour des raisons différentes. Parlez-moi unpeudevosvoyages.Jemesenssiignorante,si…(Ellehésitauninstant)sibarbare!Vousdevezavoirvudesplendidescités.—Jenesauraisvouslesdécrire.Nosmondesn’ontpastous
des villes, d’ailleurs. Sur Ella, les hiss, qui ressemblentétroitement à ces brinns que vous méprisez, ont cessé d’enconstruiredepuisdessiècles.Maisjepourraisvousdonnerdesphotographies.Voussavezcequec’estqu’unephotographie?—Oui.Maisnousnepouvonsplusenfaire.— En attendant, je vais essayer de vousmontrer quelques
images. Regardez-moi bien en face, et laissez votre penséevide.»Elle leva vers lui ses immenses yeux verts. Il plongea son
regard en eux, se concentra, comme il était nécessaire pourtransmettredesimagesàuneracenontélépathique.Unflotdepaysagespassadanssamémoire,puisunsouvenirs’imposa.Ellesecoualatête,rompantlecharme.«C’étaittrèsbeau,maiscen’étaitpasuneville.Cependant,
ceshautesmontagnesdorées,cetorrentbleu,ce lacsicalmeaumilieudesarbrespourpres…Oùétait-ce?»Il sursauta. Un seul lieu correspondait à la description, la
valléedeTar,surArbor.LavalléedeTar,oùlesjeunescouplespassaientleurspremiersjoursd’union.LavalléedeTar,oùunjour, lui aussi… Sa famille avait toujours suivi la coutumesinzue,quoiqu’ilsfussentaumoinsàmoitiéNovaterriens.DanssatêtesonnalavoixdeRoan:«Vousêtesjeune,elleesttrèsbelle. » Allait-il tomber amoureux d’Anne ? Oh ! Cela nechangerait rien à sa décision finale, mais pourrait la rendre
pluspénible.Ils restèrent un moment silencieux. Le soleil jouait sur les
cheveux cuivrés d’Anne, l’auréolant de feu, et accusait latransparence rosée d’une oreille. Il se sentit gauche, nesachantquedire.«LesÉtatsgénérauxsetiendrontbientôtàRoan,reprit-elle.
Oui, je suis au courant. Ne suis-je pas l’héritière, la futureduchesse de Bérandie, depuis lamort demon frère, tué à lachasse par un spriel ? C’est la première fois depuisl’établissement du duché qu’il tombera en quenouille, seloncetteantiqueetcurieuseexpression.Cen’estpaspourplairebeaucoup aux jeunes nobles. Dans notre monde, les femmesn’ontquepeud’influence.Monrègneneserapasfacile.»Akkifronçalégèrementlessourcils.Cherchait-elleunappui?«Ceuxquicroientquejenesauraipasmedéfendre,reprit-
elle,commeledevinant,setrompent.J’aipourmoiBoucherandet ses archers, j’aurai Roan et son comté. Presque tous lestechniciens viennentdeRoan.Quant à la flotte…,même si jedoism’allierauxVasks.»Illaregarda,perplexe.Celaneconcordaitguèreavecceque
Roan lui avait dit. Connaissait-elle leur conversation, etcherchait-elleàleduper?Elleeutunsouriremélancolique.«Notre politique doit vous sembler bienmesquine, à vous
quiremuezdesmondes.Etjedoisvoussemblerunebienpiètrefemme d’État, moi qui me confie à quelqu’un que je n’avaisjamaisvuilyauneheure.N’est-cepas?»Il rougit légèrement, se demandant si elle ne lisait pas,
réellement, ses pensées. Pourtant, il avait été très attentif àn’enpasémettre.«Jesuissiseule,reprit-elle.Isolée,aveclepoidsfuturd’une
couronne,danscemondecréépardesmâlespourdesmâles.Etpourtant,j’aidesplansquidépassenttoutcequ’ilspeuventrêver.ÀpartBoucherand,Roanetquelquesautres,cenesontque vieilles ou jeunesbrutes incapablesde voir plus loin queleuravenirimmédiat,incapablesdecomprendrequ’unjourou
l’autre nous absorberons les Vasks, ou que les Vasks nousabsorberont.Lavraie lutte, levraiconflit,n’estpasaveceux,maisaveclesbrinns.Mêmes’ilssonthumains,commevouslepensez, surtout s’ils sont humains, tôt ou tard une raceexterminera l’autre. Et je ne veux pas savoir qui, en droit, àraison. Regardez cette terre : quand nos ancêtres y ont étéjetés par le hasard – ce n’était pas cette planète qu’ilscherchaient –, la côte, ici, était habitée par quelques raresindigènes complètement barbares, que les brinns eux-mêmesconsidéraient avecmépris.Oh ! par rapport à votre immensecivilisation galactique, nous n’avons fait que peu de choses,mais ces choses sont nôtres. Nous avons défriché, construit,irrigué, asséché, aplani, nous avons souffert et ri, nous ysommes nés et nous y sommes morts. À qui est cette terre,votre Excellence-des-Mondes-trop-lointains ? Aux quelquesrares brinns qui y erraient ou à nous qui nous y sommesimplantés, qui l’avons transformée ? Et maintenant, au nomd’une loi qui nous est étrangère, au nom d’une fédération àlaquelle nous n’appartenons pas, vous voudriez que nousl’abandonnions?—Aunomdetoutesleshumanités,vertes,bleues,blanches
ounoiresourouges,quiactuellementluttentdansuneguerresansmercipourvousprotéger,vousaussibienquelesbrinns,contrenotreseul réelennemi.Aunomdesmilliardsdemortsdes planètes qui se sont suicidés dans les guerresinterhumaines.Aunomdevospropresenfantsetpetits-enfantsqui, si nous laissons deux humanités sur le même monde,périront dans les tortures, ou feront d’eux-mêmes desassassins!—Maispourquoivouloirnousenlevernotreterre?Pourquoi
ne pas transporter les brinns ailleurs ? Ce sont des semi-nomades, nullement attachés au sol. Pour eux, toute planèteserabonne.—C’estunequestionàlaquellejenepuisencorerépondre.
Peut-être,eneffet,celasera-t-illasolution.»Illevalamain,refrénantl’espoir.
«Peut-être!»Ils ne parlèrent plus de politique, tout au long de l’après-
midi.Laterrasseétaitensoleillée,l’airdoux.Akkisedétendait,se laissait vivre, ayantapprisdepuis longtempsque lemétierdecoordinateurgalactiquenecomportaitquepeudeminutesdélicieuses, et qu’il fallait savoir les cueillir. Et pour lapremière fois,Anne se trouvait enprésenced’unhommeà lafois jeune et de vastes capacités, capable de l’entretenird’autre chose que de chasse au spriel ou de prouesseséquestres. Il parla de son enfance sur Novaterra, de sonéducation sur Arbor et Ella, des mondes qu’il avait visités,évitant soigneusement tout ce qui se rapportait à sonmétier.Elle lui raconta sa vie de petite fille solitaire, isolée par sagrandeuraumilieud’unpeupleoù les femmesnecomptaientpas.Leseuladultequiluieûttémoignédel’intérêt,outresonpère,étaitsonparrainlecomtedeRoan,etelleavaitvécuplussouventavecluiqu’àlacour.Illuiavaitapprisplusd’histoiresetdesciencesquen’ensavaienthabituellementleshommesdeBérandie.Puis,ilyavaittroisans,lamortaccidentelledesonfrère avait fait d’elle l’héritière. Depuis, elle assistait auxconseils, cachéederrièreunrideauà l’insude tout lemonde,saufduDuc,deRoanetd’unoudeuxconseillers.Sitôtqu’elleaurait atteint sa majorité, le Duc comptait abdiquer en safaveur, de façon à pouvoir la soutenir lors des premièresannéesdesonrègne.Le soir tombait. Elle se leva, s’accouda aux créneaux. Posé
surl’horizon,lesoleiljetaitunelonguetracerougesurlamer.Quelques barques rentraient au port, leurs voiles flamboyantsous les rayons obliques. Des spirales de fumée montaient,tranquilles,destoitsdelacité.Surlesremparts,lessentinelless’installaient pour la nuit. Dans le soir frais et doux, la paixdescendaitaveclesoleilcouchant.AnnesetournaversAkki,etsourit.«Elleestbelle,n’est-cepas,notreterre,sousleciel?»
CHAPITREVCETTEBOULEVERTE,LÀ-HAUT.
Pendantlesjournéesquisuivirent,Akkianalysasouventson
entrevue avec la duchesse. Elle le déconcertait. Elle étaitévidemment très intelligente, autoritaire, pétrie des préjugéscommuns aux Bérandiens, et pourtant d’esprit libre. Cetteliberté d’esprit, elle la devait probablement à l’influence duvieuxRoan,debeaucoupl’hommeleplusremarquablequ’AkkieûtrencontrésurNérat.Dansunedeleursconférencesquotidiennes,ildiscutacette
situationavecsoncollèguehiss.LesclansquisepartageaientlaBérandie étaient très inégauxennombreet enpuissance :d’un côté, le Duc, d’une bienveillance touchant parfois à lafaiblesse, bien qu’il fut, si l’on en croyait la chronique de lacour, physiquement très courageux. Avec lui, Roan. Ballottéentresasympathiepourcedernieretcequ’ilreprésentait,etsa fidélité absolue à sa patrie, Boucherand, incarnation dumilitaire éclairé qui se fait tuer tout en désapprouvant. Del’autre côté, Nétal et sa clique de jeunes nobles, ambitieux,entreprenants,sansgrandsscrupules.Lepeuple?Autantquelescoordinateursaientpuenjuger,ilauraitbienvolontiersvus’adoucir la tyranniedesnobles,mais il haïssait lesbrinns etlesVasks.Quecettehaineeûtétéartificiellementinduiteenluipar la coterie dirigeante ne diminuait pas son intensité. Et,isolée,nesortantguèreduchâteauquepourdespromenadesàchevalouenbarque,maispuissantedéjà,laduchesseAnne.Si l’onencroyaitRoan,bienplacépourêtrerenseigné,elle
aurait partie liée avec Nétal. Pourtant, elle avait humiliévolontairement celui-ci devant Akki. Simple coquetterieféminine?Rusepourégarerlecoordinateur?Ouremiseàsaplaced’un associé qui devient gênant, et dont on aimerait seséparer?Quesignifiaientcesallusionsàsasolitudeabsolue?Aux difficultés menaçant son règne futur ? Appels à l’aide,dédaindecachersesfaiblesses,dûàunecertitudeinternedesaforce,ouencorenaïveté,inexpériencedelajeunesse?
La partie s’annonçait difficile. S’il s’était agi de conquérirNérat,ileûtétéaisédejouerd’unclancontrel’autre.Maisleproblèmeétaittoutautre,ilfallaitréglerunesituationdélicateavec leminimumdedégâts.Si lepartide lapaix l’emportait,toutseraitsimple.Maisilétait,del’avismêmedesonchef,sidésespérémentfaible!Peu de temps plus tard, Akki eut l’occasion de rencontrer
une seconde fois Anne. Il se promenait sur les remparts duchâteau, avec Hassil et Boucherand. Ils passèrent sous unetour,prirent l’escalierqui conduisaità la terrasse supérieure.Assisesuruncréneau, indifférenteauvide, laduchessejouaitavecsonoron.Elleétait siabsorbéeparson jeuque les troishommes furent près d’elle avant qu’elle ne s’en aperçût. Elleeutunpetitcridesurprise,posalamainsurlepommeaudoréde la courte dague passée à sa ceinture, puis sourit. Ilssaluèrent.«Jeferaisunepiètresentinelle,n’est-cepas,capitaine?—VotreAltessen’étaitpasdegarde,répondit-ilgalamment.— Mon Altesse fera bien d’être toujours de garde, j’en ai
peur,capitaine.Commentmarchevotreenquête,messieurslesambassadeurs ? C’est bien vrai, seigneur Hassil, que vousressemblezàunbrinn!Etpourtantvotrepeupleestà latêtedel’empiregalactique…— Il n’y a pas d’empire, répliqua le hiss. Rien qu’une
fédérationlibre.Unempireseraitimpossible,d’ailleurs.Onnepeutdirigerefficacementplusdecenttrillionsd’êtresavecungouvernementcentralisé.—Maisalors,commentdoncestgouvernéevotreLigue?— Elle ne l’est pas. Elle est. Tout peuple est libre de s’en
retirer,àconditionqu’ilneprennepaslechemindelaguerre.Il n’y a qu’un organisme central, celui qui coordonne la luttecontrelesmisliks.Quellequesoitl’issuedenotremission,nulnevousforceraàentrerdansnotreLigue,sivousneledésirezpas.—Etsiunpeupleprend,commevousledites,lecheminde
laguerre?
—Alors,s’ils’agitdeguerreinterplanétaireouinterstellaire,nous intervenons. S’il s’agit d’une guerre entre humanitésdifférentes sur lamêmeplanète,nous intervenonségalement,ettransportonsailleursl’undesdeuxbelligérants.—Dequeldroit?demanda-t-elle,hautaine.—Dudroitduplussage,Altesse.»Ellehésitauninstant,puisdit:«Évidemment,c’estunesolution.Bonsoir,gentilsseigneurs.
Viens,Per!»Sonoronsurl’épaule,ellepartit.Cinq jours plus tard, le Duc, qu’ils n’avaient plus revu, fit
appelerlescoordinateurs.« Les États généraux ont été convoqués. Je dois partir
bientôtpourRoan,surmonvaisseauleGlorieux.Viendrez-vousavecmoi,ouutiliserez-vousvotremachinevolante?—Nousviendronsavecnotreavion,VotreAltesse,sicelane
vousennuiepas.—Pourriez-vousalorsprendreRoanavecvous?Ilnevousle
demanderajamais,maisengrillecertainementd’envie.—Avecplaisir,VotreAltesse.Notreappareilatroisplaces.— Vous lui ferez certainement une très grande joie. Ah !
SeigneurAkki,laduchessevoudraitvousvoir.Ellevousattendsursaterrasse.»Ilmonta rapidement les escaliers. Bien qu’il sût qu’elle lui
créerait certainement les pires difficultés, il ne pouvaits’empêcherderessentirpourAnneunevivesympathie.Ilétaitencore jeune, et tout ce qui restait en lui de romanesque,malgré une longue éducation visant à développer le senscritique et la froide raison, s’émouvait pour le sort de cettejeunefille,surquiallaitreposerunjour lepoidsd’unÉtat,etde laquelle il allait probablement faire, lui, Akki, une exilée.Quandildébouchasurlaterrasse,ellen’étaitpasvisible.Illacherchaderrièrelesbosquets,etlavie,penchéeàuncréneau,halantunfincordage.Ils’arrêta,sedissimula.LatêterondedePerapparut,et l’oron,d’unbrusquerétablissement,sautasurl’embrasureet tenditunmincerouleaublanc,à la jeune fille.
Doucement,Akki seglissa jusqu’àunautrepointdurempart,regarda en bas. La cour était déserte, mais il lui semblaentrevoir, disparaissant sousuneporte, unehaute etmassivesilhouette,peut-êtrecelledeNétal.« Communication d’amoureux, ou de conspirateurs ? » se
demanda-t-il.Silencieusement, il revint au bout de l’escalier, frotta
bruyammentsasandalecontrelapierre.Laduchessesursauta,etfitdisparaîtrelemessagedanssoncorsage.«Vousvoilà,seigneurAkki.Monmouchoirétaittombé,etau
lieudedérangermesservantes,j’aienvoyéPerleramasser.Iladoregrimperàlacorde.»Négligemment, elle tira unmouchoir de son sein, s’essuya
doucementlefront.«Quellechaleur,seigneurAkki!etnoussommesàpeineau
printemps. Fait-il aussi chaud sur vos planètes ? Oh ! Jesupposequedanslenombre.»Elle resta un moment silencieuse, mordant sa lèvre
inférieure.« Je vais vousdemanderune faveur. Je…N’est-cepas idiot
d’avoir toujours à accorder des faveurs, et jamais à endemander?Jenesaiscommentfaire!Enfin…pourrais-jevenirauxÉtats
avecvous,dansvotremachine?»Il ne répondit pas immédiatement. Bien qu’il fût tenté
d’accepter,ilvoulaitsedonnerletempsderéfléchir.IlfaudraitsacrifierRoan,dontilavaitbesoin…oubien…Maisoui,Hassilaccepterait certainement d’aller avec le Duc, sur son navire.Pour quelqu’un qui s’intéressait autant à l’archéologie – celaavait toujours été la passion de sa famille – un voyage à lavoile… D’un autre côté, cela le laisserait seul, lui Akki, avecdeux Bérandiens, mais la force physique de Roan étaitnégligeable,étantdonnésonâge,etAnneétaitunefemme.Deplusqueferaient-ilsdel’appareil,plusdélicatàpiloterqu’ilneparaissait?«Allons,jevoisquevousrefusez,dit-elletristement.J’aurais
pourtant aimé voler, comme les ancêtres, ne serait-ce qu’unefois.Elledoitêtresibelle,laterre,vueduciel!»Unplansedessinadansl’espritd’Akki.«Mais non. C’est peut-être possible, Votre Altesse. Je dois
cependant emmener avec moi votre parrain Roan, et notreappareiln’aquetroisplaces.CependantjepourraisansdouteconvaincreHassildesuivrevotrepèresursonnavire.Maisest-il nécessaire d’attendre pour voler ? Voulez-vous venir faire,dèsmaintenant,unpetitvoyage?—Maintenant?Vousvoulezdiretoutdesuite?—Pourquoipas?—Vousferiezcela?Attendez-moiprèsdevotremachine.Ne
leditespasauDuc,jem’encharge!»Légère, elle disparut par l’escalier. Plus lentement, Akki
descenditàsontour.»Peut-être,dansl’intimitéduvol,pensa-t-il, laissera-t-elle échapper quelque parole me permettant dejugerdesesdesseins?»Il avertit Hassil, attendit, adossé à l’aile courte de l’avion.
Anneapparut,vêtued’uncostumedecheval,etaccompagnéedeBoucherandetdetroisgardes.EllesouritàAkki.«Voyez, capitaine, et soyez témoin.C’estdemonpleingré
que je pars pour quelques heures avec le seigneurAkki.Quenulnetroublesoncompagnon.Nousseronsderetouravantlanuit,jepense?—Certainement,VotreAltesse.—Excellent.Paroùdois-jemonter?»Laporteglissa.«Ici,Altesse.Vousvousassiérezsurlefauteuildedroite.Ne
touchezàrien!»Anneretiravivementlamaindusecondvolantdepilotage.Il
s’installaàcôtéd’elle, luifitbouclersaceinture.Sepenchantpour dire au revoir à Boucherand, il vit une légère lueurd’hostilité,viteéteinte,danssesyeux.Laportesereferma. Ilétablit lecontact, saisit levolant.Doucement, sous l’effetdeschamps antigravitiques, l’appareil s’éleva verticalement. Ildépassalaplushautetour,vira,s’engageasurlamer.Penchée
verslafenêtrededroite,laduchesseregardaitsansparler.Ils filèrent droit au large, prenant de la hauteur à meure.
L’horizon s’élargit, desnuages s’interposèrententre l’avionetlamer.Akkisetournaetdemanda,enbérandien:«Ehbien,quepensez-vousdevotreterrevueduciel?»Ellesursauta.«Mais…Pourquoiavez-vouschangédevoix?—Jen’aipaschangédevoix,VotreAltesse.Enréalité,c’est
lapremièrefoisquejevousparle.Jusqu’àprésent,cesontmespenséesquevousentendiez.—Vospensées?Maisalors,voussaveztoutcequeje…—Mais non ! Je ne puis saisir, de vos pensées, que celles
que,sanslesavoir,vousémettezversmoiavecl’intentionqueje les reçoive, c’est-à-dire celles que vous traduisez par desparoles. Les autres me restent secrètes. Et quand je vousparlaisde lamêmemanière,votreesprithabillait lespenséesreçuesavecunevoixfantôme,quin’existaitpasenréalité.—Ainsi,vousconversezpartransmissiondepensée?—Ouietnon.J’utilisesouventlaparole.Maisaudébutjene
connaissais pas le bérandien. Je l’ai appris ces derniers jourstrèsvite,grâceàunappareilquiestdanscetavion.Rappelez-vous,jevousaidéjàtransmisdesimages…—Oui,mais je croyais que vous l’aviez fait avec l’appareil
quevousportiezcejour-làsurlatête.—Ah!Monbandeau?C’esteneffetunamplificateur.—Etvousnaissezaveccedon?—Non.Aucunehumanitéà sang rougen’estnaturellement
télépathique. En revanche, les races à sang vert le sontpresque toutes, et je ne serais pas étonné que vos brinns lefussent.Voulez-vouspiloterunpeu?—Ohoui!Maisjen’osepas.—C’esttrèsfacile.VotreAltesse,enfin,trèsfacile,parceque
je suis à côté de vous, prêt à corriger toute erreur. Ne vousinquiétezpasdumoteur.Prenezsimplementcevolant,devantvous. Inclinez-le à droite pour aller à droite, à gauche pour
aller à gauche, poussez pour descendre, tirez pour monter.Commecela!»L’avion semit àdécriredes courbes fantastiques. Ivred’un
sentiment de puissance qu’elle n’avait jamais éprouvé,mêmesur leplus fougueuxdeschevauxde laBérandie, laduchesseriait, faisait plonger à mort le petit engin, le redressaitsèchement.Lescompensateursgravito-inertiquesempêchaientlesaccélérationsdedevenirdangereuses.Enfin,lassée,elleabandonnalevolant,serenversadansson
siège.« Quellemerveille ! Voler comme un oiseau !Mieux qu’un
oiseau!»Elle reprit les commandes, vira à droite, surveillant avec
voluptélechavirementapparentdelamer,loinsouseux.«Voulez-vous que nous fassions un peu de vraie acrobatie,
VotreAltesse?—Ohoui !Maisnem’appelezplusAltesse. J’ai horreurde
cetanachronisme!— Comment vous nommerai-je alors ? Mademoiselle me
sembleaussiarchaïque.—DitesdoncAnne!JevousappellebienAkki!—Entendu,Anne.Serrezbienvotreceinture.Commecela!»L’avion piqua vers les flots, passa sur le dos, et frôla les
vagues pendant quelques secondes, puis il grimpa, boucla laboucle,descenditenvrille,montaenspirale.Pâle,maisrieuse,Annecria:«Encore!»Ils jaillirent en chandelle. Le ciel vira au noir, les étoiles
parurent. Se ruant hors de l’atmosphère, l’avion fila vers lesatellitedeNérat.Lachaleurengendréepar le frottementdel’air se dissipa, et Akki mit en marche le chauffage. La lunegrossissaitdeminuteenminute.«Maisnoussommesdansl’espace!»Lavoixd’Annesonna,effrayée,plusautoritairedutout.«Oui,Anne,dansl’espace.Chezmoi.Regardez.N’est-cepas
beau?
—Oh ! Akki, j’ai peur ! Les étoiles ! Elles sont aussi sousvous,quandvousmarchezsurlaterrassedevotrechâteau.— Oui, mais je ne les vois pas. Ici, quel abîme ! J’ai le
vertige!—Voulez-vousrentrer?— Non ! Non ! Je veux voir Loona de près. Seigneur, que
diraitparrain!Ettoutsemblesifacile!— Facile, Anne, pour un peuple comme le mien, qui a
derrièreluitoutelasciencedemilliersd’années,etdedizainesdemilliersd’humanités!Maiscombiensontmorts,surchaqueplanète,pourréalisercerêve…—Et l’on pourrait aller jusqu’à une autre étoile avec votre
avion?— Non. Il ne contient pas assez de réserves d’air, ni
d’énergie, et on mettrait trop de temps, car il n’a pas dedispositif hyperspatial. Mais nous pouvons aller facilementjusqu’àvotrelune.»Moinsd’uneheureplustard,l’avionseposadoucementsur
unemorneplainenue,entouréedemontagnesdéchiquetées.« Nous ne sortirons pas aujourd’hui, Anne ; le maniement
des spatiandres est délicat, et il serait dangereux pour vousd’en utiliser un sans entraînement.Mais plus tard, si tout vabien…»Ellerestaunmomentrêveuse,appuyéecontrelui,regardant
lecieloù,bouleduveteuse,Nératflottaitentrelesétoiles.Puis,subitement,elleéclatad’unrireincoercible.«Qu’ya-t-il?—Non,c’esttropdrôle,Akki.Vousavezdûbienrire!Vous
souvenez-vousdecequej’aidit,ànotrepremièreentrevue?Des rêvesgrandioses !Desplansquidépassent toutcequ’ilspeuventimaginer!Desplansdeconquête,seigneur,desplansde conquêtes pour cette boule verte qui est là-haut ! Dieu !Quelle imbécillité ! La conquête d’une fourmilière ! Anne laConquérante !Oh ! J’étaissi ridicule !Etvousnem’avezpasarrêtée!Vousm’avezlaisséeparler!—Maisnon,Anne,vousn’étiezpasridicule!Vousaveztrès
bienvuleproblèmeposéparlacoexistencededeuxhumanitéssur le mêmemonde : l’extermination ou l’esclavage. Et vousavezessayédelerésoudreaveclesélémentsquevousaviezenmain.Mon but,mamission, c’est de vousmontrer les autreséléments.Ceuxquevousnepouviezpasconnaître.—Cettegrossebouleverte!C’estmapatrie,pourtant.Nous
lalaisserez-vous,dites,Akki?JevousprometsquejeferaitoutcequevotreLiguevoudra!Oh!Jecomprendsmaintenantquetouterésistanceestplusqu’inutile,elleestabsurde.Àcôtédenous, vous êtes comme des dieux. Combien de vos astronefsfaudrait-ilpournousécraser?Un?Deux?— Ce petit appareil suffirait, Anne, dit-il tristement. Mais
nousnevoulonspasvousécraser.— Si vous vouliez nous laisser Nérat, Akki. C’est notre
monde,savez-vous?Nousysommestousnés.Lapresqu’îledeVertmont… J’en connais toutes les criques, tous les cailloux !J’yaitantjoué,quandj’étaisunepetitefillesanssoucis.EtlaforêtVerteaumatin,quandlesoronschantent,lebruissementdes feuilles de glia à la brise…, la douceur des moussesviolettes sous le pied nu… Vous ne pouvez pas nous enlevercela,Akki.—C’estaussilemondedesbrinns,Anne.Croyez-vousqu’ils
nesententpasladouceurdel’herbesousleurspieds?—Jenesaisplus.Toutestsidifficile.Oh!Pourquoiêtes-vous
venus ? Et pourtant… je n’aurais jamais connu cette joie devoler,defranchirl’espace…Maislaconquéranteestmorte,etilnerestequ’unejeunefillequiapeurdel’avenir,oh!Sipeurmaintenant!»Subitement,elleritdenouveau.« Mon orgueil, Akki, mon orgueil tombé en poussière !
Rentrons!»Quandlechâteauapparutsousl’avion,ellerompitlesilence
qu’elleavaitobservédepuisleurdépartdusatellite.«Demainsoir,enl’honneurdemondépart, jedoisprésider
unbanquetdejeunesnobles.Jenem’ensenspaslecourage,etpourtantjedoislefaire.Nesuis-jepasladuchessehéritière?
Voulez-vous y assister ? Ils ne pourront rien dire, vous avezrangd’ambassadeur.Et ainsi, ajouta-t-elle plus doucement, jemesentiraimoinsseule.J’auraiunallié.Vousvoulezbienêtremonallié,n’est-cepas?Nousavonsmaintenantlemêmebut,tousdeux ; réglercettemalheureusesituationde laBérandieavecleminimumdelarmes.»
CHAPITREVILECOUPD’ÉTAT
Akkivittoutdesuitequesonentréefaisaitsensation,etque
nuldes jeunesgenset jeunesfillesquiconversaientgaiementdans lasallenes’étaitattenduàsonarrivée.Lesregardsdeshommesfurenttoutdesuitehostiles,maisAkkis’aperçutavecamusementqueceuxdes jeunes fillesne l’étaientpas tous. Ilavait revêtu pour la circonstance un vêtement de cérémoniearborien, bottes de cuir fauve, culotte collante grise, blousemoiréedefibresdetirn,longuecapenoire,et,autourdufront,le bandeau d’or avec la double spirale de diamants descoordinateurs.Malgré lacoupe très simple, sévèremêmedesvêtements, leur richesse de matière faisait pâlir les couleursvives et les broderies compliquées des habits des autresinvités.Du fond de la salle, un géant s’avança,Nétal. Il se dirigea
versAkki,letoisa,ets’aperçut,àsonvifdéplaisir,qu’ilétaitàpeineplusgrandquelui.« Ainsi, seigneur, vous daignez honorer notre fête de votre
présence?Croyezquenousensommesflattés.»Akkisourit.«Maisnon,toutl’honneurestpourmoi,nobleseigneur.—Jevoisquepourunefois,vousêtessansarmes.Touchante
attention,vousauriezpueffarouchercestendresdames.—Vousn’avezpasd’armes,vousnonplus,baron…»Unhommeplusâgés’interposa.«Degrâce,seigneurs!Laduchesse!»Anneentrait,vêtued’unetrèssimplerobedecour,maisdont
le bas s’ornait de la fourrure rarissimed’une azeline.Unparun, selon les préséances, les jeunes gens vinrent lui rendrehommage. Peu soucieux de créer un motif de querelle, Akkivintledernier,s’inclina.Anneluitenditlamain,et,àhauteetclairevoix,déclara:« Nobles seigneurs, je vous présente Son Excellence Akki
Kler,ambassadeurde laLiguedesTerrienshumaines,etmon
trèscherami. Jevouspriede luidonner laconsidérationqueméritentsonrangetsapersonne.Pourceuxquiseraientlentsàcomprendre,ajouta-t-elled’unevoixplussèche,ilrestedelaplacedanslesrangsdesproscrits.Excellence,voulez-vousmedonnerlebras?— Vous avez tort, Anne, murmura-t-il tandis qu’ils
marchaient en tête vers la salle dubanquet. Ils vontmehaïrencoreplussivousmeprodiguezainsivosfaveurs.—Croyez-vousqu’ilsnemehaïssentpasmoi-même?Maisce
nesontquedeschiensdomestiques,quiaboientetnemordentpas–toutaumoinspastantqu’onestfort!»EllefitasseoirAkkiàsadroite,Nétalàsagauche,aumilieu
d’une grande table barrant en T une autre très longue table.Akki avait en face de lui, à l’autre bout de la salle, l’uniqueported’entrée,et,sanssavoirpourquoi, ilenfutheureux.Au-delà de la porte, dont les tentures avaient été relevées pourpermettre le passage des serviteurs, il voyait en enfilade lelong corridor qui conduisait à la salle de réception, puis à laterrasseetàl’escalierdonnantsurlacourprincipale.Dehors,lanuitétaittombée.Ilavaitàsoncôtéunejoliefillebrune,qui,àpeineassise,le
cribla de questions. Elle était surtout curieuse de la matièredontétait faitesablouse,et ildutexpliquerque l’on tiraitcetextile d’une plante vivant sur une seule planète. Pluschatoyantque lasoieoun’importequelle fibresynthétique, ilétaitégalementplussolide.Lajeunefilles’extasia,dissimulantà peine son envie. Profitant d’un instant où elle parlait à sonautrevoisin,AkkisepenchaversAnne,demanda:«Quelleestdonccettejoliefille,mavoisine?—C’estClotilBoucherand,lajeunesœurducapitaine,et,je
crois,maseuleamiesincère.Maiselleneleresterapassiellevousaccaparetrop.»Les plats succédèrent aux plats, les boissons aux boissons.
Sobre,Akkimangeapeu,etbutencoremoins.Del’autrecôtéd’Anne, Nétal mangeait et buvait peu, lui aussi, et restaitsilencieux.Assezloin,àgauche,ungroupedeconvivesentonna
unechansonassezleste.Danslacourretentitunbruitd’armes,puisdescriss’élevèrent.AkkiobservaNétal, levit se tendre.Unhommearrivaencourantdanslecouloirmaléclairé,tituba,se cramponna aux rideaux, puis s’adossa unmoment aumur.Du sang coulait d’une blessure à la poitrine. C’était le vieuxRoan.Par un terrible effort, il avança vers Anne, jusqu’à ce que
seulelalargeurdelatablelesséparât.Lentement,ilparla:«Vousêtesarrivéeàvosfins,Anne.LeDuc,votrepère,vient
d’être assassiné dans ses appartements. Assassiné par leshommes de Nétal, et sur votre ordre ! Reconnaissez-vous cepapier?C’estbienvotreécriture,n’est-cepas?Neniezpas,c’estmoiquivousaiapprisàécrire!»Il jeta la feuille tachée de sang sur la table. Elle glissa,
s’arrêtadevantAkki.Illut:MoncherNétal,Entendupourdemainsoir.Jemechargedecequiconcerne
leDuc,commeconvenu.Ilnesedoutederien.Anne
Doucement, très doucement, Akki repoussa sa chaise en
arrière,prêtàbondir.Annenedisaitrien,regardantfixementlevieilhommeappuyédesdeuxmainsàlatable.Lelongd’unemanchedéchirée,unfiletdesangcoulait,semêlantauvind’unverrerenversé.Enfin,elleparla:«Mais,parrain,commentpouvez-vouscroirecela!Moi,faire
assassinermonpère!—Quesignifiecemot,alors?— Oh ! Il se rapportait… à de vieux rêves sans valeur,
acheva-t-elle,setournantversAkki.Jevousenaiparléhier,surLoona.Nousdevionsdéclencherlaguerrecontrelesbrinns,enfaisant brûler quelques fermes sur la frontière nord-ouest. Jedevais convaincremonpèred’appuyernosplansdeconquêteetd’ouvrirl’arsenal.C’étaitlàmapart…Vousmecroyez,dites,parrain,vousmecroyez?»
Elle s’écroula, sanglotante, la tête entre lesmains. Il y eutdehorsuntumulteconfus,quelquescris,etuneflèchepassaensifflantdevantlafenêtre.«Anne,Anne, jure-moiquetumedis lavérité!» implorait
Roan.Lentement, les convives se rassemblaient, entourant le
vieillard. Un autre groupe se forma près de la porte, commehorrifié.Doucement,Akkidébouclal’attachedesacape.« Je vous le jure par tout ce que j’ai de plus sacré, la
mémoiredemesparentsetdemonfrère!—Maisquialors?Vous,Nétal?»Lebarongéantseleva.«Oui,moi,Nétal,moi, duc de Bérandie.Ne craignez rien,
Anne,vousserezquandmêmeduchesse,sivousnerougissezpasd’épouserledescendantd’unboulanger,commevousmelerappelâtes naguère. Les boulangers font quelquefois desrévolutions ! Je suis maintenant le maître, le seul ! Meshommes ont saisi toutes les places, à l’heure qu’il est. Lechâteau,laville,laBérandieentièreestàmoi!—Boucherandetlesarchers…—BoucherandobéiraauDuc,Anne,vouslesavezbien.Seul
leDuccomptepourlui,quelqu’ilsoit.—Vousvoustrompez!Ilm’obéira,àmoi!»Elleeutunsauvagesourire.«Carvousignorezunechose,Nétal,Boucherandm’aime!—Tantpispourlui,alors,ildisparaîtracommelesautres.La
majorité des archers est avecmoi. Etmaintenant que je saisqu’ilvousaime,jeneseraipasassezidiotpourlelaisservivre.—Et ceux-là,Nétal – elle se tourna vers Akki, immobile –,
ceux-là,croyez-vouspouvoirlesvaincre?—Oh!Pourceux-là,bienindifférentleurestquigouvernela
Bérandie!Etcroyez-vousquejesoisassezfoupourleslaisserrepartir ? J’ai peur, seigneur Akki, qu’il ne vous arrive trèsbientôt un fâcheux accident, puisque vous avez été assez sotpour venir désarmé. Votre ami vert ne peut rien, il doit être
mortouprisonnier,àl’heureprésente.Ah!Voicinosarmes!»Unhommevenaitd’entrer,pliésouslepoidsdesépéesqu’il
portait.Nétalsedirigeaverslui.Alors,rapidecommeunéclair, lecoordinateurbonditsur la
table,courutparmiverresetbouteilles, tombasur lepremierhommequivenaitdes’armer.Unebrèvelutte,uneprisekrenn,etl’hommes’affala,lecoubrisé.L’épéeàlamain,Akkis’adossaaumur.Pendantuneminuteoudeux,cefutunemêléeconfuse,les assaillants, trop nombreux, se gênant mutuellement. Lalame d’Akki dessinait de grands cercles flamboyants, fendantles têtes, perçant les poitrines. Il se retrouva seul au milieud’uncercledemortsetdeblessés.«Ehbien,Nétal,cria-t-il,quepensez-vousdel’incapacitédes
civilisés?Maisjenevousaiguèrevudeprès!»Uneombreseglissaàcôtédelui.D’unsursaut,ilfitface,vit
Anne,sadaguedoréeàlamain.«Non,Anne,vousallezvousfairetuer!Partez!—Partez,Anne,criaNétal.Jenedésirepasvotremort.Vous
m’êtestropprécieuse!»Elleneluiréponditpas.«Vraiment,dit-elleàAkki,vousavezunepiètreidéedema
personneetdemarace!Jeresteraisensécuritépendantquemonallié sebat?ÀDieuneplaise !Alors, lâcheset traîtres,qu’attendez-vous ? Et parmi vous, pas un pour prendre madéfense?Envérité,jecommenceàcroirequeSonExcellenceAkki a raison, et que vous ne valez pas mieux que lesVerdures!— Assez, Anne ! cria Nétal. Pour la dernière fois, sortez
d’ici!Nousallonsattaquercethomme,quidoitdisparaître!»Akki parcourut la salle du regard. Un bloc massif d’une
quinzaine de jeunes nobles barrait toujours la porte, unedizaine se tenaient à côté de Nétal. Près des tables, ClotilsoignaitRoan,allongésurlesol.Aucunechance…pensa-t-il.Siseulement Hassil pouvait intervenir ! Mais était-il encorevivant?Avecprécaution,lesassaillantsavancèrent,etAkkicroisale
fer avec l’un d’eux. Sa force physique, scientifiquementcultivéedans sa racedepuisdesgénérations, était nettementsupérieureàcelleden’importequelBérandien,Nétalcompris,prisisolément.Maisilsétaientdix!Despasetdescliquetisd’aciersonnèrentdanslecouloir,et
legroupedenoblesquibarrait laporte,bousculé,refluaversl’intérieur.Unbouclierd’unemain,unsabredel’autre,suividequatregardesenarmurelégère,parutBoucherand.«Malédiction ! hurla Nétal. Ne les laissez pas passer ! Et
voustuez-moicethomme!»Ils se ruèrent à l’assaut. Débordé, Akki pensa sa dernière
heure venue. Il lui sembla vivre un cauchemar où il étaitcondamné à frapper, frapper, sans jamais avoir de répit. Unhomme s’écroula à ses pieds, un homme qu’il n’avait pastouché.Desondossortaitlemanchedoréd’unpoignard.Puissubitement,salamerencontralevide.Nétaln’étaitpluslà,niaucundesespartisans.Sanglant,Boucherandvintàlui.« Beau combat, seigneur Akki. Êtes-vous tous comme cela
sur vosmondes ?Venez,maintenant, venez vite ! Vous aussi,Altesse.Deschevauxnousattendent.Nouspourronspeut-êtregagnerlarégionoùviventlesproscrits.Ici,iln’yaplusrienàfaire, voici cequi restedemesarchers,àpeudechoseprès,ajouta-t-ilenmontranttroishommesblessés.Lesautres,mortsoutraîtres.Jelespréféreraismorts!Clotil,viens,toiaussi!—Capitaine,jevousremerciedevotrefidélité,etsiunjour
je reprendsmon trône, je sauraim’ensouvenir.Maisnousnepouvonspaslaissermonparrainentrelesmainsdeceschiens!—Diablenon!Maiscelavacompliquer leschoses.Pensez-
vouspouvoirmonteràcheval,comte?—J’essaierai,capitaine.Sijenepuis,abandonnez-moi.— Pierre, Joseph, aidez le comte. Venez vite, le temps
presse.»Ilsfilèrentparlecouloir,passèrentsurlaterrasse.Enbas,la
courétaitdéserte,quelquescadavresgisaientsurlesoldallé.Ils la traversèrent à la hâte, glissèrent sous une voûte,passèrent sur le rempart extérieur. Une sentinelle voulut les
arrêter,futassommée.« Je n’en puis plus, laissez-moi ici, dit Roan. Adieu, Anne !
Veillezbiensurelle,capitaine,etvousaussi,seigneurAkki.Etpardonnez-moi de vous avoir soupçonnée, vous qui fûtespresquemafille.»BoucherandetClotilentraînèrentlajeunefille,laissantAkki
enarrière.«Non,nemeportezpas, j’aipeude tempsàvivre.Partez,
c’estunordre,dit-ilauxsoldatsquiessayaientde lesoulever.Protégezladuchesse,moi,jenecompteplus!« Allons, il était écrit que je ne verrais jamais les étoiles
qu’au bout demon télescope, ajouta-t-il pour Akki. Et n’ayezquepeudepitiépourlaBérandie,ellen’enmériteguère!—Restez ici dans l’ombredu créneau. Je vais revenir vous
chercher.»Il courut, dépassa les deux soldats, rattrapa Anne, le
capitaine et sa sœur. Ils galopèrent sur les remparts,descendirent un escalier, arrivèrent à la poterne nord. Deuxarcherslesattendaient,avecdesarmesetdeschevaux.« C’est ici que notre route bifurque, dit le coordinateur. Je
doissauvermonavion.Oùpourrai-jevousretrouver?—Vousnevenezpasavecnous?—Jepuisêtreplusutileavecmonamietmonavion.Etma
missionn’estpasterminée.Oùcomptez-vousaller?—Chezlesproscrits.Auxconfinsdupaysvask.—Jetâcheraidevousyrejoindre.Partezmaintenant.Bonne
chance,Anne!»Il plongea dans l’obscurité, remonta sur le rempart,
contournauneterrasse,au-dessusdelacouroùsetrouvaitsonappareil. Elle était vivement éclairée par des torches quibrûlaiententas,àpeudedistancedelaqueuedel’engin.Onavaitessayédel’incendier.Quelquestachesnoires–toutcequirestaitd’hommesatteintsparun fulgurateur–parsemaient ledallage.Hassilavaitcombattu.Oùétait-il?Comme pour répondre, un mince rai bleu jaillit d’une
fenêtre, et un Bérandien qui essayait de traverser la cour
chancela, se tassa, croula en un amas de cendres. PourquoiHassilnegagnait-ilpasl’avion?Akkicompritquandilvitunevoléedeflèchess’écrasercontrelemur.Ilrepéralesarchers,tapis derrière des créneaux revint sur ses pas, dépouilla uncadavre de ses armes. Du point où il était maintenant, ilpouvait voir les tireurs, en enfilade. Il posa une flèche sur lacorde, tendit l’arc, décocha le trait. Un des Bérandienss’effondra, la mince tige vibrant dans son dos. Akkirecommença, tuant ou blessant un autre homme, et cria enhiss:«Hassil,àl’avion.Jetecouvre!»Une silhouette bondit dans la cour, se rua vers l’avion,
zigzaguant.Unarcherselevapourmieuxviser,s’écroula,uneflèche dans la gorge. Le hiss disparut dans l’appareil, quis’éleva, vint à hauteur du rempart. Akki sauta à l’intérieur.Dérisoires,destraitssonnèrentcontrelaparoimétallique.«Laisse-moipiloter!»Àdeuxmètresau-dessusducheminderonde,ilscherchèrent
Roan.Ilsl’allongèrentsurlesiègearrière,respirantàpeine.«NousallonsaupaysdesVasks,maintenant.Hassil,soigne
cethomme.»Rapidement, l’avionpritde lahauteur.Enbas,dans lacité,
lesclochesdel’hôteldevillesonnaientletocsin.
CHAPITREILEBERGER
Sous l’avion défilaient les vallées, les cimes déchiquetées,
voilées de nuages. Loin, vers l’avant, un glacier serpentaitentre des rochers abrupts, étincelant sous le soleil levant.L’avionlesurvola,passaunehautesierra,descenditenspiraleversunplateau.«Pasunsignedevie!—Ah!Tevoilà,Hassil.CommentvaRoan?—Bien,maintenant,maisilétaittemps.Ilafalluutiliserles
rayonsbiogéniques.C’estl’affairedequelquesjoursderepos.—Tantmieux.C’estundesrareshumainssurcetteplanète
quivaillentquelquechose.J’auraiséténavréqu’ilmourût.—Etladuchesse,Akki?—Nousnepouvons rienpourelleactuellement. Ilsdoivent
setrouverdanslesbois,etlesrepérerseraitimpossible.Nouslesrejoindronsplustard.J’aiconfianceenBoucherand.Nulnesemblait les poursuivre, et ils ontmaintenant assez d’avancepourneplusêtrerejoints. J’aid’ailleursdans l’idéequeNétalsevantait,quandilaffirmaitquetoutelaBérandieétaitsienne.Nousdevonsmaintenantaccomplirladeuxièmepartiedenotremission,maislesVaskssontdumêmetypequelesBérandiens,jesaisbienquelleseramadécision!—Eh là ! Sur cette pente, des animaux !Et un homme, je
crois.—Vu!Nousdescendons.»L’avionpiquasilencieusement,glissasuruneprairieenfaible
pente,s’immobilisa.Akkisautaàterre.«Hassil,turestesiciavecRoan.Jevaisenreconnaissance.»Ilsefaufilaentredegroséboulisparsemantlapente.L’herbe
était verte et souple sous ses pieds, familière, à peinedifférentedecelledeNovaterraoud’Arbor.Unefoisdeplus,ils’émerveilla du manque d’imagination de la nature. Il avaitbeausavoirquec’étaitlàlerésultatnécessairedel’identitédes
lois physico-chimiques dans tout l’Univers, cette constatationl’étonnait toujours.Bien sûr, il existaitdesmondesdifférents,où,dansuneatmosphèredechlore,deméthaneoud’ammoniacavaient évolué des êtres très distants de lui-même, lesXénobies.Mais sur les planètes de type terrestre, les formessupérieures de vie étaient toujours assez voisines.Certes, lesk’tall avaient sixmembreset sixyeux,mais leurmétabolismesecomparait fortbienàceluideshumains,et leur sangétaitrouge.Leshissavaientlesangvert,maisétaientcomplètementanthropomorphes, malgré leurs sept doigts. Les hommes-insectes avaient leurs homologuesmoins évolués sur Terre I,ou sur Arbor. Les misliks… Évidemment, les misliks… Maisvenaient-ilsdecetUnivers?Unevoix joyeuse,appelantquelqu’unouquelqueanimal, le
tira de ses pensées. Il se glissa derrière un bloc, observa.C’était un tout jeune homme, presque un enfant, de hautestature,maisencoregrêle.Ilétaithabillédevêtementsdecuir,laissantàdécouvertdesbrasetdesjambesminces,auxlongsmuscles.Une chevelure ébouriffée, très brune, surmontait unvisage triangulaire, aux pommettes larges, au nez long etarqué, au menton proéminent. Il jouait avec un chien, etl’animal sautait, essayant d’atteindre un bâton que le jeunehommetenaittrèshaut.«Apporte,Lamina,apporte!»Lebâtondécrivituneparabole,passaau-dessusd’Akki,roula
sur le sol.Lechiencourut, freinadesquatrepattes,ouvrit lagueulepoursaisirlebâton,puislevantlatête,pritlevent.Unjappement bref, et il était près d’Akki, babines retrousséesmontrantlescrocs.«Ehbien,Lamina,tul’apportes?»Lechiengronda.Lejeunehommesautaderrièreunrocher,
reparut,arcàlamain.Flècheprête,ilavança.Akkisortitdesacachette,mainslevéesensignedepaix.Une
expressiondeméfiancepassasurlevisagedujeunehomme,iltenditàmoitiésonarc,et,d’unevoixsèche,ildemandaenunelanguesonorequelecoordinateurnereconnutpas:
«Quiêtes-vous?D’oùvenez-vous?Quevoulez-vous?—JesuisAkkiKler,jeviensenpaixd’uneplanètelointaine.
Jeveuxprendrecontactavecvotrenation.—Nous aussi sommes venus, il y a bien longtemps, d’une
planète lointaine. Les Bérandiens également, et nous nedésironsriendecequ’ilsreprésentent,niprobablementdeceque vous représentez ! Nous avons quitté ce monde ancienpour rompre à jamais tous liens avec les autreshommes, ceshommes qui ont pris le chemin de mort ! Nous ne désironsaucun contact avec des étrangers, sauf s’ils sont prêts àprendrelaVoiedeVie.Quellevoiesuivez-vous,étranger?»Amusé,Akkisourit,baissalesbras.«Lesmainsenl’air.Vite,oujetire!»L’arc était tendu, la flèche prête. Ennuyé, Akki se souvint
qu’il avait omis d’activer le champ de force qui l’eût renduinvulnérable.Ladéterminationdujeunehommeétaitévidente,etiln’hésiteraitpasàtuer.Silencieusement,illançaunappelàHassil. La distance était assez faible pour qu’il pût espérer,avecsonbandeauamplificateur,êtreentendu.«Ne lâchezpasvotre flèche, jeunehomme. Je le répète, je
viensenpaix.Maisj’aiunemissiondelaplushauteimportanceàremplirauprèsdevotrepeuple,unemissionquipeutchangerouaffermiràjamaisvotremodedevie.— Notre mode de vie a été fixé une fois pour toutes par
l’Ancêtre.Qui croyez-vousêtre,pourparlerdechanger lavieduPeuplelibre?—Mêmelespeuples libres…,commençaAkki.Attention!»
Cria-t-il.Derrièrelejeunehommeseprofilaituneformemonstrueuse.
Hautededeuxmètres,velue,noire,c’étaitunesortedebouleaplatie, portée par deux rangées de pattes courtes, à peinevisibles.Troispetitsyeuxétincelaientdanslafourrurerase,au-dessus d’une bouche énorme, rouge, où luisaient des dentsjaunesetpointues.LeVaskseretourna,cria:«Untarek!»lâchasaflèche.Elle
s’enfonça jusqu’à l’empennage dans la masse velue.
Hâtivement ilensaisituneautredanssoncarquois,hurlant :«Fuyez!Fuyez!»Et,commeunéclair,labêtenefutplusuneboule,maisune
longue chenille noire bandée comme un ressort, qui bondit.Sous cette masse, le jeune homme s’écroula. Akki tâtadésespérémentsaceinture,à la recherchedeson fulgurateurabsent. Le chien, qui jusqu’alors rampait sur l’herbe,frissonnantethurlant, se jetaausecoursdesonmaître.Avechorreur, Akki vit l’énorme gueule s’ouvrir, se refermer, et lechiendisparut.Ondulant lentement, la chenille se retira de sur le corps
humain qu’elle recouvrait, le saisit avec deux courtes pattespréhensiles. Lançant vers Hassil un appel sans espoir, Akkidégainasonpoignardetavança.Labêtesuspenditsespréparatifs,seramassa.Ilneluilaissa
pasletempsdebondir,glissadecôtéet,detoutessesforces,frappa.Letégumentélastiquecédasouslapointe,etunjetdesangvertgicladanssesyeux.Ilretiralalame,frappa,frappa,avec l’énergie du désespoir, traçant de longs sillons dans laviandedumonstre.Ilreçutunchocviolent,roulasurlesol.Undesesflancsenlambeaux,maissemblantn’avoirrienperdudesa force, la bête sauta. Akki para à demi l’attaque d’unedétente des jambes, sentit quelque chose d’aigu déchirer sonépaule, se redressa, couteauprêt, chancelantencore.Prèsdesonoreillepassaunminceraibleu,et ilentendit,commeunemusiquecéleste,lebourdonnementd’unfulgurateur.Letarek,sous le terrible faisceau, se contracta spasmodiquement, seroula en boule. Une odeur de chair brûlée emplit l’air, maisHassilnecessalefeuquequandlemonstrenefutplusqu’unemasse carbonisée. Akki sentit un lancement sourd dansl’épaule,vitlecielchavirersurlesmontagnes,etsombradansl’inconscience.Il se réveilla, étendu sous le familier projecteur de rayons
biogéniques. Il tourna la tête : sonépaule était enflée, bleue,maisladouleuravaitdisparu.ÀcôtédeluiétaitétenduleVask.Hassil manœuvrait les commandes, intensifiant lerayonnement.Unegrandepaix l’envahit,et il se laissaglisser
danslesommeil.Quand il reprit conscience, le projecteur était éteint, et
Hassilétaitassisàcôtédelatabled’opération.« J’ai fait de mon mieux, mais ce fut long ! Tu es resté
évanouidouzeheures,etj’aiétéobligédedépasserledegrésixpourtoi!—Ledegrésix!Maisalors…—Alors,ilfaudraquetupassesquelquetempsaucentrede
curedeRéssan,quandnousseronsrevenus,pourqu’onymatelesquelquescellulesanarchiquesquiontpusedévelopper. Jenesaisquellesortedevenincethorribleanimalsecrète,maissi, heureusement, son effet est lent, il est très difficile àcombattre pour l’organisme. J’ai eu peur d’être obligé de temettreenétatdevielatente,etderentrertoutdesuite…—Etlejeunehomme?—Ildortencore,maispourlui,cefutsimple.Iln’avaitque
quelquesosbrisés,etledegrédeuxasuffi.—Roan?— Je suis là, cher ami. Votre science est vraiment
merveilleuse. Jamais personne n’a survécu à lamorsure d’unaspis ou d’un sugegorri, comme l’appellent parfois les Vasks,tarekétantlenombrinn.Ilssontheureusementrares,etviventd’habitudebienplusausud.»Akkiseleva.«Oùsommes-nous,Hassil?—Àquatremillemètresdehaut,pouremployervosmesures
novaterriennes. À huit brunns, dirions-nous sur Ella.Exactementau-dessusdu théâtrede tonhéroïquecombat. J’ysuisrestépourvoirsiquelqu’unsesoucieraitdusortdenotrejeuneami.Jusqu’àprésent,nuln’aparu.Tiens,ils’éveille!»LeVaskssefrottaitlesyeux,regardaitautourdelui.« Suis-je mort, demanda-t-il brièvement. Suis-je auprès de
l’Ancêtre?Maisnon,ilyadesmachinesici,etiln’yapasdemachines,là!»IlregardaunmomentHassil,puisRoan,enfinAkki.
«Vousavezéchappé,étranger?Maismoi…j’aiététouché!Jedoisdoncêtremort!—Vousêtesvivant.MonamiHassilestarrivéà tempseta
tuéletarek.— Je serais arrivé trop tard, dit le hiss, si Akki n’avait
combattulabêteaucouteau,perdantainsipresquesaviepourvoussecourir.»IlenvoyaunepenséeàAkki.«Pasdemodestie!C’estvrai,etilestbon,pournosfuturs
rapportsavecsonpeuple,qu’illesache!»«Aucouteau!Vousl’aveztuéainsi!— Non, blessé simplement. Hassil l’a achevé avec un
fulgurateur.— Si vous l’avez blessé, vous l’avez tué. Il n’aurait pas
survécu.—Danscecas,c’estvousavecvotreflèche!»LeVaskeutunmouvementagacédesépaules.«D’où venez-vousdonc !Une flèchenepeut tuerun tarek
quesil’ontouchelecœur.Sinon,lablessureesttroppetite,lesangnecoulepas,etelleguérit. Il faut lecouteau,maisbienrares sont ceux qui ont pu blesser un tarek à mort, etsurvivre!»D’ungestepleindenoblesse,iltenditsesmains.«Vousavezsauvémavie,etsivousn’êtespasunBérandien,
je suis votre obligé, jusqu’à ce que je puisse vous payer deretour,etvotreamipourlavie.—Etsij’étaisunBérandien?—Danscecas, jenevousdevraisque leprix :cinqbarres
d’or.»IlsetournaversRoan.«Celui-ciestunBérandien.Quevient-ilfaireici?—Ilfutobligédefuirsapatrie.—Clame-t-ilrefuge?—AunomdelaTerre,jeclamerefuge,ditlentementRoan.—Allezenpaix,alors.
—Quesignifiecela?demandaAkki.— Cela signifie, mon cher ami, répondit le Bérandien, que
pour vous éviter tout ennui, et aussi parceque je nepartagepaslespréjugésdemonpeuplecontrelesVasks,j’aidemandéleurhospitalité,m’engageantainsiàneplus jamaisporter lesarmes contre eux. Ce qui fait de moi, en ce qui concernel’ancienneBérandie,unproscritperpétuel.— Il existait quelque chose de ce genre chez les Krenns,
avant l’unificationde leurmonde,ditHassil.Tous lespeuplesprimitifs, ou presque, accordent asile à l’ennemi qui ledemande.»Lejeunehommeréfléchissait.«Commentsefait-ilquevous,quin’êtespasunBérandien,
etcelui-ci,quiressembleàunbrinnsansenêtreun,parliezsibien le vask ? Pour lui (il désignait Roan), rien d’étonnant.QuelquesBérandiensconnaissentnotrelangue.—Nous ne parlons pas votre langue, répliqua Akki », et il
expliquacomment il pouvait émettreet recevoirdespensées.Lejeunehommeécouta,étonné.« Et vous avez une mission à accomplir auprès de nous ?
Laissez-moialler,etj’enpréviendraileConseildesVallées.—Nousironsplusviteavecnotreavion.»Ils passèrent dans le poste de pilotage, et Hassil activa
l’écraninférieur.Loinendessous,laprairiesedessina,tachéedeformesmouvantes.«Mesmoutons!crialeVask.Maisnousvolons,commedes
aigles!— Des aigles ? S’enquit le coordinateur. Est-ce l’oiseau
terrestre,oubienavez-vousdonnécenomàuneformevolantedecetteplanète?— Ce sont des oiseaux terrestres, dit le Vask,
orgueilleusement. Là où vivent les Vasks vivent les aigles.L’Ancêtreenarapportéaveclui.Nouslesavonsnourrisjusqu’àce que les animaux sauvages terrestres se soient assezmultipliéspourque lesaiglespussentvivre libres!D’ailleurs,maintenant, ils peuvent aussi manger les animaux de cette
planète,certainsentoutcas,toutcommenous.Déposez-moiàterre,jedoisramenermontroupeau,etlejourbaisse.—Pouvez-vousnousconduireàvotrepeuple?—Jedoisramenermontroupeau.Levillagesetrouvedansla
hautevallée,derrièrecemont.Vousyserezlesbienvenus…sij’arriveavantvous.—Soit.Nousvoussuivronsdehaut.»
CHAPITREIILEVILLAGEDANSLESCÎMES
Danslecrépuscule,levillageformaitunetacheplussombre
auflancdelamontagne,surunreplat,àchevalsuruntorrent.Hassil activa l’écran de vision nocturne, et les maisonsapparurent nettement, avec leurs toits larges, l’auvent de lafaçade, les poutres apparentes peintes en brun rouge. Aucentre du village, sur une grande place, se dressait un murblanc au sommet arrondi, duquel partait un autre murperpendiculaire, plus bas. D’un peu toutes les directionsconvergeaient des troupeaux, moutons, bœufs, ou animauxinconnusspéciauxàlaplanète.Ils attendirent que tous fussent rentrés, ne voulant pas
effrayerlebétail,puisl’avionatterritàlaverticalesurlaplace.Ungrouped’hommes’avança,conduitsparlejeuneberger.Ilsétaientdehaute taille,mincesmais largesd’épaules,et leursvisages reproduisaient les traits caractéristiques de celui dujeuneVask.Unvieillard,maigreetdroit, tenant à lamainunlongbâtondeboissculpté,s’avançaversl’appareil.«Étrangers,puisquevousvenezenpaix,lesterresdesVasks
vousseronthospitalières.Mais,n’étantpasVasksvous-mêmes,vous ne pourrez vous y fixer, à moins de clamer asile, dit-ild’unevoixsolennelle.—Jen’ainulleintentiondem’yfixer»,réponditAkki.Levieillardsourit.«Cela,cesontlesparolesque,entantqueMainteneurdes
Coutumes, j’avais le devoir de dire. Maintenant, laissez-moivous remercier d’avoir sauvémon petit-fils Iker. Et vous direaussique,dansnoschroniques,onneconnaîtquetroistarekstuésaucouteau.Lesdeuxpremierslefurentparl’Ancêtre!—J’aieudelachance,etmonamiHassilestarrivéasseztôt
pouracheverlabêteavantqu’ellenemetue.—Ikermeditquevousavezunemissionàremplirprèsde
nous. Quelle qu’elle soit, elle est du ressort du Conseil desVallées.Enattendantqu’ilseréunisse,vousserezmeshôtes.»
La maison dominait le torrent que traversait un pont de
pierre. La nuit, complètement tombée, vivait de rumeursétranges,grondementdutorrent,crisd’animauxdomestiques,appels lointains d’une bête inconnue chassant dans lamontagne, voix d’hommes, rires d’enfants. Tout cela, sous lalumièrerougeâtredeLoona, formaituntableaunouveaupourAkki,biendifférentdecequ’ilavaitconnuailleurs.Cen’étaitni lapaixsereined’Ella,où jamaistroismaisonsnevoisinent,ni le calme pétri de force des cités sinzues sur Arbor, nil’insouciance orgueilleuse des villes de Novaterra. Ce n’étaitpas non plus le silence craintif de Vertmont, la capitalebérandienne, que seuls troublaient les appels des sentinelles,ni l’écrasante sensation d’immensité que lui avait donnée lasteppe de Dzei, quand le vent nocturne murmurait dans lesherbes, et que le feu rougeoyait à l’entrée des cavernespaléolithiques.C’étaitsimplementlatombéedelanuitsurunecivilisationpastorale,lapaixdusoir,quand,troupeauxrentrésettravauxterminés,leshommesjouissentduloisirquiprécèdele sommeil. Confusément d’abord, consciemment ensuite, ilsouhaitapouvoirgoûterquelquetempscettepaix.La maison était vaste, garnie de meubles passifs de bois
sculpté.Ilss’assirentautourd’unelourdetable,surdesbancs.Levieilhommeappela,etdeuxfemmesparurent.Uned’ellesétaitd’âgemoyen,grande,maigre,avecplusde
majesté que de grâce. Elle avait dû être très belle. L’autre,toute jeune,mince, flexible,avait lescheveuxnoirscomme lanuit, des yeux sombres, des traits qui, sans être absolumentréguliers, avaient cette étrange beauté que donne la viesecrètedel’âme.« Ma sœur. Ma petite-fille Argui. Tout ce qui reste de la
familleIrigaray,avecIkeretmoi-même.Lesautres…»IlsetournaversRoan.«Lesautres,tuésparlesvôtres!Oh!Jenevousreproche
pasmestroisfils,ilssonttombésaucombat.Maismafemme,et la mère de ceux-ci… Une de vos expéditions les a
assassinées,alorsquenousvivionsplusbas,vers la frontière.Je sais que ce ne sont pas vos hommes, comteRoan, je vousconnais,etjesaisquevousn’avezjamaistolérédemeurtresdefemmes et d’enfants par votre compagnies. Mais d’autres…VotrebarondeNétal,parexemple.—J’auraimoi-mêmeuncompteàrégleraveclui,unefoisma
mission terminée, dit Akki. Savez-vous que ce Nétal a faitassassinerleducdeBérandieetaprissaplace?—Non.Celaestgraveetsignifielaguerred’icipeu.Qu’est
devenuelajeuneduchesse?— Elle a réussi à s’enfuir, grâce à l’aide du capitaine des
archers…—Etàlavôtre,seigneur,interrompitRoan.—Peuimporte.Elledoitchercherrefugechezlesproscrits.— Hum ! dit le Vask. Il y a des hommes rudes chez les
proscrits,etelleferaitmieuxdeclamerasilecheznous.—Croyez bien qu’elle ne le fera qu’en dernière ressource.
Nousdevonsessayerdelaretrouverdansquelquesjours.»Lesfemmesavaientserviunhydromelcouleurd’or.«Àlaréussitedevotremission,étrangers,siellenenousest
pashostile!ditlevieilIrigaray.Àlaguerre,aussi.Puisse-t-elleêtrevictorieuse.Etàl’avenirdelaBérandie.Puisse-t-elleêtreunjourgouvernéepardeshommesjustes!»Sur la table, dans un long plat, fumait un quartier de
venaison. Les assiettes de poterie étaient assez grossières,maisélégantesdeforme.«Votreamiquiressembleàunbrinnpeut-ilpartagernotre
nourriture ? S’enquit le Vask. Les brinns ne peuvent pasmangerdetoutcequenousconsommons.—Hassilpeutdigérercetteviande.Aucundesalimentsqui
nousconviennentn’esttoxiquepourlui.Danslecasinverse,ilnousfaudraitévitercertainsdeleursmets.»Akki remarqua avec surprise que la femme d’âge moyen
occupait laplaced’honneuretdirigeait le repas.Pourtant,cequ’il avait pu entrevoir du village n’indiquait nullement unmatriarcat.
« Nous ferez-vous l’honneur de dormir sous notre toit,étrangers ? S’enquit-elle. La place ne nous manque pas,malheureusement.—Volontiers»,réponditAkki.Étant donné la révolution de palais à Vertmont, le temps
pressait, et toutcequipourrait le rapprocherdesVasksétaitbienvenu. Il sentit un frôlement contre sa jambe, se pencha,saisitunpetitanimal.«Unmissdol!Non,unchatterrestre.»Le félin protestait, moustaches en arrière, canines
découvertes.«Neluifaitespasdemal,étranger,crialajeunefille.C’est
monchat!—Jen’enaipasl’intention!Tenez,regardez.»Rassuré,lematouseroulaitenboulesursesgenoux.«Nousavonsaussideschatssurnotreplanète.—Etoùestvotreplanète?ditlevieillard.— Loin, très loin. Je l’expliquerai devant votre Conseil des
Vallées,puisquetelestlenomdevotregouvernement.— Point notre gouvernement ! Nous n’avons pas de
gouvernement!LesVaskssontunpeuplelibre!—Et comment réglez-vous les différends entre villages, ou
entrehommes?—LeConseilfaitcomparaîtrelespartiesadverses,etprend
ladécision.—Etelleestrespectée?— Oui et non. Si non, tant pis pour celui qui désobéit. Il
s’exclut lui-même, et nul ne lui parle plus jusqu’à ce qu’il aitobéi.»Ilsmangèrentunmomentensilence.Akki sesentaitgagné
par l’atmosphère de force tranquille qui émanait de cettemaisonnée.Hassillesentitaussi,ettransmit:«Ceux-làfonthonneuràtarace,Akki.—Nejugeonspastémérairement.Ilyaaussidebravesgens
enBérandie.»
Le repas fini, ils s’installèrent près de la grande cheminée,oùcraquaitunfeudebois.Onétaitauprintemps,etl’altituderendait la nuit froide. La porte s’ouvrit, et un jeune hommeentra. De haute taille lui aussi, il présentait au maximum letypeethniqueparticulierdeleurshôtes.Irigarayleprésenta.«OtsoIratzabal,quiserabientôtmonpetit-fils.»Il s’assit à côté de la jeune fille, et une vive conversation
s’engagea immédiatement.Otsorentraitd’unereconnaissancedans les basses terres, prèsde la frontièrebérandienne, et ilavait pu voir des armées se concentrer en Bérandie, versl’entréedelavalléequimenaitauvillage.« Ne craignez-vous pas d’être attaqués cette nuit même ?
demandaAkki.— Non. Il faudrait d’abord qu’ils forcent les passes
d’Arritzamendi,quisonttoujoursgardées.Oualors,ilsdevrontfaireledétourparlecold’Urchiloetleplateaud’Ordoki.Plusau nord, il y aurait le passage par l’Ezuretakolepoa,mais lesbrinnsysontenforce,c’estunlieusacrépoureux,bienqu’ilsoitsituécheznous.Avecnotreaccord,ilsyentretiennentuneforte garde. Non, il faudra bien quinze jours aux Bérandiensavantqu’ilsdeviennentdangereux.D’ici là, leConseil seseraréuni,etnouslesbattronsunefoisdeplus.—Jemeledemande»,dittranquillementHassil.UneondedecolèrepassasurlepetitgroupedesVasks.Akki,
surpris,interrogealehissduregard.« Les armes des ancêtres, Akki. Maintenant que Nétal est
duc, il a les clefs de l’arsenal. Ce fut sans doute la premièrechosedontils’assura.»Akkifitunegrimace.«En effet, Irigaray, nous n’avions pas pensé à cela. Il leur
reste,àcequem’aditleDuc,quelquesarmesapportéesdelaTerre,bienquej’ignorecequ’ellessont.—Ilsnelesontjamaisemployéescontrenous,etlesbrinns
quienontsubileseffetsnesontjamaisrevenusdirecequ’ellesétaient,ditlevieuxVask,soucieux.—Je lesais,moi, intervintRoan. J’aipénétrédans l’arsenal
du temps du vieux Duc, le grand-père d’Anne. Il y a là desarmesanaloguesàvos fulgurateurs,Akki,mais ilestpossiblequ’elles soient hors d’usage, bien que la rumeur publique deBérandieprétendelecontraire,bienentendu!Maisilyaaussides fusils, des mitrailleuses, des canons, et pour ceux-là, lesmunitionsnemanquerontpas!— Mais vous serez de notre côté n’est-ce pas ? » Dit
Iratzabal,setournantversAkki.Gêné,celui-ciessayadegagnerdutemps.«Danscetteguerre,vousavez,pourleprésent,toutenotre
sympathie.Maisnousdevonsd’abordmettrevotreConseilaucourantdenotremission,etentendresaversionde l’histoire.Les Bérandiens vous accusent de ne pas les avoir secourusquandilsfirentnaufragesurcemonde…—C’estunmensonge!Nousleuravonsproposénotreaide,
sous condition, bien entendu, qu’ils reconnaissent notresouveraineté sur cette terre, qu’ils abandonnent leursmachines,etqu’ilssuiventlaVoiedelaVie!—Etaussiqu’ilsnemassacrentpasnosalliésbrinns,comme
ilsavaientcommencéàlefaire,ajoutalajeuneArgui.—Est-ceexact,Roan?—Partiellement.Ilyeuteneffetdesnégociationsentrenos
ancêtres et les leurs, négociations qui échouèrent. Lesconditionsquemettaient lesVasksétaientdures,commevousavezpuvousenrendrecompte.Nosancêtresétaientfiers, ilsrefusèrent.—Ilsfurentstupides»,intervintIker.LevieuxVasksedressadetoutesahauteur.«Paix,Iker!Onn’insultepasunproscritquiaclamérefuge,
etquiplusest,unancien!»Lejeunehommes’inclina,trèsdigne.«Pardonnezàmajeunesse,seigneurRoan.—Vous avez pourtant raison. Ils furent stupides, non point
dene vouloir accepter vos lois,mais de vouloir vous imposerlesleurs,etsurtoutdemaltraiterlesbrinns.
—Lepasséestmort!Ilesttard,etnoshôtessontfatigués.Demain, la lumière brillera sur les cimes. Allons dormir »,coupalevieuxVask.Akki se réveilla lentement, examina avec curiosité les
poutres brunes du plafond, lesmurs blanchis à la chaux, lesmeublesmassifs. Ilavaitbiendormi,dansun litauxdrapsderude toile, très propres. Dans un autre lit de lamême pièce,Hassil sifflotait doucement un air hiss, agaçant par sacomplexité. La lumière était déjà forte, et le village semblaitdebout depuis longtemps. Ils s’habillèrent rapidement,passèrentdanslasallecommune.Irigaraylesyattendait.«LeConseilauralieudèsquepossible,ici,envotrehonneur.
Cettenuitlesfeuxd’appelontbrillé,etlesmembresduConseilsontavertis.—Combiendetempsmettront-ilspourarriver?— Relativement peu de temps pour ceux des vallées. Les
SeptValléessontdisposéesenétoile,et lesvillagessont tousdans la partie haute. Les passes, à cette époque de l’année,sont faciles.Mais ceux du port deBiarritzmettront bien unedizainedejours.Mangez-vouslematin?Argui!»Lajeunefilleentra,etAkkiputlavoirpourlapremièrefoisà
la lumière du jour, et non plus des lampes à huile. D’unemanière très différente, elle était aussi belle que la duchesseAnne ; à peu près du même âge, elle donnait la mêmeimpression de force sûre d’elle-même, mais avec plus desérénité. Elle disposa devant eux venaison et pain noir, avecunecarafedelaboissonquelesVaskstiraientdesfruitsd’unelianeàfeuillesrouges.Une ombre se découpa dans la porte, et Otso parut. Il
s’adressarespectueusementauvieilIrigaray.«Père,voulez-vousdemanderauxétrangerss’ilspourraient
déplacerleuroiseaudemétalquiestdevantlefronton?»Le vieillard expliqua : la place où ils avaient atterri était
réservée à un jeu de balle et, comme c’était jour de repos, àpart les veilleurs dans leurs nids d’aigle et les forgeronspréparantlesarmes,nulnetravailleraitparmileshommes.
« Bien volontiers. Où pouvons-nous le poser sans qu’il soitunegêne?—Surlepré.—J’yvais»,ditHassil.L’avion décolla à la verticale. Quatre jeunes hommes
s’avancèrent alors, et se mirent à jouer. Akki admira leursouplesse et leur adresse. C’étaient vraiment de beaux typesd’hommesquecesVasks,et,bienqu’iln’eûtaucungoûtpourles philosophies primitivistes, il préférait la leur à celle desBérandiens. Le plus vif, le plus rapide, le plus sûr était sanscontreditOtso,lepluscalmeaussi.Ilneluiéchappaitnigestededépitnijuron,quandparhasardilmanquaitlaballe.Laparties’acheva,etAkkiseleva.«Puis-jeessayer?»Surpris, ils se regardèrent, puis l’un d’eux, rieur, tendit la
balle.Akkilasoupesa,latâta.Trèsdure,elleétaitenveloppéede cuir. Il la lança en l’air, la cueillit d’une volée sèche. Elles’écrasacontrelefronton,rebondit.Ilétaitoùilfallait,pourlarenvoyer. Un des jeunes gens entra dans le jeu, et pendantquelquesminutes,ilséchangèrentrapidementdespelotes.Otsos’avança.«Lejeusemblevousêtrefamilier.—IlvientdelaTerre,n’est-cepas?— Oui, mais ce fut toujours notre jeu. D’autres Terriens
l’avaientadopté,etlejouaientplusoumoinsbien…—Nousleconnaissonsaussi,surmaplanète.—Voulez-vousfaireunevraiepartie?—Quellessontvosrègles?»Otsolesexposa.«Ellesnediffèrentpasbeaucoupdesnôtres.J’accepte.»Bien que sur Novaterra Akki eût été champion de jeu de
pelote,ils’aperçutvitequ’ilavaitaffaireàfortepartie.Ilavaitdanssonéquipeuntrèsjeunehomme,etaffrontaitOtsoetunVaskplusâgé.Longtemps le jeu fut indécis.À la fin, ilperditmais de façon très honorable. En nage, il se dirigea vers un
bancpours’asseoir,ets’arrêta,stupéfait.Unebonnemoitiéduvillageétaitlà,àleregarder.Otsovintàlui,souriant.«Vousêtestrèsfort!Vousmériteriezd’êtreVask!»EtilpartitrejoindreArguidanslafoule.« Savez-vous que vous avez résisté au champion des Sept
Vallées ? demanda le vieil Irigaray. Et si Arambitz, votrepartenaire, n’avait pas été aussi jeune, peut-être auriez-vousgagné.Jenesaisquelestlebutdevotremissionprèsdenous,maisvousl’avezbiencommencée.»Akki sourit à part soi : « Instructions pour les jeunes
coordinateurs. Chapitre II, paragraphe 6 : Un des plus sûrsmoyens de gagner la confiance d’un peuple primitif estd’exceller dans un de ses jeux. Il convient cependant de nepointtropexceller,etdenepointbattrelechampionlocal,saufsi c’est une question de prestige nécessaire. » À vrai dire, iln’avaitpasfeint ladéfaite,Otsoétaitréellementplusfortquelui.Maisill’avaitassezinquiétépourgagnersaconsidération,sansexcitersajalousie.D’autres les avaient remplacés au fronton quand Hassil
revint.«L’avionestposé,prêtaudépartsicelaestnécessaire.J’ai
faitunepetitereconnaissanceau-dessusdelaforêt.Impossiblederienvoir,maisj’airepéréquelquesfuméesdecamp.Ilyenacinq importantes, au bas de cette vallée, du côté de laBérandie,etunepetite,très loin.Peut-êtreest-ceBoucherandetladuchesse?— Tu aurais dû descendre t’en assurer. La forêt en ces
temps-ci, n’est pas un endroit pour une jeune fille, même sic’estunpetitdémoncommeAnne,etsielleaavecelledeuxoutroishommessûrsetdévoués.— Impossible, il n’y avait pas de clairière, la fumée filtrait
entrelesbranches.»Quinze jours passèrent ainsi, pendant lesquels Akki se
familiarisaaveclaviesimpledeseshôtes.Bienquel’ombredelaguerreplanâtsurlacommunauté,riennesemblaitchangéàsa vie. Chaque matin les petits bergers partaient vers la
montagne toute proche, les travauxdes champs continuaient.Seule la cheminéede la forge, fumantdumatin au soir, et leclair tintementdesmarteauxmettaientunenoted’activitéunpeufébrile.Lesoir,cependant, leshommesseréunissaientets’entraînaient à l’arc ou à la fronde. Akki prit souvent part àcesexercices, etgagnaencoreune fois l’estimedesVasksenplaçantpresquetoutessesflèchesaubut.Detempsentempsdes éclaireurs remontaient la vallée, et venaient porter lesdernières nouvelles. En Bérandie, les troupes ennemies seconcentraient.Plusieursfois,undescoordinateursprit l’aviondans l’espoir de repérer Anne et sa suite, mais le couvertvégétalétaittropdense,etilsnetrouvèrentrien.Puis vint le jour du Conseil. Akki, ce matin-là, regardait
quatreVasksdisputerunepartie endiabléedepelote.Un sondetrompes’élevadanslavallée,deshommescoururent.«LesdéléguésduvillagedeSare,dit Irigaray.Cesontnos
plusprochesvoisins.»Le jeu avait cessé, et les hommes étaient passés à des
préparatifsplussinistres.Assisdevantleursportes,ousurdesbancs,ilsexaminaientleursarmes:longsarcs,frondesdecuir,courts casse-tête, haches de combat, lourdes épéestranchantes. À la forge, le tintement des marteaux semblas’accélérer.Otso arriva, et posa samain droite sur l’épaule d’Akki. De
même taille, ils présentaient deux types bien différents, leVask, mince bien que large d’épaules, avec sa face étroitemalgré les pommettes saillantes, son nez busqué, ses yeuxperçants et foncés ; Akki, blond pâle, les yeux gris, avec uneobliquité qui trahissait son ascendance en partie sinzue, nonhumaine, sa face maigre au nez droit, mais à la mandibulelarge.Ildevaitpeservingtbonskilosdeplusquel’autre.— Étranger, c’est la guerre ! Nos guetteurs ont repéré
l’armée bérandienne. Elle s’est divisée en deux, une partiemonte vers nos vallées, le plus gros passera au nord et vaattaquer lesbrins,puisrevenirversnouspar lesplateaux.LeConseilvaseréunirpourvousécoutermais,detoutefaçon,il
aurait été obligé de s’assembler pour la guerre. Votre venuenousfaitgagnerdutemps.»Puis,brusquement,illetutoya.«Combattras-tuavecnous?TuasvécuenBérandie,ettuas
été obligé de fuir ces chiens. Tu sais ce qu’ils valent. S’ilstriomphaient, ce serait, dans la libre terre des Vasks,l’esclavagepournosfemmes,lamortpournosvieillardsetnosenfants !Oh!Nousserionssûrsdevaincre,une foisdeplus,s’ilsn’employaientquedesarmesloyales.Maiss’ilsemploientlesarmesd’enferqueleursancêtresmauditsleurontléguées,useras-tu des tiennes contre eux ? Je suppose que les leursseraientcommelesdentsd’unchien,comparéesàuneépée?— Les dents d’une souris seraient une meilleure
comparaison.Maisj’espèrequ’iln’yaurapasdeguerre.Jesuisvenupourquelesguerrescessentsurcetteplanète.»Otsoéclataderire.« Et tu as vécu en Bérandie ! Nous nous passerions
volontiersdelaguerre!Maiseux?Queferaient-ilssansleursesclaves;cescitadinsamollis?—Amollis?Pastellement,Otso,etc’estlàledanger.—Oh ! Ils sont courageux à la bataille, c’est vrai.Mais en
dehors du combat, ils ne font rien ! Ils ne chassent que parplaisir,pointpourmanger,etquandlachasseestmauvaise,ilsrentrent!Ilsnelabourentpaslaterre,ilsnegardentpasleurstroupeaux,ilsnetissentpasleurtoile!Toutcela,cesontleursesclavesquilefontpoureux!—Passeulement lesesclaves, leshommesdupeupleaussi.
Ilsontdebravesmatelots,jecrois.—Oui, c’est exact.Lesnôtres sontplusbraves, cependant,
quipillentleursvaisseauxàl’abordage.—Ilsontaussiquelquessages,telsqueRoan,quicherchent
lessecretsdelanature…»Otsohésita.«Ont-ilsraison?L’Ancêtredisaitquelessecretsdelanature
ne doivent pas lui être arrachés, que rien de bon n’en peutsortirpourl’homme.
—Nousessayonsd’arracherà lanature lepluspossibledesessecrets,etc’estfortheureux.Sinon,lesmisliks…Maisj’enparlerai à votre Conseil. Vous-même, ne sentez-vous pas envous la curiosité de savoir pourquoi et comment les plantespoussent,parexemple?—Si,parfois.Maisl’Ancêtredisaitquelaconnaissancerend
l’hommeavideetméchant.— Je ne le crois pas. L’homme méchant le sera, qu’il soit
savant ou ignorant. Évidemment, s’il est savant, il sera plusdangereux. Mais l’homme bon aura aussi plus de puissancepourlebien.— Peut-être. Ce n’est pas à moi de décider. Combattras-tu
avecnous?—Non,Otso.Jen’aipasledroitdememêlerdesquerelles
des planètes sur lesquelles je suis, sauf pour les faire cesser.Mais je puis vous promettre une chose : si les Bérandiensemploient contre vous des armes techniques, jem’arrangeraipourquecesarmesleurdeviennentinutiles.C’esttoutcequeje peux faire, à moins d’être attaqué moi-même, auquel cas,bienentendu,jemedéfendrai.Maisjevoulais,avantleConseil,vousposerquelquesquestions.Quellessontvosrelationsaveclesbrinns?Est-ilvraiqu’ilssoientcannibales?»LeVaskréfléchitunmoment.«Nosrelations?Bonnes.Ànouslesmontagnesetlamer,à
euxlaplaineetlaforêt.L’Ancêtrefitallianceaveceux,autoutpremier début. Depuis, cette alliance a tenu. J’ai chasséplusieurs fois avec eux. Certains des animaux qu’ils tuentpeuventêtremangésparnous.Pas tous. Je lescrois fidèlesàleursamitiés.Quantàêtrecannibales,c’estpossible.Ilsn’ontjamaismangédeVask,entoutcas.Ilsontaussidessacrificeshumains,dit-on,maisjen’enaijamaisvudetraces.—Ilsviventenvillage?— Parfois. Plus souvent dans des grottes, à côté des Trois
Lacs.Leursarmessontdepierre.»D’autres trompes retentirent, les délégations arrivaient
maintenant en nombre. Sur la place, une foule dense les
attendait.Degrandes tablesavaientété sortiespour le repasencommunquidevaitprécéderleConseil,sousl’ombraged’unénormearbretouffu.« J’ai encore une chose à vous demander, Otso. Je vous ai
expliquécommentjepuismefairecomprendredevous.Mais,pour parler à plusieurs personnes à la fois, il me serait pluscommode de connaître votre langue. J’ai dans mon avion unappareilquimepermettrade l’apprendreentrentesecondes,sivouscoopérez.Ilmettranoscerveauxencommunication,etsivouspensezàcemoment-lààlamanièredontonditcecioucelaenvask,j’auraiaccèsàvoscentresdelangage,etsaurailevaskimmédiatement.Acceptez-vous?—Etmoi,saurai-jevotrelangue?—Sivouslevoulez,maisàquoicelavousservira-t-ilpourle
moment?—Bon.J’accepte.»Le repas finissait. Akki avait été surpris de sa frugalité :
viande rôtie, eau claire. De toute évidence, les Vasks nevoulaientpasaborderunConseilavecl’estomaclourdetlatêtefumeuse. Les femmes avaient desservi les tables, et celles-ciétaient maintenant disposées en arc de cercle, avec leurslourdsbancs.Petitàpetit,unvidesefitautourdel’ombredel’arbre, jeunes filles, femmes et enfants se retirant. Akki seleva,ainsiqueHassil,etilsfirentminedepartir.UnvieuxVaskcolossallesenempêcha.« Toi, étranger aux cheveux dorés, tu as sauvé la vie d’un
Vaskauprixdetonsang.Toiquiressemblesànosamisbrinns,tuessoncompagnon.Deparnotreloi,vouspouvezassisterauConseil.D’ailleurs,sij’encroisIrigaray,vousavezbeaucoupàdire.»Akkiserassitetsetrouvaàcôtéd’Otso.«Pourquoitenez-vousvotreassembléedehors?N’avez-vous
pasdesalleassezgrande?—Danslamaison,lesfemmescommandent.Dehors,cesont
les hommes, et c’est bien ainsi. L’Ancêtre l’a voulu, dans sasagesse.
—Ets’ilfaitmauvaistemps?—Alorsilyalagrotte,là-haut.Maistais-toi, leMainteneur
vaparler.»Irigarayoccupait,entantqueMainteneurduvillageinvitant,
laplaced’honneuraumilieuduferàcheval.Ilseleva:« Frères, au commencement, sur la vieille planète était le
peuple vask, fier et libre.Mais, tandis qu’il restait fidèle à lasagesse des Anciens, les autres peuples autour de lui firentalliance avec les démons, et, leur empruntant leur magie,construisirent des machines qui supprimaient le travail deshommes.Maisenmêmetempscesmachinessupprimaientleurdignité. Les hommes devenaient leurs esclaves, passant leursjours à les nourrir, ou à la conduire, au lieu de vivresimplement, au grand air, comme doivent vivre les hommes.L’attrait de cette vie sans efforts se fit sentir jusque chez lesVasks,et,petitàpetit,ilsdésertèrenteuxaussilaVérité.« Alors, un homme se dressa parmi eux. Sur la vieille
planète, la bataille était perdue. Il emprunta à son tour lasorcellerie des démons, construisit une grande machinecapabledefranchirlesabîmesduciel,et,choisissantavecsoinses compagnons et ses compagnes, il partit avec eux à larecherched’uneterrelibre!« Ils errèrent longtemps sans trouver, atterrissant çà et là,
prenant parfois sur une autre planète des animaux beaux ouutiles (« voilà l’origine du cerf sauteur », pensa Akki), avantd’arriver à un monde qui leur convienne, celui-là même quenous habitons. Ils débarquèrent sur le plateau d’Ordoki, etconstruisirent le premier village. Alors l’Ancêtre lança lamachinetouteseuleversl’infini,afinquenulnepuisserevenirà l’ancienne Terre, et que nul ne sache où étaient allés lesVasks!« Ils vécurent ainsi pendant une génération, libres, luttant
contre une nature hostile. Sur le soir de sa vie, l’Ancêtredécouvrit lesbrinns, et fis allianceaveceux, unealliancequin’ajamaisétérompue.« Un jour, dans notre ciel, parurent cinq machines. Mal
dirigées,elless’abattirentsurlacôteest,etl’uned’entreelles,tombéedanslesmaraisSalés,explosa.Maistouslesétrangersne furent pas tués, et ils commencèrent à construire desvillages.« Nous aurions pu les écraser quand ils étaient encore
faibles, mais la Loi dit : « Tu ne verseras pas de sanghumain ! »Nous ne les tuâmes donc pas, au contraire, nousleur offrîmes de nous rejoindre, de prendre avec nous lechemindeVie.Ilsrefusèrent,nousproposèrentdenousuniràeux pour construire leurs cités. Bien entendu, nousn’acceptâmes pas, mais nous les laissâmes en paix, en leurdemandantseulementderespecternoshautesterres.«Mais bientôt nous vîmes l’abominationde leurs buts. Les
tribusbrinnsquivivaientsurledomaineoùilsétaienttombésfurent détruites ou réduites en esclavage. Certains de leurscitoyensdevinrentaussidesserfs,etleurschefs,aulieud’êtrenommés et acceptés par le peuple furent vite des tyranshéréditaires.« Bientôt, sous des prétextes futiles, ils nous cherchèrent
querelle. Le sang coula, le leur et le nôtre. Depuis, nous lessurveillons,ayantdetempsentempsbesoindeleurapprendrequelesVaskssontunpeuplelibre!« Tous ne sont pas pourris, cependant, et ces dernières
années,nouscommencionsàespérerenunepaixdurable.LeducdeBérandie,pourune fois, étaitunhomme intelligentetbon,soutenuparsonpluspuissantvassal,lecomtedeRoan,etparungénéralhabile,maishonnête,Boucherand,qui,unedesesgrand-mèresétantVask, avaitpris le titredeBoucheranddes Monts. Malheureusement, nous avons appris par lesétrangersquiassistentànotreConseilquelevieuxDucaétéassassiné, que le capitaine Boucherand est un fugitif, tandisquelecomtedeRoanaclamérefugecheznous!»Un«ah!»destupeurs’éleva.« Qui commande alors en Bérandie ? La duchesse Anne,
pensez-vous.Ehbien,non,laduchesseestelle-mêmefugitive,aumomentoù,grâceàcesétrangers,elleavaitprisconscience
del’horreurdetouteslesguerres.LenouveauDucn’estautrequ’OnfreydeNétal,leBoucherrouge!Voussavezcequecelasignifie !Laguerre, et cette fois laguerre sansarrêt et sanspitié. Les troupes de Bérandie sont au pied de nosmonts. JedéclareleConseilouvert.»Le silence tomba. Toutes les faces étaient graves, faces
d’hommes qui ont à décider de l’avenir de tout un peuple.Finalement,undesdéléguésparla.« Et je suppose que cette fois, ils emploieront toutes leurs
armes?—Trèsprobablement.—Celasignifiebiendesdeuils!—Lesétrangersm’ontpromisdelesneutraliser,ditOtso.—Lepeuvent-ils?—Ilsviennentd’unautremonde,Jaureguy.Ilslepeuvent.»TouslesvisagessetournèrentversAkki.« Je le ferai, dit-il lentement. Mais auparavant, j’ai autre
choseàvousdire,sivouslepermettez.—Parlez!»Une foisdeplus,Akkiexposasamission. Ilparlade toutes
leshumanitéséparsessur leursnombreusesplanètes,de leurpuissanteLigue,pareilleàlaconfédérationdesSeptVallées,ence sens qu’elle était une union d’hommes libres, même sicertainsdeceshommesavaientlapeauverteoubleue.Ilparlaaussidelamenacecosmiquedesmisliks,delaluttesansmerciquesoutenaient leshommescontrecesdémonsélémentaires.Il exposaenfin sonbut,qui étaitde faire cesser touteguerresur Nérat, aussi bien entre Vasks et Bérandiens qu’entreBérandiens et brinns, et il parla aussi, franchement,brutalement, de la Loi d’Acier, qui veut qu’il n’y ait qu’uneseulehumanitéparplanète.Lesvisagessefermèrent.« Pourquoi veux-tu que nous abandonnions cemonde ? lui
cria Otso. Ce monde est nôtre ! Nous l’avons conquis, avecnotresueuretnotresang!Cesvalléessonttoutnotreunivers!—Etlesbrinns,Otso?Cemonden’est-ilpasencoreplusle
leur?
