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EHESS Architecture et urbanisme: L'image de a ville chez Claude-Nicolas Ledoux Author(s): Mona Ozouf Source: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 21e Année, No. 6 (Nov. - Dec., 1966), pp. 1273-1304 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/27576747 . Accessed: 18/11/2013 15:15 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at  . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp  . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].  .  EHESS  is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Annales. Histoire, Sciences Sociales. http://www.jstor.org This content downloaded from 143.107.252.2 on Mon, 18 Nov 2013 15:15:58 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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    Architecture et urbanisme: L'image de a ville chez Claude-Nicolas LedouxAuthor(s): Mona OzoufSource: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 21e Anne, No. 6 (Nov. - Dec., 1966), pp. 1273-1304Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/27576747 .Accessed: 18/11/2013 15:15

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  • DOCUMENTS ET PROBL?MES

    ARCHITECTURE ET URBANISME :

    L'image de a ville

    chez Claude-Nicolas Ledoux*

    Ce livre est une confidence path?tique : Claude-Nicolas Ledoux, membre de l'Acad?mie Royale d'Architecture, dont la R?volution a

    interrompu la carri?re 1, fait une tentative ? ce sera la derni?re ?

    pour retrouver la faveur de l'opinion. Il entreprend de rassembler tous ses dessins et plans, et de publier cette d?monstration de son g?nie :

    cinq volumes devaient composer cette somme. Le premier, le seul

    publi? ?en 1804 ?, et dont la g?ographie fait l'unit? la plus imm? diate, r?unit les uvres franc-comtoises de Ledoux : th??tre de Besan

    ?on, maisons priv?es, command?es par des n?gociants ou des artistes,

    et, surtout, projets pour la Saline d'Arc-et-S?nans. Les commentaires

    qui accompagnent ces somptueuses planches dessinent une triste image de la d?pendance de l'architecte, en d?couvrant l'envers d'une condi

    tion flatteuse : d?m?l?s avec les administrations et les entrepreneurs, difficult? de se faire payer, indiff?rence ou sarcasmes du public ; tout ceci sans doute major? par la reconstruction r?trospective d'un esprit d?sormais hant? par la pers?cution.

    * Lecture d'un texte illisible : De VArchitecture consid?r?e sous le rapport de VArt, des M urs et de la L?gislation, de Claude-Nicolas Ledoux.

    1. Un acte de bapt?me et une notice n?crologique parue le 15 d?cembre 1806 dans les Annales de VArchitecture et des Arts sont les sources auxquelles se reportent tous les

    biographes de Ledoux. Ledoux est n? en 1736, a fait ses ?tudes au coll?ge de Beauvais, suivi l'enseignement de J.-F. Blondel. D?s trente ans, il reconstruit l'h?tel du comte d'Hallwyl. Mais c'est Mme Du Barry qui fait sa fortune. Il entreprend pour elle, en 1770, la construction du pavillon de Louveciennes. Il lui doit sans doute son entr?e, trois ans plus tard, ? l'Acad?mie Royale d'Architecture et l'approbation de ses plans pour la Saline d'Arc-et-S?nans. De 1770 ? 1789, il m?ne une carri?re tr?s brillante : il donne les plans du ch?teau de B?nouville, de la maison de la Guimard, de celle de

    Mlle de Saint-Germain, des Salines, de nombreux h?tels ? Paris, du th??tre de Besan ?on, des barri?res de Paris, des prisons d'Aix. 1789 marque l'arr?t de cette production. Ledoux se voit signifier par Necker son cong? pour les travaux des Barri?res, puis la R?volution interrompt les travaux d'Aix. Rendu suspect par ses illustres clients, Ledoux est emprisonn? en 1793, rel?ch? six mois plus tard. C'est alors que, selon ses

    biographes, il commence ? penser ? une grande uvre testamentaire, qui l'occupera jusqu'? sa mort.

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  • ANNALES

    ? De l'Architecture consid?r?e sous le rapport de l'Art, des m urs, et de la l?gislation ? : tel est le titre ambitieux de l' uvre. Mais il s'agit de tout autre chose que d'un trait? th?orique d'architecture, comme

    il en foisonne au xvine si?cle ; ce n'est pas non plus une de ces collec

    tions de plans et de projets que l'?poque, en mettant au concours les commandes importantes, fait partout surgir ; c'est la description d'une ville id?ale ? m?ditation sur l'architecture, sans doute, mais aussi

    sur l'urbanisme, l'hygi?ne, la morale, la p?dagogie ?

    que le livre, pre nant occasion des projets pour la Saline d'Arc-et-S?nans, propose. En 1775 en effet, Ledoux, depuis quatre ans inspecteur des Salines du

    Roy, re?oit commande pour les b?timents d'une Saline en lisi?re de la for?t de Chaux. Les b?timents des Salines de Lorraine ?taient d?j? consid?rables : ? Arc-et-S?nans on avait vu plus grand encore

    * ; et

    d'autre part Ledoux, d?bordant le programme, ajoute aux plans de l'usine ceux de tous les b?timents qu'il estime indispensables ? une

    ville achev?e. On trouve donc dans son livre des commentaires sur trois

    cat?gories de constructions : celles qui, command?es, furent r?alis?es ? ce sont elles qu'aujourd'hui on peut, dans le bruit des restaurations,

    d?couvrir ? Arc-et-S?nans ?; celles qui, bien que command?es, ne

    furent pas r?alis?es ; et celles qui ne furent ni command?es, ni r?ali

    s?es. Mais voici qui est ?trange : Ledoux, qui ?crit plus de vingt ans

    apr?s l'abandon des travaux, est parfaitement instruit de ces distinc

    tions, et ne les mentionne jamais pourtant (sinon, lorsqu'il ?voque, mais globalement et confus?ment, le complot ourdi contre lui). Quand, au d?but du livre, il pr?sente les monuments de sa ville, il cite, p?le

    m?le, les greniers ? sel, les bains publics, les march?s, les ?glises, les cimeti?res, les th??tres qui la composent. Et il ajoute : ? construits, ou commenc?s depuis 1768 ?. Ce ? ou ? est pudique ; il est la seule allusion ? la distance qui s?pare ici le possible du r?el. Tout se passe donc comme si l'architecte prolongeait par l'?crit et le dessin l' uvre qui lui est d?sormais interdite, mais en voulant oublier cette interdiction : exp? rimentation mentale doublement passionnante, car elle plonge, ? la

    diff?rence des utopies, ses racines dans des besoins r?els, des commandes

    effectivement pass?es ; mais, ? la diff?rence des projets qui tendent encore ? la r?alisation et s'ordonnent au d?sir d'autrui, elle se trouve

    lib?r?e par la disgr?ce de tout ce qui (argent, faveur, opportunit?) pour rait venir troubler son d?ploiement imaginaire. T?moignage des r?ve ries d'un homme, sans doute, mais cet homme a ?t? architecte, et sait

    de quelles contraintes vit une uvre r?elle.

    1. Ledoux devait, outre les b?timents industriels (bernes, maisons de cuites, ouvroirs, ?tuves, magasins, etc.), construire des maisons pour loger l'entrepreneur et ses employ?s, les commis de l'adjudicataire des fermes, les ouvriers ; et aussi, une salle d'audience, un greffe, une prison, une chapelle, ? dans la simplicit? requise pour une manufacture... ?.

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  • CLAUDE-NICOLAS LEDOUX

    Ce livre, d'autre part, est vivement controvers?. Les uns l'estiment

    presqu'inintelligible x

    et, pour eux, la production litt?raire de Ledoux n'est que la sublimation manquee de son seul g?nie, celui de b?tisseur. Les autres 2 y voient un fleuve confus, mais qui roule ?? et l? des pail lettes ?tincelantes, susceptibles au moins de fournir une vingtaine de

    bonnes citations. Ces pages, de toute mani?re, appelleraient l'ironie,

    par leur d?sarmante na?vet?, leur extravagance appliqu?e ; elles seraient

    la folie la plus ?clatante d'un architecte que tous les commentateurs s'accordent ? juger sage et fou. Leurs controverses, en effet, ne vivent

    que de l'in?gal dosage de ces deux ?l?ments ; les uns, comme E. Kauf mann, voient surtout en lui l'architecte fonctionnel ; mais pour d'autres, comme Y. Christ, dans un livre dont le titre ? Projets et Divagations de C.-N. Ledoux ? est par lui-m?me assez parlant,

    ? les constructions

    sages et classiques forment l'exception dans son uvre ?. De-ci, de-l?, on sugg?re

    3 que la contradiction pourrait ?tre lev?e si on voulait bien

    dissocier l' uvre et la glose, l'architecte et l'?crivain de l'architecture, seul coupable de d?lire : sage, le constructeur de cit?s-jardins et de

    maisons fonctionnelles ; fou, m?galomane au moins, celui qui ose com

    parer le r?le de l'architecte ? celui de Dieu. Mais ce divorce s'accomplit au prix d'une d?sinvolture

    ? jamais Ledoux ne s?pare ses ?difices du texte qui les accompagne

    4 ? et se solde par l'excessive stylisation

    de l' uvre : il faut alors en ?liminer les constructions all?goriques ou ? id?ologiques ? qui elles, du moins, manifestent ?videmment l'inti

    mit? de l' uvre b?tie et de l' uvre ?crite. Tout invite au contraire ? tenter de comprendre cette intimit? et ? retrouver l'articulation des coupes, des plans, des ?l?vations de la ville de Chaux avec les pages qui les commentent.

    Ces pages, d'autre part, et selon les m?mes historiens, montre

    raient en Ledoux un pr?curseur, voire un visionnaire, en rupture avec

    son si?cle, et l'annonciateur du romantisme, ou du surr?alisme, ou de

    l'urbanisme moderne. Un trait au moins fait l'unit? de ces interpr?ta tions : c'est dans l'avenir, non dans le pass?, qu'elles cherchent l'expli cation de l' uvre de Ledoux ; soit qu'elles s'engagent, ? grand renfort de conditionnels, dans la proph?tie incertaine

    ? selon le livre de Raval et Moreux, du reste excellent, Napol?on

    ? aurait ? reconnu le g?nie de

    l'architecte, ? il e?t sans doute en grande partie r?alis? le dessein de

    1. C'est le sentiment de G. Levaixet-Haug, C. N. Ledoux, 1934 et de Y. Christ, Projets et divagations de C. N. Ledoux, architecte du roi, 1961.

    2. Ainsi, E. Kaufmann, Three Revolutionary Architects, 1952, M. Raval et J. Ch. Moretjx, C. N. Ledoux, 1945.

    3. Pour H. Eydoux, Cit?s mortes et lieux maudits de France, le livre de Ledoux

    t?moigne de son abandon ? ? des consid?rations amphigouriques, parfois illisibles [...] Mais il reste de ce volume des planches ?blouissantes, traduisant la hardiesse de ses

    conceptions ?. 4. ? L'art sans ?loquence ?, ?crit-il, ? est comme l'amour sans virilit?... ?. Et l'?poque,

    du reste, est ? l'?loquence !

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  • A NNALES

    Ledoux ? ? ; soit encore que le xxe si?cle leur fournisse un observatoire

    pour appr?cier l'architecture de Ledoux. E. Kaufmann, qui voit en lui l'anc?tre de Le Corbusier, tend ? syst?matiser ce type d'interpr?ta tion : ? l'important, ?crit-il, n'est pas d'o? vient cette uvre, mais o?

    elle va ?. Tout ce qui, dans la cr?ation de Ledoux, trouve aujourd'hui son r?pondant, ne requiert pas d'explication particuli?re, puisque

    Ledoux ? est ? un pr?curseur. Tout ce qui, chez lui, ne peut ?videmment

    tenir ? la vision anticip?e de l'urbanisme moderne, doit ?tre une ? con

    cession ? ? son ?poque : poids de l'habitude, jamais libre d?cision. Mais rien ne permet de dire comment Ledoux vit cette concession. Par

    ailleurs, est-ce bien une concession ? Faut-il tenir pour accidentels les

    liens que cette uvre entretient avec son temps ? Pour le savoir, au

    moins faut-il lire ce texte r?put? illisible.

    Une intimit? sans cl?ture,

    La gravure la plus c?l?bre du livre de Ledoux ? le surr?alisme en

    a fait le succ?s ? est la repr?sentation symbolique du th??tre de Besan ?on ? travers un il. Elle m?rite sa fortune ; car elle illustre le privil?ge que Ledoux, dans la hi?rarchie des sens, accorde ? la vue x. Le bonheur, c'est de voir ; bien voir, le privil?ge de l'architecte, qui d?ploie devant lui, comme un panorama, sa cr?ation future, et s'approprie d'abord

    l'espace. Sens de la simultan?it? et de la coexistence, la vue permet de s'affirmer, d'un coup, le propri?taire du monde ; et ce sens conqu?rant est par surcro?t un sens voluptueux. La vue propose le plaisir d'un par cours sans heurt, d'une ample promenade gliss?e. Lorsque Ledoux

    fixe l'emplacement de sa ville naissante, c'est au bonheur de cette

    conqu?te qu'il s'abandonne. Cette ville a beau ?tre cern?e par la for?t, rien n'emp?che le regard de d?border ses limites et de la prolonger de toutes parts. La ligne qui coupe le grand diam?tre de la cit? traverse aussi la Loue, la for?t, le Doubs, et, pourquoi pas, le canal de Gen?ve, les p?turages helv?tiques. A gauche, l' il de l'architecte se soumet ? la Meuse, la Moselle, le Rhin, les mers du Nord ?. Au bord du Doubs,

    un port offre ? la vue sa joyeuse animation ; et, en suivant l'invitation du fleuve ? la promenade de l' il, on peut voir jusqu'au port d'Anvers ? s'ouvrir ?. Dans le langage de Ledoux, les coteaux ? se d?ploient ? tou

    jours, le paysage se ? d?veloppe ?. A cette gigantesque eclosi?n du monde, rien ne s'oppose : les accidents topographiques sont gomm?s,

    et la for?t ? imp?n?trable ? elle-m?me se troue de larges routes, que la vue s'enchante ? parcourir.

    1. k La nature ayant donn? aux yeux un cr?dit plus ?tendu qu'aux oreilles [...] elle a donn? ? un de nos organes une portion d'?tendue qui se fortifie par l'exer cice [...], elle l'a prolong?e par le secours des oculaires qui franchissent les plus grandes distances... ?.

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  • CLAUDE-NICOLAS LEDOUX

    Cet espace ouvert, a?r?, ordonn? autour de la ville, t?moigne sans

    doute d'une n?vrose professionnelle : l'architecte des villes, ?

    qui mime en cela l'architecte de l'Univers ?, se place d'embl?e au centre

    de sa cr?ation. Arc-et-S?nans, un centre ? Mais pour les r?veurs de

    villes, et singuli?rement au xvme si?cle, tout espace en vaut un autre.

    Il n'y a de centre que par leur d?cision. A ce relativisme spatial, Ledoux

    ajoute toutefois une pr?dilection personnelle ; il ch?rit singuli?rement l'espace vierge o? le regard ne rencontre rien qui puisse contrarier son

    bonheur de promenade, lasser sa prise de possession. Lorsqu'avant m?me de conter sa propre ville, il d?crit la ? ferme d'un particulier ? qui

    l'a s?duit, il souligne l'absence ? de ces hautes murailles qui concentrent

    abusivement les richesses ?. L'heureux propri?taire de cette ferme a su ? se lier aux sites environnants ?. Son domaine est clos d'une

    simple haie, que le regard saute all?grement ; il peut jouir ainsi, ? la fois, ? des produits de ses cultures et de tous les terrains que la vue peut parcou rir ?. ? Illimit?, ind?fini ?, ce sont des mots favoris de Ledoux.

    Le livre est ponctu? d'appels au lecteur, invit? ? partager ce bonheur

    d'expansion ?

    et dans un style qui mime lui aussi la conqu?te et

    s'enfle ? mesure que l'espace s'ouvre. Cette insistance sugg?re qu'il faut se donner du mal pour bien voir ; l'indicatif de la constatation recouvre en fait l'imp?ratif de l'attention, ou l'optatif de la r?verie.

    La vision est aussi une imagination. Mais les commentateurs qui font

    de Ledoux un hallucin?, n?gligent souvent de souligner chez lui la parent? profonde de la vision et de l'imagination. En imaginant, l'ar

    tiste ne contredit pas la perception ; il la prolonge \ ou la pr?c?de. Il

    parvient ? voir entre ? quatre rideaux ?, tandis que le sot ne voit nulle

    part. Mais le vrai bonheur reste de fondre ensemble la perception et

    l'imagination 2. Visionnaire, l'architecte l'est en effet, car la vue, de

    tous les sens, est le plus d?li? ; celui qui, offrant des images, est en

    l'homme le moins dissociable de l'imagination. Dans le libre espace de la plaine de Chaux, l' il qui d?couvre la ville naissante ne sait plus s'il

    voit ou s'il r?ve : ? un cercle immense s'ouvre, se d?veloppe ? mes yeux ;

    c'est un nouvel horizon du monde qui n'est pas ferm? pour toi. Tu n'as

    pas besoin de d?chirer la toile qui s?pare une nouvelle aurore ; tu vois les merveilles que tu as cr??es... ?.

    1. La libert? de concevoir ? ne peut ?tre born?e ? la vue des terres qui se confondent avec l'horizon : ces champs qui nous paraissent immenses sont trop resserr?s pour elle ?.

    2. ? Le peintre voit des batailles sur des murs salis par la poussi?re ; d'autres fixent leurs regards sur des charbons ardents et d?couvrent les foyers de Lemnos, le

    palais de Pluton ; l'amant voit sur les feuilles d'une rose les traits enchanteurs de la beaut? qui le s?duit. L'imagination, livr?e ? ses acc?s, ? une tendance qui la dirige vers le grand ; elle sert mieux que les ?crits multipli?s. Si elle trouve des r?alit?s dans le vide, ? quoi ne doit-on pas s'attendre si elle rassemble des situations qui peuvent la diriger ou l'?tendre ? ?