—Maisnousnecherchonspasà le leurprendre !Àeux laforêtetlesplaines,ànouslesmontsetlamer!— Aujourd’hui, Otso, aujourd’hui ! Et je ne doute pas de
votre sincérité à tous. Mais demain ? Que feront vosdescendants,danscentgénérations,vosdescendants…etceuxdesbrinns!Queferez-vouss’ilsréclamentalorsensonentierlemondeoùleurraceestnée?—JamaislesVasks…—Que disait tout à l’heure leMainteneur ? Sur la planète
ancestrale, lesVaskseux-mêmesse sontcorrompus !Qui saitsi,danslefutur,iln’enserapasdemêmeici?»Un chœur puissant de « Jamais ! » l’interrompit. Le vieil
Irigarayseleva.« Ne dites jamais : « Jamais. » Il est vrai que les Vasks
peuventsecorrompre,commeleditl’étranger.Ilestvraiaussiquecemondeestnôtre,pardroitdetravailetdesouffrance.Ilest vrai que nous avons quitté la Terre pour vivre une vied’hommes libres, et que nous n’y renoncerons pas ! Et il estvraienfinquenousnesavonspascequepenserontlesarrière-petits-enfants des brins qui vivent actuellement, ni lesnôtres!»D’ungestebref, ilcoupadenouvellesprotestations,puisse
tournaversAkki.« Vous nous proposez donc d’entrer dans votre Ligue,
d’abandonner la vie que nous avons choisie, et de construiredes machines pour vous aider dans votre lutte contre vosennemis.Est-cecela?— Pas exactement. Il y a deux choses différentes. La
premièreestlaluttequelaLiguedesTerreshumainespoursuitcontre les misliks, qui ne sont pas nos ennemis, mais lesennemisdetoutcequivitd’uneviesemblableàlanôtre,d’uneviequiabesoindelumièreetdechaleur.VouspouvezounonjoindrenotreLigue,vouspouvezounonpoursuivrevotremodedevie, iln’estpasquestiondevousforceràquoiquecesoit.Le deuxièmepoint est le suivant : sans le vouloir, vous créezsurcetteplanète,àundegrémoindrequelesBérandiens,mais
à un degré sérieux cependant, une situation qui estpotentiellement dangereuse, et insupportable. Il n’y a aucunepossibilité de métissage entre les brinns et vous. Dans centans,dansmilleans,peuimporte,unedesracesgêneral’autre,etilyauralaguerreentrevous.Peut-êtreàcemoment-làvoscoutumes auront-elles changé, peut-être construirez-vous desmachines, ou bien ce sont les brinns qui le feront. Cela vousmènera sûrement à la conquête de l’espace, et l’expériencemontre qu’une race guerrière emmène la guerre avec ellepartoutoùelleva.Cela,nousnelesupporteronspas!—Alors,queproposez-vous?Notreanéantissement,afinque
nos arrière-petits-enfants ne risquent pas d’exterminer lesbrinns?— Non, certes ! Il y a dans le cosmos bien des planètes
habitables, aussi belles et plus belles que celle-ci, mais oùaucune race intelligente ne s’est développée. Nous pouvonsvoustransportersuruned’entreelles…— Et pourquoi nous ? Ne sommes-nous pas de ce monde,
nousquiyvivonsdepuisvingtgénérations?— Parce que les brinns y vivent depuis plus longtemps
encore, parce que leur race y est née, parce que c’est leurmonde!Maisneprenezpasmesparolescommeunultimatum.Iln’estpasquestiondevoustransporterdemain!Deuxoutroisvies d’hommes peuvent se passer avant que ce transport sefasse,s’ilsefait.—S’ilsefait!Hurlaunevoix.—Oui,s’ilsefait.Nousn’avonspasencorevulesbrinns,etil
estpossible,s’ilsacceptent,quecesoienteuxetnonvousquiquittiez cette planète. Vous avez donc tout le temps deréfléchir.Jevousenprie,pasdejugementstroprapides,etnemeconsidérezpascommeunennemi!»Kalaondo,levieuxgéant,seleva:«Ilyadelasagessedanscequeditl’étranger,etl’impératif
moral de sa Ligue rejoint les paroles de l’Ancêtre : « Tu neverseras point le sang « humain en vain ». Mais, pour lemoment, nous sommes aux prises avec un problème plus
immédiat. L’ennemi est là, à nos portes. Aucun doute sur sesintentions. Il peut nous envahir dans huit ou dix jours. Nousdevonsprendre lesdevantssipossible, leharceleravantqu’ilaitpénétrédansnosvallées,avantqu’ilaitcommencéàbrûlernos bergeries ou nos villages. Demain est le premier jour demai, et, sauf attaque de sa part, nous ne devons pas faire laguerre.Mais jevotepourque,uneminuteaprèsminuit,nouslancionsnotrepropreoffensive.Quiestdemonavis?»Tousselevèrent.« Je considère donc que l’état de guerre existe entre la
Bérandieetnous.Quelesgroupesdecombatseforment.Quechaque village choisisse son chef de guerre ! Que les armessoientprêtes!Désignonsmaintenantlechefsuprême!—Iratzabal!Non,Errekalt!Barandiaran!»Les cris s’entremêlèrent pendant dix minutes. Finalement
Kalaondoréussitàobtenirunsilencerelatif.« Vous avez acclamé trois noms, trois hommes de valeur
égale,etilseraitdifficilededéciderentreeux.Cependant,ilya un petit fait qui incline la balance vers l’un d’eux. LesétrangersontpromisleuraideàOtso.»TournéversAkki,ilclignadel’œil.« Il n’est pas sûr qu’ils feraient pour d’autres ce qu’ils ont
promisdefairepourleuramiOtsoIratzabal.»Silencieusement, Akki approuva de la tête. Le vieux Vask
essayaitdegagnerdutempsetd’éviterdesquerelles.Lesoirtombait.Ladiscussionduraencorequelquesminutes,
puisl’accordsefit:chefsuprême,OtsoIratzabal.Lesdéléguésselevèrent,sepréparantàrejoindreleursvillagesàlalumièredeLoona,mais levieuxKalaondo,étantdeSare, toutproche,devaitpasserlanuitchezlesIrigaray.Ilsseretrouvèrentdoncréunisautourdelatablefamiliale.«Jevousremercie,étranger,denepasm’avoirdémenti,dit
levieuxgéant.Sansvotreappui,nousaurionsdiscuté jusqu’àl’aubedesméritesde telou telchef,etperduainsiun tempsprécieux. Je crois honnêtement que tu es le meilleur choixpossible,acheva-t-ilensetournantversOtso.
—C’estunegrosseresponsabilité,dit lentementcedernier.Pourlapremièrefois, lesBérandiensvontutilisertoutesleursarmescontrenous.Commentespères-tulesneutraliser,Akki?— Une vieille invention de nos amis hiss. Demande-le à
Hassil.—Oh ! C’est simple. Dès qu’ils tenteront de les utiliser, je
balaierai leur emplacement de tir avec un rayonnement quidécomposera leurs explosifs chimiques. Peut-être même lesfera-t-iléclater.Toutdépenddeleurcomposition.—Etvousn’avezpasbesoindelesvoirpourcela?— Non. Il suffit que je connaisse leur emplacement à
quelques dizaines de mètres près, et il se dévoilera de lui-même,quandilstireront.—Ettoutesleursarmesserontainsidétruites?— Toutes les armes à base d’explosifs chimiques. S’ils ont
encoreenservicedesfulgurateurs,ceseraplusdifficile.Maisl’utilisation de ceux-ci contre des peuples primitifs estconsidérée par la Ligue comme un crime, et nousinterviendronsavecnospropresarmes,justecequ’ilfaut.— Nous connaissons à peu près l’emplacement de leurs
camps.Pourquoinepasutiliservosrayonsmaintenant?—Celaferaitdenousvosalliés,Otso,etnousn’avonspasle
droitd’attaquerlespremiers.— Si vous vous mettiez complètement de notre côté, les
Bérandiens seraient très vite vaincus, et il n’y aurait pas deguerre. N’est-ce pas cela que vous cherchez ? Des hommesvontmourir,parvotrefaute.— Eh ! Je le sais ! dit Akki. Mais bien que je vous croie
moralementtrèssupérieursauxBérandiens,enmoyenne,celanesignifiepasquevousêtesparfaits!Jenevousconnaispasencore assez pour pouvoir juger si, en vous favorisant, je neremplacepasunmalparunautre.Pardonnez-moid’êtrebrutaletdememontrer,quipisest,unhôteingratetgrossier.Maissinous, coordinateurs, commençons à prendre parti dans lesbatailles des planètes primitives, nous prendrons vite parti,aussi, sur celles qui le sont moins, et le résultat serait
désastreux.Cependant,noussommesdeshommes,etsouventnotre sympathie nous pousse d’un côté. Peut-être pourrons-nous vous aider, un petit peu, même si les Bérandiensn’utilisent pas leurs armes perfectionnées. Peut-être… Mais,dites-moi, plusieurs d’entre vous ont fait allusion au fait quedemain est le premier jour de mai. Quelle significationparticulières’attacheàcejour?Avez-vousgardélesnomsdesmoisterrestres?—C’estnotregrandefête,étranger,etdemain,c’eûtétéune
trèsgrandefête,carc’estenplusunedixièmeannée,sinousn’avionspasétéenguerre.C’esteneffetun1ermaiquenousavonsatterriici.C’estdemainlafêtedelaTerreetdesEaux,lafête de la jeunesse dumonde. Et bien qu’elle soit assombrieparlescirconstances,j’espèrequ’ellevousplaira.—Jen’aipasvudepréparatifsspéciaux.—Ah ! Vous songez à des réjouissances comme en ont les
Bérandiens,avecgrandsrepas, fanfaresetoriflammes?Non,étranger,lafêteestdanslescœursdeshommes!»
CHAPITREIIILEPREMIERJOURDEMAI
Cematin-là,Akkifutréveilléàl’aubeparletintementvibrant
et prolongé d’un gong de bronze. Le bruit venait d’uneconstruction habituellement fermée, placée au-dessus duvillage,sur lapente. Ilpassadans lasallecommune ; lepetitdéjeuner était servi sur la table, mais nul Vask, homme oufemme, ne s’y trouvait. Seul Roan attendait. Bientôt Hassilparutàsontour.« Nous déjeunerons seuls ce matin, seigneur Kler, dit le
Bérandien.Noshôtesassistentàleurscérémonies.— Il y a si peu de temps que nous sommes là, et les
événements se sont tellement précipités que j’ignore s’ils ontunereligion.— Oh ! Ils en ont certainement une ! Bien rares sont les
peuplessansreligion,commevous,Novaterriensimpies,ditlehiss.Etvousenavezune,bienquevousvousendéfendiez!— Ne recommençons pas notre vieille querelle, Hassil.
Savez-vous,Roan,cequ’ilenestpourlesVasks?—Ehbien,puisquenoussommesseulscematin, jepuisen
parler. Je me suis toujours intéressé à ce curieux peuple. Ilsemble que le chef qui les a conduits sur Nérat, l’Ancêtre,comme ils l’appellent,ait étéunhommeassezextraordinaire.C’était un physicien remarquable, atteint d’ailleurs d’unecurieusemaladie intellectuelle, le primitivisme.SurTerre, lesVasksformaientuneminoritéqui,sansêtrelemoinsdumondeopprimée, sauf à quelques moments de l’histoire peut-être,souffrait de se sentir se dissoudre lentement dans descommunautés plus vastes. Ils parlaient une langue trèsancienne qui, petit à petit, se perdait, remplacée par deuxlanguesplusrépandues,lefrançaisetl’espagnol.L’Ancêtrenevitàcelaqu’unremèdepossible,lacolonisationd’uneplanètevierge,etilconduisitenvirontroiscentspersonnessurNérat!Mais aumoment où ils partirent, l’antique religion desVasksétait bien oubliée, peut-être depuis desmillénaires. L’Ancêtre
n’était nullement ethnologue ni historien, et il se passa lamême chose qu’en Bérandie. Tandis que nos fondateursmodelaient leursociétésurcellequedécrivent les romansdeWalterScott,lesVasksconstruisaientlaleursurlesidéesd’unphysicien primitiviste ! Cela a donné, des deux côtés, desrésultatsassezétranges, commevousavezpu levoir,mais jedoisreconnaîtreque,dupointdevuesocialetmoral,lesVasksonteulameilleurepart.« Leur religion ? Eh bien, ils adorent un grand principe
créateur,quis’incarnedanslessymboles–cenesontquedessymboles,aumoinspour lesplus intelligentsd’entreeux–dufeu,del’air,delaterreetdel’eau.Lesplusgrandspéchéssontla paresse, la traîtrise, l’avarice, le manque de parole. Ils yajoutentlaviolence,enprincipe,maisilsontlesangbouillant,et souventpourdesmotifsparfois futiles.Ce sontdebonsetfidèles amis, quand on peut gagner leur confiance, mais deterriblesennemis,vindicatifsetimpitoyables.»Legongs’étaittu.«Lacérémonieestfinie.Lafêtevacommencer.J’avoueque
jeseraistrèsintéressédelavoir,sicen’étaitl’anxiétéquimerongepourAnne…—Nousallonsàsarechercheaujourd’huimême.—J’iraiseul,Akki,ditlehiss.Ilvautmieuxquel’undenous
reste ici, en cas d’incident. J’essaierai en même temps derepérer lescolonnesennemies.Cen’estpas jourde fêtepourelles,etj’avouequel’insouciancedesVasksm’inquiète.—Soit.Maislaisse-moiuncommunicateur,jetiensàpouvoir
garderlecontactavectoi.—Oh!Jeneparspastoutdesuite.»Les Vasks descendaient le sentier vers le village déserté.
Otso leur fit un signe amical de la main. Akki s’avança à sarencontre.« Je m’excuse, Akki, mais tu ne pouvais assister à la
cérémonie,n’étantpasVask,bienquetuméritassesde l’être.Aussivousa-t-onlaissésdormir.
—C’estfortbienainsi.Hassilvapartiràlarecherchedeladuchesse Anne. S’il la trouve, l’accepterez-vous dans votrevillage?—Clamera-t-ellerefuge?»Akkisourit.«J’endoute!—Tul’aimes?»Laquestiondirectelesurprit.«Jenesaispas.Jenecroispas.Jelaconnaissipeu!—Maistuasdel’amitiépourelle?—Oui.—Alors,nousl’accepteronssansqu’elleclamerefuge.Mais
sasuite?—SasuiteseréduitàBoucherandetdeuxoutroisarchers!
Boucherandneclamerapasrefuge,luinonplus!— Cela devient plus difficile. Enfin, nous verrons. Que ton
amiHassillesramène,s’illestrouve.—Boucherandseraitunebonnerecrue.—Ilcombattraitdenotrecôté?—ContrelaBérandie,non.ContreNétal,oui.Ilétaithostile
àlaguerre.—Ilsaitcequec’est,etn’estpasunebrutecommeNétal.— Je vais rejoindre Hassil avant qu’il s’envole. À tout à
l’heure.—Nemanquepaslafête,ami!»Iltrouvalehissdanslepostedepilotage,vérifiantunesérie
deconnexionssousletableaudebord.«Jevaisprendrequelquesarmes,Hassil.LesVaskssemblent
sûrs de ne pas être attaqués aujourd’hui, mais, comme tu ledis,rienn’estmoinscertain!— Et que feras-tu en cas d’attaque ? L’article 7,
paragraphe1…— Interdit de prendre parti, je le sais. Eh bien, si les
Bérandiensutilisentcanons,oumitrailleuses,ou fulgurateurs,j’enverrai au diable, ou au Grand Mislik, comme tu dis,
l’article7ettoussesparagraphes.L’article9,d’ailleurs,prévoitque lescoordinateursnesontpasdesmachines,maisdoiventjugeretagiraumieux.»Lehisseutlemincesouriredesarace.«Enfin, jeretrouvecebonvieuxAkki.Tuasmisdutemps,
cettefois,pourarriveraubut!Queveux-tucommearmes?—Mesfulgurateurs.QuelquesgrenadesZ.—Prendsaussiunlance-grenades,ungrosfulgurateurlourd
etsonpied,etdesréserves!—Quecrains-tu?—L’imprévu!—Tuassansdouteraison.Jevaischercherdurenfortpour
m’aideràtransportertoutcela.—Inutile.Monte,etjetedéposedevantlamaison.»L’avion se posa sur la place, et Akki héla un jeune homme,
l’envoyachercherOtso.« Je débarque quelques armes, très dangereuses pour qui
ignoreleurmaniement.Onpourraitfairesautertoutlevillageavec ces boules-là. Où puis-je les déposer ? Il me faut votreparolequenuln’ytouchera.—Tu l’as.Dépose-lesdansmapropremaison, là-bas.Nous
lesmettronssouslagarded’Otsouri.»Dansunegrange,couchésurunlitdepaille,s’allongeaitun
étrangeanimal.Groscommeunours,souplecommeunfélin,ilavait une fourrure vert sombre, une grosse tête aux énormescanines,etAkkiputvoir,quand il sedressasur lespattesdederrière,quesesmembresantérieursseterminaientenmainsgrossièresauxlonguesgriffesrétractiles.Lecrâneétaithautetbombé,lesyeuxpetitsetvifs.«C’estunspriel.Otsouri, ça,personne toucher, sauf luiou
moi.Compris?»Labêtegrognadoucement.Ils entassèrent les armes dans un coin, et Akki essaya de
contactertélépathiquementl’animal.Ilyréussitsanspeine,etfutétonnédetrouveruneintelligencelimitée,maisindéniable.
«Allons,cen’étaitpasassezdesbrinns!Ilfautencoreceux-là ! Deux races indigènes intelligentes, ou presque, sur lamême planète ! Encore le coup des sinzus et des telms !Seigneur!—Jeverraicelaauretour»,ditlehiss;etilpartit.«Quesont-ils?demandaAkki.— Ils vivent dans la montagne, en petits groupes, et sont
extrêmement dangereuxquand ils sont attaqués. J’ai recueillicelui-là tout petit, près de sa mère morte, écrasée par uneavalanchede rocs. Il comprend la parole, et c’est un gardienincorruptible.Tupeuxêtretranquillepourtesarmes.»Quand ils revinrent sur la place, l’avion avait décollé et
tournait dans le ciel. Akki décrocha de sa ceinture le légercommunicateur.«Ello,Hassil,tum’entendsbien?dit-ilenhiss.—Parfaitement.Àtoutàl’heure.»L’enginmontatrèshaut,oscillalonguementsurplace,telun
fauconcherchantsaproie,piquaverslenord-est.AlorsAkkisemêlaàlafouledesVasks.Bien que, comme l’en avait prévenuKalaondo, il n’y eût ni
drapeauxnifanfares,unairdegaietérégnaitdanslevillage,etilsedemandamêmeàquelpointcetteinsouciancen’étaitpasfolie. Sous l’arbre du Conseil, jeunes gens et jeunes fillesdansaientd’anciennesdansesdegroupe,extrêmementrapides.Ailleurs,s’élevaitunchœurdevoixmâles.C’étaientd’antiqueschants,quiavaientdéjàététrèsvieuxsur laplanètemère,etquiracontaientdes joiesoudesdouleursoubliées.Unepartiedeballeavaitreprisdevantlefronton,acharnée.AkkicherchaOtsodesyeux,maiscelui-ciavaitdisparu.Ilsepromenadoncseul,accueillipardessourires,échangeaquelquesparolesçàet là. Nul ne semblait penser à la guerre toute proche, bienque,trèsbientôt,unepartiedesjeuneshommesquidansaient,riaient ou buvaient à la gourde, entre deux parties, le vinaigreletetsavoureux,nedussentplusvoirjamaislecielnilesmontagnesbien-aimées.Unemain légèreseposasursonbras. Ilseretourna.Argui
setenaitàsoncôté,souriante.«Otso,en tantquegrandchefdeguerre,estoccupéetne
peutvoustenircompagnieaujourd’hui.Ilm’envoiepourlefaireàsaplace,carnulnedoitêtreseulunjourdejoie.— Oh ! Je n’étais pas seul, au milieu de votre peuple
accueillant,maisjesuiscependantcharmé.Quefaisons-nous?Jeconnaissipeudevoscoutumesquejenevoudraispasvousoffenser sans le vouloir, en vous proposant de danser parexemple.—Iln’yauraitnulleoffense,maisjenepensepasquevous
connaissiez nos danses, et j’ignore celles de votre monde.Asseyons-nousplutôtà l’ombre,surcebanc. J’ai tellementdequestionsàvousposer.— Moi aussi. Vous êtes un curieux peuple. Parfois, je
souhaiterais presque être un Vask.Mais vous représentez unanachronisme,quoiquecetanachronismepuisseseperpétuer,avecde la chance,pendantencorebien longtemps.Ouplutôteûtpuseperpétuer…Jesuissouventunmessagerdemalheur,Argui. Moi ou mes collègues. Au nom du bien général, nousavons déjà détruit ou bouleversé bien des rêves, et tousn’étaientpasmauvais.—Allez-vousvraimentdétruirelenôtre?—Avantderépondre,ilfaudraitquejeleconnaissemieux.Je
n’envoisquel’extérieur,votreviedepasteursmontagnards.—Notrerêve…Jenesaiscommentvousledire.Cependant…
Vousvoyeznotreviesimple,del’aubeaucrépusculeletravail,dans l’obéissanceà laLoide l’Ancêtre,dans lapaixde l’âme.Être en accord avec soi-même, et avec le monde… Parfois,quand je marche sur la pente des monts dans la rosée dumatin, ou dans le brouillard ou la pluie, quand j’atteins lescimes, face au vent, avec devant moi, à perte de vue, lesmontagnesetlesvallées,ilmesemblequejem’unisàlaterre!Oh ! Il faudrait que je sois poète, comme Errekalt… Lacertitude que demain sera comme aujourd’hui, comme hier,comme toujours que ce qui fut bon le restera. La paix. Etpourtant l’aventure, la venue d’étrangers, les contes de nos
matelotssurlesîleslointaines,ledanger,detempsentemps…L’unitéaveclafamille,levillage,notrepeuple.Jenesaispas…La veillée au coin du feu, l’hiver, les légendes, les vieilleslégendes auxquelles on ne croît plus qu’à demi, mais qu’onraconte,parcequ’ellessont lesangmêmedenotrepeuple,etque,sanselles,ildisparaîtrait.Jenesais,Akki.IlfaudraitposervotrequestionàErrekalt,ouàKalaondo.Et,au-dessusdetout,l’appartenance.L’appartenanceàmarace,àcemondesibeauquiestnôtre,ouquilefut,sivousnousl’enlevez.L’ivressedesgouttesde roséequ’une frondede fégal déverse lematin survotrevisage,ouladouceurdesmoussesviolettessouslepiednu…—Une autre jeune fille de cemondem’a déjà parlé ainsi,
Argui,uneBérandienne,laduchesseAnne.—Commentest-elle?Belle,fière,cruelle?—Belle et fière, oui. Cruelle, je ne le crois pas. Vous vous
comprendriez très bien, je pense, quoique vous soyez trèsdifférentes. Vous la verrez sans doute, si Hassil arrive à lesretrouver.—Etvotrerêve,Akki.Quelest-il?— Je ne puis guère parler que du mien, Argui. Je ne puis
parler pour Hassil, ou son peuple, ou les quelque cinquantemillehumanitésdelaLigue.Jenepuismêmepasparlerpourmescompatriotesnovaterriens.Jenesuisquepartiellementdeleurrace.Jesuisunphénomène,j’appartiensàuntypeuniquedans les galaxies, le produit du croisement de l’humanitéterrienne avec l’humanité d’une autre nébuleuse. Le hasardseul a fait que Terriens et sinzus puissent avoir desdescendantscommuns,etjenecroispasqu’ilpuisseexisterunautre cas semblable dans l’Univers. Notre rêve à nous,Novaterro-sinzus ? J’ai peur qu’il ne vous soitincompréhensible. Nous portons en nous la malédiction desdeux races : l’insatiable curiosité des humains, et l’orgueillucifériendessinzus.Monrêve?Plus loin, toujoursplus loin,dans l’Universmatérielcommedansceluide laconnaissance,en une poursuite vaine, car le Cosmos est trop grand, et la
sciencesanslimites…Au-delàdesGalaxies,au-delàduTemps,sic’estunjourpossible!Etpourtantnousportonsennouslemêmedésirdeviesimple,depaix,quivousaconduitsdanscestranquillesvallées surunautremonde…Peut-êtrecherchons-nous,nousaussi,notremondedepaix,sanspouvoirletrouver,carlapaixn’estpasennous,etn’yserajamais.Enattendant,nousmontons nos engins d’acier entre les étoiles, nous nousprécipitons d’un bout à l’autre du cosmos, et quand noussommescoordinateurs,commemoi,nousdétruisonslerêvedesautres, au nom d’un rêve plus grand,mais encore informulé,celuidel’Univershumain…—Les…autres,dontvousdescendez,commentsont-ils?»Ilsourit.«Cenesontpasdesmonstres,Argui.Cesontdeshommes,
oupresque.Laseuledifférenceimportanteestqu’ilsn’ontquequatredoigts auxmains.Vous voilà rassurée ?S’ils n’avaientpas été aussi proches de nous, jamais les deux espècesn’auraient pu se croiser. Et ils ont aussi les yeux obliques,commemoi,maisdavantage,et…»Une légère sonnerie lui coupa la parole. Il décrocha son
communicateur.«Ello,Hassil?— Akki, je viens de repérer les colonnes avancées des
Bérandiens. Ils sont sortis de la forêt et ont commencé àremonterlavallée.IlssontbienplusprèsquenelecroientlesVasks, et attaqueront sans doute demain dans l’après-midi.Nulle trace jusqu’àprésentdeBoucherandetde laduchesse,maislesboisfourmillentd’ennemis…—Ehlà!Hassil!DeBérandiens!— Que le Grand Mislik t’emporte, Akki ! D’ici quelques
heures,tucombattrascontreeux,sijeteconnaisbien.Ilya,àl’orée du bois, un groupe de… Bérandiens occupés àmonterquelquechosedesuspect.Jevaisvoir.Resteàl’écoute…Jenesais cequec’est…ondiraitungrand fulgurateur, trèsgros…non,c’estautrechose,untube…Dequellesarmesdisposaientles Terriens quand les ancêtres des Bérandiens ont quitté la
planète?—Oh!Debiendeschoses:canons,fusées,bombesàfission
etàfusion,fulgurateurs…— Je vais passer très bas cette fois, et photographier.
Dommagequetun’aiespasd’écrandevision…Ah!»Le hiss se tut brusquement, tandis que se faisait entendre
unesourdedétonation.«Hassil!Hassil!Qu’ya-t-il?— Je suis touché, Akki, ou plutôt l’avion. Je ne le contrôle
presque plus. Il est probable que je vais aller m’écraserquelquepartdanslaforêt.PrévienslesVask,Akki,etsouviens-toi : saufquelques-uns, lesBérandiensnevalentguèremieuxquelesThéransi!—Essaied’amortirtachute.Jevaisalleràtarecherche!—Jesuisentraindefranchiruncol,pouressayerdetomber
de l’autre côtédesmonts.C’est fait. Les arbresmontent trèsvitemaintenant.Bonneidéed’avoirsortiquelquesarmes,tuenaurasbesoin.Çayest,jeplonge!»Ilyeutquelquesminutesdesilence,puis:«J’aiatterrisanstropdecasse.Jecroisquelemieuxestque
je reste dans l’épave, pour la garder. Il y a trop de chosesdangereuses,siellestombaiententredesmainsennemies.J’aidesvivres,del’eauetdesarmes.J’attendrai.AvertislesVasks,Akki,etàbientôt.Ah!Legrandcommutateurestenmiettes.Impossibled’appelerl’Ulna!»Akkiseleva.«Argui,oùestOtso?Jedoisluiparlerimmédiatement!—Votreamiestendanger?—Oui.Ah!C’estvrai,j’aiparléenhiss.LesBérandiensont,
parsurprise,àdemidétruitnotreavion.Hassilest sauf,maisrestepourgarderl’appareil.LesBérandienssontdéjàdanslabassevallée.Ilfautfairevite!»Ils coururent vers unemaison isolée. Dans la grande salle
basse, Otso et quelques hommes discutaient. Akki lesmit aucourantdesévénements.
« C’est grave. Jaureguy, fais sonner la trompe d’alerte, etenvoieuncoureurversledéfiléavertirleposte.Ainsi,Akki,tonengin est détruit, et tu ne pourras nous aider ? Cela changebien des choses dans nos plans. Que ferons-nous si l’ennemiutilisesesarmesd’enfer?—Celachangebiendeschoses,eneffet,Otso.Enabattant
notreavion,lesBérandiensont,sanslesavoir,jetéundéfiàlaLigue des Terres humaines tout entière. Je combattrai à toncôté, maintenant, dès le début. J’ai quelques armes. Crois-tuquenouspourronstenirunmois?— Pourquoi un mois ? Et pourquoi ce changement ? Les
Bérandiensavaientbienessayédevoustuer,àVertmont?—C’étaitpersonnel, alors.Etdansunmois,monnavire, le
grand,l’Ulna,seraderetour.Ilyaàsonbordcinquanteautresavions, huit cents hommes, et des armes capables de broyercette planète au besoin. Mais nous ne pouvons le joindreactuellement.Legrandcommunicateur,quieûtpul’atteindre,estdétruit.— Un mois ? Oui, nous tiendrons un mois, même si nous
sommesobligésdenousreplierchezlesbrinns.»Au dehors monta un son de trompe, un son prolongé et
lugubre. Il fut repris en un appel plus lointain, puis un autreencore,s’évanouissantdansladistance.« Dans quelques minutes, tous les Vasks sauront que
l’attaqueestpourdemain.Partonspourlesdéfilés,Akki!»
CHAPITREIVLABATAILLEDESDÉFILÉS
À dix kilomètres environ en aval du village, la vallée se
rétrécissait en défilé, entre deux falaises basses creusées decavernes. Au milieu des deux parois rocheuses se dressaienttrois murs de blocs, hauts de deux mètres, avec d’étroitesportes en chicane. Plus bas s’étendait une pente herbeuse,jusqu’àdesbosquetsd’arbres.Otsoavaitdisposéseshommes,lamajoritéderrièrelesmurs,lesautressurlesfalaises.« Aucune possibilité de mouvement tournant ? demanda
Akki.— Aucune. Il faudrait escalader des pentes que même les
Vasksredoutent,etenhautdecelles-ciilyadesguetteurs,etdesblocsprêtsàêtrepousséssurl’assaillant.—Faiscreuserdestrousprofondsetétroitsdanslaterre,là,
àtrenteouquarantepasenarrièreduderniermur.—Pourquoifaire?—Pour abriter tes hommes, si l’ennemi emploie ses armes
techniques. Dans ces trous, ils seront protégés contre lesballes, les éclatsd’obuset, dansunemoindremesure, contrelesfulgurateurs.D’autrepart,ilspourrontcueillirl’ennemi,s’iltentedefranchirlesmurs.—Merci,Akki.Jevaislefaireimmédiatement.—Combienas-tud’hommes?—Ici,ceuxdelavallée.Quatrecentquaranteenviron.—Etcombienentout?—D’hommes en état de porter les armes ?Environ quinze
mille.—Vousêtessipeuquecela,vous,lesVasks?Pourtant,vous
avezcolonisécemondetrenteansavantlesBérandiens!—Nousétionsmoinsnombreuxaudépart,etsurtoutilyaeu
lagrandeépidémie,quiadépeuplé lesvallées ilyasoixante-dixans!— Les Bérandiens peuvent facilement mobiliser cent mille
hommes,maisjenecroispasqu’ilyenaitplusdetrentemilleentraînésàlaguerre.Celafaitdeuxcontreun,cependant.Pourlepremierassaut !Carsi laguerredure…As-tu faitprévenirlesbrinns?—Oui,mais ils ne sortiront pas de leurs forêts et de leurs
bassesterres.— Tant pis. L’ennemi nous battra donc en ordre dispersé.
C’est commode… pour lui ! Où vas-tu placer ton poste decommandement ? Au village ? Et quels sont tes moyens decommunicationsaveclesautresgroupes?—Lestrompes.Lescoureurs.Maisqu’entends-tuparposte
decommandement?—Tuasbienétééluchefsuprême?»LeVaskéclataderire.«Maisçanesignifiepasquejecommandeàtoutlemonde!
Je commande les hommes dema vallée. Simplement, si noussommes victorieux, ou vaincus, c’est moi qui discuterai avecl’ennemi.Maiscommanderleshommesd’uneautrevallée!»Akkihaussalesépaules.« Si j’avais vu cela ! Ce qui m’étonne, c’est que les
Bérandiensnevousaientpasécrasésdepuis longtemps.Et jesupposequepourvosnavires,c’estlamêmechose?—Biensûr!— Ce seront donc de petits combats chacun pour soi. Eh
bien, je vous prédis, pour cette fois, un beau désastre ! Undétail:lesBérandiensconnaissent-ilsbienvosvallées?—Quelques-uns y sont venus, comme prisonniers, lors des
autresguerres.Maispaspourlongtemps.—Pasdemarchands?— Non. Nous n’avons que faire des marchandises
bérandiennes.Pourquoi?— Donc pas ou peu d’espions. C’est bon. Sans cartes
précises, l’ennemi aura du mal à régler son artillerie, et nepourratirerqu’àvue,oupresque.—Oùdoit-ondisposertesarmes,Akki?
— Je ne sais encore. Tout dépendra de l’emplacement decelles de l’ennemi. Une autre chose : quand je crierai :«Couchez-vous»,toutlemondeàterreoudansuntrou,sansdiscuter.Compris?Faiscirculerlemotd’ordre.Celadiminueral’efficacitédesarmesennemies.— Des nôtres aussi. On tire mal à l’arc ou à la fronde,
couché!—Teshommesapprendrontvitequandonpeutêtredebout,
et quand il vaut mieux être couché. Envoie en avant deséclaireurs, qui devront se replier, sans être vus, et nousrapporterlesmouvementsdel’ennemi.»Uneheureplustard,commelesoleildéclinait,Iker,partien
reconnaissance,revint.«Ilsarrivent,ilsontpassél’Urchilo.—Quelledistance?—Cinqmillepas.—Préparez-vous.Otso,aide-moiàdisposerlelance-grenades
sur cette plate-forme. Maintenant, tout le monde caché.Commes’iln’yavaitpersonneici.»Otsos’étenditàcôtédelui.«Tuespèreslestromper?—Non,j’espèreprotégernoshommesquand.»Unsifflementaiguvintdubasdelavallée,mais,aulieude
sedirigerverseux,passahautsurleurstêtesetcontinuaversl’amont.« Les salauds ! Gronda Akki. Ils bombardent le village ou
toutaumoinsilsessaient.»Deuxexplosionssourdesserépercutèrentenéchos.Derrière
lesmurs,quelqueshommesselevèrent.«Couchés,nomd’unancêtre!»Deux fois encore les projectiles les survolèrent pour aller
exploserplusloin.«Otso, envoie unhomme là-haut voir s’il y a dudégât.En
tirantainsi à l’aveuglette, ilspeuvent tomber justeaussibienquepasseràdeskilomètres.Attention,c’estpournous!»
Lesdeuxobusexplosèrenttrophautdansledéfilé,projetantverslecieldesgerbesdeterreetderocaille.Akkiavaittirédesapocheunejumellepuissante,bienqueminuscule,etscrutaitlepaysageenaval.—Jelesvois.Ilsarriventenlongeantlesfalaises.—Quandvas-tuuserdetesarmes?—Auderniermomentpossible.L’effetdesurpriseseraplus
grand, et je n’ai pas une réserve inépuisable de munitions.Penses-tupouvoirrepousserlepremierassaut?—Oui,sansdoute.— Alors, je n’interviendrai qu’au second, à moins que les
chosesnetournenttropmal.Attention!»Cettefoisletirfutplusprécis,etunepartiedupremiermur
monta vers le ciel pour retomber en pluie. Abrités dans lestrous,lesVasksn’eurentqu’unblessé,légèrementatteint.« Heureusement que tu as empêché de garnir les
fortifications!Maiscesarmessontterribles!—Peu de chose !Oh !Combien je voudrais être sûr qu’ils
n’ontpasdefulgurateurs!Tiens,qu’est-cequec’est?»Desexplosionsassourdiesfaisaienttremblerlamontagne.« Ils attaquent aussi les autres vallées. Ton coureur est-il
parti?Pasencore?Dis-luidelesprévenirdesetenirprêtsàévacuer. Oui, à évacuer ! Qu’ils envoient quelques gaminsgarder lespassagesvers lesautresvillages.Aupremiersignedel’ennemi,qu’ilssereplientverslaforêtdesbrinns,etqu’ilsnouspréviennent.—Tucroisvraimentnécessaire…—Dansquelquesjours,Otso,nousseronstousdanslaforêt,
ou prisonniers, ou morts ! Nétal est sans doute un boucher,maiscen’estpasuncrétin,etilacomprisquepourvaincre,ilfaut une campagne de grande envergure. Aussi la fait-il. Ehlà!»Les projectiles étaient tombés en plein sur les lignes de
défense, et cette fois il y eut deux morts et des blessés.L’ennemiétaitmaintenantvisible,avançantprudemment.Ilnefut plus qu’à cinq cents mètres. Alors trois hommes se
couchèrentàterre,etmontèrentuntubedemétalbrillantsuruntrépied.«Unemitrailleuse?»Akkipritsesjumelles.«Nousn’avonspascettechance.Non,c’estun fulgurateur
lourdd’unmodèleancien.Quelleestlaportéeextrêmedevosarcs?—Quatrecentspas.— Les leurs n’atteignent que trois cents ou trois cent
cinquante, si je me souviens bien. Il va falloir que je fassequelquechose.Otso,mongrandfulgurateur,vite!»Là-bas, l’homme visait maintenant le long du fut de son
arme.Unmince rai bleu en jaillit, qui tâtonna, se fixa sur lamuraille.Lespierreséclatèrentviolemment, lemurs’effondraen partie. Puis le rayon balaya le sommet des falaises, et unVask imprudent qui avait levé la tête fit un saut et retombamort.Akkimontaitsonengin.« Je suis bon tireur, heureusement, et mon arme est bien
meilleurequela leur.Jevaisessayerdelatoucheretdefairedétoner le magasin. Une très brève décharge peut passerinaperçue, et ils penseront que leur arme a explosé, ce quiarrivaitparfois,aveccesmodèlesprimitifs.»Il visa longuement, pressa le contact une fraction de
seconde.Là-bas,danslavallée,ilyeutunaveuglantéclair.«J’airéussi.Celadoitnousdonnerquelquerépit.»Commepour ledémentir, troisobus tombèrentenpleinsur
les fortifications, puis, accompagnés du roulement d’armesautomatiques,lesBérandiensfoncèrent.Akkiposasamainsurledosd’Otso.«Attendsqu’ilssoientàcinquantemètres!»L’ennemi approchait, à l’abri d’un barrage de flèches
décochées sans arrêt par les deuxième et troisième lignesd’assaut.Quandilsfurentàbonneportée,Otsodonnalesignal.LesVaskssortirentdeleurstrous,etcommencèrentàtirer.Lestraits croisaient les traits, les pierres de fronde ronflaient,rebondissantavecfracassurlesboucliers,ouavecunterrible
bruit mat sur les chairs. De part et d’autre, des hommestombèrent.Lavaguebérandienneatteignitlabasedupremiermur, et, écrasée de blocs, reflua. Sans être venu au corps àcorps,l’ennemireculajusqu’au-delàdelaprairie.«Premièreattaquerepoussée.Attendonslasuite,ditAkki.Je
supposequ’ilsnevontpastarderàrecommencer.»Àlajumelle,ilexaminalavallée.«Celagrouilled’hommes,là-bas,derrièrelesarbres.Ilssont
aumoinsquatreàcinqmille.»Uneexclamationétouffée le fit se retourner.Otsoregardait
monter, derrière lesmonts, un lourd nuage de fumée, gris etrosesouslesrayonsobliquesdusoleil.«IlsbrûlentSare!—Nerisquons-nouspasd’êtretournés?—Non.LeseulpassagequimèneàSaredepuismonvillage
traverseun trèsétroitdéfilé.LesSaroissesontcertainementrepliéspar-là,etledéfendront.— J’ai bien peur que ce ne soit qu’une question de temps
avantquenoussoyonsobligésdenousrepliernous-mêmes.»LegrandVaskhaussalesépaules.«Eh!Jelesaisbien!—Necrois-tupasqu’ilvaudraitmieuxévacuermaintenant,
enordre,queplustard,danslapanique?—Oui.Aramburu!»Unjeunehommeaccourut.«Fileauvillage,etcommandel’évacuation.Quelesfemmes
etlesenfantspartentimmédiatementverslaforêtdesbrinns,le long du plateau et de la vallée d’Erreka. Qu’on libère lesbêtes et qu’on les chasse vers la montagne. Peut-être enretrouverons-nousquelques-unesplustard.»Pâle,Aramburufitfaceàsonchef.«Alors,nousfuyons?— Regarde ! Sare brûle déjà. Nous sommes quatre cents
contreplusdecinqmille!Quepouvons-nousfaired’autre?»Lemessagerpartit,desasouplealluredemontagnard.
«Lesvoiciquireviennent,Otso.»L’ennemi attaquait en force. Il parvint au premier mur, le
sauta,futprisentreluietlesecond.Encoreunefois,lesVasksbrisèrent l’attaque. Mais, les Bérandiens à peine partis, undéluged’obuss’abattit.Lesartilleursennemisavaienttrouvélabonneportée,et,lesunesaprèslesautres,lesfortificationsnefurent plus qu’un amas de pierres croulantes. Au son destrompettesdéferlalatroisièmevagued’assaut.«Àmoidejouer»,ditcalmementAkki.Il actionna le fulgurateur, faucha, de droite à gauche,
carbonisant l’ennemi ligne après ligne. Les attaquants seplaquèrentsurlesol,sedissimulantcommeilspouvaientdanslesmoindresreplisdeterrain.LesVaskshurlaientdejoie.Méthodiquement,Akkipilonnalesabrisnaturelsàcoupsde
grenades.Lancéesparlemortier,ellesmontaienthaut,petitesboulesnoirssurlecielpâledusoir.Unebrèveexplosionsèche,unegerbede terre,depierresetdechairs lacéréesmarquaitchaquefoislafind’unoudeplusieursennemis.Maislaripostevint,rapideetterrible.Lesobussemirentà
pleuvoir sur le promontoire rocheux, et Akki, Otso et leurscompagnonseurenttoutjusteletempsdesauteràl’abridansune crevasse. Une violente explosion marqua la fin du petitstock de grenades. Quand la canonnade se tut, Akki jeta uncoupd’œil.Seullefulgurateursemblaitintact.Il l’attiraàlui,essaya,à
touteportée,debalayerl’oréedubois,làoùleslanguesdefeuqu’ilsjetaientdanslecrépusculeavaienttrahilaprésencedescanons. À si grande distance, le rayon du fulgurateur perdaitpresque toute sa puissance, et c’est sans grand espoir qu’ilvisa.Deuxterriblesdétonations,unjetdefuméeetdeflammesur lequel semblaient se balancer en équilibre des arbresarrachéslesurprirentagréablement.«Voici la fin de l’artillerie bérandiennedansnotre secteur,
Otso ! Il ne leur reste plus qu’une ou deux mitrailleuses, etnous avons encore mon fulgurateur lourd, avec environ dixminutesdefeuencore,enplusdemesarmeslégères.Lapartie
n’estpasencoreperdue.—Quedevons-nousfaire,àtonavis?—Lesretarderlepluslongtempspossible,pourdonneraux
villagesletempsdesereplierverslepaysbrinn.J’aid’ailleursl’impression que notre accueil les a quelque peu refroidis, etqu’ilsepasseradutempsavant leprochainassaut,ajouta-t-il,regardantlescadavreséparsenavantdesretranchements.»Lecommunicateursonnaàsaceinture.«Ello,Hassil.Ici,Akki.Qu’ya-t-il?— Rien de neuf. La forêt est toujours la forêt. L’avion est
moins endommagé que je ne l’avais cru d’abord, et je vaisessayer de le réparer suffisamment pour pouvoir vousrejoindre;oh!Dansdixouquinzejours,sij’yréussis.—Legrandcommunicateur?— Complètement détruit. Le projectile bérandien l’a
traversé.Etdetoncôté?—Mauvais. Trèsmauvais. Ils attaquent en force, avec des
canons.J’enaidétruitdeux,etungrandfulgurateur,mais j’ail’impression que dans les autres vallées les choses tournenttrès mal. J’ai demandé l’évacuation des villages. Nous allonsessayerderejoindre lesbrinns.Là,si lesconditionssontbiencequejecroisqu’ellessont,nouspourronstenirjusqu’àcequel’Ulna revienne. Je me demande ce que deviennent Anne,Boucherandetleursuite?—Jen’enaivuaucunetrace.— Tiens-moi au courant du progrès de tes réparations. À
bientôt.»Lecrépusculetombaitmaintenanttrèsvite,et le fondde la
valléeétaitnoyéd’ombre,saufàl’endroitoùlesbois,incendiésparl’explosiondescanons,brûlaientencore.«Cettenuitmême,Otso,nousallonsnousrepliersansbruit,
laissant quelques hommes en arrière-garde, qui nousrejoindront dès l’aube, à un point de rendez-vous que tu vasleur fixer. Il est peu probable que l’ennemi attaque dansl’obscurité une position qu’il ignore. Il faut que demain, auleverdusoleil, levillagesoitvide,etquelesnon-combattants
soientdéjàloin.Nouslessuivronsendressantdesembuscadespourretarderl’avancebérandienne.—JevoisdetristesjoursenperspectivepourlesVasks,Akki.
Nous, les hommes…Mais les femmes et les enfants, dans laforêtdesbrinns,laForêtImpitoyable!QuandnousarriveronsauxTroisLacs,toutirabien,maisd’icilà…—Plustôtnousnousreplierons,plusnouspourronslefaire
en ordre, et moins dure sera la retraite. Donne tes ordres,Otso.»Dans l’obscurité totale, Loonan’étant pas encore levée, les
Vaskssemirentenmarcheensilence.AkkietOtso formaientl’arrière-garde,portantlefulgurateur,démontéendeuxpartiesrapidementremontables.Auboutd’uneheure,laluneseleva,rendantlamarcheplusfacile.Versminuit,ilsdébouchèrentsurlaplaceduvillage,signalésparlesjeunesgarçons,vigilantsetexcités,quiassuraientlagarde.Une activité fébrile y régnait. Des files de femmes et
d’enfants montaient continuellement cacher dans les grottesles objets trop lourds ou encombrants à emporter. D’autresempaquetaient l’indispensable. Les étables étaient déjà vides,lesanimauxpousséshorsduvillage.Certains,anxieuxdetoutce remue-ménage, revenaient obstinément dans les rues,pourchassésàcoupsdepierresparlesgamins.Àpeinearrivés,leshommesoffrirentleuraide,tandisqued’autresoccupaientles fortifications sur les pentes. Akki et Otso tinrent conseilavecRoan.«J’aidétruitdeuxcanonsetunfulgurateur.Roan.Combien
pensez-vousquelesBérandiensenpossèdentencore?—Simessouvenirssontexacts,quandilyabienlongtemps,
j’aivisitél’arsenal,ilyavaitonzecanons,tousdecalibreassezfaible,environcinquanteousoixantemillimètres.Ilenresteraitdoncneuf.—Etlesautresarmes?—Ilyavaitaussitroisfulgurateursaumoins,quejecroyais
horsd’usage,sixmitrailleuses,etunecinquantainedefusils.—Etlesmunitions?
— Elles ne feront malheureusement pas défaut. C’était lerôle de l’arsenal d’en produire, et les machines nécessairesavaient été sauvées. Même du vivant du Duc, pourtantpacifique, elles ont fonctionné. Nous craignions toujours uneattaquemassivedesbrinns,trèsnombreux,bienplusquenous.—Ilrestedoncdequoinousécraser,nousetnosalliés.De
notre côté, comme armes modernes, mon fulgurateur lourd,deuxlégers,quelquesgrenadesrestéesici.Ilfautquej’arriveàdétruired’autresarmesennemies.Otso,ya-t-ilquelqu’unquipuissemeguiderversSare?—LesSaroisgardentledéfiléd’Urdayte.Maistunevaspas
yallermaintenant,sansavoirdormi?— C’est maintenant ou jamais. La nuit est encore longue.
L’ennemi occupe certainement le village. La victoire a pu lerendremoinsvigilant.Quelleestladispositiondeslieux?Ya-t-ilàproximitéunrocsurplombant?—Oui,maisildoitêtregardé,oualorsilssontfous.Ilyena
unautre,moinsloindelaplacecentrale.—Excellent.Organisel’évacuation.Jeparstoutdesuite.»Il fila dans la nuit, accompagné d’Iker et d’un autre jeune
homme, porteurs du fulgurateur. Au défilé d’Urdayte, ilstrouvèrent les Sarois, hommes, femmes et enfants, entassantblocsettroncsd’arbresenuneinformeetimmensebarricade.Akkisefitindiquerlechef.« Jecrois inutiled’essayerderésistersérieusement ici.Les
Bérandiensferontsautervosdéfensessansgrandmal,etàcemoment-là,ilseratroptardpourvousreplier.RejoignezplutôtOtsoIratzabal,etpartezverslaterredesbrinns…— Tu ne connais pas la Forêt Impitoyable, étranger ! Les
femmesetlesenfantsymourrontcommedesmouches.—Mourront-ilsmoinssûrementici?Dansunmois,auplus,
ungrandnaviremontéparceuxdemaracearriveraavecdesarmes,desvivres,desmédicaments.Ilfauttenirjusque-là.Ici,iln’yaplusd’espoir.Danslaforêt,avecl’aidedesbrinns…—Eh!jesaisbien!Maisilestdurd’abandonnersonpays!
Ttisaisqu’ilsontbrûléSare?
—Oui,nousavonsvu la fuméecetaprès-midi.Était-ce loind’ici?—Troisheuresdemarche.Pourquoi?— J’y vais pour essayer de détruire quelques-uns de leurs
canons.Pouvez-vousmedonnerunguide?—Biensûr!Alors,tucroiscetravailinutile?»Ilmontraitlabarricade.« Non, au contraire. Laissez ici quelques hommes, qui se
replierontaprèsunedéfensesymbolique.Toutenotretactiquevaconsisterà retarder l’avanceennemieenperdant lemoinspossible de combattants, pour que les faibles, femmes etenfants,puissentatteindrelaforêtsansmarchesforcées.—J’aicompris.Oyambide!»UnVaskd’âgemûrs’avança.« Conduis l’étranger jusqu’à Sare. Je suppose que vous
voulezyarriversansêtrevus?Passezparletorrent.»Ils escaladèrent le barrage, filèrent le long de la passe,
arrivèrent dans la vallée. À partir de ce moment, leur guideleur fît longer les rochers, glisser dans l’ombre des blocs oudesarbres,traverserenrampantlesprairiesbaignéesdelune.Au loin, la nuit était encore trouée d’un rougeoiement, et levent frais apportait par moments l’odeur piquante del’incendie.Ilssereposèrentuninstantdansuncreux.«Beaucoupdepertes,chezvous?—Unecinquantained’hommes,lorsdelabataille.Àpeuprès
autant de femmes et d’enfants quand ils ont bombardé levillage.—Eteux?—Nous devons en avoir tué une vingtaine avant que leurs
armes d’enfer interviennent ! Que voulez-vous faireexactement?—Détruireleursarmesd’enfer,commevousdites,avecune
armeencoreplusinfernale.Yavait-iluneplaceàSare?—Oui,auboutduvillage,aunord.— C’est là qu’ils ont dû disposer leur artillerie, très
fortementgardée,sansdoute.Peut-onenapprocheràmoinsdecinqcentspassanssefairevoir?»LeVaskréfléchituninstant.«Oui,parlerocherduhaut.—Allons-y!»Ils reprirent leur progression méfiante. Deux fois, le Vask
partit en éclaireur, et la deuxième fois, il resta longtempsabsent.Ilrevintcommeuneombre.«Ilyavaitunesentinellesurnotrechemin.Ilfautfairevite,
maintenant,avantqu’ilsdécouvrentsoncadavre.»L’odeur de fumée était maintenant très forte, et un léger
brouillard bleuté emplissait le fond de la vallée. Le Vaskindiqua,souslalumièrelunaire,unreplat.«Là était Sare.Au-dessus, à gauche, le rocqu’il nous faut
escalader.»Ils y parvinrent en une demi-heure, non sans s’être aplatis
plus d’une fois dans les hautes herbes. Oyambide passa lepremier, puis Akki, suivi des deux porteurs. Au momentd’arriver au sommet, le guide s’arrêta net, redescendit, sansbruit.«Encore des sentinelles, chuchota-t-il. Je vais essayer d’en
tueruneàlafronde,maisl’autredonneral’alarme.»Akkitiradesaceintureundesfulgurateurslégers.«Jemechargedusecond.»Les deux Bérandiens causaient à voix basse, regardant en
basverslevillage,leurvigilanceendormie.«Àvous»,soufflaAkki.LeVask sedressa, fit tournoyer sonbras.Atteint enpleine
tête,undesguetteurss’écroulaavecunbruitmatd’osbroyés.Soncompagnon,surpris,setourna. Ilreçutenpleinepoitrinelejetbleudel’armed’Akki.«Vite,enhaut!»Ilmonta legrandfulgurateur,calmement,maissansperdre
une seconde. Sous lui, presque à la verticale, s’étendait Sareincendiée,lesmaisonsmarquéespardestachesplusnoiressur
lesolsombre,ouparlesombresquejetaientlespansdemursrestés debout. Deux habitations seulement, à l’écart, avaientété respectées. Sur la place, des formes allongées, bâchées,indiquaientlescanons,aunombrededeux.Uncercledetenteslesentourait.Desfeuxdecamprougeoyaientencore,de-ci,de-là.«Jevaisessayerdefairesauterlescanonsd’abord,ensuite
decauserlepluspossiblededégâts.Dois-jebrûlerlesmaisonsquirestent,Oyambide?—Leurschefsdormentcertainementàl’intérieur.Brûle-les!—Bon!Tenez-vousprêtsàlaretraite.»Ils’allongeasurlerocherdur,visalonguement.Ladistance
était d’environ deux cents mètres, nettement inférieure à laportéeutile. Il régla l’armeà l’intensitémaximale, contemplaun moment la place, songea aux hommes tranquillementendormis dans les maisons et sous les tentes, pressa sur lecontact.Le rayon bleu parut tâtonner, erra, faucha les tentes qui
s’enflammèrentviolemment.Ilyeutquelquescris,viteétoufféssous une terrifiante détonation quand le rayon atteignit lescaissonsd’artillerie.Pendantquelquessecondes,lesexplosionscontinuèrent, à la lueur violente et brève des déflagrationssuccessives.Danslesilenceunmomentretombé,percéducridéchirantdesblessés,claquauneporte.AlorsAkkidirigeasonarmeverslesmaisons.Elles prirent feu plus lentement, puis les troncs d’arbre
flambèrent,illuminantlaplaced’unelumièredansante.Affolés,les hommes couraient en tous sens, fauchés dès qu’aperçus.Akkilâchalecontact.Danslerefletdel’incendie,ilputvoirlafacehilaredesjeunesVasks,etlerictusdebêted’Oyambide,etilsedemandas’ilsvalaientmieuxquelesBérandiens.D’uncoupsec,ildémontalefulgurateur.«Hop!Enretraite,jenelesaipastoustués!»Ilssehâtèrent,profitantdel’ombreportéeparlesblocs.En
bas, dans le village dévasté, une voix tonnante donnait desordres,unevoixquelecoordinateurreconnut,celledeNétal.
«Tiens,ilétaitlà,pensa-t-il.Dommagequejel’aimanqué.»Ileut latentationderevenir,definir laguerreparuncoup
d’éclat. Mais déjà un bruit de pas pressés annonçait lapoursuite,etilyrenonça.« Ce sera pour plus tard. Je me demande ce qu’il pense
maintenant de l’incapacité des races civilisées dans la luttepourlavie!»Ilsescaladèrentlelitdutorrentàsec.Deuxfoisdesflèches
sifflèrentàleursoreilles,etunefois,ildutbrûlerd’uncoupdefulgurateur léger un poursuivant trop proche. Bientôt lesBérandiens,ignorantlepays,perdirentleurtrace,etilspurentralentirlepas.L’aube les trouvaau sommetde lamontagne.Derrièreeux,
Sare incendiétachaitdenoir levertdesprairies.Àdroite,auboutd’unepentevertigineuse,setrouvaitledéfilécoupéparlabarricade.Riennebougeait,ellesemblaitdéserte.Devanteux,loin, le village d’Otso se dressait, encore intact, maisabandonné, sans un seul filet de fumée montant des toits. Àgauche, par-dessus l’épaule de montagnes plus basses, sedessinaituneplainecouverted’unemasseverteininterrompue,s’étendantjusqu’àl’horizon.Oyambidelamontradubras:«Laforêtdesbrinns,dit-il,laForêtImpitoyable!»
CHAPITREVLAFORÊTIMPITOYABLE
Ils marchèrent tout le jour, montant et descendant les
pentes, avant de rejoindre, au point convenu, Otso et latrentaine d’hommes des deux villages qui formaient l’arrière-garde. Le grand Vask accueillit avec une joie sauvage lesnouvellesapportéesparlecoordinateur.Ilendonnalui-même:« Selon ton conseil, j’ai envoyé desmessagers à toutes les
vallées, et la plupart sont rentrés. L’ennemi n’en a, jusqu’àprésent,envahiquequatre.Legrosdesesforcesacontournélesmontagnespourattaquerlesbrinns.Toutlemondesereplieenbonordre,aveccommebutlesTroisLacs,oùviventlesplusimportantestribus.Maislatraverséedelaforêt…—Peux-tumedessinerunecarte?—Grossièrement,oui.Tuvois,noussommesici,surlebord
nord-ouestdenosmontagnes.Devantnoussetrouveungrandplateau herbeux que nous traverserons en deux jours demarche,si lesBérandiensn’ysontpasdéjà!Aprèsunepentetrès raide, c’est la forêt. En quinze jours, si nous sommeschanceux, nous pouvons trouver une rivière, et, construisantdes radeaux, nous laisser descendre jusqu’aux Trois Lacs. Letoutestd’yparveniravantl’ennemi.Maiscequetumedis,queNétalétaitàSare,medonnebonespoir. Ilestplus facileauxBérandiens, par le nord, d’arriver aux Trois Lacs, mais ilsattendrontcertainementleurDuc!—Oùsontlestiens?—Ilsontenvirondixheuresd’avancesurnous,ettraversent
actuellement le plateau. Ils doivent camper ce soir près d’unpetitlac.—As-tuprévudespatrouilles,desflancs-gardes?»LeVaskleregardad’unairdereproche.«Jenesuispasfou!Bienentendu!—Jevousquitteraidemainmatin,etessaieraid’atteindrela
forêt, en avance aussi bien sur vous que sur les Bérandiens,pourrejoindre,sipossible,l’avionetHassil.
—Seul?Tuneconnaispaslechemin!—Jen’aipasbesoind’unguide.Cecimesuffira.»Il tirade sa ceinture le communicateur, le tendit àboutde
bras,tournalentementsurlui-même.Àunmoment,unepetitelampevertes’alluma.—Tuvois,ellenebrillequequandjesuistournéversl’avion.— Parfait. Mais te dit-elle aussi où sont les pistes, où le
fleuveestguéable,oùlesfalaisespeuventêtrefranchies?—Non,tuasraison.—Alors,jeviendraiavectoi.—Etteshommes?Tulesabandonnes?— Il y a ici Errekalt qui peut me remplacer. Je crois
sincèrement que si tu retrouves ton ami, nous avons de bienmeilleures chances de nous en tirer. Avais-tu d’autres armes,danstonavion?—Bienplusquejen’enavaispris.—Jeviensdoncavectoi.Jesuisleseuliciàavoirfréquenté
laforêt,endehorsdespistesquiconduisentauxTroisLacsetqueconnaîtErrekalt.Nouspartironsàl’aube.»Une lumière blême traversait péniblement les nues, au
levant,quand ilsachevèrent leurspréparatifs.Akkiportaitunfulgurateur léger (il laissa l’autre, ainsi que le lourd, àErrekalt),ungrandarc,uncarquoisde flèches,unehachedecombat. Otso avait, outre son arc, une fronde, un sabred’abattisetunecourtepique.Après de brefs adieux, ils prirent la direction de l’ouest, le
Vask fort de son entraînement de montagnard, Akki de sonentraînement de coordinateur. Le plateau descendaitdoucement,et,àmesurequ’ilsapprochaientdesonbord,desbouquetsd’arbressemêlaientauxhautesherbes.Ilsnevirentquepeud’animaux,bienqu’ilsaientcroisédes
pistesnombreusesqu’Otsoreconnaissait.Plusd’unefois,Akkisurpritsoncompagnonparlajustessedesesobservations.«As-tubeaucoupchassé,Akki?
—Non,saufàunepériodedemavie,ilyaquatreans,quandj’ai vécu pendant plus de quinze de vos mois avec les Ir’hissauvages de la planèteDzei, dans une autre galaxie. Ils sontencoreàl’âgedepierre,etj’étaisfrèredesangdeKéloï,undeleursguerriers.J’aibeaucoupappris.—Noussommesfrèresdesangmaintenant,Akki,etj’espère
quetuapprendrasaussi,avecmoi.Ah!Voicilapente.»Le plateau s’interrompait net, et, à perte de vue, à droite
commeàgauche,tombaitpresqueàpicsurlaforêt,àprèsdemillemètresplusbas.Vuedehaut,lasylveapparaissaitcommeuneénormemasseverteetrouge,compacte,àpeinetrouéede-ci,de-làdelignessinueusesquiétaientlesrivières.« La piste est plus à gauche. Elle est assez difficile, et je
passerailepremierpourtemontrerlesprises.»Ladescentefutdélicate,eneffet,etplusd’unefoisilsdurent
utiliser la longue corde de cuir qu’Otso portait enroulée à laceinture.Commelanuittombait,ilscampèrentsurunreplat,àmi-hauteur.Letempsétaitfrais,lecielcouvertderaresétoilesbrillaient faiblement dans les trouées de nuages. Ilsaccommodèrentleurgîtetantbienquemal.Unfaiblesurplomblesprotégeadelafinebruinequisemitàtomber,mais,mêmepourdeshommesentraînésàladure,lanuitfutpénible.Dès que la lumière fut suffisante, ils continuèrent leur
descente,et,unpeuavantmidi,arrivèrentaupieddelafalaise.Au-delàdelapented’éboulis,laforêtcommençait,lespremiersarbresensevelissouslesrocaillesjusqu’àmi-tronc.L’orée était un enchevêtrement inextricable de lianes et
d’arbustes,ilsdurentutiliserlahacheetlesabrepoursefrayerunpassageet,auboutdequelquesheuresd’effort,parveniràune clairière. Un animal de la taille d’une biche jaillit d’unfourré,ets’écroula,deuxflèchesautraversducorps.« Une cerf sauteur ! Une jeune femelle. Excellent, dit
joyeusement le Vask. Tellement excellent que, dans les forêtsdeBérandie,ilssontréservésàlatabledesnobles.Tuvasvoir,Akki.Onn’entrouvepasdansnosmontagnes.»Pendant que son compagnon dépouillait l’animal, le
coordinateurcoupaitdesbranchesépineuses, lesdisposaitenformed’enclosautourdeleurcampement.« Très bien, Akki. On voit que tu as vraiment connu la vie
sauvage ! Il y a en effet des bêtes dangereuses dans cetteforêt!»Lerôtifutdélicieux.Ilss’étendirentensuitesousunpetittoit
de larges feuilles plates, sur lequel la pluie se mit bientôt àcrépiter.« Il pleut presque chaque nuit, dans les terres basses »,
remarqualeVask.Akkineréponditpas. Ilavaitsortisoncommunicateuret le
réglait.«Ello,Hassil!Ello,Hassil!—Ello,Akki.Jet’entendsparfaitement.Oùes-tu?Quelleest
lasituation?»Rapidement,illemitaucourantdesderniersévénements.«Ettoi?— Je rebobine un groupe paragravitogène, si cela te dit
quelquechose.»Akki siffla : c’était considéré comme un travail délicat…
quandilétaiteffectuédansunatelierbienéquipé.«Ettuespèresréussir?—Assezpourpouvoirm’envoler,etrejoindre,avecunpeude
chance,l’endroitquelconqueoùtutetrouveras,sicen’estpastrop loin. Ainsi, tu es déjà dans la forêt ?Méfie-toi, il y a iciquelquesanimauxassezremarquables,dontdeuxou troisontessayédegoûterduhiss!—J’aiencoreunfulgurateur.Àbientôt,Hassil.Terminé.»Ils ne prirent pas de tours de garde, la barrière d’épines
empêchanttouteattaquebrusquée,maisdormirentcependantavecleursarmesàleurscôtés.Aumatin,commeOtsorôtissaitsur un feu sans fumée un des cuissots du cerf sauteur, il serelevabrusquement,ettenditl’oreille.«As-tuentendu?»Akkiécoutaàsontour.Loin,assourdiepar laforêt,retentit
unelonguesériededétonations.«LesBérandiens!Ilsattaquenttonpeuple!—Non,celanevientpasdececôté.Peut-êtreHassil?—Ilestencorebientroploin!Nousn’entendrionspas!—Alorsilsontrencontréunpartidebrinns,ou…— Ou Boucherand, ses hommes et Anne, acheva le
coordinateur. Allons voir ! À quelle distance crois-tu qu’ilssoient?—Difficileàdire,danscesbois.Uneheure,deuxheuresde
marche ? Qui sait ? Soyons prudents, maintenant plus quejamais.»Ilspartirentdansladirectiondescoupsdefeu.Laforêt les
enveloppait, complice et ennemie à la fois. Ils se faufilèrententre les troncs couverts d’épiphytes, Akki prenant le tempsd’admirer de somptueuses fleurs naissant au creux desbranches, et se promettant de revenir en chercher deséchantillonspourleparcbotaniquedupalaisdesMondes,surRéssan. Le Vask marchait en avant, arc prêt, flèche déjàencochée. Le sous-bois s’éclaircit, le sol monta, ilsapprochaient d’une éminence ensevelie sous la végétation.Otsos’arrêtanet:unbruitsaccadébrisaitlesilencerelatif.«Unchien,souffla-t-il.Ilnousfautdéguisernotreodeur.»Il tira de son sacunepetite boîte pleined’un onguent vert
pâle,trèsodorant,etilss’enenduisirentlesmainsetlevisage.Quelques minutes plus tard, dans un craquement debroussailles, un chien parut, hésitant, le museau prenant levent. Une flèche lui traversa la gorge, et il tomba, dans unjappementquelesangétouffa.«Viens!»Ilsglissèrententre lesarbres commedesombres,profitant
dumoindreabri,etbutèrentpresquesuruncadavre,maigre,enguenilles.Àcôtégisaitunarcbrisé.« Un des hommes de Boucherand ! Tué par une balle en
pleinetête!»Ilspoursuivirent leuravance, leVasktenantsonarcàdemi
tendu,Akkiserrantdanssamainlacrossedufulgurateur.Un
bruitdevoixsemêlaauxmurmuresconfusdusous-bois.Les arbres s’espaçaient, et, au milieu d’une clairière, une
douzaine d’hommes formaient un cercle autour d’un autre,étendue sur le sol, ligoté. C’était Boucherand. Akki cherchaAnne des yeux, et l’aperçut, debout, attachée à un tronc, lesbras au-dessus de la tête. À son côté, Clotil, égalementattachée, semblaitépuisée, infiniment lasseetdésespérée.Laduchesse, au contraire, tenait haut la tête, la boucheméprisante.LeplusgranddesBérandiensdonnaunviolentcoupdepied
danslescôtesducaptif.«Ehbien,Boucherand!Nousavonsfinipart’avoir!LeDuc
vaêtrecontent!Alors,fiercapitaine,onrestemuet?»D’un sursaut, le captif s’assit, leva la face et cracha à la
figuredeceluiqui venaitdeparler.Unevoléedecoups le fitretomberàterre.« Alors, on joue au serpent cracheur ? Tu cracheras d’une
autremanière,quandlajusticeduDucs’exercera!»Otsoattiradoucementsoncompagnonenarrière.«Combienpeux-tuentueravectonarme?—Tous,mais il fautque jechangedeplace.D’ici, le rayon
atteindraitaussilesjeunesfilles.— Bon, vas-y. Quand ma première flèche frappera, tire. Je
vais compter jusqu’à deux cents pour te laisser le tempsnécessaire.Sid’icilàilsbougent,nousferonspourlemieux.»Akki recula d’une dizaine de mètres, puis commença à
contourner la clairière. Il étaitpresqueenposition,quandundeshommessedétachadugroupeetappela:«Ir-Hoï!Ir-Hoï!Oùdoncestpassécesacréchien?— Il ne se perdra pas, lança le chef. Allons, ramassez-moi
celui-là,etdétachezcesdames!Nouspartons!»«Ir-Hoï!»Tout en appelant, le Bérandien s’approchait de la cachette
d’Otso.Ileutungestedesurprise,posasamainsursonépée.Uncoupdesabrel’étenditàterre.
Akki bondit, traversant les branches pendantes. Il entenditune exclamation étouffée, se retourna. Anne l’avait vu. Laseconde ainsi perdue faillit être fatale. Déjà les ennemis sedispersaient.Ilfaucha,etlerayondufulgurateurcarbonisalestorseset fitéclater les troncsdesarbres.Troisennemis tués,quatre, six, huit. Un autre tomba sous la flèche du Vask. Lerayonbleucessadejaillir.Akkijura.Lesfulgurateursnesedéréglaientpourainsidire
jamais, et il fallait que cela arrivât dans de tellescirconstances! Il lepassarageusementà laceinture, leva lesbras pour prendre son arc. Quelque chose le heurta avecviolence,etiltombadanslesbroussailles,unedouleursourdeaucôté.«Touché,pensa-t-il.Uneflèche!»Ilrampa,secamoufladerrièreungrostronc.Lefûtempenné
semblait sortir de son flanc, et pourtant il ne sentait pas latiédeur gluante du sang. Il explora délicatement des doigts,poussa un soupir soulagé. La pointe du trait avait heurté lecommunicateur, et un coin de ce dernier l’avait meurtri. Ilarrachalafrêlehampedesesvêtements.Il acheva de prendre son arc, rampa en avant. La clairière
était vide, sauf les cadavres à demi carbonisés, Boucherandinanimé,et les jeunes filles toujoursattachéesà leursarbres,saines et sauves semblait-il. Nulle trace des Bérandienssurvivants, ni d’Otso. Le feu crépitait violemment, et gagnaitles végétations basses. Il fallait faire vite. Tout en guettant ilréfléchissait:«Nousavonsentendudescoupsdefeu,maisceuxquisont
ici n’avaient que des arcs. Probablement y a-t-il d’autresennemisauxenvirons.»Comme pour confirmer cette déduction, des détonations
éclatèrentvers l’est.Aumilieudesmorts,Boucherandessayadeselever.Làoùavait étécaché leVask,un fourréoscilla.Une flèche
traversa la clairière et s’enfonça entre les branches. L’instantd’un éclair, Akki entr’aperçut une face humaine entre les
frondaisons, et tira. Avec un long cri, l’archer s’affaissa danslesherbes,écrasantlerideaudefeuillagequil’avaitmasqué.«Attention,Otso,ilenresteun!—Onnesaitpascompterdanslesétoiles?Non,tousysont.
Félicitations,tumaniesl’arccommeunVask!Allonslibérerlesprisonniersavantquelesautresreviennent!»Ils se précipitèrent, leVask versBoucherand,Akki vers les
jeunesfilles.Anneleregardaitvenir,triomphante.« Je t’avais dit, Clotil, qu’il ne fallait pas désespérer, qu’il
viendrait!»Déjà le coordinateur coupait les cordes. Anne frotta ses
poignetsdouloureux.« Vite, partons ! Combien y avait-il de Bérandiens quand
vousavezétésurpris?—Environquarante,dontseptavecdesfusils.»Boucherands’approchait.«Merci,Akki,pourmoi,etsurtoutpourelles.— Filons, coupa le Vask. Nous ne sommes pas encore
sauvés.»Ilspartirentversl’ouest,àl’opposédescoupsdefeu.Malgré
la grande lassitude des jeunes filles et du capitaine, ilsavancèrent assez vite. Le sous-bois était clair, presque sansbuissons,etilsmarchaiententredegrandsfûtsdroits,élancés,quiexplosaientenfrondaisonsàplusdevingtmètresdehaut.«Est-celàcetteForêtImpitoyable,Otso?Ellepâlitàcôtéde
biend’autresquejeconnais!— Attends. Tu n’as rien vu. Nous sommes encore sur les
terreshautes!»Ausoir,ilspensèrentavoirdistancétoutepoursuite,simême
poursuite il y avait eu. Ils campèrent à l’abri d’un arbreénorme,dontlesgrandesraciness’étalaientautourdutroncencloisons radiales.Otso etAkki enprofitèrentpour construire,avecde larges feuilles,unepetitehuttequipermitd’attendreavecsérénitélapluienocturne.Ilsdînèrentdesrestesducerfsauteur,puis lecoordinateur
ouvritsonpetitsacétancheetsoignaBoucherand.Cederniersouffraitterriblementdescontusionsreçueslorsdesacapture.Une pilule le soulagea. Clotil avait, à la jambe gauche, unevilaine plaie, écorchure envenimée, qui fut nettoyée etdésinfectée.Akki prit la premièregarde.Assis à quelquedistancede la
cabane, sous un abri improvisé fait de feuilles de linglan, illaissasonattentionerrer,confiantensonouïepourl’avertirsiquelque chose ou quelqu’un approchait. La nuit étaitabsolumentnoire,bienquelapluieeûtcessé,laforêtimmobileetsilencieuse.Unsouvenirmontadanssamémoire,celuid’uneautrenuit,àdesmillionsd’années-lumière,oùilattendaitavecKéloï, le chasseur sauvage, l’arrivée de l’astronef froondébarquant illégalement des colons. La nuit avait été aussinoire,aussisilencieuse,jusqu’àl’aube,etàlaférocebataille…La situation lui apparaissaitmauvaise, presque désespérée.
Tiendraient-ilsjusqu’auretourdel’Ulna?D’uncôté,leshordesvasks,vaincues,malgréleurvaillance,parunarmementetuneorganisationsupérieurs,appuyéespardeshumanoïdesdont ilne savait rien, sinon qu’ils ressemblaient physiquement auxhiss. De l’autre, quelques millions de Bérandiens, avec unevéritable armée, des armes plus modernes, et à leur tête unhomme jeune, intelligent, impitoyable, et démesurémentambitieux. Et, essayant de renverser la balance, lui, Akki,perdudanslaforêt,avecdeuxhommesetdeuxjeunesfilles,etHassil, perdu lui aussi avec un avion désemparé. Entre euxdeux,deslieuesetdeslieuesdeforêt.L’issue finale de la lutte n’était pas douteuse.Quand l’Ulna
reviendrait, si les coordinateurs ne reparaissaient pas,Elkhann, le commandant de l’astronef, prendrait les mesuresnécessaires. Les Bérandiens seraient broyés. » Mais, songeaAkki,cen’estpascelaque jevoudrais. Ilyaparmieuxaussides hommes de bonne volonté, même si pour l’instant ils nepeuvent rien contre leur Duc usurpateur. » Il se souvint desjeunesmarinsrencontrésdanslataverne,quiauraientpuêtrede merveilleux astronautes. Il y avait le vieux Roan,Boucherand,etAnne…
Anne!Cettepetitesauvageonne,filled’uneplanèteperdue,d’une civilisation tragiquement détraquée, le fascinait. Ellepossédaituneintelligencesortanttoutàfaitdel’ordinaire,et,choseplusrareencore,ducaractère. Il l’imaginatellequ’elleaurait pu être, sortie d’une université de Novaterra ou deRéssan. Que serait-elle devenue ? Sans doute pas unescientifique,sonespritn’étaitpasdirigédanscettevoie,bienque,surNérat,etgrâceauxleçonsdesonparrain,ellecomptâtcertainementparmi lesesprits lespluscultivés.Maiselleeûtété probablement une grande administratrice, quelque partdansundesrouagesdusommetdelaLigue,côteàcôteaveclevieil Hasslem, Térankor le sinzu, ou Harbou Kler, leNovaterrien,sonproprecousin…Pendant la journée, ilsavaientétéentièrementoccupéspar
leur fuite, et, saufquelquesbrèvesparoles, il ignorait encoretout de l’odyssée d’Anne et de ses compagnons. Durant lesjours qui venaient, il aurait le temps de l’apprendre. Il fallaitcompter au moins quinze jours de marche pour rejoindreHassil, ou, s’ilsdécidaientd’allerdirectementauxTroisLacs,unebonnesemaine.Loin, derrière lui, monta un long hurlement modulé, qui
trouait la nuit et, comme à son signal, la pluie croula denouveauencataracte,noyantlesbruitsdansleronflementdesgouttesd’eausurlefeuillage.Otsovintlerejoindreàtâtons.«Unqlaïnenchasse.Attention!—Qu’est-cequ’unqlaïn?— Je n’en ai jamais vu, simplement entendu. D’après les
brinns,c’estuneénormebêtecarnivore,quiyvoitlanuit.—Ilétaitloin…— Le qlaïn est chez lui dans la forêt, quoiqu’il s’avance
rarementsur les terreshautesoùnoussommesactuellement.Prenonsgarde,cependant.—Bah!J’airéparélefulgurateur.—Cela nous fera une belle jambe que tu le tues, si un ou
plusieursd’entrenoussontdéjàmorts!Lesbrinnsleredoutentcomme la peste ! Nul ne peut défier un chef en combat
singulierpourdisputersaplaces’iln’adéjàabattuundecesfauves!Généralement,leschefsbrinnsmeurentvieux!Jen’endiraispasautantdescandidats.Et,contrairementauspriel,quin’estdangereuxquesionl’attaque,leqlaïnestagressif!—Soit.Retournedormir.Montourdegarden’estpasfini.—Non,jereste.—Àtonaise!»Ils veillèrent dos à dos, échangeant de temps en temps de
brefsmurmures.Puis,plusproche,bienplusproche,montadenouveaulecri.« Il suit notre piste. Réveillons les autres, et tenons-nous
prêtsàtout!—Commentpeut-iltrouvernotrepiste,avectoutecettepluie
quiesttombée?—Jenesais,maisillatient!Écoute!»Le hurlement jaillit encore une fois, tout près. Sous la
cabane, ils entendirent Boucherand se lever, puis la voixinquiètedeClotil.«Qu’ya-t-il?—Rien.Unanimalquichasse,sansdoute.Net’inquiètepas,
Akkiestlà!»Cettefois,c’étaitlavoixd’Anne.Akkisouritdansl’obscurité.Unpasléger,etBoucherandse
penchaverseux.«Attention!C’estunqlaïn, leplusdangereuxcarnivorede
Nérat!— Je sais, dit Otso. Akki, donne ton arc à Boucherand. Et
tienstonarmeprête.Attention,levoilà!»Une ombre plus dense se déplaçait dans le sous-bois, à
quelques dizaines demètres. Akki se leva doucement, vérifiadu doigt la position du réglage de son fulgurateur : pleineforce.Avecun faiblebruitde frottement, les flèches sortirentdescarquois.«Quesepasse-t-il?»ditlavoixclaired’Anne.Commeunéclairnoir,lefauvefutsureux.Akkieutletemps
d’entrevoir, silhouettée contre la trouée de ciel qui séparaitdeux arbres, une longue formebondissant à plusieursmètresdu sol. Le mince rai de lumière tâtonna, se fixa sur cetteombre.Dansunhurlement,l’animalretombaavecfracassurlacabane.Clotilcria,uncrid’indicibleépouvante,puisce fut lesilence.Fébrilementlecoordinateurarrachadesaceinturesatorche
électrique;lemonstregisaitsurlecôté,mort,assezsemblableàuntigrequieûtétécroiséd’ours.Lagrandegueulebéante,auxcrocsdedixcentimètres,avaitbroyélepoteaucentraldela hutte. Sur le flanc, des pattes de devant à la croupe, sedessinaitlalonguelignenoireetboursoufléequ’avaittracéelefulgurateur.«Anne!Clotil!—Jesuislà!Clotilestsauvée…jecrois.»La voix d’Anne était calme, à peine traversée d’un léger
tremblement. Ils se précipitèrent vers elle. Boucherands’agenouilla,soulevalatêtedesasœur.«Évanouieseulement,j’espère.»Effectivement elle se ranima peu après, se redressa
lentement.«Jesuissotte!M’évanouirdepeur!Jesuisunepiètresœur
pour le capitaine des gardes, n’est-ce pas. Hugues ?Mais jesuissilasse!»Ilsl’installèrentdansunenouvellehutte,improviséeavecles
débrisde l’ancienne,puisrevinrentcontempler leqlaïn.Deuxflèchessortaientdesonpoitrail.« Joli coup, capitaine, dit le Vask. Votre flèche est juste au
creuxducol.Commentavez-vouspuvisersijustedanslenoir,etsivite?—Mafoi,lavôtren’estpasloinnonplusd’unpointvital!Et
vous étiezmoins bien placé quemoi. À vrai dire, je n’ai pasvisé,j’aitiréd’instinct.—Moiaussi.»LeVaskéclataderire.« Si l’on m’avait dit, il y a deux mois, que je combattrais
épaulecontreépauleavec lecapitainede lagardeduDucdeBérandie!— Ex-capitaine, Otso. Et il y a de braves gens chez nous
aussi.—Jelecrois,maispourquoinousfaites-vouslaguerre?—Nousnel’aurionspasfaite,siNétal…LevieuxDucyétait
opposé,ets’ilavaitvécu…— La vieille histoire, intervint Akki, la même vieille et
lamentable histoire que j’aie vue se répéter sur trenteplanètes ! L’étranger est différent, il n’a pas les mêmescoutumes, il est donc, très vite, l’ennemi. Mais qu’un périlcommun survienne, et les différences s’effacent… pour unmoment.Après,celarecommence,àmoinsqu’onn’acceptecesdifférences, qu’on ne les souhaite même, comme dans notreLigue.Maistoutcelaserapourplustard,s’ilyapournousunplustard.Enattendant,ilfautsurvivre!»Ilsparvinrentàl’aube,reposésmalgrélanuitagitée.Laforêt
devenaitdeplusenplusdense,leterraindescendait,etlesolsetransformait,àmesure. Ilsdurentéviterdesmarécagesoùdesmonceauxde feuilles se décomposaient, sous l’actiondesbactéries, en boue noire et infecte. Des lianes jaillissaient deces marigots, escaladaient les troncs, pendaient en rideauxqu’ilfallaitcreverausabreetàlahache.«TuvasvoirmaintenantlavraieForêtImpitoyable,Akki,dit
leVask.Avantdenousyenfoncer,ilfaudraitchasser,fumerdelaviande,carunefoisquenousseronsdanssoncœur,legibierserarare.—Soit.Jereprendsmonarc.QueBoucherandetClotilaillent
avectoi,Anneresteraavecmoi,commecelapersonneneferapartied’ungroupedésarmé.Trouve-t-oniciduboisconvenablepourfaireunarc?—Unebranchedeglia,s’ilyena.C’estlemeilleurboisd’arc
delaplanète,ditlecapitaine.— Je pars à droite, rendez-vous ici quand le soleil
commencera à descendre. Au cas où les Bérandiens nousauraient suivis, filez vers les Trois Lacs. Nous vous y
retrouverons.»Ils partirent, Akki en avant, arc prêt, Anne le suivant,
fulgurateuraupoing.Il leurfallutunlongtempspourtrouverdugibier.Finalementilsdébuchèrentunepetitehardedecerfssauteurs,delavariétéquihantaitleborddesmarais,avecunpelage plus clair. Akki en abattit deux. Ils mirent plus d’uneheure pour découper les parties qu’ils désiraient garder, etpour en faire des paquets transportables. Et, Anne, l’armeprête,marchantcettefoisenavant,ilsrevinrentverslelieudurendez-vous.Ils en étaient encore assez loin quand éclatèrent les
détonations.Akkijetalaviandeàterre.«Nosamis!Attaqués!Ilplaçalaviandesurunefourche,encochal’arbred’uncoup
dehachepour le reconnaître, reprit son fulgurateuret fonça.Lafusillades’étaittue.Le rendez-vous était désert. Ils progressèrent avec
précaution. Bientôt ils trouvèrent le premier cadavre, unBérandien, une flèche à plume rouge, une flèche d’Otso,plantéedans l’œildroit.Akkiexamina lestracesdeballessurlestroncs.«Nosamisétaient ici. Ilsontvuvenir l’ennemi,etont tiré
les premiers. Pas de trace de sang de leur côté, ils ont dûéchapper,pourcettefois.Continuons.»Ilsarrivèrentvitesurleslieuxdelabataille.Troisnouveaux
corpsjonchaientlesol.Lecœurbattant,ilssepenchèrentsureux.C’étaientencoredesBérandiens,maiscettefois,bienquetoutes lesflèchesaientunempennagerouge,ellessemblaientavoirététiréesdedeuxcôtésdifférents.«Boucherandaunarcmaintenant.Ah ! Ilsontdûprendre
celuidupremiersoldatquenousavonstrouvé.»Du côté où les arbres étaient percés de balles, une longue
tracepourpretachaitlesol.«Undesnôtresaététouché!Otso,Boucherand,ouClotil?
Baissez-vous!»Les projectiles sifflèrent au-dessus de leurs têtes. Akki se
jeta à plat ventre, ouvrit le feu. Dans la fumée des arbrescarbonisés,ilvittomberdessilhouettes.« Vite, Anne, rampez en arrière jusqu’à deux centsmètres
environ. Après, vous pourrez courir sans danger, les troncsvousprotégeront.Jecouvrevotreretraite!»Il se glissa lui-même plus à gauche, en un point d’où il
pouvait voir derrière le rideau de fumée. Rien. Puis quelquechose bougea derrière un buisson, et il vit un canon de fusiltâtonner dans sa direction. Il tira. Le buisson explosa enflammes.Unhommejaillit,qu’ilfaucha.Se haussant sur ses coudes, il scruta la forêt. Autant qu’il
pouvait voir, rien de vivant à portée. Il jeta un coup d’œilderrière lui,Anneavaitdisparu.Alors il sedressad’unbond,courutenzigzaguant.Uneballesiffla,ilstoppaderrièreunfûténorme, balaya au hasard, reprit sa course. Il rejoignit Annepeuaprès.Ils fuirent longtemps, passèrent près de leur cache de
viande, où Akki choisit hâtivement quelques morceaux. À lanuittombante,ilsarrivèrentàlabergeindécised’unmarais.Ilnefallaitpassongeràs’yengagerdans l’obscurité.Deux
grandsarbress’élevaient justeà la limite,poussantau-dessusdeseauxhuileusesdelonguesbranchesenchevêtrées.« Nous allons passer la nuit ici, dit Akki. C’est notre
meilleurechancedesalut.»Il grimpa assez facilement, s’aidant des lianes. À plusieurs
mètres du sol, une branchemaîtresse se trifurquait, formantunesorted’armaturedeplate-formeà laquelle ilnemanquaitqu’un tablier. Il tressa rapidement des lianes, en un hamacsouple,redescendit,cueillitquelquesfeuillesdelinglan.«Pourrez-vousmonter,Anne?»Elleseretourna,luisourit.« Toute petite, je passais ma vie dans les arbres, à
Vertmont!»De fait, elle fut en haut plus vite qu’il n’eût pu le faire.
Rapidement,ilallumaunfeudebroussailles.«Vousnemontezpas,Akki?
—Ilfautfumercetteviandeavantqu’ellesegâte.—Alors,pourquoim’avoirexpédiéelà-haut?— L’odeur peut attirer des fauves. Vous y êtes en sécurité.
Restez-y ! » Commanda-t-il en la voyant faire mine deredescendre.Ildécoupalavenaisonenlanières,improvisaunboucan.Elle
selaissaglisserlelongdutronc,seperchaàcalifourchonsurunebranchebasse.« Puis-je rester là, seigneur ? demanda-t-elle d’un air
faussementsoumis.—Sivousvoulez.Puisquevousnesemblezpasavoirenviede
dormir,racontez-moivotreodyssée.—Oh!Iln’yapasgrand-choseàdire.Quandvousnousavez
quittés pour aller sauver parrain, nous sommes partis. Nousétionssixentoutàcemoment-là.Nousavonsentenduunbruitde bataille, puis vu votre avion s’élever. Nous avons galopéjusqu’à la fin de la nuit, et le matin nous a trouvés assezprofondément enfoncés dans la forêt.Boucherand était d’avisd’aller clamer refuge chez les Vasks, pour me mettre ensécurité. Je m’y opposai, sachant qu’il lui en coûteraitbeaucoup de faire une telle démarche, et ne voulant pas nonplusmedonnerenotageauxennemisdelaBérandie.—Vousauriezpourtantmieuxfait!Biendeschosesauraient
étéchangées.— Peut-être. Quoi qu’il en soit, je m’y opposai, et nul ne
discutamesordres.JevoulaisessayerderejoindrelecomtédeRoan, où nous aurions pu trouver de l’aide chez de loyauxvassauxdemonparrain,voireleverunearméecontrecelledeNétal. Mais très vite, d’après les renseignements que nousreçûmes de proscrits vivant dans les bois, je compris quec’était impossible.LepremiersoindeNétalavaitétéde faireemprisonnertousceuxqu’ilsoupçonnaitdepouvoirmeresterfidèles.Nousapprîmesaussiquelaguerreavaitétédécidéeàla foiscontre lesVaskset lesbrinns,etqu’unearméecommeon n’en avait encore jamais vu en Bérandie se rassemblait.J’acceptai alors de me rendre chez les montagnards, où je
savaispouvoirvousretrouver,maisc’étaittroptard.Lesavant-gardes bérandiennes cernaient déjà le débouché des vallées.Nous décidâmes alors de contourner les montagnes afin derejoindre le pays vask par l’ouest. Pour cela, il fallaitprogresserparlaforêt,lesplainescôtièresétantsouslacoupedel’usurpateur.« Puis, un jour, nous rencontrâmes un détachement de
soldats, et perdîmes deux hommes sur trois au cours ducombat.Nous échappâmes de justesse, et, dès lors, notre viefutuneviedefugitifs,perpétuellementpoursuivis,sansjamaispouvoirprendrederepos.Noschevauxavaientétéabandonnésdepuis longtemps, échangés à des proscrits contre desvêtements et des armes. Il fallait marcher, parfois courir, secacher,avectoujours lapeurennous.Pourmapart, jesavaisquelesordresétaientdemeprendrevivante,etsansmal.PourBoucherandetl’archer,c’étaitlamort.PourClotil,pire!« Je ne sais comment nous avons survécu. Une fois, nous
sommesrestés trois jourssansmanger, tapisdansunbuissonpendantquelessbiresdeNétalbattaientlaforêt.Nousavonsvécud’unanimal tuépar-ci,par-là, sanspresqueoserdormir,autrementquepardebrefsassoupissementsdanslesfourrés.Puis,unjour,nousavonsvupasservotreavion,trèshaut,dansune trouée du toit végétal. Cela nous rendit courage : vousnouscherchiez.—C’étaitHassil,Anne.Maisàvraidire,nousn’avonsguère
cherché.Leschancesdevoustrouverétaientsifaibles!— Cela nous redonna espoir. Nous traversâmes les
contreforts nord des montagnes, et commençâmes à nousrapprocher des passes conduisant chez les Vasks. Puis nousentendîmes de sourdes détonations, et, plus tard, vîmes dehautescolonnesdefuméemonterpar-dessuslesmonts,etnoussûmes alors que la guerre nous avait dépassés ! Comme lesbrinnsrefusentdequitter leurs terresbasses,nouspensâmesquelesVaskssereplieraientverseux,etnousallâmesverslepays brinn. C’est alors qu’un groupe de Bérandiens noustrouva.Vousconnaissezlereste.Etvous,Akki?