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  • AN NALES

    Plac?e au centre de cet espace a?r? ? dont les

    m?taphores lumi

    neuses accusent partout la transparence ?, la ville s'offre elle-m?me

    sans myst?re ? la vue du voyageur ; elle procure ? l' il la jouissance du parcours le plus satisfaisant, celui de l'ellipse. Le livre de Ledoux propose successivement deux plans de la ville. Le premier, carr?, coup? de portiques en carr? losange, est vite abandonn? ; pour des raisons

    pratiques, affirme Ledoux, au demeurant assez confus?ment expos?es ;

    mais aussi pour des raisons plus intimes, qui tiennent chez lui ? la

    psychologie de l'imagination. L'ellipse permet le glissement sans inter

    ruption de la vue ; ce deuxi?me plan ?vite les angles qui imposent une halte au regard, qui ? morc?lent ? : terme toujours p?joratif chez Ledoux. Les seize rues qui, selon un plan radio-concentrique, partagent la ville, sont larges ; le regard peut de bout en bout les parcourir. La lumi?re les baigne ; on est loin de ces rues ?troites, ? incis?es ? dans les villes confuses 1. D'autre part, rien ne limite l'expansion triomphante de la

    ville. Autour de la premi?re ellipse, qui rassemble les b?timents indus triels, les dessins de Ledoux sugg?rent les quartiers de la ville : aucune enceinte 2 ne fait obstacle ? leur ?ventuel d?veloppement. C'est l? un des th?mes de l'?poque qu'urbanistes, d?mographes, faiseurs d'uto

    pies soulignent inlassablement ; les lois ?diles du Code de la Nature, d?j?, font obligation de disposer les quartiers de la cit? de fa?on qu'on puisse toujours les accro?tre sans d?figurer l'ensemble3. A Chaux, l'?talement de la ville et de ses activit?s ne semble pas devoir conna?tre

    de limites. Quand Ledoux d?crit les portiques destin?s aux maisons de commerce de sa ville, il voit d?j? se fixer en ces lieux ? les produits de la ville de Gen?ve, les arts de luxe de Birmingham... ?. ? Les ports du Bengale, l'Arabie heureuse ?, tout l'univers converge vers la Saline

    de Chaux.

    D'autre part, ? l'int?rieur m?me de la ville, il y a, partout, de la

    place. Dans les planches o? Ledoux figure les maisons particuli?res ou

    les ?difices publics, le tissu urbain n'est presque jamais figur?. On le comprend lorsqu'il s'agit de maisons de campagne, ou m?me de mai

    1. Mais on ne peut voir dans le trac? que dicte ? Ledoux son go?t de la transpa rence une ? prescience ?. Partout au xviii6 si?cle, on corrige les trac?s des rues trop sinueuses, partout on pr?voit des alignements, partout on m?nage des perspectives.

    Les exigences de Ledoux consacrent une pratique, mais ne l'annoncent nullement. 2. Pourtant, le programme de la Saline commandait ? Ledoux de construire ses

    b?timents ? dans un espace clos d'un mur de 12 pieds, d?fendu par un foss? ? sec dans lequel il sera perc? une ou deux portes coch?res, aux endroits les plus commodes ?.

    Cette entorse ? la commande est significative. Mais elle ne saurait non plus passer pour une innovation : c'est ? Louis XIV qu'est due la d?molition des enceintes pari siennes et, tout au long du xvme si?cle, la province ?Angoul?me (d?s 1699), Bor deaux, Libourne, Poitiers, Nantes, Caen, etc.. ? suit l'exemple de Paris et remplace les murs et les foss?s par des cours ou des boulevards plant?s d'arbres.

    3. Morelli, Code de la nature ou le v?ritable esprit de ses lois (1755) : ? tous les quar tiers d'une cit? seront dispos?s de fa?on que l'on puisse les augmenter quand il sera n?cessaire, sans en troubler la r?gularit?... ?.

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  • CLAUDE-NICOLAS LEDOUX

    sons priv?es, que peuvent toujours cerner de vastes quartiers r?siden tiels ; mais m?me autour de la Bourse, ou de l'?cole, aucune autre

    construction ne se profile. Artifice de pr?sentation, sans doute, car

    chaque ?difice est mieux mis en valeur isol? dans un d?cor d'arbres.

    Mais pas seulement, car les planches g?n?rales ?

    celle du march?, ou de la forge

    ? montrent elles aussi, autour des maisons, cet ? air

    n?cessaire ?. Il y a l? une doctrine d'urbaniste ? la prodigalit? spa

    tiale marque tout l'urbanisme des lumi?res ?, mais les imp?ratifs de

    l'hygi?ne collective soutiennent, plus qu'ils ne commandent, la r?ve

    rie esth?tique : seul l'espace permet de bien voir. Aussi les maisons

    de Chaux sont-elles, comme dans cette Rome d'avant Auguste, mod?le

    de l'architecte, des ?les s?par?es. Les constructions publiques, les ?coles, et jusqu'? la maison de l'employ?, doivent ?tre isol?es, ? ind?pendantes de toute adh?rence ?. Ledoux balaie les objections classiques qui font grief aux cit?s trop ?tendues de gaspiller un terrain pr?cieux

    ? qu'on

    pourrait cultiver. Ce raisonnement perverti fait de l'espace ?

    n?cessit?

    premi?re ? un luxe. Or, resserrer, concentrer, c'est ?touffer. Et c'est

    faire une ?conomie ruineuse, puisque la destruction des agglom?rats d'hommes et de maisons est in?vitable ; l'?pid?mie s'en chargera ou,

    si ce n'est elle, l'incendie.

    Faite d'?difices bien distincts, la ville y gagne d'?tre imm?diate ment lisible. Chaque monument annonce sans myst?re sa fonction ;

    et, de m?me, le plan de chacun d'eux r?v?le d'embl?e la destination des pi?ces. Pr?occupation constante, et qui

    se manifeste avec une force

    particuli?re dans le plan de l'?glise de Chaux. La disposition des ?glises traditionnelles r?volte Ledoux : aux m?mes autels on c?l?bre des c?r?

    monies disparates ; naissances, mariages, enterrements, tout est

    confondu. Il faudrait pouvoir sp?cialiser chaque ?glise ; si on ne le peut, comme c'est le cas dans une ville restreinte, au moins doit-on distin

    guer soigneusement les objets : il faut pour les naissances un autre autel

    que pour les mariages * ; les cort?ges accompliront des circuits s?par?s.

    Le m?me souci pr?side ? la disposition des maisons priv?es 2. Dans la maison pour deux jeunes artistes, chaque pi?ce

    ? galerie de tableaux,

    cabinets d'histoire naturelle, de chimie, de botanique ? a son usage.

    De m?me, le m?canicien trouve, au centre de la maison que lui b?tit

    l'architecte, une pi?ce ? r?fl?chir, ?clair?e par le haut pour exclure la

    1. C'est l? un souci de l'?poque. Dans le village utopien du Paysan Perverti, une

    pr?occupation identique pr?side ? la distribution de l'?glise. L'entr?e des ?pousailles est au Midi, celle des enterrements au Nord ; ces deux portes ne s'ouvrent ? que pour les choses dont elles portent le nom ?.

    2. La sp?cialisation des lieux, qui appara?t depuis la deuxi?me moiti? du si?cle, r?v?le le go?t croissant des commodit?s dans l'architecture priv?e ; l'usage s'y r?pand d'affecter une pi?ce, le salon, ? la vie mondaine, de r?server aux repas une salle

    ? ?

    manger ?. Cette distinction d?sormais traditionnelle appara?t dans les plans de Ledoux ;

    et, de m?me, les chambres cessent de se commander les unes les autres et s'alignent le long d'un corridor.

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  • ANNALES

    distraction, et pourvue d'un arri?re-cabinet o? fuir les importuns, et

    l'amour m?me. La possibilit? de s'isoler est pour Ledoux une th?ra

    peutique absolue ; ainsi, les discords d'une famille divis?e (un p?re avare, une fille disgraci?e, un fils ?go?ste et l'autre atrabilaire) sont presque dissous par un ? innocent ? stratag?me architectural : quatre

    maisons en une, o? chacun soit physiquement isol? des autres. L'espace est pour Ledoux ? la fois une cure physique et morale.

    L'isolement toutefois n'est pas la solitude. Il en est m?me anti

    nomique ; ?tre isol?, ou pouvoir l'?tre, c'est jouir d'un luxe, que dis

    pense l'architecte. Mais ce n'est jamais se cacher, ni m?me se s?parer. Dans ces ?les que sont les maisons, le bonheur n'est pas d'insularit?.

    L'isolement, respiration n?cessaire ? la communaut?, n'est jamais la

    passion du secret. Partout, Ledoux condamne le compartimentage

    superflu des appartements, les boudoirs, les cloisons qui ? servent la

    corruption ?. Le mod?le reste, pour lui, ce logement du charpentier dont la disposition est si simple qu'elle exclut, avec la possibilit?

    m?me de la faute, le soup?on. L'espace, c'est vraiment l'air ; ce n'est

    jamais la prolif?ration inutile des appartements. Car l'isolement est f?cond, mais la division inf?conde. Aussi toute l' uvre ob?it-elle ? un double imp?ratif, qui ?clate dans la C?nobie : il faut rassembler, et des pi?ces communes (salon de rassemblement, salle ? manger) disent l'attrait de la r?union. Mais il faut aussi permettre aux seize familles

    qui vivent dans le calme des bois de s'isoler ; chacune d'elles a ses

    appartements priv?s qu'une ing?nieuse disposition rend tout ? fait

    ind?pendants des autres. De m?me, l'architecte se pr?occupe de relier

    les ?difices qu'il a d'abord s?par?s et d?gag?s : l'abondance des por tiques r?pond ? ce souci. La ville id?ale se distingue en effet par ses

    promenoirs abrit?s : r?miniscences antiques particuli?rement insis

    tantes dans un texte qui en est prodigue. Les portiques entourent la

    Bourse et le march? pour permettre ? les sp?culations utiles ? ; mais

    aussi le Panar?t?on et la maison d'Union, pour favoriser les m?dita

    tions, et m?me les maisons priv?es les plus modestes pour laisser leurs

    propri?taires poursuivre les exercices physiques interrompus par l'orage. Dans la maison aux quatre b?timents d?j? ?voqu?e, ce sont les por tiques qui sugg?rent aux parents divis?s de se rassembler. Des portiques,

    Ledoux attend d'abord qu'ils soustraient les hommes aux ?

    caprices de l'air ? (la peur des intemp?ries et de l'orage court ? travers tout le texte) ; mais il appr?cie aussi que les portiques soient ouverts. Qu'ils soient ? la fois couverts et ouverts

    explique sa pr?dilection. Couverts, ils rassemblent, et permettent aux hommes que la double exp?rience

    du moraliste et de l'hygi?niste a isol?s de se grouper sans se confondre.

    Mais ils restent ? ouverts ? : dans leurs colonnes, le paysage s'inscrit,

    toujours offert. L'air y circule, corrige la canicule, pr?vient l'?touffe ment. Ces portiques multipli?s ? l'infini sont des abris, non des prisons.

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  • CLAUDE-NICOLAS LEDOUX

    Dans cette ville sans interdictions, sinon sans discriminations, les

    hommes doivent go?ter le bonheur d'une intimit? sans cl?ture. La f?te de Chaux illustre ce bonheur : les citoyens de la ville se r?cr?ent en plein air ; le regard du voyageur peut faire un inventaire complet des diver tissements. Cette promenade sans myst?re saisit des jeux eux-m?mes innocents : luttes, rondes, courses, dont le prix est une simple ? branche

    de myrte ? 1. Au centre de l'espace r?serv? ? la r?cr?ation, s'?l?ve ? le monument de la ga?t? ?. Ledoux, en commentant les plans, les coupes et les ?l?vations de cet ?difice, affirme qu'on y lit ? plein ? l'esprit qui a dict? cet ?tablissement : tout est isol?, tout est aper?u ?. Isol?es, en effet, les pi?ces selon leurs fonctions : une grande salle pour la danse, des cabinets pour les buveurs. Mais tout est aper?u : de partout, on

    voit ceux qui dansent. La conscience d'?tre vus fortifie l'innocence, et

    une enti?re transparence r?gne entre les danseurs : ? ici, chacun se

    conna?t ; on n'est point expos?, comme dans les cit?s nombreuses, ?

    cajoler en cadence le fils de l'assassin de son p?re ?. Du reste, c'est cela, la f?te : la communaut? se r?jouit d'elle-m?me en se contemplant.

    Ledoux r?v?le ici son admiration pour Rousseau (la f?te de Chaux est bien celle que d?crit la lettre ? D'Alembert 2, un spectacle qui peut se

    passer de programme), mais aussi une de ses plus tenaces convictions : dans un texte qui fait une part si belle au spectacle, aucun spectacle n'est tenu pour plaisant s'il est octroy? ; les feux d'artifice que les gou vernements organisent pour les peuples sont de pi?tres r?jouissances, sans lien avec les vrais motifs de la joie 3. Pour Ledoux, ce qui est bon n'est pas ce qui est donn? ? voir par faveur ou exception, mais ce qui,

    chaque jour, est sous les yeux de tous. Aussi la f?te publique ne peut elle que prolonger en l'?tendant la f?te priv?e. Pourquoi ne pas faire

    1. Le caract?re modeste et champ?tre des r?compenses de la f?te de Chaux est bien accord? ? l'?poque. Couronnes, corbeilles, guirlandes, forment les accessoires de

    pr?dilection du rituel r?volutionnaire. Et ? l'essai sur les f?tes nationales ? qu'adresse Boissy-d'Anglas ? la Convention le 12 Messidor An II pourrait servir de commen taire ? la f?te de Chaux : ? les jeunes gens s'exercent ? la lutte, ? la course, ? tous les exercices qui donnent de l'agilit? ou de l'adresse ; ils re?oivent des prix que leur d?cernent les vieillards. Ces prix sont modestes et simples. Des fleurs, un ruban, ou un rameau de verdure suffisent pour consacrer leur victoire et pour honorer leur succ?s... ?.

    2. ? Qu'y montrera-ton ? Rien si l'on veut ?. On songe aussi ? Robespierre, d?cri vant la f?te r?volutionnaire id?ale, le 18 flor?al An II : ? le plus magnifique de tous les

    spectacles, c'est celui d'un grand peuple assembl?. On ne parle jamais sans enthou siasme des f?tes nationales de la Gr?ce : cependant elles n'avaient gu?re pour objet que des jeux o? brillaient la force des corps, l'adresse, ou tout au plus le talent des po?tes et des orateurs ; mais la Gr?ce ?tait l? ; on voyait un spectacle plus grand que les jeux... ?

    3. ? L'?go?sme des gouvernements a d?figur? les origines [...] Assemble-t-on la multitude, ce n'est que pour entretenir ? grands frais la pyrotechnie, cet art frivole dont le brillant ?clat frappe l'oreille, ?blouit les yeux, dispara?t et ne dit rien au c ur. ? C'est aussi la critique de S?bastien Mercier et de J. M. Dufour, Diog?ne ? Paris, 1787.

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  • ANNALES

    des ?v?nements importants de la vie familiale l'occasion de f?tes col lectives * ? Il suffirait de les proposer ? l'assentiment public pour ?tendre ? la ville toute enti?re l'all?gresse priv?e. Celle-ci, du m?me

    coup, perdrait son caract?re s?par?, sa tentation de se clore sur elle

    m?me. On passerait sans contradiction du bonheur de chacun au

    bonheur de tous, comme on parcourt sans interruption l'espace de la

    ville.

    L'allure ?gale de cette promenade laisse pr?voir la totale ?galit? des lieux de la ville. Pourtant il y a un ? centre ? ? Chaux, et les boule

    vards concentriques sugg?rent une initiation progressive, de m?me que la convergence des seize rues principales vers un point central suppose

    une hi?rarchie des fonctions, voire une sacralisation de l'espace. Ici, force est de reconna?tre une certaine disjonction entre le texte et les

    images : ? lire Ledoux, au centre de la ville, on trouvera la Bourse, ?di

    fice qui demande ? ?tre d?gag? de tout embarras ; et, moins explicite ment, l'?glise. Mais le plan, lui, est sans ?quivoque : c'est l'ellipse que dessine l'usine qui fait le centre de la cit? ; atome dont la maison du directeur de la Saline figure le noyau. En fait, Ledoux ne se pr?occupe pas beaucoup d'?tablir une hi?rarchie entre les monuments qu'il pr? voit. Certes il met hors de la ville le cimeti?re et l'hospice, ?carte le

    march? du centre proprement dit : mais cette disposition est au xvine si?cle le v u commun des hygi?nistes et des urbanistes. Et

    depuis que des ordonnances royales ont donn? une r?alit? ? ce souhait, les auteurs des trait?s d'architecture et d'hygi?ne s'excusent d'avoir

    ? rappeler des dispositions aussi ?l?mentaires. En revanche, ce n'est

    pas en c?dant ? une convention que Ledoux place au centre ?

    soit, dans la ville, la maison du directeur, soit m?me les humbles maisons

    b?ties aux carrefours de la for?t 2?, les ?difices qui ont une fonction de surveillance. Leur vocation est de regarder et de garder

    ? maison

    du garde supr?me de la ville et maisons des gardes de la for?t ?, de commander l'espace, de

    ? surveiller des possessions ind?finies ? : nou

    veau t?moignage, s'il en fallait un, de la pr??minence du regard pour Ledoux. Le centre n'est pas ici le refuge o? l'on se blottit, l'abri o? l'on

    peut ?chapper ? la vue, mais celui d'o? l'on peut tout voir. R?verie du dehors, plus que du dedans, et qui, du m?me coup, ?galise l'espace.