—Ehbien, après vous avoir quittés, nous volâmes vers lesmonts.Jefusassezheureuxpourtirerd’affaireunjeuneVaskattaqué par un fauve, et nous fûmes très bien reçus. Puis laguerresedéclencha,Hassilfutabattuparmalchance,et,aprèsquelquesbataillesperduesetquelquescoupsdemainréussis,jedécidaid’essayerderejoindreHassildansl’épavedel’avion,car là se trouventd’autresarmes.Chemin faisant,nos routessecroisèrent.—Pensez-vousqueBoucherandetClotils’entireront?—Ilsontaveceuxunhommedegrandcourageetdevastes
ressources. Ces Vasks sont un vaillant petit peuple, malgréquelques idées bizarres. Oui, j’ai bon espoir pour eux. Et j’aiespoiraussiquece sera ladernièreguerre surcemonde,aumoinsladernièreguerreinterraciale.—Vousyveillerez,n’est-cepas?dit-elle,ironique.— Vous ne me comprenez pas, ou ne voulez pas me
comprendre ! Otso et Boucherand sont faits pour s’entendre.Ilssont,ouseronttousdeuxdeshommesinfluentsdans leurspeuplesrespectifs.Et,commevousdites,j’yveillerai.Allons,laviandeestprête,autantquejepuisselapréparer.J’arrive.»Il grilla quelques morceaux de venaison, monta. Ils
mangèrentensilence,burentàlagourded’Akki,gourdeultra-perfectionnéequipurifiaitl’eauqu’ellecontenait.« Dormez maintenant. Je vais prendre la garde pour un
moment.—Oùallez-vousdormir?—J’aifaitlehamacassezlargepourdeux.Maisn’ayez…—Oh!Jenecrainsrien.Jemedemandaisseulementsiune
chevalerie mal placée n’allait pas vous faire passer la nuit àcheval sur une branche ! Bonsoir, monsieur le coordinateurgalactique!—Bonsoir,duchessedeBérandie.SacréGrandTso!Qu’avez-
vousfaitdevoscheveux?—Coupéscourt!Onnepeutguèrerampernicourirdansles
bois avec une longue chevelure. Mais c’est maintenant quevousvousenapercevez?»
Elle s’étendit, ramena sur elle la couverture de feuilles delinglan,gardantlatêtecouverte.LalunedeNérats’étaitlevée,roussâtre,etsoussa lumière la faced’Anneparaissaitpâleettirée.«Commeelledoitavoirsouffert,pensa-t-il.Elle,élevéedans
le luxe barbare, mais réel, de la cour de Bérandie, jetéebrutalement sur les chemins de l’exil, souffrant de la faim,abrutiedemanquedesommeil,ettoujoursindomptable!»«Àquoipensez-vous,demanda-t-elle.Auxmesuresquevous
prendrez?— Je pense que j’ai rarement rencontré quelqu’un d’aussi
courageuxquevous.—Oh!Lecourage!C’estunedenréedepeudevaleur,dans
lescirconstancesprésentes.Dequoimesertlecourage,contrevosastronefs?—Jecroyaisquevousaviezcessédemeconsidérercomme
unennemidepuisnotrevoyagesurLoona,Anne.Vousm’aviezmême demandémon alliance, le soir qui précéda le tragiquebanquet.L’avez-vousoublié?—Non, certes.Commentpourrais-je l’oublier,moi, qui, par
deux fois, vousdois la liberté?Maispouvez-vousoublierquevous êtes coordinateur ? Régler cette situation de Bérandieavecleminimumdelarmes!Ilmesemblequ’ilenadéjàcoulépasmal,mêléesdebiendusang!—Nivotrefautenilamienne!—Votrefauteetlamienne,Akki.Lavôtre,carvotrearrivéea
toutprécipité.Lamienne,carj’aitissédemespropresmainslefilet où je suis aujourd’hui prise ! Nétal ne fait qu’appliquermesplans!—Dumoinsaviez-voussurenonceràvosidéesdeconquête.
Je ne sais ce quenous réserve l’avenir,mais je vous prometsque,si ladécision finalevous forceàquittercetteplanète, jetrouverai,pourvousetlesvôtres,unmondeencoreplusbeau,etquiseraà jamais levôtre.Lamêmeloiquivousexilevousprotégera.—Ceseralemondedemesfils.Jamaislemien!
— Je n’ai pas non plus demonde. Je les ai tous, et aucun.Depuisquej’aiatteintl’âgedehuitans,j’aipeut-êtrepasséentouttroisanssurmaplanètenatale.—Commentconnaîtrelebonheur,sionvousdéracine?—Lebonheurest-ilsiimportant?Oh!Jesais!Vouscroyez
quej’enparleàmonaise.Vouspensezquejepeuxmeretirersurlemondequim’avunaître,quandjelevoudrai.Peut-être.Mais Novaterra est-ellema patrie, plus qu’Ella, où j’ai passédixannées,qu’Arbor,oùj’aivéculongtempsaussi,queDzei,oùjefusadopté,etoùj’ailaisséunfrèredesang,quiétaitdevenupourmoiunvraifrèreetquejenereverraisansdoutejamais,quetantd’autresmondesoùj’aiégrainélesjoursdemavie?Vous n’avez jamais, et pour cause, assisté à une réunion duGrandConseildelaLigue.Autrefois,autempsdemonancêtreterrien,ilyavaitundéléguéparplanète.Maintenant,ellessonttrop nombreuses, et il n’y a plus qu’un délégué parconfédération.Ehbien,ilseréunit,dansl’immensepalais,plusde six mille envoyés, représentant plus de cinquante millecivilisations.Passerais-jemavieàvolerd’unpointàl’autreducosmos que je n’arriverais jamais à les connaître toutes. Etpourtant,d’unecertainefaçon,touscesmondessontaussimapatrie!— Je comprends, Akki.Maismoi,moi, je n’ai jamais connu
qu’une seule terre.Et je vais sansdouteenêtreprivée,pourdesfautesquinesontpaslesmiennes!—Quisaitcequel’avenirréserve?Dormezmaintenant.La
journéededemainserarude.»Ellefutinfernale.Lemaraismiroitaitàpertedevueàdroite
etàgauche,danslalumièredel’aube.Leursommeilavaitététroublé par des myriades d’insectes piqueurs, et les crislointains des fauves en chasse. Akki appela Hassil. Laréparation de l’avion progressait lentement. L’indicateur dedirectionmontrait que l’épave se trouvait de l’autre côté desmarais,encoretrèsloin.Ilspartirentvers lagauche,s’éloignantainsid’unepossible
poursuite.Mêmeàassezgrandedistancedeseaux,lesolétait
spongieuxetmouvant,et,pardeux fois, ils faillirents’enliser.Vers lemilieu du jour, ils dérangèrent un spriel tapi dans unfourré, et Akki le foudroya avant qu’il eût pu bondir. Ilconsidéra alors son fulgurateur d’un air pensif. La charges’épuisait, et il restait à peine trente secondes d’utilisation àpleine puissance. La marche était rendue pénible par le solmou qui aspirait les pieds, par le harcèlement incessant desinsectes, par les lianes qu’il fallait hacher pour se frayer unpassage. Trois fois, ils durent contourner des langues d’eauquelemarécagelançaitenpleineterre.Ausoir,ilsnepurenttrouverungîtesûr,etcampèrentsurle
solhumide,àpeineprotégésparquelquesbranchesépineuses.Leur provision de viande, malgré le boucanage, prenaitmauvaise odeur. Aucun animal comestible ne semblaitfréquenter les abords du marais, et ils durent s’enfoncer àtravers un sous-bois presque impénétrable pour trouverquelquesrongeursàchaircoriace.Etlesjourssesuccédèrent.Ils souffrirent de la faim, sinon de la soif, grâce à la gourded’Akki. Têtes embrumées de sommeil ils avançaient commedansunrêve.PuisAnnefutpiquéeparun insectevenimeux ;comme il sécrétait une salive anesthésiante, elle ne s’enaperçutpastoutdesuite.QuandAkkiputlasoigner,sachevilledroiteavaitenflé,etbientôtelle fut incapabledemarcher. Ilsperdirentainsitroisjours.AlorsAkkiappelalehiss.«Nousnepourronssansdoutepasterejoindre.Nousallons
essayerdetrouveruncoursd’eau.Àcequem’aditOtso,tousicidescendentverslesTroisLacs.Noust’yattendrons,àmoinsque tu ne puisses pas réparer l’avion, auquel cas uneexpéditionviendraàtonsecours.»Ilstrouvèrentenfinunerivière,rapideetnoire,quitraversait
lesmaraisenvenantdesmonts.Akkipassaquatrejoursentiersàconstruireunradeau.Danssonétatd’épuisement,cetravailde bûcheron fut presque au-dessus de ses forces. Enfin,l’embarcation flotta, et ils se laissèrent descendre au gré ducourant,tropfatiguéspourprendredestoursdegarde;mais,avant de couler dans le sommeil, Akki, au prix d’un derniereffort,attachaAnne,puiss’attachalui-même.
Un choc violent le réveilla. Il se dressa, la tête encoreembrumée. Une flèche était fichée dans un tronc, flèche àlaquelleunecordeétaitnouée,cordetenduequileshalaitverslerivage.Ilsaisitsonarme.Delarive,uncrimonta:«Netirepas!C’estmoi,Otso!»LegrandVasksemontra.Le radeau toucha laberge.Anne
nes’étaitpasréveillée.«Boucherand?interrogealecoordinateur.EtClotil?—Boucherandvabien.Sasœur…»LeVaskhaussasespuissantesépaules.«Morte?—Pasencore.»AkkidétachaAnne,lasoulevadanssesbras, laportasurla
terreferme.«Vite,conduis-moi!»Lecapitaineétaitassisàl’entréed’unecabanedebranches.
Àl’intérieur,surunlitdefeuilles,Clotilétaitcouchée,pâle.«Qu’ya-t-il?— Une balle dans l’avant-bras droit. La blessure s’est
envenimée.Nousn’avionspasdedésinfectantetj’aiétéobligédel’amputeraucouteau!Maisl’infectiongagnequandmême,etbientôt…»Ileutunsanglotréprimé.«Etpuis,elleselaissemourir.C’étaitlaplusjoliefilledela
Bérandieaprèsladuchesse,etmaintenant…»Akkisepenchaverslablessée.« J’ai là de quoi arrêter l’infection. Quant à son bras…,
Clotil!Clotil!Vousm’entendez?»Lespaupièresinfinimentlassessesoulevèrentunpeu.«Ah!C’estvous,Akki?EtAnne?—Saineetsauve!—Tantmieux.Pourmoi,c’estfini!—Maisnon!J’aidansmonsacdequoivousguérir.Ouvrez
labouche,prenezcettepilule.Là,çayest!—Maismonbras!Monbras!Ilnerepousserapas!
— Mais si, Clotil ! Quand cette guerre sera finie, je vousemmènerai surNovaterra, ouArbor, ouElla !Nous avons demerveilleux hôpitaux, où l’on régénérera votre avant-bras.Voyez ma main gauche. Une fois, elle fut complètementemportéeparuneexplosion.Riendeplusfacilepournous,quiavonsderrièrenouslasciencedecinquantemillemondes!—Est-cevrai?Vousnemementezpaspourmedonnerde
l’espoir?— Je vous le jure !Dormez,maintenant.Demain, vous irez
mieux.»Il sortit, laissant la jeune fille s’assoupir, un sourire aux
lèvres.Otsol’attendait.«Unechancequej’aievuarriverleradeau.Quelquesheures
deplus,etc’étaittroptard,sansdoute.—Quefaisons-nousmaintenant?demandaBoucherand.— D’ici deux jours, Clotil ira assez bien pour que nous
puissions reprendre la descente de la rivière. Entre-temps,nouspourrionsperfectionnerunpeunotreembarcation.— Est-ce vrai, Akki, ce que vous avez dit à Clotil, que son
brasrepousserait?—Repoussern’estpaslemot.C’estpluscompliquéquecela,
maislerésultatseralemême.Théoriquement,nouspourrionsreconstruire un homme entier à partir d’une seule de cescellules vivantes. Pratiquement, ce ne serait pas le mêmehomme, car il serait impossible de lui donner la mêmepersonnalité,faitenonseulementdesonhérédité,maisencoredetoutcequ’ilaappris,senti,expérimenté.Maisdanslescasoù le cerveau est intact, comme pour votre sœur, rien n’estplusfacilequedesusciterlarégénérationd’unmembre.J’aivudescasbienplusextraordinaires.—Vousêtesdesdieux,Akki!—Debienpauvresdieux!Uneballedanslatêtemetuerait
aussibienqueledernierarcherbérandien,ethier,quandnousavons lancé le radeau – au fait, était-ce hier ? – je me suisécroulé de fatigue, comme tout le monde l’aurait fait ! Non,nousavonssimplementderrièrenous l’héritagedemilliersde
générationsd’hommes,etparhommesj’entendsaussibienleshissquenousoutouteautreraceintelligente!Quisaitquellecontribution apporteront ces brinns, que vous, Bérandiens,méprisez?— Et auxquels je vais, moi Anne, duchesse de Bérandie,
demander asile, après avoir voulu les détruire, ou tout aumoinslesécraser!Curieuxretourdeschoses,etjustepunitiondemonorgueil!— Il ne faut pas raisonner ainsi. J’ignore ce que sont les
brinns, leseulquiaitquelquesinformationsàleursujetétantOtso, et il n’en a guère, à ce qu’il m’a dit. Je suppose que,commetouteslesraces,ilsontleursqualitésetleursdéfauts.Je vous demande deme laisser effectuer le contact. J’ai plusd’expériencequen’importelequeld’entrevousàcesujet.»
CHAPITREIÀL’AURORED’UNMONDE
Doucement,leradeauquittalarivièredevenueparesseuseet
flottasurlelac.Ilétalaitsagrandemassed’eauplaneentredehautescollinesboiséesqu’escaladaitparendroitslasteppe.Aupied d’une falaise de roches grises montait une colonne defumée.«Es-tudéjàvenuici,Otso?—Oui,quandj’étaisuntoutjeunehomme.C’estlelacTisilki-
Ora-Oros. Cette fumée doit s’élever du village sous abri deTukul-Eran.Jeconnaissaislechef,maisvit-ilencore?—Crois-tuquelestienssoientdéjàarrivés?— J’en doute. Ils devaient construire des radeaux et
descendrelarivière,maisellelesporteraenavaldenous.—Essayonsdegagnerlarive.—Inutile.Lesbrinnsvontvenirànotrerencontre!—Jenelesvoisguère!—Ilssontlà,pourtant,cachésdansleshantesherbes.Tiens,
regarde!Une longueembarcationvenaitdesurgird’entre leshautes
végétations palustres, montée par une dizaine d’humanoïdes,qu’Akkiexaminaàlajumelle.Detaillerelativementpetite,leuraspectgénéral rappelaiteneffetétonnammentceluideshiss.Leur peau était vert pâle, leurs cheveux blanc d’argent, leurface haute et étroite. La pirogue approcha rapidement, et undes « hommes » se dressa à la proue, leva un bras. Ilsentendirentvaguement,portéparlevent,unappel.«Quedit-il?demandaBoucherand.— Trop loin. Et je ne connais pas leur langue, répliqua le
Vask.—Jepuisvousledire,intervintlecoordinateur.Commetous
les chlorohémoglobiniens connus, les hommes à sang vert, ilpossède de très forts pouvoirs télépathiques, et j’aiparfaitement«reçu».Ildemandequinoussommes.»
Àhautevoix,pourlecomptedesescompagnons,ilrépondit:«DesennemisdesBérandiens,quilesfuyons.Avez-vousdéjà
accueillidesréfugiésvasks?»La pirogue décrivit une courbe élégante, et se rangea
parallèlementauradeau.Lespagayeursposèrent leurs ramesauxmanchessculptésde figuresgéométriqueset saisirentdecurieuses sagaies dont la pointe, transparente et très effilée,avait l’air de verre. Ils tinrent ces armes prêtes, mais nonmenaçantes.Celui qui semblait le chef sautad’unbond légersur le radeau, examina les fugitifs. Ses yeux gris clair,largementespacés,enfoncéssousdesarcadessourcilièresbienmarquées, scrutèrent successivement Otso, Akki etBoucherand,etspécialementleursarmes.« C’est bon, dit-il enfin. Ce ne sont point là les armes des
ennemis.Non,personnen’estencorevenu.LesVasksquittent-ils donc leursmontagnes ? Les Trois Lacs appartiennent auxbrinns, et ne pourraient longtemps nourrir à la fois les deuxpeuples.»Il parlait une langue gutturale, très différente de la langue
sibilantedeshiss.Akkis’envoulutd’enêtresurpris.Iln’yavaitaucuneraisonpourqu’ilenfûtautrement.« Les Bérandiens ont attaqué les Vasks, dit-il, tout en
transmettant.LesVaskssontvaillants,maispeunombreux,etleurs ennemis ont des armes supérieures. Ils vont venir seréfugierauprèsdeleursalliésbrinns,pourquelquetemps,et,côte à côte, repousser et battre une fois de plus lesBérandiens.»Lebrinnrestaunmomentsansrépondre.« Les Vasks sont nos alliés. Ils nous ont aidés lors de la
guerre des Six Lunes. Ils peuvent venir. Nous les aiderons ànotre tour. Les guerriers brinns sont nombreux comme lesgrains de sable de la rivière et n’ont pas peur. Nous savionsquelaguerreétaitdansleshautesterres.Maistoi,tun’espasVask.Nilui,nielle,niellequin’aqu’unbras!»Akkiregrettaalorsl’absenced’Hassil,etsurtoutcelledeson
avion.Ileutétéinfinimentplusfaciledeprendrecontactavec
cesprimitifsendébarquantd’uneétincelantemachinevolante,queportéparunradeau,enréfugiésale,hâveetdéguenillé.Lemomentdifficileétaitvenu.« Parmi les Bérandiens, il y avait aussi ceux qui étaient
opposés à cette guerre, et qui voulaient faire à leur tourallianceaveclesbrinns,commel’ontfaitlesVasks.»Illançauncoupd’œilimpératifauxBérandiens.«Hélas!Continua-t-il,ilsn’ontpasétélesplusforts.Ilsont
dû fuir pour ne pas être massacrés. Les brinns seront-ilsgénéreux,etaccueilleront-ilsaussileursalliésinconnus?Ceuxqui ont pu se sauver, car beaucoup attendent maintenant lamort dans les prisons de Bérandie, ou errent désespérémentdanslesbois.»Lebrinnexaminaunmoment les troisBérandiens.Anne lui
rendit regard pour regard, Boucherand resta immobile, Clotilbaissalesyeux.«Celle-là,quiluiaprisunbras?LesBérandiens?—Oui,réponditOtsoenbrinn.—Alors,c’estbon.Ilyadusangentreeuxetl’ennemi.»Ilsetournadenouveauverslecoordinateur.«Ettoi?Toiquin’esniVaskniBérandien?»« Cet animal ferait un remarquable anthropologue, songea
Akki.Impossibledeluicacherlesdifférencesraciales.»«Moi,jesuisvenud’au-delàduciel,oùhabiteuneimmense
confédération composée d’hommes comme moi, d’hommescommetoi,etdebiend’autresencore.Nousavonsapprisquesurcetteterreilyavaitdeshommesmauvaisquiopprimaientlesbrinns,etnoussommesvenus,unhommecommemoietunhommecommetoi,dansuncanotvolant.MaispartraîtriselesBérandiens ont endommagé ce canot, et tandis que l’hommecomme toi est en trainde le réparer, afinquenouspuissionsfairepleuvoirlefeusurlatêtedel’ennemi,jesuispartiavecceVaskpoursecourirceux-là.—Quellepreuvepeux-tudonnerdecequetudis?— Mes compagnons pourraient en témoigner, ils m’ont vu
descendreduciel.Maisregardeplutôt.Aucundetesguerriers
n’estcachédanslesherbes,là-bas?—Si.—Fais-lessortir,etqu’ilss’éloignentdecentpas.—Pourquoi?—Pourquejepuissedonnercettepreuvequetudemandes,
sanstuerdesamis.»Lebrinnréfléchituninstant,criaunordre.Unedouzainede
silhouettes surgirent des herbes. Akki tira son fulgurateur,examinal’indicateurdecharge,réglaàl’ouvertureminimaleetàlaportéemaximale,levalebras.Àplusdedeuxcentsmètres,lesherbesexplosèrentenuneflammedévorante.«Jenesaissi tuviensduciel,mais tuasdespouvoirsque
personnen’asurcetteterre.LegrandchefetlesHommesduPouvoirdécideront.Venez.»Ilsembarquèrent,etlecanotfilarapidementsouslapoussée
des pagaiesmaniées par des bras vigoureux.Otso se penchaversAkki.«Puisquetulescomprendsmieuxquemoi,demandedoncsi
le grand chef des brinns est toujours Tehel-Io-Ehan ? Je l’aiconnu,autrefois.»Akkitransmitlaquestion.«Oui,Tehel-Io-Ehancommandetoujours.—Celafaciliterasansdoutelepremiercontact.»Avec un bruissement, la proue divisa les hautes herbes
aquatiques,etilsabordèrentdansunepetitecriquedissimuléeoùdenombreusespiroguesflottaienteneaucalme,amarréesàdeprimitifsembarcadères.Parunsentierdissimulé,serpentantentrelesbuissons,ilsarrivèrentauvillage.C’étaient,adosséesà la paroi rocheuse, ou sous un grand abri, des centaines dehuttesderondins,debranchagesetdepeaux.Toutauboutdel’abri, une construction de briques était entourée de brinnsd’une activité fébrile, et, de sa cheminée de poterie montaituneépaissefumée.Leurarrivée,sans fairesensation, futremarquée.On les fit
entrerdansunedeshuttes,plusgrandequelesautres,etdontla porte était encadrée de hauts piliers de bois sculptés de
dessins géométriques enchevêtrés. Elle donnait sur un longcouloir sombre, qui, une fois une seconde porte franchie, lesconduisit dans une immense grotte. Près de l’entrée, dans lalumièretombantd’uneouverturenaturellesituéepresqueàlavoûte, se tenait un groupe de brinns, assis. Leur peau pluspâle, leur stature plus courbée indiquaient des vieillards. Ilsportaientdesvêtementsdecuir,richementornés.Leguideprononçaalorsunesériedephrases,dontAkkine
put saisir le sens. Cela ne le surprit pas. Ces phrases ne luiétaient pas adressées, et, selon le processus qui semblaithabitueldans tous lesunivers, lacommunication télépathiquenepouvaitêtrenormalementperçuequeparlapersonneàquielle était destinée. Il regretta que son amplificateur fût restédansl’avion.UndesvieuxbrinnsselevadesonsiègedeboisetsedirigeaversOtso.« Salut au fils de mon vieil allié, dit-il lentement en vask,
comme quelqu’un qui cherche les mots d’une langue à demioubliée.Qu’ilsoit lebienvenuaupaysdesbrinns,commesonpèrelefutavantlui.Quemanourrituresoitsanourriture,quemongibiersoitsongibier,quemesarmessoientsesarmes,etquesaguerresoitmaguerre!»IlsetournaalorsversAkki.« Salut à toi aussi, lanceur de foudre, toi qui viens, dis-tu,
d’au-delà du ciel pour nous porter aide. Que la malchancecessedes’appesantirsurtoi;quetesarmestesoientrendues,etquetoncœurconnaisselapaix.Jecroiseneffetquetun’espas de cette terre, car ni Bérandiens ni Vasks ne peuventcomprendrenotrelanguesansl’avoirapprise!»Il se tourna vers Anne, et continua, en brinn, après avoir
demandéàAkkidetraduire.«Salutàtoiaussi,quidevraisêtrelechefdemesennemis,si
latrahisonnet’avaitdépossédéedetonpouvoir…»Annesursauta.Commentlesavait-il?«Tutedemandescommentjelesais?Parmilesesclavesqui
peinentsous le fouet,dans taprovince, ilyadeshommesdemon peuple, qui se sont volontairement mêlés aux hommes
dégradés de la côte, afin quemoi, Tehel-Io-Ehan, je sache lemoindremouvementdetesguerriers!«Salutà toi, capitaine,qui fus souventnotreennemi,mais
qui n’as jamaismassacré ni femmes ni enfants, ni achevé unguerrierblessé.Puisses-tucontinuer longtempsà lancerdroittaflèche,surtout,ajouta-t-il,siellecontinueàvoleràcôtédelamienne.« Salut enfin, femme ennemie, qui, blessée, viens chercher
asile dans mon peuple. Que la malédiction de tous les dieuxretombesurlelâchequiablesséunefemme!Quesonbrassedessèche et tombe, et qu’il meure sans descendance ! Moi,Tehel-Io-Ehan,jet’accordemaprotection.»Il se rassit avec dignité, et indiqua d’un geste des sièges
vides.«Ehbien,Anne,quepensez-vousdes«sauvages»quevous
méprisiez tant ?Oh ! Je ne doute pas qu’ils aient aussi leursdéfautsetmêmeleursvices,maiscevieuxchefmeplaît.—Jenesaisplus.Peut-être,eneffet,avons-nousétéinjustes
àleurégard.Peut-êtreaussin’est-cequedissimulation,etcesnoblesparolespeuventnecacherquetraîtrise.—Jepuisvousaffirmerquenon !Nousavonsétéacceptés
comme alliés, et maintenant tout est bien, coupa Otso. UnbrinnnerenierapasplussaparolequeneleferaitunVask!»Levieuxchefavaitécoutécetéchangedeparolessansmot
dire.«Lemalde ladéfianceest longàdissiper»,dit-ilalorsen
parfaitbérandien.Pourlasecondefois,Annesursauta.«Quandtonpèreétaitun jeuneprince, ileutàsonservice
un brinn. Je fus ce brinn. J’ai vécu huit ans en Bérandie,apprenantvospointsfortsetvospointsfaibles,continua-t-ilensouriant. Puis jeme suis évadé, j’ai tué un qlaïn, j’ai défié lechef, et, après le combat, j’ai pris le commandement demonpeuple.Chezvous,j’étaisappeléchienvert.Tonpèreadûmeregretter,j’étaissonmeilleurvaletd’écurie.»Akkisepenchaenavant.
« Puisque vous connaissez tout, vous devez savoir ce quis’estpasséchezlesVasks…»Lebrinnseredressaorgueilleusement.«Jenefaispasespionnermesalliés!Toutcequejesaisest
ceque,toutàl’heure,tuasditàIero-El-Tuon.Maisilfautdebien tristes événements pour qu’Otso Iratzabal soit ici enfugitif,etquetoutsonpeuplesedirigeversnouspourchercherrefuge. Explique-nous, à moi et aux Hommes du Pouvoir quisontlà.— C’est une longue histoire, chef. Les jeunes filles sont
épuisées, le capitaine aussi. Ne pourraient-elles se reposerpendantquenousparlons?»Le chef lança un appel. Une jeune brinn entra. Souple,
élancée,seslongscheveuxd’argenttombantlibrementsursesépaules, elle rappela à Akki les étudiantes hiss qu’il avaitconnuesàl’universitéd’Ella.«Ma fille Eée-Io-Ehan prendra soin d’elles.Mais peut-être
es-tuaussifatigué?—Letempspresse.L’ennemiapproche,et,bientôt j’espère,
lesVasksvontarriver.Jeparleraimaintenant.Commejel’aidit,c’estunelonguehistoire,etquipourrateparaître incroyable,chef. Là-haut, bien au-delà du ciel, il existe des mondes, ennombreimmense.Surcesmondes,éclairésparlesétoiles,quisontdessoleilscommeletien,viventdespeuples.Unegrandepartiedecespeuplesontconstituéune fédérationpour luttercontreunennemicommunquiéteintleurssoleils.Maisunedesconditionspourquecette fédérationsoitefficaceestqu’iln’yaitpasdeguerresentrelespeuplesquilaconstituent,etpourcela,nousavonstrouvésagededécréterqu’ilnepourrayavoirplusd’uneraced’hommesparmonde.Unjour,lesgrandschefstrèsavisésquidirigentcetteconfédérationontapprisquesurton monde il y avait deux peuples différents, le tien et lesBérandiens, et que ceux-ci opprimaient ta race. Ils ont alorsenvoyé deux messagers, moi-même et un homme d’un autremonde, un homme qui est vert comme toi, de même que jeressembleauxBérandiens,afinderappelerlaLoi,etderégler
cettesituation.Nousavonsd’abordvulesBérandiens,etlàunepartieaétéamicale.Maisl’autreparties’estrévoltée,souslaconduited’unjeuneambitieux,etachasséceuxquiauraientpuêtrevosamis.PuisjesuisalléchezlesVasks,etaiapprisqu’iln’y avait pas de guerre entre eux et vous. Mais l’ennemi aattaqué…»Ilparlalongtemps,expliquantdumieuxqu’illepouvaitàcet
êtretrèsintelligent,maisignorantdetoutescience,lebutdelaLigue des Terres humaines, et les difficultés qu’il avaitrencontréesdanssatâche.Leplusurgentétaitmaintenantderepousserl’invasionennemie.«Tudisqu’ilnepeutyavoirqu’uneseuleraced’hommessur
lemêmemonde?Alors,nous seronscette race.LesVasksetles Bérandiens ne sont arrivés qu’il y a peu de générations.MaisnousnetenonspasàvoirpartirlesVasks.Ilsonttoujoursétédesalliésfidèles.—Toutcela,chef,serarégléplustard.Lepremierproblème
estd’empêcher lesBérandiensd’anéantir lesVasksaussibienquelesbrinns.Decombiend’hommespeux-tudisposer?—QuandTehel-Io-Ehandonnelesignaldeguerre,lestrente
confédérationsselèvent!—Combiendeguerriersparconfédération?—Ilyadanschacunetrentetribus,etenvirontroisfoiscent
hommesenâgedeporterlesarmespartribu.»Akkifitunrapidecalculmental:celareprésentaitàpeuprès
270000hommes.«Combiende temps faudra-t-ilpour lesmettresurpiedde
guerre?—Ilslesont!Jen’attendaispasuneattaquedirectecontre
lesVasks,mais jecroyaisdepuisplusieurs lunesàuneguerrecontre nous. Dès que les Bérandiens ont rassemblé leursforces,jel’aisu,etnosguerriersontpréparéleursarmes.— Pourtant, Otsom’a dit que vous ne viendriez pas à leur
aide!»Levieuxchefeutuntrèshumainhaussementd’épaules.«Nousne le pouvonspas. Sortis de la forêt, dès quenous
montonslespentes,noustombonsmalades.NousnepourrionspasvivrelàoùviventlesVasks!»Akkileregarda,étonné.C’étaitlapremièrefoisque,surune
planète quelconque, il rencontrait une race intelligentedépendantàcepointdelapressionatmosphériqueoududegréhygrométrique de l’air. Puis il haussa à son tour les épaules.Plustard,ilseraittempsd’élucidercemystère.«Etdequellesarmesseserventtesguerriers?»D’un geste le chef indiqua, contre le mur de la grotte, un
grandarcdeboisdegliaetuncarquoisdelonguesflèches.Lecoordinateur se leva, les examina. L’arc était très puissant. Iltira quelques flèches du carquois. La plupart, à empennagenoir,portaientdespointesdesilexoud’obsidienne,analoguesàcellesqu’ilconnaissaitdemaintesautresplanètes.D’autres,àempennagevert–couleurdesang–possédaientdelonguespointes très effilées qui le firent sursauter : c’étaientindiscutablementdeslarmesdeverretrempé.Lebrinnselevaàsontour,saisitunedecesflèches,et,d’ungestevif,brisalapointe extrême de l’armature. Immédiatement, il n’y eut plusqu’unepoussièredefinesaiguilles.« Pointe pour la guerre, expliqua-t-il. Elle se casse dans le
corpsdel’ennemi,etlapoussièreentredanssonsangetpercesoncœur.»Akkileregarda,médusé.Desprimitifsdel’âgedepierrequi
connaissaient le verre trempé de manière spéciale, et lacirculationdusang!Maispeut-êtrelesVasks…«Ilyalongtempsquevousutilisezcetypedepointe?— Toujours. Elles furent données au peuple brinn par
l’ancêtre-dieu,O-Ktébo-Qlaïn.—Etvouslesfabriquez?—Viensvoir.»Il entraîna Akki hors de la grotte, vers la construction de
briques située au bout de l’abri. Tout en marchant, Akkiréfléchissait.L’anthropologie comparée faisait l’objetdecourstrèspousséspourlesélèvescoordinateurs,etlalongueamitiéqui le liaitàHassil,passionnéd’archéologiecommetousceux
de sa famille, lui avait donné une grande familiarité avec lesformes tout à fait primitives de civilisation. De plus, il avait,partagélavied’uneautretribudel’âgedepierre.Orlesbrinnspossédaient des notions qui ne concordaient absolument pasavec le rythme normal du développement des civilisations,telles que la connaissance de la circulation sanguine, ou duverre, ou même de la brique. Car la construction devantlaquelle ilse tenaitmaintenantétaitun fouràverreconstruitenbriques.Unevingtainedebrinnsy travaillait.Leverreétait saisiau
boutde longuesperchesàpointesdemétal,et les larmesquientombaientétaienttrempéesdansunbainhuileux.Bienquenulnesemblâtcachercequ’ilfaisait,Akkineputcomprendreleprocédéemployé.Ils’yrésignasanspeine,sachantques’ilgagnait la confiance de ses hôtes, ceux-ci finiraient bien pardévoilerleurssecretstechniques.Maisils’intéressadavantageaux pointes demétal. Il saisit une des perches qu’un ouvrieravait posée, l’examina : la pointe, tubulaire, semblait entungstène!Ils revinrent vers la grotte, et, au moment où ils y
pénétraient, un messager survint, avec la nouvelle que lespostes de surveillance avaient pris contact avec les radeauxvasks,etqueceux-ciarriveraient le lendemain, vers lemilieudelajournée.Le soir tombait.Unebrume légèremontadu lac, voilant la
riveopposée.Akkisesentitsubitementtrèslas.Ilpritcongéduvieux chef, se fit indiquer la demeure qui leur avait étéassignée. C’était une hutte neuve, faite d’un cadre de boistendudepeaux.Assisdevantlaportebasse,Otsol’attendait.«Jetecroyaisendormi.—J’aisommeilléunpeu.Jesuisinquietpourmonpeuple.Les
premiersdevraientdéjàêtrelà.—Ilsseronticidemain.QuefontAnneetlesautres?— Ils reposent. Tout à l’heure, on nous apportera de la
nourriture. Heureusement, nous pouvons manger à peu prèstoutcequemangentlesbrinns.»
Akki s’assit à son tour. Sous l’immense abri, les brinnssemblaientmenerlavied’unetribupaléolithique.Deshommesrentraientdelachasse,d’autrestaillaientlesilexoupolissaientdes futsde flèches.Entre les foyersqui s’allumaientunàun,des enfants couraient, nus et gracieux.Une jeune fille passa,jolie malgré sa peau verte et ses seins en pyramidestriangulaires.Auloin,surlelac,àdemiperduedanslabrume,une pirogue emportait les guerriers allant relever lessentinellesdelajournée.« Quand on voit ce tableau, Otso, on se croirait à l’aurore
d’unmonde.Etcependant…Tuesdéjàvenuchezlesbrinns,ettupourraspeut-êtremerenseigner. Ici,cettetribucompteaumoinsmillepersonnes.Etilyatrentetribusparconfédération,ettrenteconfédérations.Commenttoutcepeuple,environneufcentmilleindividus,peut-ilvivredelachasseetdelapêche?— Mais ils ne vivent pas uniquement de cela, Akki !
Certaines tribus élèvent des animaux, d’autres cultivent descéréales.—Enes-tusûr?— Tu mangeras tout à l’heure de leur pain, ou plutôt des
galettesquientiennentlieu.—Laplanètedesanomalies,Otso !DesTerriens revenusà
unMoyenÂgedefantaisie,etquivoustirentdessusàcoupsdefulgurateur ; d’autres qui vivent comme d’anciens pasteursmontagnards ; des indigènes qui sont à un niveau généralpaléolithique,maiscultiventetélèvent,quineconnaissentpaslemétal,maisontquelquesoutilsdetungstène,undesmétauxlesplusdifficilesàtravailler,quifontdespointesdeflèchesenverretrempéspécial,ontdesfoursdebrique,etn’ignorentpaslacirculationsanguine!Dequoirendrefouunanthropologue!—Dequoiparliez-vous?—Ah!Vousêtesréveillée,Anne?Vousn’avezpasdormitrès
longtemps.Nousparlionsdesbrinns,ces«sauvages»quiontdes connaissances curieusement développées sur certainspoints!Dites-moi,vosnavigateursont-ilsrencontrédesbrinnssurlesautrescontinents?
—Non.Maisnousn’avonsexploréquelescôtes,etsipeu!Cependantnousn’avonsjamaistrouvétraced’activités…(Ellehésitauninstant,puisacheva)humaines.—Etlestiens,Otso?— Non plus. Il semble qu’il n’y ait d’hommes, Terriens ou
autres, que sur la terre où nous nous trouvons. Nousentretenons un petit poste sur le continent équatorial, où setrouventdesfruitsdélicieux,maisonn’yajamaissignaléautrechosequedesorons.— Tout cela est bien étrange. Quand Hassil sera là avec
l’avion, ou plutôt quand l’Ulna sera revenue, il faudra fairequelques raids d’exploration. Je parle de l’Ulna,carmême siHassil arrive à ramener l’avion ici, je doute qu’il puisses’envolerdenouveau.Celamefaitpenserqu’ilest tempsquejedemandedesnouvelles.Iltiralecommunicateurdesapoche,lançaunappel.«Hassil!Hassil!IciAkki.M’entends-tu?—…ciHass…Tendmal…Essayéappel…plus…jours.Oùes-
tu?»Akkiexaminal’appareil.Unlongsillondéprimaitlemétalsur
uncôté.LaflècheduBérandien!Pourtant,jem’ensuisservidansla
forêt avec plein succès. Ello, Hassil ! Je suis aux Trois Lacs.Aux Trois Lacs. Aux Trois Lacs. Avec les brinns. Avec lesbrinns.Aveclesbrinns.—Compr…oislacs…brinns.Demainj’ess…joindre.Répar…
finie,autantquepossible.PasvudeBér…diens.—Atterris prèsdu lac central.Atterris prèsdu lac central.
Atterrisprèsdu lac central.Lesbrinnsviventdans la falaise.Lesbrinnsviventdanslafalaise.—Compris…tral…lafal…Àdemain.»Akkiessuyasonfront.«J’aieupeurquel’appareilnefinissedesedétraqueravant
quenousayonsfini.J’espèrequeHassilréussira.Lesarmesquisont dans l’avion sont notre seul espoir de pouvoir tenir lesBérandiensenéchec.Jenedoutepasducouragedesbrinns,ni
destiens,Otso.Maismêmesicequem’aditTehel-Io-Ehanestexact, même si près de trois cent mille brinns arrivent à seréunir–etcommentlesnourrira-t-on,àmoinsquel’intendancebrinn ne soit elle aussi très en avance ? – il reste auxBérandiensdescanons,desmitrailleuses,etaumoinsungrandfulgurateur.»Un groupe de jeunes filles approchait, portant de grands
platsdebois.« Voici notre dîner, dit Otso ; réveillons Boucherand et
Clotil.»
CHAPITREIILATRACEDENOSOS
Lematinsuivant,Akkifutréveilléparlecheflui-même.Ilse
leva à regret de sa couche de peaux et d’herbes sèches. LafatigueaccumuléependantlatraverséedelaForêtImpitoyabledurcissaitencoresesmuscles.«Lejourestdéjàgrand,etunguetteurasignalédansleciel
unoiseaugéant.Neserait-cepointtabarquevolante?»Akki se rua au-dehors. Très loin, au-dessus de la savane,
maisbas,unetachenoiresedétachait.«Tuvois,ditlebrinn,ondistinguedeuxailesimmobiles.—Jen’aipastapuissancedevue!»Il prit ses jumelles.C’étaitbien là l’avion.Sonvol semblait
lourdetdifficile.Ilsaisitlecommunicateur.«Hassil!Hassil!Noust’attendons.— … tends mal. Merci… iche-moi la paix. Trop occupé…
piloter.A…heure!»L’appareil grossissait maintenant très vite, et Akki put
apercevoir, dans la coque, le trou béant fait par le projectilebérandien.Puisilfutau-dessusdeleurstêtes,etcommençasadescente vers la prairie en pente qui s’étendait devant levillage.Mais,commeiln’étaitplusqu’àunecentainedemètresde haut, la descente se transforma en chute. Au derniermoment,ilserétablit,et,filantverslelac,repritdelahauteur.«… à faire ! Le groupe paragravitogène…Vais essayer de
lancerdesarmes…dulac…boue…ortiralechoc.— Au diable les armes ! Pose-toi sur le lac ! Tehel, des
pirogues,vite!»Lecheflançaunordre,etunevingtainedebrinnscoururent
vers les embarcadères. L’avion décrivait maintenant descercles,puis ilpiquavers lerivage,perdantdelahauteur,et,aumoment où il passa au-dessus des hautes herbes, un grospaquettombasurlesolfangeuxavecunbruitmou.« Très bien, Hassil. Pose-toi sur le lacmaintenant ! Sur le
lac!»L’avion tourna, reprit un peu d’altitude, puis subitement
piquadunez.Unegerbed’eaujaillit,quisemblas’immobiliserpendantdesminutes,avantdes’abattreenpluie.Akkicourait,etarrivaàtempspoursauterdansunepirogue.«Vite!Plusvite!»Laqueuedel’aviondépassaitencorequandunetêteapparut
à la surface. Akki poussa un soupir de soulagement. Maisl’inquiétudelereprit:cen’étaitpaslanageaiséed’unhiss,lesmeilleursnageursdetouslesunivers!Hassilsemblaitpeiner,ildisparutsousleseaux,reparut.«Ilestblessé!Plusvite!»La pirogue semblait pourtant à peine effleurer l’eau. Akki
plongea,happalehissparlachevelure.Desbrasvigoureuxleshissèrentàbord.Hassilrestaunmomentétendusurledos,aufond de l’embarcation, haletant. Puis le mince sourire de saracetenditseslèvres.« Il était temps ! Pas facile de nager avec un bras et une
jambecassés!—Etnousn’avonspluslebiorégénerateur!—Commentont faitmesancêtres,et les tiens? Jeguérirai
quand même. Ce qui est plus ennuyeux, c’est le manqued’anesthésiques.J’aihorreurdelasouffranceinutile.Lepaquetd’armesa-t-ilbienatterri?—Jenesais.J’iraivoir.Leplusurgentestdetesoigner…—Leplusurgentestderamasserlesarmes!»La pirogue toucha terre, et les brinns improvisèrent un
brancardaveclespagaiesetdelonguesherbestressées.Akkiyallongealehiss.«Vaauxarmes,maintenant.Jepuisattendre.»DéjàOtsoapprochait.—Qu’a-t-il?demandaleVask.—Unbrasetunejambebrisés.—Leursossont-ilstrèsdifférentsdesnôtres?—Non.
— Alors, laisse-moi m’en occuper. Je sais réduire lesfractures.»Akkiréquisitionnaunedizainedebrinnsetsedirigeaversle
pointdechutedupaquet.Ils’étaitenfoncédanslaboue,maisson enveloppe de plastique n’était pas déchirée. Ilsl’arrachèrent à la fange, et le traînèrent sur le sol ferme. Lecoordinateur l’ouvrit : il y avait là trois fiilgurateurs légers,plusieurs communicateurs individuels, quelques chargesd’explosifs, et un gros fulgurateur lourd, malheureusementbrisé. Il y avait aussi une dizaine de batteries chargées pourcesarmes.Unpeurassuré,Akkicourutverslevillage.Aumomentoùil
yarriva,lesbrinnsposaientlacivièredevantlahutte,etOtsose mit immédiatement au travail. Aidé du coordinateur, quidessina rapidement un schéma de l’ossature hiss, peudifférente de l’humaine, il réduisit les fractures, et bientôtHassilreposapaisiblementsurunlitdefourrures.«J’aimisdanslepaquettoutcequej’aipuatteindre,Akki.Il
yaunfulgurateurlourd…— Il est hors d’usage,mais les trois légers et les batteries
arriventàpoint.Lemienestpresquedéchargé.— L’Ulna ne reviendra guère avant un mois. Et je suis là,
cloué au lit, sans pouvoir t’aider ! Dis-moi, quelle est lasituation?Akkilaluiexposa.«Tuasraison,cen’estpasbrillant!Etcesbrinnssont,pour
le moins, curieux. Enfin, d’ici quelques jours, on pourra meporterau-dehors,etjeverraidemesyeux.Dis-moi,Akki,ya-t-ildesoronsauxenvironsdesTroisLacs?—Oui,jecrois.Pourquoi?—Peux-tuentuerunoudeuxet fairepréparer lesos?J’ai
uneidée.—Àquelsujet?— De tous les animaux de cette planète, ce sont les plus
prochesdesbrinns,n’est-cepas?— Il y a sur le continent équatorial une sortedegrosoron
quimarchesurlesol,ditOtso.—Fautedemieux, jemecontenterai despetits arboricoles
d’ici.»Anne attendait Akki sous l’auvent de l’abri, entourée d’une
dizainedejeunesfillesbrinns,jacassantes.«Pouvez-vousmetraduirecequ’ellesdisent?»Lecoordinateursourit.«Ellesveulentsavoirpourquoi,sivousêtesune jeunefille,
vous avez le torse couvert, et si vous êtes mariée, pourquoivousportezlescheveuxdénoués.—Dites-leurquenoscoutumessontdifférentes.»Il y eut un rapide conciliabule parmi les brinns. Cette fois,
Akkiritfranchement.—Qu’ya-t-il?—Jenesaissijedoisvousletraduire.—Faites!— Eh bien, elles disent que votre peuple doit être bien
barbarepourignorerlesvraisusages!»Anneritàsontour.«Allons,jen’aiquecequejemérite!Depuisquejesuisici,
depuisquecevieuxchefbrinn,quin’ignoraitriendecequisepassait en Bérandie, m’a accueillie avec tant de noblesse –savez-vous, il me fait penser à parrain ! –, je commence àcomprendre votre point de vue. Et, cematin, Eée, la fille duchef,m’adonnéceci.»Elle indiqua à sonbras unbracelet d’ivoire finement ciselé
dedessinsgéométriques.« Et pourtant ils savent que je préparais la guerre contre
eux,etleurréductionenesclavage,avantquevousveniezmemontrermafolie.Sont-ilsdoncmeilleursquenous?—N’allezpasd’unextrêmeà l’autre,Anne,vousrisqueriez
d’êtredéçue!Iln’yapasplusdebonsauvage,ensoi,quedeboncivilisé.Quandnousauronsvécupluslongtempsaveceux,sansdoutedécouvrirons-nousleursvices!—Peut-être. En attendant, ils préparent tout pour recevoir
lesVasks.Voyez!»Àquelquedistancedugrandabri sousroche,sur laplaine,
les brinns construisaient de grandes huttes longues de joncstressésreposantsurunecharpentedebranches.Surlelac,unelonguefiledepiroguesremontaitdulacinférieur.«Ellesportentdesprovisions,àcequem’aditOtso.—Jedoisallervoirlechefàcesujet.Venez-vous?»Le vieux brinn les accueillit avec courtoisie, les traitant en
égaux, donnant même à Anne un des sièges de bois sculptéréservésauxconseillers.«Comment vas-tu fairepournourrir lesVasks, demanda le
coordinateur.—Neresteronticiqueleshommesenétatdecombattre.Les
femmesetlesenfantspartirontverslacôte,aveclesnôtres.—Oùpenses-tuessayerd’arrêterlesBérandiens?—Augranddéfilé,àenvironunjourdemarcheenamontdu
lac supérieur. Il y a là un passage resserré, que l’on doitfranchirpourpénétrerdansnotreterre.—Etlarivière?—Commetu l’asvu,elletraverseunegorgeoù les falaises
surplombent lecourant.Quelqueshommesavecdegrosblocsarrêteronttoutradeauquitenteraitdepasser.—Sais-tuoùestl’ennemi?»Le chef saisit, derrière son siège, un ballot de peau et
l’ouvrit.Anneeutuncrid’horreur.Unetêtecoupée,sanglante,avaitrouléàsespieds,latêted’unBérandien.«Meséclaireursontsurprishierunepetitetroupe.Voici la
tête du chef. L’ennemi doit marcher encore six jours avantd’atteindreledéfilé.—Etcommentas-tueucettetêteenunjour?—Larivièreestrapide,l’hommemarchelentementdansles
bois.»Lesilencetomba.Annelerompitenfin.«Jedoisteremercier,chef,de l’accueil faitàuneancienne
ennemie.
—L’ennemidésarmén’estplusunennemi.Et,detoutefaçon,lestiensdevrontquittercemonde!—Ledestinn’apasencoreparlé,chef.—Celui-làquivientdeloinadit:uneseuleraceparmonde.—Iln’apasditquelleracerestera!— Nous étions là de tout temps quand tes ancêtres ont
débarquédeleurspiroguescélestes.—Aupointoùnousavonsatterri, iln’yavaitpasdebrinns.
Queldroityavez-vousdeplusquenous?—Celuiduplusanciensurunmondequiestnôtre!— Il y avait probablement les orons avant vous, chef. Ce
mondeappartient-ilauxorons?Jereconnaisquemesancêtressesontmalconduitsenverslesvôtres.Celanerecommencerapas!Maisnousaussiavonsdesdroitssurcetteterre.N’est-cepas,Akki?»Ellesetournaverslui,presqueimplorante.« Jevousaiditdéjàque ladécisionn’estpasencoreprise.
Mais il y a peu de chances qu’elle vous soit favorable, si lesbrinns peuvent, et je crois qu’ils le feront aisément, prouverqu’ils étaient sur Nérat avant vous, puisqu’ils y ont évolué.Quelques fouilles dans les grottes, quelques datations par leradiocarbone…—EtlesVasks,Akki?— Ils devront partir, eux aussi. Pour la même planète que
vous,sivousvousentendez,sinonpouruneautre.—Maispourquoi?Pourquoi?Jesuisprêteàreconnaîtreque
nousnoussommestrompéssurlesbrinns,àleurdonnerdroitdecitéenBérandie,à…—Onn’effacepasquelques sièclesd’histoire si facilement,
Anne.Jecroiseneffetquevousavezreconnuvotreerreur. Jecrois que Boucherand ou votre parrain, oumêmeClotil, sontprêtsàaccepter lesbrinnscommedeségaux.Mais lagrandemassedevotrepeuplenelereconnaîtrajamais,oualorsaprèstantdesangversé!C’estmieuxainsi,croyez-moi.Ah!Sidesmariagesétaientpossiblesentrevosdeuxraces,laquestionseposeraittoutautrement.Maiscen’estpaslecas.
— Et si… si, après tout, les brinns n’étaient pas plusindigènes que nous ? Si eux aussi venaient d’ailleurs ? Vousm’avez dit que leur civilisation présente des traitsanachroniques…— Dans ce cas, peut-être, les choses pourraient-elles
changer. Mais n’y croyez pas. D’où voulez-vous qu’ilsviennent?»Levieuxbrinns’étaitlevé.«Demain,jevousconduiraiàl’endroitoùsetrouvelapreuve
quemaraceest liéeà laTerre!Etsi jemontrecettepreuve,accepteras-tu,ôancienneennemie,ladécisiondecelui-ci?»Annerestaunmomentmuette,puis,avecungestededéfi:«Oui,danscecas,j’accepteraisadécision!»Les premiers réfugiés vasks arrivèrent vers la fin de la
matinée. Ils avaient été signalés à l’aube sur le lac inférieur.Dix-sept radeaux, portant en tout cinq cents personnes.C’étaient ceuxdeSare.Puis, àpartir demidi, les radeaux sesuccédèrentsansinterruption,et,verslesoir,Akki,deboutsurlesbordsdulacavecOtso,vitcelui-cibondirdansunepirogueet pagayer à toute vitesse. Là-bas, sur le grossieramoncellementdeboisflottant,unesilhouetteféminineagitaitles bras. La pirogue revint peu après, portant outre le Vask,ArguietRoan.«Anne?S’enquitcedernier,àpeineàportéedevoix.—Enbonnesanté!—Alorstoutestbien.»Il sauta à terre avec une légèreté remarquable pour un
homme de son âge. Akki ne put retenir un sourire amusé :quelle différence entre le comte de Roan, noble érudit deBérandie,etcebarbareloqueteuxàlabarbehérissée!«Ainsi,cesontlàlesbrinnssauvages,dit-ilméditativement,
contemplantlarangéed’enfantsetdefemmes,etlesquelquesguerriersquientouraient leurgroupe.Ehbien, jenesuispasfâché de pouvoir les voir chez eux. Que pensez-vous d’eux,Akki?
—Toutmonentraînementdecoordinateurmemetengardecontre les appréciations trop rapides. Ils sont, je crois,humains.—Oui,oui,jecomprends.Ah!VoiciAnne!»Ellesejetadanssesbras,sanglotante.« Oh ! Parrain, me pardonnes-tu d’avoir, par mon
inconsciencecriminelle,causélamortdemonpère?— Et toi, me pardonnes-tu d’avoir douté de ta droiture ?
Allons, allons, je crois que cette aventure terrible nous aurabeaucoup appris, à tous. Je viens de vivre pour ma part, etmalgréquelquesmomentsépouvantables,lesplusbeauxjoursdemavie!—Cefutpénible?—Oui, et je suis honteuxdeme réjouir. Trop sont tombés,
hélas!DanslaForêtImpitoyable,avantquenoustrouvionslarivière.Maistoi,Anne?—Cefutdur,aussi.EtsansBoucherand,puisAkki, j’aurais
certainementsuccombé.—Tescompagnons?—Morts,saufClotiletsonfrère.Elleaperduunavant-bras,
maisAkkiprétendqu’onpourra le faire repoussersurunedesesplanètes.—PauvreClotil,sifièredesabeauté!Nousnesommespas
àlafindenossoucis,hélas!Etj’aibienpeur…— Bah ! L’avenir est peut-être moins sombre que tu ne le
crains.»Ils parlèrent longtemps, debout près du rivage. Les Vasks
débarquaient maintenant par centaines, et, guidés par lespremiers arrivés ou par des brinns, se dirigeaient vers leslongues huttes provisoires où les attendaient un repassubstantieletlerepos.Lecouchants’illuminaitderouge,etlesoleilplongeaitdéjàderrièrelescollines.À la findudîner,unmessagerdeTehel-Io-Ehanvintavertir
Anne et Akki que le chef les attendait. Se rendant à cetteinvitation,ilspurentvoirque,surlapentequidescendaitversle lac,degrandsbûchersavaientétépréparés.Laplaine,au-
delà,avaitétédébarrasséedeseshautesherbes.Lechefétaitassis devant sa hutte, entouré des conseillers, en grandcostumedeplumesetdepeauxbariolées.«Cesoir,quandlaLuneselèvera,auralieulagrandedanse
de la Guerre. Otso y participe, comme notre allié. J’aimeraisquevousypreniezpartaussi, toicommenotrealliéd’au-delàduciel,ettoi,femme,commelevraichefdesBérandiens,afindeprouveràmeshommesquetuasditvrai,quetonpeupleaenfincomprislavéritéetl’horreurdesaconduiteenversnous.Acceptez-vous?—Oui,ditlecoordinateur.—Ettoi?»Anneréfléchitunmoment.«C’estmonpeuplequenousallonscombattre!—N’ya-t-ilpasenluidespersonnesquetuhais?—Oh,si!— Alors danse contre celles-là uniquement. Et celles-là
seulesserontfrappéespartadanse.—Soit!J’accepte.— Il est rare chez nous qu’une femme soit chef,mais cela
arrive cependant. Eée va t’aider à revêtir le costume. Viens,alliéd’au-delàduciel.»LesfeuxflambaientquandAkkiressortitdelahutte,costumé
enguerrierbrinn.Sapeau,verdieparlesucd’uneherbe,étaitcouverte de dessins blancs soulignant la puissance de sesmuscles, et ses courtes culottes de peau de qlaïn, comme ilconvient à un grand chef, était ornée de dents d’animauxcousues en lignes ondulées, et, soupçonna-t-il, de dents« humaines » aussi bien. Dans ses cheveux étaient plantéestroisplumesvertes,et il tenaità lamainune longuesagaieàpointetriangulaired’obsidienne.Cedéguisementneluicausaitnul embarras, habitué comme il l’était aux mœurs les plusétrangesdediversesplanètes.«Vousêtesmagnifique !Unvéritablehommedesbois !Et
moi,commentmetrouvez-vous?»Il se retourna.Annese tenaitdevant lui, souriante, lapeau
verdie, le torse nu tellement couvert de lignes et de signesqu’ellesemblaithabillée.Sescourtscheveuxrouxavaientétélaqués et disposés en casque, et, plantée au sommet, uneplumeverteondulaitauvent.«Étrangeetséduisante»,dit-ilenfin.Lechefbrinnlesrejoignit.«Venez,ladansevacommencer;notreamivaskestdéjàlà-
bas.—Quedevons-nousfaire,Akki?—L’imiter,enlesuivantàtroispas.Noussommessesalliés,
ses soutiens, mais il conserve le premier rôle. Et surtout,ajouta-t-il à voix plus basse, quoi qu’il arrive, ne riez pas !Souvenez-vousquecequenousallonsvoirn’estpasplusrisiblequel’étiquettedelacourdeBérandie!»La nuit étaitmaintenant complètement tombée, et la place
n’étaitéclairéequeparleflamboiementdesgrandsbrasiersetlescentainesde torches tenuespar les femmeset lesenfantsbrinns.AkkiserappelasoudainHassil.« Chef, pourrait-on porter ici mon ami blessé ? Il ne se
consoleraitjamaisdenepasavoirvucettecérémonie»ajouta-t-ilpourAnne.Tehel donna un ordre, quatre robustes femmes partirent
aussitôt,pourrevenirtrèsviteportentlehisssursonbrancard,etaccompagnéesdeBoucherandetdeRoan.«Quevapenserparrain,soufflalajeunefille.—Nedites rien, et il ne vous reconnaîtrapeut-êtrepas. Je
medemandeoùsontleshommes?»Venantde la rive,un roulementde tam-tams répondit.À la
fileindienne,danslalumièredesfeuxapparurentlesguerriers,enlonguecolonneondulantequiseperdaitdanslesténèbres.Sans mot dire, ils se rangèrent en six cercles concentriquesautourdesquatrechefs.Tehel-Io-Ehan leva les deux bras. Le silence tomba sur la
fouledesspectateurs.Ilpoussaunlongcrimodulé,quirésonnasinistrement sur les eaux et se répercuta longtemps sur lesfalaises.Un silence.Unautre cri. Puis, soudain, lesguerriers
reprirent le cri en un formidable unisson. Là-bas, vers l’est,l’horizon s’éclairait, le disque deLoona parut au sommet descollines.Lestam-tamscommencèrentalors,d’abordensourdine,puis
s’amplifiant en un roulement saccadé qui grandissait, puissemblaits’éloigner,grandissait,s’éloignait…L’airvibrait,lesolvibrait. Lentement d’abord, puis de plus en plus vite, lesguerriers,maintenantsilencieux,tournaientenrondautourdesquatre.LaLunepresquepleineajoutaitsalumièreàcelle,plusrouge, des torches et des feux. Tehel lança un cri bref. Lesdanseurss’arrêtèrentnet.Parunebrèchedanslecerclefurentintroduitsquatrehommes,quatreBérandiens.«Pourquoilesamènent-ils?Jenesavaispasqu’ilyavaitdes
prisonniers,soufflaAnne.— Je ne sais pas, mais j’ai peur… Ils sont quatre, et nous
sommes quatre… Si j’avais su… quoique… il était biendifficile…»Farouchement,ilsaisitAnneparlesbras.« De toute façon, il est maintenant trop tard ! Si nous
reculons, nous seronsmassacrés. Il le faut, Anne, il le faut !Vousm’entendez?—Oui,mais…Non,jenepourraipas!—Faites legeste!Sivotrehommeest intelligent, il fera le
mort,etcourrasachance!»Les guerriers tournaient de nouveau, au son étouffé des
tambours.Puis,presqueimperceptibled’abord,s’enflantpeuàpeu, partant du premier rang s’éleva un chant sauvage etmonotone.Coupéparlebattementhypnotique,ilengourdissaitla conscience. Tehel chantait lui aussi, en tournant sur lui-même.«Imitons-le,Anne.»Ledeuxièmerangcommençaàsontourlechant,maisdécalé
par rapport au premier, puis le troisième, le quatrième, lecinquième, le dernier. Au-delà, dans la pénombre, la fouleondulait, se tenant en chaînes par les coudes.L’engourdissementsetransformaitmaintenantenexaltation.
«Seigneur,pensaAkki,l’effetPiessin!»Ilétaitnomméd’aprèslepsychologuehissquil’avaitétudié.
Danslesracesàfortecapacitétélépathique,tellesqueleshisseux-mêmeset leshumanitésqui leurressemblaient,unesorted’ivressecollective,communautaire,pouvaitêtreinduiteparlechant et le mouvement rythmé, ivresse qui pouvait êtrespiritualisée,commedanslescérémonieshiss,maisquipouvaitinduire aussi une ragemeurtrière, comme l’amok desMalaisterrestres.Akki essaya de lutter. N’étant pas chlorohémoglobinien, il
étaitmoinssusceptible,maisilétaitdéjàtroptard.Lesbrinnsétaient trop nombreux.Malgré lui, samain se crispait sur salance, et un flot de haine montait en lui vers ces quatreprisonniers ligotés qui regardaient stupidement la scène,atteints eux-mêmes de rage impuissante. Puis il cessa depenser.IlentrevitunmomentAnne,qui,nonavertie,avaitétéimmédiatement captive de l’envoûtement, la lèvre retrousséeen rictus. Derrière elle, le grand Vask éclatait de férocitéjoyeuse, sa haine pour les Bérandiens enfin près d’êtresatisfaite. Un brinn hurla, des paroles entrecoupées qu’il necompritpas,nesesouciapasdecomprendre.Maintenant tous criaient, lui avec les autres, et de la foule
desfemmesmontaitunelongueplaintemodulée.Il ne sut pas très bien, plus tard, comment les choses
s’étaientpassées.IlserappelaAnne,arrachantsasagaied’uncorps qu’elle tenait sous son pied nu, eut le vague souvenird’avoir frappé, frappé,glissantdans lesang.Subitement, toutfinit. Il se retrouva debout sous la lune, haletant, la sueurruisselant sur son corps. Ils n’étaient plus que quatre sur lagrandeplace,quatrevivants.Lapoussièreachevaitdeboiredegrandesflaquessombres.Il sesecoua, furieuxcontre lesbrinnset surtoutcontre lui-
même.Assiseàterre,Annepleuraitregardantd’unœilfixesasagaierougie jusqu’àmi-hampe.Seul,Otsonesemblaitguèreaffecté.«Ladanseaétébonne,ditlevieuxbrinn.Nousvaincrons!»
Akki le regarda sans horreur. Il était le produit normal de sacivilisation, ou de sa sauvagerie comme on voulait. Lemêmechef qui venait de tuer et faire tuer quatre captifs désarmésavaitreçulesVaskscommeilconvientàdesalliés.IlavaitreçuégalementdesBérandiens, desnoblesbérandiens, cesnoblesqui avaient tant massacré son peuple, ou l’avaient réduit enesclavage.AkkisepenchaversAnne,lareleva,expliqua:«N’ayezaucunremords,vousn’étiezpasresponsable.Tout
cela est ma faute. J’aurais dû prévoir l’existence de l’effetPiessinchezlesbrinns.Vousn’étiezplusvous-même!»Sanglotante,elles’abattitcontresapoitrine.«Partons,Akki!Quittonscetendroit!»Ellel’entraînaverslerivage.Lelac,souslalunemaintenant
haute, ondulait doucement.De longues riséesnoires venaientmourir dans une petite crique, balançant les herbes. Ilss’assirentsurunpromontoirerocheux.«Demain,augrandjour,ceneseraplusqu’unmauvaisrêve.
Oubliez-le!—Commentpourrai-jeoublier?— Mais si ! L’effet Piessin n’a pas d’action durable sur la
conscience. D’ici quelques jours, ce ne sera plus pour vousqu’unehistoireterriblequequelqu’unvousauraracontée,ilyabienlongtemps,maispasquelquechosequevousaurezvécu.—Vousmelepromettez?—Biensûr!J’aiplusieursfoisexpérimentéceteffet,chezles
hiss,dansdescirconstancesmoinsatroces,ilestvrai.—Jevouscrois,Akki.Vousêtestellementsavant, tellement
fort!—Pasplusquevousn’auriezpuledevenir,silachancevous
avaitfaitnaîtresurundenosmondes.Jepensesouvent…—Dites!—Eh bien, je pense souvent qu’il est dommage que toutes
vos qualités se soient gaspillées ainsi dans les médiocresintriguesd’unmondeperdu,alorsquevousétieznéepourdegrandeschoses.Maisiln’estpastroptard,Anne.Enquelquesannées, vous pourriez rattraper ce temps gâché. Nous avons
sur Novaterra de merveilleuses écoles, où les moyenstechniquessonttelsqu’unsujetdouécommevous…—Etmonpeuple,Akki?—Ah!Qu’importequelquesmilliersd’hommesqui,jedoisle
dire,nesesontguèremontrésàmoi,saufexceptions,sousunjour très favorable ! Nous pourrions peut-être… Je n’ai plusqu’unemissionàrempliravantdepouvoirdemanderunpostedansl’administrationcentrale,oudevenirprofesseurdansuneuniversité.—C’estunedéclaration?—Depuislejouroùjevousaivue,ausommetdevotretour…
Jen’aipaseugrandeexpérience,Anne.Toujoursd’uneplanèteàl’autre,songeantaubonheurabstraitd’humanités,jamaisaumien, souvent aussi apportant le malheur présent, pour unbonheurfutur.— Et si vous restiez avec moi, Akki ? Si, ensemble, nous
menionslesBérandiensversl’avenir?»Ilsoupira.«Impossible,hélas!Mêmesijenesuispluscoordinateur,je
dois servir laLiguedesTerreshumaines, et leGrandConseiln’accepteraitpasdemevoirmeconsacreràsipeud’hommes!Je suis une sorte d’officier, Anne. Ah ! Si votre peuple étaitcelui d’une planète entière. Etmême…Et puis, je seraismalvenuchezlesvôtres.Pourtant,sicelaeûtétépossible,jeveuxvous dire que je n’ai jamais rencontré de femmeque j’auraisépouséeavecplusdebonheur.— Oh ! Akki, pourquoi faut-il que je sois duchesse de
Bérandie,etvouscoordinateurgalactique?Pourquoi?— La question n’est pas nouvelle, et c’est encore une des
vieilles tragédies qui ont toujours existé sur toutes lesplanètes!Rentrons,Anne.Quoiqu’ilarrive,gardezceci.»Il lui glissa audoigt sabaguede coordinateur, sur laquelle
flamboyaitladoublespiraledediamantsd’unegalaxie.« La spirale, Anne. Le symbole de la Ligue des Terres
humaines.Notresigneànous,coordinateurs,quel’onappelleaussilessolitaires!»
Ils dormirent tard, le lendemain, épuisés par la dépensenerveuse,maisversdixheuresdumatin,Tehellesfitappeler.«Venez.Jevaisvousmontrerlapreuvedemandée.»Une longuepirogue les attendait,montéepar douzebrinns
robustes.Ilsfilèrentverslelacinférieur.Lechefs’étaitassisàl’avant,laissantlesdeuxhumainsàl’arrière.«Ehbien,Anne,avez-vousbiendormi?—Oui.Toutcelamesembleunrêve,commevousmel’aviez
promis.Tout,saufceci…»Ellefitétincelerlabaguedanslesrayonsdusoleil.— Ce n’est sans doute aussi qu’un rêve », dit-il
mélancoliquement.Un ordre bref jaillit des lèvres du vieux brinn. La pirogue
vira, quitta le lac pour s’engager dans un bras pénétrantprofondément dans les terres. Puis ce fut une étroite rivièreaux eaux lentes qu’ils remontèrent pendant quelques heures.Nul ne parlait, on n’entendait que le halètement rythmé desbrinnscourbéssurleurspagaies,lefriselisdel’eaufendueparl’étrave, et, de tempsen temps, le longcridésoléde l’oiseaukeitenboura, juché sur quelque sommet d’arbre. La rivières’encaissait maintenant entre de hautes falaises, et, deux outrois fois, levant les yeux, Akki put apercevoir une fumées’envolant enbouffées scandant unmessage, ouquelque têteminuscule, noire sur le fond bleu du ciel, qui les regardaitpasser:lespostesbrinns.Ils arrivèrent à une cataracte et laissèrent la pirogue.Une
pentelesconduisit,àtraversunebroussailleenchevêtréequ’ilfallaitfracasseràcoupsdesabredeboisdur,jusqu’àungrandéboulis qui montait à perte de vue au-dessus de la rivière,rejoignantunelignederochersabrupts.Puisilsredescendirentvers le cours d’eau, qui avait entaillé dans ses anciennesalluvions une gorge profonde. Tehel-Io-Ehan dévala par unsentier escarpé presque jusqu’au niveau des eaux rapides.Alors,montrant labasede la falaisequi s’élevaitdirectementau-dessus de leurs têtes, falaise faite de grès et deconglomératsoùgaletsrouléstruffaientlaroche,ilcria:
«Vois!»Akki examine la coupe. Bien qu’il ne fût pas géologue
spécialisé, il avaiteuune formationscientifique trèspoussée.Là,devant lui, se trouvaitun litde fossilesd’uneprodigieuserichesse. Les ossements, très minéralisés et à demi dégagéspar l’érosion, ne lui étaient pas familiers. Mais il trouvafacilementquelquesgrossiersoutilsdepierretaillée,et,unpeuplus loin,uncrâne fragmentaire.Unebonnepartiemanquait,mais le grès en avait conservéun excellentmoulage externe.C’était un crâne humanoïde, sans contredit, encore trèsprimitif,avecunelourdemandibuleetunfrontbas.Lecheflemontraorgueilleusement.«Combiendetempsa-t-ilfalluàlarivièrepourdéposertous
ces sables au-dessus ? Vois ! Là, dans le sol même de notremonde,setrouvedéjàlatracedenosos!»
CHAPITREIIILADERNIÈREBATAILLE
Depuis quinze jours la bataille faisait rage aux défilés
conduisant au pays brinn. Lentement, mais sûrement, lesBérandiens avaient repoussé l’armée, la horde plutôt, desbrinnsetdesVasksdepuislaforêt,puis leslargessavanesoùavaient eu lieu les premières rencontres, jusqu’à ceresserrementoùavaitautrefoiscouléunerivière.Là, la forcede la position et le nombre supérieur des alliés avaientcontrebalancélapuissancedesarmesetdel’organisation.Akkiavaitétablisonquartiergénéraldansunecavernepeu
profonde, à l’abri des canons ennemis qui tonnaient parfois,labourant les lignes de leurs projectiles. Plusieurs fois, lesBérandiens avaient tenté de forcer le passage, laissant denombreuxcadavresentrelesblocséboulés.Lesflèchesbrinnsnepardonnaientpas,etnefaisaientguèrequedesmorts.AveclesVasksetlesbrinnslesplusdisciplinés,Akkiavaitconstituéuneforcetactiqued’intervention,comptantsixcentshommes,etquin’avaitpasencoreétéengagée,saufunefois,enunraidinfructueux contre l’artillerie. Les Bérandiens, instruits parleurdésastredeSare,lagardaientsoigneusement.Les pertes avaient été lourdes aussi, au début, chez les
brinns, et bien des guerriers trop hardis reposaient entre leslignes, fauchés par les mitrailleuses ou les fulgurateurs, ouenterrés sous des tas de pierres, là où les obus les avaientatteints.Maintenant,lesdeuxcampss’observaient,mais,silesjournéesétaientcalmes, lesnuitsne l’étaientguère,avecdesdeux côtés des coups de main destinés à tâter la force del’ennemi.Avec un sifflement prolongé, trois obus allèrent fouiller les
bois,enarrièredesdéfilés.Akkihaussalesépaules.«Troisobusperdus!Malheureusement,ilsnesemblentpas
enmanquer.L’arsenal de Vertmont en fournira autant qu’il leur sera
nécessaire, répondit Boucherand. Je me souviens d’avoir
entendudireàmonpèrequenousavionsassezdemunitionspoursoutenirunsiègedeplusieursannées»,intervintAnne.Elleportaitàlaceintureundestroisfulgurateurslégers,et,
audosuncarquoispleindeflèches.Ilavaitétéimpossibledelapersuaderde resterà l’arrière.Excellente tireuseà l’arc,elleavait été une aide précieuse l’unique fois où un assaut desBérandiens avait pour un moment crevé les lignes, et étaitparvenuprèsdupostedecommandement.« Enfin, nous tenons, dit Otso. Mais crois-tu que nous
pourronsrésisterjusqu’àcequetonastronefrevienne?Jel’espère.OùestTehel?Occupéàharanguersesdémons,commed’habitude.Les brinns se battaient comme des enragés, mais étaient
sujets à de soudaines crises de découragement, et il fallaittoutel’éloquenceduvieuxchefpourlesmaintenirenplace,ence genre de combat en ligne très différent de leur habituelletactiqued’embuscade.«Nousn’avonsaucunenouvelledeBiarritz,ditleVask.Cela
m’inquiète. Le dernier message ne parlait d’aucune attaqueennemie,pourtant.»BiarritzétaitleportdepiratesquelesVaskspossédaientsur
lamerSauvage,trèsloindesSeptVallées.« Le messager n’a encore qu’un jour de retard. Il a pu
rencontrerdesventscontraires.»Une violente série d’explosions lui coupa la parole. Ils se
ruèrentversl’entréedelagrotte.Dansledéfilé,auniveaudespremièresligness’élevaientdesgeysersdeterre.Jumellesauxyeux,AkkiputvoirquebrinnsetVasksappliquaientlatactiqueindiquée, glissant en rampant vers l’arrière. Du côté ennemi,au-delà de l’étendueherbeusequi séparait les lignes, riennebougeaitencore.Puis,dederrièreunbosquet,sortitunemasseindécise,peintedecouleursbariolées.«ParleGrandMislik,commediraitHassil!Ilsontréinventé
lescharsd’assaut!Maisquelmoteurutilisent-ilsdonc?»Le tank avançait maintenant doucement, à peine plus vite
qu’un homme au pas. Sur lui se fracassèrent vainement les
pointesdeverredesbrinns,et les flèchesvasksseplantaientinutilementdansleboisdurdesacarapace.« Cette fois, il nous faut intervenir, Otso. Rassemble les
hommes.Anne,vousrestezici!»Ils descendirent la pente au pas de course. L’engin primitif
était déjà profondément enfoncé dans le dispositif des alliés,crachant par une meurtrière le feu bleu d’un fulgurateur,tandisquedansleshautesherbesbrinnsetVasksserepliaiententoutehâte.« Attendsmon signal pour tirer, Otso. Que tes hommes se
tiennentprêtsàboucherlestrousdansnosdéfenses.»La vague d’assaut bérandienne approchait maintenant, à
peine gênée par les flèches partant des deux flancs. Akkirampa, le grand Vask à quelques mètres à sa droite. Ilsparvinrent à bonne portée. « Maintenant, Otso ! » cria lecoordinateur.Lefeudesdeuxfulgurateurslégersseconcentrasurlechar.
Leboissecarbonisa,puisflamba.Akkibaissalatêtecommeunrayonbleuenflammaitviolemmentlesommetdesvégétations,maiscontinuasontir.Ilyeutunegrandeflammedévorante,etdu flanc de l’enginmonta un hurlement déchirant, qui cessavite. Deux silhouettes essayèrent de fuir dans la fumée,cueilliesparunevoléedetraits.« Nous avons gagné… pour cette fois, dit Akki, quelques
minutes plus tard, dans la grotte.Mais, bien que nous ayonsdétruit un fulgurateur, il doit leur en rester encore, ainsi quedesmitrailleuses, et s’ils attaquent avec plusieurs tanks à lafois… Mais je me demande ce qu’ils utilisent comme forcemotrice.Vous n’avez donc pas reconnu le cri de mort d’un cheval,
interrogea Boucherand. Il y en avait aumoins un dans cettemachine.Uncheval!Jen’yauraispaspensé.Qu’ya-t-il?LemessagerdeBiarritz,jecrois?Maisnon!Parl’Ancêtre,
c’estEtchartlui-même!Quefais-tulà?J’apporte de mauvaises nouvelles, Otso. La flotte
bérandienneacontournélecapdesOragesetpénétrédanslamerSauvage.Etnosnavires?Quefont-ils?Coulés,Otso!NousavonsattaquéaulargedeBiarritz,mais
ilsavaientuncanon!Jesuisundesraressurvivants.J’aipulesdistancer en coupant par les hauts fonds. D’après ce que jecrois,ilsvontremonterverslenord,etdébarquerdestroupesprèsdel’embouchuredel’Elor.Mais…nos femmes et nos enfants, et ceux des brinns sont
là!Otso, coupa Akki, prends tous tes Vasks avec toi, sauf la
troupe d’assaut, prends également un bon nombre de brinnsparmi les réserves, et descends immédiatement la rivière.Emporteundesfulgurateurs,etessaied’arrêterl’ennemidanslesmaraisdel’embouchure.Ici,noustiendrons.EnpassantauxTroisLacs,voisHassil,etdis-luid’essayerunefoisdeplusunmiracleavecnospetitscommunicateurs.S’ilpouvaitatteindrel’Ulna,toutseraitsauvé!»La troupe mêlée des Vasks et des brinns partit à la nuit
tombée, àpiedd’abord, pourquelqueskilomètres, ensuite enbateau. Akki espéra que ce mouvement avait échappé àl’ennemi, et que ce dernier ignorait donc l’affaiblissement deses réserves. Il conféra une partie de la nuit avec les chefsbrinns,Anne,Boucherand,etleVaskquiavaitremplacéOtsoàlatêtedugroupedechoc.«Jem’attendsd’icipeuàunassautmassif,destiné,sinonà
enfoncer nos lignes, du moins à retenir ici le plus decombattantspossible.L’ennemicomptenousprendreà reverspar un débarquement à l’embouchure de la rivière, et ignoresansdoutequenosrenfortssontdéjàpartis.Nousdevonstenirle plus longtemps possible, mais sans entêtement inutile : lavictoirenousappartiendradèsqueYUlnaseraderetour,dansquinzejoursauplustard.Sicen’étaitlaquestiondesfemmes,des enfants et des approvisionnements, je donneraisimmédiatementl’ordrededispersiondanslaforêt.Ils’agitdedurer quinze jours, et d’être vivants quand mon navire
reviendra. Vous avez compris : se battre durement,mais pasd’héroïsmeinutileetdésespéré.Alors, nous devrons peut-être céder le passage ? demanda
Boucherand.Soit.Jecomprends.Etlesfemmes,danscecas?interrogeaTehel.Je crois que nous résisterons assez longtemps pour que la
questionneseposepas.Silefrontcraque,nousnefuironspas,bienentendu,maisnousharcèleronsl’ennemidanssamarchevers les lacs et l’embouchure. Je le répète, tout est unequestiondetemps.—Etsil’Ulnanerevenaitpas?demandadoucementAnne.—Éventualitépresqueimpossible.Maisdanscecas.»Lescinqjoursquisuivirentfurentrelativementcalmes.Une
nuit, deux Vasks réussirent à se glisser dans les lignesennemies,etrapportèrentquelesBérandiensconstruisaientdenouveaux tanks, sans pouvoir en préciser le nombre. Akki fitconfectionnerdesenginsincendiairesprimitifs,maisefficaces,avecunesortederésinenoiretrèscollanteetinflammablequelesbrinnstiraientdel’arbreaglin.Lematindusixièmejoursepassaégalementdanslecalme,
maisversmidiuneviveactivité futdéceléechez l’ennemi,et,peudetempsaprès,commençalapréparationd’artillerie.Lesquelques canons dont disposaient les Bérandiens pilonnèrentméthodiquementleslignes,enunbarrageroulantqui,bienquefort maigre, n’en impressionna pas moins les brinns. Vers lesoir,cefutl’assaut.Il fut précédéd’unedouzainede tanksdebois, portant sur
leur dos des tireurs d’élite, à l’arc et au fusil, chargés de lesdéfendre,etc’étaitunspectacleétrangequecesconstructionsmaladroites avançant péniblement, s’empêtrant parfois dansles hautes herbes, et hérissées, tout autour de leursmeurtrières,de faisceauxde flèches. Ilsarrivèrent sanspertejusqu’aux premières positions défensives, déjà évacuées. Akkilesregardaitàlajumelle,Anneàsoncôté.Bondissantderrièreleurs machines, en vagues successives, les Bérandiensprogressaient,nettoyant lespetitsgroupes isolésquis’étaient
laissé couper la retraite, et parfois un hurlement ou un cridéchirantannonçait,entrelesexplosionsdesobus,lafind’unevie,humaineoubrinn.Mais,peuàpeu,danslecrépusculequitombait,letirdesBérandiensfutmoinsassuré,etbientôttroishautescolonnesdeflammesmontèrentverslecielnuageux,etl’attaquecessa.«Ilsontgagnétroiscentsmètres,ditBoucherand.— Ils ne sont pas encore dans la partie étroite du défilé.
C’est là que nous les attendons. Avez-vous une idée despertes?—J’ignoreles leurs.Peut-êtreunevingtained’hommestués
ou blessés. Chez nous, trois Vasks et onze brinns tués, septVasksetquarantebrinnsblessés.—Unetoutepetitebataille,ditironiquementlecoordinateur.
En tout, probablement deux bonnes dizaines de pauvresbougres morts, et le triple au moins d’abîmés ! Et dire quej’étais venu pour empêcher cette guerre ! Ah ! les vieux hissavaient raison, eux les fondateurs de la Ligue des Terreshumaines, qui disaient que les médiateurs finissent toujoursparêtreenguerreaveclesdeuxpartiesàlafois!—Devons-nouscontre-attaqueràlafaveurdelanuit?— Pourquoi ? Pour regagner trois cents mètres que nous
reperdronsdemainàl’aube?Nousauronsbesoindetoutesnosforces. Et, comme je l’ai dit, c’est plus loin que nous lesattendons.»Lejourselevasurdespositionsinchangées.LesBérandiens
ne reprirent pas immédiatement leurmarche en avant, et cen’estquetroisheuresaprès le leverdusoleilque,ayantreçuquatre nouveaux tanks en renfort, ils recommencèrent leurassaut.Auprixdequelquespertes,ilsarrivèrentàlafindelajournée devant les défilés proprement dits. Larges d’environcent mètres, longs de six cents, ils étaient dominés par dehautesetabruptesfalaises,saufverslemilieu,oudesravinesen pente rapide avaient érodé la roche, et permettaient, departetd’autre,unaccèsversleplateau.« C’est ici que le combat décisif aura lieu, Anne, dit Akki.
Quelenseralerésultat,jel’ignore,maisj’aifaittoutcequej’aipu, avec l’aide des brinns et des Vasks, pour qu’il nous soitfavorable, ou tout au moins pas trop défavorable. Si noussommesenfoncés,montezparleravindedroiteverslaforêt.Jevoussuivraiavecunpetitgroupe.Detoutefaçon,jetiensàcequevousrestiezdemainensûreté.Vousm’avezcompris?—Etvous-même,yresterez-vous?— Pour moi, c’est différent. Les brinns et les Vasks m’ont
confiélecommandementet…— Et moi, je représente la Bérandie, la vraie. Nous ne
sommesquedeuxicipourlefaire,etnotreplace…— Je ne discute pas votre courage. Mais, cette fois, nous
irons certainement jusqu’à un corps à corps général, et vousn’auriezaucunechance.C’estunordre,et j’entendsqu’il soitobéi.Etpuis…etpuisjeseraiplustranquillepourcommandersijevoussaisloindescoups.Vousmelepromettez?—Soit.Mais si l’affaire tournemal, je vous rejoindraipour
partagervotresort.—Restezdonclibre,pouressayerdenoussecourir!Etpour
guidervotrepeuple!Enfin,demaindonnerasaréponse.Allezdormir maintenant. Quoi qu’il arrive, vous aurez besoin detoutesvosforces.»Àlagrandejoied’Akki,lesBérandiensattaquèrentcettefois
avant l’aube, et, dans la lumière indécise des étoiless’avancèrentlestanks,craquantdetoutleurboisneuf,suivisàquelques mètres d’une masse d’hommes dont les premiersrangs portaient de larges boucliers. Bientôt trois des charsbrûlèrent, arrachant à l’ombre trois cercles de lumièredansante, ou l’on voyait des ombres confuses s’entre-tuer.Tandis qu’une centaine de brinns, sacrifiés, luttaient de leurmieuxpourretarderl’avance,legrosdesforcesserepliaplusprofondémentdansledéfilé.Quandunjourblêmeetmouilléseleva,l’ennemin’avaitprogresséquedecentmètres.Àpart lesmasses immobiles et laidesdes tanksdebois, le
champ de bataille semblait vide. À peine, de-ci, de-là, lefrémissementdeshautesherbesvertesmarquait-il lepassage
d’unmessagerrampantpourrelierungroupedecombatàunautre. La pluie semit à tomber, d’abord fine, puis croulante.Akkieutungested’ennui:ilseraitplusdifficiled’incendierlescharsd’assaut.D’unautrecôté…«Attention,ilsattaquent,ditBoucherand.—Allez-y!Vousavezbiencomprislamanœuvre?Jenesais
sinousseronsencorevivantscesoir,mais,de toute façon, jesuisheureuxdevousavoirconnu,Hugues.Si j’étaistué,vousavez le double de mon rapport, scellé. Vous le remettrez àHassil,ouaucommandantdel’Ulna.—Sic’estmoiquidisparais,veillezsurAnne!—Vousl’aimez,Boucherand?—Oui,depuislongtemps…—Moiaussi.Soyezdonctranquille.—Aurevoir!»Lecapitainedisparutsouslapluie.Là-bas,entrelesfalaises,
lesobuscommençaientàtomber.Lestanksprogressaient.Akkilesregarda,railleur:«Dansquelquesminutes,ilsvontavoirunesurprise.»Lesfantassinsbérandiensapparaissaientmaintenant,suivant
leurschars,àl’abridubarrage.Unehautesilhouettesedressa,indiquant les défilés, d’un geste large qui fit étinceler uneépée.Akkil’encadradanslechampdesesjumelles.Malgrélerideaudepluie,iln’yavaitpasd’erreurpossible,c’étaitNétal,portantcasqueetdemi-armure.Méthodiquement, le coordinateur s’arma : fulgurateur à la
ceinture, carquois au dos, arc en sautoir, et, à la main, unelonguehachedebataillevask,aumanchecerclédefer.Illafitsauter d’une main dans l’autre, chercha le point d’équilibreoptimum.Puis,setournantverssapetitegardeparticulière:« Les dés sont jetés,mes amis.Nous ne pouvons plus rien
faire de bon ici. En avant. Toi, Barandiaran, prends quatrehommes, et emmène la duchesse en lieu sûr, par le défilé dedroite.Attache-la,sibesoinest!—Jamaisjenevouslepardonnerai,Akki!Jamais!»Cria-t-
elle,commelesVasksl’entraînaientdeforce.
Akkihaussalesépaulesetquittalagrotte.Lapluies’abattitsursondoscommeunechappe froide.Avantdedescendre lapente,iljetaundernierregardd’ensemble.Toutsemblaitallerau mieux. Les brinns reculaient pied à pied, et les tanksapprochaientmaintenantdumilieududéfilé.Ilspartirentaupasdecourse,allèrent seplacerenarrière
d’une série de profonds fossés creusés les nuits précédentessous les hautes herbes, juste un peu après le débouché desravins latéraux. Tapies dans des trous d’homme, attendaientdestroupesfraîches,parmilesquelleslegrouped’assaut.Akkietsagardeplongèrentdansunetranchéeaumomentmêmeoùune rafale d’obus tombait à quelques dizaines demètres. Laligne de feu se rapprochait, et s’il ne pleuvait encore que deraresflèches,detempsentempsuneballesifflaitavantd’allerseperdreauloin.Petitàpetitlecombatsedéplaça.Lestankscrevèrentenfin
leslignes,arrivèrentenfacedesravins.Lapluieavaitcessé,etunpâlesoleilsehâtaitentrelesnuagesrapides,faisantluireledosmouillédesmonstresdebois.Subitement, leplusavancédescharspiquadunezdansunedesfosses.Alors,àunsignald’Akki,unbrinnembouchalatrompedeguerre,et,lugubre,leululementserépercutasurlesfalaises.En arrière des tanks, les hautes herbes remuèrent. Sous
l’effort des treuils cachés près des parois, jaillissant de lamincetranchéecouverted’humusoùelleavaitétédissimulée,monta une souple barrière de lianes. Lourdement, les charsmanœuvrèrent,essayantd’échapperàlatrappe.Alors,avecunroulementdetonnerre,d’énormesblocsarrondisdévalèrentlespentes et vinrent se jeter sur les blindages de bois, défoncésd’uncoup.Simultanément,brinnsetVaskssautaienthorsdestrousoùilsavaientattendu,bombesderésineenflamméeàlamain.«Ànous!»criaAkki.Ils foncèrent. Du haut des falaises pleuvait une grêle de
flèches, sur les Bérandiens tourbillonnant en panique.VainementlavoixtonnantedeNétalcherchait-elleàlesrallier.
La plupart des tanks flambaient maintenant, et avec eux lesfulgurateurs restant, ou lesmitrailleuses. CommeAkki venaitd’enincendierundeplus,unemainseposasursonépaule,etil se retourna, vit le visage ensanglanté de Boucherand, unelargebalafrecoupantsajouegauche.«Çayest.Akki!Nouslesbattons!—Jelecrois.MaistantqueNétalvivra,cen’estpasfini.»Ilsedressadetoutesatailleetpoussauncrideguerre,un
crirauque,sauvage,quiremontaitlecoursdesâges,jusqu’auxtempsoùsesancêtresn’habitaientencorequedeuxplanètes,uncriqui l’étonna lui-mêmeet lui fitpeur.Fulgurateurd’unemain,hachede l’autre, il fonça,côteàcôteavec lecapitaine,insoucieux des balles et des flèches. Leur élan les entraînajusqu’àlabarrière,franchied’unbond,etau-delà,aumilieudela mêlée. Un trait siffla à ses oreilles sans l’arrêter, et il setraça un passage sanglant, aumilieu des corps carbonisés etdestêtesfracassées.Lesangdesesancêtresterriensetsinzusbattait dans ses tempes, toute son éducation abolie, rienn’existantplusenluiquelaragedetuer.«Eehoï!»La hache s’enfonça entre deux yeux exorbités de terreur.
Partout les Bérandiens fuyaient, traqués, sauf un grouped’environdeuxcents,massésautourdeNétal.Puis,subitement,cefutledésastre.Unbrinnpassa,courant
vers l’arrière, jetant quelques mots qu’il ne comprit pas.D’autres se précipitèrent à sa suite, et, sur le champ debataille,tombabrusquementlesilence.Stupéfait, il regarda autour de lui. Il restait seul avec
Boucherandet lesVasks.Unflotdebrinnss’écoulait, flotqueTehel-Io-Ehan et quelques chefs s’efforçaient vainement dedétourneràcoupsdemassue.UnVaskaccourut:«Unimbécilevientd’arriverdesTroisLacs.LesBérandiens
auraient forcé le passage, et capturé ou massacré lesfemmes ! » Déjà l’ennemi se ressaisissait, et une flèches’enfonçadanslesolàcôtédeluiavecunbruitmou.« Perdu ! Perdu pour quelques minutes ! Enfin, Anne doit
êtreensécuritémaintenant.»Commepourrépondreàsapensée,illavitsoudain,tiréede
force par trois hommes, entraînée vers Nétal. Alors, toutepenséeclaireétouffée,ilchargea,suividesquelquecinquantehommesquiluirestaient.Ilnesesouvintplus,ultérieurement,àquelmomentiljetale
fulgurateur épuisé à la têted’un archer, à quelmoment il vitBoucherandtomberàsoncôté,uneflèchedanslacuisse.IlsetrouvafaceàNétal,lahachelevée.L’autreparad’unreversdesalourdeépée,riposta.Detaille
presque égale, ils s’affrontèrent. Autour d’eux les combatsavaient cessé, et les survivants des deux camps regardaientleurschefssebattre.Tout d’abord, Nétal eut le dessus. Son épée, quoique
massive, arme de taille plus que d’estoc, était plus maniableque la hache d’Akki, et surtout il possédait la confiance del’hommequi voit la victoire remplacer ladéfaite,alorsque lecoordinateur n’était qu’une éruption de rage. Bientôt cedernier saigna de quatre ou cinq coupures, coups parés auderniermoment.Mais,petitàpetit, ilseressaisit,etsaforce,encoresupérieureàcelledugéantbérandien,renditlecombatplus égal. Le calme revenuen lui, il se remémorait les coupsque lui avaient appris ses instructeurs à l’école descoordinateurs, et surtout les leçons reçues de Kéloï, le plusformidableescrimeuràlahachedepierrequelaplanèteDzeieûtproduit,sonfrèredesang, là-bas,dansuneautregalaxie.Les jointures des doigts saignantes d’un coup d’épée qui lesavait entamées, il lança une attaque oblique, plongeante, quiporta. Le fer glissa sur l’armure, mordit l’épaule gauche duBérandien. Puis, pendant quelques secondes, ils furent encorps à corps, le manche de la hache bloquant l’épée, et, àquelquescentimètresdesesyeux,AkkivoyaitlafacedeNétal,les veines du cou et du front gonflées, un sauvage rictusrelevantleslèvres.«Tun’auraspasAnne,soufflaleBérandienentresesdents.
J’enferaimonesclave!
—Crève,chien!»Répliqualecoordinateur.L’autre lui cracha au visage. Akki ne cilla pas, le truc était
vieux comme les mondes. Il dégagea d’un effort terrible, etlança un coup remontant. Nétal para, riposta, et son épées’enfonçadanslebrasdroitd’Akki.Avecuncridetriomphe,ilarrachal’arme,voulutredoubler.Déjàlahacheavaitchangédemain, tournoyait. Elle retomba droit, crevant le casque, et leBérandiencroula,lecrânefracassé.«Imbécile,crialecoordinateur.Jesuisambidextre!»Un silence de mort régna quelques secondes, puis les
hommesdeNétalseprécipitèrentverslui,armeslevées.Akkis’adossait à un bloc pour son dernier combat, quand leshurlementsdélirantsdesVasksquiregardaientlecielluifirentlever les yeux.Une grande ombre s’avançait sur le défilé ; àcentmètresdehaut,l’Ulnaglissaitsansbruit,et,desesflancsouverts, jaillissait un flot pressé d’hommes, portés par deschampsantigravitiques.
CHAPITREIVLALOID’ACIER
Lamasse énormede l’Ulna reposait sur le lac. Sur la rive,
une immense tente avait été dressée : c’était l’hôpital où,indifféremment, brinns, Vasks ou Bérandiens blessés étaientsoignés.Pluspetite,uneautreabritaitleConseil.Dix jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée imprévue de
l’astronef.Àforcedelancerdesappelsdésespérésàl’aided’unappareil bricolé à partir des communicateurs, Hassil avaitréussi à l’atteindre, et Elkhan, le commandant, avait lancél’Ulnaàtoutevitesseetilétaitarrivéjusteàtemps.Assis à sa table, Akki consultait des rapports. À peine
débarqués, les spécialistes s’étaient mis au travail, sous ladirection de Hassil qu’un séjour de quelques heures dans lebiorégénérateuravaitcomplètementguéri.Laportes’ouvrit,lehissentra.«Alors?interrogeaAkki.—Alors,c’estbiencequejepensais.Detouteslessituations
biscornues que nous avons eu à régler, celle-ci est bien lapire!»L’hommeappuyapensivementsatêtesursamain.«Tuasraison.Ilneserapasfacilederendreunedécision,
cettefois.—LesBérandiensdoiventpartir!—Jesais.Necroispasquejemelaisseinfluencerparmon
amour pour Anne. Mais entre les autres… Enfin, tu as tonrapportprêt?— Le voici, et voici celui de Brintensieorépan, le
cosmanthropologueh’rben.—Quandrendons-nousladécision?—Pourquoipasdemain?Àquoibonattendre?Toutestclair,
maintenant.Sauflepointquetusais.—Qu’enpenses-tu?—Laissonsd’abordparlerlesdéfenseurs.Quisont-ils?
—Tehelpour lesbrinns,Otsopour lesVasks,etAnnepourlesBérandiens.— Pauvre Akki. La Loi est stupide. On devrait envoyer des
coordinateurs aussi différents que possible des peuples qu’ilsaurontàjuger…— Non, Hassil, elle est sage. Autrement, les décisions
seraientdesmonstresdefroideraison,et,aunomdelajustice,lapireinjustice!—Soit.Jetelaisselesrapports.J’aiencoredutravailàfaire,
jenevoudraispasrevenirsurEllasansensavoirdavantagesurcesprébrinns.»Resté seul, Akki se plongea dans la lecture dumémoire de
Hassil.Unbruitlégerluifitleverlatête.«Bonjour,Anne.Ilyalongtempsquejenevousaivue.Vous
mefuyez?»Elleeutunsouriremélancolique.« Non, mais je ne voudrais pas qu’on puisse dire que j’ai
cherchéàvousinfluencer.Quandcejugementsera-t-ilrendu?— Demain. Je ne peux vous laisser d’espoir,
malheureusement.Bienqu’un faitnouveauet imprévu se soitproduit, dont je ne puis rien vous dire, votre peuple, dansl’ensemble, a été trop malfaisant. Oh ! Je sais, ce n’est pasentièrement sa faute. Mais, sur une terre qui vient d’êtreravagée par une guerre déclenchée par lui, et devant lespectacle que nous avons trouvé dans le village del’embouchuredel’Elor…—C’étaitl’œuvredelatroupespécialedeNétal,Akki,vous
lesavezbien!Maisjecroisqu’ilestbieninutilequejeplaide,demain.—Non,l’avenirdevotrepeuplepeutendépendre.— Vous connaissezmes arguments par cœur. Et je croyais
que la décision ne dépendait que de Hassil et de vous…J’espéraisquevousnenousseriezpastropdéfavorables.—Encequiconcernecetteplanète,oui.Maisilpeutensuite
arriverbiendeschosesdifférentesauxBérandiens,etdanscetordred’idée,l’état-majordel’Ulna,composédespécialistes,a
sonmot à dire. Vous pouvez être placés en quarantaine pourdessiècles,ouaucontraireaidés.Lechoixdelaplanète…—Lechoixdenotrecampdedéportation!— Je comprends votre amertume, Anne. Vous n’êtes pas
responsable, malgré quelques rêves guerriers de jeunesse !Mais,àpartvotreparrain,Boucherandetquelquesautres…Aufait,commentvont-ilstousdeux?—Huguesestpresqueguéri.Parrainpassesesjournéesavec
vosastronomes,etadéjàréussiàsefaireporterdeuxfoissurLoona. L’emmènerez-vous sur vos mondes ? Il a lutté de sonmieuxcontrelaguerre.— S’il le veut, bien entendu.Mais il préférera, rester avec
vous, sans doute, tout au moins au début. Nous pourronsl’aideràmonterunobservatoire!—Ilvousenserareconnaissant.Ehbien,aurevoir. Jevous
verraidemain,lorsdujugement.—Anne!J’aitantdechosesàvousdire!—Non.C’estmieuxainsi.Àdemain!»Longtemps, lecoordinateurrestapensif, lerapportsous les
yeux, sans le lire. Dehors, le crépuscule tombait. L’airretentissait du bruit des outils des astronautes occupés àmonter l’amphithéâtre. Finalement, il haussa les épaules etrepritsalecture.Selonlerituel,l’équipagedel’Ulna,enuniformenoir,armes
à la main, montait la garde autour du tribunal. À l’intérieur,comme le voulait l’usage, les quatre-vingt-dix témoins, trenteparpeuple, étaient assis surdesbancs.Sur l’estrade,Elkhanprésidait.Endessousde lui se plaçaient les experts, puis, unpeuàpart,lestroisdéfenseurs.Àdroiteetàgauched’Elkhansiégeaientlescoordinateurs.Levieuxsinzuseleva.«Nousallonsexaminer,suivantlaloidelaLiguedesTerres
humaines,lecasdelaplanèteNérat,surlaquellenoussommesactuellement.Cetteplanètese trouvesupporterà la fois troisgroupes humains différents, dont deux, quoique ennemisjusqu’à ce jour, appartiennent à la même humanité mère.
Lecture va être faite du rapport des coordinateurs envoyéspourréglercettesituation.»Ilportaitunpuissantcasqueamplificateurdepensée,etson
discours fut compris par tous, bien que fait en sa languematernelle.Le rapport exposait, avec une objectivité parfaite, les
conditionsque lescoordinateursavaient trouvées lorsde leurarrivée, et leurs conséquences : esclavage, guerres, hainesraciales. Puis venait un résumé précis du déroulement desévénements, et enfin la conclusion : il y avait là caused’interventiondelaLigue.Elkhanrepritlaparole.«Undesdéfenseursconteste-t-illesfaits?»Anneseleva.«Jeconstatequ’ilyalàprésentationdesfaits,maisnondes
causeslointaines,etentoutejustice…»Elkhanl’interrompit.«Celaviendratoutàl’heure.Lesfaitssont-ilsexactsàvotre
avis?—Oui.— La Loi s’applique donc. Vous avez maintenant la parole
pourdéfendrevotrepeuple.»Coifféeàsontourd’uncasqueamplificateur,ellecommença
sa plaidoirie. Elle raconta l’odyssée des astronefs perdus quicherchaient une autre planète, un monde vierge et vide,l’accident qui les précipita sur Nérat et laissa les équipagesdémunis,suruneterrehostile.«Car elle était hostile, cette terre !Nos ancêtres eurent à
lutter contre les fauves, les éléments, lesmaladies, et contreceux-ci!»Ellemontralesbrinnsdudoigt.« Oh ! Je ne veux pas dire que nous n’eûmes aucun tort !
Mais combien des nôtres tombèrent sous les flèches, alorsqu’ilslabouraientleurschampspouressayerdesurvivre!Quipeutdireaujourd’huiquifutresponsabledupremiermeurtre?
Quipeutdirequifutlepremier,Bérandienoubrinn,quilevalamaindanslacolèrerouge?«Quoiqu’ilensoit,nousnousétablîmesenBérandie.Et,de
cette contrée impitoyable, couverte de forêts et de marais,nousfîmesuneprovincehumaine,puisquevoussemblezaimercemot,oùilfaisaitbonvivre,etoù,lentement,danslamesurede nos moyens, nous avions recommencé l’ascension vers lavraiecivilisation.«VousavezétudiénosarchivesavecRoan,vous,AkkiKler!
Vous pouvez dire s’il n’y eut pas de progrès entre les loupsaffamés que furent nos ancêtres et cette Bérandie que vousavez connue ! On nous accuse d’avoir réduit les brinns enesclavage ? C’est vrai ! Comment aurions-nous pu faireautrement,audébut,alorsquenousétionssipeu,avectoutàfaire ? Que nous reproche-t-on ? D’avoir survécu ? Lescivilisations de la Terre ont toutes commencé ainsi, et, si jecroiscequem’enaditunefoisAkkiKler,ilsembleenêtredemêmesurpresquetouteslesplanètes.Vousdevezsavoirsansdoute, par une amère expérience, combien il faut de tempspour abolir cette institution, alors même que le besoinéconomiquenes’en faitplussentir.Mais,déjà,dans lecomtédeRoan,l’esclavagen’existaitplus.Et,s’ilétaitbiendansmesintentions de battre une bonne fois les brinns et leurs alliésvasks pour assurer la tranquillité de nos frontières, j’avaisrésolude le supprimer sur toute l’étenduede laBérandie.EtAkkiKlerpourravousdireque,miseenfacedesconséquencespossibles de mes actes, j’avais renoncé à toute idée deconquête, quandmon père fut assassiné, et toute cette terrejetée dans un train de sang par les ambitions d’un hommecomme ilenexiste, j’ensuissûre,sur toutesvosplanètes,aumoinsaustadededéveloppementoùnousétions.«Vouspouveznouspriverdenotremonde,decemondeque
nous avions fait nôtre, partiellement au moins, par notretravail, nos larmes et notre sang, ce monde qui porte aussi,Tehel-Io-Ehan, la trace de nos os, même si elle est moinsprofondequelavôtre!Vousenavezlepouvoir,étantlesplusforts. Vous le ferez au nom d’une loi qui nous est étrangère,
d’uneLiguequenousnepouvionspas connaître, et qu’onnenous a pas demandéde joindre d’ailleurs, nous trouvant tropbarbares!Quen’êtes-vousvenusplustôt,alorsque,jetéssurunsolhostile,nosancêtresétaientencoredescivilisés,autantqueceuxrestéssurcetteTerrequiallaitentrerpeuaprèsdansvotre Ligue, avant que la peur, la faim, la souffrance et ledésespoirlesaientravalésàl’étatdebêtessauvages,debêtesqui tuent pour ne pas être tuées !Mais, en nous exilant, endéracinant un peuple entier, en lui enlevant ce qui fait lefondement de ses traditions, sa terre, son pays, sa patrie, necraignez-vous pas de commettre à votre tour un crime ? Nepourrions-nousrestersurcemondequiestnôtre,jelerépète,nôtre, puisque, depuis que nos yeux se sont ouverts à lalumière,nousn’enconnaissonspasd’autre?Avecvotreaide,nous pourrions franchir rapidement les degrés qui séparentnotre sauvagerie de votre civilisation. Allez-vous, enfin, punirlesenfantspourlesfautesdeleurspères?»Elleserassit.Akkiluifittransmettreunmessage.«Bienparlé,Anne.Celanepeutmodifierladécision,hélas!
Maispeutchangerbiendeschosespourlefutur.Courage.»Déjà,Otsoselevait.« On m’a demandé de défendre mon peuple, et je ne sais
pourquoi. Nous n’avons pas conscience d’être coupables.Quand nous avons atterri ici, il y a bien longtemps, nousfuyionsunecivilisationquinousétaitodieuse,peut-êtreàtort,pour sauvegarder ce que nous considérions comme le plussacré,nostraditions,notrevoiedevie.Akkim’aexpliquéquecemodedevieétaitanachronique,que,quoiquenousfassions,nous ne pourrions pas le sauver. C’est possible. Mais nousavonsessayé,etnousn’enavonspashonte.«QuandnousdébarquâmessurNérat,nouscroyionsyêtre
seuls. Nous nous installâmes sur les monts. Puis, un jour,longtemps plus tard, un des nôtres trouva un chasseur brinnblessé.Il lesoigna.Delànaquitentrenospeuplesuneamitiéquine s’est jamaisdémentie, et qui s’est scelléemaintes foisdans le sang. Jamais conflit n’éclata entre nous. Puis, nous
apprîmes que nous n’étions pas les seuls à être venus de laTerre. Les Bérandiens s’étendaient vers nos montagnes, enguerre perpétuelle avec les brinns. Nous leur offrîmes notreaidepourconclurelapaix,etnereçûmesenréponsequehaineetmépris.Cependant,cesdernièresannées,ilyeutunelueurd’espoir. Sous l’influence d’hommes sages, tels que le vieuxDuc, Boucherand, Roan, il semblait que les guerres allaientenfin cesser. Puis vous êtes arrivés, et, malheureusement, lasituationaévoluétrèsvite,etdanslemauvaissens.« Si votre Ligue décide que nous devons quitter Nérat, ce
Nératquiestnôtre,aussi,nousaccepterons,sanshaine,maisavec une infinie tristesse.Quand on a connu dès l’enfance laformedesmonts familiers, lesvallées, lessentiers, lesherbeset les arbres, il se forme entre l’homme et sa terre des lienssubtilsquevousnepouvezpeut-êtrepascomprendre,vousquipassezd’unmondeàl’autreetdontlapatrieest l’espace!Etqu’importe si l’occupation de cette planète n’a pas été, audébut, légitime ! Nous aussi avons laissé la trace de nos osdans les monts ! Nous sommes fils de ce sol, autant quen’importe quel brinn. Et, comme l’a dit tout à l’heure laduchessedeBérandie,jenevoispasdejusticeàpunirdanslesdescendantslesfautesdesancêtres,enadmettantqu’ilyaiteufaute!—Ilnes’agitpasdepunir,Otso,ditAkki.Jetel’aiexpliqué
maintesfois…»LeVaskhaussasesépaulespuissantes.« Oui, tu m’as expliqué cela. Et ma tête a compris. Mais
quandils’agitdel’exil,latêteestunbienpauvreavocatcontrelecœur,Akki!Ettulesais!»Levieuxbrinnparlaenfin.« Je n’ai pas à défendremonpeuple.Nous sommes ici par
droitdenaissance.Detouttemps,lesbrinnsontétéici,commej’ai pu enmontrer la preuve à vos envoyés.Mais je dois direquenousnedésironspasledépartdesVasks.Nousn’avonseuqu’ànouslouerdeleurprésence,etdeleuramitié.Quantauxautres, il est bon, je crois, qu’ils s’en aillent. Cependant, si
Boucherand, Roan, Anne de Bérandie et quelques autresveulent rester, nous ne nous y opposerons pas. Ils nous ontmontré que même chez les Bérandiens, il peut y avoir deshommesbonsetsages.—Lesdéfenseursont-ilsquelquechoseàajouter?»Anneeutungestelas.«Ceserait,jecrois,inutile.—Danscecas,ditElkhan, leverdictsemblefacile.Pource
qui concerne la propriété de cette planète, il n’y a pas deproblème,et…»Hassilseleva.«C’est cequi vous trompe,et rend lecasparticulièrement
épineux. Les brinns ne sont pas non plus originaires deNérat!»Annesedressa,unespoirfoudanslesyeux.« J’avaisquelquesdoutes,depuisqueKlerm’avait rapporté
quelques ossements fossiles du gisement de la falaise. Je nesuis pas un spécialiste en anthropologie cosmique, mais cesrestesnem’avaientpasparupouvoirapparteniràunancêtre,aumoinsàunancêtredirect,desbrinns.Lesoutilsdepierrene voulaient rien dire en eux-mêmes : à peu près toutes leshumanités passent à leur début par des stades comparables.D’autrepart,Akkim’avaitsignalédesimpossibilitésculturelles,quej’aivérifiéesetétudiées:unpeupledel’âgedepierre,quipossèdedespointesde flèches trempées selonune techniquetrès spéciale, et quelques outils de tungstène, entre autresanomalies. Aussi, dès que l’Ulna est arrivée, j’ai demandé àBrintensieorépandefairequelquesfouilles,afindepréciseroud’infirmermesdoutes.Àtoi,Brinten!»Lepetith’rbenàpeaupervenches’avança.«Iln’yaaucundoutepossible: lesbrinnsn’ontpasévolué
surcetteplanète,etl’ont,d’aprèsdesmesuresderadioactivité,envahie àunedatequi seplace entredeux et troismille ansavant nos jours. Il y avait alors ici une espèce en pleindéveloppement,descendantprobablementdesorons,etquifutexterminée, ou qui disparut sans que les brinns y soient
directement pour quelque chose, à la suite d’une épidémieimportée, ou de toute autre cause. Ce sont leurs restes quenoustrouvonsdanslesol,danslesdépôtsanciens.Quoiqu’enpense Tehel-Io-Ehan, la trace des os des brinns ne se trouveque dans les terrains superficiels. Mais je comprendsfacilement qu’il ait pu, sans connaissances spéciales, prendrelesossementsdesautrespour lesossementsde sesancêtres.D’autrepart,ilexistechezlesbrinnsunelégende–àlaquellejen’auraispassansdouteattachétropdecréditcardetelleslégendes sont communes ailleurs aussi – qui raconte que lespremiers brinns descendaient des dieux du ciel. Enfin,troisième point, les brinns possèdent des caractéristiquesphysiques et biologiques absolument identiques à celles destibrinns de la troisième planète de l’étoile voisine, que noussommes allés reconnaître, et qui, actuellement en déclin à lasuite de guerres et d’épidémies, paraissent avoir été sur lepoint de découvrir le vol interstellaire, il y a justement deuxmillecinqcentsannéesmoyennes.Oh!Jesaisqu’ilexistedéjàun cas d’identité de deux humanités, celui des hommesde laTerreetdessinzus.Maisils’agitdedeuxgalaxiesdifférentes,ce qui force à admettre une simple coïncidence, siinvraisemblable soit-elle. Ici, ce n’est pas le cas, l’étoile enquestionn’étantqu’àuneannéelumièreetdemie.«Ilmesembletrèsprobablequ’ilyaenvirondeuxmillecinq
cents ans, une expédition interstellaire des tibrinns,probablement la première et la dernière, atterrit sur Nérat.Pour des raisons que j’ignore, ils ne repartirent jamais, maisfirentsouche,commedevaientplustardlefaireBérandiensouVasks.Maisalorsque lesVasksretournaientvolontairementàunétatpastoral,alorsquelesBérandiensretenaientunebonnepart de leur civilisation originelle, et en tout cas laconnaissancede leurhistoire, les tibrinnsdevenus lesbrinns,régressèrentjusqu’auniveaudel’âgedepierre,negardantquequelques outils de métal, une technique avancée du verre,quelques notions de physiologie, telle que la circulation dusang,maisleurhistoiresedégradarapidementenlégende.—Pourquelleraison?demandaElkhan.
— Le nombre, probablement. Les Bérandiens ou les Vasksétaient plusieurs centaines. J’estime le nombre des tibrinns àune douzaine seulement. Cette origine relativement procheexpliquequ’unseulcontinentsoitpeuplé,entreautreschosesinexplicablesautrement.— Mais les indigènes ? Pourquoi n’ont-ils pas survécu
ailleurs?—Ilsn’yexistaientprobablementpas.SurH’Rba,notrerace
se développa sur une grande île, et n’a peuplé le reste de laplanètequerelativementtard.— Il en fut de même sur Terre, intervint Akki. L’homme
n’apparutquesurunepartiedescontinents.Ilsembleque,parmalheur, les tibrinns débarquèrent au seul endroit peuplé, etanéantirent, volontairement ounon, l’ébauched’humanitéquis’ytrouvait.—Si je comprends bien, Akki, les brinns n’ont rien à nous
envier,intervintAnne.Ilmesembleque,danscecas…—Jevousaisouventdit,etjeviensdeleredireàOtso,ilne
s’agitpasdejusticeabsolue.—Doit-ildoncs’agird’injusticeabsolue?Voiciunpeuplequi,
vous le dites vous-même, a anéanti une humanité, peut-êtrevolontairement!Nousn’enavonspasfaitautant!—Nousnedevonspas juger lesdescendantssur les fautes
deleursancêtres,commevouslefîtesremarquer,avecraison.Or,aujourd’hui,lesbrinnssont,étantdonnéleurétatactueldecivilisation,etmalgrécertainesdeleurscoutumesquenousneconnaissonsquetropbien(Annefrissonna),lesbrinnssont,dupointdevueanthropologique,innocents.Iln’enest,hélas!Pasdemêmedevotrepeuple,qui,malgréquelquesespritsélevés,et beaucoup de braves gens, j’en suis sûr, se trouve dans unétat sociologiquement dangereux, pour lui-même et pour lesautres.Non,Anne,ladécisionestdéjàprise.Elleauraitpuêtredifférente,end’autrescirconstances.—Etnous?demandaOtso.—Voiciladécision.Elkhan,lisezd’abordlaLoid’Acier.»Levieuxsinzucommençad’unevoixhauteetclaire:
«CeciestlaLoidelaLiguedesTerreshumaines.Ilnedoityavoir qu’une seule humanité par planète, exception faite deRéssan, siège de la Ligue. Dans le cas où une humanitéchercherait à en conquérir une autre, la force de la Ligues’abattrasurelle.Danslecasoùdeuxracescoexisteraientdebonne foi sur le même monde, deux coordinateurs serontenvoyéspourrésoudreleproblème,sansappelpossible.LaLoinepeutsubiraucuneexception.Silesdeuxhumanitéssontdebonne foi, le sort désignera celle qui héritera de la planète.CeciestlaLoidelaLiguedesTerreshumaines,etlietoutesleshumanités,cellesquisontencoreendehorsdelaLiguecommecellesquiluiappartiennent.—Alors,nousdevonstirerNératausort?—Pasvous,Anne.Siunehumanitéchercheàenconquérir
une autre, la force de la Ligue s’abattra sur elle. Vous avezcherchéàconquérirlesbrinns.Non,letirageausortconcerneuniquementlesVasks.Qu’onapprêteleSacduHasard.»Unassistantapportaunsacdetoilerouge.« Dans ce sac sont cent boules, cinquante rouges et
cinquanteblanches.Lepremierquitirerauneboulerougeseraceluiquiopéreraletiragedéfinitif.Àtoi,Otso.—Blanche.—Àtoi,Tehel.—Blanche.—Otso.—Rouge!— Tu seras donc l’homme du destin. Remettez vos boules.
Agitezlesac.Situtiresuneboulerouge,Nératestàtoi.Sielleestblanche,elleresteauxbrinns.Vas-y!»Le grand Vask introduisit sa main dans le sac, l’agita un
instant, puis brusquement la ressortit, fermée. Lentement, ilouvritlamain,sansregarder.«Labouleestblanche,Otso,jeregrette.Ilvousfautquitter
Nérat.—Maisnousn’avonspasdemandéquelesVaskss’enaillent,
ditTehel.Nous…
—La Loi est formelle : une seule humanité parmonde. Etelle est sage. Dans deux ou trois cents ans, que feraient vosdescendants ? Mais vous pourrez continuer vos relationsamicales,deplanèteàplanète.Car,saufoppositionabsoluedevotre part, nous vous aiderons, les uns comme les autres, àrejoindrevosfrèresdelaLiguedansleurmarcheversl’avenir.— Je proteste, Akki, dit Anne. Les brinns n’étaient pas de
bonnefoi,euxquiontexterminélesindigènes!NératauraitdûrevenirauxVasks!— Nous ne savons pas si cette disparition est leur fait. Si
vousaviezfaitdisparaîtrelesbrinnsavantnotrearrivée,nousvousaurionsdonnélebénéficedudoute!—Aufond,nousn’avonspasétéassezexpéditifs?C’estça,
n’est-cepas?—Ne soyez pas amère, Anne. Il ne peut y avoir de justice
absolue. Allons, la décision est prise, sans appel possible,mêmedenotrepart.Venezplutôtchoisirvotrenouvelleterre.»La bibliothèque de l’Ulna renfermait, outre d’innombrables
livres, microfilms, rouleaux de fils magnétiques, cubes àimpressionmoléculaire, etc., un répertoire complet de touteslesplanètesconnues,ycompriscellesquiétaientinhabitées.«Toid’abord,Otso.Quelgenredemondedésires-tupourtoi
etlestiens?—Ilnousfautdesmontagnes,pournousetnosanimaux.Les
transporterez-vousaussi?—Biensûr!—Pourlereste,jemefieàtoi.Tuconnaisnotrepays,tusais
cequenousaimons,ouplutôtcequenousaimions.—Voyons…NX-682-8608.Non,lagravitéyesttropforte,ce
seraitgênantpourjoueràlaballe!NX-684-7906.Jecroisquecelairait.Commentvas-tulabaptiser?—LeConseildesValléesdécidera.— Comme tu voudras. D’ici quelques jours, un astronef
viendratechercher,toietquelquesautres,pourreconnaîtrecemonde.S’il ne te convientpas, il y enad’autres.Quel statutdemanderez-vous?
—Commentcela?— Vous pouvez devenir membre de la Ligue, mais alors il
faudra renoncer à votre primitivisme, et accepter desinstructeurs qui, en deux générations, vous amèneront auniveautechniqueoùnoussommes.Oubienvouspouvezgardervotreniveauactuel,ledéveloppervous-mêmeslentement,maisdansce cas vous serez sous surveillance.Oh !Unevisiteparsiècle,àpeuprès.— Je ne puis décider seul, Akki. C’est l’affaire du Conseil.
Maisnepourrait-ilyavoirunmoyenterme?—C’est-à-dire?—Gardernotre civilisation, tout en arrivant à votre niveau
scientifique.—Mais iln’a jamaisétéquestiond’autrechose!Lepeuple
demonamiHassil,leshiss,estpeut-êtreleplustechniciendel’Univers.Etpourtant jecroisquetuaimeraisElla,oùiln’yajamais trois maisons côte à côte ! Et, par certains côtés, lessinzus vous ressemblent aussi, par leur passion del’indépendance.—Pourrai-jevisitervosplanètes?—Levieilespritdesmarinsvasksquiseréveille,hein?Bien
entendu!Etvous,Anne,queltypedemondevoulez-vous?—Celavousamuse,dejouerlesdieux,Akki?»Ilhaussalesépaules.« Non. C’est un travail ingrat, amer, et l’impression de
puissance qu’un jeune coordinateur éprouve sans doute à sapremièremissions’effacevite,pourne laisserquedudégoût,et parfois du remords. Je vous ai raconté ma mission surThéran.C’estunsouvenirquejevoudraisbienoublier!—Pardonnez-moi,jesuisinjustepourvous.Allons,marchand
demondes,qu’avez-vousàoffriràdesexilés?»Akkirestaunmomentsansrépondre.Ilsétaientmaintenant
seuls dans la grande salle métallique, entourés de la sommedesconnaissancesinterhumaines.« Anne, est-il vraiment nécessaire que vous accompagniez
votre ancien peuple, ce peuple qui vous a trahie, sauf une
infimepoignéedefidèles,telsqueBoucherand?»Aulieuderépondre,elleinterrogea.«EtClotil?—Elle est dans unhôpital deNovaterra, en bonne voie de
guérison. Mais cela n’est pas ma question. Anne, si vousvouliez… Je n’ai plus qu’une mission, ensuite je serai libre.Nous pourrions nous établir sur Novaterra, ou Arbor, ouRéssan,oumêmeElla,puisquej’aimonprivilège!—Nousavonsdéjàdiscutéde cela,Akki. Jedois suivre les
miens.—Maisvotrebonheur,Anne?Notrebonheur?»Ilposasesmainssurlesépaulesdelajeunefille,ladominant
desahautetaille.Ellelevaversluisonregardtriste.«Vous souvenez-vousdecettenuit sur lemarécage,quand
nous fuyions les Bérandiens de Nétal, dans la ForêtImpitoyable ? Vousm’avez dit ce soir-là : le bonheur est-il siimportant?C’estàmontourdevousledire,Akki.Croyez-vousquejepuisseêtreheureuse,d’ailleurs,avecleremordsd’avoirlaissémonpeupleallertoutseulversundestinétranger?»Lesmainsd’Akkiretombèrent.«Alors?—Alors,jesuisduchessedeBérandie,Akki,surcemondeou
sur un autre ! Vous êtes coordinateur galactique, et vous nepouvezpasplusmesuivrequejenepourraislefaire.Ledestinestcontrenous,c’esttout.»Ill’attiraverslui.Ellerésistadoucement.«Àquoibon,Akki?Àquoibonrendrenotreséparationplus
pénible?Voyonsvosplanètes.— Soit. Voici NX-805-5674. Un très beau monde. Même
gravitéqueNérat,mêmetyped’atmosphère,climatexcellent,sauf dans la partie sud du grand continent boréal. Animauxvariés, dont certains féroces, d’autres comestibles. Pasd’humanité,nidepossibilité futureprévisible.Cemondeseravôtre à jamais ! Il se trouve dans la galaxie principale de cegroupe, celle de la Terre, à deux années lumière seulementd’un avant-poste terrien. Ou bien NX-298-7564, mêmes
caractéristiques,àcinqannées-lumièredeNovaterra,dansmagalaxie.—Jechoisislepremier,Akki.Devoussavoirtrèsloinrendra
leschosesplusfaciles…—Oh!Parl’Ahun,ladistancenecompteguère.Quisaitoù
jeseraidansunan?Etj’auraisaimévousrevoir,unjour.— À quoi bon, Akki ? La nouvelle Bérandie doit avoir à sa
tête un homme fort, et non une simple femme. Le chocpsychologiquevaêtreterriblepourmessujets,sisujetsilssontencore.Ilrisqued’yavoirdesmomentsdifficiles.Commevouslesavez,Boucherandm’aime.J’aidécidédel’épouser!—Alors…Ehbien,tousmesvœux,Anne!Tousmesvœuxde
succèsetdebonheur,sic’estencorepossiblepourvous.—Merci,Akki.J’appellecettenouvelleplanèteBérande!—Quelstatut?—MembredelaLigue,siellenousaccepte.—Àlatroisièmegénération,alors.Onnevouspermettrapas
d’astronefs interstellaires avant que tous les Bérandiens quiviventactuellementaientdisparu.—Uneprison?—Non. Nos navires vous visiteront régulièrement, et vous
pourrez,sureux,circulerlibrement.—Ehbien,adieu,Akki.Quandserons-nous…transportés?—Laflotteestdéjàenroute.— Si tôt ! J’espérais pouvoir revenir en Bérandie, voir une
dernière fois la presqu’île, nager dans cette crique où, toutenfant…»Ellerenonçaàcacherseslarmes.« Mais vous le pourrez ! Vous allez tous être ramenés en
Bérandiepourfairevospréparatifsdedépart.Vousnepartirezque quand vous vous jugerez prêts, dans des limitesraisonnables.—Encoreunechose!Pourrions-nous…»Elleseredressa,lesyeuxsubitementétincelants,redevenue
tellequ’ill’avaitvuesursaterrasse,ausommetdesatour,ily
avaitsilongtemps,luisemblait-il.«Pourrions-nous faire sauternosvillesavantdepartir ? Je
nevoudraislaisser,denosmaisons,quedesruines!Jesaisquec’est un sentiment barbare, mais je souffrirais trop à l’idéequ’unbrinnpuissevivrelàoùj’aivécu.—Celavamalavecunedemanded’appartenanceàlaLigue,
Anne!—Oh!Jesais!Maisnecroyezpasquec’estparcequejeles
estimeinférieurs!J’aivulesbrinns,etjelescroisnoségaux,maintenant,dans lebiencommedans lemal!C’estplutôtunsentiment de jalousie, à l’idée que d’autres jouissentmaintenantdecequejefusforcéed’abandonner!—Soit!Meshommesplacerontdesexplosifs,et,aumoment
devotredépart,vousn’aurezqu’àappuyersurunbouton.—Merci,Akki!»Ellerougit,etdemanda,d’unevoixbrisée:«Puis-jegardervotrebague?—Oui,ensouvenirdevotreamilecoordinateur.»Elle se précipita contre lui, l’embrassa, longuement,
sauvagement.« Adieu, Akki. Je préfère ne pas vous revoir avant mon
départ.Faites-moicettedernièreamitié!—Adieu,Anne!»Ilécoutasespass’éloignersurleplanchermétallique.Puis,
d’un geste fou, il balaya d’un revers de main le fichier desplanètesvierges.
ÉPILOGUEAkki Kler, ex-coordinateur galactique, professeur de
sociologiecomparéeàl’universitédeRéssanattira,autraversdesonbureau,laboîtecarréeducommunicateur.«Akki?IciHassil!—Commentvas-tu?— Bien. Je rentre juste de Tilhoé, Soleil Sphen, Cent-
vingtièmeUnivers.—Lesfouillesont-ellesétébonnes?—Oui.Ilyeutlàuneraceextraordinaire,quidisparutilya
sansdoutecinqousixcentmilleans,alorsquenoshumanitéssortaientàpeinedel’animal.Maiscen’estpasàcesujetquejet’appelle.JeviensdupalaisdesMondes.CelasembleallermalsurBérande!—Quedis-tu?— On est sans nouvelles de l’équipe d’instructeurs depuis
plusdedixjours.—Officiel?—JeletiensdeKhardonlui-même!—GrandMislik!Anneestlà-bas!Nesait-onriendeplus?—Non.Une expédition se prépare,mais il se passera bien
quatreoucinqjoursavantqu’elleparte.—Biensûr!ProcédureN!Ah!Lesbureaux!—J’aimonksilletmonéquipageprêts.Veux-tuquenousy
allions?—Hassil,tuesunvraifrère!—Jet’attendsàl’astrodromeSept.Trianglededépart33-47.—J’arrive.Merci!»Ilramassasespapiers,lesjetapêle-mêledansuntiroir,prità
peine le temps d’entasser dans une valise de plastique
quelques vêtements de rechange, saisit ses armes, et se ruahorsdesonhabitation.Pilotantsonréobàvitessemaximale,ilfonçaversl’astrodrome.Lehiss l’attendait à côtéde la lentilleduksill.Sasàpeine
clos,l’appareildécollaàlaverticale.« C’est une chance que, en tant que chef du service
archéologique, tu aies toujoursunksill à tadisposition.Est-ilarmé?—Tusaisquemesexpéditionsm’amènentsouventenzone
inconnue,ou,cequiestpireenzonemislik.Ilestarméautantqu’unksillpeutl’être.»Le voyage dans l’Ahun, le non-espace, fut pour Akki une
terrible épreuve. Il avait beau savoirque le ksill dévorait desannées-lumièreparseconde,riennepouvaitleluifairesentir.Ilsesouvenaitd’Annetellequ’ill’avaitquittéequatreansplustôt,dans labibliothèquede l’Ulna,triste,maisdécidée.Selonsonvœu,iln’avaitpascherchéàlarevoir.Puis,brusquement, leksillémergeadansl’espacenormal,à
peudedistanced’unsystèmesolaire.«Bérandeestlaquatrièmeplanète,Hassil!—Jelesais.— Excuse-moi. Je suis rongé d’anxiété. As-tu essayé
d’appelerlesinstructeurs?—Oui.Aucuneréponse.—Plusvite!—Ilnousfautdécélérer,aucontraire.»Le hissmaniait le réglage du grand écran télescopique. La
planèteyapparut,énormémentgrossie,tournantlentementsurelle-même.«Oùsetrouvelanouvelleville,Akki?— Sur une baie de la grande île de Roan. Cette île est en
forme de triangle. Tiens, la voici ! Augmente-leprogressivement.—Curieux.Lavillesembleenruine.Ques’est-ilpassé?—Nous le saurons bientôt. Nous ne sommes plus qu’à dix
millekilomètres.»Le ksill atterrit sur une place, toutes armes prêtes. Les
maisons, construites trois ans plus tôt, n’étaient plus quedécombres. Akki et Hassil sautèrent à terre, suivis d’unedouzainedehiss,fulgurateursaupoing.Riennebougeait,maisune épouvantable odeur enveloppait les ruines, une odeur decadavre.«Laguerre!—Unbombardement.Parexplosifschimiques.Pas tracede
radioactivité.Qu’est-cequecelaveutdire?— D’après les instructeurs, le palais du gouvernement se
trouvait sur cette hauteur. Il ne semble pas en rester grand-chose…»Un appel d’un des hiss les fit accourir. Derrière un mur
écroulégisaientunevingtainedecorpshumains,etunautre,différent.Élancé,bleufoncé,ilpossédaitunetêteconiqueavectrois yeux, deux longs membres supérieurs terminés par desmainsàquatrelongsdoigts,deuxjambescourtesetmassives.Il tenait dans une main une arme étrange, et portait sur letronclatraced’unedéchargedefulgurateur.Les deux anciens coordinateurs se regardèrent. Une race
guerrière capable de vol interstellaire, puisque les autresplanètes du système n’étaient pas habitées. Le cas ne s’étaitplusrencontrédepuislongtemps.Hassillançaunordre:« Alssion, au ksill ! Couvre-nous. Si nous sommes attaqués
par des forces supérieures, laisse-nous, et file au poste de laLigue le plus proche ! Il faut à tout prix que le Conseil desMondessoitaverti!— Il existeunavant-poste terrien surHelk, àdeuxannées-
lumière»,ajoutaAkki.L’appareil s’envola et vint se placer au-dessus d’eux. Ils
continuèrent leur patrouille dans la ville morte. Le palais dugouvernement était entièrement démoli. La destruction avaitété systématique. Si les cadavres humains en décompositionabondaient, ils ne trouvèrent plus trace de ceux desenvahisseurs.
« Nettoyage d’une planète avant colonisation ou simplemalfaisance?—Si tapremièrehypothèseest juste, prenonsgarde,Akki.
Ilssontpeut-êtredéjàenroute.— Oh ! J’aimerais bien en rencontrer quelques-uns ! Ce
mondeseravôtreàjamais,ai-jedit!C’estmoiquiaisuggéréBérande!Jesuisresponsabledetoutescesmorts!—Tunepouvaisprévoircela.—Tiens,destracesdefulgurateur.Etunearmedesautres.
GrandMislik,voilàEthelTheon!»Lecadavred’undesinstructeurstenaitencoredanslamain
unfulgurateur.Ilneportaitpasdeblessuresapparentes.« Tué par une arme sans doute analogue à nos rayons
abiotiques!Oùsontdonclesautres?»Akkihaussalesépaules.«Là-dessous,jesuppose.AvecAnne!»La recherche continua, macabre. Les inconnus avaient,
semblait-il, fouilléméthodiquement lavilleen ruine,achevantlesblessésettuantlessurvivants.Akkisentitmonterenluiunecolèrefroide,unehaineimplacablepourcetteraced’assassins.« Pires que les Théransi ! Il faut à tout prix écraser cette
race,sielleneserévèlepasamendable!»Lecommunicateursonnaàlaceintureduhiss.«Quelquechosebougeprèsd’uneconstructionenruine,là-
bassurlacolline.—Atterrissez!Nousvenons!»Ils sautèrent dans le sas à peine la porte ouverte, se
précipitèrent vers le poste de commande. Sur l’écran, dessilhouettes agitaient un drapeau blanc. Akki augmenta legrossissement : trois hommes, deux femmes, quelquesenfants…Déjàleksillseposait.—Oh!Akki,Akki,vousêtesvenu!»Bouleversé de bonheur, il tenait Anne dans ses bras,
insoucieux des bribes de conversation qui lui parvenaient. IlfallutqueHassilluitapâtplusieursfoissurlebraspourlefaire
sortirdesonrêve.«Ilfautpartir!Ilspeuventrevenird’uninstantàl’autre.Et
ilyaunprisonnierdeleurracequiparlera,jetelejure!»Akkiregardaautourdelui:Anne,Clotil,levieuxRoan,deux
jeunesBérandiensinconnus,cinqenfants.«Ques’est-ilpassé?—Dansleksill,Akki,letempspresse!»Déjà l’équipage hiss revenait, tirant sans ménagement un
êtrebleuauxmembresliés.«Boucherand?— Mort, comme les autres. Nous sommes sans doute les
seulssurvivantsdelaBérandie!—Dansleksill,Akki,parleMislik!Oujetelaisseici!»Il se laissa entraîner. Plus tard, dans l’Ahun, Anne fit son
récit,appuyéepourcertainsdétailsparRoan.«QuandnoussommespartisdeNérat,aprèsavoirfaitsauter
nosvilles,nousétionsdésespérés.Maisrapidementnousnoushabituâmes à notre nouveau monde, et je crois que nous yaurionsétéheureuxsi…Vosinstructeursavaientcommencéàfairedesmerveilles,quand,ilyaquinzejours,parrainannonçaqu’il avait détecté, avec son télescope, une flotte d’astronefsqui approchaient. Nous ne nous inquiétâmes pas, attendantjustement quelques navires venant de Helk, qui devaientapporter des machines. Mais je jugeai l’occasion bonne devisiter l’observatoire, et je partis avec mon fils, AkkiBoucherand, âgé de deux ans, Clotil et ses deux enfants. Jetrouvaiparrainpréoccupé.Ilavait faitunvoyagesurElla l’anpassé…—Jesais,jel’yavaisvu.—Tunem’avaispasditcela,parrain!—Àquoibonranimerlespeines,Anne?—Soit.IlétaitdoncallésurElla,etyavaitvudesmodèles
variésd’astronefsenservicedanslaLigue,maisaucunn’étaitbiconique,commeceux,énormes,quiapprochaient.Jenesaisquel démon me prit de lui soutenir qu’il ne connaissait
certainement pas tous les types, et nous perdîmes ainsi untempsprécieux.Quandnousnousdécidâmesenfinàprévenirvosinstructeurs,lespremièresbombespleuvaientdéjà,etleurksillfutimmédiatementdétruit.«Puisvinrentquatre joursdecauchemar.L’observatoirefut
bombardé ledeuxième jour,maisnousétionsdans lesgrottessurlequel ilestconstruit,etoùparrainavaitsesappareilsdemesure. Le troisième jour, les envahisseurs débarquèrent, etcommencèrentleurœuvred’extermination.J’apprislamortdeHugues lesoirmême,par lesdeux jeunesgensquisont làetqui arrivèrent avec trois enfants. Je ne l’aimais pas d’amour,Akki,maisilétaitlepèredemonfils,etatoujoursétépourmoiunappuisûretfidèle.Follededouleuretderagejesortisdelacaverne à l’insu de parrain et me dirigeai vers la ville. Endescendant le sentier, je vis, endessousdemoi,undesêtresmaudits qui se dirigeait vers l’observatoire. J’avais unfulgurateur et j’aurais pu le tuer. Mais j’étais sûre que vousviendriez, et je voulais un prisonnier, afin que vous puissiezsavoir quels étaient ces monstres, et leur origine. J’ai doncattendu, et, quand il a été juste en dessous de moi, je l’aiassomméd’uncoupdepierre,désarméettraînéjusqu’ànotrecachette.Etnousavonsattendudanslesgrottes.Deuxfoislesenvahisseurs ont fouillé les ruines, sans trouver l’entrée quenous avions dissimulée. Enfin, hier, ils sont partis. Et, tout àl’heure,Clotilquiguettaitlesruinesdelavilleoùsonmariestmortasignalévotreastronef.Parrainareconnuunksillhiss,etnousavonsfaitdessignaux.—Qu’allez-vousdevenir,Anne?LaBérandien’existeplus.— Obéir à Hugues, Akki, si vous le voulez bien. Voici sa
dernièrelettre!Elle tira de son sein un papier plié en quatre, hâtivement
déchiréd’uncarnet.Illut:Annechérie,La Bérandie n’est plus ! Le dernier instructeur vient de
tomber àmon côté il y a uneminute. Je ne vis plus que par
miracle et, avant longtemps, j’aurai àmon tour disparu dansles ténèbres. Je vous ai aimée depuis votre adolescence, etpourtant,jesaisquevousnem’aimezpas.Essayezdesurvivreen vous cachant. Klin le sinzu m’a encore dit tout à l’heurequ’uneinterruptiondedixjoursdanslesnouvellesqu’envoientles instructeurs déclenchera immédiatement une expéditiond’enquête.RejoignezAkki,quevousn’avezpascesséd’aimer,et demandez-lui de veiller sur notre fils. Je souhaiterais qu’ildevienneàsontouruncoordinateur,s’ilenalescapacités,undes hommes chargés d’extirper à tout jamais le fléau desguerres. C’est le plus beau sort qu’on puisse rêver. Adieu,Anne. L’ennemi revient. J’ai encore un fulgurateur, et je vaisleurfairepayerchermamort.Adieubien-aimée.Ilrenditlepapier,essuyantsanshonteunelarme.«C’étaitunhomme,Anne,etsonfilspourraêtrefierdelui.
Jeveilleraisursonavenir.Nousveilleronssursonavenir.Qu’ya-t-il,Hassil?»Levisageduhissexprimaitunejoieféroce.« Il a parlé, ou plutôt nous avons extrait de son crâne les
renseignementsnécessaires.C’estuneracequivient justededécouvrir unmode primitif de vol interstellaire, et qui, aprèsavoirmassacréleshabitantsd’uneplanètevoisinedelaleur,al’intentiondecontinuercepetitjeu.—Rééducables?—Non!TypeZ.Foncièrementmauvais.—Alors?—Commetusais.Unkilsimsurleurmonde.—Jesuisheureuxdenepasavoiràprendrecettedécision.
Théranmesuffit!—Moiaussi,Akki.Maiselleestinévitable.—Qu’est-cequ’unkilsim?interrogeaAnne.—L’engin dont nous nous servons pour rallumer les soleils
que les milsiks ont éteints, chérie. Leur planète seratransforméeenunebouledegazsurchauffés.
—Ehbien,moi,Akki,jen’hésiteraispas!—Laissonsdonclahaine,elleeststérile.Voyezplutôt!»Leksillétaitrentrédansl’espacenormal.L’écranfourmillait
d’étoiles.Uned’elles,touteproche,bleutée,étaitaccompagnéed’uncortègedeplanètes.«Ialthar,quiseranotresoleil!VoiciElla,Mars,Réssan!Et
cette étoile, là-bas, est le soleil de Novaterra. Et, dans cettegalaxie comme dans d’autres, des terres, par milliers, avecleurs humanités ! Et tous ces mondes sont nôtres, chérie,nôtresàjamais!»
ÀPROPOSDEL’ORIGINEDE
CEMONDEESTNÔTRE…Ce monde est nôtre parut en 1960, au paroxysme de la
guerred’Algérie.Comptetenudusujet,ilétaittentantpourlescommentateurs et critiques d’alors de voir dans ce conflit lasource d’inspiration de l’auteur, ce qui nemanqua pas d’êtrefait. FrancisCarsac eut beau affirmer à plusieurs reprises enpublic, et très souvent dans des discussions privées, que cen’étaitpas le cas, rienn’y fit.La légende, car s’enestune,aperduré. Dans l’« Hommage à Francis Carsac » publié parFictionpeuaprèssondécès[7],ClaudeCheinisseécrivait:«Ilme reste à parler de tes pudeurs, qui te conduisirent àprétendreque«Cemondeestnotre»n’avaitrienàvoiravecledramealgérien…»Etdans larubrique«Lavie littéraire»dujournalLeMonde[8]PhilippeCurvalestimaitque« l’undesesrécitslesplusachevésestsansdouteCemondeestnôtre,paraboledouloureusesurlaguerred’Algérie»…Qu’enest-ilenfait?
IChronologieD’abord, à moins de doter Francis Carsac du pouvoir de
« projeter son esprit dans l’avenir », comme Sian-Thom leVoyant, le prophète Hiss, la guerre d’Algérie ne peut pas«matériellement»avoirinspiré«Cemondeestnôtre»pourlasimpleraisonqueleplanduromanexistaitdéjàen1952(datesprobable : octobre ou novembre) et que les 82 premièrespages[9]ontétéécritesentreDécembre1953etFévrier1954.De façonplusprécise, «Cemondeest nôtre » a été écrit enquatrepériodes:Décembre 1952-Mai 1953 : prologue et pages 1 à 14 ; et
surtout,établissementd’unpremierplandel’ouvragequiétait(jerecopiecequemonpèreavaitécritalors…):
Prologue:rapportd’éclaireursurplanèteisolée
Premièrepartie:LaplanèteperdueI)ArrivéeducoordinateurII)La«citéemédiévale»
III)Lechâteau
Deuxièmepartie:LesmontagnardsI)UnvillagedanslescimesII)LepremierjourdeMaiIII)Lesterresdansleciel…
Troisièmepartie:Cemondeestnôtre
I)LesautresII)LatracedenososIII)Laloid’acier
Epilogue
Décembre 1953-Février 1954 : pages 15 à 80 (p. 80 : Akki
Kler arrive chez les Vasks. La dernière phrase écrite, le25Février1954vers23h10,est:«Ils’exclutlui-même,etnulneluiparleplusjusqu’àcequ’ilaitobéi»).Mars1959-Juillet1959:pages80à190(Letextereprendle
3Mars1959par:Ilsmangèrentunmomentensilence).Fin 1959 : Réécriture du manuscrit pour envoi à l’éditeur
(aveccorrectionsportantessentiellementsurlaforme).Orlaguerred’AlgérieacommencéàlaToussaint1954,date
àlaquelleleromanétaitdéjàenquelquesorte«écrit»danslatête de l’auteur qui a suivi, au détail des péripéties près,jusqu’àlafinleplanqu’ilavaitétablien1952.
IIL’IndochineEnJuillet1954seterminaitlapremièreguerred’Indochine.
En1936,à l’âgededix-septans,FrançoisBordesavaitpasséplusieurs mois dans ce qui était alors l’Indochine française,parcourantlepays,ouplutôtlespayspuisqu’ilestalléaussiauCambodge,oùilavisitélestemplesd’Angkor,etauLaos,oùilavait rencontré des gens des peuples montagnards qu’onappelait les Mois. L’Algérie, où il n’est jamais allé[10],n’appartenaitpasauvécudeFrancisCarsac,maisl’Indochineoui.À Villeneuve, chez lui, bien que son père ait eut été
négociantàDakar,iln’yavaitpasvraimentderacisme.Certes,pour parler des sénégalais, le terme « nègre » était utilisé.Mais c’était sans connotations péjoratives : c’était le termeusuel, et de plus, dans le parler du Périgord et de l’Agenais,« nègre », negro, signifie tout simplement « noir ». Dans cequ’il lisait, les récits de voyage de l’époque, les romansd’aventure, avaient assez souvent une coloration que nousqualifierions certainement de « raciste »,mais c’était le plussouventunracismepaternaliste,enquelquesortebienveillant:leblancvenantapporter lacivilisation. Ilnes’agissaitpas, laplupartdutemps,dehaineoudevraimépris.Arrivant en Indochine à la fin de 1936, il vit très vite ce
qu’étaient racisme, colonialisme et xénophobie, et lamultiplicité des formes qu’ils peuvent prendre, des plusévidentesauxplussubtiles.Peuaprèssonarrivée,unescènel’amarquéprofondément.Il
me l’a racontée plusieurs fois[11]. Il allait à la poste (àSaïgon?).Auguichet,unecourtefiled’attente.Unvieilhommeeffectuaituneopération(envoidemandat?decolis?delettrerecommandée ? je ne sais). À part mon père, tout le mondeétait « indochinois ». Entra une femme française d’unequarantaine d’années qui, négligeant la file d’attente, sedirigeaversleguichet,bousculalevieilhommequimanquadetomber,qui serait tombésiquelqu’unne l’avait retenu,etditaupréposé:«Jesuispressée,tut’occupesdemoi»ouquelque
chose approchant… Le préposé protestant, elle l’injuria etexigea de nouveau qu’il le serve immédiatement. Ce qu’il fitdansunsilencedemort.Monpèreétaithorrifié,d’autantplusque la femme était l’épouse d’un fonctionnaire de laRépubliquefrançaise,quivenaitapporterenExtrêmeOrientlacivilisation européenne, et que l’homme bousculé était unvieillard et un lettré, ce qui le rendait doublementrespectable…Maisàcôtédeceracismeindividuel,etdisons-le«stupide»,
il y existait surtout, à l’époque, une situation explosive etcomplexe,pournepasdireinextricable[12].Enunsens,la«Guerred’Indochine»n’apascommencéen
1946,mais aumoins 20 ans avant. Au début des années 30,l’armée française a bombardé des villages, procédé à desdéportations et à des exécutions sommaires, en représaillescontre des grèves. Le « Parti colonial » (le baron Nétal…) –aussi bien à Paris qu’en Indochine – voyait dans le pays unemined’orqu’ils’agissaitdenepaslaisseréchapper.Sicertainsgouvernements de la 3ème République avaient essayéd’introduire des réformes favorables aux « indigènes », ellesfurent pour la plupart sans portée réelle, étouffées sur leterrain. Certes il existait parmi les colons ceux qui étaientfavorablesàundéveloppement« indigène»,quecesoitpourdesraisonshumaines(lecomtedeRoan…),ouparsimplebonsens.Maisilsétaientsemble-t-iluneminoritéetdetoutefaçon« la mèche de la bombe était déjà allumée », si je peuxm’exprimerainsi.Mais il y avait une seconde chose que l’on oublie trop
souvent:c’estquelescolonisésd’alorsavaientétéeux-mêmedes colonisateursqui s’étaient emparés, par la force souvent,des terres, des « mondes », d’autres populations. Et cescolonisations, ces conquêtes, sont parfois relativementrécentes.Pourneprendrequ’unseulexemple,ilya10siècles,iln’yavaitpasde«vietnamiens»dansl’actuelViêt-Nam(quien 1936 était formé du Tonkin, de l’Annam et de laCochinchine).Et jusqu’au15èmesiècle iln’yenavaitpasdans
ce qui fut un moment le Sud-Viet Nam où existait alors leroyaumeduChampa,depopulationmalaisiennedelangue,quifut définitivement conquis par les « vietnamiens », venus dusud de la Chine, au 18ème siècle. Les Cham (habitants duChampa) furent tués ou s’exilèrent, principalement auCambodge. Mais les Cham eux-même avaient probablementchassé ou détruit d’autres populations pour s’emparer desriches régions côtières et du delta duMékong… Et de toutefaçon,c’estencorepluscompliquéqueçà…Habitant chez sa sœur et son beau-frère (qui était alors
administrateur civil en Cochinchine), voilà ce dont FrançoisBordesentendaitparlerquotidiennementquandilavait16ans,et ce qu’il a alors en partie vu. Il a vu aussi le méprisréciproque entre les différentes ethnies, mépris desvietnamiensenversleschinoisdeCholon,etdeschinoisenverslesvietnamiens,desvietnamiensenvers laminoritékhmerdeCochinchine,etdeskhmersenverslesvietnamiens,depresquetoutlemondeenverslesminoritésdesmontagnes(les«moï»comme ils étaient alors appelés), des français envers les« indigènes » et des « indigènes » envers les français. Etj’ajouterai:etc.Enfin,s’ilenestbesoin,lecadrede«Cemondeestnôtre»,
làoùsetrouventlestroispopulationsdesBérandiens,deBrinsetdesVasks,estunepéninsuleorientéeNord-Sud,oùdanslesbasses-terresdominentlesforêtsdensesetlesmarais…etoùilyaunerivièrequis’appellelarivièreClaire…En 1978, Francis Carsac écrivait à un de ses
correspondants:«…Enréalité,commejel’aidit,lesquelettedeceromanétaitdéjàdeboutavantquelaguerred’Algérienecommence, et j’avais en tête la guerre du Vietnam (premièrephase).Jeneconnaispasl’Algérie,maisjeconnaisleVietnam,leCambodgeetleLaos,paysquej’aimebeaucoup,etquej’aivuavectristessedéchiréspardesguerresinutiles.Demêmela« brousse » dont je parle dans divers livres n’est point la
brousseafricaine,quej’ignore,maiscelledel’Indochine,assezdifférente. Je sais que les français n’ont pas la « têteasiatique » et sont plutôt tournés vers l’Afrique, c’est sansdoute ce qui explique ce point de vue (que « Ce Monde estnôtre » a été inspiré par l’Algérie. G.B.). Pour moi, l’Asiem’attiredavantage.»Mais est-ce dire que « Ce monde est nôtre » a été
uniquementinspiréparlasituationindochinoise?
IIILaguerredesBoerL’Indochine de 1936 a fournit à François Bordes une
expériencedirecte,vécue,delaréalitédelacolonisationetl’ainspiré quant au cadre géographique. Mais si on y regardebien, le schémadebasede«Cemondeestnôtre»n’estpasvraimentceluidelaguerred’Indochine[13].Résumonsceschéma.SurlaplanèteNératsetrouventtrois
populations:-lesBrins,des«indigènes»quiendéfinitiven’ensontpas;-lesVasks,descolonsissusd’unpetitgroupeinitial,ayantun
modedevieagro-pastoraletuneidéologie«primitiviste»quifondeunecivilisationtraditionnaliste;-les Bérandiens, colons venus plus nombreux, ayant une
civilisation de la ville et des visées expansionnistes, quidéclenchent une guerre en vue de se rendre maître de laplanète;-et enfin, pour mémoire, les « vrais indigènes » qui ont
disparu.Oràlafindu19èmesiècleontrouvaitenAfriqueduSud:-Les Bantous (Xhosas, Zoulous, Sothos, Swazis),
« indigènes » qui ne le sont pas vraiment car il s’agit depopulationsvenuesdel’Afriquecentraleetquisontdescenduesvers le sud au cours d’unemigration qui a duré des siècles.C’est vers le 17ème siècle que cettemigration a commencé àfranchir le fleuve Limpopo, qui marque la limite nord del’actuelleAfriqueduSud.-Les Boers, descendant des premiers colons hollandais, et
d’uncertainnombredeprotestantsfrançaisquis’étaientexilésàlasuitedelarévocationdel’ÉditdeNantes.Lacolonisationhollandaiseacommencéaumilieudu17èmesiècle,etàlafindu18èmesièclelacolonies’étendaunordjusqu’aufleuveOrange.Danslesannées1820-1830,poursesoustraireàladomination
anglaiseetpourconserverleuridentitéculturelleetleurmodede vie traditionnel, les Boers émigrent massivement vers lenord en dépassant les limites de la colonie et fondent deuxrépubliquesBoers, l’Étatlibred’OrangeetlaRépubliqueSud-Africaine (quicorrespondauTransvaal).Cettemigrationdansde lourdscharriots tiréspardesbœuf,où les famillesavaientembarqué tous leurs biens, est connue comme « le GrandTrek»,etestmythiquechezlesBoers.-Les Anglais, qui avaient pris le contrôle politique de la
colonie hollandaise du Cap à la fin du 18ème siècle(officiellementen1814,parlaConventiondeLondres).Àpartirde1820, ilspratiquentunepolitiqued’immigrationmassiveàpartir de la Grande-Bretagne, ce qui sera une des causes duGrandTrekdesBoers,qu’ilsremplacentcommecolonsdanslacolonieduCap.-Pour mémoire, les « vrais indigènes » d’Afrique du Sud
(Hotentots, Boshiman, « côtiers »,…) qui se sont trouvésubmergés…Àcela,ilfautajouterlesindiens,venuscomme«travailleurs
immigrés»au19èmesièclepourfournirdelamaind’œuvreauxplantationsdecanneàsucre,etlesmétis.Le 19° siècle ne fut qu’une succession de guerres et de
bataillesentre lesdifférentsgroupeshumains :bantousentreeux (guerres tribales), boers contre bantous, anglais contrebantous(les«guerrescafres»),etanglaiscontreboersenfin,quiculminèrenten1899-1901aveclaGuerredesBoersquivitla victoire « définitive » des britanniques[14]. Et derrière cescombatssetrouvaitlaquestion:«Àquiappartientl’AfriqueduSud?»,questionposéed’ailleursenoubliantquel’AfriqueduSudpourraitapparteniràsesseuls«vraisindigènes»,àsavoirlesBoschimansetlesHotentots.Nérat peut donc être considéré comme une schématisation
delasituationsud-africaineausiècledernier:onyretrouveles«indigènesquinesontpasvraimentdesindigènes»(lesBrins-Bantous),des«colonsmystiquesetprimitivistes» (lesVasks-
Boers), des « colons expansionnistes et porteurs de lacivilisationdesvilles»(lesBérandiens-Anglais).Et la situation sud-africaine faisait partie de la culture de
FrançoisBordes.Jusqu’àcequelesfrontièrescolonialesetleszones d’influences se stabilisent un peu avant la PremièreGuerre Mondiale, France et Angleterre avaient été lesprincipauxrivauxenAfrique.EtsiaumomentdelaGuerredesBoers la France était neutre, l’opinion publique française serangeait massivement du côté des Boers. Il en résultatentr’autrequeplusieurs romansd’aventureécrits entre la findecetteguerreet1930eurentpourcadrel’AfriqueduSud,etquecesromanssetrouvaientdanslabibliothèquedeFrançoisBordes quand il était adolescent. À cela, il faut ajouter queRidder Haggard (King Solomon’s Mines, Allan Quatermain,She…)étaitundesesauteursfavoris.Etsionconsidèrelesdates,ilfautsesouvenirquec’estaux
élections de 1948 qu’unemajorité favorable à l’apartheid estarrivéeaupouvoir,etquec’estde1948à1952quelesmesureslespluscontraignantesde l’apartheid ont étémisesenplace,cequen’ignoraitpasFrançoisBordes.Alors,Nérat=AfriqueduSud?
IVConclusionLaréalitéest,commetoujours,complexe.D’abordilnefaut
pas oublier que Nérat, et la situation sur Nérat, sont uneœuvre d’imagination. Mais, et c’est vrai, l’imagination senourritdecequ’avécul’auteur,oudecequ’ilconnaîtparseslectures.Mêmequandunauteurdescience-fictionpensecréerunmondeex nihilo, il ne peut empêcher que son expériencepassél’influence.Pour «Cemonde est nôtre », Indochine et Afrique du Sud
ontjouéunrôlemajeurdanslaconstructiondelasituationsurNérat.Maiscenesontpas lesseulsévénementsde l’Histoiredu Monde qui sont intervenus dans cette création.Actuellement, sur la planète Terre, il y a peu de peuples quivivent sur un territoire dont ils peuvent dire qu’ils ont été« vraiment » les premiers occupants, dont leurs ancêtreslointains ou proches n’ont pas chassé, réduit en esclavage,exterminéouassimiléunepopulationqui les yavaitprécédé.Et lessituationsoùplusieurspeuplesrevendiquentunemêmeportiondelaTerre,chacunclamant:«Cetteterreestnôtre»enayantdesargumentsnon-méprisablesàfairevaloir,nesontpassiraresqueçadansl’Histoire.FrancisCarsacn’ajamaisniéquesonromana,enunsens,
un rapport avec ces situations, toutes ces situation, passées,présentesetfutures;etdoncqu’ilaunrapport,«aàvoir»,encesensavecledramealgérien.Maisil«aàvoir»aveccequele dramealgérien avaitd’universel,et non de spécifique.Parcontre,cequeFrancisCarsacatoujoursnié,parcequec’étaitfauxetqu’ils’estimaitbienplacépoursavoirquec’étaitfaux,c’estqueledramealgérienaitinspiré«Cemondeestnôtre».Ce refus, que certains ont pris pour une coquetterie,d’«admettre»quel’Algérieétaitàlasourcede«Cemondeestnôtre»,c’étaitceluiduscientifiquequinepeutpasadmettrequelque chose qu’il sait faux ! Quand il a conçu le roman,quandilacommencéàl’écrire,iln’apasunesecondepenséàl’Algérie. Bien sûr, quand en 1959 il écrivait la deuxième
moitié, il a certainement pensé aux événements qui sedéroulaient à ces moments mêmes de l’autre côté de laMéditerranée. Il luieutétédifficilede faireautrement !Maisces événements – ou plutôt la connaissance qu’il eût de cesévénements – n’eurent aucune influence sur la transcriptionqu’ilfaisaitdurécitqu’ilavait«entête»depuissagestation,depuis 1952. Ils n’ont pas changé le cours de l’histoire qu’ilécrivait,niinfluésurlaconclusion.
ÀPROPOSDESURUNMONDESTÉRILE
SiFrançoisBordesestnéenDécembre1919,FrancisCarsac
estnéaucoursdel’hiver1943-44.Ce n’est qu’après beaucoup d’hésitations qu’il a été décidé
endéfinitivedelaisserpublierletextedesonpremierroman.D’abord,parcequ’ilnel’auraitpasvoulu.Etensuite,parcequele début du roman n’est pas du Francis Carsac, mais duFrançoisBordesjeune.Mais,paradoxalement,c’estaussipourcette raison que la décision de publication a été prise. Àmesurequeleromans’écrit,FrançoisBordess’effaceetlaisselaplaceàFrancisCarsac.Ce roman a donc un intérêt aumoins « historique » en ce
sens.Mais ilaundeuxièmeintérêthistorique–sanspréjugerde l’intérêtpropreque les lecteurspourront lui trouver – quitientauxcirconstancesdans lesquelles il aétéécrit,donc lescirconstancesdela«naissance»deFrancisCarsac.En1937,àsonretourd’Indochine,FrançoisBordess’inscrit
àlaFacultédesSciencesdeBordeaux,poursuivredesétudesde Sciences naturelles. Il n’a pas alors de projet précis : lagéologie et la paléontologie l’intéressent, mais il est aussifortementattiréparlabiologieanimale.Jusqu’àladéclarationdeguerre,en1939,ilmèneune«vied’étudiant».Il y a d’abord ses études, qu’il réussit sans jamais
«bachoter»,maisaussidenombreusesactivités.La préhistoire : il continue ses fouilles dans la vallée de
Gavaudun,etexpérimentelatailledusilex.Il lit beaucoup, et de tout (il m’a dit une fois qu’il avait
entrecoupésalectureduLéviathandeHumedecelledesPieds
Nickelés…). Il lit les romanciers scandinaves (Sigrid Undset,Selma Lagerlof, Silanpaa…) et est fasciné par ces paysnordiques. Il achète aussi chaque semaine Robinson,hebdomadairedebandesdessinéesoùsontpubliésGuyl’Éclair(FlashGordon),LucBradefer (BrickBradford), bandesdeSF,maisaussiMandrake,PopeyeetLaFamilleIllico (BringingupDaddy) ; et où paraissent en feuilleton, entr’autre, les deuxpremières aventures « martiennes » d’Edgar Rice Burrough.Enfin, en 1939, il avait lu pratiquement tout ce qui avait étépublié en français de « science-fiction » ou apparenté, dumeilleurjusqu’aupire.Politiquement, il est « de gauche » et appartient à l’Union
Fédérale des Étudiants (UFE) dont il est le trésorier. L’UFEregroupedesétudiantsdegauchedediverses tendances,desanarchistes jusqu’aux socialistes. Lui-même ne se situeexactementdansaucunedecestendances,maissedéfinitalorscomme«anarcho-syndicaliste».Pourrecruter,l’UFEorganisedes cours particuliers gratuits, faits par des étudiants, demathématiques, de langues, etc, pour les lycéens. Durantl’année 1937-38, une lycéenne, Denise de Sonneville, fille dupeintre bordelaisGeorges de Sonneville, qui est en classe dephilosophie vient à la permanence de l’UFE pour s’inscrire àl’undecescours.FrançoisBordesestdepermanence,etilssemarieronten1943.Endehorsde l’Université,etdeBordeaux,FrançoisBordes
estalorsaussiun«Ajiste»actif.Bienqu’ellesexistentencore,ilestdifficiled’expliquermaintenantcequefutencetempslemouvementdes«AubergesdeJeunesse»(AJ,d’où«ajiste»).Le mouvement AJ, en plus du fait de fournir aux adhérents,jeunesde15 à 25 ans engénéral, le gîte et le couvert à desprix très faibles, véhiculait une idéologie unitaire. Qu’il soitétudiant, ouvrier, employé ou autre, un « jeune » qui arrivaitdans une AJ était d’abord un « Ajiste ». Sac à dos, grosseschaussures de marche ou vélos, tentes ou auberges dejeunesse… On pourrait penser au scoutisme, mais lemouvement « Ajiste » était très différent. D’abord, c’était unmouvementenunsens«individualiste»:pasde«patrouilles
desCastors », deCP, etc.Mais c’était aussi le contraired’unquelconque « laisser faire » : un « ajiste » dans uneAJ étaitresponsable, devait participer aux corvées (balayer, faire lavaisselle,allerchercherleboisoul’eau…).Siçaneluiplaisaitpas,illuisuffisaitdepartir.D’autrepart,dansuneAJ,chacundevait respecter l’autre. Et ce « respect de l’autre », aussidifférentsoit-il (saufs’ilestfondamentalement«mauvais»)aétépourFrançoisBordes(etdoncpourFrancisCarsac…)unevaleur fondamentale. Les camaraderies, voire les amitiés, quise créent autour d’un feu, par le partage d’une corvée, dequelques cigarettes à moitié écrasées et mouillées, ou d’uneboitedesardine,aussi…IlrompraaveclesAJen1941,quandle mouvement sera récupéré par le gouvernement de Vichy.Mais le début de « Sur un monde stérile » est imprégnéd’esprit«ajiste».Il y avait enfin l’athlétisme, car François Bordes était un
athlète que l’on qualifierait aujourd’hui peut-être « de hautniveau».Spécialistedes« lancers», il futen1937championrégional juniorduPérigord-Agenais,sous lescouleursduclubdeVilleneuve,aupoids,au javelot,etaudisque.Saspécialitéétait le lancer du disque, et en 1938, sous les couleurs duSBUC (Stade Bordelais Université Club) il détenait lacinquième performance junior nationale[15]. En 1939, il étaitun des « possibles » pour représenter la France dans cettedisciplineauxJeuxOlympiqued’Helsinkien1940…qui,dufaitdelaguerre,n’eurentpaslieu.Et il écrivit aussi son premier récit, plus « conte
philosophique»que«science-fiction»…
L’HOMMEQUIVOULUTÊTREDIEUTrès loin, très loin dans les ténèbres du temps, par-delà la
mémoire des hommes il existait dans l’Océan une îlemagnifique.Lecielyétaittoujoursbleuetlesoleilbrillaitsurles forêts nombreuses, sur les lacs et les rivières, et sur leschamps et les villes des hommes. Ces villes dressaient versl’azur de hautsmonuments et des temples aux toits couvertsd’or.Laraceétaitbelle, ilsétaientsagesetsavantsenmagie.Au-dessusd’euxrégnaientdesdieuxbonsetdoux.Dansletempleprincipaldelacapitaleexistaituneécoledes
Sages, qui enseignait les sciences aux jeunes gens les plusdoués. Parmi eux, Hor-Atla se signalait. C’était un minceadolescent à l’esprit étincelant.Mais sa bouche était dure etamère,etsoncœurrongéparledouteetl’ambition.C’étaitunbeausoircalme.Lesoleilvenaitdedisparaîtreà
l’horizon occidental, et les étoiles scintillaient au-dessus despylônesdelaville.Unelumièredoucetombaitdesfenêtres,etl’airétait tendrecommeunchantd’amour. Ilvibraitdesrireslégers des jeunes filles. Les hommes, après la journée delabeur,jouissaientenpaixdelajoiedevivre.AusommetdelaGrandePyramide,descarréslumineuxindiquaientlachambreoù veillait le Conseil des Sages. Et Hor-Atla errait parmi lesorangers,rêvantdevantl’infiniduciel.« Qui suis-je ? Que suis-je ? Quelle est ma valeur ? Que
m’importent les joies habituelles ? Je suis beau, je suis lemeilleuraustade,etl’élèvepréférédesSages.D’oùvientquetoutcelanemecontentepas?Moncœurasoifd’absolu,monespritasoifd’absolu?D’oùvientcettesoif?Queserai-je?Roi,PrincedesSages?Etaprès?Lamort?Ônuit,àquoibonêtreunhomme,puisqu’ilexistedesdieux!»Les années passèrent. Hor-Atla gravissait les échelons des
initiés. Ilavaitdepuis longtempsméprisé les jeuxdustadeetles sourires des filles. Il passait ses journées dans lesmontagnesproches,àméditer,etsesnuitsàétudierlestextessacrés.Ilétaitseulaumonde.Et,petitàpetit,grandissaientsa
scienceetsonpouvoirmagique.Lesannéescoulaienttoujours,au rythme régulier de la Terre. Hor-Atla était maintenantpresqu’un vieillard. Son savoir était devenu immense. Il letenait secret, et travaillait toujours dans une chambrehermétiquementclose.Lepeupleracontaitquelanuitilparlaitauxétoiles.Lesenfantslefuyaient,effrayés,etiln’adressaitlaparoleauxhommesquequandceux-cileconsultaient.Sesavisétaient toujours bons, et pourtant nul ne l’approchait sanstrembler.Sesyeuxétaientfixesetlointains,commeéblouisparla splendeur de son rêve intérieur, et cependant semblaientpercer à jour le cœur des hommes. Ses collègues du Conseilredoutaient sa parole, âpre et pleine d’une sagesse amère etpessimiste.Etenlui-mêmesoncœurétaitmorneetdésespéré,cariln’avaitjouid’aucunedesjoiesdelavie.Une nuit, il trouva ce qu’il avait tant cherché : la formule
magiquepourmonterauxséjoursdesdieux.Ilparvintainsi,au-delà de l’espace, dans une grande salle où les dieux étaientassemblés. Ilsdormaient, fatiguésde leuréternité.DesmainsdeHaknu,ledieusuprême,s’étaitéchappédeLivredel’Être,contenant les formules magiques qui ont tirés les choses duChaosoriginel.Hor-Atlas’avançasansbruit,consulta le livre,etrenvoyalesdieuxdanslenéant.Unejoieimmensel’envahit.Sonrêveétaitréalisé!Àluil’immortalité,latoutepuissanceetl’omniscience ! Il lut avidement tous les livres et apprit ainsitouslessecretsdel’Univers.Ilétaitdieu!Alors,ilcommençaàs’ennuyer…
***
Et vint la Seconde Guerre mondiale. Ayant 20 ans en
Décembre 1939, François Bordes ne fut mobilisé qu’en Avril1940, après avoir passé ses examens au cours d’une sessionspécialeorganiséeparlaFacultédesSciencesdeBordeaux.Entantque«scientifique», ilfutincorporécommeélèveofficierderéservedansl’artillerieàChatellerault.
Maisle10Mail’offensiveallemandesedéclencheetdansladeuxièmequinzainedeMailefrontfranco-anglaisestenfoncé.L’avanceennemies’accélèreetle12Juin,alorsquelesPanzersne sont plus qu’à quelques kilomètres de Paris, un ordre deretraite générale est donné. Le peloton d’EOR est dissous etsesmembres,n’ayantpasachevéleurformationd’officier,sontnommés caporaux. Une escouade est confiée au caporalBordes, avec pour mission de rejoindre Montauban par laroute.Cette descente vers le sud durera plus de 10 jours. Ils ne
disposent pasde véhicule. La route est encombréedu flot deréfugiés du nord, de groupes de soldats en retraite dontbeaucoupabandonnaient leursarmesetmunitions sur lebas-côté.Quandilarriveraavecsonescouadeàdestination,ilserafélicité pour avoir ramené les hommes avec leurs armes. Ceque l’Arméen’apas su, c’estque cen’étaientpas lesmêmesqu’audépart:ilsétaientpartisarmésde«canes-à-pêche»,levieux fusil Lebel, lourd et encombrant. Sur le chemin, ils lesavaient remplacé par des (alors modernes) MAS36 et leursmunitions,bienpluslégers,ramassésdanslesfossés.LecaporalBordesavaitalors20ansetétaitidéaliste.Cette
retraite luia fait voirquelquesaspectsde l’humanitéqu’ilnesoupçonnait pas. Certains des habitants des lieux traversésaidaientlesréfugiés.D’autres…Commeilenapeuparléaprèsquej’aieu«l’âgederaison»,jen’aiquedessouvenirsdiffus.D’autant plus que je ne comprenais pas vraiment cesconversationsde«grandespersonnes»oùleterme«salauds»revenait souvent.Laseulechosedont jemesouviensqu’ilaitraconté concernait un fermier qui vendait très cher l’eau desonpuitsauxréfugiésquipassaientsurlarouteetquienavaitrefuséàunefemmeetdesenfantsquinepouvaientpaspayerle prix exorbitant qu’il demandait. L’escouade de mon pèrefaisaitalorsrouteavecungroupedetirailleurssénégalais.Lesergentquicommandaitles«sénégalais»aeutoutlemaldumonde à empêcher ses hommes de fusiller cet homme quirefusaitdel’eauàdesenfantsquiavaientsoif.L’été1940futcalme.FinJuin,FrançoisBordesfutincorporé
dansunrégimentALVF(artillerielourdesurvoiesferrées)dontla particularité était de ne disposer d’aucune pièced’artillerie… Cet été-là, la principale activité des hommes durégimentétait(surordre)d’apporterleuraideauxagriculteursdelarégionpourlacueillettedesfruits,«corvée»dontilsontgardéunbonsouvenir.À l’automne1940, il fut«àmoitiédémobilisé»encesens
que s’il quitta l’artillerie, il fut versé dans les «Chantiers dejeunesse».Pendantsixmois,nonloindeGapdanslesAlpes,ilfitdel’exploitationforestière:lesminesdecharbondunorddela France étant en zone occupée, il fallait fournir ducombustible.Àlafinduprintemps1941,ilfut«totalementdémobilisé»et
revint dans le Sud-Ouest avec l’intention de poursuivre sesétudes.BordeauxsesituantenZoneOccupée,ils’inscrivitàlaFaculté des Sciences de Toulouse, avec l’idée de devenirbiologiste. Mais accueilli dans le laboratoire du ProfesseurV[16], un violentdifférent l’opposabientôt au chefde travaux(ondiraitmaintenant :«Maîtredeconférence»)quiétaituntenantdesthéoriesdeLyssenko.Lechefdetravauxétantchefde travaux et François Bordes seulement un étudiantavancé[17], FrançoisBordes quitta le laboratoire et se tournarésolumentverslagéologie.Il fut donc étudiant à Toulouse de l’automne 1941 au
printemps1943.Etilfutaussiautrechose,carilentradansla« Résistance ». Ces deux années toulousaine constituent lapériodelaplusmystérieusedelaviedemonpère.«Carilfautle souligner… il est pratiquement impossible pour unquelconquenarrateurd’évoqueravecprécisionl’ensembledesentreprisesalorsdéployéesparunagentdelarésistance.Pourla seule raisonque les contraintesde l’époquenepermettentpas de les connaître ; que ces hommes… étaient tenu à unsecretabsolu,vis-à-visdetous,ycompris…desêtresqui leurétaientlesplusproches.Pasd’écrits,pasdetraces…»[18]
Ce que je sais réellement tient à peu choses. Uneconversationqu’ilaeuetquej’aientendue,quandj’avais7ou8ans,avec«unami»(quiétait-ce?jenelesaisplus,sijel’aisuunjour)oùilsévoquaientunvoyagequ’avaitfaitmonpèredeToulouseàLyonaller-retourpourramenerun«courrier»,vers1942.UneconversationdemonpèreavecJacquesBergieràlalibrairie«LaBalance»(devenueplustard«L’Atome»,etalors à Paris la Mecque de la science-fiction), vers 1954.D’autres, sans doute, dont je ne me souviens que très trèsvaguement.Quandj’avaisunedouzained’années,jem’essayaisàcréerun«codesecret»pourunedeces«sociétéssecrètes»de collégiens d’alors. Mon père m’expliqua pourquoi mon«code»étaittrèsfacilementdécryptable,etmeleprouvaendécodant un message que j’avais écrit. Mais il me montracomment on peut réellement coder desmessages, suivant unsystème dont je su plus tard que c’était celui utilisé par lesagentsenFrancepourtransmettredesinformationsàLondres.Bienplustard, jeluiaidemandécequ’ilavaitvraimentfait
pendant cette période. Sa réponse a été qu’il avait étéessentiellement un fusible d’un réseau de renseignementtransmettant des informations à Londres. « Je recevais desordres de je ne sais pas qui, mais authentifiés, qui meparvenaient par des moyens divers, ordres qui en généralconsistaientàalleràunrendez-vousavecuninconnupourqu’ilme transmette un courrier dont je ne connaissais pas lecontenu, courrier que je devais transmettre ultérieurement àunautreinconnu…»Cefutensubstancesaréponse.C’étaitleprincipeducloisonnement:s’ilavaitétéarrêté,iln’auraitpaspu,mêmesouslatorture,dired’oùvenaientlesmessagesetoùilsallaient,parcequ’ilnelesavaitpas.VersJuin1943,ilquitteToulouse,etsemarieavecDenisede
Sonneville en Août 1943. Après son mariage, il revient àVilleneuve.Mais enSeptembre1943 sa femmedoit revenir àParis:elleesteneffetélèvedel’ÉcoleNormaleSupérieure,etdonc, élève-fonctionnaire, astreinte à y résider. Et enNovembre François Bordes va « se planquer » dans le
belvessois,enDordogne,endevenantmineurdefondàlaminedelignitedeMerle.Pourquoi a-t-il abandonné momentanément ses études et
quittéToulousepourdevenirmineur?L’explicationdonnéeparlui-mêmeàsafamille,etquej’aicruejusqu’àrécemment,étaitque c’était pour échapper au STO (Service du TravailObligatoire en Allemagne), lesmineurs étant exemptés.Maisenfait, leSTOneconcernaitquelesjeunesgensnésen1920etaprès.Orilétaitnéen1919.Leplusvraisemblableestdoncqu’enfaitilaitété«grillé»àToulouse,ouenpassedel’être,etqu’ilsesoitmis«auvert»àBelvès.Quoi qu’il en soit, il intègre alors un groupe de résistance
relevant de l’Armée Secrète (AS) et son travail à la mine,quoique réel, est essentiellementune couverture.Bienque lafamilledesamèresoitoriginairedesenvirons,pourselogerilloue une chambre chez un particulier, comme beaucoupd’autresmineurs.Etc’estpendantcettepériode,deNovembre1943àMai1944qu’ilaécritlesdeuxpremierstiersde«Surunmondestérile»,etqu’estnéFrancisCarsac.Il écrivait pendant son temps libre. Il était seul, sa jeune
femmeétant à Paris, et, les livres étant difficiles à trouver, ilécrivait un livre. Il apprenait aussi à utiliser la mitraillette« Sten », le fusil-mitrailleur anglais « Bren », la mitrailleuseaméricaine«.50»,commentfairesauterunpontouunevoieferrée, et tout ce genre de choses. Il y a beaucoup d’armesdans « Sur un monde stérile » et dans « Les Robinsons duCosmos », mais à l’époque, tout simplement, Bordes-Carsacvivait avec. Il y avait aussi l’angoisse et la peur. Quand ilécrivait sur ses cahiers dans sa chambre de Belvès, si unevoitureouuncamionpassaitdans larue,oupires’yarrêtait,cepouvaitêtrelaMiliceoulesAllemandsvenulechercheràlasuited’unedénonciation…Francis Carsac (car c’est de lui qu’il s’agit maintenant)
interrompt l’écriture de son roman le 2 Juin 1944, et ne lareprendra que le 11 Décembre suivant. Entre temps, il s’estpassébeaucoupdechoses.
DèsfinMai1944,lesrésistantsdeDordognesavaientparles« messages personnels » de la radio de Londres que ledébarquement allié était imminent. En plus du messagegénéral à la résistance française : « Les sanglots longs desviolons de l’automne… », d’autres leur avaient étéparticulièrementdestinéspourqu’ilssetiennentprêtsàagir:«Lechat-huantestdanslegrandchêne»,«Denisealesyeuxbleus»,«LestoitsdelaSorbonnesontrouges»…Etle6Juin,après réception du message : « … blessent mon cœur d’unelangueurmonotone»annonçantledébarquement,legroupederésistantauquelappartenaitBordes-Carsacétaitofficiellementconstituéen«GroupeMarsouin»souslesordresd’unofficierd’active,lecommandantFourteau.Il n’est évidemment pas possible ici de raconter l’histoire
complètedeceGroupe,d’abordparcequejenelaconnaispas.De Juin à Août, il y eu des opérations de combat, coups demain,sabotage.Àlami-Août,lesmembresdugroupesignèrentunengagementdansl’armée«jusqu’àlalibérationtotaledelaPatrie ». Le «GroupeMarsouin » participa à la libération deBergerac, puis fusionna avec d’autres unités pour devenir le«GroupementMarsouin».EnSeptembre,le«GroupementMarsouin»futenvoyésurle
«frontduMédoc».Eneffet,destroupesallemandestenaientencore l’embouchure de la Gironde, à Royan au nord et à laPointedeGrave au sud.Des combats violents eurent lieu. Le1er Novembre 1944, le « Groupement Marsouin » devint le3ème Régiment d’infanterie Coloniale. Le 3 Novembre, unepatrouille entre les lignes de combat menée par le caporalBordesrencontraunepatrouilleennemie.Échangedecoupsdefeu, jetsdegrenades.Unegrenadeallemandeexplosaàdeuxmètresdu caporalBordesqui, cribléd’éclats, fut ramenéparseshommes.Évacuésur l’hôpitalmilitairedeBordeaux, il futopéréetonretiradesoncorps52éclatsdegrenade.Aprèsunmois d’hospitalisation, le caporal Bordes sortit en permissiondeconvalescence,et, redevenantFrancisCarsac(bienquenela sachant pas alors), continua l’écriture de « Sur unmondestérile».
Sur un monde stérile est le premier roman de FrancisCarsac, et il a été écrit dans des circonstances que l’on peutqualifier de « particulières ». Son décryptage est facile : lesmartiens noirs représentent les nazis, et lesmartiens rougeslessoviétiques…Mais,bienquenesoitsansdoutepasàmoideledire,sijusqu’auChapitre7onpeutseposerdesquestions,àpartirduChapitre8,c’estduFrancisCarsac…
CHAPITREICELAVAUT-ILLECOUPDERISQUERSAVIE?
L’étéde19..étaittorride.Lesoleilchauffaitdursurlapetite
route qui suivait le fond d’une des vallées secondaires desaffluentsdelaVézère.Lachaleurseréverbéraitsurleshautesfalaises grises, le ciel était bleu, mais parsemé de nuagesorageux.Pasunsouffled’aireneflottait.Troisjeuneshommesavançaientàpiedsurcette route.D’aspect trèsdissemblable,ils offraient cependant un point commun : un énorme sac àarmature où tenait leur matériel de campement ; leurs grossouliers cloutés, poudreux, indiquaient qu’ils avaient déjà faitunelonguemarche.Ilsétaienttoustroisvêtusdeshortsetdechemises bleues. Le premier était un colosse blond, large enproportiondesataille,avecunfronthautoùlasueurcollaitlescheveuxfinsetflottants.Ilavaitunvisageénergique,auxyeuxgris,durs.S’iln’avaitpasétélà,lesdeuxautresauraientparugrands;leurstaturedépassaitnettementles1m80.Ilsétaienttousdeuxbruns,avecdesyeuxmarrons,chezl’unnuancésdevert.Leurpeau,hâléeparlesoleiletlesintempéries,n’avaientpas la teintecuivredecellede leurcompagnon,mais tiraientvers une couleur chocolat. C’étaient sans contredite lesproduitsd’uneraceplusméridionale.Lacarruredel’unégalaitpresque celle du géant blond qui le précédait. L’autre, aussigrand, était bizarrement bâti : long, étroit, avecd’interminables jambes. L’homme brun à la forte carrureportaitunsacplus lourdqueceluidesautres,unmarteaudegéologuesortaitd’unedespoches.Ilavaitpassélesmainssouslesbretelles.Ilparlalepremier.— Ce sacré vieux Paul pourra se vanter de nous avoir fait
suer!S’iln’avaitpasmis«urgent»dans lemotqu’ilnousafaitparvenir,nousnousserionsbienreposésunmomentdanscette petite grotte.De toute façon, il n’y a plus beaucoup decheminàfaire.Voicilesentier.Il désignait une amorce de route qui serpentait à flanc de
vallée, en oblique, filant vers les falaises. Ils s’y engagèrent,
sansunmotdeplus,leslèvressèchesetlabouchepâteuse.Lapente rendait leurs sacsplus lourds etdepetits éboulis platsdétachés des parois dégringolaient sous leurs pieds avec unbruitcristallin.Ilétait6heuresdusoir.Lesoleildéclinantleurtapait sur la nuque. La vallée tourna, et quand ils eurentdépassé le promontoire rocheux, ils se trouvèrent à l’ombre.Les herbes sèches semêlaient aux arbustes : chênes-houx etmaigres genévriers. Au bout du chemin, une petite maisons’adossaitaurocher.Quoiquemoderne,elleétaitbâtiedanslestyle desmaisons du pays, avec un toit très pointu s’évasantverslebas,unpeucommeuntoitdepagode.—C’estlà,ditceluiquiavaitdéjàparlé.En quelques pas, ils furent à la barrière fermant le petit
enclosenterrassequientouraitl’habitation.Unhommejeune,àlachevelured’unrouxéclatant,carotte,avecdesyeuxvertsetunvisagemaigreettachéderousseurétaitassissurleseuil,etfumaituneénormepipe.Aubruitdescaillouxroulants,ilsedressad’unbondetaccourut.— Je ne vous attendais pas si tôt ! Salut, Bernard ! Salut,
Louis ! Qu’est-ce que ce mammouth, ce dinosaure que vousm’amenez?C’estencorelegéologuequiadénichécefossile!Maisentrezdonc.Iciilfaitfrais.Débarrassez-vousdevossacs.Voiciàboire,etvoiciàmanger.Bernard,présente-moidonctondinosaure!Il tressautait, tournait, parlait sans arrêt, comique par sa
maigreuretsatignasserouge,paraissantminusculeàcôtédesautres, quoique de taille à peine au-dessous de la moyenne.Bernard, le géologue carré aux yeux marron-verts, fit lesprésentationsdemandées.—SigurdOlsen.Suédois,chimiste.C’esttoutcequejesais
delui.Je…—C’est tout? interrompitPaul.Tune terendspascompte
quec’estunfuturprixNobel?Cezèbre-làvientdepublierilyaunanuntravailadmirablesurlesterresrares.— Je te signale qu’il comprend parfaitement le français. Je
l’ai rencontréen juin sur lesbordsd’un lacdeFinlande –du
diablesoitsijemerappellelenomdecelac.Ilcampait.Moi,jefaisais la randonnée dont je t’ai parlé dansmes lettres, pourl’étude de l’antécambrien en pays classique. Il m’a pilotépartout – il connaît toute la Scandinavie comme sa poche –,parlesixouseptlangues–etm’ademandéencontrepartiedeluifairevisiterlesplusbeauxsitesdeFrance.Tupensessi jel’ai emmené en Dordogne ! En passant par Meudon, j’aidécroché l’ami Louis à son observatoire, et nous avonspromené Sig dans tout le Périgord. Maintenant, nous allonsdanslesPyrénées.Jecomptaist’ytrouverdanstonlabo,maisauxEyzies,onnousadonnétonmot,etnousvoilà.Maintenantlaisse-moi te présenter à ton tour. Je n’ai pas agi selon lespréséances,maispeuimporte.IlsetournaversleScandinave:—PaulBernadac,physicien ; il trifouilledans leventredes
atomesetentiredescargaisonsd’x.AvectoietLouis,çaferaunbeautrio.Toutenbavardant,lestroisarrivantsmangeaientdefortbon
appétit. Paul, Bernard et Louis évoquaient leurs souvenirs defaculté et les grandes virées qu’ils avaient faites ensembledepuis 10 ans. Sigurd, d’unmot bref prononcé d’une voix debasse, montrait qu’il connaissait aussi les pays dont il étaitquestion.—Maintenant,ditPaul, il faut vousoccuperdemonter vos
tentes.Nous sommes en septembre, la nuit tombe vite. Je nepuisvousoffrirdecoucherdanslamaison,cariln’yapasdeplace.Unefoissortidelacuisine,demachambre-bibliothèqueetdudébarras,plusrienenfaitdepièces!Les tentes furentextraitesde leursenveloppes, etplantées
sur l’esplanade avec une habileté qui dénotait une longuehabitude;puis,commelanuittombaitetqu’unedemi-luneselevaitau-dessusdesfalaisesopposées,ilsfirentunpetitfeudecamp et s’assirent autour. Tous les quatre allumèrent leurspipes, et Paul parla enfin de ce quimotivait cette réunion. Iltiradeuxfortesbouffées,hésita,et,s’adressantàLouis:—Disdonc,toi,l’astronome.Crois-tuquel’explorationd’une
planète –Mars par exemple – vaudrait le coup de risquer sapeau?—Certes!Maispourquoicettequestion?Tunepensespasy
aller,toutdemême?—Si,justement.J’ailemoyend’yaller.Oudumoins,jecrois.