    Si donc l'espace est, dans l'ordre de l'horizontalit?, sans secret ?

    et

    m?me l'espace forestier : rien de plus significatif, ? cet ?gard, que cette

    for?t de Chaux, travers?e de routes de part en part ?, il garde, dans

    1. C'est encore en fils de son si?cle que r?agit ici Ledoux. Ces f?tes sont celles que la R?volution tente de faire vivre : f?tes des ?poux, de la Maternit?, de la Vieillesse, de l'Adoption, etc.

    2. Raval et Moreux (op. cit.) font remarquer que ces petits ?difices, plus que des logements de b?cherons et de scieurs, ?voquent des postes de surveillants, ou de signaux.

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  • CLAUDE-NICOLAS LEDOUX

    l'ordre de la verticalit?, son myst?re. La ville de Ledoux a une polari sation ; elle conserve l'axiomatique spontan?e du haut et du bas. Il

    y a chez Ledoux, comme le signale Y. Christ1, un th?me de l'antre ; en profondeur, vit une cit? secr?te. Mais le sens du mot antre est pour

    Ledoux celui que lui donne le xvine si?cle : lieu des ? miasmes ?, de

    pestilence et de contagion. Quand il ?voque les antres qui truffent sa

    ville, ce n'est pas avec pr?dilection : ce sont les grottes de la Saline

    elle-m?me, dont la porte de ville imite les cong?lations ; vou?es au tra

    vail industriel, ces grottes sont des ? ab?mes t?n?breux ?, que le voya

    geur aspire ? quitter au plus vite. C'est aussi, ?tabli dans des carri?res

    dont on aura ?tay? les vo?tes, l'extraordinaire cimeti?re de Chaux, dont les portiques souterrains rayonnent autour d'une sph?re creuse ; dans ces gouffres t?n?breux, ? les soupiraux de l'empire f?tide s'ouvrent

    de toutes parts ?. Enfin, il arrive ? Ledoux d'?voquer l'antre lorsqu'il commente d'autres ?difices, les vo?tes de la prison, ou les cellules de

    la maison de plaisir. La profondeur, ici, est toute psychologique ? ces

    b?timents ne sont pas construits sur des gouffres naturels ?, c'est

    celle de l'inconscient 2. Car on ne ? descend ? pas, ? proprement parler, dans ? les cellules destin?es au

    myst?re ?. Mais il semble que le mouve

    ment qui gagne ces lieux ne puisse ?tre qu'une descente, voire une

    chute ; cette circonstance, et aussi l'obscurit? qui r?gne en ces demeures,

    les assimile ? des gouffres. Les gouffres sont donc, pour Ledoux, l'asile

    du travail le plus p?nible, du vice, du crime, de la mort. La ville sou

    terraine est une ville nocturne, une ville d'angoisse. Dans l'univers

    transparent de Ledoux, toute clandestinit? est condamn?e.

    En revanche, l'air est le lieu de la purification et de la grandeur. Monter des rampes, c'est s'?lever dans la perfection. Les b?timents

    ? moraux ? de la ville de Chaux ont tous des degr?s, et la maison du

    directeur comporte un couronnement qui la fait ? pyramider ? au-dessus

    des autres ?difices. Ce couronnement rec?le une chapelle qui

    ? monte

    de fond ? au centre de la maison. Soixante marches m?nent au sanc

    tuaire. Dans l'invitation ? les gravir du regard, l'?me du spectateur s'?l?ve elle aussi 3. Le haut et le bas conservent donc, pour Ledoux,

    1. ? Le Cor busier, Hector Guimard, Claude-Nicolas Ledoux brodent tous trois, avec des d?lices infinies, sur le th?me de ? l'antre ?, qui exprime un des go?ts les plus constants de l'esprit baroque, ? travers le temps, le style et les modes, pour le trompe l' il, pour le myst?re, pour le d?moniaque... ?

    2. ? L'atelier de corruption, sous ses antres obscurs et profonds, lui d?couvre les sources empoisonn?es qui alt?rent la vigueur de la morale, minent les tr?nes, ren versent les empires. ? Tout ceci (antres, sources et jusqu'au verbe miner) ?voque la clandestinit? des profondeurs.

    3. M?me les maisons priv?es, quand elles sont destin?es ? des ?tres d'exception (artistes, savants, m?caniciens) sont ?clair?es par le haut. Commentant les plans de la maison de ? l'abb? Delille, homme de lettres ?, Ledoux s'?crie : ? quoi ! des croi s?es ! la maison de l'abb? Delille doit ?tre ?clair?e par le haut ! C'est un temple de gloire ? ? Mais il s'agit ici encore d'un th?me de l'?poque. Dans le rapport sur l'?difice

    1283

    Annales (21e ann?e, novembre-d?cembre 1966, n? 6)

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  • ANNALES

    leur signification morale imm?diate. Toutefois le bonheur paisible reste celui qui parcourt sans obstacle l'horizontalit?. M?me les ?difices qui ?voquent la majest?, comme l'?glise, frappent par la calme dominance des horizontales. Et partout, Ledoux dit sa r?pugnance pour les entas

    sements de maisons, les hauts immeubles qui ? d?fient la vue ?. Deux

    ?tages, c'est la norme des constructions de Chaux.

    A cette r?verie de l'espace, Ledoux donne un accent tr?s personnel. Si la ville de Chaux est pour lui, et avant tout, l'occasion de s'enchanter

    d'un spectacle, son originalit? par rapport ? l'urbanisme th??tral n'en

    est pas moins ?clatante. Son esth?tique n'est en rien une esth?tique du

    d?cor, encore moins du camouflage, comme celle qu'illustre la place des

    Victoires. Ledoux aime trop les ?lots ind?pendants, s?par?s par des

    jardins, quoiqu'unis par des portiques. Ces ?les ne sollicitent nullement une perspective privil?gi?e et Ledoux estime absurde l'habitude qui consiste ? soigner une des ?l?vations au d?triment des trois autres.

    L' il doit pouvoir faire le tour des maisons. Il y est du reste invit? par l'architecte, qui encourage le spectateur de sa ville ? d?velopper un

    regard agile, mobile, celui du cr?ateur sur sa cr?ation : point de vue

    de la photographie a?rienne ou du cin?ma, plus que du th??tre. C'est

    donc, plus que le bonheur d'habiter, le bonheur du regard qui fait l'unit? de cette uvre ; mais d'un regard affranchi de toute fixit?.

    Pourtant, si li?e soit-elie au temp?rament de Ledoux, cette r?verie n'a

    rien qui marque une rupture avec l'?poque. Le go?t de l'isolement

    s'inscrit dans tout l'urbanisme du si?cle, qui s'attache ? concevoir

    rationnellement les demeures priv?es, ? multiplier les commodit?s, ?

    pr?voir le bon usage de chaque pi?ce. Le d?ploiement de l'espace est le but poursuivi par tous ces architectes, qui cherchent ? m?nager des

    perspectives, ? tailler dans les vieilles cit?s trop avares, ? doubler le

    spectacle dans des plans d'eau. La pr?dilection pour les transparentes

    r?jouissances d'une collectivit? vertueuse, c'est celle m?me que la R?volution s'ing?nie

    ? sans y parvenir ? ? faire vivre aux Fran?ais.

    Quant au privil?ge accord? ? la vue, trait le plus marquant sans doute du texte de Ledoux, n'est-ce pas aussi celui que lui conf?rent des

    uvres toutes contemporaines ? Ainsi, cette Physiognomonie de

    Lavater o? aucune connaissance ne se d?robe ? ? un il fin et bien

    exerc? ?, et o? ? comme chez Ledoux ? l'observateur sait voir o?

    l'autre ne voit rien. Etre ? visionnaire ?, c'est alors, bien loin de jouir d'un privil?ge diabolique, pratiquer un exercice raisonn?.

    de Sainte-Genevi?ve (1791), Quatrem?re de Quincy propose d'en murer toutes les fen?tres et de l'?clairer par la coupole seule. Cet ?clairage par le haut para?t alors seul digne des ?difices ? caract?re didactique ou moral.

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  • CLAUDE-NICOLAS LEDOUX

    Une ville n?o-classique ?