Tu sais quemes travaux actuels portent sur la possibilité de« domestiquer » l’uranium. J’ai obtenu ces derniersmois desrésultatsencourageants.Uneffetfusant,encorecapricieux,etdangereux.Mondissociateurafilédansleciel!Heureusementque j’étais seul au labo. À cause du danger d’explosion, jetravaille dans une vallée déserte, avec seulement troiscollaborateurs, sur des matériaux qui me sont fournis parl’usineatomiquedumassifcentral.Seulmonfrères’estaperçude ladisparitiondudésintégrateur.Maisvoussavezcomme ilest. Sorti de ses toiles et de ses pinceaux ! Je lui ai expliquéquel’appareilavaitvoléenmillemiettes.Depuis,j’aireproduitcela en plus petit. Je fais même construire une fuséeexpérimentale. L’ennui, c’est que je contrôle encore très mall’uranium. Pour le moment, c’est un fusement brutal, quiarrache tout. Le problème est de rendre la dissociation pluslente. Dans l’état actuel demes recherches, cela ne pourraitservir qu’à la guerre, et encore… Je dois dire aussi quej’obtiens des résultats sans trop savoir comment ilss’expliquent théoriquement. Le cas n’est pas rare en science,où souvent l’on peut sans savoir. Je n’en ai parlé à personnequ’à vous deux, que je connais bien, et je crois que je peuxégalementenparlerdevantOlsen,quiestd’unpaysquidepuislongtempsacomprisqu’ilvautmieuxtournerson intelligencevers la création que la destruction. Si je tente un raid versMars,mesuivez-vous?Pourquecetteexpéditionaitunintérêtscientifique, il faut qu’elle soit complète. Je suis physicien ;Louispourrait êtrenotrenavigateur.Le sol deMars t’attend,Bernard, et il vous attend aussi, Olsen. Même si vous meramenez qu’un peu de terre, vous pourrez toujours dire quec’estuneterrerare!Etils’esclaffacommechaquefoisqu’ilavaitcrufaireunbon
mot.
Lesautresseregardaientensilence,autourdufeumourantquepersonnen’avaitpenséàentretenir.Lafraîcheurtombait.Bernard frissonna et s’enveloppa plus étroitement dans sacouverture.—Nous voilà de jolis pied-tendres, d’avoir laissémourir le
feu.Iltisonnaetfitjaillirlaflamme.Cecidit,Paul,situpars,jene te lâcherai pas. Mais il faudrait d’abord construirel’appareil. Or, je connais quelqu’un qui caresse cette idéedepuislongtemps.Ilneluimanquaitquelemoteur.Ila51ans,senommeJeanFortin,etestingénieurd’aviation.C’estluiquiaconstruitlesgrandsavionsstratosphériquesquifontlaligneParis-Saïgon-Sidney-San Francisco-Paris. Mais il ne pourranousaccompagner,ilestcardiaque.—Pourma part, fit Louis, je veux bien faire les calculs de
route.Et bien entendu venir. Il y a assez de temps que cettesacrée planète me tracasse. Nous saurons ainsi s’il y a descanaux,delavégétation,desMartiens,…sinousarrivons.Maisilyaunautreproblème.Lescapitaux?—Ça, c’est lehic.Ma fortune touteentièreadisparudans
mon labo des Pyrénées, en plus des subventions dugouvernement.Etellen’auraitpasétésuffisante.— Aucune importance, dit la voix de Sigurd. Je suis
colossalementriche,grâceauxminesdeferetauxallumettes.Jepensequevotregouvernement feraquelquechose. Je ferailereste.Uneseulecondition:jeparticiperaiàl’expédition.—Maisbienentendu,direntlesautres.— Bon, reprit Sigurd. Pour préciser les conditions de
l’expédition,ilvautmieuxattendrequeBernardsaches’ilpeutmaîtriser son uranium. C’est une découverte admirable etredoutable. Si elle ne nous tue pas, elle pourra en tuerd’autres.Ilselevalentementetallasecouchersouslatente.Lestrois
françaisparlèrentunmoment,puisallèrentdormiràleurtour.
CHAPITREIILAFUSÉEEXPÉRIMENTALE
Le lendemain au lever du soleil,Bernard fut réveillé par la
voixtonnantedeSigurd,auquelLouisetluisejoignirentpourallerchanter«FrèreJacques»souslafenêtredePaul.Celui-ciselevaenmaugréant,carilaimaitdormirtardlematin,étantausummumdesapuissanceintellectuelleàpartirde10hdusoir. Les quatre compagnons procédèrent à une toilette encommun, au bord du lavoir qui touchait lamaison, et captaitunepetitesource.Lamusculature,touteenbossesdeBernardcontrastaitaveccelle, énorme,maisenveloppéedeSigurd,etcelle, sèche et cordée de Louis. Quant à Paul, il étaitsquelettique, sans chair pour ainsi dire autour des os. MaisBernardetLouissavaientbienquesansluietsonindomptableénergie,ilsneseraientpassortivivantsdesneigesduCaucase.Paul, ce vieux Paul, le plus encroûté paresseux du lycée deBordeaux,restélégendairesousletitrede«Paullaflemme»,etquivexéparunprofesseurluiprédisantqu’ilneferaitjamaisrien,s’étaitmisàtravaillerdouzeheuresparjour,avaitpasséses examens brillamment, enlevé d’assaut l’agrégation demathématiques, puis le doctorat de physique, et étaitmaintenantundesphysicienslespluscôtésdelajeuneéquipemondiale.Mais,quinzejoursparan,ilseretiraitdanssapetitemaisondeDordogne,toutseul,vivantdeconservesetpassantses journées à griller d’énormes quantités de tabac dans sapipe,assisoucouché,etlisantdesromansd’aventure.«C’estquand j’ai la flemme que les bonnes idées me viennent »,prétendait-il. Et ses amis savaient que seul un cataclysmeaurait pu l’arracher à cette quiétude avant la fin des quinzejoursfatidiques.TandisqueBernardentraînaitLouisetSigurdversunpetit
abri aurignacien des environs, qu’il avait depuis longtempsentrepris de fouiller, il s’étendit au soleil et ne bougea plusjusqu’au repas. Le soir, Bernard, Sig et Louis décidèrent derepartir le lendemain vers leur camp de base, et d’y acheverleurs vacances, en attendant ; Louis de rentrer à
l’Observatoire,BernardàsonpostedeChefdetravauxaulabode géologie de Toulouse ; Sigurd, lui, de par sa fortunepersonnelle,nedépendaitquedesa fantaisie.Paulsedéclarad’accord,etleurdit:—Demainfinissentmesquinzejours.Jefileaulabo,etsije
réussis je vous télégraphierai.Vous avez encore vingt jours àpasserauxEyzies.Jenepensepastrouversivite,maissait-onjamais?Puis,s’adressantàSig:—Bernardm’adit que vous aviez emmenéauxEyzies, par
fantaisie, vos échantillons demétaux extraits de terres rares.Pouvez-vousmelesprêter?J’aiuneidée…—Siellespeuventvousêtreutiles,jevouslesdonnedebon
cœur. Mais je vous demanderai de me tutoyer comme faitBernard. Puisque nous voilà en somme, les ArgonautesSidéraux…— J’espère que nous ne trouverons pas de Médée,
interrompit Louis en souriant. Mais Argonautes Sidéraux meplaît,etjel’adopte.—Moiaussi,fitBernard…Quinzejoursplustard,aumatin,BernardetSig,campéssur
le Roc de la Peine, virent en bas sur la route Louis quibrandissaitunedépêche.Ilgrimpaàtouteallureparlesentier,et leurtendit lepapierbleu.Ony lisaitceci :«Uranieestunbon cheval. Venez ». Tous trois se regardèrent. Ainsi, ce raidmonstrueux, allait être possible. Chacun se sentit la gorgeserrée et se demanda s’il n’avait pas donné son adhésion unpeuàlalégère.— Eh bien, dit Sig, nous allons lever le camp. Nous
prendronsmonautoaugarage.Cesoir,nouspouvonsêtreaulabodePaulvers4ou5heures.Nousverronsaprès.Sans incidents, ils parvinrent à la vallée du laboratoire.
Aucund’euxn’yétait jamais venu,maisaudernier villageonleurdit:—Vousn’avezqu’àsuivrelesfilsdelahautetension.
Et, par une route assezmauvaise, après avoir franchi troisportes gardées, ils arrivèrent à une longue bâtisse sansfenêtres. Prévenu par le bruit du moteur, Paul les attendaitseul.— J’ai renvoyémescollaborateurs sousprétextededanger.
Ils ne reviendront qu’après demain. Je vais vous montrerquelquechose.Illesamenadansunpetitespaceisolé,entourédemurstrès
élevés,etsituéàenviron1kmdu laboproprementdit.Làsedressait,dansunbati-guide,unfuseaudesixàseptmètresdehaut,ressemblantàunetorpille,dontlesaileronsauraientététrèsdéveloppés.Huit tubes faisaient légèrementsailliesentrelesailettes.—C’estunV2,ditLouis.—Oui,maisatomique!Il leur fit examiner en détails l’engin, sans les mettre
cependantdanslesecretdesesrecherches.— L’appareil contient un dissociateur spécial, et
suffisamment d’uranium pour le but que je me propose audépart.Ledissociateurestalimentéencourantélectrique,parcecâble;quandlafuséepartira,lecâble,quiluiestreliéparunepriseàfrottementdouxfixéedansl’axemêmedelafusée,sedétacherasanspeineetresteraàterre.Ladissociation,unefoisamorcée,secontinued’elle-même.Jesuisarrivé,etc’estlàmonsecret,àréduireénormémentlamassecritique.Latêtedelafuséecontientunepetitebombeatomique,quiéclateradèsque les ondes émises par un radar situé à la pointe serontréfléchiesavecuneintensitésuffisante.Lafuséeirafrapperlalunedanssapartiesombreenmoinsde10heures.Undetescollègues, Louis, guettera l’éclair demain. Si les calculs sontjustes, la fusée doit arriver. Si elle n’arrive pas, c’est que cequejecraignaisseseraproduit.—Quecrains-tu?demandaBernard.—Quel’uraniumn’explosesousl’effetdesrayonscosmiques,
quisebaladentdansl’espace.Jenelecroispas,maisquisait?La fusée partira demain à 15 heures et atteindra la lune à
0h45.Enattendant,allonsaulabo.Jevaisvouslefairevisitersommairement, puis nous irons àmamaison, là-bas, hors del’enceinte.Le lendemain, vers 14 heures, les quatre argonautes
sidérauxsedirigèrentversl’enclos.PauletLouisvérifièrentlepointagede la fusée.PuisPaul leur indiqua, à700mètresdel’enclos,unabribétonnéetdoublédeplomb,enterrédans lesol.Unevitreépaisse,enverreauplomb,permettaitdevoirledépart. Ils entrèrent et refermèrent laporte.Tous lesquatre,émus, fixèrent leur regard sur l’aiguille du chronomètre etsuivirentlalenteprogressiondel’aiguilledesminutes.14h45,14h55,puis l’aiguillegrignota lapénultièmeminute,et tousregardèrentl’aiguilledessecondes.Paulsaisitlecontact,etaumomentoùellemarqua60,ilenvoyalecourant.Parlavitre,ilsvirentlesmursdel’enclossefracasseretse
disperser de toutes parts. Quelque chose jaillit dans le ciel.Deuxsecondesaprès, leurparvintunsifflementquidécrûtets’évanouit.Dansunvéhiculebardédeplomb, ilsvisitèrentcequirestaitdel’enclos.Lesolétaitétrangementdésagrégé,enpartie vitrifié. Le bout du câble de cuivre, fondu, avait descolorationsbizarres.Ilspassèrentlasoiréeàdiscuterdespossibilitésétrangesqui
s’ouvraient devant eux. À 9 heures du matin un télégrammeleurparvintdel’observatoireduHourra,dansleGers:«Éclairaperçuà0h34,prèsTycho.»
CHAPITREIIIL’ÉQUIPE
Lelendemainilsétaientréunisdanslecabinetdetravailde
Paul,unepetitepièceascétique,auxmurscouvertsderayonsdelivres.Unegrandetabledeboisblanc,parseméededossiersd’oùsortaientdesfeuillesbarréesd’équationsetdesymboles,servait de bureau. Paul était déjà assis, travaillant depuis unmomentquandlesautresarrivèrent.D’ungeste,illeurindiquatroistabouretsetsereplongeadanssescalculs.Unefoisceux-ciachevés,ilparla:— Voici, mes amis, notre premier conseil de guerre. Nous
avons à décider les grandes lignes de l’expédition et à nousrépartir les différentes tâches. À mon avis, il faut à cetteexpédition : 1. un physicien, ça c’estmoi. 2. Un astronome :Louis.Puisungéologue:toi,Bernard.Puisaussiunchimiste:toi Sigurd. Il nousmanque unminéralogiste, unmédecin, uningénieur pour construire l’appareil, un mécanicien et unopérateur de cinéma connaissant parfaitement sonmétier. Jene compte ni zoologiste, ni botaniste, car premièrement jeprésume qu’ils n’auraient pas à s’employer, et deuxièmementnotre ami Bernard est non seulement un géologue distingué,mais encore un excellent naturaliste. – Bernard saluacomiquement.Nous devons donc chercher les autres. Il nousfaut des hommes sûrs, courageux : ni des fous, ni desmercenaires.—Pour leminéralogiste, fitSig,cen’estpas lapeine. Je le
suisautantetpeut-êtreplusquechimiste.— Bon, reprit Paul. Bernard disait l’autre jour qu’il
connaissait l’ingénieur. Il nous manque : mécanicien,photographe,et,chosetrèsimportante,médecin.—Jepeuxfournirlephotographe,ditSig.Avez-vousentendu
parlerdeRayMacLee?— L’américain qui a filmé cet extraordinaire documentaire
surlesgorilles?— Lui-même. Je le connais très bien. C’est un charmant
garçon, fort instruit, et le meilleur photographe que jeconnaisse.Trèsbrave,iliraitn’importeoùpourfaireuneprisedevueinédite.Jerépondsdesonacceptation.—Est-ilsolide?—Lui?Iln’aratél’Everestquede50mètres!Ilestdema
taille,trèsrésistantetendurci.— Je crois, dit alors Louis, que j’ai le mécanicien sous la
main.Terappelles-tu,Bernard, lepetitmécanod’aviationquenous avons rencontré l’an dernier dans les Landes ? Que dequestionsm’avait-ilposésurlaLune,Mars,etc.Ehbien,ilestvenumevoirdepuisàl’observatoire.Ilhabitetoutprèsd’Orly;il est mécanicien navigant. Il est jeune, 24 ans, mais trèscapableetn’apeurderien.— Vous verrez, dit Paul, que nous aurons tout trouvé sans
sortirdecettepièce.Restetoutefoislemédecin.Sur ce point-là, tous durent avouer qu’ils ne voyaient
personne remplissant les conditions voulues. Tous ceux qu’ilsconnaissaient, étaient attachés à la Terre par une famille, ouremplissaientdesfonctionsoùilsétaientindispensables.—Soit.Nousverronsbien.Detoutefaçon,nousnepartirons
pas avant un an aumoins. Voicimaintenant la répartition dutravail à faire. Toi, Sig, tu vas t’occuper de réunir les fondsnécessaires pour commencer immédiatement. Je vais partiravec vous pour Paris, où je verrai le directeur du Centrenational de la recherche, que je connais fort bien. L’Étatfoncera, c’est sûr, mais cela prendra du temps. Tu vas aussidénichercetingénieurdontBernardaparlé.Tuavertirasaussiton copain américain, et tu feras la liste de tout ce qui t’estindispensablepourexercertondoublemétier.Tousnousferonsde même. Louis, tu t’occupes dès à présent des calculs deroute. Je te fournirai les éléments nécessaires. Tu prendscontact aussi avec ton mécano. Bernard, tu te charges detrouverleterraindedépart,etlesapprovisionnements.Ilfautdes vivres pour aumoins sixmois et pour sept personnes. Jeme charge du reste, pour le moment. Et maintenant, autravail!
Unmatindejuin19…,uneautofranchitlaportesévèrement
gardéeparoù l’onpénétraitdans levastechantierquis’étaitélevé depuis 8 mois sur ce plateau désolé de l’Atlas. EllecontenaitLouis,SigetBernard,etungrandjeunehommedontles traits trahissaient à première vue une origine anglo-saxonne. Il sortit de l’auto le dernier, dépliant des jambesd’échassieretrelevantainsiunesolidecarrureetunestatureégale à celle du Suédois. Toutefois, il devait peser de 10 à15 kg de moins que celui-ci. Tout son costume dénotait larecherche de la commodité plutôt que de l’élégance, et sesgrands pieds étaient à l’aise dans de solides souliers cloutés.Sa face glabre, à la mâchoire bien marquée, était dotée dedeux yeux d’un bleu de ciel, rêveurs et très doux, quicorrigeaient ce que son faciès pouvait comporter d’énergiebrutale.Ilportaitenbandoulièreunsuperbeappareilphoto.Lesquatrecompagnonssedirigèrentversunvastehangar,
analogue à unhangard’aviation. Ils passèrent par unepetiteportegardée,elleaussi,etdébouchèrentàl’intérieur.Sousunviolent éclairage électrique, une multitude d’ouvrierstravaillaient.Dansuncoin,Pauldiscutaitavecunhommeassezâgé,auxyeuxcreux,quiétait l’ingénieurJeanFortin.Maiscene fut riende toutcelaquevitRay. Iln’avaitde regardsquepour le gigantesque engin que l’on construisait là. Il avait laformed’unfuseauunpeuaplati,avecunboutobtusetl’autreeffilé,munideplansstabilisateurs. Ilavaitenviron60mètresde long sur 14 de large à sa partie la plus renflée, et 12 dehaut. Au tiers antérieur, deux ailes courtes sortaient de sesflancs. Des hublots recouverts d’un volet de tôle mobileperçaientlacoque,pluslargesàl’avant.Unepetitecoupolelesurmontait, dépassant le pont de 1 m 50, il reposait sur 10trains de roues énormes, escamotables en vol. Ray étaitstupéfaitparlesdimensionsdel’astronef.Déjà Paul accourait, suivi de l’ingénieur. Les présentations
furentvitefaites,etlavisitedel’appareilcommença.—Cetastronef,ditFortin,mesureexactement61mdelong,
12m30dehautet13m80delarge.Vousserezfrappéparla
placeoccupéeparleslocauxd’habitation.Eneffet,vousdevrezpeut-êtreyhabiterpendantdelongsmois.Ils pénétrèrent par une porte valve, qui donnait dans une
bibliothèque dont les rayons étaient encore vides.L’aménagement intérieurétait loind’êtreachevé,etbeaucoupde pièces étaient nues. On passait de l’une à l’autre par desportesàglissièresoupardeséchellesmétalliquesverticalesetpliantes, en alliage léger. Les pièces étaient spacieuses. Àl’arrièreunegrandesalleprenaittoutelalargeuretlahauteurde l’appareil. Elle renfermait tout un appareillage électriquequi dissimulait sa complexité sous des carapaces de formesimple.— Ici, expliquaPaul, se trouvent réunis lesdissociateurset
tous les appareils nécessaires à leur fonctionnement. Lescadransdecontrôleseretrouventauxdeuxpostesdepilotage.Dès que nous serons partis, l’entrée en sera interdite à tous,saufàSigetàmoi.Ilrégneraeneffetdanscettepièceunflotderadiationstrèsdangereuses.—Mais,ditRay,commentlesempêchez-vousdetraverserla
cloisonetdeserépandredanstoutl’astronef?—Ça,c’estmonsecret,sitoutefoisonpeutparlerdesecret
pourquelque choseque l’onne comprendpas. J’ai trouvéunisolantpresqueabsolu,maisj’ignoretotalementlesraisonsdesespropriétés. Je l’ai trouvéparhasard, et je l’applique sanstroplecomprendre.C’estlesortdebiendesdécouvertes.—Combien de temps nous faudra-t-il pour aller dans cette
sacréeplanète?— À pleine allure, et à accélération constante, quelques
heures.Maisnouséconomiserons l’uranium,etnousmettronsunequinzainedejours.—Tantquecela?— Je trouveque c’estpeupour franchirun tel gouffre !Et
encore nous profitons d’un moment très favorable, puisqueMars est actuellement en opposition, à un peu plus de 56millions de km. Maintenant, allons retrouver les autresmembres de l’expédition, ou plutôt l’autre membre. C’est le
mécanicien, un jeune de 24 ans,mais qui connaît à fond sonmétier.Ilétaitdansl’aviationetenadéjàvudedures.Ilfaisaitpartiedel’équipagedu«Flandre»,quis’écrasailyatroisansenpleineforêtéquatoriale.Cefutluiqui,aveclepilote,parvintàsauverlespassagerspendantlesdeuxmoisqu’onamisàlesretrouver.C’estungarçonquiaducran!Ils sortirent du hangar et gagnèrent une sorte de villa en
rondins où, dans une salle, ils trouvèrent un jeune hommepenchésuruneépurequ’ilétudiait.Ilselevaetvintverseux.Extérieurement, rien ne l’aurait différencié des ouvriers quitravaillaientdansleschantiers.Ilétaitpetit,brun,asseztrapu,avec un visage qui eût été banal sans l’éclat des yeux trèsnoirs.Paulfîtlesprésentations:RayMacLee,cinéaste,ArthurLedroit,mécanicien.—J’aientenduparlerdevous,MacLee,et j’aimêmeétéle
mécaniciendel’avionquivousaconduitenAmériquedusud,pourvotrereportagesurlesJivaros.Jel’ailuavecplaisir,carilestvéridique.J’ai,vouslesavezpeut-être,vécumoiaussiaveceux,àlasuitedel’accidentduFlandre.Cesontdebravesgens,quoiqu’ilsaimentunpeutroplestêteshumaines.— Maintenant, dit Paul, nous sommes au complet, sauf le
médecin que je n’ai encore pu trouver. Nous allons tenirconseil. Nous devons désormais nous considérer comme uneéquipe.Nousallonsaffronterl’aventurelaplusprodigieusequiait jamais été tentée. Malgré tous les calculs, nous avonsseptante chances sur cent d’y rester.À vous de juger si vousvoulez en être. Il est encore temps de vous dédire. N’ayezaucune honte. Je vous connais, Louis, Bertrand, Sig. Quant àvous, Mac Lee et Ledroit, vous avez fait vos preuves et nuln’osera vous taxer de lâcheté. Dès le départ, j’exigerai unedisciplinerigoureuse.Jevaisvousdonnerlectureduprojetderèglement de bord. Nous le discuterons et nous le voterons.Maisdèsqu’ilauraétévoté,ilauraforcedeloi.Voici:«Article 1. Paul Bernadac est chef de l’expédition. Sigurd
Olsenestsonsecond.
Article2.L’entréede lachambredesmachinesest interditesous peine de mort, sauf au chef, à son second et aumécanicienquandl’ordreluienseradonné.Article 3. Toute négligence ou toute malveillance pouvant
entraînerlapertedel’expéditiontouteentière,elleserapunie,soitdemort,soitd’unepeineinfligéeparleconseiljudiciaire.Article 4. Le conseil judiciaire se compose de tous les
membressauf l’accusé,etdeuxhommesdésignéspar lechef,l’uncommeaccusateurpublic,l’autrecommeavocat.Article5.Toutes lesdécisionsgraves concernant lamarche
de l’expéditionserontdébattuesenconseil.Tous lesmembresaurontvoixdélibérative.Lavoixduchefcomptera,double.Article 6. En cas de décès du chef, Sigurd Olsen, que j’ai
initié à mes secrets, prendra le commandement. S’ildisparaissait à son tour, les survivants ouvriraient le coffrescellé de la bibliothèque, et suivraient les instructionscontenuesdansleplicachetéquiyrepose.»Celavousconvient-il?—Pourmapartoui,fitBernard.Jenevoispasd’objections.
Etvous?—Nousnonplus,direntlesautres.— Cependant une chose me tracasse, reprit Bernard.
Comment infligerions-nous lapeinedemort,dans lecas, trèsimprobable,oùcelaseraitnécessaire?—ParabandonsurMars,avecunrespirateurethuitjoursde
vivres.Cecidit,ilnousrestepasmaldetravail.Nouspartironsdèsquel’appareilseraterminé,c’est-à-direfinseptembre.D’icilàilfautquechacunsachepiloterlepetitavionfuséequenousemporterons pour nos explorations. Il faudra aussi que ceuxqui l’ignorent, apprennent la technique des premiers soinsd’urgence.Nousauronscertesunmédecin,mais il nepourraêtrepartoutàlafois.Jecomptesurvouspourquevousfassiezlenécessaire.L’avionestpourlemomentdansunhangarprèsde mon labo. Sig qui est pilote, vous apprendra à vous enservir.Lemaniementenestd’ailleurs trèssimple. Je reste icipour surveiller les travaux, avec Fortin. Rendez-vous ici le
20 septembre, avec ceque vous voudrez emporter.Maximum200kg.Toi,Bernard,jetechargeenplusdedénicherenfincetintrouvablemédecin.Aurevoir,donc,etsurtoutpasunmotsurle but de l’expédition. Toute la presse croît à un raidstratosphérique.
CHAPITREIVLESEPTIÈMECOMPAGNON
Lesmoisdejuilletetd’aoûts’écoulèrentpourBernardavec
une rapidité vertigineuse. Il avait consacré la premièrequinzaine à l’apprentissage rudimentaire de la conduite del’avionfusée.Puisilavaitfaitsesbagages,choisilesquelqueslivrespersonnelsqu’ildésiraitemporter.Depuis longtemps, labibliothèque de l’astronef devait comporter les livrestechniques, la liste des ouvrages et des instrumentsindispensables.Toutcelal’avaitamenéaudébutdeseptembre.Il se trouvait avec vingt à trente jours vides devant lui, sansriend’autreàfairequedecherchercemédecinfantômepourl’expédition. Avant de reprendre sa quête, il décida des’octroyer dix jours de vacances, les derniers peut-être, avecSig.Il était de nouveau aux Eyzies. Ils campaient à mi-hauteur
desfalaises,caronétaitenseptembre,etuncampàproximitéde la Vézère eût été envahi chaque matin par le brouillard.Leurs journées se passaient silencieusement. Sig lézardait ausoleil,exploraitlesanfractuositésduvoisinageenchantantdevieilles chansons du Nord. Toute son attitude exprimait unéquilibre sûr de lui, la joie de vivre dans la certitude de saforce.Chaqueaprès-midi, ildescendaitdanslavallée,etdansune prairie, lançait le disque ou le javelot à l’émerveillementdes gamins du village. Il avait été champion olympique dedisque, et ses jets approchaient le record du monde. Depuisson retour de Suède, il a déjà coupé les ponts, lui, pensaitBernard.Ilestdéjàparti.EtilenviaitlecalmeaveclequelSigpassaitsesderniersjourssurlaTerre.Cesoir-làilleregardaitdormirsouslatente,àcôtédelui,àdemiengagédanslesacde couchage. Sa respiration était profonde et lente. Dans lalumièrediffuseduclairdelune,sesépaulesmassivesluisaientcommeun bronze poli. Furtivement, Bernard comparait cettemusculature souple et lisse à la sienne, puissante maisramassée, faitepour lesefforts lentsetprolongés,bienmoinsélégante. Il était fort, lui aussi, et peud’hommesauraient pu
échapperàsonétreinte,maisilavaitlaforced’unours,tandisqueSigsongeait-il, estun tigre.Au fond,queva-t-il chercherdanscetteaventure?Ilestjeune,beau,riche,intelligent.Surterre, sa vie est assurée, large et intéressante. C’est déjà unchimiste célèbre, on parle de lui pour le prix Nobel. Etpourtant,quandPaul lui aproposédevenir, iln’apashésité.Est-ce le vieux sang des Vikings, le dégoût d’une vie tropfacile ? Pour moi, c’est différent. C’est le rêve de monadolescence qui se réalise, Jules Verne, Wells, Rosny aîné…Toutes les discussions avecPaul et Louis…Dire que ce vieuxPaulétaitpersuadéquelevoyagesurMarsétaitimpossible,etc’est lui qui trouve le moyen ! La destinée est drôle. Quellechosefantastique!DansvingtjoursnousseronsentrelaTerreet laMars…oumorts. Jemedemandequelleest l’éventualitélaplusaffolante?C’estcurieuxdepenserquenulnesauraoùnous sommes. La construction de l’astronef n’est pas unmystère.Maispersonned’étrangerànous,àpartdeuxoutroissavants, ne se doute du but poursuivi. La presse croit à unavion particulier. Peut-être disparaîtrons-nous dans l’inconnu.Nous rejoindrons ceuxqui sontmortsdans les lieux étrangesoù les avait poussé la curiosité des hommes : forêts vierges,grottes, gouffres, montagnes, océans,… Assez divagué ! Unbaindeminuitmerafraîchiralesidées…Ilsortit légèrementde la tente,s’habillasommairement.La
nuit était encore tiède. La lune courait parmi les nuages. Lavalléesedessinait soussesyeux. Ilapercevait,àcontre lune,lesfalaisesduGrandSingleetde«l’ÉglisedeGuilhem»,lieuxde leursescaladesde la journée. Ildescendit,parunescaliercreusédansleroc,puisparuncheminébouleux,traverseunepartieduvillage,etarrivaàlaVézère.Elleétaitnoire,saufaubord où sa faible profondeur la rendait transparente. Lescailloux du fond luisaient faiblement. Il se déshabilla, negardant que sonmaillot, puis, d’un petit bond, plongea, dansunjaillissementdegouttesilluminées.Ilattaqualecourantenoblique, laissantderrière luiunetraînéeblanchâtredebulles.Il plongea, réapparut, souffla un mélange d’air et d’eau,cherchadescaillouxaufond,selaissaemporterparlecourant.
Ilaimaitl’eau.Cesoir,ilcontemplaitlepaysageavecpassion.MavieilleVézère,marivière!Monpays!Monpaysderochesetdeverdure,d’arbresetdeterre,d’eauetdeciel!Materrebruneoùpousse le tabacet leblé, les forêtsdechênesetdechâtaigniers.Materrequejevaisquittervivantpoursuivreunrêve.Meschèresfalaisescrétacées,oùà12ansj’aitrouvémonpremierfossile…Ilseremémoraitcettejournéecommesilefaits’étaitpassé
la veille. Il n’était pas originaire desEyzies. Il était né à unevingtaine de kilomètres de là, à Montignac. Orphelin à troisans, il avait été recueilli par un vieil oncle, cultivateur quihabitaitducôtédeLaugerieunemaisonmaintenantdisparue.Maistoutesonenfances’étaitdérouléedanscedécorsauvageetmagnifique.Sapassionpour lagéologies’étaitéveillée ilyavaitseizeans,quand,escaladantunrochersurlavieillerouteduBugue,ilavaittrouvéunecoquillefossile.Ill’avaitportéeàl’instituteurquiluiavaitexpliquésimplementlaformationdesrochescalcaires.Etunevocations’étaitdécidée.Un « hello » joyeux interrompit ses pensées. Il regarda du
côtédelariveetvitSigentraindeplonger.Ilselaissadériverjusqu’à un îlot et l’attendit. Le Suédois se coulait doucementdansl’eaucommeunserpent.Sanageétaitsûreetsilencieuse,maisrapide.Ilabordaàsontour.—Jemesuiséveillé,j’aivuquetun’étaispaslà,etj’aipensé
quetuétaisallévoirtarivière.Alorsjesuisvenu.Ils nagèrent unmoment côte à côte, puis atterrirent et se
rhabillèrent.Ilss’étendirentsurl’herbedelarive; longtempsils demeurèrent plongés dans leurs pensées. Bernardcontinuait à revivre son enfance. Sig comparait cette rivièreétrangèreauxlacsdesonpays.Dansunclapotisdepagaie,avecunfriselisd’eauretroussée
parl’étrave,passauncanoë,dirigéparlarobustefilleblondequ’ils avaient vue tantôt faire des emplettes à l’épicerie duvillage. La lune jouait sur l’eau. Le canoë passa sur le refletdoré,s’ydécoupaennoir,puiss’éloigna.Lajeunefillechantait,
àmi-voix,la«clairefontaine».«Etl’ondeétaitsiclaireQuejem’ysuisbaignée».Tous deux se sentirent remués jusqu’au fond de leur être.
C’étaittoutelagrâcedelaTerrequipassaitlà,toutel’éternellejeunesse dumonde. EtBernard pensa à sa petite fiancée quidormait dans un calme cimetière des Alpes. Il sentit sur sonbras son poids si léger, quand il l’avait ramenée brisée de lamontagne, après trois jours de recherches et d’angoisse.Serait-ilpartisielleétaitencorelà?Le canoë revenait. Résolument sa proue pointa vers eux.
Avec un crissement sa quille glissa sur les graviers du fond.Légère,lafillesautaàterre,yamenal’avantdel’embarcation.Puis,setournantverslesdeuxamis:—Tropbelle nuit pour dormir, n’est-ce pas ?Vous êtes les
deux qui campez à mi-falaise ? Moi, je suis sur le roc de laPeine.— Je sais, dit Bernard. C’est là que je campe d’habitude.
Mais vous y étiez avant nous, et je respecte la solitude destentes.—Est-ceune façondemedireque jesuisde trop? reprit-
elle,mi-rieuse,mi-vexée.— Nullement. J’expliquais seulement le choix de notre nid
d’aigle,plaisantaBernard.Aucontraire,noussommesheureuxde vous voir. Il est des moments où la solitude est lourde,mêmeàdeuxbonscopains.Elles’assitàcôtéd’eux.—Lebeaupays.J’aimecettevallée!J’ypassesouventmes
vacances,etjevousyaidéjàvu,monsieurlegéologue.Oui,jesais que vous êtes géologue. Je sais même que vous vousappelezBernardVerilhac.Tous lesgossesme l’ontdit.Savez-vousquevotrecopainetvousêtesleursdieux?Cesoir,j’enaivu qui cassaient des cailloux à tour de bras, et d’autres quis’exerçaientaudisque…avecuncouvercledecasserole!
Ellesetutunmoment.—Lebeaupays,reprit-elle.—Monpays,ditBernard.Puis,setournantversSig,muetet
perdu dans ses pensées. Et dire que nous allons le quitter,peut-êtrepourtoujours!—Vouspartez?Loin?EnAfrique?—Plusloinquecela.—EnAmérique?—Plusloin.—EnAustralie?—Plusloinencore.—DanslaLune,alors,fit-elleensouriant.—Bienplusloinquecela.—Vousplaisantez?— Non répondit Sig. Nous ne plaisantons pas. Regardez
nous.Noussommesdeuxspécimensassezcurieuxd’humanité.Nousavonstoutsurterre,toutcequi faituneviepleine.Descorpsrobustesetsains,descerveauxlucides,etassezd’argentpourvivre,untravailquinousintéresse.J’aimêmeunefiancée,moi.Et nouspartons. Je nedevrais pas vousdire où,mais jevouslediraiquandmême.Àvousquejeneconnaispas,pourquequelqu’unlesacheetpenseunpeuànous,endehorsd’ungroupetrèsétroitdespécialistes; jenevousdemanderaiquelapromessedelagarderpourvous.—Promis!— Nous partons pourMars – par pudeur il prit un ton de
grandiloquence affectée. Nous serons les premiers, si nousréussissons, à franchir les bornes de la Terre. Ainsi partaientmes ancêtres, sur leurs frêles drakkars, à la recherche duVinland.NoussommeslesVikingsduciel!— Oh, dit-elle. Votre expédition est-elle au complet ? Je
connaisquelqu’unquivoudraittantyparticiper. Ilvousseraitutile,ilestmédecin!—Médecin, sautaBernard.Nomd’unchien !Ça faitunan
quej’enchercheun.Oùest-il?Loin?Ilfautquejelevoispour
déciders’ilferal’affaire.Quiest-ce?—Moi,dit-elle.Moi,HélèneVerrin,internedeshôpitaux.—Mais,mademoiselle,ditBernardunpeuinterloqué,çane
peut aller. Nous ne pouvons pas emmener une femme avecnous.—Etpourquoipas?Jesuissolide,sanstares.Jeconnaismon
métier aussi bien qu’un confrère masculin. J’ai 27 ans, suisorpheline et n’ai pas de parents proches. Qu’est-ce quim’empêchedepartir?—Maisc’estdelafolie,repritBernard.Songez-y.70millions
de km à franchir, avec à chaque instant des chances inouïesd’anéantissement!Malgrétouslescalculs,c’estunsautdansl’inconnu ! Nous ignorons tout des conditions du videinterplanétaire : peut-être périrons-nous gelés, ou rôtis,asphyxiés,écrasés,quesais-jeencore!EllesetournaversSig.— Vos ancêtres emmenaient bien leurs femmes, à la
conquêtedesterresinconnues,vosancêtresquisontaussilesmiens,carmamèreétaitnorvégienne.—OnpourratoujoursenparleràPaul,ditSig,puisqu’ilestà
samaisonactuellement.— Je doute fort qu’il accepte. Enfin, on verra. Nous allons
dormir maintenant. Rendez-vous demain matin, à 9 heures,devantlamairie.Hélèneserembarquadanssoncanoë.Aumomentdepousser
l’embarcationloindubord,elledemandaàSig:— Vous avez une fiancée, dites-vous. Comment s’appelle-t-
elle?—Solveig.Unnomprédestiné,peut-être…Le lendemainmatin,Sig etBernard, descendantpar la rue
duMusée,virentHélènequi lesattendaitaulieufixé.Deloinc’était une haute silhouette svelte, aux cheveux blonds,commodément et élégamment vêtue. À mesure qu’ils serapprochaient, ils la virent plus en détails : front haut etbombé,yeuxvertfoncé,bouchepureetmentonvolontaire.Un
beautyped’humanité,fineetsolideàlafois.—Elleferaitunbeaucoupleavectoi,plaisantaBernard.—Troptard!Solveigm’attendàJonköpping.—Aufait,tafiancéesait-elleoùtuvas?—Oui.Maisnet’inquiètepas.Ellenedirarien,pasplusque
mesfrèresoumasœur.—Etellen’apasessayédetedissuader?— Elle ? Elle m’aurait méprisé si j’avais reculé. C’est une
amied’enfance.Aprèsavoirluensembleunlivrecharmantdecheznous,«lespiratesdulacMaelar»,–j’aioubliélenomdel’auteur–,nousavions,avecmonfrèreArne,voléunbateauetnousétionspartis.Onnousarattrapés…unmoisaprès.J’avais16ans,elle13,etmonfrère17.Jeneconnaisqu’unepersonneplus casse-couqu’elle, c’estma sœur Ingrid, qui a18ans, etquim’asupplié,envainbienentendu,del’emmener.Tout en causant ainsi, ils étaient arrivés à proximité de la
mairie. Ils échangèrent avec Hélène une cordiale poignée demains.—Enroute,ditBernard.Nousallonsvousprésenter,vouset
votrerequête,àPaulBernadac,lechefdel’expédition.Jevousavertis:ilesttrèsbrusque,violentmêmeetcoléreuxendiable.Mais c’est la bonté personnifiée. Quant à vous dire s’il vousprendradanslesArgonautesSidéraux…Trois heures après ils franchirent le seuil de la maison de
Paul. Bernard alla droit à la chambre-salon-bibliothèque,poussalaporte,ettrouvaPaulaffalésurlelit,lesyeuxdanslevague,etlapipeaubec.—Dunouveauvieux,j’aitrouvéledocteur.Mais…—Ah,ilyaunmais?—Oui.Jenesaistropcommenttuvasprendrecela.C’est…
Ehbien,c’estunefemme.Paulsemitsursonséant:—Nimercenaire,niexalté,avais-jedit.— Jenepensepasqu’elle soitni l’unni l’autre.Ellea l’air
fortéquilibrée.
—Bon.Oùestl’oiseau?—AvecSig,danstacuisine.Paulseleva.—Allons-y.Lesprésentationsfaites,ils’adressaàHélène:—Mademoiselle,voussollicitezdoncl’honneur,carc’estun
honneur, de nous accompagner. Soit. Je n’ai rien à dire enprincipe. Toutefois, laissez-moi vous avertir, si ces deuxperroquetsnel’ontpasfait,quenousavonsbeaucoupplusdechancesd’yresterquederevenir.—Lesdeuxperroquets,–ellesourit–,mel’ontdéjàdit.— De plus cette expédition demandera une discipline
rigoureuse. Nous sommes liés par une charte-partie, tels lesanciens pirates. Nous vous en donnerons connaissance. Nevous attendez à aucun égard. Vous n’aurez aucun avantage,saufunechambreséparée.S’ilnousfautmarcheroucrever,ehbien,vousmarcherez…ouvouscrèverez.—C’estbienainsiquejel’entends.—Vousêtesrésolue?—Oui.—Bon. Bernard, donne lui un exemplaire du règlement de
bord.Commentvousappelez-vous?—HélèneVerrin.—ÀpartirdemaintenantvousêtesHélène,ouletoubib.Et
le tutoiement est obligatoire. Donc, Sig, Bernard, Hélène,rendez-vous dans 15 jours au lieu de départ. Nous filons le25septembre.Maintenant,allezoùvousvoudrez,maislaissez-moiflemmarderenpaixmadernièreflemmedelaTerre.
CHAPITREVLEDÉPART
Hélène, Bernard et Sig passèrent encore six jours sur les
bordsdelaVézère.Cefurentdelonguesrandonnéesencanoë,des parties de nage, d’amicales causeries autour d’un feu decamp. Puis ils plièrent les tentes, et Hélène parti faire sesdernierspréparatifs.Ilssedonnèrentrendez-vous,etprirentletrain ensemble pour le lieu de départ. À l’arrivée, Ray lesattendaitàlagare,auvolantd’uneauto.—C’est vous le sawbones ?Well, j’aurai plaisir àme faire
couperlajambe,dit-ilenvoyantHélène.Ilsarrivèrentauchantierà4heuresdusoir.Biendeschoses
avaient changé. Il ne restait des nombreux ouvriers quequelques-uns, sous la direction de Fortin. L’astronef ne setrouvait plus sous le hangar, mais au début d’une airecimentée,trèslongue.Àsonavantbrillaituneplaqued’argentportantsonnom:J.H.Rosnyaîné.—Ça,ditLouis,c’estuneidéedePaul.Tuterappellesnotre
enthousiasmecommunau lycéepour«Laguerredu feu»etlesautres livresdeRosny.Lepetitavionquenousemportonss’appelle, lui, le H.G. Wells, et l’autochenille étanche est leJulesVerne.Souscetriplepatronage,nousréussirons!Surleseuilduchalet,Paulapparut.—Salut à tous.Départ demainmatin au leverduSoleil. Je
sais que ce n’est pas orthodoxe en astronautique, maisl’uranium nous permet des fantaisies qui auraient étéimpossibles aux misérables petites fusées à hydrogèneatomique pour lesquelles les calculs théoriques avaient étéfaits.—Mais,lesessais?S’enquitSig.— Faits depuis 8 jours, mon vieux, avec Louis, Ray et le
mécano.Çaabiengazé.Hier,nousavonsfait32foisletourdela Terre à 400 km d’altitude. Nous avons poussé la vitessejusqu’à 12 000 km/h. Je m’excuse de ne pas vous avoirattendus, mais j’aimais mieux ne pas risquer toutes nos vies
pour les essais. S’il y avait eu des anicroches, eh bien, tuconnais le secret, tu aurais recommencé avec Bernard.Programmedecesoir:Visitedel’astronef,repasàsixheuresetdemi,promenadeenauto,etcoucherà22h,dansleRosny.Çavousva?Ilss’assirentensilencepourlerepas.Pourlapremièrefois,
lamissiondePaulBernadac–telétaitsontitreofficiel–étaitréunie au complet. Bernard examinait ceux qui allaientparticiper avec lui à la grande aventure. Paul et Louis, il lesconnaissait depuis longtemps. Le premier était nerveux, netenant pas en place, faisant d’invraisemblables calembours.Bernard ne s’en inquiétait pas. Paul est toujours comme ça,sauf quand il a la flemme. Louis était un peu pâle. Sig,conservaitsoncalmehabituel,calmedel’hommequi,quandiladécidéquelquechose,trouveinutiled’yrevenir.Peut-êtresesyeux brillaient-ils un peu. Ray, tout enmangeant, compulsaitquelquesphotos,parmicellesqu’ilavaitpriseslorsdesessais.Arthur Ledroit regardait attentivement Paul pour qui il avaituneviveadmiration,etriaitfranchementàsesastuces.Hélèneétudiaitelleaussisescompagnonsderoute.JeanFortinn’avaitpasvouluassisteraurepas.Iltenaitàvérifierencoreunefoisl’astronef.Bernardobservaittoujours.Voilà, nous allons vivre ensemble pendant qui sait combien
de temps, et peut-être périr ensemble. Ce sont tous deshommesderessources, jepeuxcomptersureux, ilsn’ontpaspeur.Etsoudainilserenditcomptequelui,ilavaitpeur.Peurcomme chaque fois qu’il entreprenait quelque chose dedangereux, escalade de falaise, ou de montagne, peur quidisparaissaitdèsl’actionengagée,etquilereprenaitaprès.Iln’avait jamais pu s’en débarrasser et enviait l’insouciance dePaul,lecalmedeLouis,oulatranquilletéméritédeSig.Enlui-même, au moment périlleux, s’opérait un étrangedédoublement qui le faisait assister à l’action comme unspectateur totalement étranger.Mais sitôt après, il regagnaitsaproprepeau,etsemettaitàtrembler.Etpourtant,iln’avaitjamaisreculé.Ilavaitpeur,maisn’étaitpasunlâche.Ilserenditcomptequ’Hélène leregardaitcurieusement, fit
uneffort et se remit àmanger.Malgré lamaîtrisede soi desconvives,etlagaietéunpeuforcéedePaul,lerepasfutmorne.Sitôtaprès, ilss’entassèrentdans l’autopour leurpromenadeultime. Le jour n’était pas achevé. Sig conduisait, à grandevitesse.C’étaituncalme soirde septembre,douxet frais.Debeaux nuages blancs flottaient. Le pays qu’ils parcouraientétait sec et calcaire, avec peu de végétation. Sig accéléraencore.—Attention,fitLouis.Cen’estpaslemomentdenouscasser
lafigure.—Ne t’inquiète pas.Mais pour prendre congéde la Terre,
j’auraispréféréquelquechosedeplusvert,deplusriant!Personne ne répondit. Ils filaient, dans la nuit maintenant
tombée, trouéede leursphares,chacun isoléensoi,essayantenvaindecomprendrequec’étaitlàleurderniercontactavecleglobefamilieroùs’étaitdérouléeleurvie.À10heuresmoins20,ilsétaientderetouràl’astronef.Paul
eut un dernier entretien avec Fortin. Puis tous montèrentl’échelle métallique et disparurent à l’intérieur. Bernards’attardaunmomentenbas,regardantleciel.Puisilsebaissa,cueillitunefleur,ramassauncaillou,etgrimpal’échelleàsontour.Ilrefermasoigneusementlaporte,semblableauxtrappesde sous-marins. Puis se dirigea vers le dortoir. Le solmétalliquedel’astronefsonnasoussespas.Bernards’éveillaàdemid’unsommeilcoupédecauchemars.
Ilouvrit lesyeux.Oùétait-il?Au-dessusde lui,dans ledemi-jour, un plafond de métal. Il le suivit des yeux, arriva à unetrappe d’où pendait une fine échelle. La trappe du canon,pensa-t-il. Je suis àbordduRosny,et nous allonspartir. Il seréveillatoutàfait.Àcôtédelui,lescinqlitsoùdormaientlesautres compagnons se dessinaient dans la pénombre. Unefaiblelumièrefiltraitduhublotàdemivoilé.Ilétaitenboutderangée,contrelacloisonquiséparaitledortoirdulaboratoire.SonvoisinétaitSig.Lelitparaissaittropétroitpourlui,etuneépaule dépassait, laissant pendre un bras énorme sur leplancher.Faiblement il entendit le tic-tacduréveildePaul. Il
regarda l’heure au cadran lumineux de sa montre. Il était5 heures moins 10. Dans 10 minutes, pensa-t-il, la machineinfernaledePaulvasonner.Ceréveilavaiteusacélébritédansleur bande joyeuse du Quartier Latin. Il était l’exactitudemême,mais faisait unbruit épouvantable et ahurissant : celacommençaitparundéclenchementcommeunevieillehorlogede campagne, puis continuait par un bruit roulant, tenant lemilieu entre la sonnerie de téléphone enrouée et le klaxond’auto. Après 4 ou 5 hoquets, la sonnerie cessait. «Dire quec’estlevieuxréveildePaulquivavouslancerdanslagrandeaventure ! » Cela lui parut à la fois comique, incongru etrassurant. Il sepelotonnadans son lit jusqu’aumomentoù lasonneriebizarreretentit.Au fond, cette bizarrerie fut salutaire. Ray, Sig et Arthur,
pourlesquelselleétaitnouvelleéclatèrentderire.BernardetLouisfirentchorus,tandisquePaulprotestaitplaisamment:—Quoi.Vousavezlefrontderired’unréveilhistorique!Ilsfirentrapidementleurtoilette.—Hello ! Puis-je entrer ? La voix joyeuse suivit des coups
frappés au plancher. Une trappe s’ouvrit, et la tête d’Hélèneapparut. Elle acheva de monter, passa dans la cuisine etpréparaactivementundéjeunerdecacao.—Dis donc, Paul, dit-elle. Ilm’a semblé entendremarcher
dansl’appareil,cettenuit!—Bah,tuasdurêver.Toussesentaientd’humeurjoyeuse,quoiqueunpeutendus.—Siquelqu’unveutdescendreencoreunefois,illepeut,dit
Bernard.Nousnepartonsqu’à7heures.Mais,continua-t-ilentrempant un croissant dans son cacao, pour moi je ne m’ensens pas le courage. Je serais fichu de ne pas remonter. Quiveutdescendre?Personne?Tantmieux!Ledéjeuners’acheva.—Maintenant,ditSig,enmaqualitédesous-chefveillantà
l’intérieur de l’appareil, je vais donner les consignes. Louis,Bernard, Ray, visitez soigneusement les hublots et portes.Vérifiez s’ils sont bien fermés, et si le dispositif de sécurité
fonctionne.Jemechargedelachambredesmachines,puisqueje suis le seul avec Paul qui ait le droit d’y pénétrer. Il est6h20.À7hmoins10cedoitêtrefini.Rendez-vousauposte1,postededépart,oùPauldistribueralesrôles.Allez.À l’heuredite, ils se trouvèrent tousauposte1.Chacun fit
sonrapport.Lepostededécollage,situéàlapartieinférieuredel’extrêmeavant,étaitunepièceenformededemi-lune,donttoutelaparoiantérieureétaitfaitedevitrex,matièreplastiqueaussisolidequedel’acier.LeprocédédePaulpermettaitdelarendreimperméableàtouteslesradiations,saufàlalumièreetaux rayons cosmiques très pénétrants. De plus, les vitresétaient doubles, et enfermaient entre elles, une couched’ozone.Ilétait7hmoins5.— Sig et Bernard, vous restez avec moi pour aider à la
manœuvreetmeremplacerencasdebesoin.Arthur,chambre10, surveillance des moteurs. Les autres, allez au poste 2.Interdiction absolue de toucher quoi que ce soit. Etcramponnez-vous à ce que vous voudrez, mais pas auxmanettes que vous trouverez là-haut. Ce sont lesmêmes quecellesd’icietvousrisqueriezdelesfausser.Iln’yauraitpasdecatastrophe, car celles d’en haut sont hors circuit pour lemoment,maisceseraitgênantpourplustard.Les trois disparurent par la trappe. À peine en haut, Ray
sortitsonappareildeprisedevueetl’arma.— Attention au départ, cria Paul, par la trappe restée
ouverte.Ceseraplusdurqu’enavion.Ray,Louis,vousyavezdéjà été. Veillez sur Hélène. Nous partons à 7 h 05. Lechronomètreestau-dessusdelatabledecommande.Restés seuls, Paul, Bernard et Sig s’installèrent dans de
confortablesfauteuilssolidementfixés,deuxprèsdelatabledecommande, le troisième un peu en arrière. Ils regardèrentl’aiguillegrignoterletemps.— Ça me rappelle notre première expérience sélénite, dit
Bernard. Il faudra qu’un jour nous allions dans cette vieilleLune!
—Oui,ditPaul.Maintenanttais-toi!Il abaissa une manette marquée alpha. Une lampe rouge
s’alluma.—Jemetsenmarchelesdissociateurs.Latensioncroît.Une aiguille décolla de son point d’arrêt, courut sur le
cadran, le longdeschiffres.Ilétait7h04et35secondes.Leplus grand silence régnait dans la cabine. À 7 h 05, unebrusque impulsion projeta l’appareil en avant, tandis qu’unfusement gigantesque se faisait entendre. Ce fut comme lasecousse de départ d’un train. Puis d’autres secoussessuivirent, de plus en plus violentes tandis que le bruitgrandissait en un ronflement inouï. Le paysage défila,lentementd’abord, puisdeplus enplus vite.Paul abaissa lesmanettesbêtaetgammaetd’autresaiguillescoururentsurlescadrans. L’indicateur de vitesse marqua 100, puis 150, puis200 km/h. Enfin, presque en bout de piste, leRosny décolla,frôlant un peuplier. Sig ayant abaissé lamanette 1, les rouesrentrèrent dans la coque. L’appareil, incliné à 45 degrés, seruait vers le ciel. La vitesse augmentait toujours. Quelquesminutesaprèsledépart,les1762km/h,recordmondial,étaientdépassés. Le Rosny n’était encore qu’à 17 000 mètresd’altitude.Là-hautRayavaitfinisabobinedeprisedevues.
CHAPITREVIILSPARTIRENTÀSEPT
Àmidi, ils étaient à 150 km d’altitude. L’astronef décrivait
desspiralesautourdelaterre,gagnantdelavitesseàchaquetour. Le premier repas à bord eut lieu à midi 30. Aucunobstaclen’étaitàcraindre, leRosny fut laisséà lui-même.Dureste dans la salle commune des cadrans de contrôlereproduisaient les indicationsdeceuxduposte1,etunécranpériscopiquepermettaitdevoir cequi sepassait à l’avantdel’astronef.— En fait, dit Louis, ça n’a pas été émouvant du tout, ce
départ.— Parle pour toi ! répliqua Paul. Si tu avais eu la
responsabilité de la manœuvre… Je revois encore ce sacrépeuplier que nous avons bien failli accrocher. J’en ai eu dessueursfroides.—Yes.Jel’aifilmé.— J’ai voulu vous éviter les secousses pénibles subies lors
des essais, et prendre un départ en douceur.Mais il s’en estfalludepeuquecettedouceurnesoitnéfaste.—Pourmapart,ditHélène, ilm’estdifficiledepenserque
nous sommes en route vers Mars, à une aussi fantastiquevitesse.—Nous ne sommes pas en route versMars, dumoins pas
pour lemoment.Nous tournons autour de la terre, avec uneaccélérationfaible.C’estcequiexpliquequenoussoyonssurleplancher.Toutà l’heurenousallons filerdroit vers laplanèterouge. Ces circuits ne sont ni plus ni moins que d’ultimesessais…—Alorsnousbrûlonsdel’uraniumpourrien?—Trèspeu. J’aiprofitéautantque j’aipude lagravitation
terrestre, pour nous lancer en effectuant des « piques » quinous ramenaient à des altitudes moindres. Sans que tu t’enaperçoivesnoussommespasséssixfoisàmoinsde60kmdespôles.Maintenant,c’estfini,toutvabien,nousallonsprendre
le vrai départ, avec une accélération raisonnable, mais plusforte largementque cellede lapesanteur.En conséquence leplancheroùnous sommes, vadevenirune cloison.Lebas, cesera l’arrière tantque les fuséesmarcheront,c’est-à-dire tantque nous ne serons pas entrés dans la zone d’attraction deMars. Ça durera 15 jours, avec quelques intermèdes depesanteuràpeuprèsnulle,quandj’arrêterailesfusées.—Pasmoyend’allerplusvite?demandaBernard.—Si.Nouspourrionsyêtreenquelquesheures.Maisnous
consommerions beaucoup plus et surtout je n’aurais pas letemps d’étudier les radiations cosmiques àmon gré, ni Louissesconstellations.—Jetedemandecelaparcequeçanevapasêtredrôlede
vivreentasséssurlepluspetitcôtédespièces.Pourquoinepaslesavoirfaitescubiques,alors?—Réfléchis un peu.Nous resterons dans cette position 15
joursmaximum,tandisquej’ail’intentionderestersurMarsaumoins5mois,avecleRosnyposéenpositionhorizontale.LerepasfiniPaulorientaleRosnydansladirectionvoulue,
puis,à4g, l’astronefserua. Ildépassarapidement lavitessede libération, atteignit les 100 000 km/h que Paul et Louisjugeaientsuffisantspourlemoment.L’accélérationfutramenéeà1g,etlaviedubords’organisa.Paulfaisaitdesmesuressurl’intensitédesrayonscosmiques,Louisnebougeaitguèredelacoupole, où une lunette astronomique pouvait remplacer lecanon,Hélèneinventorialematérielmédicaletlesprovisions.Elle avait de plus la haute main sur les menus. Arthursurveillait les moteurs, travail facile, mais fastidieux. Raydéveloppa ses films, et fit un journal de bord. Bernardpartageaitsontempsentresesheuresdeveilleetlalecturedelivres, scientifiques ou autres. Et les jours coulèrent les unsaprèslesautres,danslagrandemonotoniedesespacesvides…Unjour,entrelesautres,alorsqueMarscommençaitàavoir
undiamètreapparentappréciableà l’œilnu,Bernardétaitdegardeaupostedepilotage,poste2.Ilétaitseul.Àl’autrebout
du Rosny, au poste 19, Hélène avait remplacé Arthur. Lesautres dormaient. Le silence n’était rompu que par le tac-tacdes appareils enregistreurs. Devant lui un vaste hublots’ouvraitsurlevideinterplanétaire,noiretcloutéd’étoiles.Auloin,unpeuàdroite,Marssemblaitunepetitetâcherondeetrougeâtre.Toutenétantattentifauxappareils,Bernardlaissaiterrer sa pensée. Il n’était nullement impressionné par sasolitudeetparlesilence.Ilétait11hdusoir,soir-matin,celan’a plus aucune importance, songeait-il. Nous sommes endehors du temps. Soudain il entendit des pas légers derrièrelui,despasde femme.Hélèneavait-ellequittésonposte?Laconsigneétaitformellepourtant.Laporteglissa.Ilseretournaetrestabouchebée.Unejeunefilleinconnueétaitdevantlui.Elleétaitgrandeetmince,quoiqued’aspectvigoureux,avec
debeauxyeuxgrisetuneadmirableetlourdechevelurecuivre,unfronthaut,unnezdroit,etuneexpressionàlafoiscalmeethardie. Où diable avait-il déjà vu ce visage ? Elle restaitimmobile et silencieuse, le regardant fixement comme si ellecherchaitàlereconnaître.Lui,sonpremierétonnementpassé,ressentitunvifennuietunecolèresourde.Quediablefichait-làcetteévadéedepensionnat?Ellepouvaitbienavoir17ans,oupeut-être18,maispasplus.Lemieuxétaitdeleluidemander.—Alors, vous êtes l’inévitable passager clandestin ?Onne
peutdoncriententersurcetteterresansquedesindiscretsyviennentmettreleurnez?Qu’est-cequevousvoulezquenousfassionsdevous?C’estuneexpéditionscientifique,quediable,etnonunecroisièred’agrément.Savez-vousseulementoùnousallons,etcequenousrisquons?Souscetaffluxdeparolesviolentes,ellepâlitetrépliquaen
unfrançaiscorrect,maisunpeuraide:— Je sais parfaitement ce que je risque et où je vais : sur
Mars.Etcen’estpasunevainecuriositéquim’apoussé!—Quiêtes-vous?D’oùvenez-vous?—Quijesuis?IngridOlsen.D’oùjeviens?DeJonköpping.Ainsic’étaitlasœurdeSig!Bernardserappelasoudainles
photosdefamillequecelui-ciluiavaitmontrées.C’étaitlàqu’il
avaitdéjàvucetorgueilleuxvisage.UndiableavaitpréciséSigen souriant ; mais comment avait-elle réussi à se faufiler àbord?—Çanem’apasétédifficile,dit-elle,répondantàsapensée.
Le dernier soir, pendant que vous vous promeniez, je suisentrée et je me suis cachée dans l’avion. Je ne sortais quequandvousdormiez.Jepensaismemontrerqu’àl’arrivée,maismes provisions ont moins duré que je ne le croyais, j’ai dûsortir.Monfrèrem’avaitbeaucoupparlédevous;aussiquandcesoirj’aientenduquelqu’uncrierquevousétiezdegardede9 heures à 1 heure, j’ai pensé qu’il valait mieux que je meprésenteàvous.— Tout cela est fort joli, et je ne vois pas comment on
pourraitvousrenvoyer,maisvousallezfaussertousnoscalculsdevivres,dit-ilpensivement.Vousêtesuneboucheinutile.—Ahnon!J’aiétéà l’écoledeSig,et jepuisdiresansme
venterquejesuisunebonnechimiste.—Enfin.Paulestcapabledevousmangertoutecrue.Pourle
momentlaissons-ledormir.Sigdoitmereleverà1heure.Ilvaenfaireunetête.Asseyez-vousdanscesiège,enattendant.Le lendemain le conseil siégea, sous laprésidencedePaul,
avec Louis comme accusateur, et Bernard comme avocat. Signe voulut pas en faire partie. Il condamna Ingrid Olsen à laréclusion dans le Jules Verne jusqu’à l’arrivée. Bernard futnommé geôlier. Quand il demanda à Paul la raison, il lui futrépondu : « Geôlier et géologie commencent par les mêmeslettres.»Aprèslaséance,SigattirePauldansuncoin.—Tout demême, vous avez été dur pour elle. En fait, elle
n’estcoupablequedelégèretéetd’audace.— Mon vieux, comme bon gré mal gré, elle fait partie de
l’équipe, il faut qu’elle comprenne que ce n’est pas unerigolade et que la discipline existe. Je l’ai traitée commej’auraistraitéundenous.Ellen’enasommetoutequepourdixjours, et elle ne sera pasmal. Le J.V. est aménagépour deuxpersonneset,comporteunecouchette.Ellenefaitquechangerde prison, puisqu’elle se tenait enfermée dans leWells, bien
moinsconfortable.— Pourquoi as-tu nommé Bernard geôlier ? Ta raison est
humoristique,maismanquedevaleur.Jepensaisqu’Hélène…—Jepourraisterépondrequedeuxfemmesensemble…mais
je vais te dire la vraie raison. Elle t’a entendu parler deBernard, à ce qu’elle a dit. D’autre part, Bernard a perdu safiancée,Claire, ilyaquatreans,dansunstupideaccidentdemontagne.Ilafaillidevenirfou.Ilsétaientamisd’enfanceetill’adorait.Ill’aramenéetoutseuldanssesbras,l’aveilléeetavoulucreusersatombelui-même.Iln’enparlejamais.Depuisila bien changé. C’était autrefois le garçon le plus gai de laterre,etilneritplus.Àpeinesourit-ilquelquefois.Ettasœurest trèsbelle,et fort sympathique. Jenepensepasque tuneverrais d’inconvénients à ce que Bernard devienne ton beau-frère?— Non, certes. Mais ce n’est pas dit qu’Ingrid devienne
amoureusedelui,niluid’elle.— On peut essayer. Elle a les mêmes yeux que Claire. Si
Bernard l’aime et qu’elle ne l’aime pas, il est énergique, ilréagira.Onpeutluttercontreunamourvivant,plusfacilementquecontreunemorte.Puis, tout bas, comme pour lui-même : Moi aussi, j’aimais
Claire.Sansdireunmot,Sigluitenditlamain.
CHAPITREVIIL’ARRIVÉE
Les jours coulèrent monotones. Peu à peu, comme l’avait
penséPaul,Bernardselaissaprendreaucharmeintelligentdela jeuneSuédoise.Sonrôleconsistaità luiapporterdeux foisparjoursanourriture,maisenréalité,sousunprétexteouunautre,ilyallaitbienplussouvent.Ingriddesoncôténefutpasinsensibleauxattentionsqueluiprodiguaitcethommejeuneetrobuste, sensible et triste. Ainsi naquit l’idylle entre ungéologuefrançaisetunechimistesuédoise,quelquepartdansleciel,versle50000000ekilomètre.Bernardavaitcommencépar tricher naïvement sur le temps qu’il lui fallait pourravitailler Ingrid. Celle-ci avait d’abord gardé un silencefarouche, vexée d’être traitée « comme une gamine ». Maispetit à petit elle lui avait demandé des renseignements surl’astronef, surMars, et ils en étaient arrivés à parler de leurtravaux,puisde leurenfance.Elle lui racontasesexpéditionssurleslacs,avecSigetSolveig;lui,ilnarrasesaventuresavecLouisetPaul, et ses randonnéesgéologiquesauSahara. Il fitrevivre avecbeaucoupd’humour lanuit terrible où son campavait été emporté par la crue subite d’un oued, et où il avaitfailli mourir noyé… en plein désert. Il lui parlait aussi de lagéologie. Il avait le don de faire palpiter lesmers disparues,grouiller les reptiles du secondaire, dans un horizon demarécages, sous un ciel lourd et bas. En revanche, elle luicontait ses démêlés comiques avec la chimie, quand, encorepetite fille,elledébutaitsous ladirectiondeSig.Et ilenvintmêmeàparlerdeClairesansunetropgrandedouleur.Mars grossissait toujours. Ç’avait été d’abord une petite
tache,unetêted’épingle,danslecielinfini.Puisunepiècedecuivre ternie, une lunule roussâtre. Etmaintenant, c’était unmonde,encorelointain,maisoùlesdétailscommençaientàsepréciser. Ileûtété impossibleàunegruede10 tonnes,disaitPaul,d’arracherLouisàsalunette.Déjàilétaithorsdedoute
quelescanauxmartiensn’existaientpas.Et17joursaprèsleurdépartdelaterre,Pauldéclaraaudéjeuner:—Mafoi,jecommenceàcroirequenousallonsréussir.S’il
n’yapasd’anicroches,nousyseronsdansquelquesheures.Etsajoieétaittellequ’ilenvoyaBernardchercherIngrid.Marscessad’êtreàl’avantdel’astronefetpassaau-dessous.
Lesmeublesreprirentleurplacenormale.LeRosnycommençaàdécriredescerclesderayondécroissant,usantsavitesse.IlspassèrentàhauteurdeDeimos,puisdePhobos,et ladélicatemanœuvre d’atterrissage commença. Paul se plaça devant letableau de commande du poste 1, fit quelques gestes, puis,livide,setournaversSig:—Prendsmaplace.Jenepourraispas.Jesuistropnerveux.Lesfuséesantérieurescrachèrent.Lavitessediminua.L’astronef futplusqu’àcinqkilomètresdehaut.Bernardse
penchaetregarda lesol,plat,seméde taches irrégulièresdedifférentes couleurs. La terre parut monter avec une vitesseformidable.Lesrouesfurentsorties,et,avecquelquescahots,leRosnytouchalesoldeMars,danslaDeucalionisRegio,par10degrésdelatitudesud,et0degré24delongitudeW,àpeudedistancede laBaieduMéridien.Lemomentcorrespondaitausoirdanscettepartiedelaplanète.Bernard regarda ses compagnons. Aucun ne poussait de
hourra.Ilsétaientpâlesetsilencieux.SeuleIngridsouriait.Sigavaitl’airépuisé.Ilsedirigeaverslehublot,avidedejetersesregards sur cette terre inconnue.Àmesurequ’il s’approchaitde lavitre, l’horizons’élargissait.C’étaitundésertrougeâtre,mollementonduléetquiseperdaitauloindansunebrume.Deci,de là,des rigolescreusaient le sol ;ellesétaientd’unvertfoncé. Était-ce de la végétation ? Le vent entraînait destourbillonsde sable fin, au rasdu sol.Au-dessusunciel sansnuage, d’un bleu profond. Et de tous côtés, c’était la mêmemorne désolation, sans un accident de terrain pour fixer leregard. On avait l’impression d’une terre usée, vieillie, etirrémédiablement stérile. Il s’en dégageait une beauté âpre,écrasante,sansaucunecommunemesureaveclespaysagesles
plus arides de la planète natale. Un soleil couchant, pâle etdiminué,éclairaitcetteplaine.Les autres l’avaient rejoint. Ils restaient là, immobiles, le
visagecollécontrelavitre,examinantcequiallaitêtrelecadredeleurviepourdelongsjours.Etilleurvenaitàtouslamêmepensée déprimante, que leur fantastique voyage aurait étévain, qu’il n’y avait rien àdécouvrir sur cemonde, rasé, rienquedusableetdelasolitude…Le crépuscule approchait, rapide – on était près de
l’équateur.Une lunedeMarsse leva,pâleet terne.Quelquesétoiles scintillaient. Ils avaient imaginé souvent, pendant latraversée, leur arrivée et toujours avaient pensé que leurpremier mouvement serait de revêtir les scaphandres et desortir. Et maintenant, ils n’en avaient nulle envie, partagésentrel’idéequelemomentoùlepremierhommefouleraitlesolde Mars était trop solennel pour ne pas comporter unecérémonie, et l’impression que ce monde nouveau leur étaithostile.Avec un effort, Paul se dirigea vers le commutateur
électrique, et donna la lumière. Puis il se tourna vers sescompagnonsrestésimmobiles,concentréseneux-mêmes.—Voilà,dit-il,etsavoixsonnarauqueetmalassurée.Nousy
sommes. Je pense que ce soir nous pourrons faire quelquesanalyses de l’atmosphère, de façon à être fixés et à pouvoirsortir dès l’aube. Mais auparavant, nous allons manger.Hélène ! Réveille-toi. Ton rôle de cuisiner t’attend ! Secouez-vous,nomd’unchien!Silencieusement,ilssemirentàtable.— Allons, dit Louis. Nous avons mené à bien la première
partiedenotreentreprise.Jeproposequepourfêtercelanouscassions les pattes à quelques bonnes bouteilles. Cela nousremontera!Hélèneseleva.Maisavantdesedirigerverslacambuse,elle
fermaleshublotsavecleursplaques,lesisolantainsidumondefroidetobscurdel’extérieur.
CHAPITREVIIIFANTÔMES
Ils passèrent dans le laboratoire. Sig mit les appareils en
communication avec le dehors. La pression était de 7 cm demercure,latempératurede3degréscentigrades.L’hygromètredécelaitunequantitéfaible,maisappréciabledevapeurd’eau.— Voilà, dit Louis, des conditions meilleures que nous ne
l’espérions.Marsestmoinsdesséchéequ’onne le croit, et lapression est suffisante pour nous permettre d’employer lesscaphandres légers.La températureestbasse,certes,mais jem’attendaisàpire.MêmesurTerre,danslesdéserts,lesnuitssontfroides.Ehbien,Sig,quedonnel’analysedel’air?— Environ le l/5e d’oxygène par rapport à chez nous. De
l’azote,desgazrares.— Bravo. Voilà la question de l’air résolue. Nous pourrons
extraireautantd’oxygènequenousenvoudrons.Notreséjourneserapluslimitéqueparlesvivres,sicommeprobable,nousn’entrouvonspasici.Çafaitàpeuprès6mois.Qu’enpenses-tu,lacambusière?Cequim’étonne,c’estlaquantitédevapeurd’eau et d’oxygène.Comment le spectroscope, si sensible, nelesavait-ilpasdécelés?—Ça,jen’ensaisrien.Maissitunemecroispas,refaisles
analyses.—Oh,jenemesenspascapabled’enremontreràunroide
la chimie minérale comme toi ! Maintenant il est tard.11heures terrestres,ça faitàpeuprès lamêmeheure ici. JeproposequenousallionsdormirnotrepremièrenuitdeMars.SurlesinstancesdePaul,onétablituntourdegarde.LesortdésignaBernardpourlapremière.Il s’installadoncdans la coupole.La lunettedeLouis avait
cédélaplaceàuncanonde47mmetàunprojecteur.Unsiègeconfortable attendait le veilleur. De larges hublots donnaientune vue étendue dans toutes les directions. Il s’assit donc.Devantluiétaitletableaudecommandedesmouvementsdelacoupole, du monte-charge et du projecteur. Il regarda par le
hublot tourné vers l’avant. Il dominait le pont, faiblementbombé, qui luisait au clair de lune. Plus loin, il se dérobaitbrusquement,etc’était lesablerouxdeMars.Destourbillonsdeventlesoulevaiententrombesminiatures.Dansuncielpur,les étoiles scintillaient très peu,moins fixes que dans le videinterplanétaire,maispalpitantbienmoinsquesurlaterre.Il tira sa pipe, la bourra soigneusement et l’alluma.
Maintenant il pourrait fumer à sa fantaisie. Ils avaient del’oxygènetantqu’illeurenfallait.Ilsn’avaientqu’àpuiserdansl’airextérieur.C’étaitundeleursgrossoucisquis’enétaitalléavec le résultat des analyses de Sig. Il était heureux,également,quelapressionatmosphériquenefutquele1/5edecellede la terre.Louis redoutait le1/10e, peut-être le1/20e !Enfait,cetteveilléesurMarsétaitagréable.Ilyavaitpeudechance que quoi que ce soit arrivât. Mars avait l’air mort,monde stérile roulant en vain dans l’espace. Peut-être cestachesvertesreprésentaient-ellesunrestedevégétation?Onverraitbien…Ilsecachadanssonfauteuiletlaissapasserlesminutes. De temps à autre, il faisait tourner la coupole de360 degrés, et ainsi, sans se déranger, parcourait du regardtoutl’horizon.Horizonimmobileetimmuable.Vers la fin de la deuxième heure, il glissa dans un demi-
sommeil, qui peu à peu, se transforma en un assoupissementprofond. Il rêva. Il se voyait de retour sur la Terre, épousantIngrid.Et,sitôtaprèslacérémonie,aucoindelarue,ilrencontrait
Claire,Clairevivante,quiluireprochaitsonabandon.«Tun’aspas su voir que je n’étais pas morte ; c’est seulement monimageentoiquiétaitmorte».Etsubitementsedressaientdesmontagnes titubantes, qui ricanaient. « Ne l’écoute pasBernard,elleestbienmorte.Nouslesavons,nous!100mètresdechute!».Leventselevait,quihurlaitetsifflaitetdispersaitses amis. Il se retrouvait sur une plaine rasée, où ungigantesquecrabel’observaitenagitantlespinces.Ilseréveillaensursaut;unepartiedesonrêveétaitréelle:
levent.Lavisionétaitbrouilléepardesnuagesdesable très
fin qui crépitait contre les hublots. Il lui sembla mêmeentrevoir,dans l’obscurité,quelquechoseayant la formed’ungrandcrabequis’enfuyait,àdemi-cachéetrenduindistinctparla poussière. Il bondit, orienta le projecteur.Mais à part desbouffées de sable qui frissonnaient dans le rai de lumièrecommefrisonnelapluie,ilnevitrien.— Je devais encore rêver, pensa-t-il. Et pourtant quelque
choseluidisaitquequandilavait«vu»lecrabe,ilnedormaitdéjàplustoutàfait.Saboucheétaitpâteuse.Ilbutunpeud’eau,ramassasapipe
quiavaitchutéàterre.Illarebourra,regardal’heure.Encore1 h 30. Il n’avait plus envie de dormir,mais se sentaitmal àl’aise.C’étaituneimpressionqu’iln’avaitplusressentiedepuisl’enfance, l’impression qu’il avait quand il était seul dans lamaisondesononcle,qu’illisait,lespiedsaufeu,ledostournéà l’obscurité, et que le vent hurlait dans les arbres. Il luisemblait alors parfois que quelque chose le fixait. Il seretournait brusquement avecun frisson, et ne voyait rien.Cesoir-làc’étaitlamêmehantise.C’étaitcommeunemenacequ’ilsentait suspenduederrière lui, quelquechosed’informeetderedoutable, prêt à s’abattre. Il essaya de siffloter toujourscomme lorsqu’il était enfant, mais le sifflotement résonnasinistredanscettesalledemétal. Ils’interrompitets’aperçutalorsqu’ilavaitsiffléladansemacabre.Ehbien,bonprésage,essaya-t-ildeplaisanter.Ilricana.Sonricanementserépercutadefaçonsibizarre,qu’ilseretourna.Lehublotsemblaitunœilquileregardaitsansexpression,unœildemachine.Ileutpeur.Savagueanxiétésecristallisaenune frayeurpanique.Enunbondil futenbasde l’échelle. Iln’eutpastouchéleplancherdu dortoir qu’il eut honte. Que penseraient de lui sescamarades qui dormaient là, paisibles, sous sa garde. Ilremonta,seréinstalladanslefauteuil,prituncarafond’eaudevie, but un coup, et rebourra sa pipe. Pour ne pas avoirl’impressionquequelquechoseleguettaitderrièrelui,ilmitlacoupole en rotation lente et continue. Puérilement, ilapprovisionnalecanond’unobus,ilfautêtreprêtàtout.Puisilsesentitunpeurassuré.Malgrétout, iln’étaitpastranquille.
Lui lescientifiquepourquiDieun’étaitqu’unehypothèsenonprouvée, il se sentait devenir superstitieux. Lemonde stérilequi l’entourait lui paraissait hostile et le vent charriait desfantômes : fantômes de Mars, de ses humanitésproblématiques, fantômes de la Terre, fantômes de dieuxmorts. Et de nouveau, comme dans son rêve, le fantôme deClairesurgitensapensée.«Non,jenet’oublieraijamais,maisrappelle-toi, tu m’avais fait jurer que si tu disparaissais jereferaismavie.J’obéis.Etsiquelquechosedemeuredetoi,tudoisêtrecontente.Maisjenet’oublieraipas.»Ilregardasonchrono, plus que 10 minutes. Tout est en ordre. Ah non, lecanon. Il le déchargea avec précaution, inutile qu’ilss’aperçoiventdemafrousse.Le vent était tombé. Bernard était maintenant très calme.
Quand Paul monta le remplacer, il le trouva qui sifflotait, lapipeàlamain.—Alors?—Rien.Àunmomentj’aicruvoirungigantesquecrabequi
s’approchait, mais comme le vent soulevait beaucoup depoussières,lavisibilitéétaitmauvaise.J’aifouillél’étenduedupinceauduprojecteur,etjen’airienvu.J’aidûrêver…—Probablement.Bonnenuit.
CHAPITREISEPTPRISMESD’IRIDIUM
Le lendemain, à l’aube, il y eût un grand branle-bas. Le
déjeunerfutrapidementavalé,etsanslescomplimentsd’usageàlacuisinière.—Comme, pour aujourd’hui nous ne nous éloignerons pas,
ditPaul,toutlemondesortira.—Quidescendralepremier?demandaHélène.—Aucuneimportance.Nousnesommespasdesministres,ni
desconquistadors.Nousneplanteronspasdedrapeaux.S’ilya des martiens, ce sol est à eux. Sinon il est à l’humanitéentière, qui malheureusement n’a pas encore de drapeaucommun.Nous allons donc revêtir nos scaphandres et passerdans la chambre étanche. Vous connaissez tous lefonctionnement des différents engins. Je vous avertis que lepoidsdubardanerétablirapasvotrepoidsterrestre.Gareauxculbutes!Ilspassèrentdans le sas.L’air fusavers l’extérieuravecun
légersifflementquialladiminuant.Sigouvrit la lourdeporte.L’échellesedépliaet ilsdescendirent.Il leurparutàtousquel’heure était moins solennelle qu’ils ne l’avaient imaginé. Sibien qu’Arthur ne put s’empêcher de dire, d’un toncomiquementdésolé:—Benzut!Cen’estqueça.Retransmiseparlesmicrophones,laréflexionlesfitrire.—Nepréjugeonsderien,Arthur,ditPaul.Nousnesommes
làquedepuisquelquesheures.—Lefaitest,ditBernard,quecen’estpaspassionnantpour
le moment. Il y a certains coins du Sahara qui ressemblentbougrementàcela,lacouleurmiseàpart.Ilsepencha,ramassaunepoignéedesable.Ilétaittrèsfin,
formedequartzpresquepur,coloréenrougepardufer.— Rien de passionnant, répéta-t-il. Allons voir les taches
vertes.
Ils marchèrent, puis coururent vers la plus proche. Leursscaphandres,légers,nelesgênaientquefortpeu.Sitôtarrivés,ilsvirentquecen’étaitpasdelavégétation,maissimplementdu sable coloré différemment, de grain plus gros. Il semblaitlégèrementhumide.—Selsdenickel,peut-êtrefitSig.Pasmêmedevégétation.
Cemondeestdécidémentbienmort.Etpourtantnoussommesàl’équateur,oupresque,danssapartielapluschaude.Iln’yavaitpasdevent.Le silence,dans les intervallesdes
conversationsétaitabsolu.Siabsoluquemalgrélararéfactiondel’aironentendaitnettementlecrissementdusablesouslessouliers de Louis et d’Hélène qui se promenaient à quelquedistance.—Cemondeestmort,répétapensivementSig.Nousvenons
troptard,sitoutefoisilyajamaiseudelavieenlui.—Peut-être,répliquaPaul,àmi-voix.—Queveux-tudire?—Cesoir,viensmeretrouveravecBernard,danslacoupole,
lorsdemontourdegarde.Nousparlerons.—Bien.Maisqu’ya-t-il?—Tuverras.Entouscasquepersonnenes’éloigne!À 20 mètres de là, Ray filmait le premier contact des
TerrestresetdeMars…La journée coula ainsi, en courtes excursions, analyses du
sol, et mesures de physique. Sig et Ingrid déterminèrent lesconstituants chimiques du sol, que Bernard examinait aumicroscope polarisant : Quartz, magnétite, quelquesfeldspaths,etdunickeletcobaltcolloïdal.Pasdecalcaire.Paulfitdesmesuressurl’accélérationdelapesanteuretd’autresdela propagation du son. Louis eût bien voulu commencer àdresser une carte, mais comment cartographier ce sol sansreliefetmouvant?Hélènelisait.ArthurétaittrèsaffairéaveclemoteurduJulesVerne,dontlecompresseurnemarchaitpas.Lesoirvint.Aprèsledîner,ilstinrentunrapideconseil.Ilfut
décidéqu’enattendantquel’autosoitréparée,uneexpéditionde quatremembres partirait le lendemain dans une direction
quelconque et pousserait une reconnaissance jusqu’à unevingtainedekilomètres.Puis ilsallèrentsecoucher,saufPaulquipritlapremièregarde.À23h,Sigsereleva,secouadoucementBernard.—Qu’ya-t-il?—Viens.Paulveutnousvoir.Silencieusement, ils se glissèrent jusqu’à l’échelle. Paul qui
guettaitleurarrivéeouvritetrefermasoigneusementlatrappederrièreeux.— Voilà, dit-il. Je ne voudrais pas inquiéter les autres
inutilement.Sig,tum’asremplacélanuitdernière.Tun’asrienremarqué?—Non,riendeparticulier.Ettoi?—Moisi!Quandj’airelevéBernard,ilm’aditqu’illuiavait
sembléentrevoiruncrabegigantesque.Iln’étaitpassûrdenepasavoirrêvé.Ilaalluméleprojecteuretn’aplusrienvu.—Ettoi,interrompitBernard.As-tuvuquelquechose?— Je n’en suis pas sûrmoi non plus. Peut-être ton rapport
m’avait-ilimpressionné,maisj’aicruapercevoirquelquechosebougerparlà–ildésignaitleSW–quelquechosequiavaitdespattes qui remuaient. Était-ce une hallucination ? Possible.Avons-nousvuréellementquelquechose?— Possible aussi. Il faut être prudents. L’expédition de
demainnecomporteraquetroispersonnes.Toi,Bernard,moi-même et Louis. Sig, tu restes ici. Et nous emporterons desfusilsetdesgrenades.Ils marchaient depuis environ trois heures. La faible
pesanteur leurdonnait l’impressiondevivreundescontesdeleurenfance,etd’avoirchaussélesbottesdeseptlieues.Grâceà leur léger scaphandre, ils n’étaient nullement gênés de ladiminutiondepression.Mais,souslecielnoir,ilssouffraientdela monotonie du paysage, et de son aridité. Pas un relief nedonnant de repère, ils avaient la sensation déprimante de nepas avancer. Tant que l’astronef avait été en vue, ils avaientmesuréleurmarcheàsonéloignementprogressif.Puisilavait
disparu,fondudanslelointain.Etmaintenant,ilssedirigeaientàlaboussole–lemagnétismedeMars,plusfaiblequeceluidelaTerreétaitcependantsuffisant–droitversl’ouest.Bernard fixait le sol, cherchant un indice qui lui permit de
juger du passé de la planète. Mais c’était toujours le mêmesable ferrugineux. Ses compagnons, eux, examinaient depréférencel’horizon,pensantvoirenfin,unaccidentdeterrainautreque lesdunesplatesquide-cide-làsedressaient.EtcefutPaulquisoudainfitlatrouvaille.—Regardelà,legéologue?Aufonddeceruisseau.Bernard regarda sans conviction, fit un saut.Au fondde la
rigole la roche nue apparaissait. Fébrilement il déboucla sonmarteau, fit sauter un éclat. C’était une matière roussâtre,brillante.—Çaressemblediablementàcertainscalcaires!Vite, il fit l’essai à l’acide. Une violente effervescence se
produisit. Bernard se tourna vers ses camarades, et dit, avecémotion:—Dansl’étatactueldelascience–ilsemblebien–…quele
calcairenécessiteleconcoursdelaviepourseformer…Ce fut comme si le paysagedésolé s’était effacé pour faire
placeàdevertescampagnes. Ilyavaitdonceude lavie,surcetteinfernaleplanète.Ilssesentirent l’espritallégédetoutela morne lassitude qui pesait sur eux. Ils avaient trouvéquelquechose!Et,dut-ilseborneràcela,leurtravailn’auraitpasétévain.Une demi-heure plus tard, ils pensèrent à faire halte.Mais
comme le sol montait, ils décidèrent de marcher encorejusqu’au faite.Et ils arrivèrent sur lebordd’une falaise.Unerivière des temps révolus avait creusé là un si fantastiquecanon que même les millénaires ne l’avaient pas effacé. Lavalléeétaitàmoitiécombléeparlessables,etlarivequileurfaisaitfaceavaitbeaucoupplussouffert.Ils descendirent par une vire étroite et difficile, et
bivouaquèrent au pied, sous un surplomb. C’était le mêmecalvaireroussâtre.Bernardsedirigeaversunéboulisrécentet
bientôt ses coups demarteau, atténués par la raréfaction del’air,retentirentauxoreillesdesescompagnons.Soudainceux-ci le virent faire une danse de peau-rouge, grotesquementdéformée par le scaphandre, et amplifiée par la faiblepesanteur.Ilbrandissaitunmorceauderoche,etpoussaitdesbeuglements inarticulés. En deux bonds Paul et Louis furentprèsdelui.—Ehbien,vieux,qu’ya-t-il?Parle!Qu’as-tutrouvé?Unhurlementleurrépondit:—Uneammonite!Oui,uneammonite.Etsavez-vousceque
cela prouve ?C’est que la vie a, dumoins jusqu’à un certainpoint,suivilamêmeévolutionsurlaTerreetsurMars!C’étaituneammoniteeneffet,entrèsmauvaisétatdureste.
Fébrilement tous se mirent à casser le calcaire avec leursmasses.Et,bientôt,ilseurentunerécoltededifférentsfossilesserapportantàdesanimauxassezvoisinsdeceuxdelaTerre,sauf toutefois une coquille en double spirale qui embarrassaBernard.Saisidefrénésie,ilseruaverslafalaise,et,armédesonmarteauetd’unciseau,grava:Ici, le 12 octobre 1956, l’expédition Terre-Mars eut la
premièrepreuvequeMarsn’apastoujoursétéunmondeMort.Mais ce fut Louis qui devait faire la découverte capitale.
Ayant contourné un pan de falaise, il revint en courant, etentraîna ses compagnons sansmot dire. Et là, émergeant dusable,etformantles7pointsd’unheptagonerégulier,ilsvirent7prismesdemétalblanc.
CHAPITREIIRAYDISPARAÎT
LeRosnycahotait,roulantverslecampdel’Heptagoneetla
valléemorte. Le chemin fut vite parcouru et bientôt tous lesterrestresfurentréunisdevantlesmystérieuxprismes.Hélèneayantémisl’hypothèsed’unecristallisationfutvigoureusementattaquée par Bernard et Sig, qui n’eurent pas de peine à luidémontrer que étant eux-mêmesheptagonaux, les prismes nepouvaient être naturels sans démolir toutes les lois de lacristallographie terrestre. Et du moment que la chimieterrestre s’applique aux étoiles, il n’y a aucune raison que lacristallographie terrestre ne s’applique pas àMars. Non, cesprismesnepeuventêtrequ’artificiels.—IlyadonceuunehumanitésurMars.Peut-êtreexiste-t-
elle encore, dit Bernard à Ingrid qui se tenait près de lui. Etpour lui-même il ajouta : Je suis sûr de ne pas avoir rêvé,l’autrenuit,maintenant.Paul et Sig examinaient soigneusement les prismes. Ils
étaienthautsd’environtroismètres,etépaisde70cm.—Àquoidiablecelaa-t-ilpuservir?Etquelestcemétal?Sig s’approchad’undesprismes, et à l’aided’outils essaya
d’endétacheruneparcelle.—Entoutcas,c’esttrèsdur.Finalement,sousunviolentcoupdemarteau,unepartiede
l’arête saute. Sig la saisit, appela Ingrid, et disparut dans leRosny.Quandilrevint,ildéclara:—Alliage de platine, en faible partie, et d’iridium. Chaque
prismereprésenteraitunefortunesurlaterre.— En voilà qui avaient de l’argent à revendre, s’exclama
Arthur.Maiscelanenousditpasàquoicelaservait!— Peut-être était-ce un temple, suggéra Louis. Ce métal
précieux…Rayhaussalesépaules:—Cen’étaitpasforcémentunmétalprécieux,poureux.
—Évidemment.Nousn’ensavonsrien!—Lemieuxqu’ilyaàfaire,ditBernard,c’estdecreuseràla
base.—Voilàbienlegéologue.Creusetantquetuvoudras.Jevais
fairequelquesphotosauxenvirons.Tuviens,Louis?Ilyaunecarteàfaire,ici.—Non,jereste.Jeveuxsavoiroùças’enracine.Ils commencèrent les travaux de déblaiement. Une légère
excavatrice, sortie des soutes du Rosny, fut mise en action.Rapidement,sous laconduiteexperted’Arthur,ellecreusaunentonnoirdanslesablemeuble.Ilsparvinrentainsi,versdeuxmètres de profondeur, à une surface de métal lisse danslaquelle s’enfonçaient lesprismes, sansqu’onpuissevoirunesolutiondecontinuité.PauletSigdescendirentdanslafosse.—Étrange,commençacedernier…Venantdeloin,onentendituncoupdefeu,étouffé,unautre,
isolé,deuxencore.Puislesilence…—Ray!Ray!L’appel,amplifiépar lesmégaphonesqui faisaientpartiedu
casque,résonnaitlugubrementdansl’espacevice.Ilss’étaientrépartisentroisgroupesderecherchesdepuislemomentoùà1 km 800 du camp, hors de la vallée, ils avaient trouvé lesdouilles vides du fusil de Ray et l’arme elle-même, le canontorduetàdemicisaillécommepardespiècespuissantes.Surle sol les traces de pas finissaient brusquement et étaientremplacées par une piste étrange, une piste faite de trousespacés,danslesable.—Ray!Celasonnaitcommeuncridérisoire,dansl’immensitéplate.