    Il faut alors savoir si les moyens par lesquels l'architecte pense donner corps ? sa r?verie font, eux du moins, voir en lui un pr?curseur. Ses historiens l'affirment, mais en deux sens bien diff?rents. Pour les uns, Ledoux invente un rationalisme urbain ; son originalit? est l'atten

    tion qu'il porte ? la peine des hommes, et le souci de l'all?ger par d'in

    g?nieuses dispositions architecturales. Ledoux, pour les autres, cons

    truit une somptueuse ville baroque, o? le luxe des monuments publics n'est nullement proportionnel ? l'utilit?, et dont la destination est plus all?gorique que fonctionnelle. Entre ces deux th?ses, faut-il vraiment

    choisir ? Le th?me d'une pathologie urbaine, qui est au centre de la r?flexion

    de Rousseau comme de Restif de la Bretonne, habite aussi le texte de Ledoux. Derri?re la description de la ville de Chaux se profile, en

    repoussoir, celle d'une ville malade. Cette ville condamn?e, n?gatif de

    la ville id?ale, est d'abord une ville surpeupl?e (? les grandes cit?s rec?lent tous les genres de corruption ?), une ville opaque dont les f?tes additionnent, mais jamais ne fondent entre elles, les joies individuelles (? chacun sans se conna?tre se prend, se serre la main et d?lire en

    cadence ?) ; une ville d'ombre (on croirait que les ombres qui les noir cissent ? les rues ? ont ?t? pr?par?es dans des urnes fun?raires pour

    peindre le deuil qui couvre le genre humain ?) ; une ville dense et ?touf fante : l'air y circule mal (? le mur oppos? est si pr?s qu'il comprime les poumons, restreint les facult?s ?), et les hommes aussi (? la borne pro tectrice de la demeure de l'artisan ?clate sous le poids d'une voiture indiscr?te mal dirig?e ?). En revanche, la maladie et l'incendie y cir culent bien : ? les murs r?percutent les souffles contagieux ?, et les ver

    rues qui subsistent au milieu m?me de la ville ?

    abattoirs, teintureries, amidonneries ? sont le terrain d'?lection de l'?pid?mie. L'entasse

    ment des maisons, la n?gligence avec laquelle on choisit les mat?riaux

    de construction livrent la ville ? l'incendie. C'est la ran?on forc?e

    d'une architecture monstrueuse. Quand Ledoux d?crit le plan des

    pompes destin?es ? garantir du feu la ville de Chaux, une association par contraste le ram?ne ? cette ville, dont la belle apparence dissimule

    mal la maladie ; l'abondance des jeux publics, des salles de vente, des rassemblements malsains de population

    ? maladie physique et perver

    sion morale en sont les fruits jumeaux ?

    sont autant de sympt?mes

    inqui?tants. Et, aussi, la hauteur des maisons : huit ?tages sur lesquels ? s'entasse le vice ?. On sent ici que, coiffant tous les maux d?j? cit?s, l'absence de distinction, la confusion, les obstacles au bonheur de la

    vue (symboliquement une ?paisse poussi?re enveloppe la ville) sont les principaux ?l?ments d'un diagnostic d?sesp?r?. Et, de fait, un gigan tesque incendie ne tarde pas ? tout an?antir.

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  • ANNALES

    Mais ? dire vrai la description de la ville condamn?e n'est pas neuve : tout au long du si?cle les trait?s d'hygi?ne et les ? observations sur les maladies ? ne cessent de r?clamer ? et obtiennent ? que soient

    expuls?s de la cit? les abattoirs, les cimeti?res, les h?pitaux. Les m?mes

    ouvrages demandent l'?largissement des rues et des places, l'organi sation des services de nettoiement, l'agencement des jardins publics. Certains m?me se plaignent d'avoir ? r?p?ter des v?rit?s aussi us?es *.

    Ce n'est donc pas par ses ambitions de salubrit? que Ledoux peut faire

    figure de pr?curseur. Est-ce par la nouveaut? de ses solutions ? Et

    sont-elles si diff?rentes de celles que Ceineray ? Nantes, que Tourny ? Bordeaux ont depuis longtemps pr?conis?es ? Les rem?des que Ledoux

    sugg?re ? l'architecte qui devra reconstruire la ville malsaine dont le feu a fait justice sont fort simples : il lui faudra pr?voir une distribu tion d'eau suffisante pour que chaque citoyen ait, ? domicile, une assu

    rance contre l'incendie ; choisir des mat?riaux qui ne soient pas p?ris sables (et donc exclure le chaume 2 et le bois) ; isoler les ?difices les uns des autres. Mais il est difficile de voir dans ces trois recommandations

    autre chose que la politesse ?l?mentaire de l'urbanisme classique. Certes, Ledoux descend dans des d?tails tr?s pr?cis. Chacune de ses

    maisons comporte, outre les pi?ces d'apparat, des pi?ces de service, souvent souterraines, toujours soigneusement agenc?es, et auxquelles la place n'est jamais disput?e : vastes cuisines, lavoirs, s?choirs, caves au vin et au bois. Il s'int?resse ? la ventilation des cuisines, recom

    mande de donner ? leurs vo?tes une hauteur suffisante, de les munir

    d'un syst?me d'?vaporation. Dans chaque ?difice, on le voit soucieux

    de pr?voir des ? airs passans ?, qui assurent le renouvellement de l'air ;

    et il fustige au passage les douillettes habitudes des riches, qui cal feutrent si herm?tiquement les joints de leurs demeures qu'ils les rendent insalubres. Il conseille d'?tablir les chambres ? coucher au Midi, les

    garde-mangers au Nord ; et m?me les ?curies t?moignent de sa vigi lante minutie 3. Toutefois, toutes ces dispositions et ces pr?cautions

    1. Ainsi, Dussausoy, dans le Citoyen D?sint?ress? : ? je croirais faire rougir la Nation, si je pouvais penser qu'elle e?t besoin de nouvelles preuves pour se convaincre des maux que l'exhalaison de la putr?faction doit occasionner, et de l'infection qu'elle r?pand dans l'air ?. Et Daumours, dans son M?moire sur la n?cessit? et les moyens d'?loigner du milieu de Paris les tueries de bestiaux et les fonderies de suifs, rappelle les tentatives infructueuses faites depuis le xive si?cle pour ?loigner les abattoirs de

    Paris, et ajoute : ? Ce n'est donc point une nouveaut? que nous proposons. ? 2. Ledoux montre une v?h?mence particuli?re dans la critique des chaumi?res :

    ? d?truire les chaumi?res, c'est rendre ? l'homme sa dignit? ?. Et, aussi : ? l'Architecte de la nature ne conna?t ni les palais ni les chaumi?res... Je dirais plus, le chaume est un vol ? l'engrais des terres [...] Et si l'airain qui brille sur le palais des rois garantit des ?clats du tonnerre, celui qui le dirige ne veut pas que des toits fragiles, recouverts de la t?te dess?ch?e du chanvre, provoquent son phosphore fougueux et mettent en d?faut l'insuffisance... ?.

    3. ? On construit les habitations de la gent animale avec autant de n?gligence que l'on en met ? la plantation de nos parcs [...] Les chevaux occupent un rez-de-chauss?e

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  • CLAUDE-NICOLAS LEDOUX

    sont depuis longtemps des lieux communs 1. Si elles suffisent sans doute ? montrer en Ledoux un architecte fonctionnel, c'est dans l'exacte

    mesure o? son si?cle l'est. Peut-?tre peut-on lui accorder toutefois

    d'?tre tr?s complet, de r?unir dans son livre beaucoup des pr?occupa

    tions de son temps ? Il le peut d'autant mieux qu'il se propose de faire

    surgir de toutes pi?ces une ville nouvelle, et non d'am?nager une ville

    ancienne. Reste qu'il s'agit d'un rassemblement beaucoup plus que d'une invention, et que de ce point de vue ce texte ne vient pas tr?s

    t?t, mais d?j? tard. Faut-il alors, comme on le sugg?re d'un autre c?t?, oubliant ces

    conseils d?j? convenus d'hygi?ne et de salubrit? et pour montrer en Ledoux un architecte inspir?, ne retenir ? Chaux que la ville all?go

    rique, philosophique et ma?onnique, o? du Pacif?re au Temple de M?moire se d?roulent tant de cort?ges rituels ? C'est sans doute exag?

    rer l'extravagance de Ledoux comme, parall?lement, on en a exag?r? la fonctionnalit?. Ces ?difices r?put?s insolites se m?lent assur?ment ? des ?difices ? utiles ?. Mais n'est-ce pas l? aussi une loi de l'?poque ? Si on examine la liste des sujets donn?s aux concours d'architecture dans la seconde moiti? du xvnie si?cle, on trouve, ? c?t? de construc

    tions fonctionnelles (douane, march? couvert, salle de concert) un

    Temple de l'Hymen, une chapelle s?pulcrale. Le m?lange des b?ti ments est donc moins

    caract?ristique d'un Ledoux visionnaire qu'on ne le dit commun?ment. Point n'est besoin de postuler chez lui un ?

    proph?tisme ?perdu ? pour expliquer la coexistence d'une ville sociale

    et d'une ville morale : l'humus du xvine si?cle y suffit tout ? fait. En d?finitive, il y a bien chez Ledoux all?gorie et fonctionnalit?, comme le

    sugg?re E. Kaufmann qui accorde ? Ledoux de n'?tre ni strictement

    utilitaire ni strictement esth?tique. Mais ce ? et ? ne signale nullement

    l'union de deux parties disparates : il n'y a pas de cassure entre deux

    parties de l' uvre, l'une faisant la part du r?ve, l'autre de la commo

    dit?. R?duite ? l'essentiel, la maison du pauvre est pourtant all?gorique ;

    elle dit ? autre chose ? que la nudit? du besoin puisqu'elle ?duque le

    go?t et ?l?ve l'?me comme la maison du riche. D'un autre c?t?, le b?ti

    ment le plus ornemental, le moins directement utile, comme le Temple de M?moire, ou la Maison d'Union, est fonctionnel de plein droit,

    puisque toutes les belles formes ?duquent les citoyens. On ne peut donc distinguer entre deux cat?gories de constructions : il n'y a pas ?

    Chaux deux villes maladroitement associ?es, mais une seule.

    humide ; l'air est concentr? et ses mal?fices se r?percutent sur les parties les plus faibles de l'animal qui exigerait de nous des soins ? mesure des services qu'il rend...

    Les jours doivent ?tre oppos?s aux r?teliers, afin que l'air passant n'agisse pas imm? diatement sur ranimai... ?

    1. On peut voir, sur ce point, Cadet de Vaux : Avis sur les moyens de diminuer Vinsalubrit? des habitations qui ont ?t? expos?es aux inondations..., et J. J. Mentjret : Essai &ur l'action de l'air dans les maladies contagieuses.

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  • ANNALES

    Mais si ce mariage de pragmatisme et d'id?ologie montre bien en Ledoux l'enfant d'un si?cle qui accorde ? l'all?gorie une valeur fonc tionnelle l, l'univers de formes qu'il cr?e, a, en revanche, une grande

    originalit?. Les lourdes colonnes, les cubes aux ar?tes d?cid?es, les

    triangles nets des frontons, les vigoureuses croix grecques des plans

    composent une g?om?trie sans remords, d'une ?clatante unit? malgr? la diversit? des constructions. On peut sans doute faire l'inventaire

    des influences qui s'exercent sur cette uvre, et montrer que Ledoux

    emprunte beaucoup : au mod?le de P sestum, alors si go?t?, les colonnes

    doriques sans base ; ? Palladio, les lourds socles o? il assied ses maisons de campagne ; et, aussi, leurs baies, leurs fa?ades nues, leur appareil

    visible, les frontons qui se d?tachent des entablements ; ? Piran?se

    l'amplification dramatique, le go?t des contrastes violents. Ledoux subit bien, comme toute sa g?n?ration, et encore qu'il n'ait pas fait le

    voyage de Rome, l'influence des mod?les architecturaux de l'antiquit?, m?me ? travers Palladio et Piran?se. Du reste, au langage antiquisant des formes r?pondent les cadences latines du texte. Mais Virgile, Pline, la mythologie composent surtout ici un code de r?f?rence, imm?diate

    ment d?chiffrable par ceux qui ont re?u l'?ducation j?suite. Au xvine si?cle, du reste, comme le rappelle P. Francastel 2, c'est dans

    le langage de la tradition classique que s'exprime l'innovation. Ledoux ne fait pas exception. Quant aux formes de ses monuments, il se d?fend de les copier ; partout il condamne la transmission livresque des

    mod?les architecturaux3, d'autant plus dangereuse que l'exemple visuel est, pour lui comme pour Diderot, dou? de contagion. C'est l? ? ses yeux une architecture ? d'antiquaire ?, ou

    ? d'?rudits ? : termes

    toujours p?joratifs. La soumission aux mod?les tue l'invention de l'architecte4. Le professeur d'architecture, qui, le nez dans

    son rudi

    1. Les versificateurs du Calendrier R?publicain c?l?brent ? l'envi la gloire, l'Im

    mortalit?, l'Innocence, la Pudeur, la Justice. Toutes ces entit?s symboliques sont

    figur?es dans les cort?ges r?volutionnaires. Et Boissy-d'Anglas donne les Grecs en

    exemple ? la Convention pour avoir su pr?ter ? leurs c?r?monies un caract?re philo sophique et moral : ? l'all?gorie, cette science aimable, cr??e dans l'Orient et repor t?e chez eux pour y ?tre appliqu?e ? embellir la v?rit?, s'attachoit ? tout et parait de toutes ses richesses tout ce qu'il fallait enseigner... ?.

    2. Utopie et institutions au XVIIIe si?cle, Le Pragmatisme des Lumi?res. Textes recueillis par Pierre Francastel et suivis d'un essai sur l'Esth?tique des Lumi?res.

    Paris, Mouton & Co, 1963. 3. ? On expose aux yeux fascin?s de la jeunesse la Parthenon, l'Od?on, les temples...,

    les vestiges mutil?s de Babylone et de Memphis ; on ne lui donne aucune id?e des

    usines, des b?timents d'exploitation, d'habitation de ces peuples. On ne lui indique m?me pas les moyens d'adapter leurs d?corations ? nos usages... ?

    4. ? Les architectes ?tudient en Italie les diff?rents monuments qui leur servent de guide ; au lieu de remonter au principe de toutes choses dans l'exercice de leurs connaissances acquises, ils copient les d?fauts des ordres ?lev?s les uns sur les autres ; ils les emploient indistinctement dans toutes les positions ?. Et aussi : ? l'Antiquaire dirige le go?t de son si?cle sur des ruines amoncel?es, sur des calques, souvent infi

    d?les, qu'il transmet ? la post?rit? qu'il abuse... ?.

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  • CLAUDE-NICOLAS LEDOUX

    ment, crie au scandale lorsqu'il estime viol?es les r?gles de sa gram

    maire, est pour Ledoux un personnage burlesque. Quand il se r?f?re explicitement ? l'exemple des Grecs et des Romains, ce n'est jamais pour leurs formes architecturales 1, mais toujours pour l'atmosph?re

    morale qu'il pr?te ? l'Antiquit? : pour sa simplicit?, sa sobri?t?, son

    ?pre salubrit?. Si donc Ledoux adopte le langage antiquisant, ce n'est nullement

    par go?t de l'exotisme ; c'est parce que ce langage i?pond imm?diate ment ? sa sensibilit?. Et cette rencontre d'un temp?rament et des formes que l'?poque accr?dite fait la grandeur de l' uvre. La sensibilit? de Ledoux est r?solument anti-rococo, dans ses choix comme dans ses

    refus. L'architecture, quelque soin que l'on doive apporter ? la distri

    bution des pi?ces n'est jamais pour lui un art d'int?rieur ; tout ce qui est blotti, douillet, joli, r?pugne ? Ledoux ; son uvre refuse l'orne

    ment. Car la d?coration morcelle le bonheur de l' il. Fixant l'attention sur le d?tail 2, elle d?tourne de l'essentiel (m?me lorsqu'au d?but de sa carri?re, Ledoux, sous l'influence de la commande, ajoute des d?cora tions ? ses ?difices, il les inscrit dans des cadres nets, soucieux d?j? d'opposer une limite ? leur prolif?ration) ; elle attache d'autre part la sensibilit? ? l'?ph?m?re. La r?pulsion ? l'?gard de tout ce qui est p?ris sable explique la v?h?mence avec laquelle Ledoux condamne les por

    celaines, les papiers peints, et m?me les frustes volets de bois qui n'?chappent pas

    ? ? la malveillance du temps ? et qu'il faut sans cesse

    r?parer. Seuls les bronzes, qui ? malgr? le fragile caprice du jour ?chappent ? la destruction ?, trouvent, dans la d?coration int?rieure,

    gr?ce ? ses yeux. Enfin, la d?coration a la tentation de la joliesse : la complaisance, l'aff?terie, une souplesse suspecte la menacent. Il y a

    dans le livre de Ledoux une vigoureuse critique du style rocaille 3. Certes le th?me, cinquante ans apr?s la ? Supplication ? de Cochin aux orf?vres, est loin d'?tre neuf. Il est pourtant renouvel? chez Ledoux

    par une hostilit? d?cid?e ? l'?gard du confort lui-m?me. Son int?r?t pour de bonnes dispositions architecturales ne se nuance jamais de ten dresse pour le confort, dans tout ce que ce terme suppose de chaleur

    1. On songe ? Diderot, pour lequel l'antique aide ? mieux voir la nature, mais constitue une prop?deutique, non un v?ritable mod?le. Il ne faut pas ? r?former la nature sur l'antique ?.

    2. ? Les ornements de d?tail fatiguent les yeux sans profit pour les m urs ; c'est une existence passag?re qui souvent ne survit pas ? celui qui l'a donn?e. Quand ces sera-t-on de les multiplier au-dedans ? ?

    3. Men?e sur le mode ironique. Voici, par exemple, la description d'un apparte ment : ? en entrant dans l'antichambre, nous voyons un amas incoh?rent de toutes

    les discordances ; dans le salon, des panneaux multipli?s dont la plupart ?taient

    losanges, les fonds ?taient bleus, rouges, gros vert. Des thermes peints en porphyre, des marnes ?gyptiens, les bois sombres de l'Afrique encadraient de petites vues de l'escalier du Vatican, de la m?tropole de Paris, de la mosqu?e de Constantinople : le tout ?tait entrelac? avec des rinceaux d'ornements tremp?s dans le cocyte, pour faire valoir des paquets de fruits, de fleurs, des thyrses, des pampres de vigne... ?.