Lesonplanaitlonguementetretombaitsansréponse.—Ray!Ray!Paulpleuraitderageetdedésespoir.—C’estmafaute.J’auraisdûluiinterdiredes’éloigner.Un fusement puissant le fit se retourner. Sig et Bernard
avaientsortileH.G.Wells,etprenaientleurvol.L’avionmonta,brillantdans lecielnoir,sous lepâlesoleil, tournoyaet fonçavers l’est, dans la direction où partait la piste. Sig était auxcommandes, Bernard examinait le sol, cherchant le moindreindice. Tous deux, même l’impassible Suédois, bouillaient defureuretdedouleurcontenues.Commeilsl’aimaient,aufond,leurcompagnonperdu, lesilencieuxaméricain férudephotoset d’aventure ! Une colère terrible leur venait contre cesennemisinconnusquiattaquaientsansprovocations.Ils survolèrent une assez haute colline, où se creusait un
grand porche qui semblait naturel. La piste s’y engageait.L’avion piqua vers le sol et vint s’arrêter à 30 mètres del’entrée. Ils bondirent au dehors, une musette pleine degrenadesàlahanche.Aprèsquelquesmètresdanslacaverne,ilss’arrêtèrent,prudents,examinantleslieux.C’étaitunelargevoûte,d’unevingtainedemètresdehaut,quidisparaissaitpeuàpeudansl’obscurité.Ilsavancèrentauxaguets,unegrenadeàlamain.Riennebougeait.Lesempreintesavaientdisparusurlesolrocheux.Puis,dansunrayondelalampedeSig,ilsvirentunobjetétrangementfamilier: l’étuidecuirduLeicadeRay.Bernardleramassa.Ilétaitvideetfermé.Il l’ouvrit,enretiraun papier chiffonné. Quelques lignes au crayon y étaienttracées,presqueillisibles.Prisonnier. Crabes métalliques. Martiens ressemblant à
hommes,maispetits,trèslaids.Croisenaituéun.Confiance.Aivupire.Suistenuparpince,serreunpeu,çaira.Nepasserisquerpourmoi(soulignétroisfois).Bernard et Sig se regardèrent à travers la vitre de leurs
casques.Lamêmepenséeleurvenait:Onyva!— Non, dit finalement Sig. Nous sommes trop peu. Nous
reviendronsenforce.Bernardlesaisitparlebras.—Attention.Ils éteignirent les lampes et s’aplatirent dans une
anfractuosité. Un cliquetis métallique se rapprochait,accompagné du traînement, de quelque chose de lourd parterre.Sigtournalalentilledesalampedefaçonàprojeterunmince faisceau très loin et ralluma. Le rayon balaya le sol,s’éloignaetsefixaàenviron50m.C’étaitungrandengin,detroismètres cinquante à quatremètres, imitant parfaitementuncrabe,avec ses3pattes, sesdeuxpinces, sesantennesetses petits yeux pédonculés. Mais une certaine raideur dumouvementtrahissaitlamachine.Elles’avançaitverseuxàlavitessed’unchevalautrot.D’unmêmegeste,ilslancèrentleursgrenadesetplongèrent
ausol.C’étaientdepuissantsengins,chargésdebriseite.Àlalueurdeslampesetdesexplosions,ilsvirentdesfragmentsdemétal jaillir dans toutes les directions, la carapace crevéetituber, puis s’affaler sur ses jambes broyées. Les débris demétal et de roches retombèrent en pluie. Ils entendirent uncrissement au-dessus d’eux et levèrent les yeux. Un pan devoûtemenaçaitdes’effondrer.—Dehors!Vite!Ilscoururent,donnanttouteleurvitesse.Derrièreeux,avec
fracas, la caverne croulait. Encore 10 mètres, encore cinq…Bernardsentitunchocviolentàlatêteetsombradanslenoir.La première chose qu’il vit en reprenant conscience fut le
visage inquiet de son compagnon. Il était étendu sur leplancher de l’avion. Près de lui, l’étui de Leica de Ray. Il serappelaleurrecherche,lecombat,l’écroulement.—Quem’est-ilarrivé?—Ah,tevoilàrevenuàtoi!Tuasreçuunblocsur latête.
Sur Terre, avec le volume qu’il faisait, il t’aurait tué. Ici lafaiblegravitationajouéettoncasquet’aprotégé.—Oùsommes-nous?—Enl’air.Onrevientaucamp.—Etlagrotte?—Finie, lagrotte. Iln’yenaplus.Ahvoici la vallée.Nous
arrivons.Mais…Qu’ya-t-il?Bernard,regarde!
Bernardselevapéniblement.Ilsentaitunedouleurcuisantederrièrelanuque,etsoncerveauétaitlentetconfus.Ilréussità s’asseoirdans le secondsiègeet regardaendessouspar lepanneau vitré. Autour du Rosny c’était un grouillement decrabes. Il y en avait peut-être une centaine. La coupole del’astronef tournait sans cesse, et son canon tirait coup aprèscoup.Lesobusexplosaientdanslesable,criblant lesennemisd’éclats,ousurlescarapacesquisetrouaient.Unbonnombredecrabesétaitdéjàhorsdecombat,maisilenvenaittoujoursd’autressortantd’unegrandetrappedanslesolà4ou5kmducamp. Une dizaine de machines secouaient rageusement deleurs pinces les plans de l’astronef. D’autres poursuivaient leJules Verne qui roulait en zigzag, crachait le feu de sesmitrailleusesquadruples.Un instant, ils furent atterrés par le nombredes ennemis ;
déjàSigseressaisissait.— Heureusement que les bombes sont amorcées. Bernard,
attentionàbienviser!D’aborddanslatrappe.Il avait un visage tendu et dur. Bernard vit sa propre face
dans une surface nickelée, face crispée par la douleur et lavolontédetenirbon.LeWells,aprèsunecourbe,piquaverslebut. Bernard se pencha sur le viseur, et quand la trappe quivomissait lesmachinesennemiesfutdanslechamp,ilabaissalamanettedesbombes.Seretournant,ilvitlespointsbrillantsde ses projectiles suivre l’avion, baisser, basculer etdisparaître.Puisdesvolcanssemblèrents’ouvrirsurlesbordsde la trappe.Quelquessecondesaprès lebruitdesexplosionsluiparvint.L’avionretournapourobserverlesrésultats.Lesolétait couvert de débris de machines et le système qui lesamenait à la surface du sol devait être détruit, car il n’enarrivaitplus.— Une chance que Paul ait tant insisté pour que nous
emmenionset tenions toujoursprêtcetarmement formidable.Etmoiquiriait!ditBernard.—Aidonslescopains,maintenant.Ils revinrent au-dessus du champ de bataille. Le Rosny se
défendait âprement, et les assaillants étaient gênés par lesdébrisdeleurscamaradesqu’ilsétaientobligésd’écarterpourapprocher.—Ilsn’ontpasdecanons,murmuraSig,soulagé.LeJulesVerne, lui,étaitenmauvaiseposture. Ilétaitàpeu
prèscernéetdevaitavoirépuisésesmunitions.LeWellsfonçavers lui, et les canons de 20 mm placés dans ses ailescrachèrent.Deuxcrabess’effondrèrent.Lesautresrefluèrent.Et soudain ce fut la panique. Tous se rassemblèrent et semirent à fuir, d’uneallure rapide.Sig etBernarddéversèrentsur eux le restant de leurs bombes, disloquant les colonnes.Puis, comme Sig piquait sur les traînards et les criblait deprojectiles,Bernardglissaànouveaudansl’inconscience.
CHAPITREIIILESMARTIENSNOIRS
Desfragmentsdeconversationparvenaientàsesoreilles.Il
étaitétendusursonlit,dansledortoir.Ilétaitbien,dansunedemitorpeurtrèsagréable.Ilavaitlatêtebandée,illesavait.Sescamaradesétaientdanslacoupole.— Oui, disait la voix de Paul, la leçon a été rude. 122
machinesdétruites.Ilsconnaissentmaintenantnosmoyensdedéfense.Etcommeilyavaitdeuxmartiensparmachine,celafait244mortschezeux.Pasdeprisonniers.Ceuxquin’ontpasététuésparlesobussouslesbombessontmortsdelabrusquedépression. À ce qu’il semble, ils doivent vivre dans descavernes avec une pression atmosphérique semblable à lanôtre. Et ils supportent la dépression encore plus mal quenous.—NousdevonsunefièrechandelleauJulesVerne,ditLouis,
et à celles qui le montaient. Sans le sang froid d’Hélène etd’Ingrid,jenesaissinousaurionspuregagnerleRosny.—Oh,ditHélène,tout lemériteenrevientàIngrid. J’avais
peur,etjecroisqueleszigzagsdel’autoétaientplusdusàmafroussequ’àmonhabileté.Maisellen’apaseuunesecondedecrainte. Ma parole, je crois qu’elle était heureuse avec sesmitrailleuses.Ellechantait!—Ah,voiciledocteur.Commentva-t-il?S’enquitSig.—Bernard?Ilseradeboutdanstroisjours!Ingridestavec
lui.Ilserenditalorscomptequecequiétaitposésursonfront,
étaitlamaindelajeunesuédoise.Ils’éveilladenouveau.Latêteneluifaisaitplusguèremal,
mais à peine un léger lancinement. Mais il se sentait faible,sansaucuneenviedebouger.Ilétaitseuldanslegranddortoir.Le silence le plus complet régnait dans l’appareil.Probablementlesautresétaient-ilsdehors,entraind’examinerlesdébrisdesmachinesmartiennes.Iltournalentementlatêtepourvoirl’heureauréveildePaul.Ilétaitdeuxheurestrente.
À côté de lui, sur un guéridon, était un verre plein, avec unpapierappuyécontrelui,portant:Bois.Ilobéit.Cen’étaitpasmauvais, rafraîchissant plutôt. Il se laissa retomber dans sonlit,lasettranquille.Puisils’endormit.Des bruits de pas le tirèrent de son assoupissement. Le
cercle du hublot était sombre, et une petite lampe brûlait enveilleuse, sur la table centrale. Les pas se rapprochaient. Laporteglissa,etIngridetHélèneentrèrent.—Commenttesens-tu?— Plutôt bien.Un peu vaseux.Mais ça iramieux quand je
pourraimelever.—Demainmatinpeut-être.Elleluipritlepoignet.—Pasdefièvre,oupeu.Çava.—Alors, c’est vous qui avez sauvé l’expédition ? Comment
celas’est-ilpassé?—Oh,cefuttrèssimpleettrèsrapide.Paul,LouisetArthur
étaient à l’excavatrice qu’ils voulaient rentrer avant departirdeleurcôtéàlarecherchedeRay.Ingridetmoi,nousmettionsdesprovisionsdansleJulesVerne.Puislescrabesontsurgi.Ilseurentcoupélaretraiteauxautresenunriendetemps.Ingridm’a projetée au volant et a bondi sur lesmitrailleuses. Et lemoteur qui ne voulait pas partir ! Puis, jeme suis retrouvéecramponnée au volant, faisant des zigzags, pendant que lesmitrailleusestiraienttantqu’ellespouvaient.J’aivulescrabesbattreen retraite, les copainsbondirpar la voieainsi renduelibre, s’engouffrerdans leRosny.Le canona tiré. J’avais trèspeur. Ingridchantaitethurlaitdes imprécations.Puis, iln’yapluseudemunitionsetnousavonsfui.Enfin,vousêtesarrivé.Mais ce flot de crabes ! Quel cauchemar ! C’est curieux queleurs machines ressemblent autant à un crabe terrestre !Pendant unmoment, nous les avons crus vivants ! Et tout letempsj’avaissouslesyeuxceluiquej’aiautrefoisdisséquéenannéepréparatoiredemédecine,etquigigotaitdanslebassinpendant que je l’épinglais ! Je me voyais déjà disséquée pareux.Justeretour!
— Et les martiens ? Comment sont-ils ? Ray a écrit qu’ilsressemblentauxhommes,enpluslaid.— Tu les verras demain. Il y en a trois dans la chambre
frigorifique, qui attendent notre scalpel. Les autres, nous lesavonsenterrés.Cesontd’affreuxnainstoutnoirs.Maintenantassezparlé.Ilest7heures30.Tuverraslescopainsquandilsviendrontsecoucher.JetelaisseIngrid.—Ettoi,àquoipensais-tupendantlecombat?—Moi?J’étaissurexcitée,heureusementpeut-être.Etaussi,
quoiqu’endiseHélène, j’avaispeur. Je voulaismontrerà tousquejetenaismaplace.Maisneparleplus.Reposetoi.Elles’assitàcôtédelui,allumalalampedechevet,etsemit
àlireundeslivressuédoisdeSig.Illaregardait,àlalumièredelalampe.Sonfinprofilsedétachaitsurlefondsombre.Sescheveux cuivres s’épandaient en nappes sur ses épaules. Elleétaittrèsbelleainsi,avecunlégerplid’attentionaufront.Elleavaitl’aircalme,douceetfière.Était-ce la même qui riait et chantait dans la bataille ? Il
avaittoujoursjugélafemmel’égaledel’homme,maisnonsonhomologue.Et voiciqu’Hélèneet elle avaient fait exactementcequ’ilaurait fait.Ellesavaientcombattuexactementcommeleurscamaradesmasculins.Etencore!Lui,aucombat,neriaitpas. Il faisait lesgestesnécessaires, s’irritaitd’êtreobligédetueretderisquersavie.Ilyavaitenluiunpeud’irritationdeladécouvrirdifférentedecequ’il imaginait.Autrechoseétaitde chiper un voilier avec son frère, oumême de s’introduiredansunastronef,etdecombattredesêtresdonton ignore lapuissance en riant et en chantant. Au fond, il éprouvait pourelleunsentimentcomplexe,faitd’amour,d’admiration,d’envieet d’une légère désapprobation. Je suis stupide, pensait-il. Ladésapprouverdenousavoiraidé!Maisilsedemandaitsiellenemanquaitpasunpeud’humanité.IlseremémoracequeSigluiavaitditsurelle:«Elleesttrèssimple.Elleaenviederire,etellerit.Depleurer,etellepleure.Loyaleetprêteàtoutpourdes amis. Impitoyable et vindicative pour des ennemis.Allanttoujoursauboutdesapenséeetdesesactes.Ilneluimanque
quedeconnaître lapeuret lapitié.C’estuncristalderoche,limpide et dur. Elle sera une aide précieuse et un appui sûrpourl’hommequ’elleaimera.Maisellen’aimeraquequelqu’unqu’ellesentiraplusfortqu’elle.»Orilnesesentaitpasdutoutcethomme.—Tuaseuuncranextraordinaire,m’aditSig,fit-elletoutà
coup,commerépondantà sapensée.Tenirbon jusqu’auboutaveccetteblessureàlatête!Jen’enauraispasétécapable.Ce fut pour lui comme un premier jour de soleil après un
rudeetpluvieuxhiver.—Oh,ilfallaitbien,dit-ilsimplement.Bernardregardait lecadavreétendudevant lui,sur latable
de dissection. Hélène préparait les scalpels et les autresinstrumentsnécessaires.— C’est bien un homme, constata-t-il. Voyons. Prenons
d’abord les mensurations anthropologiques : taille 1 m 47.Crâne brachycéphale, peau fauve, cheveux noirs, nezplatyrhinien…Il emplit ainsi une page de son calepin. Prognathisme
alvéolairesupérieur.C’estbienunhomme,encorequ’ilsoitfortlaid. C’est toi qui le disséqueras. Tu as beaucoup plusl’habitude que moi, et tu connais bien mieux l’anatomiehumaine.Tuserascapabledenoterlesdifférences,s’ilyena.Pourmoi,jevaispréparerlescoupeshistologiques.—Entendu,dit-elle.Etellecommença.Tchak!Unbruitlégerlesfitseretourner.Louisétaitsurle
pasdelaporte,leLeicabraqué!—Raynem’auraitpaspardonnéderatercettephoto!—A-t-ondesnouvelles?—Rien encore, hélas. Sig et Paul sont partis avec leWells
vers lacaverne.Parradio, ilsontsignalé :riendeneuf.Es-tuindispensableicipourlemoment,Bernard?—Non.Hélènes’entirerafortbiensansmoi.—Alorsviensvoirlesmachinesmartiennes,quetun’aspas
pucontribuéàdémolir.Ils revêtirent leurs scaphandres et sortirent. Autour du
Rosny,c’étaitunamoncellementdecrabesdemétal,tordusetdéchirés.—Viensici.Ilyenaunàpeuprèsintact.Arthurl’étudie.Ilssefaufilèrententrelesdébris,etarrivèrentàunemachine
qui était debout sur ses pattes. Bernard put constater à quelpoint elle imitait exactement un crabe. Tout y était, mêmel’abdomenrabattusurlafaceinférieuredelacarapace.Pourlemoment, il pendait, et Bernard vit qu’il dissimulait, quand ilétait rabattu, la trappe d’entrée. Il se hissa par une minceéchelle où ses pieds eurent peine à trouver place sur lesbarreaux, et déboucha ainsi dans une étroite allée entre desmachineriescompliquées,àdemimasquéespardescarters.Ildevaitsetenircourbé.Arthur,penché,ledostournéverseux,examinaitdesconnexionssousuntableaudebord,àlalumièred’unelampeportative.Pasunhublotneperçaitlacoque.—Tuycomprendsquelquechose?—Ouietnon.Pourcequiestdelaconduite,c’esttrèsfacile.
Dumoins en principe.Mais je ne pige rien auxmoteurs. Entout cas, ils sontélectriques.Sur les8pattes,4ne serventàrien;ellesnesontlàquepourlaressemblance,etnetouchentpaslesol.Le tableau de commandes comportait plusieurs manettes
peintes en noir, comme tout l’intérieur de l’engin. L’extérieurétait brunâtre. Au-dessus cinq écrans blancs étaient disposésendemicercle.— Ça, c’est leur moyen de vision, dit Arthur. Paul les a
étudiés,etditquec’estuneapplicationde latélévision.Celuiducentrecorrespondauxdeuxyeuxdedevant.Lesautresauxtroisyeuxdisposéssurlescôtésetdederrière.Commeça,ilsavaienttoujourstoutl’horizondevanteux.Ilyavaitdeuxsiègesétroitsdevantletableau.—Onatrouvélesdeuxmartiensmorts là-dedans,mortsde
dépression,ditLouis.L’unavaitàdemienfilésonscaphandre,pastrèsdifférentdesnôtres.Iln’yaqu’unpetittrou,faitpar
unéclatd’obus.Çaa suffi.Cesengins làne sontpasblindéscontrelecanon.—Malheureusement, l’éclatestallébousillerlesfilssousle
tableau,fitArthur.Cequifaitquel’enginnemarchepas.Là,jelesrétablis.Çayest.Vousvoyezlamachine,àl’arrière.Elleal’aird’ungénérateur.Lefilcourttoutaulongetvientrejoindrecettemanette.Elledoitdonnerlecontact.Ill’abaissa.Avecunclaquementsec,l’abdomenserabattitet
fermalatrappe.Lesécransscintillèrent,etilsvirentlepaysagesedessiner, trèsnet. Ilyeutungrincement,puis, leplanchertangua,etl’enginsemitenroute.—Halte, fit Louis, en relevant de nouveau lamanette. Les
écranss’éteignirent.—C’estnormal,fitArthur.Labêteavaitététuéeenmarche,
elleressuscitedemême.Ils ressortirent par la trappe ouverte à nouveau. Dehors le
soleil se couchait dans la brume rougeâtre faite de sablesoulevé,habituelledessoirsdeMars.Unemélancoliefunèbres’étendaitsurlechampdebataille.Leshublotsdulaboetceuxdelacoupoleétaientallumés.—Quiestlà-haut?demandaBernard.—Ingrid.C’estsontourdeveille.—PauletSignedevraientpastarderàrentrer.Voicilanuit.Ils allèrent directement au poste de radio. Aucunmessage
n’étaitinscritsurlabandeenregistreuse.—Lesvoilà,lançalavoixclaired’Ingrid.Ilsseprécipitèrentauxhublotsavant.Danslecrépusculele
Wells atterrissait, traînant une comète flamboyante. Deuxsilhouettesfamilièresensortirent,deuxseulement.—Ilsnel’ontpasretrouvé.Au dîner, les explorateurs firent leur rapport. Ils avaient
réussi à franchir l’éboulement, mais quelques dizaines demètres après, un autre éboulement, massif celui-là, les avaitarrêtés.—Ettoi,Hélène,tonrapport?
—Àpartquelqueslégèresdifférences,portantsurtoutsurletrajet des artères, l’être que j’ai disséqué ce soir est bien unhomme.Ilacependantlespoumonsplusdéveloppésquenous,etdesmusclesbienmoinspuissants.Cerveauàpremièrevuenormal.Lapluscurieuseanomalieestprésentéeparlesdents,qui sont soudéesentreelles.Mais jen’ai euqu’unepremièrevue.—Tuasexaminéleursmachines,Paul.Qu’enpenses-tu?—C’esttrèsbizarre.Leurgénérateurd’électricitéreposesur
les mêmes principes que les nôtres. L’entraînement en estassuréparunpetitmoteuràexplosion,quifonctionneàl’aided’un liquide que je serais heureux que tu analyses, Sig. Cen’est pas de l’essence. Il est très silencieux. Mais si lesprincipes sont analogues aux nôtres, la technique est trèsdifférente. Les pattes sont mues par des muscles artificielscontractiles, excités par l’électricité. Il y a des appareils decontrôle très ingénieux. Tout cela dénote un degré deconnaissancesquicadretrèsdifficilementavecune ignorancedes canons ou des explosifs, ou en tout cas d’un moyend’attaqueplusefficacequeleurspinces.Ilyalàunmystère…
CHAPITREIVL’ODYSSÉEDERAY
Deuxmoiss’écoulèrentainsi,occupéspar lestravauxet les
recherches. Ils explorèrent plusieurs centaines de kilomètrescarrés.Maisc’étaittoujourslemêmedésert.Àpeinevirent-ils,çàetlà,d’autresprismesd’iridium,toujoursdisposéspar7,ettoujoursmystérieux.Leurstravauxdedéblaiement,aucampdel’Heptagone,lesavaientmisenprésenced’uneplaqueépaisseeniridiumégalement,oùles7prismesprenaientbase.Aucunehypothèse satisfaisante n’avait pu être formulée. Et chaquejourdécroissaitl’espoirderevoirleurcompagnonperdu.Lesjoursétaientmonotones–travaux,corvées,recherches–
Arthur avait, aidé de Paul, remis, complètement en état lamachinemartienne et s’en servait habilement. Elle atteignaitune vitesse maximale de 65 km/h. Mais on l’utilisait peu, laprovisiondecarburantmartientrouvéedanslesautrescrabestouchantàsafin.C’étaitunhydrocarburetrèsexplosif.Unsoir,verslafindudeuxièmemois,ilsétaientassisautour
delatable.Dehorsleventsoufflaitplusfortqued’habitude,etlesable tournoyait.C’étaitunsoirsinistre.Sansraison, ilssesentaient nerveux, irritables. Hélène surtout se sentaitmal àl’aise.Soudain,ellesedressa,parla.—Écoutez!Ilsretinrentleurrespiration,etn’entendirentqueleventet
lecrissementdusablecontrelacoque.—Jesuissûre,dit-elled’unevoixétranglée,jesuissûreque
quelqu’unamanœuvrélaporteétanche.— Tu rêves, dit Paul. Aucun crabe ne s’est approché. Les
radars l’auraient décelé, et tu aurais entendu les sonneriesd’alerte!Cependant il se leva, fit une enjambée comme pour aller
vérifier,puisserassit.Desbruitsdepastrèsnetss’entendirentdans lachambred’à-côté.Enunbond, ils furentdebout.Paulsaisitsonrevolver,SigetBernardempoignèrent leurschaisesparledossier,Louispritsoncouteau,etArthurtiradelapoche
de sa salopette une lourde clef anglaise. Hélène resta sansbouger. Ingrid se tint prête à saisir le pot d’eau qui bouillaitpourlecafé,surleréchaud.Lespasapprochaient.Laportes’ouvrit,et,havé,déguenillé,
maigre,maisadmirablementrasé,parutRay.Ilsétaientréunisdanslasallecommune,autourdelatable.
Ray, voluptueusement allongédans un fauteuil, leur racontaitson aventure. Quand il s’était éloigné des prismes, il n’avaitd’autre intentionquedepousserune reconnaissancederrièreunéperonrocheuxquimasquaitlavallée.Quandill’euttourné,ilvitqueparunravin,onpouvaitaccéderauplateaudel’autrecôtédu canon. Il escaladadoncunamasde roches éboulées,puis une pente caillouteuse et se trouva nez à nez avec uncrabearrêté.Sesoccupants,revêtusdescaphandres,couchésauborddelafalaise,observaientattentivementlesterrestres.Ilslevirentaumêmemoment.Ilsbondirentverslecrabe,touten lui lançant quelque chose qui ressemblait à un oursin. Ilpensa à unegrenade, et tira.Undesmartiens tomba, l’autres’engouffradanssonenginetlemitenmarche.Raysepenchasursavictime,regrettantsongestehostile.L’êtreétaittombéàplatventre.Illeretournaetvit,àtraverslavitreducasque,unvisagehumainmalgrésalaideur.Ilentendituncliquetisetunsecond crabe, venu de nulle part, semblait-il, lui arracha sacarabinedesmains,lacisaillaetlatordit,etlesaisitlui-mêmeparlemilieuducorps,sansserrer.— C’était une curieuse impression. J’étais tenu en l’air et
emporté à toute vitesse ; j’avais les bras libres, mais monrevolverétaitàmaceinture,coincédanslapince,et,detoutefaçon,ilnem’auraitétéguèreutile.Ilmevintalorsàl’idéedelaisserunmessagepourvous.Nonsansdifficultés,car j’étaisterriblementcahoté,etdouloureusementmeurtriàlataille, jeréussisàatteindremoncarnetetàvousécrirequelquesmots.PuisjetiraimonLeicademonétui,leglissantdanslapochedemonscaphandre,surlapoitrine,mislemessageàsaplace,etlaissaitomberl’étuicommes’ilm’avaitéchappé,aumomentoùj’étais entraîné dans une grotte. Je fus emporté dans les
ténèbrespendantunedizainedeminutes,àuneallurequinedevait pas excéder le 20 à l’heure. Puis, je vis, au fond dusouterrain,unepetitelueurquigranditetsetransformaenunevive lumière. Le souterrain s’arrêtait devant une porte demétal.Lalumièreémanaitdetubessemblablesàceuxqui,surTerre, servent à la publicité. Après 30 ou 40 secondesd’attente, la porte s’ouvrit à la manière d’un obturateurphotographique.Àpeineétions-nouspassésqu’ellesereferma,avecunclaquementsec.Nousétionsdansunsas,devantuneporteidentiquequis’ouvritaussitôt,etnouspénétrâmes;moi,toujoursàboutdepince,dansunevastecavernebrillammentilluminée. Là étaient rangés à perte de vue des crabes auxpattes repliées. Des martiens sans scaphandres circulaientautour. Au centre un tapis roulant filait vers le fond de lagrotte,quiseperdaitdansuneluminositévague.Lapincequime tenait se desserra, et me lâcha. Je fis quelques pas enchancelant, j’avais la tête douloureuse, j’étaismeurtri, j’avaisfaim et soif.Une bande deMartiensm’entoura tout de suite.My God ! Ce qu’ils sont laids. J’ai eu tout le temps de m’yhabituer depuis, mais sur le moment, j’en ai eu presque lanausée.Deuxd’entreeuxm’empoignèrentpar lesbras. Je lesdépassaisdelatêteetdesépaules.Ilsnesemblaientpasavoird’armes. S’ils sont affreux et mal bâtis, leurs vêtements nemanquentpasdegrâce.Vousn’enavezpointvu,carsousleurscaphandre, ils sont nus. C’est une sorte de toge, noire oubrune,danslaquelleilssedrapent.« Mes gardes m’entraînèrent vers le tapis roulant, s’y
assirentetm’yfirentasseoir.Ilsagissaientavecuneconfiancesurprenante. Il ne semblepas leur être venuà l’idée, jusqu’àmonévasion,que jepuisseêtredangereux.Aprèsavoirglissépendant200à300mètresdans la salle, entredeux rangsdecrabesaurepos,letapiss’engouffradansuntunnel,faiblementéclairécelui-là.Unautretapisglissaitànotregauche,ensenscontraire,transportantungrandnombredepiècesdemétal,demoteurs et de martiens en toge. Petit à petit la chaleurs’accroissait, tant et si bien que je dévissaismon casque. Eneffet,oubienl’atmosphèreenvironnanteétaitirrespirablepour
moietautantvalaits’enrendrecomptetoutdesuiteetagirenconséquence,oubienc’étaitlemêmeairquelenôtre,etj’avaistout avantageà économiser celui demes réservoirspouruneévasionfuture.Pourlapression, lemanomètreduscaphandreindiquaituneatmosphèreetdemie,supérieuredoncàcelledelaTerre,maispasassezpourm’incommoder. Jedévissaidoncprudemment, et m’aperçus avec joie que je respirais sansdifficulté.«Quelquescentainesdemètresaprèsquenouseûmesquitté
lagrandesalle,letapisroulants’engageasurunepenteassezprononcée. Elle augmenta, jusqu’à devenir presque verticale.Aufuretàmesureletapissedisjoignaitenlamesquirestaienthorizontales. Nous arrivâmes ainsi à une profondeur quej’évalueà180ou200mètres.Àcemoment,onmefitprendreunascenseurquidescenditencorede100mètres,etdébouchaparlavoûtedansunimmensemondesouterrain.« Imaginez une grotte de plusieurs kilomètres carrés,
brillammentéclairée,plantéed’arbres,traverséederivières,etseméed’habitationsenformedecylindrecoifféd’uncônetrèsallongé. La voûte avait au moins 500 mètres de haut. Notreascenseur descendait dans un tube de verre ou de matièretransparente,etj’avaisuneforteimpressiond’insécurité.Ilnesecomposaiteneffetqued’unesimpleplate-formesansgarde-fou,et il yavaitentresonbordet le tubeunhiatusd’unbonmètre.Mesregardspouvaientplongerverslebas.Vusousunangleoblique,letuben’étaitplusguèretransparent,maisavaitl’airbrillantcommedumercure.«Nousnousrapprochionsdusolàunealluremodérée.J’eus
ainsitoutletempsd’observerlavallée.J’emploieceterme,carplutôt que d’une grotte, l’impression était d’une valléeencaissée.Lavoûtedisparaissaitdansuneirradiationviolente,etlesparoisdanslelointain.Àmesurequenousdescendions,les détails se précisaient. J’aperçus des routes sur lesquellescirculaient des engins à pattes, analogues aux crabes, maisdécouverts, avec seulement quatre pattes, et de nombreusestentacules souples. D’autres machines glissaient sur lesrivières. Par places la végétation était dense, et semblait
cultivée intensivement. Les arbres étaient les uns verts, lesautresrougeâtres.«Àlafin,noustouchâmeslesol.Jefusconduitàpiedjusqu’à
unebâtisse,quicommelesautresétaitcylindro-conique,maisqui s’en différenciait par ses plus grandes dimensions. Uneporte automatique s’ouvrit devant nous. Elle donnait sur unevaste salle cylindrique, aménagée comme une salle deconférences terrestre, ou un tribunal. Sauf toutefois quederrièrelaplaceréservéeauconférencierouaujuge,étaitunlargeécranblanc.Surl’estrade,douzemartienssiégeaient,entogesblanches,et lesbancsétaientgarnisd’une fouledense,uniquementmasculine.Jedevaisvoirdesfemmesquebienplustard.Cette foule était profondément silencieuse, et, ainsi queles douze de l’estrade, fixait l’écran, qui scintillait. Dans uncoin, un martien surveillait et dirigeait une machinecompliquée.«Ilsvontmefairevoirleurcinéma,pensai-je.«Ceenquoi jeme trompaisbeaucoup.Le scintillementde
l’écran cessa, et peu à peu des images apparurent, d’abordfloues,puisnettes.JevisalorsleRosnyentourédecrabes,sedéfendantà coupsdecanon, et le JulesVerne qui fuyait sanstirer.»—Nousn’avionsplusdemunitions,coupaHélène.—C’estcequejepensai,etjefusinquiet.Toutàcoupl’avion
apparut et bombarda. Les images se brouillèrent, au granddésappointement de l’assistance, qui se mit à s’agiter, sansparler toutefois. Alors un de mes gardiens s’avança et,respectueusement me sembla-t-il, s’adressa aux 12. Ils’exprimait dans une langue gutturale, où le vocable ecklirevenait fréquemment ;savoixétait faible.Sondiscoursdurabien une demi-heure. Les 12 se concertèrent assezlonguement ; la foule, avec une absence de curiosité qui meparutétrange–jepenseàlasensationqueferaitunmartienàNewYorkouàParis – sortit.Peut-êtreétait-cepardiscipline,pensai-je. La suite des événements me prouva que cettehypothèse était bonne. Enfin, celui qui avait l’air le plus âgé
réponditàmongarde,quiapprochaalorsunmicro,ouquelquechosedumêmegenredesaboucheetditquelquesmots.Unevingtaine de martiens surgirent d’une porte, tandis que lesdouze sortaient de l’autre côté. Les survenants se jetèrentlittéralementsurmoi.J’essayaidetirermonrevolver,nelepus,en assommai 5 ou 6 à coup de poing. Je fus frappé, pincé,serré,jereçusunchocaucrâneetm’évanouis.«Jereprisconnaissancedansunesallecirculaire,àplafond
bas,sansaucuneouverturevisible.Lesmursétaientornésdebas-reliefs où gambadaient des crabes stylisés. J’ai eu tout letempsde lesétudieretde lesphotographier,car jesuisrestédans cette salle près de deux mois. Il y régnait une vivelumière, continue, ce qui me gêna d’abord beaucoup pourdormir;puis,jem’ysuishabitué.Lesdeuxpremiersjours,j’ysuis resté absolument seul. Puis onme fit sortir, étroitementsurveillé, une fois par 24 heures. On me faisait parvenirpendantmonsommeilunenourritureabondanteetexcellente,mais fort peu nourrissante, du moins pour moi. Il y entraitsurtout des gélatines et des fruits. J’étais inquiet et assezdéprimé.Jesavaisd’aprèscequis’étaitpassédanslasalleduconseilquevousaviezétévainqueurs,maisilspouvaientvousavoirattaquésdenouveau.Ilestvraiquemaintenantquevousétiez avertis du péril, vous feriez bonne garde. Autant quej’avaispulevoir,leursarmesétaientinsignifiantescomparéesauxnôtres.Jenesavaispasalorsqu’ilssontaucontraire,assezpuissamment armés, et que s’ils ne se servaient pas de cesarmes, c’était par suite d’une prohibition rituelle liée à leurreligion.Maiscettepériodevabientôtprendrefin.«Lehuitièmejour,commejecommençaisàtrouverletemps
réellement long, laportes’ouvrit,etunmartienentra. Ilétaittrèsvieux.Aprèsm’avoirexaminédefaçonattentive, ils’assitpar terre en face de moi, et me posa une question, en salangue.Bienentendu,jenecomprispas.Ilparlaalorsdansunautreidiome,trèsdifférent.Commejerestaissansréagir,ileutl’air très surpris. Il en vint alors à gesticuler d’une manièrecompliquée,cequiévidemmentn’eutpasdavantagedesuccès.J’endéduisaisqu’il devait y avoir trois races surMars. Il tira
alors de sa toge une musette, et en sortit du papier et uncrayon. Il dessina au centre du papier un disque rayonnant,puisuncercle concentrique, avecungrospoint àunendroit,un autre, un autre encore. Il en dessina ainsi 10. Je comprissoudainquec’étaitune représentationdusystèmesolaire.Ledixième cercle devait se rapporter à une planète trans-Plutonnienne qui nous est inconnue. Il posa un doigt sur lecerclereprésentantl’orbitedeMarsetdirigeasonautremainvers lui-même. Cette main présentait une singularité : ellecomportait6doigts,alorsquecellesdetous lesmartiensquej’avais vus n’en comportait que 5 comme les nôtres. À montour,jeposaisledoigtsurl’orbitedelaTerre,etmedésignais.Il parut satisfait. Il dessina alors avec une habileté et unerapiditémerveilleuseunmartien,etditlemotcorrespondant:Knix.Puis,ilmeregarda.Jenesaispourquoi,aulieudeterrienou terrestre, je répondis : tellurien. Jene vouluspas rectifierparpeurde toutembrouiller.La leçoncontinuapendantdeuxheures.Puisilpartit.« Il revint le lendemain et tous les jours suivants, tant que
duramacaptivité.J’avaisobtenudupapieretuncrayon–moncalepinétaitperdu–etjefisunlexiqueFrançais-Martien.Jeluiai enseigné le français, que nous parlons tous au lieu del’anglaisqueniLouisniArthurnecomprennent. Je suisdouépourleslangues.Ehbien,quoiquelemartiensoitfortsimple,et le français très compliqué, cet animal deNiup – c’est sonnom–s’exprimaitenunfrançaispassableavantquejepuissetournerunephraseélémentaireenmartien.
CHAPITREVPRÉHISTOIREETHISTOIREDEMARS
«C’estainsiqueverslafindemacaptivité,j’aieuquelques
lumièressurlemondemartien.Jeneprétendspasenfaireuntableau détaillé. Il y avait malgré tout bien desincompréhensions entre Niup et moi. J’aurais aimé rester unpeuplusetenapprendredavantage,maisilyallaitdemavie.Voilàcequej’aipudémêler.« Mars est actuellement, à sa surface, un monde
irrémédiablementstérile,ettoutelavies’estréfugiéedanslesprofondeurs de la planète. Lesmartiens habitent d’immensescavernes, naturelles ou artificielles. Ces profondeurs, troisraces se les partagent. Les Martiens noirs, d’abord. LesMartiensjaunes,leursennemismortels,dontj’auraiàreparler.Puis les Martiens rouges. Sur ceux-ci j’ai très peu derenseignements. Si j’ai bien compris Niup, ils seraient trèsdifférentsetdescendraientd’insectesanaloguesànosfourmis,maisdetaillehumaine.AudiredeNiup,ilyabien30000ansterrestresqu’onn’aeudeleursnouvelles.« Les annales des Knix remonteraient à trois cent mille
siècles.Àcemoment-làiln’yavaitqu’uneseuleracehumainesurMars.Elleétaittrèsnombreuseetpuissante.Ellevivaitsurun sol fertile, et aurait même envoyé une expédition sur laTerre, qui ne serait jamais revenue. Mais cet importantévénementseseraitpasséàpeuprès1000ansavantledébutdesannales,et5ansseulementavant ledéclenchementde laguerre qui devait ruiner Mars. Toujours est-il qu’il y a30 millions d’années, les martiens humains déclenchèrent laguerre contre les martiens insectes qui devenaientenvahissants.Cetteguerredevaitdurer1000ans.Lesannalescommencent à la fin de ce conflit, et sont au début trèsconfuses.Ilyestquestiondevictoires,dedéfaitessansqu’onsache très bien par qui ces victoires sont remportées. Il y abienunrésumédelaguerre,maisilestcontradictoire.Onpeuttoutefois déduire ceci : après 2 ou 300 ans de guerre, il se
produisit au sein de l’humanité martienne un curieuxphénomène : l’espèce muta. Brusquement et un peu partoutdes enfants naquirent, qui étaient très différents de leursparents.Lesnaissancesétrangessemultiplièrent,pendantquel’ancienne race diminuait en nombre. 250 ans après lanaissancedupremiermartienjaune,toutel’humanitéprimitiveavait disparu. D’après ce que dit Niup, elle devait nousressemblerassez.Audébut,lesjaunesetlesnoirscontinuèrentla lutte contre les rouges. Mais bientôt les jaunes trahirentleursalliés,etsetournèrentducôtédes«insectes».Lesnoirssuccombèrent d’abord sous les coups des deux autres. Uneaprès une, leurs villes flambèrent il y avait eu partage duterritoire,dutempsdeleuralliance.C’estalorsqu’undeleurssavants inventa un moyen de destruction terrible, si terriblequelesannalesn’enparlentqu’entermesvaguesethorrifiés.La surface deMars flamba ! Les jaunes et les rouges furentvaincus, mais les noirs avaient déchaîné imprudemment despuissancesdontilsperdirentlecontrôle.Seulsceuxquiétaientdans de profondes cavernes survécurent. Le combat cessafaute de combattants. Il restait environ 50 000 noirs sous leSinusMeridiani,àpeuprèsautantde jaunesducôtédeSolisLacus, et quelques rouges, peut-être unmillier, quelque partvers le pôle sud. Mars était ravagée, stérile à jamais, et lacivilisationdesurfaceétaitmorte.«Alorscommencel’adaptationàlaviesouterraine.Elledura
plusieurs milliers de millénaires. La race subit desmodifications.Elleserapetissa,s’embellit–àleursdire!Maiselle perdit peu à peu toute faculté d’invention. Rien de neufn’est sorti de leurs cerveaux, au point de vue scientifique,depuis desmillions d’années ; ce fait semble avoir beaucouppréoccupé leurs sages, à cette époque. Les annales reflètentleurangoisseetleurdésarroi.Àlafin,ilsenprirentleurparti.La suite des annales décrit en détail leur histoire jusqu’àenviron 5 millions d’années d’ici. Puis il y a un trou d’unedizained’années,et lepremierfaitrelatéraconteunebataillesouterrainecontre les jaunesavecun ton très changé, etdesallusionsauculteducrabe.
«Bienentendu,jenevousdislàquecequejetiensdeNiup.Je n’ai pas pu lire le livre moi-même, car c’est un livre trèsvénéréqu’onnem’auraitpaslaissétoucher,etd’autrepartjenesaispaslire–ousimal!–leurscaractères.J’ajoutequelesannales comportent plus de 60 000 volumes de 3500 pageschacun!«Ilfautmaintenantquejevousdisecequejesaisduculte
ducrabe.Avantlalacune,lesmartiensnoirsétaientathées,oupratiquaientunereligionassezélevée,analogueà l’islamismesij’aibiencompris.Niuplapratiquaitencore.Maistous,ouàpeuprèstous,à170individusprès,lesmartiensnoirsadorentledieu-crabe.L’originedececulteesttrèscurieuse.Ilyacinqmillionsd’années,justeavantlalacune,vivaitunétrangeespritchezquilesfacultésd’inventions’étaientréveilléesàundegréinouï. Il s’agit de Mpa, le prophète, l’être le plus révéré dupeuplenoir,etleplushaïdeNiupetdesesquelquespartisans.Il semble qu’il ait été persécuté, et qu’il se soit vengé d’unemanière atroce. Il inventa une machine qui centuplait lavolontéhumaine,etilhypnotisatoutlepeuple.Ilyavaitdansun lac perdu du monde souterrain une espèce de crabesgigantesques. Il persuada les noirs que c’était là desincarnationsdeladivinité,etqu’ilfallait leursacrifierchaqueannée100jeunesgens.LesancêtresdeNiup,quiprésentaientlaparticularitéhéréditaired’avoir6doigtsétaient lesprêtresdu cultepara-islamique.Entraînés à l’exaltationde la volontépar l’ascétisme, ils résistèrent à la suggestion, ils luttèrentpendant10ans,ces10ansquimanquentsurlesannales,dontilsétaientlesgardiensetlesrédacteurs.Finalement,ilsfurentvaincus.Mais commeMpaétait legendredugrandprêtre, ilsuggéra aux noirs de considérer les hexadactyles comme desparias, indignes de participer au culte du crabe ou d’êtresacrifiés à lui. Ils vécurent donc dans leur ancienne foi,méprisésdesautresmartiensnoirs.Onleurretiralagardedesannales,qu’ilsonttoutefoisledroitdeconsulter.Ilssemirentàen tenir pour leur propre compte, ce qui fait qu’ils sont lesseulsàêtreédifiéssurledébutdelareligionducrabeetsurlavaleurdelarévélation.Lemondesouterrainestgouvernépar
lesdouzeprêtresducrabe,et leshexadactylesneconserventplus que le rôle d’interprète, car ils sont les seuls àcomprendre la languedesmartiens jaunesetmêmecelledesmartiensrouges,engrandepartiefaitedegestes.«Leprophèteavaitédicté,entreautreslois,quelesvictimes
nedevraient jamaisêtrevolontairesetqu’ellesdevraientêtrecapturées vivantes sans le secours d’armes autres que lesarmes blanches. Dans le cas où elles résisteraient avec desarmesscientifiques,ilétaitpermisd’employertouslesmoyenscontreellesdansundélaide75jours.Voilàpourquoivousavezété attaqués avec des moyens si inefficaces. Il espéraitentretenirainsidesdissensionssans fin.Dans l’espritdu fou-prophète,lesvictimesdevaientêtrelesmartiensnoirs.Maisilomit de le spécifier. Chaque planète ayant ses jésuites, lescasuistes déclarèrent après sa mort qu’il fallait au dieu 100jeunes gens de n’importe quelle race. D’où la reprise desguerrescontrelesmartiensjaunes,d’oùaussil’attaquecontrevous et mon enlèvement. Quand 15 jours avant la date dusacrifice le nombre de 100 victimes n’est pas atteint,commencent les« joursde terreur».Lesprêtresducrabeetleurs aides parcourent le pays, enlevant les jeunes gens.Personne n’ose sortir. Au besoin ils donnent l’assaut auxmaisons.Chaquemartien,saufleshexadactyles,esthypnotisédèssonenfanceparlesprêtresquicroientfermementremplirun devoir sacré, étant eux-mêmes sous le coup d’unesuggestion,depèreenfils.Onleurimprimeainsicetteidéequiestpoureuxuneévidence,qu’ilsnedoiventniêtrevolontaires,nirésisterengroupes.« Voici ce que j’ai appris sur l’histoire et la religion des
Martiens noirs. J’ai trouvé enNiup un allié précieux.Hélas !J’ai bien peur que lui et les siens aient payémon évasion deleur vie. Ils haïssaient terriblement les autresmartiens noirs.Maiscommeilsnepouvaientallervivreailleurs–ilsontessayéenvaind’entrerencontact avec lesmartiens jaunes – ils ontbienétéobligésderesteràNro–c’est lenomdeleurvillagesouterrain.
CHAPITREVIL’ÉVASION
« Vers la fin du deuxième mois de ma captivité, Niup me
prévintquejeseraibientôtprésentéauDieu.«Necraignezrien.Lesacrificen’alieuquelesurlendemain.
D’ici-là, je vous aurai fait évader.Laissez-vous conduire.Vousacquerrezainsilaconnaissanceduterrain.«J’avaisgardéavecmoimonscaphandre.Onavaitvoulume
l’enlever, mais j’avais protesté que la pression me gênaitbeaucoup. J’avais égalementmon Leica – pas assez de pello,hélas!–etmonrevolver.Jesupposequ’ilsn’yavaientpasfaitattention au début. Ensuite, je l’avais caché dans lescaphandre. Je crois aussi que d’après ce que leur avait ditNiup,ilsdevaientmecroirerésignéàmonsort.«Unjour,onvintdoncmechercher.Jefusencadréparune
gardequi brandissait des épéesnues.Onme conduisit à unerivièreoùflottaitunbateauplat.Ilétaitchargédeguerriersenarmesquiencadraientunetrouped’êtresligotés.Ilsétaientaunombre de 99, disposés par paquets d’une dizaine. C’étaientdesmartiensjaunes.«Cesontbienlesêtreslesplusbeauxquejeconnaisse.Leur
peauestvéritablementdorée, leursyeuxsontviolets,et leurscheveuxcommedesfilsd’or.Leurtaillevariede1m60pourles femmes à 1m 70 ou 75 à peu près pour les hommes. Ilsétaient vêtus de toges comme les martiens noirs, mais decouleurs brillantes. Leurs traits sont absolument humains etferaient honneur aux races les plus élevées de chez nous.Quand ils me virent, ils me regardèrent avec un intérêtmarqué, et se mirent à parler entre eux. Leurs gardiens lesfrappèrent alors brutalement avec le plat de leurs épées. J’aiencore devant les yeux le visage splendide d’une jeune filledont la bouche saigna. Je ne pus me contenir, bondis dansl’embarcation,arrachaiuneépéeàungarde,etmemisàtaperdansletas.Commevouslesavez,jesuisd’origineécossaise,etonaconservédansmafamillel’artdeseservird’uneépée.Je
croisqu’aupremiercoupj’enaicoupéunendeux.Labatailles’engageaalors ; j’étaishandicapépar le faitque l’épéeétaittrop petite pour moi, et d’autre part, je devais faire trèsattentionàcequ’ilsnedéchirentpasmonscaphandre.Pourmegêner encore plus, mon casque que j’avais mis dans unemusette,me battait les reins. Tout enme battant de lamaindroite,delagauchejecherchaisàatteindremonrevolverquiétait également dans ma musette. J’y parvins, tirai coup surcoup les quatorze balles. Cela fit un vide. J’en profitais pourbondirjusqu’augroupeleplusprochedejaunesetjeréussisàen délivrer cinq avant que les noirs ne reviennent à l’assaut.Maismaintenantnous étions6, et simesalliés étaientmoinsvigoureux quemoi, avantagé comme je l’étais par le fait quej’avais grandi dans un monde où la gravitation est bien plusforte, ilsétaient trèssupérieursànosennemiset trèshabilesdans le combat à l’arme blanche. Finalement, aumoment oùmonbrasfatiguédeseleveretdes’abaissersanscesse,étaitlaproiedecrampesdouloureuses,nousréussîmesà faireunetrouée. Nous prîmes de l’avance rapidement sur nospoursuivants. J’avais d’abord cru quemes nouveaux alliés nepourraient courir aussi viteque jebondissais.Maisbientôt jevis que c’était moi qui aurais de la peine à les suivre. Leurrapidité à la course est extraordinaire, et ils battraient sanspeinetouslesrecordsdumonde.Nousnousenfuîmesainsiauhasard, pendant unmoment, tournant dos à la ville et allantvers les vergers. Mon idée était de gagner un ascenseur etd’essayer de s’en emparer. Il était évident que mes alliésignoraient autant que moi la topographie du pays. Soudain,derrièreunbosquetsedressaunnoir.Jebondisverslui,l’épéelevée. Il souritetmetenditunpapier.C’étaitunhexadactyle,envoyé certainement par Niup. Tandis que je déroulais lepapier, lemessagers’effondra,uneflèchedansledos.Diable,pensai-je. Les flèches sont aussi des armes blanches. Nousrefluâmes devant les nouveaux arrivants, et nous grimpâmesunepentequimenaitvers laparoimêmedelacaverne.Nousétionsàpeuprèscernés,et jevoyaisau loinaccourirunedeleursmachinesàtentacules.Nosassiégeantslavirentaussi,et
cessèrentdenoustirerdesflèches.Ilsnecherchaientdurestepasànoustuer,maisànousimmobiliserparuneblessureauxjambes.«Avant que lamachine soit là, nous avions unmoment de
répit. J’en profitai pour prendre connaissance dumessage deNiup. Je vis que c’était un plan très détaillé de la région. Jerepérai facilement le tertre où nous étions, adossé à lamuraille;àquelquedistance,ilyavaitundemi-cercledessinésurlaparoietdelàuneflèchepartait,quitraversaitdessalleset aboutissait à une représentation duRosny. Je compris quec’était lecheminde la liberté,etremerciaimentalementmaischaleureusement,Niup.«D’aprèsleplan,l’ouverturedevaitsetrouveràenviron200
yardsàgauche.Jemontrailedessinàmescompagnonsetleurfis comprendre par gestes que cette routemenait hors de lacaverne. Nous allâmes rapidement. Effectivement noustrouvâmesl’entrée,àenviron3yardsau-dessusdusol.Jeprismonélan,bondis,etparunrétablissementmehissaiàl’entréed’une galerie. Je déroulai ma ceinture, et aidai ainsi lesmartiensàgrimper.« Après un kilomètre ou un kilomètre cinq cent de galerie
ascendante,nousdébouchâmesdansunevastegrotte,occupéepar une dizaine de noirs. Ils nous virent trop tard pouresquisserungestededéfense,etcefutunmassacresanspitié.Je découvris une porte diaphragme, mais ne pus l’ouvrir. Undes jeunes s’approcha alors, tâtonna un instant, et la portes’ouvrit. Elle donnait dans une salle plus petite contenant 6crabes.Jetiraialorsmoncasquedemamusette,medisposaiàle mettre, et m’arrêtai. Je venais de m’apercevoir que lesmartiens jaunes n’avaient pas de scaphandres. Je ne voulaispas abandonner ces vaillants alliés aux hordes noires quin’allaient pas tarder à apparaître. Je me tournai vers eux,montraimonscaphandre.Und’euxcomprit,souritetmontraàsontourlescrabes.Ilsseglissèrentàl’intérieurdecinqdecesengins.Jemisalorsmoncasque,etnoussortîmes.Jevisalorsque j’étais à environ 1 km du Rosny, que je distinguais trèsnettement. Il était à peu près 16 h. J’essayai d’entraîner les
jaunesavecmoi,pargestes.Ilsmerépondirentendirigeantlespinces de leurs machines vers le sud, et partirent. Je merapprochaiduRosnyetallaismemontrerquandjevisuncrabequimontait lagardeaumilieudescarapacesdétruites. Jemesentisglacé.Vousavaient-ilsvaincus?Étiez-vousprisonniers?Je restai là, épiant jusqu’à la tombée de la nuit. Le crabes’arrêtaalors,etjevisensortirunesilhouettequejereconnuspourcelled’Arthur.Jecomprisalorsquevousaviezcapturécecrabe, et j’arrivai juste à temps pour dîner. Voilà monhistoire!»Ils restèrent un moment silencieux. Trop de questions
affluaient à la fois à leurs lèvres. Enfin Paul, pratique,demanda:—Quelssontleursmoyensscientifiquesd’attaque?— Oh, ils ont bien dégénéré depuis l’ère de la puissante
martienne!Ilsontencore,sij’encroisNiup,quelquesexplosifsassezviolentsetdessortesdecanons,pneumatiques.Nousnetarderonspasàlesavoir!Ledélaide75joursexpiredemain,etlesacrificealieubientôt.—Oui,maisnousn’allonspaslesattendre.Nousnerestions
làquedansl’espoirdetevoirrevenir.Maintenant,nousallonsessayerdetrouverlesmartiensjaunes.Dequelcôtéhabitent-ils?Jesupposequ’ilst’ontgardéquelquereconnaissance.—Toujoursd’aprèsNiup,ilshabiteraientdesgrottessousce
quenousappelonsleSolisLacus.—Bon.Nousallonsleverlecamp.Nevouséloignezàaucun
prix hors de la lumière des projecteurs. LeWells et le JulesVernevontréintégrerleurgarage.Unedemi-heureaprès,ilsétaientaffairésàdémontertoutes
les installations provisoires du camp de l’Heptagone. Déjàl’autoetl’avion,soulevésparlesgrues,avaientdisparudansleventrede l’astronef.Alorsbrutalet rapide, survint ledrame :Louis et Arthur démontaient l’excavatrice. Il y eut soudainderrière eux comme un bouillonnement de sable, une trappes’ouvrit.Deuxlonguestentaculestâtèrentl’airavecdesgestes
aveugles. Ils les rencontrèrent, les saisirent, les entraînèrentdans la trappequisereferma.Lesablecroulaeteffaça toutetrace…
CHAPITREVIILESACRIFICEAUDIEU-CRABE
Ils se tenaient dans la salle commune, fous de colère.
L’enlèvement avait été si imprévu, si rapide, qu’ils restaientpantois,sansénergieniplans.Sigseressaisitlepremier.—Nousnevoulonspas,nousnepouvonspaslaissernosamis
auxmainsdecesbrutes,pourêtresacrifiésàleuridole.Nousdevonsagir!—Oui,ditPaul,maiscomment?Bernard,qu’enpenses-tu?
Bernardn’étaitpas là.On l’entendaitqui fourrageaitdans lessoutesàmunitions.—Bernard?—Oui.Quoi?Ilapparut,àdemiéquipé.—Qu’est-cequevousfoutezlà?Ilfautfairequelquechose?
Biensûr!Quoi?Délivrerlescopains!Commenta?Parruseouparforce?Nousentreronsbienchezeux,quitteàdéfonceruneporteàcoupdedynamite.Maisqu’est-cequevousfichez,nomdeDieu!SigetRayétaientdéjààdemiéquipésà leur tour.Touten
achevantd’endossersonscaphandre,Sigdit:—Paul, turestes iciavec IngridetHélène.Ray,Bernardet
moi,nousyallons.Non,ilfautqueturestes.Ilnes’agitpasdecourage!Tuenasautantquenous.Ils’agitdeforcephysique,peut-être.Danslecorpsàcorpstunousgênerais.Iln’yapasde honte. Il y a peut-être autant de danger ici ! Et tu esindispensable,ilfautquequelqu’unreste!Il lançait ses arguments à la volée. Puis, se tournant vers
Hélène,effondréedansuncoin.—T’enfaispas.Onteleramènera,tonLouis!Elleeutunsursaut,etlevantsesyeuxmouillésdelarmes:—Tusais?—Toutlemondesait.C’estassezévident!Bernard, nerveusement, achevait degarnir une ceinturede
munitions.Ray, flegmatique,amorçaitdesgrenades.Musettespleines,ilsvisèrentleurcasqueetdisparurent.Paullesvitparle hublot, gigantesques silhouettes se dandinant, s’effacerderrièrelesrochers.Sitôtdehors,ilsmarchèrenttrèsvite.Raylesconduisait.En
peu de temps, ils furent à la porte par où Ray s’était enfui.Bernard se disposait à la faire sauter quand ils s’aperçurentqu’ellejouaitlibrement.Ilsentrèrentdoncdansl’antichambre.Elleétaitvide.Laporteserefermaautomatiquement.L’autre,intérieure,s’ouvritàlamanœuvredeRay,etilsfurentdanslasalleoùlesnoirsrangeaientleursmachines.Elleétaitdéserte.Un seul crabe était accroupi dans un coin, avec un air deméchancetéétrange.—Curieuxcevide,ditRay.Çanemeditrienquivaille!Ilsavancèrentparunlongcouloir,sansrencontrerpersonne.
Ilsdébouchèrentainsidans lapetitegrottequiavaitpermisàl’américain de s’évader. Il se pencha avec précaution etinspectalavalléesouterraine.— Ça va. Enlevons les casques. Nous allons laisser tout le
bardadanscettecrevasse.—Maissinousnepouvonspasrevenirparlemêmechemin?—Alorsnousnepourronspasrevenirdutout.Ils ne gardèrent sur eux que les armes et les munitions.
Allégés,ilssautèrentsurlesoldelacaverne.—Étonnantcettevoûte,fitBernard.—Tuenverrasd’autres.Viens!Silencieusementilsfilèrentaurasdelamuraille,parvinrent
dansunéboulisoùilspouvaientsedissimuler.— Sais-tu, demanda Sig, où ils ont bien pu emmener les
copains?—Non,nousallonsêtreobligésdechercher.Et ici, iln’ya
pasdenuit!Bernard,commefrappéparuneidéesubite,demanda:—Quelleestladatedusacrificeducrabe?—Demain,commençaRay.Puisilpâlit.Non.Jemetrompe:
c’estaujourd’hui,cesoir,MyGod!C’estterrible.—Quandamènent-ilslesvictimesautemple?—Ellesdoiventyêtre.—Etoùest-il?Raytiradesapocheunpapierfroissé.—D’aprèsleplandeNiup,là-bas,etilmontral’est.—Pasunmomentàperdre.Àquelledistanced’ici?—Jenesaispas.C’estauboutdelacaverne,dansunegrotte
qui communiqueavec le longsouterrainoùvivent lescrabes-dieux. Il y a une rivière à traverser. Ce peut être à deskilomètres!Ils partirent, marchant d’un pas pressé, surveillant
anxieusementlavalléeoùriennebougeait.—Évidemment.Si le sacrifice a lieuaujourd’hui, tous ceux
qui sont valides y assistent ! Quant aux autres, il leur estinterditdesortir.Auboutd’uneheure, ilsentendirentunbruitd’eauquialla
grandissant. Le terrain montait. Subitement, au détour d’unrocher, ils virent la rivière. Elle jaillissait d’une grotte, à unendroit où la colossale muraille changeait de direction. Elledévalaitunepenteabrupte,michute,mirapide.Àsonentréedans la plaine, des constructions évidemment destinées àcaptersonénergie,l’entouraient.Parlafenêtredel’uned’elleson voyait un martien noir aller et venir. Les compagnons seblottirententredeuxrocs.Bernardsedemandaitquelétait leprocessus qui régissait la circulation souterraine de l’eau surMars.Presqu’enfaced’eux,unepasserellelégèretraversaitlarivière,lasurplombantdeplusde10mètres.—Ray,Bernard!Attention.Ils’agitdefranchirvitecepont.
Il y a à peu près 100 m à découvert, donnez toute votrevitesse!Vousyêtes?Hop.Ils coururent à toute allure. La passerelle sonna sous leurs
bonds.— C’est impossible, pensait Bernard, qu’ils ne nous
entendentpas.
Maisriennebougeait.Àpartlemartienentrevudansl’usine,nulêtrevivantnes’étaitmontré.Sitôtlapasserellefranchie,ilsse retrouvèrent dans un chaos de roches éboulées, propice àl’avance cachée, propice aussi aux embuscades. Une chaleurlourdefaisaitruisseler leursueursurleurvisage.Revolverenmain, ils se glissèrent de roches en roches, le cœur battantd’excitationetdelacourse.Ilsfirentencoreunkilomètre.Puisilsarrivèrentdevantunporchedegrandesdimensions.Devantlui,ledostourné,étaitungroupedetroismartiens.Ilfallait,detouteévidence,lessupprimersansbruit.Sigrampaitdéjà.Raylesaisitparlajambeetlefitrevenir.—Laisse-moifaire.Il fouilladanssamusette,entiraunedizainedetubesqu’il
vissaboutàbout.Finalementletubeainsiconstituéavait1mde long. Il ouvrit alors une caissette et en sortit d’étrangespetitesflèchesdequelquescentimètres.Lapointe,trèsaiguë,étaitcouverted’unenduitbrun.Illesleurmontraensouriant.— Poison, souffla-t-il. Mes expéditions d’Amérique du sud
m’ontdonnél’idéedecetengin.Il se pencha, introduisit une flèche et souffla. Là-bas, à
30mètres,undesmartienssursautaetportalamainàsoncou.Le deuxième se retourna, juste à temps pour recevoir uneflèche en plein visage. Le troisième, voyant ses compagnonsfrappésmystérieusementcherchaquelquechoseàsaceinture,ne le trouva pas, courut vers un crabe dont deux pattesdépassaient de derrière un rocher, et reçut à son tour uneflèchedanslanuque.Ilfitquelquespas,battitl’airdesesbras,tomba.Lesautresétaientdéjàmorts.Le toutavaitduré30à40secondes.— Ça fait la deuxième fois que je m’en sers, dit Ray. La
premièrefois,c’étaitcontreBigJohnson,legangster!Ilsenjambèrent lescadavresetpénétrèrentsous leporche.
Le sol était magnifiquement dallé de métaux précieux, quidessinaient des formes géométriques complexes. Le couloirétait assez étroit. Ils marchèrent sans rencontrer d’autrerésistance.Laloid’airainquipesaitsurlesmartiensnoirsétait
sivieilleetavaitétésidurementsanctionnée,quelesmoyensdecontrainteetdedéfenseétaientdevenusinutiles.Àmesurequ’ils avançaient, un chant lointain leur parvenait, ample etmélancolique.Ilmontaitetdescendaitcommelechantduventdanslesarbres,étaitcoupédesilences,ets’enflaitparfoisenunformidableunisson.Àn’enpasdouter,c’étaittoutunpeuplequichantaitainsi.Lavoie,sacréecontinuaentredeuxrangéesdestatuestrèsréalistes.Siglesexaminadeprès,etdit:—Maiscesontdeshommesmétallisés!—Antinea,soufflaBernard.MaisniRayniSignecomprirent
cetteallusionàunromanfrançaisdudébutdusiècle.Brutalement,commelechantsetaisait,lavoietourna,etils
furent en vue du temple. Ils avaient débouché dans unecaverne,éclairéepardegrandsprojecteursqui lançaientunelumièrepourpre,fatigantepourlavue.Letemple,constructionbaroque de pierre et de métal, presque cubique, orné denombreusessculptures,sedressaitaumilieud’ungrandparvisde métal qui paraissait noir sous la lumière rouge. Un côtédonnait sur unepiscinede très grande taille, qu’entourait unimmense amphithéâtre grouillant d’une foule confuse. Sur leparvis, prèsde lapiscine, se tenait le collègedesprêtres, enrobepourpre,etlessoldatsquigardaientlesvictimes,nues.Ily en avait 100, hommes et femmes tous martiens jaunes.Soudainaumilieud’eux,ilsaperçurentlahautetailledeLouis,etlecorpstrapud’Arthur.Lechantrepritsurunmodelugubre.Troisprêtressaisirent
unejeunemartiennejaune,et,malgrésescris,laprécipitèrentdanslapiscine.Ilyeutunsoudainbouillonnement,unegrossepince surgit, happa le corps. D’autres pinces apparurent,bataillèrentavec lapremière, et finalementplongèrent toutesavec un fragment de proie. Le sacrifice était commencé !Rapidement, ils se concertèrent. Que faire contre cette fouleimmense?—Voilà,ditSig.SurTerre,jelancelagrenadeà70mètres.
Ici j’en ferai bien le double ! Or, nous sommes à 100mètresenviron. Je propose donc un arrosage de grenades, afin de
semerlapanique…UncrideBernardl’interrompit.—Regarde!DeuxprêtresavaientsaisiArthurquigesticulait.Louisfaisait
deseffortsterriblespourrompreses liens.Arthursedébattit,glissa,futpousséettombadanslapiscine.Maisauparavant,ilavait saisi une main d’un prêtre entre ses dents, et l’avaitentraînédanslamort.Ilsneregardèrentpas,touteleurhaineet leur fureur concentrée dans le jet des grenades. Ellesplanèrentuninstant,s’enfoncèrentdanslafoule,dilacérantlesmembresetlestorses.LadeuxièmegrenadedeBernard,tropcourte,écornaletemple.Ilyrenonçaalors,saisitsacarabineetsemitàéchenillerlecollègedesprêtres.Louisavaitréussiàrompre ses liens, et se battait sauvagement avec l’épéearrachéeàungarde.—Tiensbon,Louis,nousvoilà!hurlaBernard.Jusqu’alors lesmartiens, sidéréspar lapluiedeprojectiles,
n’avait pas connu leur provenance. Le cri de Bernard lesrenseigna.Lafoulehurlait,prisdefureuretdepanique.Ils foncèrent sur le temple, à grands pas, géants animés
d’une folie de carnage. Sans arrêt, ils tiraient avec leursrevolvers. Lesmartiens affolés, couraient en tous sens. Louisavaitcoupéles liensdequelquesmartiens jaunes,et lesavaitarmés avec les épées des gardesmorts.Mais il était évidentqu’ilsfiniraientparsuccombersouslenombre.C’estalorsquelestroisarrivèrent.La ligne des gardes plia sous le choc. Sur Terre, les trois
camarades totalisaient 285 kilos Chacun dans son genre,c’étaient de puissantes machines de guerre, faites pour lecombat corps à corps, possédant la masse, la vélocité etl’intelligence.SigetBernardbrandissaientleurscarabinesparle canon, faisant éclater les crânes, brisant lesmembres. Unpeu à l’écart, Ray déchargeait sans cesse son revolver, et lerechargeaitavecunedextéritédecow-boydefilm.Petitàpetit,ilsapprochèrentdeLouisetdesa troupedemartiens jaunes.Ceux-cisebattaientbien,ilyeutunelongueoscillation,puisla
trouéefutfaite,etilsserejoignirent.—Enretraite,vite!Avantqu’ilsnebloquentledéfilé!Ils prirent le pas de course. Ils étaient 15 survivants : 10
hommeset5femmes.Ilsfuyaient,talonnésparlafoulenoire,ivredecolèreetderage.Leparvisdutemplen’étaitplusqu’unmonceau de cadavres. Tout à coup Sig se retourna, courut ànouveauversleTemple.Lespoursuivantsrefluèrent.Coupsurcoup,illança6grenadesdanslapiscine,teintéedesang.Desfragmentsdecarapaceetdechairvolèrent.—VoilàpourArthur,cria-t-il.Puis, il rejoignit ses compagnons. À la sortie du défilé, ils
tombèrent sur une patrouille d’une dizaine de noirs, armésd’une sorte de fusil ; il y eut un rapide échange de balles,quelques grenades, et ils passèrent. Ils n’étaient plus que 6.Tous les martiens jaunes étaient morts ou blessés, sauf unjeune homme et une jeune fille. La route du retour par lapasserelle leur était coupée. Le pont était gardé par uneimposante troupe. Au loin, on voyait des crabes-machinesaccourir.Ilss’arrêtèrentunmomentpoursouffler.—Combiendegrenades,Ray?—Trois.—Ettoi,Bernard?—Cinq.—Moi, quatre. Les fusils sont hors d’usage. Pas étonnant.
Restelesrevolvers.Unsifflementsubitlesfitsebaisser.Ilsentrevirentunesorte
d’obusàailettesquipassaau-dessusd’euxetallafracasserunrocher.—Del’artillerie!Manquaitplusqueça!Louisregardaautourdelui.—Par-là!C’estparlàqu’ilsnousontamenés.Ildésignaitun
cheminquilongeaitlaparoi.—Vite!Un deuxième obus éclata tout près. Le martien jaune
chancelaets’effondra,tuénetparunéclatàlatempe.D’unair
hébété la jeune fille contemplait du sangqui avait rejailli surelle. Ils s’enfuirent à nouveau, le souffle rapide, un peu àl’aveuglette.IlétaitvisiblequeLouisétaitépuisé.SansunmotBernardetArthur lesaisirentpar lebraset lesoutinrent.Sigfit de même pour la jeune fille. Ils coururent longtemps. Detempsentemps,Louis,d’unmotbref,leursignalaitlaroute.Ilsparvinrentenfinàunascenseurquifilaitdroitverslavoûte.Lecrabeleplusprocheétaità200mètres.—Toi,ricanaBernardenpréparantunegrenade.Louisétaitdevantletableaudecommandedel’ascenseur.—Voyons.Pourdescendreonpousse leboutonrouge.Pour
l’arrêtc’estlevert.Donclebleuestpourlamontée.Ilss’entassèrentsurl’étroiteplate-formesansgarde-fou.—Bernard.Qu’est-cequetuattends?Tuesfou?—Jeveuxavoirlapeaudecelui-là.Le crabe approchait. Soudain Bernard remarqua qu’il était
muni d’une sorte de canon. Il lança son engin, bondit dansl’ascenseur qui démarra. À travers la paroi transparente, ilsvirent la machine martienne disloquée qui brûlait et serapetissaitrapidement.Ilsdébouchèrentparleplancherd’unevastesalle,massacrèrentlestroisgardiensdescrabes,quinesurent ce qui leur arrivait. Ray arracha la toge de l’un et latenditàlamartienne:—Cen’estpasquevotrenuditémechoque,mais ici il fait
froid,dit-ilendialectenoir.Ellenecompritpas,maisfutvisiblementheureused’avoirun
vêtement.Louis fitdemême. Ilsrepérèrent les issues. Ilyenavait trois : la trappe, rien à craindre de ce côté, tant quel’ascenseur serait en haut. Une autre, visitée, amena à uneimpasse.Latroisièmeétaitdonclasortie.—C’esttrèsbeaud’êtrearrivéslàmaiscommeditlefaible,
ilfautsortird’ici.—Lescrabes,Bernard.Ilsvontnousservir!—Heureusement qu’Arthurnous a appris à nous en servir.
PauvreArthur!—Tudieu,ilaeudebellesfunérailles,ditBernard.Pourma
part, dès à présent, je tire à vue sur tout martien noirrencontré!—Nous sommes cinq, fit Sig. Ray ne sait pas conduire un
crabe.Quantàlamartienne…Ilseretourna.Ellegisaitàterre,évanouie.— Pauvre fille, dit-il. Voilà. Bernard et Ray dans un crabe.
Louisetlafilledansunautre.Moidansletroisième.Ilssepréparèrentàmonter.—Unmoment,ditRayendéchirantsachemiseblanche,et
en en fixant un fragment au bout des antennes de chaquecrabe.Ilnes’agitpasquePaulnoustiredessus!DansleRosny,celaavaitétédesheuresd’attenterongeuse.
Paulnetenaitpasenplace.—Jedevraisyêtre,disait-iltoujours.Vers5heuresdusoir,Hélènequinequittaitpaslehublotpar
où elle avait vu les camarades partir à la rescousse, signalatrois crabes qui venaient dans leur direction. Au mêmemoment,lessonneriesd’alarmeretentirent.— Aux postes de combat ! hurla Paul. Et il bondit vers la
coupole.—Attends,réponditIngrid.Ilsportentundrapeaublanc!Lamanœuvre de transbordement fut longue et difficile. Ils
nepouvaientsonger,sansscaphandreàsortirdescrabespourpasserdansleRosny.Aussi,leWellsetleJulesVernefurent-ilssortis du hangar où les crabes les remplacèrentsuccessivement.Lepremierquisortit futSig.PuisBernardetRay,ensuiteLouisetlamartienne.—EtArthur?demandaanxieusementPaul.—Mort,monpauvrevieux.Noussommesarrivéstroptard.
Jeteraconterai.Dans la salle à côté, Hélène se tenait contre la cloison.
Depuis qu’elle avait compris, au ton des voix, qu’unmalheurétaitarrivé,uneangoisseatroceluitordaitlecœur.Ellen’osaitpasser dans le hangar, craignant de voir ses pires craintesconfirmées.Puis il luisemblareconnaître lavoixdeLouis.La
portes’ouvritetilentra.Ilétaithave,défait,couvertdesang.Elle le regarda longuement, la gorge serrée, ne pouvant pascroireàsonimmensebonheur.—Toi,toi…balbutia-t-elle.Puisavecunlongsanglot,elles’abattitsursapoitrine.
CHAPITREVIIIANAENA
Le lendemain matin, Bernard se réveilla avec la confuse
appréhension d’une catastrophe, et le vague souvenir dechoses horribles. Il lui semblait avoir fait un cauchemarfantastique.Peuàpeu,lamémoireluirevint,enentier.Ilrevitl’enlèvement et la bataille souterraine. Sur ses vêtements, àcôté de son lit, les taches de sang avaient noirci. Une visionsurtout le hantait. Certes, dût-il devenir vieux comme unpatriarche, il reverrait toujours soncamaradehappantde sesdentslamainduprêtreetbasculantdanslapiscine.Ilessayadesereprésentercequ’avaientdûêtre lesderniersmomentsd’Arthur,etcelaluifitsimalqu’ilmanquacrieretgrincerdesdents.Lapenséeque celui qui avait été leur compagnon,quiavaitpartagéleurspérils,toujoursgaietprêtàrendreservice,se dissolvait lentement dans les sucs digestifs d’un crabeénormeluifutinsupportable,etpendantunmomentilenvialafoid’HélèneetdeLouis.—Enfin,murmura-t-il.Ilestmort,maisilestmortcommeun
homme.Etj’espèrebienquelesgrenadesdeSigonttuéceluiquil’adépecé.Pour son âme sauvage, ce fut presque un réconfort. Il se
leva,mitdesvêtementspropres,etregardasescamaradesquidormaient encore. Louis était nerveux, agité. Les autresreposaient, calmes. Déjà le lit où avait dormi Arthur avaitdisparude la salle. Il avait été attribuéà la jeunemartienne.C’étaitcommesiArthurn’avaitjamaisétélà,commesijamaisiln’yavaiteud’Arthur.Ceteffacement lui faisaitde lapeine.Filsd’uneracequienterraitsesmorts,ilsefutmieuxrésignés’ilsavaientpuveillerlecorpsdeleurcamarade.Sansbruit,Sigs’étaitlevéàsontour.Illuiditàmi-voix:—Avait-ildesparents?Unefiancée?—Pasquejesache.Maisilavaitdesamis.Etquepourrons-
nous leur dire ? Que nous sommes arrivés une minute troptard?
—Queveux-tu.C’estledestin,siquelquechosecorrespondàcemot.Le repas du matin fut morne. Discrètement Hélène fit
disparaîtrelaservietteencorepliéedeleurcompagnon.Sigfituneffortetdemanda:—Etlamartienne?— Elle dort encore. Elle s’est endormie très tard. J’ai été
obligéede luidonnerunsédatifnerveux,sanssavoirdurestes’ilagirait.Ilaagi.Ingridestavecelle.QuelquesinstantsaprèslaSuédoiseapparut,traînantparla
mainsacompagnequiavaitl’airintimidéeetregardaitautourd’elle. Elle était vêtue d’une robe d’Ingrid, de lamême taillequ’elle.—Elle est vraiment très belle, fit Ray. Avez-vous remarqué
qu’ilssonttoujoursbeaux?—Oui,c’estunemagnifiquerace!Bernard l’examinait d’un point de vue d’anthropologue. Ce
qui surprenait d’abord, c’était la riche couleur dorée de lapeau, le blond très pâle des cheveux longs, et la teinte desyeux,ungrisvioletassezfoncé.Lestraitsétaientpurs,lefronttrès haut et large. De structure elle était grande, 1m 65, lataille d’Ingrid, pensa Bernard, large d’épaules et gracile à lafois,avecdetrèslonguesjambes.Elle s’assit sur un signe d’Ingrid, et contempla avec une
méfiante stupeur le chocolat au lait et le pain beurré quiétaientdevantelle.Detouteévidence,ellen’avaitjamaisvudenourriturepareille.Elleregardaunmomentlesautresentraindemanger,puissedécidaàmordredansunetartine.Sesdentsétaient très petites ; ellemangea quelques bouchées, but unpeudechocolatetsourit.Vraisemblablementcettenourritureneluiavaitpasétédésagréable.Ray essaya d’engager la conversation dans le dialecte noir.
Pasplusque la veille elle ne comprit.Elle répondit dansunelanguefluideetsonore,trèsricheenvoyelles.—Ilfaudraitpourtantsavoirsonnom,ditPaul.Sedésignant
dudoigt,ilprononça:Paul.Lesautresfirentdemême.
Elleréfléchitunmoment,puisrépétantlegeste,dit:—Anaena.Sitôt après, pendant que les autres mettaient la dernière
mainauxpréparatifsdedépart,BernardpromenalamartiennedansleRosny.Unesurpriseassezvexantel’attendait.Commeilluimontraitsonmicroscope,chefd’œuvredelamaisonZeiss,elle éclata de rire, semblant trouver quelque délicieux etridicule dans l’instrument.Du coupBernard écourta la visite.Plus tard, la tête plus froide, il réfléchit qu’un peupleintelligent qui avait plus de 30millions d’années derrière luidevaitavoirfaitdesprogrèstechniquesénormes.Enadmettantqu’il soit en décadence, il devait posséder encore de beauxrestesdesasplendeurpassée.Pluspratiquement,ilrésolutdecommencerpar lecommencement, c’est-à-dired’apprendre lelangage des martiens jaunes, et d’enseigner le français àAnaena.SelonlaméthodeappliquéeparRay, il luinommalesobjets qui étaient autourde lui.Elle fit demême, etBernardnota lesmotsmartiens en orthographe phonétique. L’écrituremartienne était curieuse. Elle s’écrivait de droite à gauche,puisdegaucheàdroite,enboustrophédon.Laleçoneutlieuenprésence de tous, sauf de Louis et de Paul qui vérifiaient lesmachines pour le départ fixé à 10 heures. Au début, toutmarchabien.Puis ilsseheurtèrentàdegrossesdifficultésdeprononciation. D’un côté la fluidité de la langue martienne,touteenaccentuations, leur faisaitcommettredesbévuesquidevaientêtretrèsdrôles,carAnaenariaitéperdument.D’autrepart,ellen’arrivaitquedifficilementàprononcerlesRetleU.LespremierssetransformaientenLet lessecondsen iou,cequi faisait ressembler un peu sa prononciation à celle d’unchinois ou d’un anglais selon le cas. Au bout d’une heure etdemie, ils étaient en possession d’une cinquantaine desubstantifs et d’adjectifs, et de quelques verbes simples :manger,dormir,etc.Deplus,Anaenaconnaissait l’originedesTerrestres. La leçon se serait prolongée siHélènen’avait faitremarquerquelamartienneétaittrèsjeune(peut-être16ans)etqu’aprèslesémotionsqu’elleavaitsubies,ilfallaitqu’elleserepose. Cependant Bernard réussit à obtenir d’elle un
renseignement sur la direction à suivre pour joindre sonpeuple,lesTliou.Ilfallaitallerverslesud-ouest.
CHAPITREIXSURUNMONDESTÉRILE
Lentement la vallée disparut du champ du hublot. Bernard
collasonvisageàlavitre,pourvoirencoreunefoislecoindeMarsoùilsavaientlaisséuncompagnonsansmêmepouvoirsedirequ’ilsreviendraientsursatombe.LeRosnypritpeuàpeude la vitesse, et bientôt le camp de l’Heptagone ne fut plusqu’unsouvenir.Bernardsecourbaetpénétradansleposte2.Paulconduisait
avecàcôtédelui,SigetAnaena.Celle-cisuivaitattentivementtoute la manœuvre. Dans le poste 19, qui avait été celui deArthur, Ray se tenait. Ingrid était dans la coupole. Hélèneveillait Louis, alité avec une terrible jaunisse déclenchée àretardementparlacommotionnerveuse.Ilrestalàunmoment,appuyéaudossierdufauteuildePaul.
ParfoisonentendaitlavoixdeRaydanslemicrophone.Toutvabienàbord.Entre-temps, il sifflaitavecobstination leYankeeDoodle.Devant l’astronef le sable se déroulait à perte de vue.
C’étaientdesdunesplates,endômesouencroissants,avecçàet là des épointements rocheux,maigre épaule de la planète.Obsédantcommeunrefrainrevenaitenluiunephrase:«Noussommessurunmondestérile…surunmondestérile…surunmondestérile…»Malgrélesterrifiantesprofondeursdusous-sol, malgré la beauté de la race jaune, il se sentait sur uneplanèteusée,audéclindelavie.IlpensaquelaTerreseraitunjour aussi, une vaste désolation rousse sous un ciel indigo. Ilfrissonnacommes’ilavaitvusubitementsonpropresqueletteàtraverssachair.Toujoursdesdunes,toujoursdusable,toujourscesoleilpâle
et lointain. L’horizon était embrumé de la poussière soulevéeparceventlégeretcontinuquin’avaitguèrecessédepuisleurarrivée.—Çava,Paul?—Çamarche,ettoi?
—J’ailecafard.—Qu’ya-t-ilquinevapas? interrogeaSig.Tut’esdisputé
avecIngrid?— Non. Mais j’ai l’impression que ce monde nous hait.
Regarde là, ce pays jaune. Jamais dans mes expéditions auSahara,jen’aisentipareillehostilitédusol.Ilyavaittoujours,à la halte, uneherbe, un insecte, un reptile, oudeshommes.Maisici.Etqu’est-cequinousattendderrièrecethorizon?Quisont-ils, eux? IldésignaitAnaena.Quesavons-nousd’elle,deses pensées ? Elle était belle, je la sauvai, comme dit lachanson. Qu’y a-t-il dans cette tête ? Peut-être sont-ils aussimauvais que les noirs ! De toute façon, ils ont au moins 30millionsd’annéesderrièreeux!Trentemillionsd’années!Surterre,celanousreporteausecondaire!Jemefaisl’effetd’unfossile vivant ! Nous leurs sommes peut-être aussi étrangersqueleseraientpournousdesdiplodocus.Etnousavonsperduundesnôtres,déjà…— Je suis sûr, protesta Paul, qu’ils sont bien plus humains
quetunelecrois.Etjenecomprendspasbiencequiteprend.Certes,jenesuispasgaiquandjepenseàArthur.Maiscesontlesrisques…—Tunel’aspasvu,toi,sedébattreetmordreleprêtre!—Allons,calme-toi,Bernard,repritSig.Çatepassera.C’est
tacrise.Çanousarriveraàtous.Tueslepremier,simplement.Écoute.Ilyadeuxans,j’aihivernédansleSpitzbergavecdeuxchimistesetuneéquipede trappeurs. Jecherchaisdes terresrares.Ehbien,nousavonstouseunotrecrise,chacunànotretour.Tantetsibienqu’undeschimistesaattelésontraîneau,pendant que nous dormions, et il est parti… droit vers laSuède. Nous l’avons rattrapé le surlendemain, à demi gelé.Deuxjoursaprès,ilétaitlepremieràenrire!—Oh,jesaisbienqueçamepassera!Maisenquoilefaitde
lesavoirdiminue-t-ilmamisèreprésente?Ilhaussalesépaulesetpartitpourlacoupole.Ingrid,affalée
surlesiège,contemplaitledésert.—Toiaussi?dit-il.
—Comment,moiaussi?—Toiaussituaslecafard?— Oui et non. Je songeais aux lacs paisibles de chez moi.
Maisjeneregretterien!—Quepenses-tudesmartiensjaunes?— Que veux-tu que je pense de quelque chose que je ne
connais pas. Anaena a l’air sympathique. Je ne sais commentserontlesautres.Longtemps, ils restèrent sans parler. Il y eut soudain un
brusque changement dans le rythme de la marche. Puisl’astronefstoppa.—Qu’ya-t-il?demandaBernarddanslemicrophone.—Regardedroitdevant!Danslapoussièredesable,troisformessemouvaient,àun
kilomètre. Un accès de haine lui secoua le corps. Encore lescrabes.Ilouvritlaculasseducanon,yglissaunobus.—Attends,ditPaul,commeil luidemandaits’il fallait tirer.
Anaenas’agite,cesontpeut-êtrelessiens.Lessilhouettesserapprochaient,leursdétailsseprécisaient,
elles étaient beaucoup plus hautes que les crabes, n’avaientquesixpattes,etétaientdeformeoblongue.—D’aprèscequegesticuleAnaena,jecroiscomprendreque
ce sont bien les siens, dit Paul. Pas de gestes hostilesprématurés.Maistiens-toiprêt!Àgrandesenjambéeslesenginsénigmatiquesarrivaient.Sur
la proue du premier, un lacis de traits de peinture rougetranchaitsurlejaunesombrequiformaitlefond.Surletoit,ilyavaitunecatapulteenminiature,analogueàcellesutiliséesautrefois sur les navires de haut-bord pour lancer les avions.ParlemicrophoneBernardpouvaitentendreAnaenaquiparlaitvolubilement.LemotPliou,quidésignaitsonpeuple,revenaitfréquemment.Lestroismachiness’arrêtèrent.Duventred’unpremier,par
une échelle souple, descendit un martien jaune vêtu d’unscaphandretransparent.
—Ouvrelaporteexternedusas,commandaPaulàSig.Nousallons le recevoir. Convocation générale du conseil. Il setiendradanslachambre,pourqueLouispuisseyassister.Quandilssefurentrenduscomptequelemartienétaitdans
le sas, ils fermèrent la porte extérieure et ouvrirent celle del’intérieur.Pendantunbrefmoment, terrestresetmartiensseregardèrent. Bernard surprit une lueur amusée dans sonœilquand il vit Anaena habillée en terrienne. Lui-même portait,sous son scaphandre, une sorte de tunique ocre, serrée à latailleparuneceinture,etquilaissaitlesbrasnusàpartirdesépaules. Sitôt débarrassé de son casque transparent, il posaquelquesquestionsàAnaena.Celle-ciréponditbrièvement.SurTerre,lemartienauraitparuplutôtgrand.Cependant,il
faisait piètre figure entre les 1m95 de Sig et deRay et les1m87deBernard.MaisildominaitdeloinPaul.Ilsentrèrent,l’encadrèrent,danslachambreoùLouisétaitassisdanssonlit,lesreinscalésparunoreiller.—Laconversationrisquedemanquerd’animation,remarqua
Paul.Ray,situessayaisencoredeluiparlernoir.Ilyenapeut-êtrequicomprennent?Effectivement,lemartiencomprit,etréponditdanslamême
langue. Il y avait cependant, fit remarquer l’Américain,quelquesdifférenceslégèresquiluidonnaientàpenserquelemartien avait dû apprendre le dialecte noir dans une autretribu.Lemartienparlaassezlongtemps.— Il dit, traduisit Ray, qu’ils nous cherchaient. Ceux que
j’avaisdélivréslorsdemafuiteontpurejoindreleurcité,etontparlédenous.Ilsn’ontpuvenirplustôtpourdesraisonsquejene saisis pas bien. Il nous remercie d’avoir sauvé Anaena, etnousdemandesinousvoulonsvenirdansleurcité.—Biensûr!Demande-luisonnom.Lemartienjaunerépondit:Sli.Ilyeutunnouveléchangede
paroles.—Ilditqu’ilvanousguider.LesKryoxi,jesupposequec’est
lenomde leursengins,ontunemissionà rempliretnenousaccompagnentpas.MaisSliresteavecnous.
CHAPITREILACITÉDESMARTIENSJAUNES
LeRosnyescaladaunedune,parvintausommetetbascula.
Et, aussi soudainement qu’un rideau tiré parurent lessuperstructuresde lacitédesmartiens jaunes.Contrairementaux noirs, ils avaient conservé en surface un certain nombred’établissements permanents. C’étaient pour la plupart deshautes tours complètement closes, percées de rares hublots.Très en avant des constructions s’étageaient des séries depetitsfortinsàdemi-enterrés.Unmurmétalliqueassezhautetpercédeportes,entouraitlacitéproprementdite.Sli donna ses instructions à Ray qui traduisit. Il fallait
contournerlacité,lesportespercéesdececôté-cin’étantpasassez grandes pour le Rosny. La manœuvre s’accomplit, etl’astronefpassantsousunporche,pénétradansl’enceinte.Cen’étaitpassansméfiancequePaulavaitdécidéd’yentrer.
Aufond,commeledisaitBernard,ilsneconnaissaientriendesmartiens jaunes. Une trahison était toujours possible. Aussiquand, revêtus de scaphandres, ils descendirent à terre, fit-iljouer le dispositif de sécurité qui rendait l’ouverture du sasimpossiblepourquin’avaitpaslesecret.Ilsavancèrentverslatour la plus proche, où, à leur approche, béa une portetriangulaire.Elleserefermaderrièreeux.Malgrélui,Pauleutl’impression d’un piège, qui ne devait se dissiper qu’à lalongue. La terre de Mars leur avait été jusqu’à présent sihostile!Ils se trouvèrent dans une antichambre, dont les parois
émettaient une faible luminescence bleue. Puis ils passèrentdirectement dans un ascenseur, qui plongea aussitôt. Ladescente dura 5 minutes et fut rapide. Sli répondait de sonmieux aux questions,mais sa science du dialecte noir n’étaitpas inépuisable, et celle de Ray était courte. Aussi bien desquestions restèrent sans réponse, ou ne purent même êtreformulées.Ilscomprirentvaguementqu’onallaitlesprésenteràunconseil.Maiss’agissait-ild’ungouvernement,d’uncomité
d’experts oud’une académie ? Ils prirent unegalerie, qui lesconduisitdansunesalleoùdenombreuxmartiensattendaient.À peine y étaient-ils qu’avec un léger sifflement un enginovoïde arriva en glissant et s’arrêta devant eux. Ils ymontèrent,encompagniedemartiens.Anaenanevintpas.Elledevaitrejoindrequelqu’un.Raynecompritpass’ils’agissaitounonde sesparents.L’engin se remit enmarcheàunevitessequ’ilétaitdifficiled’apprécier,lesparoisnecomportantaucunhublot.L’aménagementintérieurétaitsimple,maisconfortable,etoccupaittoutlevolume.Pastracedemoteurs.Paulsupposaqu’ils’agissaitd’unprocédéélectromagnétique,parsolénoïdesaspirantl’engin.Après10minutesdetrajet,ilyeutunarrêtàuneautregare,puisilsrepartirentetarrivèrentdansunegareou plusieurs lignes se croisaient. Ils y débarquèrent, prirentencoreunegalerie,etdébouchèrentsurlacité.C’était une vaste caverne apparemment artificielle, et dont
lesdimensionsétaient loind’atteindrecellesde lacavernedemartiens noirs. Elle avait une forme elliptique, et devaitmesurer quelques kilomètres dans son grand axe, et 3 ou400mètresdehaut.Lamajeurepartieenétaitoccupéepardesvergers ou serpentaient des rivières. Aux deux foyers del’ellipsesedressaientdessortesdetours,ouplutôtdepiliers,carellestouchaientlavoûte,de500mètresdediamètre.Ellesavaient l’aird’avoirété tailléedans leroc,étaientpercéesdefenêtres et garnies de balcons. Sli désigna la plus proche :Anak, puis la plus éloignée : Enak. Des explications quisuivirent,Raydémêlaque lagrotteétait l’unedesprincipalesrésidences des martiens jaunes, et que les deux piliersconstituaient deux villes. Enak était la ville administrative etartistique, Anak la ville scientifique et la capitale. Sur le sol,entre des rangées d’arbres roux ou verts, courait un lacis delignes où circulaient des tramways découverts, monorails.Pendant qu’ils regardaient, plusieurs passèrent à la stationtouteproche. Ils allaient vite,60ou80à l’heure.Toute cetteperspective était éclairée par une lumière bleu pâle, qui nesemblait pas à Bernard particulièrement propre à assurer laphotosynthèse des végétaux et qui lui faisait un peumal aux
yeux. De légers planeurs volaient à vitesse réduite, et seposaientsoitàterre,soitsurlesbalconsdescités.Louisayantfaitobserverqu’ilnevoyaitpasbienleurutilitédansunespaceaussiréduit,Sliréponditqueceux-làneservaientqu’ausport,mais qu’il y en avait d’autres, très rapides, dans de grandstunnelsquiunissaientlesvillesjaunes.Sur l’invitation de leur guide, ils prirent un des légers
tramways. Ils allèrent droit à Anak. Là, par un dédale decouloirs etd’ascenseurs, ils arrivèrentà la salleoù le conseillesattendait.C’étaitungrandespaceblanc,ornédepanneauxreprésentant probablement l’ancienne vie sur Mars. On yvoyait des paysages marins, des prairies où couraient desanimauxinconnus,maisassezprochesdesanimauxterrestres.Il y avait aussi des vues de villes rappelant curieusementcertaines agglomérations humaines. Une en particulier,représentéeenvueaérienne,avecsagrandeplacecentraleenétoileetsatourdemétalajourée,figuraitassezbienParis.Aufond de la salle, sous un plafond d’un blanc immaculé, 38sièges de métal garnis de coussins souples attendaient lesoccupants.Devantchacund’euxsetrouvaitunepetitetabledemétalgris.—Noussommesenavance,remarquaBernard.Comme il disait ces mots, il y eut un glissement, et un
panneau se fendit en deux ; par l’ouverture ainsi créée, 37personnagesentrèrent.Lescinqpremiersétaientdesvieillardsquioccupèrent5siègeslégèrementenretrait.Puisvenaitunefoulemélangée,hommesetfemmes; ladernièrequientrafutAnaena. Un siège restait vide. Sli se détacha alors de leurgroupeets’yassit.— Tiens, tiens, glissa Bernard à Ingrid. Il paraît que nous
avonssauvéunehuile !RegardeAnaenasursonsiège !Quelairgrave!J’ail’impressiondepasserunexamendevantunjurytrèsdifficile.Ingridpouffa.—Tais-toi!Undesvieillardsparlaalorssansselever.Ilavaitunebelle
voixgraveetpleine,desgestes lentsetpleinsdenoblesse. Ils’exprimaitdansledialectenoir.— Gens de cette planète que nous nommons Gale, et que
vousappelezTerre,aunomdetoutenotreraceetdenosalliés,jevoussouhaiteunheureuxséjourdansnotrevieillecité.Nousvousremercionsd’avoirsauvécellequi,quoiquetrèsjeune,estundesespoirsdenotrescience,Anaena.Ilparlaitlentement,détachantbiensesmots;Raytraduisait
àmesure.Levieillardreprenait:— Pour le moment, nous ne pouvons guère échanger des
idées, car nous nous parlons dans une langue qui nous estétrangère à tous. Aussi, plutôt que de prolonger desdiscussions oiseuses, nous allons nous mettre à apprendrevotre langue. De votre côté, il vous sera utile d’apprendre lanôtre,pourpeuquevousprolongiezvotreséjourparminous.JesaisparSlietAnaenaquevousêtesdessavantsdelaTerre,etjecroisquenousavons intérêtàéchangernospensées.Vousaurezicitouteliberté.Jevousdemandeseulementderespecternos coutumes, même si elles vous paraissent bizarres. Nousrespecterons les vôtres. Vous serez logés ici, à Anak, dans lepalais de la Science. Anaena et Sli se chargeront du côtématériel de votre installation.Demain, si vous le voulez bien,commenceral’étudedenoslangues.Plusieurs fois, pendant cediscours,Ray avait été obligéde
fairerépétersousuneautreformeunephrasequ’iln’avaitpascomprise. Le plan de travail leur paraissant sage, ilsn’élevèrentaucuneobjection.Un mois et demi après, Ray, Sig, Bernard et Ingrid, très
douéspourleslangues,patoisaientsuffisammentpoursetirerd’affaire tout seul. Paul etHélène étaient un peu en retard ;quant à Louis, à sa grandehonte, il éprouvait des difficultés.Anaena,Slietpresquetoutleconseilparlaientunfrançaislentet un peu petit nègre, mais compréhensible. Leurs progrèsétaient du reste rapides. Les terrestres logeaient presque ausommet d’Anak, dans une série de chambres donnant sur unbalcon commun. De la vue s’étendait sur la campagne. Les
chambres étaient simplement et élégamment meublées :fauteuilsconfortables, table légèreenmétal, litcomposéd’unsommiertrèssoupleetd’unesimplecouverture,sansplus.Iciaucune variation de climat n’était à craindre. À l’intérieurtoutefois, car pour l’extérieur les martiens jaunes avaientremarqué qu’une alternance de chaleur et de fraîcheur étaitfavorableàleurvégétation.Dejour,unerichelumièreambréeéclairait toute la grotte, et la nuit était représentée par lalumièrebleuequi lesavaitsurprisà leurarrivée.À l’intérieurdeschambresonpouvaitfairel’obscuritéàvolonté.Lesportesne comportaient aucun système de fermeture. Preuve, avaitpensé Bernard, que les Martiens ne craignaient pasd’intrusionsdans leur intimité. Ils furent assez longsà savoirquelleÉtait l’organisationsociale.Lesmartiens jaunesétaientrésolumentcollectivistes. Ilsn’avaient lapropriétéstrictequedes objets personnels, tels que vêtements, livres, instrumentsde travail, etc. Les logements appartenaient à l’état, maischacun était libre d’occuper le sien tant qu’il lui plaisait d’yrester. Primitivement, il n’avait le droit d’en changer ladisposition et l’ornementation qu’après avis favorable d’uncomité esthétique. Mais depuis longtemps, des millénairesavait précisé Sli, ces comités n’avaient plus eu à émettre deveto,ets’étaienttransformésenuneréuniondegensayantleculte de la beauté sous toutes ses formes, et cherchant à lafaire régnerpartout.Même lesmachines industriellesavaientmaintenantdesformespures.La seule restriction notable à la liberté était celle-ci : la
population étant très peu nombreuse, 11 millions à ce quecompritBernard, chaquemartienetmartiennedevait à l’Étatun certain nombre d’heures de travail parmois. Celui de Sliconsistait à patrouiller à bord d’un Kryox, celui d’Anaena às’occuperdumatérieldesécoles.Parailleurs,lepremierétaitsculpteur,etladeuxièmegéo,ouplutôtaérophysicienne.Lafamilleexistait toujourscommefaitbiologique,maisnon
légal. Pleine liberté était laissée à chacun dans ses liaisons.Cependant, la fidélitéétait très fréquente.Lesenfantsétaientdésignés par un nom suivi de lamention fils ou fille de. Les
garçons s’appelaientainside leurnomsuividunomdupère,les fillesde leurnomsuivi dunomde lamère.Par rapport àl’État,ilsétaientdésignésenplusparunesériedenuméros.Legouvernement était représenté par une série de comitésd’expert qui tous étaient sous l’autorité du conseil des 38.Celui-cigroupaitlesespritséminentsdelaplanète.Ilsétaientélusparlescomités.Chaquemartienpouvaitfairepartied’uncomité. Il suffisaitqu’il sesoitmontréapteà faireson travailparticulier correctement. Mais cela n’entraînait aucunavantagesocial,etbeaucoupdemartiensdevaleurpréféraientse consacrer entièrement à leur métier. Il y avait pour lesgouvernantsunedisciplinequidevenaitdeplusenplusstricteàmesurequ’onmontaitl’échelle.Unmembredecomitéouduconseilpouvaitdémissionnerprovisoirement.Danscecas,illuifallait attendre deux ans pour être rééligible. Pour qui avaitfailliàlarègle,l’exclusionétaitimmédiateetdéfinitive.— Et cela marche ? demanda Bernard un peu incrédule
quandAnaenaluieutexposéceci.— Oui. N’oubliez pas que nous avons passé, il y a bien
longtemps,pardesheuresterribles,etquenousn’avonspaseulechoix.Nousentendreoulafindel’espèce.Onvousmontreraundeces joursdevieuxdocumentsdu tempsde l’épouvante.Etnousavonsdesmillionsd’annéesd’éducationderrièrenous!Au début le conseil fut un gouvernement autoritaire etimpitoyable, lucide et dur, appuyé par une police forte etfanatique,etdisposantdeterriblesmoyensdecontrainte.Ilsutne jamais en abuser. À mesure que l’éducation seperfectionnait, ce qui avait été prohibition est devenu lacoutume.Noussommestrèslibresparcequenuldenousn’aledésir de faire des choses déraisonnables. Mais pour quivoudrait vivre comme un fou, le séjour ici deviendraitrapidement intenable, même si nous ne prenions pas demesurescontrelui.Ils visitèrent lesécoles. Jusqu’àunâgequi correspondait à
10 ans terrestres, l’éducation était surtout physique. Onapprenait aussi aux enfants à se servir correctement de leurlangue, à varier leurs expressions, à dessiner et àmodeler, à
jouer d’un instrument de musique, et à conduire certainesmachines.De10à15ansvenaitlaphasesurtoutlittéraire:ilslisaient desœuvres des écrivainsmartiens qui convenaient àleur âge. Ils apprenaient aussi les rudiments des sciences, etcommençaient les jeux athlétiques.De 16 à 20 ans, venait laphasescientifique.Ondéroulaitdevanteuxlesgrandstraitsdel’histoire de la planète et des races qui la peuplaient, et lagrandioseaventurecosmique.Ilsapprenaientaussiunmétier.Ils continuaient également à lire les classiques et à s’exerceraux arts et à la musique. Après 20 ans, ils étaient libres dechoisirlavoiequileurplaisait.—Maisvous,Anaena,quelâgeavez-vousdonc?—Devosannées?—Oui.Ellefitunrapidecalcul.—23.—Vousparaissezbienplus jeune! Jevousenauraisdonné
17!—Nousnousdévelopponspluslentementquevous.Nousne
sommesadultesqu’à30devosannées.—Vousêtesalorsdesmonstresdeprécocité!Etcombiende
tempsvivez-vous?—150,160,parfois180ans.— Le double de nous, quoi ! Est-ce racial, ou une
conséquencedevotrescience?—C’est notre sciencequi nous le permet.Nos ancêtresne
vivaient que 90 ou 100 ans. Vous pourrez interroger sur cesujetmonfrèreLoi.Ilestbiologisteetvousrenseigneramieuxquemoi.Maisjepensequesivousrestiezici,vousvivriezaussilongtempsquenous.
CHAPITREIIUNEAUTREVERSIONDEL’HISTOIRE
Un jourvint,quidevaitêtre inoubliablepour les terrestres.
Laveilleausoir,Agum,présidentduconseildes38leuravaitannoncé quemaintenant qu’ils comprenaient suffisamment lalangue de leur hôtes, on leur ferait une conférenceaccompagnéedeprojectiondefilmssurl’histoiredelaplanète.La séance commença de très bonne heure. Le conférencierétait Tser, professeur d’histoire à ce qui correspondait àl’Université.C’étaitunvieillardgéantpourlesmartiensjaunes,puisquesatailleatteignaitpresquecelledeBernard.Quoiquetrèsâgé,ettoutblanc,ilétaitencoreenpleineforce.C’étaitduresteunepersonnalitépuissante,unancienrôdeurdeplanète,selon le terme dont usaient les martiens pour désigner ceuxque la curiosité poussait à visiter les lieux les plusinhospitaliers deMars. Il avait été le chef de lamission qui,40ansterrestresplustôt,avaitessayédereprendrelecontactaveclesmartiensrouges,isolésdepuisdesmillénairesducôtédu pôle sud. La mission n’avait du reste trouvé qu’une villedésertée.Tser commence à parler. Il articulait très nettement, pour
mieuxsefairecomprendre.—Jen’entreprendraipasdevousdirequelaétélepasséde
Marsavant l’apparitiondeshommes,nimêmequellesontétéles premières civilisations, œuvres d’hommes blancs,comparablesàvous.Jecommenceraimonexposépeudetempsavantlegrandchangement.Àcetteépoque-là,ilya30millions112 mille 700 ans, Mars était partagé entre 12 nations, quiaprès de multiples guerres, avaient réussi à vivre en paix, àpeu près désarmées. Le seul espace qui échappait à leurjuridictionétaitunassezvastedomaine,situéàl’équateur,quiappartenait aux martiens rouges. Ceux-ci n’étaient pas deshommes. Sans empiéter sur le domaine de mes collèguesbiologistes, je dois indiquer leur origine. À une époqueindéterminée,peudetempsaprèslaconquêtedesmétaux,une
espèce d’insectes, ressemblant à vos fourmis d’après ce quej’ensais, s’étaitdéveloppée jusqu’àatteindreune trèsgrandetaille,etunpsychismecomparableaunôtre,quoiquedifférent.Mais,jusqu’àl’èredesÉtats-UnisdeMars,ilsn’avaientguèreévolué dans un sens industriel, et, chose étrange, aucunehostilité ne les avait jamais dressé contre les humains. Lesdeux espèces vivaient en bonne intelligence, et nous avionsmêmeenvoyéchezeuxdesmissionschargéesde lesciviliser.Leur seule activité consistait en la culture d’une sorte decéréale et en l’édification de vastes cités souterraines trèspauvres. Brusquement, cela changea. Ils renvoyèrent nosmissions, et il y eut une prolifération considérable de leurpeuple,quilesmitàl’étroit.Puisunjour,nosavant-gardesquigardaient la frontière virent avec stupeur paraître lespremières machines de guerre qu’ils aient construites.Incontestablement au début ils ont copié nos propresinventions.Quoiqu’ilensoit, ilsmirentsurpiedenun tempstrèscourtunepuissanteindustrie.Probablementméditaient-ilsleur surprise depuis longtemps. Rapidement ils se mirent àproduireàleurtourdesinventionsoriginales.Bref nos avant-postes furent annihilés par la surprise et
n’offrirent qu’une résistance médiocre. L’armée des rougesdéferlasurungrandespace,conquitrapidementlesonzièmeetdouzième états, dont les noms se sont perdus. Les villes desurface furent détruites, la population chassée oumassacrée.Hâtivementréuni, leconseildesétatsdécidalaguerre.Onseremitàconstruirecesmachinesqu’onavaitabandonnésavectant de joie. Et, cinq ans après l’attaque des rouges, lespremières escadres aériennes massives des martiens blancscommencèrentàattaquerlesterritoiresennemis.Avantdecontinuer, je vais fairedéfilerdevant vos yeux les
imagesdecequ’étaitalorslacivilisationmartienne;notreair,sans jamais avoir été aussi dense que le vôtre, l’étaitsuffisamment pour soutenir des machines volantes à unevitessefaible.Ilfitunsigne,etsurl’écranlesimagesdéfilèrent.Ilsvirent
de grandes villes, populeuses et animées, des campagnes
cultivées, survolées par des avions légers à grande surfaceportante.Lapopulation,paisibleavaitlapeaublanche.Commetechnique, c’était très supérieur à tout ce qu’avait encoreproduitlecinémaencouleurterrestre.Puiscefurentdesvuesaériennesprisesau-dessusdu territoiredes rouges,montrantlebombardementdesorificesde leurscités souterraines.Surl’écran apparut un être rappelant une fourmi. Il en avait lecorps divisé en trois, les six pattes, la grosse tête et lesantennes.Mais quatrepattes seulement étaient ambulatoires.Les deux pattes antérieures étaient nettement adaptées à lapréhension, trifides au bout, et terminées par des griffesaiguës, opposables. Lesmandibules existaient, réduites.Deuxgrands yeux sombres et fixes, situés sur le côté de la tête,encadraienttroisocelles.LaprojectioncessaetTserreprit:— La guerre fut dure. Au début, nous eûmes la maîtrise
absoluedel’air.Plusieursfoisnouschassâmeslesrougesdelasurface.Ilsseretiraientalorsdansleurscitéssouterrainesetypréparaient de nouvelles armées. Jamais nos ancêtres nepurentypénétrer.Puislaluttechangeadeface.Cefutd’abordl’apparition demachines volantes chez les rouges. Bâties surdes principes différents des nôtres, elles s’avérèrent égales ànosmeilleurstypes.Quellesétaientaujustelesarmesdebord,tantdesnôtresquedesleurs,nousnelesavonspas.Laguerrefut longtemps indécise. Puis nous perdîmes du terrain. Nousévacuâmes à nouveau les 11 et 12es états. Le 10 et le 9essuivirent entraînant la perte de la majorité de nos mines dechrome. Alors fut conclue une trêve, sans contredit àl’avantagedesrouges.Ilsgardaientlesétatsconquis,plusieursdenosvillesétaientdétruites,alorsquelesleurs,souterraines,avaient très peu souffert. La trêve fut conclue par un de nosprésidents, homme de génie, nommé Biler. Il voulait surtoutgagner du temps. Il pensait que puisqu’on ne pouvait pasvaincre les rouges en les attaquant par la surface, il fallaitporter laguerredans leurscitésen lesattaquantpar lesous-sol. Nos ancêtres se mirent à construire des perforatricesmonstrueuses,etétaientprêtsàreprendrelaguerrequandla
mutationbrusqueseproduisit.Depuis une vingtaine d’années, on avait constaté ce fait
curieux qu’il naissait beaucoup d’enfants profondémentdifférentsdeleursparents.Iln’yavaiteudepuislapréhistoire,qu’une seule race humaine sur Mars, la race blanche. Or, ilsemblaitbienquecetétatdechoseétaitentraindechanger.Lepremierenfant«muté»quinaquitfutAnax;ilappartenaitàlaracejaune,lanôtre,etsoncasfutexaminéàl’époqueaveccuriosité. Comme à part ses particularités, il était normal, lacuriosité sedétourna vitede lui.Mais il avait été filmé, et lefilmnousestparvenuparhasard.Levoici.Sur l’écranparutun jeuneenfantsemblableàceuxque les
terrestresavaientvudans lesécoles.Peut-êtreétait-ilunpeumoinsblond.Iljouaitdansunparcmagnifiquementfleuri.Àunmoment, il tourna la tête vers l’objectif et sourit. Ce sourirevieuxdetrentemillionsd’annéesémutétrangementBernard.— Les naissances extraordinaires s’étaient rapidement
multipliées.Mais,danslafureurdelaguerre,quiduraitdepuis30 ans déjà, personne n’y porta grande attention, à partquelques biologistes. Deux races seulement ont survécu, lanôtre et les noirs.Mais il s’en forma bien une douzaine dontune géante, qui atteignait trois mètres de haut. Pour desraisons mal élucidées, elles dégénérèrent rapidement. Aumomentoù leprésidentBilerpensait reprendre leshostilités,laproportiond’enfantsanormauxquinaissaientatteignit70%,dont30%de jauneset25%denoirs.La vérité apparut auxplus fermés à l’évidence : l’espèce se transformait.Vraisemblablement, les rouges avaient dû se transformerégalement, ce qui expliquait leur subit changement decomportement. Seulement chez eux le physique n’avait paschangé, et la mutation avait été psychique. Quelles sont lescausesdecesmutations?Certainspensèrentqu’ellesétaientdues à un surcroît de rayonnements à la suite de la grandecatastrophesolairequiavaiteulieupeudetempsavant,etquiavait englouti une planète intérieure à Mercure, heurtée etdéviéeparuncolossalbolide.Maiscettethéories’accordemalaveclefaitquedepareillesmutationsontdûseproduiredans
le règne animal au cours des périodes géologiques. Nosbiologistesmodernespensentavoirrésoluleproblème,etvouspourrezvousenentreteniraveceux.Quatre-vingtansaprèslamortduprésidentBiler, lapopulationdeMarsnecomprenaitplusquedes jaunes, desnoirs et quelquesautres.Ledernierblanc, un chimiste, mourut tragiquement dans un accident.Nous avions, jaunes et noirs, hérité de leur science, de leurlangue,etdeleurinimitiéaveclesrouges.Latrêvecontinuaencorequelquesannées.Ilyeutdegrands
remaniements de population.D’un commun accord, jaunes etnoirssepartagèrentleterritoire.Ilyeuteneffetdèsledébutune profonde antipathie entre les races. Mutuellement, nousnous trouvions hideux et insupportables. Ils étaient surtoutportés aux études psychologiques et physico-chimiquesconsidérées d’un point de vue pratique. Nous faisions nosdélicesdesgrandesthéoriesexplicatives,sansguèrechercherd’applications. Pour la construction de machines, ils nousétaient alors nettement supérieurs, et sans l’aide des rougesnousaurionsétédétruits.Maisj’anticipe.Latrêvefutrompue.Une nuit, les rouges incendièrent et détruisirent Kopak,capitale des noirs et centre métallurgique important. Lelendemain, ce fut Talle, notre capitale, qui flamba. Lesperforatrices Biler se trouvaient inemployées dans nosarsenaux ; immédiatementelles semirentà l’ouvrage.TrentejoursaprèsladestructiondeTalle,ellesfirentirruptiondanslacapitalerougeduonzièmeétat.Cefutunesurprisecomplète.Nous lanoyâmessousd’énormesquantitésdegaztoxiques,àbased’acidecyanhydrique.Puiseutlieulaphasedécisivedelaguerre.Unchef influentdesrouges fut faitprisonnier.Par luinous apprîmes de façon indiscutable que ce n’étaient pas lesrouges qui avait rompu la trêve, mais les noirs. Nousdécidâmesalorsdefairenotrepossiblepourarrêterlaguerre.Un conseil de paix eut lieu unmois après.Nous reconnûmesaux rouges la possession du dixième, onzième et douzièmeétats.Ilsnousrestituèrentleneuvième,ets’engagèrentànousfournir à titre d’échange tout le chrome qui nous étaitnécessaire.Toutsemblaitheureusementterminé.
Nousavionscomptésanslesnoirs!Huitjoursaprèsceuxquiécoutaientleurradioentendirentunevéhémenteaccusationdetrahisondelacausehumaineportéecontrenous.Vingt-quatreheures après c’était la guerre.Nous avons conservé les filmsdel’attaquedenosvillesparlesnoirs.Envoiciunexemple:L’écran montra une petite cité, à la nuit, brillamment
illuminée en l’honneur de la paix. Dans les rues une foulevisiblement heureuse. Puis soudain les faisceaux desprojecteurssaisissantdesavionsdansleursdoigtsmobiles,lesexplosions, la chute des maisons, soufflées par quartiersentiers, et pour finir une véritable pluie de feu en nappes,consumanttoutcequiétaitrestédebout.— La ville de Ble comptait 55 000 habitants. Pas un ne
survécut. Ce document fut trouvé dans les débris d’un avionabattu. Cette nuit-là nous eûmes 600 000 morts ! Ce fut lepremieremploiparlesnoirsdu«feuliquide»quidevaitnousfaire tant demal.Malgré tous leurs efforts, nos chimistes nesont jamais arrivés à en déterminer la formule. Ce corps sedétruisaitenproduisantsoneffet.Les rouges, attaqués souterrainement par le même feu
liquide, réagirentvigoureusement.LedeuxdumoisdeTlodel’èredepaix–naïvementnousavionsfaitcommenceruneèreàla paix avec les rouges – une escadre aérienne rouge et uneescadrejaunefirentleurjonctionau-dessusdelavillenoiredeKlek,qu’ellesnettoyèrentdetoutevie.Etcetteguerreinfernalecontinua,pendantdessiècles,avec
des interruptions. Pendant longtempsnous eûmes le dessous.Une à une, nos villes flambèrent. Nous fûmes réduits à troisétats, le 1, 2 et 4. Les rouges tinrent mieux et ne cédèrentqu’unseulétat,le12.C’estalorsquelacollaborationdedeuxphysiciens de génie, un jaune, Blio et un rouge, dont le noms’estperdu,changealafacedeschoses.Ilsréussirentàcréer,dans des conditions très particulières, un corps nouveaucombinant l’hélium ionisé et l’oxygène. Ce composé, stabledans des conditions très étroites de pression et de tensionélectrique agit avec un formidable dégagement de chaleurquandceslimitessontfranchies.Nouséquipâmesnosderniers
avions de ce produit, nos perforatrices et en déposâmes desstocks sous les villes noires, et un jour, nous rendîmes àl’ennemi le décuple du mal qu’il nous avait fait. Dès cemoment, la partie était gagnée. La lutte continuaspasmodiquement pendant 15 ans encore. Puis les noirscommirentcequenousappelonsle«crimeplanétaire».Parunbeaumatin, tel qu’il n’y en aplus surnotremonde, ils firentagir des énergies qui nous sont inconnues. L’air semblas’embraser.Seulceuxdenosancêtresquiétaientdanslescitéslesplusprofondeset lesmieuxclosessurvécurent.Lesautresfurent brûlés vifs. Toute végétation disparut de la surface.L’oxygène de l’air se combina en partie au sol, en partie àl’azote,donnantduN02quifutprécipitésousformedenitrate.Lapressionatmosphériquedécrût formidablement.Marsétaittransforméendésert!70000desnôtresnepérirentpoint.27000rougesenviron
survécurent. Les noirs, qui s’étaient réfugiés dans la grandecavernequevousconnaissez,restaientaunombred’environunmillion. Mais, divisés par des luttes intestines, et leurgouvernement et leurs meilleurs ingénieurs ayant péri parsuited’une faussemanœuvrecommenous lesûmesbienplustard,ilsnenousécrasèrentpascommeilsauraientpulefaire.Notreracesurvécut,maislacivilisationétaitmorte.Lesusinesdétruitespresque toutes,nosavions incapablesdevolerdanscet air raréfié, les stocks de vivres rares ou souillés, toutcontribuait à semer le désarroi. Il y eut des révoltes, desguerresciviles,quiréduisirentlenombredesjeunesà30000.Lesrelationsavec lesrougesnefurentpasmaintenues. Ilsseretirèrent du côté du pôle sud. Il y eut alors une période deonzemillionsd’années, lapériodenoire, sur laquellenousnesavonsquetrèspeudechose.Lacivilisationseréduisitàunesérie de recettes destinées à assurer la survie de la race.Plusieursfois,ilyeutdesrenaissancesquinedurèrentjamais.Tout aumoins assurèrent-elles la conservation de documentsinestimables. L’espèce était atteinte de dégénérescence trèsnettedesfacultéscréatrices.Cefurentdestempsgris.Puisànouveau l’esprit créateur se manifesta. Nous eûmes à
redécouvriràpeuprèstout,avecdesmoyenstrèsinférieursàceuxdesancêtres.Laguerreaveclesnoirsrepritégalementet,ilyasixmillionsd’années,unedéfaiteécrasantenousramenaunefoisdepluspresqueàzéro.Depuisnousavonsremontélapente,etnoussommesaupointdevuethéoriqueàpeuprèsauniveaudesancêtres.Aupointdevuepratique,hélas!biendeschosesnoussontinterditesfautedemoyens.Laguerrecontrelesnoirscontinue,guérillaplutôt,souterraineetféroce,autourdesgisementsmétallifèresprofonds.Parfois, ils font irruptiondans nos galeries, parfois c’est nous qui leur enlevons desprisonniers.C’estunsporttrèsgoûtédenotrejeunessequelesexplorations en pays ennemi. J’y ai participé souvent, quandj’étaisjeune.Ensurface,lescombatsentrenoskryoxietleurscrabessontfréquentsmaisdepuis1000ans,iln’yapaseudevraieguerre.Nousleursommesmaintenanttrèssupérieursaupoint de vue civilisation. Ils n’ont gardé d’autrefois que leurhabileté de mécanicien. Voici quel est l’état actuel de cettemalheureuseplanète,quiaeusonheuredegrandeur.—Aucoursdemonséjourchezlesnoirs,ditRay,j’aientendu
direquevousaviezautrefoistentéunraidsurlaTerre.—C’estexact.Ilfutfaitparlesblancs,quelquetempsavant
le déclenchement de la guerre. Nos astronautes atteignirentleurbut.Gênésparlagravitation,ilsrentrèrenttrèsvite.Nousavonsleursfilms,ouplutôtlesfragmentsquelesrenaissancesnous ont conservées, fragments bien abîmés du reste. Il y aaussi, dans la bibliothèque de l’université, le récit de leurvoyagerédigéparleurchef,Brui.Ilsavaientmêmeramenédesspécimens d’animaux terrestres, qui ne survécurent pas.Quelques-uns de leurs squelettes ont pu être sauvés, sousforme de moulages. Vous les trouverez à la section depaléobiolie.Ceci amenaBernardàdemanderdesdétails sur l’évolution
delaviesurMars.Tsersedéclaraincompétent.—IlfaudraquevousenparliezàVli,notregrandspécialiste.
Ilestdurestetrèsdésireuxd’entrerenrapportavecvouspourcomparerlesgéologiesdelaTerreetdeMars.
CHAPITREIIIDANSLESVERGERSDELACITÉ.
Sig accoudé au balcon, fredonnait un vieil air du folklore
Scandinave et laissait errer ses regards sur le mondesouterrain.Àl’autreextrémité,LouisetHélènedevisaient.Paulfumaitsapipe,étendusurundivan,traduisantpéniblementunlivredephysiquemartienne.Rayétaitenexcursion,enchassede photos sensationnelles. Les martiens l’avaient pourvu deleur matériel pour la photo en couleur. Bernard expliquait àIngridlesrésultatsdesonentrevueavecVli.— D’après le journal de l’expédition, les films et les
squelettes, lesmartiens ont abordé sur la Terre au début del’éocènemoyen.Ilyaunpassagedansunfilmoùl’onvoitunetroupe de dinocéras s’ébattant qui ferait délirer tous lespaléontologuesdumonde.J’aiobtenud’emportercopiedetouslesfragmentsetdulivre.Çavafairesensationsurlaterre!Etsituvoyaisleurcollectiondefossiles!LavieasuivisurMarsàpeuprèslesmêmesvoiesquecheznous,maispasexactement.Par exemple, ils n’ont jamais eu de périssodactyles – cheval,rhinocéros.Mais ilsonteudesproboscidiensquin’ont jamaisdépassélestademastodonte.C’estprodigieux.C’esttouteuneviequ’ilfaudraitpasserdansleursmusées.Ilrayonnait.—Ingrid,quelavieestbelleetbonnedem’avoirdonnécette
joie!Maisjesuiségoïste.Jesupposequetonfrèreettoidevezavoiraussiàapprendre!— Certes, ne serait-ce que la synthèse des albuminoïdes.
Mais il faitbondehors, et cette lumièreestdouce. J’aimeraismepromeneràpieddanslesvergers.Viens-tu?—Hum.J’aibiendutravail,enfin…dit-ilenplaisantant.L’ascenseur les amena rapidement au niveau du sol. Ils
croisèrent des groupes de martiens jaunes, affairés etsouriants. Par la lutte qu’ils avaient mené contre les noirs,ennemis héréditaires, les terrestres étaient très populaires.Àpeu de distance de la route, ils furent dans les vergers à
l’ombre des arbres fruitiers. Une mousse épaisse couvrait lesol.Quelquespapillonséclatants,quelquesfourmisetquelquesoiseaux, seuls animaux qui aient survécu ici, animaient lepaysagedeleurviefrêleetgracieuse.Ils s’assirent près d’un petit ruisseau. Ingrid dénoua ses
sandales et laissa pendre ses jambes dans l’eau. Longtempsellerestasongeuse,sansriendire.Bernardfumaituneénormepipe,étendusurledos.Ilsesentaitheureux,maisavaitpeineàvaincre sa surexcitation intérieure qui le lançait à la suited’hypothèseshardies,fruitsdesavisiteàVli.Danssoncerveaubouillonnaient des idées qui, peu à peu, s’ordonnèrent en unensemble harmonieux. Il était là, calme en apparence, toutentier à la joie de connaître. Peu à peu, il s’apaisa, se laissabercerparlefriselisdel’eaucourante,parlelégerclapotisquefaisait Ingrid en remuant ses pieds. Il se laissa aller à sessouvenirs, lemessagedePaul, ledépart, l’apparitiond’Ingrid.Cette pensée ranima son inquiétude ; il savait qu’il l’aimait,mais ignorait s’il était payé de retour. Cerveau puissant etrapide,danssaluttecontrelamatière,il luifallaitdelonguesméditations, des approches circonspectes et beaucoupd’habitudeavantd’avoiruneconnaissancelégèredesêtresquil’entouraient. Certes, il savait qu’Ingrid recherchait sacompagnie,aimaitplaisanteretdiscuteraveclui,échangerdesidées. Et il goûtait profondément cette amitié. Mais il savaitaussiques’illuiavouaitsonamour,ilseraitbrusqueetgauche,etques’ilétait repoussé iln’oseraitplus la regarderen face.Cette peur panique du ridicule était sa tare, tare qui l’avaitmaintes foisgênésurTerre.Deplus, ilavait lasensationqueleurententeétaitquelquechosededélicatetd’uniquequeriennedevaitvenirternir.— C’est le jardin d’Éden, ici, dit-elle, le Paradis dont nos
premiersparentsfurentchassés…Quoique parfaitement incroyante, elle avait gardé d’une
éducationprotestante l’emprisede laBible,qui fournissait saconversation de métaphores et de paraboles antiques, quiprenaient dans sa bouche une étrange jeunesse. Bernard seleva,cueillitunfruitmuretlourd.
—Lapommedel’arbredeScience.Cettefois-ci,c’estmoiletentateur.L’histoireestrenversée!—Nous avons déjà goûté au fruit de cet arbre, nous deux,
répondit-elle.Ilestvivifiantmaisamer.J’aiparfoislanostalgiedelapetitefillequiallaitautempleetquicroyaitvoirvolerlesanges,lanuitdeNoël!—Commetevoilàpensive.Regrettes-tulevoyage?— Non. Ce serait à refaire, je recommencerais. Mais j’ai
l’impression quelque fois, que nous avons passé les borneshumaines,etquenousauronsàlepayer!—Bah!dit-il.Iln’yaaucunsentimentdeculpabilitéenmoi.
Je crois que l’hommepourra aller toujours plus loin, toujoursplus haut, moralement et physiquement. Et quand le soleilrefroidira,nouspasseronsàuneautreétoile!— Peut-être… Peut-être aussi l’humanité disparaîtra-t-elle,
commelesiguanodons…Ellesecoualatête.—Donne-moiplutôt ce fruit tentateur.Quellesqu’en soient
lesconséquences,c’estladestinéehumained’ymordre!—Es-tudoncÈve?—Peut-être,situesAdam…Ilfutuntempssanscomprendrepleinementlesensdecette
réponse.Puisrapidementdéfilèrentensonesprit letriomphe,ledoute,l’appréhension.Ils’assitàcôtéd’elle,àlaturque.—Ingrid?interrogea-t-il.Elle se retourna, le regardant de ses grands yeux gris et
francs.—Ehbien?—Ingrid,reprit-il,est-ceque…?Elleposa le fruit, luiprit la têteentresesdeuxmainset le
fixanttendrementenface:—Grosidiot!Biensûr.Ce soir-là, au repas qu’ils prirent dans leur appartement,
Paulremarquaquelquechosed’anormaldanslecomportement
de Bernard. Jamais depuis la mort de Claire, il ne l’avait vuaussi joyeux, aussi remuant. Lui, toujours grave et un peutaciturne,quinesortaitguèredesaréservequepoursoutenirdelonguesetsévèresdiscussions, ilriait,plaisantaitetfaisaitdes calembours encore plus mauvais que ceux dont Paul lui-même avait le secret. À mesure que le repas avançait, cetteexcitationcroissait.— Diable, pensa Paul, je savais que Bernard aimait la
géologie,maispasàcepoint!Au bout de la table, Sig souriait, énigmatique. À la fin du
repas, Bernard se dressa soudain et dominant le joyeuxbrouhahadesconversations,clama:—Mesamis,j’aiunecommunicationàvousfaire.— La parole est au citoyen Bernard, dit Paul d’un ton
présidentiel.— Voilà : Ingrid et moi, sommes fiancés depuis cet après-
midi.Cefutuntollédehurlementsamicaux,quiaprèsdesreprises
enchœur,s’achevaparuntripleband’applaudissements.—Laïus,Bernard,laïus,crièrentPauletLouis.C’étaitunede
leurcoutumedecamp,vieillecommeleuramitié.—Mesdamesetmessieurs, commençaBernard. Jeviensde
vous annoncer une nouvelle qui, j’en suis sûr, réjouira etbouleversera l’humanité toute entière. Et je nem’avance pasen proclamant cela, car déjà je viens de voir et surtoutd’entendrel’humanitéréduiteàcettepoignéequilareprésentesur ce monde étranger, je viens donc d’entendre l’humanitémanifester sa joie et son bouleversement par des cris quirappellent, fâcheusement au naturaliste que je suis ceux duporccommun–susscrofadirons-nousdansunbutdeprécisionscientifique – dont l’appendice caudal est coincé dans uneporte.Puisprenantuntongravedeprédicateurenchaire:— Dieu a dit, mes très chers frères : il n’est pas bon que
l’hommesoitseul.J’aidoncprisladécision,héroïquecertes,derenonceràmonindépendance.Jeviensdem’enchaînerpourla
vieàcellequiseralacompagnedévouéequistabiliseradanssacourse l’étincelant astre de science que je suis. Car, n’endéplaise aux envieux que je vois sourire, je suis un astre descience!Suruntond’orateurpolitique:— Oui, citoyens, la femme est la compagne naturelle de
l’homme. Sans elle, point de foyer ! Sans foyer, point defamille!Etlafamilleestlapierreangulaireduchardel’État,lachevilleouvrièrequiguide l’édificesocial.Et jedépenseraimesefforts sans compterpour faire voter la loi établissant lemariageobligatoireetgratuit!Ilserassit.Àpeine, letumultesefut-ilapaiséqueLouisse
levaàsontour:— Mes amis, je remercie Bernard d’avoir prononcé un si
beaudiscoursquejen’oseraipasmarchersursesbrisées.Carmoi aussi j’ai quelque chose à vous dire : Hélène et moisommesfiancésdepuisdeuxmois!Cecoup-làfutunerafaledecrisindignés:—Cachottiers!Àl’amende!Fichez-ledehors!DansletumultePaulclama:—Legrandconseiljudiciaire,réunietjugeantàl’unanimité,
condamne le citoyen Louis Lapeyre à une amende de sixbouteilles de Monbazillac par tête, payable à notre retour.Motif:menéescapablesd’entraînerlapertedel’expéditionparsuppressiondemembres,Hélènen’étantplusque samoitié !De même, et pour des motifs semblables, Bernard estcondamnéàuneamendeidentique!— Nous protestons énergiquement ! clamèrent à l’unisson
BernardetLouis.Un franc éclat de rire les fit se retourner. Sur le pas de la
porte Anaena, d’autres jeunes filles et trois jeunes genss’abandonnaient à la plus grande gaieté. C’était un spectacleassezrare,carsi lesmartiens jaunessouriaientvolontiers, ilsneriaientpassouvent,s’avançant,elleprésenta:— Loi, mon frère, biologiste. Kni et Elior, deux de tes
collègues,Bernard.MesamiesEnia,Lia,AnciaetFiala.Cette
dernièreétaitprisonnièreavecmoichezlesnoirs.Àlasuitedevotre intervention un bon nombre des prisonniers a réussi às’échapper.Pardevieillesgaleries,où ilsonterré longtemps,ils sont arrivés à joindre un de nos avant-postes. Fiala estarrivée ici hier seulement. Elle ignorait votre existence et sedemandait ce qui était arrivé dans le Temple. Elle a tenu àvenirvousremercier.Maintenantj’aiàvousannoncerquenouspartonsdanstroisjoursenexpéditiondeprospectiondanslesvieux tunnels du côté du pôle sud. Vous savez que je suisgéophysicienne.Onad’autrepartsignaléàLoiquedesrestesde faune vivraient encore par là-bas. Nous venons voir siquelqu’un de vous, voudrait nous accompagner.Nous serionsheureux de votre présence. Mais armez-vous. Peut-êtrerencontrerons-nousdesnoirs.—Nousvenons,direntBernard,SigetRay.—Jeviensaussi,ditIngrid.Partoutoùtuiras,j’irai.
CHAPITREIVLEFULGURANT
Au jourdit, l’expéditionétaitprêteàpartir.Ellecomportait
huitmembres:Loi,Anaena,Kni,Elior,Bernard,Sig,IngridetRay. Elle devait emprunter comme moyen de transport troiskryoxijusqu’àlacitémortedeLlo,aprèsquoielles’engageraità pied dans les vieux tunnels. À Llo, la garnison demartiensjaunes,fortede200hommes,garderaitlesmachines.Laveille,Bernards’étaitfaitmontrerl’emplacementdeLlosurlacarte.Ce n’était pas très loin du 70e degré de latitude sud, etexactementsurle30edegrédelongitudeouestdanslarégionduMontArgenteus.Loiétaitlechef.Armez-vous,recommanda-t-ilauxterrestres.
Il vaut mieux que vous utilisiez vos armes. Les nôtres sontdifficilesàmaniersansunegrandehabitude.Cependant,ilestinutile d’emporter vos fusils qui vous gêneraient dans lesgaleries parfois très étroites. Ils prirent donc chacun deuxrevolvers,desmunitions,quelquesgrenades.RayyajoutabienentendusonLeicamunidepelliculesmartiennes.Paruncheminqui leurétait inconnu, ilsparvinrent,guidés
par les jaunes,àungaragedekryoxi. Ilyenavait làenviron200, lespattes repliées.Loi fit la répartitiondesmembresdel’expédition.—Anaena,BernardetIngriddansle1,Kni,RayetEliordans
le2,Sigetmoidansle3.Chaque kryox était quadriplace. Même si un des appareils
était détruit, l’expédition ne serait pas compromise. AveccuriositéBernardpénétraàlasuitedesdeuxjeunesfilles,dansl’intérieur de l’engin. Jamais jusqu’à présent, il n’avait eul’occasion d’en visiter. Il déboucha dans une vaste nefoblongue, longue de 10 mètres, mais dont toute la partiearrière était encombrée par des moteurs, ce qui réduisaitconsidérablementlaplacedisponible.Cettesalleétaitcoupée,par des cloisons étanches en matière transparente, en troispièces :unepour lesmoteurs,uneautrequiservaitdesaset
contenait les scaphandres, et le poste de direction. Toute laparoi avant de cette dernière pièce était égalementtransparente. Quatre sièges y étaient disposés, trois sur lamême ligneetunautreunpeuenretrait.Devantchacundestrois premiers, trois claviers, semblables à celui d’un piano,maisbienpluspetite,occupaientdessortesdepetites tables.Ilsétaientidentiques,àunoudeuxdétailsprès.Chaquetoucheportaituncaractèremartien ;ellesétaient toutesnoires,saufdeuxrougessurleclaviercentral.— La manœuvre n’est pas compliquée, dit Anaena en
s’installant. Il aurait été vain de vouloir commanderdirectementlesmouvementstrèscomplexesdespattes.Aussi,est-ce unmécanisme particulier qui s’en charge.Notre seuletâche consiste, en appuyant sur ces touches, à en régler lavitesse. Selon vosmesures, nous avons, de gauche à droite :Départ, vitesse 5, 10, 30, 45, 60, 85 km/h, ce qui est lemaximum.Leschangementsdedirectionsontcommandésparcespédales. Ilyaenplus lesautet l’arrêt.Lesdeuxtouchesrougescommandantle…disons,canon.Cellededroiteledébutdutir,celledegauchel’arrêt.Lepointageenhauteursefaitenmanœuvrant ce curseur le long de ce demi-cercle gradué, lepointage en direction aumoyen de cette roue. La lecture dedistanceetlaviséeàl’aidedecepetittélémètrequiestdevantlesiègedumilieu.Bernard,tuprendslesiègedumilieu,ettuseras chef de combat. Voici une notice rédigée en caractèresterrestresquitedonneradeplusamplesdétails.Jedirigeraiauclavier de gauche. Ingrid s’assiéra à droite. Ce petit boutonvertestlasirèned’appel.Jem’encharge.— Mais, dit Ingrid, si une fois à la surface, la coque est
crevée,l’airfuitetonestasphyxié?—Non,carlacoqueestdouble,etentrelesdeuxtôles,ilya
un composé qui a la faculté de boucher immédiatement lestrous,s’ilsnesontpastropgrands,acheva-t-elleensouriant.Par la paroi transparente Bernard vit le Kryox 3, qui
contenaitLoisedressersursespattes lentement.Par lepetitécran du rétro-téléviseur, il vit également le 2 accomplir lamêmemanœuvre.
— J’oubliais, reprit lamartienne, le déploiement des pattess’obtient en appuyant simultanément sur les touches arrêt etdépart.C’esttoiIngrid,quivafairedresserlekryox.Siçanemarchepasbien,lèvelesmains,jeréparerai.Un peu d’angoisse à l’idée de faire un faux geste, Ingrid
obéit. Ils sentirent l’engin se soulever avec douceur, sans àcoups.—Ilyalongtemps,demandaBernard,quevouspossédezdes
kryoxi?C’estvraimentremarquablecommemécanique.— Ce n’est pas nous qui les avons inventés, ce sont les
rouges. Nous les avons seulement perfectionnés. Mais nousavonsparticipéà l’inventiondu fulgurantqui lesarme,etquiestd’uneffetterrible.Tüverrasdureste,sinoustrouvonsdesnoirs,commejel’espère.Tout en parlant elle avait mis en marche, à vitesse très
réduite.Ilss’engagèrentdansuntunnel,puisunmonte-chargequilesamenaàlasurface.BernardaperçutàgauchelevastehangarédifiéparlesmartiensautourduRosny.Puislavitesseaugmenta,etlestroiskryoxis’organisèrententriangle,le1entête,le2àgaucheetle3àdroite,unpeuenarrière.Bientôtilsfilèrentàvitessemaximum,parmi lesdunesplates,droitversle sud-ouest. La machine roulait un peu, une sorte debalancementdouxassezagréable.—Sijecalculebien,ditIngrid,ilyajusqu’àLlo4500km.À
80demoyenne,çafait56heures,soit2jourset8heures.—Oh,nousmettronsplusquecela.Ilfautcomptertroisbons
jours. Nos kryoxi sont aménagés spécialement pour de longstrajets et comportent beaucoup plus de confort que tu nepourrais lecroire.À l’extrémitéarrière,après lachambredesmachines,ilyaunepiècedereposavecquatrelitssuperposés,une soute à vivres-cuisine, etc.Nos kryoxi font 14mètres delong,etlestroispiècesavantn’occupentque10mètres.Longtemps, Ingrid regardadéfiler le paysage. Peu à peu la
conversationétaittombée.Bernardpotassaitsonmanueldetirmartien.Anaenaconduisait, cequin’étaitpas trèsabsorbant,le trajet se poursuivant en ligne droite. Vers la fin du jour,
d’aprèsuneestimationdeBernard,ondevaitatteindrelePhrixiregio, peut-être Bosporos gemmatus. Le voyage étaitmonotone. Ingrid regretta de ne pas avoir emporté de livres.Bientôt elle trouva une distraction dans la contemplation desautres kryoxi. Ils avançaient dansun tournoiement depattes,soulevant la poussière rougeâtre du sol martien. Leur allureétaitsoupleetsûre.Ilsluifirentinvolontairementpenseràdesfourmis. Puis elle fit la découverte qu’elle voyait le mondecomme une vraie fourmi devait le voir, toutes proportionsgardées,etcelalafitrire.Bernardlevalatête,luisouritetsereplongea dans son étude. À midi, ils s’arrêtèrent quelquesinstants pour prendre un bref repas. Vers 5 heures du soir,Anaena, qui avait semblé jusqu’alors somnoler sur sescommandes, se redressa soudain. Puis, touchant l’épaule deBernardquidormaittoutàfait:—Regardez!Là-bas, lespylônesde lazonedeprotection!
C’estlàquenousallonspasserlanuit.Ilsregardèrentetnevirentrienquel’horizonetlesablenu.— Je sais, vous ne voyez rien. Vous n’êtes pas habitués
encoreaudésertdesurface.Dansunmomentvousallezvoir.Petitàpetitsurgitdel’immensitémorneunebâtissetrapue,
surmontéed’ungrandpylônedemétalàjour.Quandilsfurentplus qu’à 2 kilomètres environ, le télégraphe enregistreur fitentendre son léger bruit, et sur la bandelette de papier descaractèresmartienss’imprimèrent.—Ilsnoussouhaitentlabienvenue,traduisitAnaena.Ils dormirent dans le poste de garde. C’était un bâtiment
écrasé au sol, en métal, avec des dépendances souterraines,quifaisaitpartiedelaceinturedeprotectionduterritoiredesmartiensjaunes.Ilétaitoccupéparunequinzained’hommesetdefemmes,relevéstouslesdeuxmois.Ilservaitaussidebasededépartpourlesexpéditionsanaloguesàlaleur.KnietElioravaientdéjàséjournédansd’autres«pylônes».Ilsrepartirentdèsl’aube,etfilèrentdroitpendantuneheure.
AlorsAnaenaseretournaverssescompagnonsetleurdit:— À partir demaintenant, nous ne sommes plus sur notre
territoire, mais sur la terre de personne. Des patrouilles denoirsyrôdentsanscesse.Veillezbien.Leursenginssontmoinsrapides que les nôtres, leurs armes moins puissantes, maisellesontuneportéeunpeusupérieure.Ingrid,tuvasconduireunpeupourt’habitueràlamanœuvre,puisceseraautourdeBernard.Ainsi occupées, les heures leurs semblèrent moins longues
que la veille. La conversation fut plus animée. Anaena étaitdéjàpasséeàcetendroit,maisce furent surtoutKnietElior,rôdeursdeplanète, comme tous lesgéologues,qui fournirentlesrenseignements.Ilsconversaientd’appareilàappareil,parradiophonie.—Ehbien,Ray,ditBernard,commentcelava-t-il?—Mal,myGod.Salepays.Onnephotographiepaslenéant!—Gardede lapellicule, intervientSig.Si j’en crois ceque
me dit Loi, tu auras bientôt des prises de vue à faire. Oùsommes-nous,Bernard?—Dansl’Ogygisregio.Là-bas, dans le numéro 3, Sig comparait les cartes
martiennesetterrestres.— C’est bien ça. Les martiens l’appellent Bil-Hior. D’après
Loi,iln’yapasd’exemplesqu’unraidl’aittraverséesansavoiràcombattre.Trois brefs coups de sirène interrompirent net la
conversation.Ilspartaientdu2,àunkilomètresurlagauche.— Formation de combat, traduisit Anaena. Bernard, à ton
poste.Ingrid,tiens-toiprêteàmeremplacersijesuistouchée.Par radio Kni les informa qu’un nuage de poussière se
déplaçaitaurasdusol,àquelquesdistances.— Jamais les kryoxi de surveillance ne s’éloignent tant des
pylônes,nideLlosansavertir.Cesontlesnoirs!Les trois kryoxi piquèrent vers l’ennemi présumé. En vain
BernardetSigfirent-ilsvaloirqu’onpouvaitlesévitergrâceàla vitesse supérieure de leurs engins. Toute considération deprudence était abolie chez lesmartiens jaunes par une hainetrentemillefoismillénaire.Ingridauraitdonnésaviepourvoir
uncombatentremartiens.PourRay,c’étaitungrandreportageà ne pasmanquer. Rapidement la distance décrût. Peu à peulesformesseprécisèrentdanslapoussière.C’étaientbiendescrabes,aunombred’unedizaine,plusgrandsqueceuxquelesterrestres connaissaient déjà. Eux aussi fonçaient droit. Leskryoxi manœuvrèrent de façon à coiffer la tête de la ligneennemie.Ilsnefurentplusqu’àtroiskilomètres,àdeux,àun.—Tire,Bernard,tire,criaAnaena.Ilhésita,enproieàcettehorreurdetuersansnécessitéqui
le caractérisait. On aurait pu éviter ce combat. Il crispa sesmains sur les commandes, visa, posa le doigt sur la toucherouge,balançantentreledésirdevoirfonctionnerlesarmesdukryox et sa répulsion pour le meurtre, même des ennemiesimpitoyables. Il eût préféré que ce fussent les autres quicommencent. Les 2 et 3 attendaient le signal du 1 placé aucentre,pourouvrirlefeu.Àl’avantd’undescrabesunelueursauta.Bernardentendit
soudainuncraquementsec,puisderrièrelui,uneexplosion.Ilse sentit enveloppé d’un souffle chaud, des éclats sifflèrent,ricochantdans lepostedecommande, lui fauchant leboutdel’auriculairegauche.Anaenas’écroulasursonclavier. Ilyeutun instant de peur, l’appréhension de la coque crevée, puis,commelapressionnesemblaitpasbaisser,unflotdehainelesouleva,balayantsessentimentshumanitaires.Saineetsauve,Ingrid avait pris les commandes. À peine avait-elle rentré latêtedanslesépauleslorsdel’explosion.Alorsilappuyaàfondsurlatoucherouge.Unjetdeflammesemblajaillirdutoitdunuméro1.Puis,des2et3,deuxautrescomètesflamboyantess’envolèrent.Ellesplanèrentuninstant,puiss’abattirentparmilesnoirs.Ilyeutcommel’embrasementdetroisétoilesvertes.Le soleil sembla pâlir et bien qu’ils fussent au moins à800 mètres de ces foyers ardents, Bernard vit son ombreportée sur la cloison du fond, et tout l’intérieur du kryox secoloraenvert.— Arrête l’appareil, dit une voix familière. Ingrid obéit. Le
numéro un stoppa, imité par les autres. Anaena se souleva,secouant la tête.Unmince filetdesangcoulaitsursanuque,
parmilescheveuxblondpâle,noirdanslalumièreverte.—Cen’estrien,dit-elle.Maiseuxontleurcompte!Tuvise
bien,Bernard.Bernardreportasesyeuxverslebrasier.Celui-cibaissaitpeu
à peu et finit par s’éteindre. Il ne restait plus trace desmachines noires.Dans un rayon de 300mètres le sable étaitvitrifié. Bernard s’aperçut qu’il ruisselait de sueur. La paroiavantétaitbrûlante.Sig ayant exprimé le désir d’examiner à pied les points de
chute, il fallut attendre que le sol fut refroidi. Pendant cetemps,IngridsoignaAnaenaetBernard.L’éclatquiavaitblessélamartienneavaitricochésurleplafondets’étaitheurtéàunornement d’iridium qu’elle portait dans les cheveux. Cetornementavaitpénétréunpeudansleschairsd’oùunchocetunelégèrecoupure.Au bout d’une heure, ils purent pénétrer dans la zone
vitrifiée.À l’endroitoùavaientété lesmachinesennemies, ilsne virent que quelques parcelles de métal fondu. Dans leursengins respectifs, Loi, Kni et Elior éclatèrent de rire. Anaenasourit en regardant ces débris. Puis, rencontrant le regarddésapprobateurdeBernard:—Nousdevonstesemblerbiencruelsetinsensibles.Maistu
l’as vu toi-même, si nous n’avions pas été vainqueurs, c’estnous qui serions morts. Seulement au lieu d’être volatilisés,nousserionsdéchiquetés.Etnousavonseudelachance.S’ilsavaient tiréavantd’êtreànotreportée…Noussommespeut-êtremauvais,maisilssontpiresquenous!Ausoir,ilsfirenthaltedanslesruinesd’unecitédesurface,
datantde ladernière« renaissance»,quipossédaitquelqueschambres étanches soigneusement entretenues comme relais.Kni et Loi réparèrent le numéro un. Les dégâts étaientminimes. Le trou à l’avant, de faible diamètre s’était colmatétout seul. La paroi transparente qui séparait le poste decommande du sas, brisée, fut rapidement remplacée. Lesmartiens tirèrent des soutes des tubes pleins d’un liquideépais,qu’ilsversèrentdansdesmoules.Cettesubstancepriten
peude temps laduretéde l’acier.Puis lanouvellecloison futmontée.Ils mangèrent dans la cité morte, mais dormirent dans les
kryoxi.Bernard fut long à trouver le sommeil. Il avait encoredevant les yeux, le fantastique brasier où s’étaient évanouiesaumoinsdixexistenceshumaines.— Je sais bien, dit-il à Ingrid, qu’ils sontmauvais, et qu’ils
nousauraienttuéss’ilsavaientpu.Maisjenepuism’empêcherdesongerquecesontdeshommes,etquecesoir,danslaciténoire, leurscompagnons les regretteront.Le rired’Anaenaetdesautresm’ablessé.—Oui,dit-elle.Maisavons-nousledroitdelesjuger?Pense
à la dernière guerre, sur Terre, aux villes assassinées, sansgrandmotif. Eux, sur ce monde âpre et nu, séparés par deshaines de race remontant à des millions d’années ont plusd’excusesquenous.Etpuis,tusais,moiaussij’avaisenviederire.C’estlaréactionnormaleaprèslepéril.Toutlemonden’apastasensibilité,quejeneblâmepasetquej’envieparfois.Tues le plus humain de nous tous, Bernard.Mais il ne faut pasjugerlesautresd’aprèstoi-même.Situavaisri,toitelquetues,tuauraisétéodieux.Eux,c’estautrechose…Ils passèrent une nuit calme. Le lendemain au soir, ils
arrivèrentàllosansincidents.
CHAPITREVDANSLESGALERIESABANDONNÉES.
Extérieurement laciténecomprenaitquequelquespylônes
et un bâtiment recouvrant l’entrée. Une garnison de 700martiens jaunes y était maintenue depuis 400 ans. D’abordsimplerelais,ilsavaientdepuis40ansdéblayéunepartiedesgaleriessouterraines;ilsétaientsouventenbuteauxattaquesdes noirs, car si Llo était une cité rouge morte, il y avait à600kmàpeineuneciténoirebienvivante.Ilyeutconseildeguerreentrelesmembresdel’expédition
et l’état-major de la garnison. Les derniers travaux avaientdébouchésurunegalerieencore inexplorée.Elle filaitvers lesud.D’aprèslestraditions,ditElior,lesrougesavaientexploitéautrefoisdesminesdetungstèneetdemagnésiumtrèsrichesausuddeLlo,àenviron70kilomètres.C’étaitdoncdececôtéqu’ilfallaitchercher.En attendant le départ, Bernard et les autres visitèrent le
musée. C’était la salle où étaient entreposées toutes lesdécouvertes d’ordre archéologique faites par les déblayeurs,avantleurenvoiàAnak.Ilyavaitlàdesdébrisdemachines,etquelques inscriptions que Kni put déchiffrer. C’étaient desindicationsdedirection,deprofondeur,desavertissementsetdesprohibitions.— Quand je pense, glissa Bernard à Sig, que tout ce qui
subsistera de notre civilisation sera peut-être une plaqueémailléeportent«ilestinterditdemarchersurlespelouses».—Encoreheureux si cen’est pas «W.C. », rétorqua-t-il en
souriant.Ce ne fut pas sans émotion qu’ils s’engagèrent dans le
tunnel. La voûte, d’abord ruineuse et étayée fraîchement pardespiliersdemétal,devintensuitesolideetsans fissures.Lesoldescendaitdoucement.Pendantquelqueskilomètres,lavoiefut spacieuse puis elle se rétrécit et ils furent obligés demarcher en file indienne. Loi, chef de l’expédition, allait en
tête, suivi immédiatement de Sig et de Bernard. Ceux-ciavaient fait valoir que, dans le cas de surprise et de combatcorps à corps, leur forcephysiquepouvait être précieuse.Deplus, les armes terrestres présentaient le gros avantage depouvoirêtreutiliséesmêmedeprès.AnaenaetIngridvenaientensuite,Ray,KnietEliorformaientl’arrièregarde.Leur marche fut silencieuse. S’ils étaient parfaitement
éclairés par leurs lampes individuelles, il n’en restait pasmoins, pensa Bernard, que cette galerie était plusimpressionnante que toutes les grottes terrestres qu’il avaitvisitées.Danscelles-ci,ilyavaittoujoursdesgouttesd’eauquitombaient, des stalactites aux formes variées, qui faisaientoublierlesténèbresenvironnantes;icic’étaitlesilenceabsolu,lanuditédurocpoli,etlasensationdésagréabledeviolerunetombe. Aussi leurmutisme n’était-il rompu que par quelquesbrèves remarques d’ordre scientifique. Au bout de quelquesheures, ils firenthaltedansunélargissementde lagalerieetprirent leur premier repas. Il fut composé de ces pâtesalimentaires que fabriquaient les jaunes, et qui joignaient ungoûtagréableàunpouvoirnutritifconsidérable.Lesterrestresyajoutèrentunebarredechocolat.Anaena,quiavaitapprisàl’apprécierdurantsonséjoursurleRosnyenréclamaune,quilui fut accordée en grande pompe. Cette petite salle,brillammentéclairée,leurdonnaunesensationdeconfortetdesécurité,etlagaietérevintrapidement.—Tudisais,hier,ditBernardàElior,quelesrougesavaient
exploitédesmineraisparici.Entoutcas,ilnemesemblepasquecettegalerieaitpuserviràl’évacuation,elleestbeaucouptropétroite.—Oui.Probablementce futunpassagequidoublait lavoie
principale.Sicettehypothèseestjuste,nousnetarderonspasàlarejoindre.Aprèsuncourt repos, ils seremirentenroute.SoudainSig
quimarchaitmaintenantlepremiers’arrêta.—Regardez!Danslapoussièrefinequicouvraitlesol,desempreintesde
passevoyaient.—Iln’yapaslongtempsquequelqu’unestpasséici,reprit-
il.— Ça ne veut rien dire, rétorqua Bernard. Dans mes
explorationsdecavernes,j’aisouventvudesempreintesd’oursqui dataient de plusieurs millénaires. Et tous les poils sevoyaientencore!—Entoutcas,coupaElior,cen’estpasunrougequialaissé
cestraces-là.Niquelqu’undenotrerace,continua-t-il,penchésur les empreintes. Cela ne peut être qu’un noir. Et ellespeuventdaterdemillénaires,commeditBernard…oud’hier.Ils continuèrent leur route avec prudence. Peu après ils
débouchèrent dans une immense galerie dont la voûte devaitbienêtreà30mètresdehaut.Surlesol,couraientdesrailsdemétalbrillant.Sigsepencha:— Du nickel, ou un métal voisin. Toujours ça à récupérer.
Mais, comment se fait-il qu’ils ne soient pas couverts depoussière?—Revenonsdanslapetitegalerie,commandaLoi.Jamaisles
rouges ne se sont servis d’engins sur rails. Les noirs doiventavoiradoptécetteroute!Ils tinrent conseil. Bernard et Elior étaient d’avis de
retourner à Llo et de ne revenir qu’en force. Les autrespensaient qu’il valait mieux pousser la reconnaissance aussiloin que possible. La discussion s’éternisait. Ils s’aperçurentsoudainqu’AnaenaetIngridn’étaientpluslà.—Oùpeuvent-ellesêtreallées?ditSig.—Danslagrandegalerie, jesuppose,etBernardsedirigea
dans cette direction. Il n’avait pas fait dix pas que deuxlumièresapparurent.— Vite, éteignez les lampes, cria Anaena. Quelque chose
arrive!Ilsobéirent,n’engardantqu’uneseuleallumée,enveloppée
dansunmanteau.Danslagrandegaleriequelquechosepassaengrondantsurlesrails,avecunbreféclatdelumière.Àpeineavaient-ils eu le temps de faire quelques conjectures que le
grondementreprit.—Cettefois-ci,jeverrai,soufflaSig.Avantqu’ilsnepuissent
leretenir,ilbonditetsecollaàl’entréedelagalerie,contreleroc.Il vit un fanal grossier, et dans un brusque coup de vent
passa une grande plate-formemontée sur roues, couverte decrabes,d’enginscompliquésetgrouillantdemartiensnoirs.Pendant une demi-heure, ce fut un défilé ininterrompu de
«train».Lescompagnonsn’ensavaientquepenser.—Sivousvoulezmonavis,ditenfinBernard,celaressemble
furieusement à une mobilisation. Les noirs doivent attaquerquelquechose,parlà.Etcen’estpasLlo,ilsvontdanslesensopposé.Ya-t-ildevoscitésdececôté-là,Kni?—Non.Iln’yenaaucune,sansdoute,àmoinsque…—Àmoinsquequoi?—Àmoinsquenousnenoussoyonstrompésencroyantles
rougesdisparus.Allons-yvoir.—Etsid’autres«trains»arrivent?—Avantquelesnoirsnenousaientvus,ilsserontmorts…Ilss’engagèrentdoncdanslagrandegalerie,etmarchèrent
longtempssansêtredérangés.Vershuitheuresdusoir,commelafatiguecommençaitàsefairesentir,ilsdormirentdansuneniche creusée à environ 5 mètres du sol, où ils grimpèrentfacilementens’aidantd’ungrappin.Bernarddormaitdepuisuncertain temps quand il fut réveillé par un bruit de voix. Il sepenchasilencieusement.Unelumièrevagueéclairaitlagalerie,et,àquelquedistanced’eux,uneplate-formeétaitstoppée.Elleétaitvidedemachinesetoccupéesseulementparunedizainedemartiensnoirsquiparlaiententreeux.Dansuncoinde laplateforme, quelque chose s’agitait péniblement dans lapénombre.Undesnoirssepencha,etunevive lumière jaillit,éclairantlesrecoinsduwagon.Bernardvitavecstupeurquecequiremuaitfaiblement,c’étaientcinqprisonniers,desmartiensrouges…Rapidement,sonplanfutfait.Ilfallait lesdélivrer.Iléveillasescompagnons,etàvoixtrèsbasse,lesmitaucourant.Sansmots inutilesni gestes superflus, lui etSigmirent leurs
revolversàladispositiondeRay,lemeilleurtireurdeloinpourcettearme.—Combiendis-tuqu’ilssont?Dixàvingtmètres?Well,ils
sontmorts.J’aitroisfois14coupsàtirer.Il rampa jusqu’à l’ouverture, et se pencha. Tous retenaient
leursouffle.Alors,assourdissants,claquèrentlescoupsdefeu.Bernard compta machinalement : il y en eut 13. Ray seretournaflegmatique.—C’estfait.Ilsseruèrentà l’assautde laplate-forme.Iln’yeutaucune
résistance.Lesnoirsétaientmorts,saufunquiétaitblesséetdontlesyeuxétincelaientderageimpuissante.AnaenapritunrevolverdesmainsdeSigetl’achevafroidement.— Les morts ne mordent pas, dit-elle en guise de
commentaire.Ce fut si rapidement fait qu’ils n’eurent pas le temps de
réagir.Bernard fut écœuré. Sig pâlit et Ray émit un énergique et
désapprobatif My God. Ingrid détourna la tête. Les martiensapprouvaientvisiblement.Après quelques tâtonnements, ils mirent la plate-forme en
marche. Ils détachèrent les captifs. Kni tenta d’entrer enrelations avec le peu qu’il savait du dialecte rouge, mais lesautresnecomprirentpas.Eliorconduisait.—Kni,Anaena,mettez-vousàl’avantavecnos«rôtissoires»
enbatterie,demandaBernard.Jecroisquec’estplusprudent.Nousignoronsoùnousallons!Le véhicule roula pendant à peu près une demi-heure, à
grande vitesse sans rencontrer d’obstacles. À bord tousveillaient,tendus,tâchantdepercerl’ombreàl’extrêmeportéedelalumièredesphares.Lesrougess’étaientmassésdansuncoin et avaient l’air de discuter avec animation. De brèvessyllabessifflantess’échappaientde leursbouchessans lèvres.Àlafindelademi-heure,ilsaperçurentauloinunautrewagonimmobile. Elior freina. Leur propre véhicule stoppa à 500mètres. Kni et Anaena, ainsi que Loi préparaient leurs
«rôtissoires»quandSigleurfitsignedenepastirer.Riennebougeait en effet. Ils attendirent quelques minutes, puis seremirentenmarche,àallurelente.L’autrewagonétaitdésert;derrièrelui,aussiloinques’étendaitlalumièredeleurphare,ilsvirentunefiledevéhiculesidentiques,immobilesetvides.—BonpensatouthautBernard.Nousvoiciàlagare.Oùest
lasortie?Ils se glissèrent le long de la file dewagons, armes prêtes
suivisdesrouges.Maisbientôtundeceux-cisaisit lebrasdeBernardentresestroisdoigtsdurs,commemétalliques,etdesonautrebrasindiquaunepetitegaleriequis’ouvritàgauche.Ilshésitèrentuninstant.Devanteuxs’étendaitundébarcadèreavecdes engins de levage semblables à des grues terrestres,mais plus graciles. Tout était sombre et désert. Les noirsdevaient se croire absolument en sécurité. Quelques piles decaisses métalliques, emplies de petits obus à ailettes sedressaientçàetlà.—C’estbienlaguerre,ditSig.Personnene luirépondit. Ilseretournaetvit,assez loin, la
troupequis’éloignaitverslapetitegaleriesouslaconduitedesrouges. En quelques bonds il les rejoignit, et, lui formantl’arrière-garde, ils s’enfoncèrentsous lavoûte. Ilsmarchèrentquelquesmètres, tournèrentàgauche,puisàdroite.Alors ilsentendirentunerumeurconfuse,faitededétonations,decris,decrépitements.—Qu’est-cedonc?demandaIngrid.— Je n’en sais rien, lui répondit son frère. Avançons, nous
verronsbien.Petitàpetit,larumeurcrût,aupointqu’ilsfurentobligésde
crierpoursefaireentendre.Lesrougescouraientmaintenantetavaientl’airfiévreux.Ilslessuivirent;unelueurapparut,aubout du tunnel, devint de plus en plus éclatante, et ils setrouvèrent sur une corniche, à mi-hauteur d’une falaise quilimitaituneimmensecaverne.Aupremierabord,éblouis,ilsnevirentrien.Puisleursyeux
s’habituèrent à la lumière, et ils virent la scène dans ses
moindres détails. Contrairement à ce qui se passait dans lesautres cavernes, les détails étaient nets, non noyés dans labrume.Ilssurplombaientunvasteespaceplatoùunefurieusebataillesedéroulait.D’uncôtéunearméedemartiensrouges,situéeàl’opposéed’eux,sedéfendaiténergiquementcontreunnombre bien supérieur de martiens noirs, appuyés par leurscrabesetparunesorted’artilleriefaitedecanonsdetrèsgroscalibre, à tube court. Les rouges, eux, n’avaient qu’un petitnombredemachinesanaloguesauxkryoxi,etemployaientdesengins utilisant la force centrifuge et lançant des projectilesdiscoïdes;ilsplanaientassezlongtempsdansl’airettombaientsans bruit. Là où ils touchaient le sol une flamme blanches’élevait, silencieuse, et toute vie cessait dans un rayon devingtmètres.Pourlemoment,lesrougesavaientnettementledésavantage.Leurtroupeétaitpresquecoupéeendeux,et ilsétaientacculésàuneparoisansissue.Lesnoirslesaccablaientdeprojectiles,et segardaientbiend’entrerencorpsàcorps,où la force décuplée des rouges, et leurs mandibulestranchanteslesauraientviteavantagées.Les martiens rouges que l’expédition avait délivrés
semblaientatterrés.Sigditalors:—Nousavonsunepositionexcellentepourintervenir.Nous
allonsmettre les fulgurantsenbatterie. Jepenseque l’arméenoire proprement dite est hors de portée, mais leurs canonssontàmoinsde150mètresdenous.KnietEliorétaientdéjàcouchés sur le bord, visant. Anaena et Loi les imitèrent. Ausignal,lesquatrefulgurantscrachèrent.Cefutenpluspetitlarépétition du combat avec les crabes : jet de flamme, étoilesvertes tombées parmi les batteries noires. Bernard vit avecahurissementuncanonàproximitédespointsdechuterougiret se liquéfier comme du beurre à la chaleur. Il y eut unmomentdedésarroichezlesnoirs.Maisrapidementquelquesartilleurs s’employèrent à retourner un canon parmi les pluséloignés.—Vite,criaBernard.Ounoussommesfichus!Ànouveau,lesfulgurantsfonctionnèrent.Aumêmemoment,
le canon tira. L’obus-fusée, assez, lent, se dirigeait nettement
vers eux. Ils bondirent en arrière. Il y eut une détonationterrible, et ils furent culbutés, roulés et meurtris, parmi unfracas d’éboulement. Ils lâchèrent leurs lampes quis’éteignirent.
CHAPITREVILASOIF
Lepremier,Sigrepritsesesprits.Ilfitaussitôtl’appel.—Ingrid?—Elleest là, répondit lavoixdeBernard.Ellenedoitêtre
qu’évanouie,carsoncœurbat.—Ray?—I’mhere.—Anaena?Anaena?Silence.—Elior?—Oui.—Kni?—Jesuisblessé.—Loi?Un gémissement se fit entendre. Une faible lumière
vacillanteapparut.Bernardvenaitdecraqueruneallumette.Àsalueur,ilaperçutunedeleurslampes.Ellefonctionnait.Ileutunsoupirdesoulagement.—Voyons,ditRay,oùestAnaena?Bernardprojetaautourd’euxlerayonlumineux.Ledésastre
étaitcomplet.Nonseulementlavoûtes’étaitécrouléeducôtédelacaverne,maisencoredel’autrecôté.Ilsétaientemmurés.Ingrid était étendue, toujours sans connaissance à côté deBernard. Kni tenait son avant-bras gauche cassé, Loi étaitcouvert du sang qui ruisselait d’une blessure à la tête. Lesautres étaient indemnes, sauf quelques estafilades. Lesmartiens rougesmanquaient. Soudain ils entendirent appelerdel’autrecôtédel’éboulis.C’étaitlavoixd’Anaena.—Jesuisvivante,disait-elle.Maisj’aiunejambepriseentre
deuxpierres.Simplement coincée, lesosdoiventêtre intacts.Maisjenepeuxpasmedégager.Ilsvirentvitequ’unesimpledalleplate,poséedechamp,les
séparaient d’elle. Ils le firent culbuter avec précautions, et
dégagèrentlamartienne.Bernarddressalebilan:—Troisblessés,dontdeuxgraves.KnietLoi.Anaenan’aque
desmeurtrissures.Commevivrescequenousavonsdansnosmusettes.Trèspeud’eau,lamajoritédesbidonsétantcrevées.Commearmes,nosrevolvers,nosgrenadesetunfulgurantsurquatre. Heureusement que le matériel de pansement a étéretrouvéenmêmetempsqu’Anaena.Ils’occupaimmédiatement,aidédeSig,àfairerevenirIngrid
à elle. Elior et Ray s’occupèrent des blessés. Une fois lespansements faits, ilsexaminèrent la situation.Ellen’étaitpasbrillante. Toutes les tentatives pour trouver une issueéchouèrent. Ils étaientmurés. Ils n’avaient de l’eauquepourquelques jours,unedizaineenviron. Ilsn’avaientqu’unbidonde6 litres,mais lesalimentsmartiens,assezdésaltérantspareux-mêmes,nesuscitaientquetrèspeulasoif.Ilestvraiqu’ilfallaitcompteraveclafièvredesblessés.Ilsinstallèrentceux-cide leur mieux. Ce ne fut pas très confortable. Loi gémissaitcontinuellementetsemblaitavoirunecommotioncérébrale.Bernardallaitetvenait,tâtantlesmurs,incrédule.Ilsentait
que tous ses compagnons, même Sig, comptaient sur lui,l’hommedelaterre,pourlestirerdelà.—Siseulementnousavionsunpic,unlevier.Noussommes
dans un calcaire stratifié. Une ou deux strates se sontéboulées,maisellesnesontpasépaisses,etjesuissûrqu’au-dessusçafaitvoûte!Il se meurtrissait les poings aux saillies rocheuses. Sig
réfléchissait. Ray examinait son précieux appareil. Lesmartienssemblaientprostrés.Anaenamassaitdoucementsachevilleenflée.Ingridseleva
ets’approchadeBernard.—Tucroisqu’ilyadel’espoir?Illaregardaavecamouretdit,enhaussantlesépaules:— Tant qu’on est vivant, il y a de l’espoir. Sig, Ray, venez
m’aider.Àtrois,ilspoussèrentettirèrentalternativementunblocqui
luiavaitsembléremuer.
—Hardi!Ilvient!Il y eut un craquement, un éboulement. Ils n’eurent que le
temps de sauter en arrière. Enfin le chaos s’immobilisa. Enhautsedessinaituneouverturenoire.—Hourrah!Ilsehissa,passalatêteetlalampeparletrou,etpoussaun
cridedésappointement.L’ouverturedonnaitbiensurunespacelibre, mais un peu plus loin un éboulementmassif, d’un seulbloc, fermait la galerie. Ils n’avaient fait qu’agrandir leurprison!Ilspassèrentcependantde l’autrecôtéde labarrière,oùle
sol de la galerie, couvert d’un sable fin, leur parut plusconfortable.Bernard se réveilla, consulta sa montre, et marqua
rageusement un trait de plus sur le mur. Il y avait 13 joursqu’ils étaient là ! Depuis la veille, ils n’avaient plus d’eau.Depuis13 jours, ilsn’avaientplusbuà leursoif.Tolérableaudébut,lasoifcommençaitàlesobséder.Undesblessés,brûléparlafièvre,gémissait.SiAnaenacommençaitàmarcher,etsiKninesouffraitpas tropdesonavant-bras, l’étatdeLoiétaitinquiétant. Il restait hébété, ne reconnaissant qu’à peine sasœuretsesamis,etpasdutoutlesterrestres.ÀcôtédeBernard,Sigremua.Unpeuplusloin,Ingridrêvait
tout haut, en suédois. Quoique physiquement intacte, c’étaitelle qui souffrait le plus de la soif. Pourtant c’était elle etAnaenaquiavaientbulesdernièresgorgéesd’eau.Ilavaitdurestefallulesleurfaireboiredeforce.Ilssemirentàparleràvoixbasse.—Non,c’esttropidiot,ditBernard.Sicelam’étaitarrivésur
Terre,j’auraistrouvéçanormal.Maisparcourir70millionsdekilomètrespourcrevercommeunratdansuntrou!Quandjepenseàtouteslesgrottesquej’aiexploréesetsansjamaisunincident!— Ne nous décourageons pas, Bernard. Mais voici l’heure
des moyens désespérés. Nous avons des grenades en assez
grandnombre.Lesvêtementsdenoscompagnonscomportentdes ceintures qui sont d’une soie artificielle qui est, je l’aivérifiée, inflammable.Nouspourronsen faireunemèche.Quisait l’épaisseurdeladallequinousmure?Évidemment,c’estrisqué. Nous pouvons provoquer un écroulement, définitifcelui-là.Detoutefaçon,sinousrestonslà,dansquelquesjoursnousneseronsplusvivants.—J’yaibienpensé.Maiscommentfaireletroudemine?—Àforcedefouillerdansleséboulis,j’aitrouvétonmarteau
etunciseau.Réveillonslesautres.Aprèsunrapideconseil,ilsdécidèrentd’employercemoyen
désespéré. Ils attaquèrent la base de la dalle qui les murait.Elleétaitd’uncalcaireasseztendre.Cefutcependant,altéréset épuisés comme ils l’étaient, un rude travail. Sig bourrasoigneusementlamine.Ilnefallaitpasrisquerquel’explosionse produisit mal. Puis les blessés ayant été retransportés del’autrecôtédel’éboulement,ilsallumèrentlamèche.Il y eut quelques secondes terribles… Nul d’entre eux ne
savaitquelrésultatproduiraitl’explosion.Ellepouvaitouvrirlepassage,déclencherunéboulementmeurtrier,ounerienfairedutout.Tapisdans lecoin lepluséloigné, ilsn’avaientmêmepaslaressourcedesuivredesyeuxleprogrèsdelacombustiondelamèche,puisquel’écranderochestombéesduplafondlesenséparait.Àpeineapercevaient-ilsun faible reflet vacillant.Sigavaitcalculéqu’ellemettrait30secondesàbrûler.Bernardsuivaitdesyeuxlamarchedel’aiguilledesonchronomètre.IlavaitenlacéIngriddesonbrascommepourlaprotéger.Une détonation sèche et brève, quelques pierres qui
croulent,puisunnuagedefuméeâcrequilesfittousser.Ruésau-delà de la barrière, tous ceux qui étaient valides virent ladallesimplementétoilée.—Nenousdécourageonspas,ditRay.Peut-êtremaintenant
aveclepic…Bernard ne le laissa pas achever. Il était déjà à l’ouvrage,
frénétique. Les éclats de roc volaient sous sonmarteau. Il sebaissa,glissasesdoigtsdans la fente, seretourna lesongles,
prisd’unerageaveugle,toutesaforceimmensedéployée.Ilyeut un craquement, un fragment pivota un peu. Par la petiteouverture triangulaire ainsi créée, un courant d’air frais lefrappaauvisage.—Hourrah!Nouspasserons.Sa colère subitement tombée, il œuvra du marteau,
lentement,patiemment.Petitàpetit leblocderochervint,etfinalementileutdevantluiuntrouoùilputpasserlatête.Lereste du travail fut vite fait. Ils virent alors avec étonnementquecettedallepeuépaisse,60cm,avaitétéindiscutablementtaillée de main d’homme, et glissait dans des rainuresverticales.—Pasdedoute,Bernard.C’étaitunpiège,destinéàquisait
quelemploi!—Nousnelesauronsprobablementjamais.Ildevaityavoir
danscesgaleriesdes«assommoirs»analogues,pourécraserles imprudents. Peut-être aussi était-ce une sorte de herse ?Autrefois cela devait fonctionner facilement par contrepoids.Ça a dû se coincer faute d’entretien, et la secousse del’explosionl’afaitjouerdenouveau,fortuitement.Nousl’avonséchappébelle!—Nousnesommespasencoresauvés !Pasd’eau,etdeux
blessésetdeuxfemmesavecnous.Levoyageàlarecherchedel’eaufutépouvantable.Bernard
et Sig soutenaient les blessés. Malgré les calmants, Knisouffrait beaucoup de son avant-bras. Loi marchait commedans un rêve, la tête brûlante. Anaena était parfaitementremise, mais épuisée. Elior, plus robuste, était cependant àboutde force.Lesquatremartiens,brûléspar la soif, étaientbeaucoup plus touchés que les terrestres, pour qui ladiminutionde lapesanteurcompensaitunpeu la fatigue.Rayet Ingridmarchaiententête,arsenauxambulants,chargésdetouteslesarmes.Ilsallèrentlongtemps.Àlafinlaconsciences’engourdissait.
Onmettait automatiquementunpieddevant l’autre.Bernard,entraînéauxlonguesetmonotonesroutesduSahara,leuravait
enseigné un truc pour s’abrutir et faire passer le temps :répétermentalementtoujours lamêmephrase.Pour lui-mêmec’étaitun,fragmentdechansondemarin:«Onboiraquandonarrivera–dansleportdeTacoma.»Ilengoûtaitl’ironie.Àcecompte-lànousseronsmortsbienavant!Unmoment, ils firent halte. Lesmartiens croulèrent plutôt
qu’ilsnes’assirent.Ilseurentunembryondediscussion,lèvresetlanguegonflées.PuisKnisetournaverslesTerriens.—Ilfautquevousnousabandonniez.Nousvousretardonset
fatiguonsinutilement.Partezsansnous.Peut-êtreaurez-vouslachance…—Ahnon!jamais,réponditSig.Tousouaucun.— Yes, approuva Ray. Un américain n’abandonne pas ses
camarades!BernardetIngridacquiescèrent.—Pourtant,ditAnaena,c’estvotreseulechance…—Tantpis!Bernardparaissaitsongeur.—Commentsefait-ilquenousn’ayonspasrejointletunnelà
voie ferrée ?Nousavionsmarchébienmoins longtempspouratteindrelebelvédère…Ils se regardèrent. Ils n’avaient pas pensé à cela, d’abord
toutàlajoiedeleurévasion,ensuitetoutleuresprittenduverslarecherchedel’eau.— Nous avons dû dépasser l’embranchement sans le voir.
Noussommeségarés.—Tantmieux,ditAnaena.Dansletunnel,iln’yapasd’eau
avantLlo.Ici…Ils reprirent leur marche. Les heures passèrent. Le tunnel
tournaplusieursfois.Ilscontinuaientàmarcher,aveuglément,résolusàallerde l’avant jusqu’à leurderniersouffle.Bernardavait repris son leitmotiv de Tacoma. Ils ne parlaient plus,incapablesdurestedeprononceruneparole,tantleurboucheétaitsèche.Bernardquimarchaità l’avant,à laplacedeRay,soutenantIngrid,entenditderrièreluiunbruitdechute.Eliors’était laissé aller.Anaena l’imita, et Loi etKni pesèrent plus
lourdementsurlesbrasdeSigetdeRay.—C’estlafin,pensaBernard.Nepouvantproférerunmot,il
écrivitrapidement:«R.S.I.Restezici,aveclesmartiens.J’iraiseul de l’avant ». Ils lurent, puis Sig écrivit : « Soit ». Et ilss’assirentàleurtour.Bernardsechargeadelagourdede6litres,dufulgurantet
d’unrevolveretpartitseul.Au bout de peu de temps, cette solitude, lui pesa. Mourir
pour mourir, autant mourir ensemble. Mais, par un sursautd’énergie,ilvainquitsonenviederetournerenarrière:ilétaitmaintenantleseulespoirdeleurpetitgroupe,ilnevoulaitpasfléchir,ilnefléchiraitpas!Quatre heures après son départ, il eut sa première
hallucination:illuisemblaentendreunbruitd’eaucourante.Ils’élança, mais s’aperçut vite que le bruit reculait devant lui.Allons,pensa-t-il,c’estledébutdelafin.Ilcontinuacependantsa route, isolé dans ce tunnel aux parois polies, qu’iln’examinait même plus, isolé dans les profondeurs d’uneplanèteétrangère.Lesseulsbruitsqu’ilentendaitmaintenant,étaient celui de ses pas, sourd et lugubre, et celui de sarespirationsifflante,etlarumeurdusangdanssestempes…Ilallaittoujours,automatique,pousséparunvagueinstinct,unevague force qui lui commandait de lutter jusqu’au bout, decontinuerjusqu’àlalimitedesespossibilités,au-delàmêmedel’espoir.Ilmarchait,àdemiendormi,àdemirêvant,insensibleau tunnel qui se modifiait, devenait plus large, marquantseulementlescarrefours,pourretrouversoncheminauretour.Soudain, il aperçut qu’il était en pleine lumière, et qu’il
venait de déboucher dans une grande grotte déserte, ou, àquelquedistancedelui,coulaitunerivière…Pourlesautrescompagnons,l’attentefutencorepire.Siles
martiens, à part Anaena, étaient engourdi et quasi sansconscience, Sig, Ray et Ingrid avaient assez de force pourpouvoirpenseràl’avenir.Lesheurescoulèrent,épouvantables.Maintes fois, ils crurent entendre des pas se rapprochant et
chaquefois, ils furentdéçus.Anaenas’agitaitcommedansunrêve,Ingrid,ledosappuyéàlaparoi,lesyeuxgrandsouverts,contemplait le vide. De temps en temps Ray inscrivait aucrayonunlambeaudephrase,auquelSigrépondaitdemême.Soudain,unvaguesourireparutsurlestraitsdel’américain.Ilprit son appareil, photographia la scène à la lumière de lalampe.—Peut-êtremadernièrephoto,écrivit-ilpéniblement.—Probable,réponditleSuédois.Ilssombrèrentdansunedemi-inconscience.Unbruitdepas
toutprochelesréveilla,puisunevoixtonnante:—Tacoma!Tacoma!Toutlemondedescenddevoiture.Bernardcouraitverseux,lumièredansantevenuedufondde
lanuit.—L’eau!L’eau!Ray,Sig,Ingridtendirentlesmainsverslui.Presquebrutal,
il les repoussa, remplitungobelet, et fit coulerun filetd’eaudanslabouchedesblessés.Ilsentitdesmainsavidessaisirlagourdesursondos,etseretournant,ilvitAnaenaquibuvaitaugoulot,àlonguesgorgées.—Assez!Çateferaitmal.Ildonnaunpeud’eauauxterrestresetcontinuaàsoignerles
blessés. Une heure après tous étaient mieux. Pour Loi, celaavaitétéunequestiond’heures.Ray,curieuxpartempéramentet par profession, interrogea Bernard sur son voyage dedécouverte.—Oh,celaaététrèssimple!J’aimarché,marché,marché.
J’ai trouvé une rivière, j’ai bu, rempli la gourde, et je suisrevenu.Maintenantlaissez-moidormir.—Ilfaudraitpeut-êtreunegarde?proposeSig.—Audiabletagarde.Tantpis.Aureste jen’airienvu,à…
Tacoma!—Oùça?— À Tacoma. C’est ainsi que j’ai baptisé la grotte à la
rivière…vousexpliquerai,ilbâilla…plustard.Ilbafouillait,assomméparlafatigueamonceléequitombait
surlui.—B’soir,dit-ilencore,puisilsombradanslesommeil.Il se réveilla courbatu, mais reposé, légèrement altéré. Il
ralluma la lampequeparprudence ilsavaientéteinte,butunpeu,etchosequ’iln’avaitpasfaitedepuislongtemps,bourrasapipeavecvolupté. Il regardasescamaradesencoreendormis.Sig reposait pesamment, la tête sur son bras replié, collé ausol. Ray, lui dormait sur le dos, les genoux hauts. Ingrid etAnaenaétaientcôtéàcôté,vêtuespareillementd’unetuniquebrune,égalementbelles,demêmetaille,età la lumièrede lalampe, il n’était guère possible de faire la différence entre lapeaubronzéedel’uneetleteintlaitondel’autre.Lachevelureseule, cuivre chez la Suédoise, blond très pâle chez lamartienne,lesdistinguait.—Ondiraitdeuxsœurs,pensa-t-il.Les trois martiens étaient un peu plus loin. La fièvre des
blessés était tombée. C’étaient de beaux hommes, eux aussi,bienbâtis ;mais on sentait que leursmuscles, biendessinés,n’avaientpasladensitédeceuxdeSigoudeBernard.Rayseréveillaàsontour,etcompritàladirectionduregard
lespenséesdesonami.—Dommagequ’onnepuissepaslesramenersurTerre!Ils
feraientsensationàHollywood.—Jenepensepasqu’ilss’yplairaientbeaucoup,cinéastede
malheur!Jelesverraibienplutôtàuneséancedel’Académiedes Sciences. Du reste, rien ne dit qu’ils n’y viendront pas.Rappelle-toiqueleursancêtresontdéjàfaitlevoyage,etqu’ilsavaienttrouvéleséjoursurlaTerrepénible,maissupportable.Jecroisqu’ilss’yhabitueraientassezvite.Leursossontsolidesetleursmusclesaussi.Çam’amuseraitdeprésenterAnaenaàmonbonmaîtreSaguin!JemevoisdéjàlabaladantàParis,enDordogne…—Hum…Ilyaquelqu’unàquicelaneplairaitpeut-êtrepas
beaucoup,etd’unmouvementdetêteildésignaIngrid.
—Ingrid?Jenepensepasqu’elleseraitjalouse!Elleseraitavecnous,biensûr.Comme il achevait, elle se réveilla, se frotta les yeux, très
petitefille.—Vousparliezdemoi,jecrois.Quedisiez-vous?—Nousparlionssurtoutd’eux,d’amenerlesmartienssurla
Terre,etde lesprésenterauxAcadémies.Rayveutmême lesfairetourneràHollywood,le«DonJuandelaplanèteMars»ouquelquechosedecegenre,n’est-cepasOldNut!Ilssemirentàrire,cequiréveilla tout lemonde.Aprèsun
frugalrepas,Sigdemandaauxmartienss’ilssesentaientassezreposéspourallerjusqu’àTacoma.—Quelledistanceya-t-il?—J’aimarchésixheuresàl’aller,maisjen’étaispasbrillant,
et un peumoins de cinq heures au retour. Fatigué comme jel’étais,jen’aiguèredépasséletroisàl’heure.—Comptonsdoncde15à20kilomètres.—Nouspouvonslefaire,jecrois,ditKniaprèsavoirconsulté
sescamarades.—Alors,partons!Le trajet se fit sans incident.Quelquesheuresplus tard ils
étaient dans la caverne lumineuse, étendus sur une plage desable fin,àuncoudede larivière.Lacaverneétaitbeaucouppluslonguequelarge,etdeformeasseztortueuse.Lavueneportait pas loin. Après que tous, sauf Kni, se furent baignésavecdélices, ilsprirentunpeuderepos.LesblessuresdeLoicicatrisaient. Kni allait bien mieux. Les éraflures des autresn’étaientplusquedessouvenirs.
CHAPITREVIILESMARTIENSROUGES
Ils rêvassaient, étendus sur le sable fin, quand tout à coup
Bernardeutuncri.—Écoutez!Ils entendirent un faible vrombissement qui grossit de
secondeenseconde.Avantqu’ilsaienteuletempsdebouger,quelquechosequi ressemblaitàuneénormeguêpedébouchade derrière le détour de la paroi rocheuse. D’un saut ilsbondirent sur leurs armes. L’engin décrivit une courbegracieuse et vint se poser à quelques mètres d’eux. Letourbillonnement des ailes cessa, une porte s’ouvrit dans sonflanc, et unmartien rouge parut, sans armes apparentes, quisautasurlesable.Loi s’avança, fit deux gestes compliqués. L’autre comprit,
répliquademême,ajoutantunestridulationaiguë.Loidit:—Jeluiaidemandé:amiouennemi?Ilm’arépondu:cela
dépend de vous. En tout cas, leur langage ne s’est pas tropmodifiédepuislesantiquestempsdenotrealliance.Combienjeme réjouis d’avoir appris cette langue, si l’on peut dire, quenouscroyionsmorteàjamais!Il reprit cette étrange conversation. Anaena sembla y
prendrepart.—Votreaspect,dit-elleauxterrestres, l’étonneet l’inquiète
unpeu. Ilm’ademandéquivousétiez. J’aiditquevousétieznosalliéscontrelesnoirs,etquevousveniezdelaTerre.NotesdeBernardLe6–9heures.Nousvoicidanslacitédesrouges.Étrange
ville !Nousysommesarrivéshierdans troisguêpesqui sontvenuesnouschercher.Duhautlacitéestinvisible,souterraineaudeuxièmedegré.Seuldepetitsédificesapparaissentsurlesol de la caverne : les abris qui recouvrent les entrées. Nosguêpessesontposéessurdesbalconsplacésdevantdesnichesàmi-hauteurdelafalaise.Cesontdebiencurieusesmachines,
très précises et assez rapides, 3 ou 400 km/h, ce qui estlargement suffisant en souterrain. Je n’ai pas pu suivre leurmanœuvre, car le poste de pilotage est clos, et on ne nous apaslaissépénétrer.Pour le moment nous sommes tous dans une chambre
absolument nue, sauf un tapis de laine métallique, de raresétagères où sont posées des appareils dont j’ignore l’usage,quelqueslivresimpriméssurmétal,etdequoiécrire:feuillesdemétalléger,voisindudural,trèsmincesetunstyloàencrespéciale.J’aipuvisiterlespiècesàcôté,ellessontidentiques.Cedoitêtreunesorted’hôtel.Toutessontoccupéespardeuxàsix martiens rouges, qui dorment à même le sol sur le tapismétallique.Ilsdormentdurestetrèspeu,2ou3heures.J’enrage de ne pas comprendre leur langage par gestes et
stridulations.AnaenaetLoisontpartisavecl’und’eux.11heures. Je vais aller faireun tour. Je verraibien sinous
sommes libres ouprisonniers. J’ai décidéRay,Sig et Ingrid àvenir. Les autres veulent rester dormir. Ils s’installent sur letapis.13heures.Nousvoilàderetour.Quecettecitéestmonotone.
Toujourscescellulesnues,cesmêmesappareils.Oùsontleursusines,leurslabos?Nousavonsvupeuderouges.Ilsnousontregardés curieusement, si toutefois il peut y avoir uneexpression sur leurs visages. J’ai l’impression d’être l’hôted’une fourmilière. Au fond, physiquement, ce sont degigantesquesfourmis.Je les classeraismêmeplutôtparmi lesDorylinae…AnaenaetLoinesontpasrentrés.Quedeviennent-ils?Nous
avons nos armes. Seraient-elles efficaces ? Le fulgurantsûrement, mais il n’est pas aisé de s’en servir, dans cessouterrains.Etsesmunitionssontrares.SurlapropositiondeRay,nousmangeons.Ingridvientdemedirequ’elleapeur.Moiaussi.
22heures30.C’estbienplusétrangequejenepensais.Maisprenons les choses en ordre, et ne charrions pasl’antécambrien sur le quaternaire. Après avoir mangé, j’aivouluressortir.J’aifranchilaporteetdemandéàIngridetSigs’ils venaient. Comme ils s’avançaient pour me rejoindre, laporte a jailli du sol et les a enfermés.Heureusement que j’aimes armes, deux revolvers, trois grenades. J’ai essayé derouvrir. Va te faire fiche ! J’ai alors tapé en morse, vous enfaitespas,jereviens.Sigarépondu:bon.Jesuispartidansladirection opposée, à celle que j’avais prise cematin.Auboutd’unlongcouloir, j’airencontréunegrandesalleoùpassaientdeswagonschargésdemineraisdefer.Assezimprudemment,j’aisautésurunetjemesuislaisséconduire.Auboutde2ou3minutes,j’aientenduunbruitgrandissant;aprèsunpassagesousuncourt tunnel,mavoitureparticulièreestarrivéedansuneautresalle, immenseetemplieduvacarmedesmachines.Làdegigantesquesconcasseursbroyaient lemineraiqui filaitensuitepardes tapis roulants versunautre tunnel, àgauchede celui d’où je venais. De nombreux ouvriers travaillaientautourdecesmécanismescompliqués.Maiscen’étaitpasdesmartiens rouges ! C’étaient bien des fourmis certes,mais detaillepluspetite,brunâtres,avecde trèscourtesantennes. Jesautaidemonwagonavantqu’ilnedéversesoncontenudansle concasseur, et circulai parmi eux. Aucun ne semblait faireattentionàmoi.Jeparlai,criai,gesticulai,lestouchai,étrangecontact, rien n’y fait. Ils ne s’occupent que de leur travail.Certainsvontetviennentpourdesnécessitésdetravailquejene comprends pas. Je fais une expérience, me mets sur leurchemin.Lepremierbutesurmoi,commes’ilnem’avaitpasvu,recule, recommence et recommence encore jusqu’à ce qu’ilm’ait culbuté ! Jem’éloigne, à quatre pattes, puisme relève,stupéfait.Lesouvriersontreprisleurtravail,commesiderienn’étaitÀ16heures juste, d’un autre tunnel déboucheune cohorte
de ces ouvriers brunâtres, la relève sans doute, car ilsremplacentceuxquiétaientauxmachines.Ceux-cise forment
encohorteà leur tour.Restéà l’entrée, immobile, se tientunmartienrouge.Jemeprécipiteverslui,gardantassezdesang-froid pour ne pas faire de gestes qui peut-être signifieraientquelque chose pour lui. Je me contente de lui montrer lesouvriers brunâtres. Il fouille alors dans le sac qu’ils portenttoussuspenduentrelapremièreetladeuxièmepairedepatteset en tire un papier métallique sur lequel il inscrit quelquechose.Ilmeletend.Ilaécritencaractèresjaunes,maishélas!Sijeparlecourammentlalanguedenosamis,leurécritureestencorepourmoiundemi-mystère.Jeréussisàcomprendrequece sont des ouvriers, cela je le savais, et qu’ils forment unecasteinférieure.C’esttout.J’essaiedetracer:jenecomprendspas,maisj’aidûmetromper,carilretournelafeuilled’unairperplexe.Àlafinilmefaitsignedelesuivre.Parunegaleriedétournée, jesuisreconduità lachambre,dont laporteestànouveau ouverte, et où mes amis m’attendaient avecimpatience,surtoutIngrid.LoietAnaenanesontpasencorelà.23heures30.Lesvoicienfin:ilssontaccompagnésdedeux
martiens rouges. Sans que je puisse savoir pourquoi, il mesemblequ’ilssonttrèsvieux.Le7–10heures.IlfautquejenotecequeAnaenavientde
nous révéler,unpeuplemêlé.D’abordun traitéd’allianceestconclu,ouplutôt renoué,entre les rougeset les jaunes.Dansdeux mois d’ici, ils feront une attaque combinée contre lesnoirs,pourdégagerlepôlesud,trèsricheengîtesmétalliquesprofonds.Jesavaisqu’AnaenaetLoiavaienttoutelibertépourrenouerlesrelationsaucasoùnousrencontrerionsdesrouges,mais j’ignorais que leurs pouvoirs allaient aussi loin. Au fait,Anaena, Loi et Elior font partie duGrandConseil et la haineenverslesnoirsestsivivechezeuxqueletraitéserasûrementratifié.Puisnousavonseudesprécisionssurlafaçondontviventles
rouges.Dans leurs villes, ils sontuneminorité.Deuxmillionscontre sept de population totale. Les cinq autres sont formés
de travailleurs brunâtres d’une autre espèce, réduits enesclavage, du reste très peu intelligents, et dresséshypnotiquementaupointdenepasvoircequineconcernepasleurtravailpropre.Conditionnementpirequeceluidont ilestquestiondansle«Bravenewworld»d’AldousHuxleypourlescastes inférieures, qui au moins avaient droit à desamusements. Ici en dehors des heures de travail les ouvriersmangent et dorment. Ce sont du reste des neutres. Seulesquelques femelles parthénogénétiques continuent la race. Ilsne souffrent pas de leur état, incapables qu’ils sont d’avoirseulementl’idéequ’ilpourraitêtreautre.Les rouges, eux, sont sexués. Les femelles s’occupent de
l’éducation des enfants, et de toutes les questionsd’organisation intérieure de la cité. Les mâles surveillant lesouvriers, font la guerre et créent les machines. Ce sont desmécaniciens hors ligne.Mais il n’y a jamais eu, ou très peu,chez eux de curiosité désintéressée. Ce sont plutôt destechniciens que des savants. Toutefois, il y a des exceptions.Des deux martiens rouges qui accompagnaient Anaena, uncultivaitlesmathématiquespuresetl’autrelaphysico-chimie.Chezlesrouges,ilyaaussidescastes.Lapremière,laplus
basse,comprend les femelles, les techniciensde l’agriculture,les chimistes ordinaires. Puis vient la caste des chefs deguerre,desmaîtresd’ouvriers,des ingénieurs,desgéologues-mineurs, des physiciens, etc. Au-dessus les 30 membres dugrand conseil, héréditaire pour deux générations. Au-delà, ilfautànouveaufairesespreuves.Parmilesmembresduconseilfigurentdedroit les rougesqui sontdouéspour la recherchepure,trèsrares,carcepeupled’ingénieursàtrèsbiencomprisque la recherche pure peut avoir des résultats pratiquesénormes,siseulementonlalaissemûrir.Leurmentalitéestcurieuse,etleursloisrigides.Unmartien
rougequi aurait fait ce que j’ai fait, sortir d’une chambre oùl’on place, sans autorisation, serait certainement condamné àmort.Ilsdécapitentleurscondamnés,cequiestassezbarbare,ladiffusionde leurscentresvitauxpermettentà la têteetaucorps, de vivrequelquesheures séparés.Mais ils ignorent ce
que nous appelons le sentiment. Somme toute, comparé à labelledémocratiedesjaunes,c’estunétattotalitairedanstoutesasplendeur.
CHAPITREILAGUERRE
Leur séjour dans la cité rouge fut relativement court. Bien
des choses leur restèrent cachées. Ils ne purent guèreapprécier ce que pouvait être la vie de tous les jours de cetétrange peuple. Ils visitèrent de gigantesques usines oùtravaillaient des milliers d’ouvriers, sous la surveillance dequelques dizaines de contremaître rouges, les grottes où lesrouges cultivaient une sorte de céréale, les laboratoires trèscompliqués,oùni lesmartiensni lesterrestres,mêmeSig,necomprirent grand chose. Ils visitèrent aussi les arsenaux, oùs’entassaient des sortes de tanks blindés, des kryoxi trèsvoisinsdeceuxdesjaunes,descanonscentrifugesselonlemotdeSig.Ilseurentl’impressiond’unepopulationtrèsnombreuse– tous les rouges étaient concentrés dans cette région etn’entretenaient au loin que de faibles colonies – populationtalonnée par le besoin, et implacablement rivés à un travailimmédiatement productif. Les kryoxi devaient venir leschercher deLlo, leur évitant ainsi les dangers et les fatiguesd’un retour par les souterrains. À la fin de leur séjour, ilsmontèrent dans les superstructures de surface de la cité, quidominaientunpaysageplatetdésolé,couvertd’unetrèsmincecouchedeneige:lacalottepolairedeMars!Quelquesheuresaprès leskryoxiarrivèrent.Sitôtà l’intérieurdun°3,Anaenase mit en rapport par radio avec Anak, et eut une longueconversationavec lesecrétaireduconseil.Puisellese tournaversIngridetBernardquil’avaientaccompagnée,etlesayantamenés dans la pièce de repos à l’extrême arrière, loin dupilote:—Mauvaisesnouvelles!Lesnoirsontdéclenchéunegrande
offensive auxmines de Gno. Nos ingénieurs, surpris, ont étémassacrés. Des patrouilles de crabes, en grand nombre,parcourentlasurface.Certainsontcrevélalignedespylônes,et quelques-uns mêmes ont réussi à parvenir jusqu’auxsuperstructures de la petite ville d’Eyl, qu’ils ont bombardée,causantquelquesdégâts.Noskryoxilescombattent,maissont
relativement peu nombreux. L’obtention de l’oxyde d’héliumbasedufulgurant,estdifficile,etnécessiteunegrossedépensed’énergie.Troisdespylônessont isolés,etcernés, tantpar lesous-solquepar la surface.Louis, survotreavion,adisperséune colonne importante de crabes, et en a démoli un bonnombre, mais vous allez manquer bientôt de bombes. Et nosusinesnepourrontpasvousenfourniravantquinzejours.—EtPaul?interrompitBernard.— Il travaille jour et nuit au laboratoire de physique
atomique,avecnosmeilleursspécialistes.Ilsespèrenttrouverunmoyenderemplacerl’uranium,trèsraresurMars.Maisilsn’ensontencorequ’auxexpériencespréliminaires.Et…etpuisilyaaussiunemauvaisenouvellepourvous.L’offensives’estdéclenchéeilyatroisjours.Hélèneétaitsortieavecunkryoxdespatrouillesd’avant-garde,le367,pilotéparNioetBloi,dupylône98…Ilsnesontpasencorerentrés…Comme ilsallaientpartir,Loiquiexplorait l’horizonsignala
unpointdansleciel.Ilgrossitrapidement;c’étaitleWells,quipiquaetatterrit.Paulensortit,pénétradanslen°3.—Jeviensvousconvoyer.Larouten’estpassûre. Ilyaun
grouillementdecrabesparlà…SamainindiquaitleN-E.—Hélène?interrogeaBernard.—Pasdenouvelles.Louislachercheavecquarantekryoxi.—Lasituation?— Mauvaise. Mais je leur réserve plus d’un tour. Je vous
escorteraijusqu’auxpylônes.AprèsjefiledroitàAnak,aulabo.Lapremièrepartiedutrajetsepassabien.LeWellsvolaiten
larges cercles autourdeskryoxi.Mais, vers la sixièmeheure,ilslevirentfilerdroitaunord,prendreunvirageetpiquer,puisremonter. Quelques secondes après, à l’horizon, un nuage depoussièresesouleva.—Paulabombardéquelquechose,ditAnaena.Auxpostesde
combat.Etn’attendspastropcettefois,Bernard.Ils prirent la formation en triangle. Le n° 3 en tête. Cinq
minutesaprès,ilsvirentlespremierscrabes.Ilyenavaitbienunecentaine,endemi-cercle,faceàeux.LeWells,sesbombes
épuisées,lesmitraillaitcreusantdesvidesdansleurslignes.Àbonnedistance,lesfulgurantscrachèrent,coupsurcoupetenéventail, une dizaine de projectiles chacun. Une fois de plus,l’arme terrible assure la victoire. Quand, après un rapideengagement lecombatcessa,45crabesavaientdisparu, sanscompterceuxdétruitsparl’avion,quijalonnaientleurroutesurlaplaine.Dans lekryoxn°2,Boli, lepilote venudespylônesavaitététué,Loilégèrementblessé.LekryoxdeElioravaitunepatte brisée, ce qui diminuait sensiblement sa vitesse. Aussi,décidèrent-ils d’aller au pylône 613, bien plus proche que le578qu’ilsvoulaientrejoindreauparavant.Ilsyarrivèrentsansencombres.Ilsapprirentalorsdesnouvellesalarmantes.L’offensivenoire
sedéveloppait.Desprisonniersnecachaientpasquelebutdesnoirs était l’extermination des jaunes. Trois d’entre eux, prisparmileschefs,devaientpasserlesoirmêmeàl’interrogatoirepsychique,lesautresavaientétéexécutés.À5heuresdusoir,comme les terrestres et leurs compagnons prenaient l’avionsouterrain pour Anak, un communiqué du Conseil fut diffuséparhautsparleurs.Leconseildécrétait lamobilisation totale,l’état d’exception, et déclarait aux noirs la guerred’extermination.BernarddemandaàAnaenacequ’étaitl’étatd’exception.—Celacomporte lamobilisationde tousde16à55devos
années.Pourtousceuxquinecombattentpas,12à14heuresde travail par jour ; cela ne s’était pas vu depuis plus de100000ans.Lasituationdoitêtrequasidésespérée.— Mais bien entendu, ajouta Kni, cela ne vous concerne
nullement.—Maissi,répliquaBernard.Nousnousconsidéronscomme
vos alliés aumême titre que les rouges ! Souvenez-vous quenousavonsunedetteàpayerauxnoirsnousaussi.L’image d’Arthur dépecé par les crabes passa dans sa
mémoireetsejoignitàl’anxiétéqu’iléprouvaitpourHélène.—Donnez-nousseulementdesbombesadaptéesauWells,en
grand nombre, et nous nettoierons la surface de cette
saloperie!Sig, dans son fauteuil, griffonnait des plans. Vers la fin du
voyage,ilallaàAnaena.—Voiciunprojetquipourravousservir.Ensomme,cequi
vousgêne,c’estque1)vousêtesbienmoinsnombreuxquevosennemis. 2)Vosmachines sont plus compliquées à construireque les leurs. 3) Votre fulgurant, terrible dans ses effets, estdifficile à approvisionner. Vous allez avoir un excédentd’hommes qui ne pourront combattre fautes d’armes. Je vousenproposeune,adaptationd’unearmeterrestredeladernièreguerre. C’est un tube lance-fusées. Le projectile, pesant unequinzaine de kilos, aura une portée de 5 ou 6 kilomètres aumoins.Lafabricationestsimple.Vousenconstruisezenmasse,etvousenarmezuneinfanterieanti-crabes.Visiblementintéressés,lesmartiensapprouvèrent.L’avionseposasurlesappontementsd’Anak.Loi,Anaenaet
Elior rejoignirent directement le conseil. Les terrestres sedirigèrent vers leurs appartements ; ils y étaient depuis 10minutes et changeaient de vêtements quand Paul et Louissurvinrent.Louisétaitpâle,rongédefièvre,incapabledetenirenplace.Paulavaitunvisageharassé,auxyeuxcreux.—Alors,s’enquitRay.—Rien,réponditLouis.J’aifouillél’étenduedepuisleWells.
Rien, saufdes crabes,partout,partout.Etplusdebombes.Àpeineenai-jetroué4ou5àcoupsdecanons.Ilsontcrevélalignedespylônes.Ilyalahautuneterriblebataille,dansunetempête de poussière. Les kryoxi tiennent mais ils sont uncontredix!Pourcomble,lespylônes32,33et35sonttombés.—Oùas-tuvuça?— Un parleur le clamait quand je suis descendu. Paul, le
Wells a besoin d’être révisé. La tuyère centrale ne rend pasbien.—Manquaitplusquecela!—Ettoi,Paul?—Çanevapas.Jesuisàlaveilled’unedécouverteterrible.
Le moyen de déchaîner l’énergie de n’importe quel élément.
Maisilmefaudraitlalibredispositiondeleurslabos,deleursarchives, et ils me les refusent, au nom du Conseil. Queveulent-ils que nous fassions ? Nous ne pouvons pas lesabandonner,ceseraitmalpropre,etpuis,ilyaHélène.— Nous ne les abandonnerons certainement pas, répliqua
Sig. Nous avons un compte à régler avec les noirs, uncamaradeenpéril immédiat,etuneallianceàrespecter.Vousêtestousd’accord?—Jepensequeoui,fitBernard.—OK.—Biensûr,Sig,ditIngrid.—Pourmoi,laquestionneseposepas.Tantqu’Hélène…— Bon, Paul est certainement avec nous ; je vais donc
proposerauConseil…Avecundécliclatablettedutéléviseurs’abattit,découvrant
l’écranoùsedessinal’imaged’Anaena.— Vous êtes tous réunis ? Tant mieux. Le Conseil vous
demandedevenird’urgence.Quand ils arrivèrent, l’assemblée était houleuse. Quelques
places étaient vides.C’étaient des ingénieurs que leur travailretenaitàl’usine,deschefsdepatrouillequicombattaientàlasurface,oudans lesprofondeursdevillesassiégées.LevieuxBilior, physicien et homme d’état remarquable, présidait. Ilsouhaitad’abordlabienvenueauxterrestres,puis:— Des circonstances indépendantes de notre volonté vont
peut-être vous obliger à abréger votre séjour parmi nous.L’ennemi attaque, qui nous est 20 ou 30 fois supérieur ennombre,sinousledominonsparnosarmes.Maiscetavantageest fragile. Nos réserves de munitions s’épuisent, et leurremplacementnécessiteunedépensed’énergieeffrayante,quenotreplanètenenousdonnequ’avecparcimonie.Ilestpossibleque nous soyons vaincus. Nous allons vous souhaiter unheureux voyage de retour, dès que vous aurez retrouvé votrecompagne,qui,jel’espère,estvivante.Unepuissanteforcedekryoxiaréussiàsefrayerunpassagedanslazoneoùle367a
disparu.Ellen’apasencoretrouvétracedecombat.Sigselevapesamment.— J’ai aunomdemes camarades, une contre-proposition à
vousfaire.Nousvousproposonsunealliancetotale,toutesnosforcesmisesencommun.Endeuxmots,vosusinespourraientconstruire une vingtaine d’avions semblables au nôtre, desbombesenquantitéetunearmedontj’aidéjàparléàAnaenaetàLoi.Nousdemandonsseulement la libredispositionpourPauldeslaboratoiresdephysique,pourmoideceuxdechimie,et le droit de consulter vos archives. Paul me disait tout àl’heurequ’ilsefaisaitfort,dansundélaiassezbref,s’ilenalesmoyens matériels, de dissocier un ou deux éléments commenousdissocions ceturaniumqui estmalheureusement si raresurMars.Il y eut sur l’assemblée une onde d’espoir.Mais la voix du
présidents’élevai:—Deuxmois,dites-vous?Maisdansquinzejoursauplusles
munitionsmanquerontpourlesfulgurants.—D’iciquinzejours,nousauronsfabriquéavecl’aidedevos
chimistes et de vos métallurgistes des bombes suffisantes.Dansquinzejours,lespremierslance-fuséespeuventaussiêtrefabriqués.Enattendant,nousallonsminerlesenvironsdevosvilles, disputer le terrain pied à pied.Nous avons encore pasmaldemunitionspournosmitrailleuses,etnotrecanon,dansnossoutes.—Leconseildécideras’ilpeutaccepter,ditBilior.Lesterrestresseretirèrent.
CHAPITREIIHÉLÈNE
Louis repartit sur leWells,quimarchait tantbienquemal.
Les autres attendirent. À l’assemblée, la discussion seprolongeait. Bernard pensait à Hélène. Il la revoyait, lesattendant Sig et lui, devant la mairie des Eyzies, où à sonchevet,pansantsesblessures.Àl’idéequ’elleaitpeut-êtreétébroyéeparlapinced’uncrabemétallique,ilgrinçadesdents,l’attente lui fut insupportable. Il partit par avion souterrainpour le pylône 98, se fit donner un kryox, et fonça dans ladirectionoùle367avaitdisparu.Au même moment, le conseil fit savoir à Sig que ses
propositions étaient acceptées. Paul aurait la hautemain surles laboratoires qui lui seraient nécessaires. 300 chimistesétaientplacésous lesordresdeSigassistédesasœur.Louissurveilleraitlaconstructiondesavions.BernardetRayétaientchargésde ladéfensedesvilles.TousnedépendaientqueduGrandConseil,oùilsétaientadmis,nonàtitred’alliés,maisàtitredecitoyensd’Anak.Sigacceptapour tous les terrestres.Par radio, l’ordre fut lancé à Louis et à Bernard de revenirimmédiatement. Vers le soir, Louis rentra, sans avoir rientrouvé.Le 502, que pilotait Bernard, fonçait à travers un voile de
sablequitournoyaitauvent.Lavisibilitéétaittrèsfaible.Deuxheures avant, il avait rencontré la forte patrouille dont avaitparléBilior,quirevenaitsansrésultats.Ilsn’avaientpasvudecrabes. Le 502 donnait sa vitesse maximum. D’un modèleperfectionné, il dépassait la vitesse normale des kryoxi etatteignait le 110 à l’heure. Bernard lui faisait décrire desspirales,auhasarddel’étendue.Dansquelquesinstantslesoirtomberait.Ilnes’ensouciaitpas,tenduverscebut:retrouverHélène. Il lui semblait peu probable de la retrouver vivante,maisaufonddelui-mêmel’espoirhabitait,violentetchaud.
Une embardée brusque du 502 faillit le faire choir de sonsiège. Les pattes du kryox nemordaient plus le sol,mais sesgriffes glissaient avec un crissement énervant. Il stoppa,regardaparlehublotinférieur:lesolétaitvitrifié.—Leseffetsdufulgurant,pensa-t-il.Ilyaeucombat!Il reprit sa marche, à faible allure. Cinq cent mètres plus
loin,iltombasuruncrabe«ramolli».Troploinducentrederayonnementdufulgurant,iln’avaitfonduqu’àmoitié.Puiscefut une zone extraordinaire, couverte de carapaces à demiécroulées,seméedecerclesvitrifiés,surlesquelslespattesdukryoxpatinaient,ouqu’ellescrevaientavecunbruitrappelantceluidelaneigetôlée.Brusquement, à peu de distance de là, il trouva le 367. Il
gisait étendu sur le côté droit, une vaste déchirure dans sacoque jaunâtre.Avecuncride rage,Bernardamena le502àproximité, puis descendit à terre et pénétra dans le kryoxdétruit.Deprès, lacoqueserévéla labouréedeprojectiles.Àl’intérieur,parmilamachineriefracassée,deuxcorpsgisaient,mutilés,deuxmartiensjaunesenscaphandres.Souslavitreducasque les visages exprimaient plus d’étonnement que desouffrance.Lamainduplusgrandétaitserréesurlelevierdufulgurant.Iln’yavaitpastraced’Hélène.Il redescendit, chercha à pied, par cercles concentriques.
Enfinillatrouva.Elles’étaitdéfenduejusqu’aubout,àcoupdegrenades.Sixcrabesécrasés,déchiquetés,par lesexplosions,l’entouraient.Soncasqueavaitétébroyéparunepince,maislatêteétaitintacte.Dusangavaitjaillidesoreillesetdunez.Ilsepencha, l’enleva dans ses bras, et chargé de son fardeaufunèbre,revintau502.Successivement, ilyrapportalesdeuxmartiens. Puis, la rage au cœur et les yeux secs, il fonça àpleinevitesse,dansladirectiondespylônes.Il rentra à Anak tard dans la nuit. Prévenus de son retour,
AnaenaetLoil’attendaient.—Alors?interrogeacedernier.—Regarde!Des aviateurs étaient en train de sortir les cadavres de
l’avionsouterrain.—PauvreLouis,ditAnaena.Doit-onleprévenir?—Jem’encharge,ditBernard.IlslemirentaucourantdesdécisionsduConseil.— Soit, j’accepte le commandement des brigades
souterraines,maisjeveuxêtrelibred’agir.—Tuastouteliberté,ditLoidoucement.Bernardprit l’ascenseur,etpénétradans lasallecommune.
Àlalueurd’uneveilleuse,Sigtravaillait.Paulétaitabsent,aulabo.RayetLouisdormaient.Louisavaitunvaguesouriresurleslèvres.Bernardleregardaavecpitié.Puisiltouchal’épauledeSig,quinel’avaitpasentenduentrer.—J’airetrouvéHélène,morte.Maiselles’estbiendéfendue.
Elleetsescompagnonssontàlagareaériennen°2.Avertislesautres.—Ettoi?—Jegagneimmédiatementmonpostedecombat.—J’aifaitdémontertroismitrailleusesduJulesVerne.Elles
t’attendent, avecdesaffûtsmobiles, à l’arsenal, avec troisdetesofficiers.—J’yvais.—TuneveuxpasvoirIngrid?Elleétaittrèsinquiètedene
pastevoirrevenir.—Pasmaintenant.Jen’auraispaslecouragedelalaisser.À
mon premier moment de repos. Je crois que la lutte va êtredure.Quellessontlesnouvelles?—Mauvaises. Tu vas avoir du travail dans les souterrains.
Eylestpratiquementencercléedans les fonds,sinous tenonsencore lasurfaceautour, troisnouveauxpylônessont tombés,le1,le44etle77.Nousavonsdétruitsaujourd’hui214crabes,mais nous avons perdu 61 kryoxi.C’est terrible, cette guerredesurface.Ilyapeudeblessés…—Decombiendekryoxidisposons-nous?—Environ 2 600. Il en sort dix par jour. Les noirs ont des
crabesinnombrables.Onenadénombréplusde12000dansle
secteurnord!Ilyacependantquelquesbonnesnouvelles.Lesrouges sont entrés en action, et ont envahi la cité noire deKabaneb. Six de leurs ingénieurs sont arrivés ici en missiond’étude. Les premiers lance-fusées sortiront dans quelquesjours. 42 avions du typeWells sontmis en chantier. LeWellslui-même est réparé. 12 mécaniciens y ont travaillé onzeheures. Nous avons encore 32 bombes de 100 kg. Et lespremières bombes martiennes seront prêtes après-demain àmidi. Mais sauf cas désespéré, il servira surtout pourl’instructiondespilotes.—Bon.Jevaispasserprendrelesmitrailleuses.Combiende
coups?—10000pararme.—C’estmaigre!Àbientôt.
CHAPITREIIILABATAILLESOUTERRAINE
À l’arsenal Bernard trouva les trois martiens, chefs des
brigades souterraines. Il leur expliqua le fonctionnement desmitrailleusesetsefitmontrersurleplanl’emplacementdelabataille. Le secteur le plus menacé était celui de Eyl. Lesmartiens jaunes ne tenaient plus que le grand tunnel aérien.Toutes les autres voies qui conduisaient à Eyl depuis Anakétaientauxmainsdesnoirs,quiavaientréussiàs’infiltrerdanslesusinesdechromedeBils,àproximitédugrandtunnel.LetunnelordinaireétaitcoupéentreEyletlapetitevilledeAbil,centre métallurgique. La perte de Bils et Abil aurait signifiéunediminutionde30%danslaproductionduchrome,etellenesauraittardersiEyltombait.Lepylône34,toutproche,etquidéfendaitlarégionàlasurfacevenaitd’êtrepris.Bernarddécidade seporter sur les lieux. Ilsdevaientaller
enavionjusqu’aucroisementdeFloo,puisprendreleglisseur,jusqu’àproximitéde labataille. Il fitcharger lesmitrailleusessur l’avion qui fonça à pleine allure vers Floo, distant de250 km. Puis, ils prirent un glisseur. Bernard plaça les deuxmitrailleusesàl’avant,ets’assitàcôtéd’elles,prêtàtirer.Larouteétaitcependantsûre.Lesmartiensjaunesétaientarmésde légers fulgurants et d’une sorte de lance-grenadespneumatique.Alors commença pour Bernard une période épuisante de
quinze jours. Dès le début des sous-ordres s’opposèrentformellement à ce qu’il s’exposât personnellement. Il allacependant aux avant-postes installer lui-même lesmitrailleuses. Son plan consistait à dégager Bils où l’ennemitenait âprement les galeries demine, et attaquant de l’autrecôté, à reprendre la maîtrise des tunnels. Ainsi la menaced’encerclement serait-elle conjurée. La deuxième partie duplan fut aisée, et deux jours après son arrivée, les tunnelsétaient libres, ce qui simplifia la question desapprovisionnements. Mais à Bils l’ennemi fit encore des
progrès,etmalgrélesprotestationsdesonétat-major,Bernardrésolut de prendre lui-même le commandement auxmines. Àmesurequesonglisseurserapprochait,levacarmeducombatdevenaitdeplusenplusfort.Lesnoirsutilisaientunesortedemitrailleuse pneumatiquedont le bruit rappelait le roulementdes marteaux-piqueurs. La température était élevée, ce quiétaitdûàlachaleurdégagéeparlesfulgurants.Abandonnantsonglisseur,Bernardpénétradanslesgaleries.Labatailleétaitconfuse, sans gloire et féroce. Dans les tunnels étroits, elleavait la sauvagerie des guerres primitives, homme contrehomme, presque main contre main. À cause des nombreuxdétours, l’usage des armes perfectionnées était quasiimpossible. À peine les noirs pouvaient-ils se servir de leursfusilspneumatiques,lesjaunesdeleurlance-grenades.Leplussouvent c’était le combat corps à corps, à l’armeblanche. Lavigueur et l’adresse des jaunes étaient supérieures, les noirsl’emportaientparlenombre.AumomentoùBernardparvintauxavant-postes, ilsavaient
l’offensive. L’enjeu de la bataille était un important carrefourquicommandaitdixgaleries. Ilétaitbrillamment illuminé, lesadversaires,d’unaccord tacite,n’ayantpascoupé l’éclairage.Lesnoirsarrivaientparsixgaleries,maislesAnakienstenaientlaplacecentrale.Derrièreunrempartdewagonnetsrenversés,s’abritait une des mitrailleuses avec ses servants. Bernardarrivait aumomentd’uneaccalmie.Utilisant les remblais desvoiesferrées, ilrampajusqu’àlamitrailleuse.Elleétaitserviepardeuxhommes,unjeunegarçonetunejeunefille,trèsbelle.Sixhommesarmésdelance-grenadeslesdéfendaient.La position des noirs était très forte. Ils avaient établi à
l’entrée des galeries des barricades de moellons, de wagonsrenversés,etdeminéralesdechromebrut.—Ilfaudraitunvraicanon,pensa-t-il.Onnepeutemployer
lefulgurant?—Tropprès,réponditlajeunefille.Ilréfléchissaitàlamanièredeforcercesabris.Soudainilse
frappalefront:
— Suis-je bête ? Il faudrait un lance-flammes, pour cetteguerre-là!Essayezdetenir,dit-ilenpartant.Rentréàsonquartiergénéral,ilappelaSigauradiophone.— D’urgence, débrouille-toi, fais-moi construire des lance-
flammes.Trouvedel’essence.Ilmelesfaudraitaprès-demain.Est-cepossible?—Difficile.Onessayera.Çava,là-bas?—Ça ira jusqu’après-demain.Puis, jenegarantisrien.Età
Anak?— Assez bien. Le premier lance-fusées est aux essais. Les
métallurgistesfontdesmiracles,leschimistesaussi.Ilestvraiqu’ilsontdesinstallationsmerveilleuses.—Etlasituationgénérale?—Leskryoxitiennentàlasurface.LeWellspilotéparRaya
démoliquelquescrabes.Lesbombesserontprêtesbientôt.Laconstruction des avions marche, mais il faudra bien 25 à 30joursavantquelepremiersoitprêt,etc’estunminimum.—Lespylônes?— Le 44 a été repris, mais le 28 est menacé. Trente-deux
kryoxipartentledégager.—Commentvontlescopains?—Paultravaillejouretnuit.Rayformedespilotes.Louis…—Ehbien?— Ça ne va pas. Il est atone, amorphe. Il fait son travail
commedansunrêve.Çaaétéuncouptrèsdurpourlui.—Jesais.J’aieulemêmeautrefois…EtIngrid?— Elle va bien. Un peu fatiguée, je crois, mais elle ne
l’avouerajamais.Inquiètepourtoiaussi,biensûr.— Je ne cours guèrededanger.Dèsque je fais un tour en
premièreligne,mesofficiersgueulentcommedesveaux!—C’estdur,lescombats?—Trèsdur.Dépêche-toipourleslance-flammes.—OK.Aurevoir.Ah,j’oubliais.Anaenaaétéblesséedansun
combatdesurface.Troiséclatsdans la jambedroite.Cen’estpasgrave.
—Lespertes?—Lourdes,hélas.Maismoinsquecellesdesnoirs.D’après
les rapports au Conseil, 321 kryoxi depuis le début. Environ950crabes.SanscompterceuxqueleWellsadétruits.LevieuxH.G.n’avaitpasprévucetteguerredesmondes.Etcheztoi?—265tués,àpeuprèsautantdeblessésgraves,ledoublede
blesséslégers.—Chiffresofficiels?—Oui.Tupeux les transmettreauconseil.N’oubliepas les
lance-flammes.—Tupeuxycompter.Aurevoir.L’écran s’éteignit. Bernard se mit alors en communication
avecBils.Lasituationétaitinchangée,iltransmitlesnouvelleset annonça des armes puissantes. Il fit ensuite un courspréliminaire aux futurs porteurs de lance-flammes, cours trèsvague car il ignorait comment seraient exactement fabriquésces engins. Parmi les volontaires était la jeune fille de lamitrailleuse, Mauno. Après que les autres furent repartis,Bernard l’interrogea, par curiosité se dit-il, par sympathieaussi.Elleétait très jeune,encore frêle,avec,chosetrèsraredans sa race, des yeux verts et une chevelure cuivre qui lafaisait ressembler de loin à Ingrid. Il apprit qu’elle travaillaitpour être ingénieur métallurgiste, et que ses deux frèresavaientététuésparlesnoirsquelquetempsavantl’arrivéedesterrestres.Elleparlaitdesnoirsavecdesaccèsdehainequilasecouaientetcaressaitunrêve:suivrelesterrestresquandilsrepartiraientmaisellecraignaitqueleConseilnel’yautorisâtpas.Elleavait l’annéeprécédentefait letourdelaplanèteenkryox.— Vois-tu, disait-elle à Bernard, – les martiens avaient
d’abord le vous à lamanière des terrestres,mais depuis leurnaturalisation, ils les tutoyaient –, je voudrais connaître laTerre, non seulement pour les multiples choses qu’un telvoyagem’apprendrait,mais surtout parce qu’il y a chez vousdesocéans,desnuages,desmontagnes.J’aivutoutceladansdetrèsvieuxfilmsd’avant lecataclysme,maiscen’estpas la
mêmechose.Vousvoudrezbienm’emmener?— Je ne vois aucun inconvénient, puisque, hélas ! Deux
places sont vides parmi nous.Mais le conseil voudra-t-il ? Etpuistusais,toutn’estpassibeausurTerre.Lagravitationplusfortetegênera.—Jem’yhabituerai.Aubesoin,jecréeraiunemachinepour
metransporter…—Soit.Pourlemoment,hélas!Laguerreest là,etc’est le
sortdetaracequiestenjeu.—J’aiconfiance.Votrearrivéearéveillélesénergiesdema
race.Dois-jeretourneràlamitrailleuse?—Non,resteici.Dufonddesonsommeil, il luisemblaqu’onl’appelait.Avec
lassitude, il ouvrit les yeux. La journée de la veille avait étérude.IlvitMauno.Elleavaitl’airaffolée.Ilsedressa:—Qu’ya-t-il?—Ilsattaquent.Ilsontprislecarrefour.—Lamitrailleuse?—Plusdemunitions.Ilsl’ontprise.—Lesservants?—Morts.—NomdeDieu!Il sauta sur ses pieds. Dans le lointain, il pouvait entendre
nettementlebruitdelabataillerépercutéparlesgaleries.—Pourquoinem’a-t-onpasréveilléplustôt?—Leschefspensaientqu’ilspouvaienttenir.—Çava.Onverraplustard.IlradiophonaàAnak.—Leslance-flammes?— Ilspartentparavion. Il yenadix, avecdes réservesde
carburant.Bernardfitunrapidecalcul.Ilsneserontpaslàavantdeux
heures.Uneheurepours’initieràleurfonctionnementetpourles amener à piedd’œuvre.Cela faisait trois heures. Il fallaittenirjusquelà.Ilappelasonchefd’état-major,Biloi.
— Je vais voir ce qui se passe. Centralisez les nouvelles,rétablissezlesliaisons.Etfaitesbien.C’estvotreseulechancederéparervotrenégligenceetdesauvervotrepeau!Il prit ses deux revolvers, sa carabine et une dizaine de
grenades.PuisilditàMauno:—Resteici.Tiensles«lance-flammes»réunis,defaçonàne
pas perdre de temps quand les engins arriveront. Tu enréponds.Puis il fila par les galeries, avec dix hommes d’escorte. Il
traversa l’infirmerie où s’entassaient les blessés, puis lesdeuxièmeslignes.Labataillefaisaitrageau-delàd’untournant.Commeilallaityarriver,uneballes’écrasasurlerocheràsadroite,ricochaetfrappaundeseshommesàlatempe,letuantnet. On prit sa réserve de munitions et à plat ventre, ilscontournèrentledétour.Dans la lumière violente, Bernard vit les noirs bondir,
s’aplatir, tirer. Le feu des jaunes était lent. Les munitionsdevaientmanquer.—FaudraquecetteandouilledeBiloiaittravaillérudement
bienpoursauversapeau,pensa-t-il.Ladéfenseétaitfacilitéeparunfosséquioccupaitlagalerie
et dans lequel on était relativement à l’abri. Il rampa unedizainedemètres,secollantauxparois,puisd’unbonrapide,sauta dans le fossé. Il regarda alors sa montre. Encore uneheureetdemiàattendreleslance-flammes.L’arrivée du chef terrestre ranima le courage desmartiens
jaunes.Leurfeusefitplusprécis.LesneufhommesderenfortquiavaientsuiviBernard,avaientdesmunitionsenabondance.Pournepasêtrecoupéparunmouvement tournantdesnoirspard’autresgaleries,Bernardenvoyadeshommesde liaison.Puis, ayant averti lesmartiens jaunes, il lança coup sur coupquatregrenades.L’effetfutprodigieuxsurl’enneminonabrité.Les ricochets sur les parois multiplièrent les éclats. D’assezgros fragmentsderoches’écroulèrent.Lescrisderageetdedouleur remplacèrent les sifflements triomphants. Les jaunespurent prendre un peu de répit, boire, soigner les blessés.
L’ennemi avait l’air d’attendre du renfort. Il vint, sous lesespècesd’unpetitcanonpneumatique,assezinefficaceàcausede son tir trop tendu et de l’enterrement desAnakiens.Maisses obus, s’écrasant contre le coude de la galerie, rendirentl’arrivéedesmessagersouderenfortsassezdifficile.LepremiermessagequereçutBernard lerassura.Dans les
autres galeries, le combat se tenait tout près du carrefourperdu.Doncpasdedangerd’encerclement.Vingtminutesplustard, Mauno signala l’arrivée des lance-flammes, et de deuxtubes lance-fusées avec des projectiles à charge propulsive.Ceux-ci parvinrent en première ligne peu de temps après, etBernardcommençaàarroserleslignesennemies.Enfin parut la section de Mauno. C’étaient tous de très
jeunesgens,quirampèrentagilementetmirentleursenginsenbatterie. Sur l’ordre de Bernard, on attendit l’attaque. Lasurprise fut atroce. Les noirs bondirent enmasse ; quand ilsfurent à 20 mètres, dix jets de flamme se concentrant danscettegalerierelativementétroitelatransformèrentpoureuxenenfer.Lesnoirs, frappésenpleinpar le jetbrûlant, titubaientencore quelques mètres, torches vivantes et hurlantes. Uneépouvantableodeurdepétroleetdechairbrûléeemplitl’air.Protégéspar les jetsde flamme, lapetite troupe,muniede
masques,débouchadans lecarrefouroù lesnoirsaffolésetàdemi-asphyxiés, tournoyaient. Ils furent carbonisés jusqu’audernier.Exploitantcesuccèslesanakiensallèrentdel’avant,etdégagèrentlamine,appuyéspard’importantsrenforts.Ausoir,toutes les liaisons étaient rétablies, et six jours après, lesPylônes étaient reconquis, et l’ennemi chassé du sous-sol.Bernard fit dynamiter la galerie d’invasion creusée par lesnoirs ; ses pertes avaient été minimes, 39 tués, 50 blessésgraves, une centaine de blessés légers, dont lui-même :l’auriculairegauchecoupéàmoitié.Décidément,ilsenveulentàmes phalanges, plaisanta-t-il. Heureusement que je ne jouepasdelaflûte!Il rentra alors àAnak, avecMauno et ses hommes, que de
nouvellestroupesplus fraîchesremplacèrent.Mais ilsemblaitbienqueledangerétaitécartédececôté,etquelalutteallait
se circonscrire à la surface. Sig et Ingrid l’attendaient audébarcadère, accompagnés d’une délégation du Conseil. LevieuxBiliorlaconduisait.D’unevoixémue,ilremerciaBernardetseshommespourlavictoirequ’ilsvenaientderemporter.— Désormais, avec les armes nouvelles que vous nous
apportez et nos vieilles armes traditionnelles, nous pourronsrésister à l’ennemi, porter la guerre dans ses cités etl’exterminer, puisque, hélas ! Il n’existe pas d’autre solutionpossible.Lesrougesontdéjàprisunedeleursvilles.—Bon, réponditBernard,maispour lemoment je voudrais
mereposer.PuisildésignaMauno:elleaétéadmirable.C’estellequim’aleplusutilementsecondé.Aussi,jedemanderaiauConseilunefaveurpourelle,et…Épuisée, elle venait de se laisser tomber sur le sol. Il
s’élança,maisdéjàSigetIngridl’avaientprécédé.— Je crois bien qu’elle m’a sauvé la vie, reprit-il. À un
moment ce fut terrible. Dans le pylône 33, les noirss’accrochaientet l’und’euxm’avisé. Jen’avaisplusdeballesetj’auraisprobablementététuésiellenel’avaitgrilléavecunsang froid admirable. Tu peux lui dire merci, Ingrid.Maintenant,jevoudraisdormir,dormir.Appuyé sur Ingrid et sur Sig qui portait Mauno, il monta
dans le train qui les amena à Anak. Dans l’ascenseur, il selaissaalleràterreets’endormitaussitôt.
CHAPITREIVLOUIS
Unfaiblebruitdevoixleréveilla.Ilétaitallongésurledivan
de sa chambre. Par la porte ouverte, il vit dans la sallecommune Ingrid et Mauno assises sur un canapé à côtéd’Anaena. C’était Mauno qui parlait. Elle disait son désir devoirlaTerre,etpriaitAnaenad’intercéderpourelleauprèsduConseil. Anaena essayait de la dissuader, parlant de la fortegravitationterrestre,despérilsduvoyage.—Despérils? Jecroisque j’enaiaffrontésdeplusgraves.
Non,jeveuxvoirunocéan,unvraietnonpasnosmorneslacssouterrains.Ingridsetaisait,partagéeentresasympathienaissantepour
Mauno, et la jalousie à la pensée qu’elle avait combattu auxcôtésdeBernard.—LeConseildécidera,ditAnaena.— Malheureusement, il est probable qu’il faudra qu’il
autorise des martiens à nous accompagner, coupa une voixgrave.Sigvenaitd’entrerettenantàlamainunpapiercouvertd’écriture. Sans cela, reprit-il, nous ne serons pas asseznombreux pour manœuvrer le Rosny. Voici le papier que jeviensdetrouver;c’estdeLouis:Meschersamis,N’essayez pas de me suivre. Quand vous trouverez cette
lettre,ilseratroptard.Paruncheminquej’aidécouvertj’auraigagnélagrandecavernedesnoirs.Vousvoussouvenezdulacauxcrabes?Sonniveauestsupérieuràceluidelacaverne,etilcommuniqueavecunemersouterraine.Pendantmacaptivité,j’aipume rendrecomptequ’unemuraillepeuépaisse sépareseulecettemerdelacaverne.Jevaislafairesauter.Jenoieraiainsi cette engeance, et vengerai ma pauvre Hélène et aussiArthur.Toi,Paulettoi,Bernard,vousêtescequim’estlepluscheraumonde.J’emporteraidanslamortlesouvenirdetoutesnosheuresheureusesetnotreindestructibleamitié.Vous,Sig,
RayetIngrid,jevousaimaisbienaussi.Transmettezmes adieux à Anaena, et aux autresmartiens.
Si,commejelecrois,unmondemeilleurexisteaprèscettevie,je vais y retrouverHélène, et vous viendrezm’y rejoindre unjour. Je vous souhaite à tous, tout le bonheur dont vous êtesdignes,particulièrementàBernardetàIngrid.Cen’estqu’unaurevoir…
Louis
P.S. Vous trouverez dansmes papiers l’étude astronomiquequej’aifaitedelaTerredepuislesobservatoiresdeMars,ainsiquetoutuntasd’autrespapiersscientifiquesàpublier.Ilssontenordre.P.S.2.PourBernard.Jen’osetropteledemander,maissitu
appelaistonpremierfilsLouis,celameferaitplaisir.Voilà. C’est daté de ce matin 6 heures. Il est 5 heures du
soir!Ilsrestèrentatterrés.Bernardselevaetvintlesrejoindre.—Jenepensepas,dit-ilqueLouisaitpuatteindreleSinus
Meridianiavantmaintenant.Ildoitêtreencoreenroute.—Ilaonzeheuresd’avance,réponditSigamèrement.—LeWells.C’estl’affairedeuneheuretrenteàdeuxheures
pourlui.Vite!—AvertisPaul,lançaSigàAnaena.—Non,jeviensmoisaussi.Mauno…—Jeveuxvenir!—Non,tranchaBernard.Vousêtesfatiguéestoutesdeux.—Ilfaudrabienquelqu’unpourgarderl’avion.—Lesavions,repritSig.Ilyenadeuxautresdeprêts.— Bon. Ingrid pilotera le Wells, toi un autre et moi le
troisième. Il nous faut 15 hommes immédiatement, avecfulgurants et tout le bataclan. Ingrid, Mauno et Anaenagarderont lesavionsetvolerontencercle,prêtesàdescendrenousprendre.
—Mais,ditSig,ellesnesaventpaspiloter.—Ingridsait.Lesautressaventpiloterdesavionsmartiens
detunnel,etc’estbienplusdifficile!Louis avait longuement mûri sa décision. Aussi, quand à
5heuresdumatin,ilécrivitsonmotd’adieu,toutétaitprêt.Àforced’étudierlesplansdesvieillesgaleries,ilavaitdécouvertqu’une d’elles commençait dans la ville morte de Kner, à200 km au-delà des pylônes et communiquait avec la grandecavernedesnoirs.Unhistorienluiavaitaffirméquec’étaitpar-là que passaient autrefois les espions jaunes. Les noirs enavaientmurél’extrémitédepuisbienlongtemps,maislagalerieétaitcreuséelàentrel’océansouterrainet lagrandecaverne.L’épaisseurdesparois,tantd’uncôtéquedel’autre,étaitfaibleet devait pouvoir être facilement crevée avec un explosifpuissant.Louis sedemandapourquoi les jaunesn’avaientpasréalisésonplandepuis longtemps.Laveille ilavaitentreposé200kgdebriséiterécemmentfabriquéedanslekryox212qu’ilavaitchoisi. Ilyavaitégalementmisunklok,petitvéhiculeàchenillesenmétal légerdont les jaunes se servaientdans lesgaleriesétroitespourporterdelourdescharges.Son plan s’exécuta aisément. Il obtint facilement des
gardiens qu’ils lui laissent prendre le 212. En cinq heures ilarrivaàKner,sansavoirrencontrédecrabes.Ilperditquelquetemps à retrouver l’entrée de la galerie, puis à décharger lekryoxqu’ildétruisit.Arméd’unfulgurant,ilpritplacedanslekloketallaversson
destin.Ilvécutalorsde trèsémouvantesminutes.Lepharedeson
engin arrachait aux ténèbres les parois lisses, qui semblaientserefermerensuitederrièrelui.Ilétaitépouvantablementseul.Le klok progressait moelleusement et assez silencieusement,produisantseulementunroulementsourdquisemblait lavoixdelaplanète.Leminérall’enfermait,l’écrasaitdesonemprise.Ilsesecoua,seretourna,vérifial’amarragedesexplosifsetdupetit perforateur qu’il emportait. Tout allait bien. Plus d’une
fois il eut des difficultés avec des rocs éboulés et il duttravaillerduretsedéchirer lesmains.Quelquefoisdesbribesdesouvenirsheureuxrepassaientdanssamémoiremais il leschassaitvoulantêtretoutentieràsontravaildevengeance.Lemomentvintoù,d’aprèsdescalculsilfutprèsdesonbut,
il arrêta le klok et avança à pied, ne voulant pas que legrondementdesamachinedonnâtl’éveilauxnoirs.Lagaleriecontinuait sur 600 mètres, descendait, puis tournait en S etaprès150mètresenlignedroite,ilvitlemurdeblocsd’acierédifiéparlesnoirs.Ilrevintsursespas,amenaleklokenrouelibre, etmit la perforatrice enmarche. Il creusa 24 trous demine, 12 dans la paroi de la grotte et 12 du côté de l’Océansouterrain, mais une centaine de mètres plus haut. Il leschargeasoigneusementetmitlefeuàlachargesituéeducôtéde la grotte. Retiré au-delà de l’S, il entendit une violenteexplosion, fut renversépar lesouffle. Il seredressaetvitparune large ouverture la grotte des noirs, dont il dominait lapartielaplusélevée.L’ouvertureavaitbien6mètressur15.—Çasuffira,pensa-t-iltouthaut.Sepenchantilvitenbasun
groupedenoirsaffolés,quicouraient.Ilsontcomprispensa-t-il.Rapidementilmitlefeuàl’autremine,puissautasurlekloketremontalagalerie.L’explosionfittremblerlesol.Ilyeutunroulementdeblocs
arrachés, puis, avec un épouvantablemugissement lamer seprécipita.Louisredescendit,etvitàlalumièredesalampeunmurd’eau,rigidecommedel’acier,quibattaitlamurailled’enfaceavecune force terrible.Soudaincettemurailles’écroula,et par l’immense baie créée, par la première explosion, etagrandi par lamer, Louis vit la colossale cataracte s’épandresurlaplainesouterraineprojetantpêle-mêledébrisderoches,crabesgéants,touteunefaunemonstrueuse.L’eaudévalaitsurles pentes, arrachant arbres et maisons, noyant les routes,culbutant crabes vivants et crabes de métal, monstres etmartiens noirs, rapide et écumeuse. Dans le lointain unmiroitement décelait la formation d’un lac dans un bas-fond.De-ci, de-là, cernés par les flots sur une éminence, desmartiensnoirss’agitaient,impuissants.Louisimaginelacitéoù
Ray avait été captif, trop loin pour être discernée, sapopulation répartie dans lesmaisons coniques, alertée par lemugissement,seshabitantsaffoléspar lesnouvelles terribles,puis lespremières languesd’eaunoire, lapanique, lesvainestentatives des ingénieurs, la fuite devant la maréegrandissante, par les ascenseurs croulant demonde, vers lessuperstructures, et, pour ceux qui étaient joints, la mort. Ils’étaitmisàplat-ventrepoursavourerlespectacle,échappantainsiauviolenttourbillond’aircauséparlachute.—Pouruncataclysme,c’estuncataclysme,pensa-t-il.Allons,
HélèneetArthurauronteudebellesfunérailles!Auloinlemiroitementdulacnouveaugrandissait.Souslui,
le drame touchait à sa fin. Lesderniers groupeshumainsquis’accrochaient au toit des centrales d’énergie venaient d’êtrebalayés.Àcemoment,illuivintàl’espritqu’iln’étaitpeut-êtrepas indispensable qu’il meure. Il pensa que la vie luiréserverait encore beaucoup de choses, de recherches et depure amitié. Il pensa aussi que puisqu’il avait survécu audéclenchement de la catastrophe, c’était que les puissancessupérieuresàluinevoulaientpassamort,etqu’iln’avaitpasledroitdesesuicider.Ilrampaalors,prisdefrénésie,versleklok.Etsoudain,ilvit,foudeterreur,lamuraillequileséparaitdelamerselézardersouslapression.Ilbonditsurleklok.Aumoment où il embrayait le moteur, la muraille oscilla etl’écrasa.Du haut des avions, les camarades scrutaient l’étendue. Le
sable jauneetrougefilaitsouseux,monotone,etnu.Pournepas perdre de temps ils étaient restés à faible altitude,maisvolaient à grande vitesse. Au loin apparut une tache plussombre.—SinusMeridiani,signalaBernarddansleradiophone.IlfitpiquerleN2.—Quediableya-t-il?Il venait de voir un flot continu de crabes jaillissant d’une
ouverture,semblablesd’enhautàun fourmillementdepointsnoirs. Il passe au dessus du Camp de l’Heptagone, puis, en
rase-mottes,au-dessusdutroupeaudecrabesqu’ilmitrailla.LeWellsetleN1firentdemême,puislestroisavionsreprirentdelahauteur.Soudain,devantceluideBernard,semblajaillirunvolcan. Une des coupoles qui protégeaient les puitsd’ascenseurvenaitdesauter,projetantdesmassesdedébrisetunecolonned’airquifittournoyerl’avion.AuderniermomentBernardrétablitsa lignedevol,à15mètresdusol.Lesdeuxautres avaient pu éviter le tourbillon. Par une porte creuséedans un ravin sortit un flot d’eau noire, qui emplit la fosse,noyantquelquescrabes,et rendaitainsià la surfacedeMarsunembryondelac.AlorsBernardcomprit.—Lapressionde l’air,parbleu,quia faitsauter lacoupole.
Nousarrivonstroptard!Brutalement,ilfitvirerl’avion.Laforcecentrifugeétenditun
voile noir devant ses yeux. Derrière lui ses passagerspoussèrentdescrisdedouleuretdefrayeur.—Ingrid,commença-t-il,lesbombes!—Lesquelles?Lesnôtresoulesfulgurantes?—Lesdeux,nomdeDieu!À500mètresdehaut, il survola le troupeaudes crabesen
débandade,quisortaitencoredesporteshautes.Puis,virantetpiquant, il les écrasa de projectiles. Dans le crépuscule quitombait, les fulgurants allumèrent des brasiers d’émeraude,trouésçàetlàparlebreféclatementrougeenferdelancedesbombes terrestres.Déjà il revenait, suivitpar lesdeuxautresavions.Cefutunmassacrefarouche.Quandlesbombesfurentépuisées, ilattaquaaucanon,crevantlescarapaces.Àlanuittombée,quelquescrabesisolésparvinrentàs’échapper.Ilsprirentalors lecheminduretour,taciturneset las.Dans
le 2, tous se taisaient. Devant la douleur de Bernard etd’Ingrid, les jaunes n’osaient pas se réjouir de leur victoire.Comme apparaissaient au loin les feux des superstructuresd’Anak, Bernard demanda à Bli, le chef des martiensembarqués.—Combienlacitécomptait-elled’habitants?—Environ3millions.
CHAPITREVLEPAROXYSME
Le coup avait été rude pour les noirs, d’autant plus que
simultanémentlesrougesavaientenvahideuxdeleurspetitescités. Mais ils gardaient encore une supériorité numériqueénorme, et leur territoire comprenait presque toutl’Hémisphèrenord,enplusdesenclavesqu’ilspossédaientausudde l’équateur.Aussi leConseilne fut-ilpassurprisquanddeuxmoisplustard,lesguetteursdesPylônessignalèrentunearmée massive de crabes, comprenant à peu près 12 000engins qui se dirigeait vers leur territoire. Au soir, leurséclaireurs rencontrèrent un petit groupe de huit kryoxi, quifurent détruits après un bref engagement, non sans avoirinfligédespertessensiblesà l’ennemi.Uneautreavant-gardenoire, attaquée par des avions, fut écrasée. Mais quand lesavionsvoulurents’enprendreaugrosdesforces,lesmartiensnoirs émirent des nuages de fumée roussâtre, qui lesenveloppèrentcomplètement,etondutbombarderauhasard.Pourtant, ce ne fut que le surlendemain que l’attaque sur lespylônessedéclencha.Ceux-ci avaient été fortifiés. Ils furent munis de nombreux
lance-fusées de fort calibre, à longue portée. À quelqueskilomètres en avant d’eux des lignes de tranchées furentcreusées, qui abritaient des tirailleurs-scaphandriers, selon lenomquePaulleurdonna.C’étaient des martiens jaunes revêtu de scaphandres à
grandeprovisiond’air,armésdelance-fuséeslégers.Ilsétaientdisposéspargroupesde12avecdescheminementssouterrainsleurpermettantde revenir auxpylônes sans s’exposer au feuennemi.Il devint bientôt évident que l’axe de l’attaque était dirigé
entre les pylônes 37 et 52. Au cours d’un raid dereconnaissance,Bernardestimalenombredesenginsennemisàplusde16000,plusuneassezgrandequantitédemachinesàpattes de forme oblongue, de grande taille, qui
accompagnaient l’armée et devaient jouer le rôle deravitailleurs. Du côté des Martiens jaunes, on put masserenviron3200kryoxi,sanscompterlesunitésdepatrouillequitout le jour,escarmouchaientavec l’ennemi.Celui-ci inauguraunetactiquenouvelle.Ilavançaitàl’abrid’unnuagedefuméerousse,cequieutpourconséquenceque lecombateut lieuà30 ou 40 mètres au plus. Les kryoxi ne purent employer lefulgurant,souspeined’êtreeux-mêmeslespremièresvictimes.Ils furent contraints de rompre le combat, et de se retirer,après avoir subi des pertes. S’étant dégagés, ils arrosèrent àgrande distance le nuage de fumée, et comme on put s’enrendrecomptepar lasuite,détruisirentaumoinscentcrabesmaisauprixd’unegrandedépensedeprojectiles.Fortheureusementlesnoirsnepoussèrentpascejour-làleur
avantage. Ils semblaient attendre du renfort. Il vint sous lesespèces de crabes de très grande taille,munis de canons defort calibre, au nombre à peu près d’un millier. Ces délaispermirentdemunirunbonnombredekryoxidelance-fusées,et d’achever la mise au point d’un certain nombre d’avions.Ceux-ci,moinsrapidesetmoinsbienarmésqueleWellsoules1et2,étaientplusgrandsetpouvaientportercinqfoisplusdebombes.Lejourvintdelagrandeoffensivedesnoirs.Leplandéfensif
étaitsimple.Lamoitiédeskryoximunisdelance-fuséesdevaitformerlapremièreligne.Ilyenavait600.Puisilssereplièrentetl’ennemidéboucheraitalorssurlestirailleurs-scaphandrierssoutenusparleslance-fuséeslourdsdespylônesetlesbombesdes avions. Après quoi les autres kryoxi contre-attaqueraient,enenveloppant lesnoirspar lesailes.Lecommandementdestirailleurs scaphandriers avait été confié à Ray, qui avaitparticipé en 1945 aux dernières phases de la guerre duPacifique. Sig fut chargé de l’artillerie. Malgré sesprotestations,Bernardavait été investiducommandementenchefparleconseil.IldevaitdirigerlabatailledepuisleWells,assistéd’unétat-majorquicomprenaitLoi,AnaenaetAzoi,quicommandaitlespatrouillesdesécuritéentempsdepaix.Celui-ciluifutuneaideprécieuse.
À6heure30dumatin,unemassed’environ3000crabesseportaverslesPylônes44et45,protégeantleurscanonslourdsqui ouvrirent le feu à 7 heure. Selon leur tactique, ilss’enveloppèrentd’unnuagedefuméerousse.Quelquescrabes,restés en dehors du nuage, réglaient le tir. Celui-ci, d’abordprécis,etconcentrésur lespylônes,sedéréglavitequandleséclaireurs eurent étédétruits. Lespylônes répondirent, tirantau jugé sur le nuage, avec leurs lance-fusées de 800mm. Leduel d’artillerie aura deux heures, ne causant que peu dedégâtsauxpylônes.LeWells planait au-dessus du champ de bataille. Bernard
observelesalléesetvenuesdesnoirs.Commel’actiontardaitàs’engager, ilenvoyaseptavionsbombarder legrosdes forcesennemies, avec ordre de s’attaquer surtout aux ravitailleurs.Dès que les noirs virent arriver l’escadrille, ils émirent leurfumée,maisdéjàplusieursravitailleursétaientdétruits.Fautede visibilité suffisante, l’attaque cessa. À 9 heure, toujoursprotégé par sa fumée, l’ennemi passa à l’assautmassif. Alorssurvint un incident qui allait avantager considérablement lesjaunes.Unvent violent se leva, balayant les vapeurs rousses.Certes, il resta encore un brouillard appréciable, mais lavisibilitédevintsuffisantepourqueleskryoxipuissentuserdeleursfulgurants.Commel’ennemiétaitàdeuxkilomètresdelaligne des tirailleurs-scaphandriers, Bernard lança les kryoxidanslabataille.Ce fut une mêlée confuse, féroce et brève. De toute part,
brillaient les étoiles vertes. Les fumées tissaient une étrangeétoffedefilsdefumée,quivuedehaut,quadrillaitdeblanclesol rouxdeMars.Oneutdituncombatde fourmisbrunesetd’araignéesnoires.Les600kryoxis’étaientgroupésenîlotsdedix,quisecouvraientmutuellement.Pendant un moment, Bernard espéra que les kryoxi
repousseraientl’ennemi.Lespertesdesnoirsétaientterribles.Les deux premières vagues d’assaut, composées chacune de700 crabes, fondirent, au sens propre du terme, dans lecombat. Les pertes des jaunes étaient minimes, environ 30machines. Mais à 9 h 27, Lioi, chef de kryoxi d’avant-garde,
l’avertit que les munitions tant fulgurants que fusées,s’épuisaient. Au même moment, deux autres vagues noires,soutenuesparl’artillerie,entrèrentenaction.Undélugedefeus’abattit sur les kryoxi. En un instant, 60 d’entre eux furentdétruits,payés ilestvraipar200noirs.Maisàcetaux-là, lesnoirsl’emporteraientaisément.—Ah,sinousavionseuletempsd’enconstruiredeblindés!
dit Bernard à Ingrid qui avait tenu à ne pas le quitter. Et ildonnal’ordrederetraite.Profitantde leur vitesse supérieure, leskryoxi rompirent le
contactetallèrentsereformerderrièrelespylônes.— En fin de compte, dit Ingrid, 90 kryoxi contre 1 600
crabes,lapartiepeutsejouer.— Oui, mais ils peuvent en amener sans cesse d’autres,
tandisquetoutesnosréservessontici,réponditAzoi.Lalignedesnoirsatteignitlesdunes-repères,àunkilomètre
destranchées.BernardradiophonaàRay:—Àtoi,vieux.Reçois-lesbien.Au même moment, les grandes fusées des pylônes
commencèrent à s’abattre parmi les assaillants, creusant desvides comblés aussitôt. Bernard lança les avions. Les grandsW1 plongèrent du haut du ciel. Simultanément, Bernardentendit Ray commander le feu. À 500 mètres en avant descrabes,jaillirentdusollespremièresfusées,petitsobjetsnoirsoubrillants laissantun sillageargenté. Il y eneutune,deux,dix, cent, mille. La majorité était explosive, quelques-unesfulgurantes. Sur les deuxièmes lignes tombaient les énormesfusées des pylônes, et sur le gros de l’armée la pluie desbombesaériennes.Lavagueennemiefutstoppéenet. Ilyeutdes crabes qui titubèrent un instant avant de s’écrouler,d’autresquiseliquéfièrentauxfantastiquesbrasiersvertsdesfulgurants. Leur riposte fut totalement inefficace sur lestirailleursenterrés.Lesdébrisdepremières lignes tournaienten rond, essayant de se replier. Ils se heurtèrent au gros del’armée qui avançait et qui impitoyablement, tira sur lesfuyards.L’artillerienoire régla son tir sur les tranchées,mais
déjàlestirailleurss’étaientrepliésà200mètresenarrière,etlamêmescènehallucinantese répéta.Elledevaitdu resteserépéterencorebiendesfoisdanslajournée.Uneseulefoislescrabes parvinrent à forcer la ligne des tranchées. Ils furentdétruits par le tir du pylône 44. Semblables à un titaniquecarrousel, les avions bombardaient, atterrissaient, seravitaillaient, repartaient. Quatre avions de renfort étaientvenusd’Anak.À15h30,Bernard, jugeantl’ennemiassezaffaibli, lançala
contre-attaque. 2 500 kryoxi enveloppèrent les noirs par lesflancs. Les avions, employant des fulgurants d’une tonne, quiliquéfiaient tout dans un rayon de un kilomètre, coupèrent laretraite. Du côté des pylônes, l’artillerie et les tirailleursbloquaient la route. La bataille dégénéra en massacre. À19 heures, les derniers crabes étaient écrasés. Environ unecentaine put rompre l’encerclement et s’échapper. Les pertesdes noirs s’élevaient à environ 16 000 crabes, 1 200 porte-canons et 700 ravitailleurs, soit à peu près 70 000 hommes.C’était peu commeeffectif,mais terrible commematériel.Ducôté des jaunes, 852 kryoxi étaient perdus avec leurséquipages, 1 250 endommagés. Les pertes en hommes semontaient à 4 500 ; les tirailleurs avaient perdu 70 hommes.AuxPylônes,457martiensavaientpéri.C’étaituneécrasantevictoire,maisElior,leurcompagnond’aventures,avaitdisparuaveclekryox879.Mélancoliquement, il parcourut le champ de bataille,
accompagné d’Ingrid, de Sig, Ray, Anaena etMauno, dans lekryox 1302, Mauno, qui avait combattu parmi les tirailleurs,avait été à demi-enterrés par un obus et avait eu le brasgauche cassé. Maintenant, la douleur endormie par unanesthésique,elleétaitassiseàcôtéd’Ingrid,etlevisagecolléauhublot,regardaitavecunejoiesauvagelescrabeséventrés.—Etdirequejedétestelaguerre,ditBernard.—Moiaussi,réponditSig.Maisnousn’avonspaslechoix.Et
pourunpacifique, tune t’espas tropmal tiréde ton rôledegénéral.
—C’était simple.De la stratégied’enfant jouantà lapetiteguerre.Lesnoirsignorantàpeuprèstoutemanœuvre,oubienils l’ont dédaignée. Et si le vent ne s’était pas levé au bonmoment…— Cela a été une chance sérieuse, dit Ingrid. Sinon
qu’aurais-tufait?— Paul avait préparé, avec notre uranium, des bombes
atomiquesmais alors il aurait fallu renoncer à retourner surTerre, du moins tant qu’il n’aurait pas trouvé le moyen deremplacerl’uraniumpourlesfuséesduRosny.
CHAPITREVIL’EXTERMINATION
Le second engagement eut lieu un mois plus tard, en
territoire ennemi. 175 kryoxi, appuyés par 11 avions et 500tirailleurs scaphandriers, transportés par des engins àchenilles, détruisirent un millier de crabes. Mais ceux-cicombattant en ordre très dispersés, causèrent de lourdespertes aux Anakiens avant de succomber. Il y eut même unavionperdu,leW10atteintenpleinparunobus.L’ennemi alors refusa le combat, se contentantdedéfendre
avecacharnementlesabordsimmédiatsdesescités.Leskryoxiparcouraientvictorieusementlasurface.Àpeine,detempsentemps, y eut-il quelques rencontres de patrouille, quigénéralement tournaient à l’avantage des jaunes. Le seulévénementmarquantdes troismoisqui suivirent fut laprise,très difficile, de la cité noire d’Akatur, qui comptait 100 000habitants. La lutte souterraine dura 21 jours. Elle eutprobablement été plus meurtrière encore sans l’arrivéeinattendued’unfortcontingentderougesparunegaleriequ’ilscreusaient à l’aide de perforatrices formidables, avançant de100 à 150 mètres par heure. Pris entre deux feux, les noirsfurentexterminés.Laguerreduraencoreunan,menéedepartetd’autreavec
férocité.Àaucunmoment,malgréleursupérioriténumérique,lesnoirsnepurentreprendreunavantageréel.Àpeinepurent-ils s’emparer du village de Reio et d’une petite cité rouge,isolée.LesusinesdeAnak,KlienetIlio,lestroisgrandescitésjaunes,etcellesdesmartiensrougesproduisaientdesgrandesquantités d’engins de plus en plusmeurtriers, fruit du géniedestructeur combiné des martiens jaunes et rouges et desterrestres. Ingénieux et habiles mécaniciens, les noirs furentnettementsurclasséseninventivité.Dixmoisaprèsledébutdelaguerre,ilsnetenaientplusque
quelques îlots isolés. Ils avaient perdu28millions d’hommes,
lesjaunes700000,lesrouges126000.LabatailledesPylônesoù Bernard avait exercé pour la première fois soncommandementenchefavaitétééclipséepardegigantesquesconflagrations qui avaient jeté les uns contre les autres desmilliersdekryoxietdesdizainesdemilliersdecrabes.Ceux-ciétaient d’un modèle perfectionné : allégés, plus oblongs,démunis de pinces inutiles, certains avaient jusqu’à cinqcanonsàtirrapide,dontlaportées’étaitsensiblementaccrue.Laconquêtedessouterrainsfutplusdifficileencore.Ilyeutdesauvagescombatset,departetd’autre,aucunquartiernefutfait. Les jaunes avaient décidé d’exterminer les noirs, et lesterrestresnes’yopposaientpas.— Pourvu qu’ils en laissent quelques-uns en réserve, disait
Bernard,jem’enfous.Ilsnousontfaitassezdemalsanscause.Finalement, ilnerestaquequelquesdizainesdemilliersde
noirs réfugiés dans une seule cité souterraine. Alors desdivergencesparurentdansleConseil.Laplupartdesmembresétait d’avis de pousser jusqu’à l’extermination totale. Lesterrestres, consultés, firent remarquer qu’il était toujoursdésastreux de détruire complètement une espèce. Mais, aumomentoùlaquestionsemblaitrésoluedanslesensaffirmatif,Tser, le vieillard qui avait fait aux terrestres, un cours surl’histoiredeMars,selevaetparla.—Frères,jesuisdel’avisdesterrestres.Jevoussuppliede
bien considérer le problème. Il y a d’abord eu à cette guerredes motifs de sécurité : nous étions 12 millions contre 70millions.Maintenant les proportions sont renversées, puisque nous
restons10millionscontreenviron70000.Ledangeradisparu.—Ilrenaîtra!— Je l’espère bien ! Dites-moi, vous tous, les jeunes du
Conseil qu’est-ce qui donne de l’attrait à vos expéditions enkryox ? La possibilité de rencontrer des noirs. Je n’ai pasl’intention de faire le panégyrique de la guerre. Elle a coûtétrop cher à notre planète. Mais rappelez-vous que, les noirsdisparus, tout espoir d’aventure disparaîtra aussi de notre
monde. Que ferons-nous sur ce globe vieilli, usé,irrémédiablement stérile ? Et dont nous serons les maîtresabsolus,exceptélepetitcoinoccupéparnosalliéslesrouges.Allons-nous leur faire la guerre, ou nous diviser en citéshostiles ? Où croupirons-nous dans notre décadence ? VoussavezparfaitementqueMarsnepeutnouspermettreunbiengrand essor. Certes, je crois que notre vieille société a étérevigoréeparlavenuedesterrestres,etjelesenremercie.Jesaisbienaussiquepourbeaucoupd’entrenous, la rechercheestuneaventure.Mais j’aipeurque toutdangerécarté,nousne nous endormions dans notre quiétude. Ces quelques noirsqui se multiplieront, seront notre aiguillon. Je sais, Bernard,quesurTerreleproblèmen’estpaslemême.Vousavezraisondetoutfairepourempêcherlaguerre.Vousavezuneplanèteàconquérir, et même d’autres, et votre humanité est jeune.Nous, nous n’avons plus rien. Notre essor a été brisé par lecrimeplanétaire,etilneserviraitàriendelanier.Jedemandedoncqu’on laisse vivre lesnoirs.Peut-être, débarrassésde latyranniedesprêtresducrabe,évolueront-ilsdansunsensplushumain. Et il sera toujours temps de les détruire si c’estnécessaire.Chaleureusement appuyés par les terrestres auxquels se
joignirentAnaenaetLoi, lapropositionfutratifiée.Ondécidade terminer laguerre…provisoirement. Il futplusdifficiledefaire accepter cette décision aux rouges. Ils s’y rangèrent enfindecompte.
CHAPITREVIISOMMES-NOUSMOINSMORTELS?
Alorseutcommencépourlesterrestres,n’eûtétélesouvenir
de leurs camaradesdisparus, lameilleurepériodede leur viesurMars.Ilsexplorèrenttoutelasurface,enkryoxouenavion,visitèrent les cités jaunes et les ruines des cités noires.Bernard, Sig et Ingrid revinrent chez les rouges, emmenantcette fois Paul. Ils y passèrent deuxmois et recueillirent unefoule de renseignements scientifiques. En contrepartie del’hospitalité reçue à Anak, ils firent un cours de sciencesterrestres.Unesplendidecollectiondefossilesetdeminérauxmartienss’accumuladans lescalesduRosny.Aveccelui-ci ilsfirentunraidcomprenantenplusdesterrestres,Anaena,Loi,Kni etMauno, ainsi que trois astronomesmartiens, poussantunereconnaissancejusqu’àPhobosetDeimos,rocsabsolumentdéserts et stériles, minuscules astres errant en vain dans levide.Un jour, Paul posa devant le grand conseil la question du
retour sur la Terre. Par suite de lamort de Louis, Hélène etArthur, les terrestres n’étaient plus assez nombreux pourassurerlamanœuvreduRosny.Ilfallaitdetoutenécessitéqueleconseilautorisequelquesmartiensàlesaccompagner.—Nous vous promettons, dit Paul, de les ramener dans le
délaiquivousconviendra.Deplus, leséjoursurlaTerreauraun grand avantage pour nos deux planètes. Je sais que vousêteshostilesàceprojet,pensantprincipalementque laTerreest inhabitable pour vous.Certes la gravitation est plus fortequesurMars,maisBernardm’affirmequevotresqueletteestassez résistant. Nous-mêmes aurons à nous réhabituer. Maiscelapasseravite!Ladiscussionfutanimée,maisfinalementleconseilpermità
cinqmartiens d’accompagner les terrestres. Ils devaient êtrerevenuedansundélaideunanmartien,soitàpeuprèsdeuxans terrestres. Le conseil choisit Loi, Kni, Anaena, Afri, un
jeunephysicien et astronome, et sur la demandedeBernard,Mauno. Il tint à le lui annoncer lui-même. Elle le regarda,incrédule.—Ilsontpermis?—Oui,tuviensavecquatreautres,dontAnaenaetsonfrère.
Tupourrasétudierlamétallurgieterrestre…ettebaignerdansunocéan,acheva-t-ilensouriant.Unsoirvint,quiallaitêtreleurderniersoitsurMars.Dansla
journée, sur leWells, ils avaient survolé les lieux où étaientmorts Arthur, Hélène et Louis. Sans rien dire à personne,IngridetBernardétaientallésepromenerdanslesvergers.Ilsétaienttousréunisdanslasallecommunedeleurappartementd’Anak, avec lesmartiensqui devaient les accompagner,Tserl’historienetsapetite filleAnia,quiauraitbienvouluêtreduvoyage. Sauf Mauno, qui rayonnait de joie, ils étaient tousmélancoliques. Les jaunes parce qu’ils allaient quitter leurplanète natale, les terrestres pensant à leurs compagnonsdisparus,quineretourneraientjamaissurTerre.Le grand conseil leur avait fait une réception d’adieu
inoubliable.— Grâce à vous, avait dit le vieux physicien Aner, nous
pouvons vivre aujourd’hui sans penser que nous sommes uneraceirrémédiablementisolée.Vousavezcombattuànoscôtés,vousnousavezapportéplusque lavictoire, l’espérance.Vousêtesdesnôtres.Puissentvosvoyagesêtretoujoursheureux.Puis le conseil leur avait fait cadeau d’une splendide
collectiondediamantsetdegemmesdestinéeàfinancerleursrecherchesfutures.Tserrêvaittouthaut:—J’aivécuassezvieuxpourvoirseréaliserl’uniondedeux
planètes,etpouvoirespérerquenotrerace,désormaisàl’abridesnoirs,pourrarepartirversunavenirplusriant.Nousvousdevonsdevivreànouveauaulieudevégéter.Etvousrepartez,etc’estpresqueunadieu.Bernardprotestaqu’ilsreviendraient.—Jesais.Vousnousramènerezlesnôtres,maiscombiende
temps resterez-vous ici ? Tant de planètes vous attendant.
Vénus,etMercurebrûlant,etNeptuneglacé!—Nouspourronsfairedesexpéditionsmixtes,ditPaul.—J’ensuis,clamèrentàlafoisAnaenaetMauno.—Évidemment…Paulpréparaitsonréveillégendaire.—As-tupeurdenepasteréveiller?PlaisantaBernard.J’en
connais une – il désignait Mauno – qui de toute façon seréveilleraàl’heure.—Superstitionsi tuveux.Mais j’aimemieuxquecesoit lui
qui nous réveille. Tu te souviens commeLouis semoquait delui?—Oui.PauvrecherLouis.La conversation tomba. Tous ressassaient leurs pensées.
Pour les martiens, c’était la curiosité d’un monde nouveau.Bernard, Paul et Sig songeaient aux communications qu’ilsferaientauxacadémies.Raysupputait lestirages fantastiquesqu’atteindraientlesjournauxauxquelsildonneraitsesarticles.Tser et Ania ressentaient la mélancolie de ceux qui restent.Ingrid pensait à la belle vie de conquérants du ciel qui lesattendaient,Bernard,elleetleursfutursenfants.— Somme toute, dit Sig, nous avons vécu la plus belle
aventure qu’un homme puisse vivre. Nous avons perdu descompagnonschers,sansdoutemaiscelaatoujoursétélesortdes grandes entreprises humaines. Nous avons franchi lesbornesquelanaturesemblaitavoir imposéesauxhommes,etnousavonsétélespremiersàvoirseleverlesoleilsurunautremonde. Et ce n’est qu’un début. D’autres nous suivront, quiirontplusloin,quenous.Nous-mêmes…—Oui,répliquaBernard.Maissommes-nousmoinsmortels?Aniachantaitàmi-voixunchantd’adieud’avantledésastre
planétaire, un air très doux, triste et las, et qui semblait uséparlesmillénaires…
BibliographiedeFrancisCarsac(Œuvrespubliéesau1erJanvier1996)
I.ROMANS
CEUXDENULLE-PARTColl.LeRayonFantastiquen°23;Gallimard,Paris,1954ClubduLivred’Anticipationn°25;Opta,Paris,1970Coll. «Fantastique/ScienceFiction/Aventures »,n° 208, NéO,Paris,1988LESROBINSONSDUCOSMOSColl.LeRayonFantastiquen°34;Gallimard,Paris,1955EnfeuilletondanslequotidienL’Humanité,1960ClubduLivred’Anticipationn°25;Opta,Paris,1970Coll. «Fantastique/ScienceFiction/Aventures »,n° 209, NéO,Paris,1988TERREENFUITEColl.LeRayonFantastiquen°72;Gallimard,Paris,1960Coll. «Fantastique/Science Fiction/Aventures », n° 213/214 ;NéO,Paris,1988CEMONDEESTNOTREColl. Le Rayon Fantastique n° 91 ; Gallimard, Paris, 1962PressesPocketn°5000,Paris1977POURPATRIEL’ESPACEColl. Le Rayon Fantastique n° 104 ; Gallimard, Paris, 1962
PressesPocketn°5046,Paris1979LAVERMINEDULIONColl.Anticipationn°310;FleuveNoir,Paris,1967Coll.L’Humanitéenmarche,DuBurin,Paris,1973Coll.Lendemainsretrouvésn°54;FleuveNoir,Paris,1978LaPageBlanche,Paris,1982
II.NOUVELLES
Tachesderouille,Fictionn°7,juin1954Hachures,Fictionn°10,septembre1954Genèse,Satelliten°6,juin1958L’hommequiparlaitauxMartiens,Fictionn°56,juillet1958Sablesmorts,Satelliten°15,mars1959La revanche des Martiens (en collaboration avec JacquesBergier),Fictionn°64,mars1959Quelle aubaine pour un anthropologue !, Satellite n° 17,mai1959Lebaiserdelavie,FictionSpécialn°1,mai1959Les pauves gens (en collaboration avec Georges Carsac),Satelliten°22,octobre1959Premierempire,Fictionn°74,janvier1960Réédition in«Legrandioseavenir–Anthologiede lascience-
fiction française, les années 50 », coll. « Constellations »,Seghers,Paris,1975Rééditionin«Lesmondesfrancs–Lagrandeanthologiedelasciencefiction(Troisièmesérie)»,LeLivredePoche,LibrairieGénéraleFrançaise,Paris,1988Lavoixduloup,FictionSpécialn°3,juin1960Réédition:Fictionn°320,juillet/août1981Unefenêtresurlepassé,Fictionn°96,novembre1961Rééditionin«Lebrouillarddu26octobre»,coll.FolioJuniorn°172,Gallimard,Paris,1981.L’Ancêtre,Fictionn°102,mai1962Dans lesmontagnesdudestin, in « Voyages dans l’ailleurs »,coll.«Histoiresfantastiquesetdescience-fiction»,Casterman,Tournai,1971Ledieuquivientaveclevent,Fictionn°222,juin1972Tantons’ennuieenUtopie, in«RetouràlaTerren°1»,Coll.PrésenceduFuturn°189,Denoël,1975L’hommequivoulutêtreDieu,Futursn°3,septembre1978Lesmainspropres,Antarèsn°2,juin1981Celuiquivintdelagrandeeau,Antarèsn°5,mars1982
III.TRADUCTION
PoulAnderson:Souvenirlointain(«Thelongremembering»),
Fictionn°56,Juillet1958
IV.PREFACE
Préface de « La guerre du feu » de J.H. Rosny Aîné, signéeFrançoisBordes.Coll.Lesquatresaisons,LeClubduMeilleurLivre,Paris,1956.Réédition:Coll.LesNouveauxBibliophiles,Gautier-Languereau,Paris,1960
V.ARTICLE
Sciencefictionetpréhistoire,signéFrançoisBordes,Satelliten°16,avril1959.Enoutre,FrancisCarsacarédigéuncertainnombredelettres(parfoissoussonvrainomdeFrançoisBordes)pourlecourrierdes lecteurs de magazines de science-fiction, en particulierFiction,SatelliteetAstounding.
GeorgesdeSonneville[Nouméa,1889–Bordeaux/Talence,1978]
Artiste-peintre et caricaturiste,Georges deSonneville, chef
de file du mouvement moderniste bordelais de l’Entre-deux-Guerres(1920-1930)alaisséuneœuvrepicturaleabondante:quaisdeGaronne, vignobledesGraves, paysagesdeSeineetMarne,fleursetportraits.
Bibliographie:Lescahiersnoirs, journald’unpeintre(Bordeaux1920–Paris1958)
Art&ArtsÉditeur,Bordeaux1994.
GeorgesdeSonnevilleetBordeaux(1889–1978)Muséed’Aquitaine,Bordeaux1990.
[1]Cettecarten’étaitpascelledumanuscritoriginel,quelelecteurtrouveraen
illustrationdanscevolume,maisunecartequ’ilavaitredessinéeen1954,pendantqu’ildactylographiait«LesRobinsonsduCosmos»envuedeleurpublication.Cettecarte,etle«manuscritdactylographié»,ontétéperdus.Lescartesde1945etde1954différaientsuruncertainnombrededétails.Parexemple,surlacartede1945,comme le lecteur pourra le voir, se trouve une « Île Verte » qui, ne jouant endéfinitiveaucunrôledanslerécit,avaitétésuppriméesurlacartede1954.[2]Danscequisuit,j’essaye,trenteansaprès,detraduireaussifidèlementque
possiblelasubstancedecequiaétédit.LeplusgrosproblèmeconcernelesnomsenSswi.Jenemesouviensquetrèstrèsvaguementdesnomsquenousavionscréés.Parexemple,pour les« femmes»sswis, lenomquimerevientenmémoireest leprénomfémininrusseIvanova,etjesaisquecen’étaitpasça.DemêmequejemesouviensquelenomquenousavionsdonnéàlaplantenourricièredesSswlipsétaitassez court, avec le son«ou» et sansdouteun« l»,mais était-ce Sslou, Ssoul,Sswoulou…J’aidonc«réinventé»desnoms,enessayantqu’ilsaientàpeuprèslaconsonance, quand jeme la rappelle, des noms inventés alors.D’autre part, pour
«expliquer» lesSswiset lesSswlips,nousavionsenvisagéplusieurspossibilités,autrementditplusieurs«histoiresparallèles»possibles.Jen’enprésenteiciqu’une,cellequipeuàpeuaémergéaucoursdelaconversationcommeétantla«vraie»histoire…Enfin.[3]«Maintenant»serapporteaumomentdurécitdeJeanBournat.
[4]Onn’évoquepasicicequisepassequandlechefn’apaseudefille,etdonc
de gendre, quandaucune de ses filles n’estmariée, quand ilmeurt avant d’avoirchoisi, quand le choix du chef ne convient pas au conseil, etc. Tous les cas sontprévusparlacoutume,maisilseraitbiensûrbeaucouptroplongdesimplementlesévoquer.[5] L’écorce des grandes espèces de ssouwoul est constituée d’un véritable
matériaucompositenaturel,etilfautplusieursjourspourcreuserune«fontaineàsève»avecdesoutilssommaires.[6]Undes«ministres»duchefdeclan.
[7]ClaudeCheinisse:Àlamémoired’unami,Fiction,n°320,Juillet-Août1981
[8]LeMonde,8Mai1981,p.22
[9]Lespagesindiquéessontcelledumanuscritoriginel(avantrévisionpourpublication),quiencompte190.[10]IIestallé,en1938-39,unefoisauMarocetunefoisenTunisie,encampingavecdescopainsdesAubergesdeJeunesses.Maisils’agissaitsurtoutdes’amuser,faireducamping,etdevisiterlesruinesdeVolubilisetdeCarthage,etiln’aeuquedescontactssuperficielsaveclespopulations...[11]Lapremièrefois,j’avais7ou8ans,etj’étaisentraindelireLeLotusbleud’Hergé.Lestintinophilescomprendrontpourquoi.[12]Danscequisuit,jevaisêtre,parnécessité,très—trop,beaucouptrop—superficiel.Maissaufàécrireaumoins20pagessurlesujet,jenevoispascommentjepourraisfaireautrement.[13]
Pasplus,d’ailleurs,quenel’estceluidelaguerred’Algérie.[14]
Làencore,jesimplifieabusivementl’Histoire.[15]Source:monpèrelui-même,etlebimensuelL’Athlétisme.OrganeOfficieldelaFédérationFrançaised’Athlétisme,nouvellesérie,n°143,duJeudi6Octobre1938.[16]
QuiaservidemodèleaubiologisteVandaldansLesRobinsonsduCosmos...[17]FrançoisBordesvoulaistravailleràpartirdel'hypothèsequedanslareproductionchezlesvertébrés,l'ovule,cellulecomplète(àceciprèsquesonnoyaunecontientque«n»chromosomes,etnon2«n»)transmettaitplusd’information
Recommended