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  • ANNALES

    repli?e sur elle-m?me. Il y a en effet chez lui un go?t de la commodit?, mais d'une commodit? r?duite ? l'essentiel et qui se confond avec la salubrit? et la frugalit? ; commodit? aust?re qui laisse soup?onner que le mod?le est Sparte. Et m?me la gr?ce est objet de suspicion. On le voit

    bien dans les commentaires que Ledoux consacre ? la place Louis XV, ? fastueux ?difice o? brille le sentiment in?puisable de l'Architecture

    fran?aise ?. La pr?sence de cette expression dans le texte de Ledoux

    est pour E. Kaufmann le signe d'une reconnaissance ?clatante du g?nie de J. A. Gabriel. Il faut pourtant replacer cette d?claration dans le texte entier. Comme il arrive souvent, Ledoux y dialogue avec un

    interlocuteur imaginaire, adversaire des projets pour la Saline, et qui rappelle l'architecte ? l'imitation des grands mod?les ; ainsi la place

    Louis XV. Ledoux r?cuse d'abord cette comparaison, en faisant obser

    ver la disparit? des ?difices mis en parall?le : ? l'?difice dont il ?tait

    question ne portait pas de caract?re triomphal, le genre est absolu

    ment diff?rent... ?. D'autre part, ? Chaux, l'immensit? de la plaine, qui ? d?vore tout ?, impose d'autres mod?les : Psestum, les Propyl?es. Ici

    les agr?ments de la place Louis XV seraient noy?s. Or, dit Ledoux, ce sont des agr?ments ? de convention ? 1. Sans doute leur description est-elle flatteuse : ? partout, on voit cette abondance qui la caract?rise :

    des m?daillons orn?s de guirlandes attach?es avec des rubans qui vol

    tigent au gr? du caprice ; des crois?es splendidement couronn?es par des draperies complaisantes qui ?pousent toutes les formes, des cros

    settes recourb?es, des moulures d?coup?es d'ornements, des tables

    recreus?es, d'autres saillantes sur des nuds travaill?s de refends ; des

    niches, des troph?es, des frontons qui ont abjur? leur antique propor tion pour dominer tout ce qui les entoure... ?. Mais comment ne pas voir dans cette enumeration tout ce que Ledoux d?teste ? Si on en dou

    tait, un dernier trait ach?verait d'en convaincre : dans la place Louis XV, ? les balustrades portent au supr?me degr? de l'air des d?tails imper ceptibles pour essayer les facult?s de l' il ?. La profusion, la joliesse, la minutie, m?me mises en uvre par un architecte de g?nie, trouvent

    ici leur ch?timent : la lassitude du regard. Mais on ne doit pas, ? Chaux, redouter cette fatigue ; dans ces grands

    espaces, il faut faire grand ; ? il faut substituer des forces ? la faiblesse produite par l'?loignement ?. L'Architecture mani?r?e, ?l?gante m?me, est ?videmment proscrite. Il faut r?pudier les ornements de tous genres, dont les d?tails du reste ?chapperaient ? la contemplation. L'Architecte est-il pour autant d?pourvu ? Aux yeux de Ledoux 2, il lui reste l'essen

    1. ? J'eus beau repr?senter au voyageur [...] que les agr?ments de convention qui le s?duisaient seraient mal plac?s au centre d'une plaine immense... ?

    2. Comme du reste de Rousseau. Les arrangements de Julie ? Clarens atteignent ? la magnificence a s'il est vrai qu'elle consiste moins dans la richesse de certaines choses que dans un bel ordre du tout, qui marque le concert des parties, et l'unit? d'intention de l'ordonnateur ?.

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  • Maison de campagne (vue perspective).

    '*M*# 'jHlfii?r d> Ai'

    Maison d'un employ?.

    Maison destin?e ? deux n?gociants (vues perspectives).

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  • CLAUDE-NICOLAS LEDOUX

    tiel : de beaux mat?riaux durables, comme la pierre, dont les surfaces

    tranquilles ?chappent pourtant ? la monotonie * ; des formes simples,

    le carr?, le cercle, ? toutes les formes que l'on peut d?crire d'un seul trait

    de compas ? ; les jeux de l'ombre et de la lumi?re 2. Du reste, cette ?co nomie n'est pas v?cue comme un renoncement : elle s'accorde exacte

    ment au temp?rament de Ledoux. En voici une derni?re preuve. L'archi

    tecture n?o-classique compense souvent le style s?v?re qu'elle adopte

    pour les ?difices par des jardins fantasques, ?rudits, pleins de ? fabriques ? et de surprises. Or, Ledoux, qui pourtant sema de fabriques le parc de Maupertuis, ne pr?voit rien de semblable ? Chaux 3. Les jardins de Chaux sont simples : les parfums et les couleurs de plantes rustiques

    ? ? un palis de tro?ne, d'?pines blanches, de jasmin jaune ? ?

    en font

    le charme, et les proportions ? les masses arrondies ou ?lanc?es des

    arbres ? la beaut?. Ledoux ne ressent nullement le besoin d'?quilibrer

    par la fantaisie de ses jardins l'aust?rit? de son style : elle est la marque d'un temp?rament esth?tique naturellement accord? au conformisme

    philosophique de son ?poque. Ce qui pla?t ? Ledoux est aussi ce ? quoi il croit, ce ? quoi croit son temps. Cet ? accord de l' il et des prin cipes ?, o? il voit du reste le bonheur, fait l'unit? de son uvre ; mais

    c'est aussi le signe d'une originalit? qui n'est pas de rupture, mais

    de rencontre.

    La conscience utopique.

    Dans les pages qu'il consacre ? l'architecture des villes, Fourier

    donne un seul exemple d'architecture r?elle o?, selon lui, s'expriment des tendances raisonnables : il s'agit d'une uvre de Ledoux, l'h?tel

    Th?lusson4 ; c'est l? signer une ?clatante filiation utopique. Chaux est-elle en effet une ville d'utopie ? Peut-?tre alors y aurait-il l? un

    ultime moyen, en arrachant Ledoux ? la philosophie urbaniste des

    lumi?res, de d?couvrir en lui, apr?s tant de commentateurs, ce proph?te

    g?nial, qui installe ? Chaux le futur dans le pr?sent, et y fait vivre, avec deux si?cles d'avance, la ville moderne ?

    1. ? Que de vari?t?s vous trouverez r?pandues sur la surface inactive d'un mur... de hautes assises profond?ment refendues, des nuds d?grossis ou rustiques, des cail loux apparents, des pierres amoncel?es sans art souvent suffisent pour obtenir des effets prononc?s... ?

    2. ? Les assises carr?es et rondes des colonnes... produisent des ombres tranchantes, des effets piquants ; ces combinaisons de l'art changent les contrastes ? mesure que le soleil s'?tend dans sa course m?thodique... ?.

    3. Il y ?l?ve m?me une vigoureuse critique contre le ruinisme des jardins : ? quelle contradiction ! Des fabriques moresques, tudesques ; des ruines gothiques, la compli cation de toutes les sc?nes, les quatre parties du monde renferm?es dans l'unit? d'un

    arpent et demi de terre environ ?. 4. Fournier, Modifications ? apporter ? l'architecture des villes. Une note des

    ?diteurs pr?cise que cet ?difice ? frappe par un certain air grandiose ?.

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  • ANNALES

    Sans doute faut-il d'abord tenir compte de l'affinit? naturelle que signale R. Ruyer

    1 entre le projet utopique et le projet architectural. Plus que du temps, qu'il t?lescope, et dont les lenteurs l'impatientent, l'utopiste se soucie de l'espace : c'est lui qu'il veut am?nager. Aussi tout

    utopiste est-il un architecte ; il visualise la cit? dans laquelle il installe les hommes ; mieux, cette visualisation est souvent toute l'utopie. Et sans doute tout particuli?rement au xvnie si?cle, o? l'utopie se dis

    tingue si malais?ment des r?cits de voyage. R?ciproquement, tout architecte tend ? l'utopie quand il se r?ve affranchi, c'est-?-dire pleine

    ment architecte. Et c'est ? la place m?me que Ledoux r?serve ? l'archi tecte dans la cit? qu'on peut mesurer chez lui la tentation utopique. Les

    utopistes mettent habituellement au centre de leurs r?ves le type d'hommes qu'ils incarnent : ce sont des philosophes qui gouvernent la cit? quand les philosophes ?crivent les utopies. Ledoux n'?chappe pas ? la r?gle ; il s'accorde la revanche de donner ? l'architecte le r?le domi nant dans le gouvernement de sa ville id?ale ; non tant, du reste, parce

    qu'il fait de l'architecture cette science synth?tique, qui marie la phi losophie ? l'hygi?ne, le droit ? l'esth?tique : c'est l? un th?me commun ? tous les trait?s th?oriques du si?cle, et singuli?rement cher ? J. F. Blon del, bible des architectes de ce temps, et de surcro?t professeur de Ledoux 2. Mais surtout parce que l'architecte incarne la ma?trise de

    l'homme sur la nature. Rien, selon ce texte conqu?rant, ne lui est

    impossible. Il sait ass?cher les marais, irriguer les d?serts. Il peut m?me se soumettre le climat, dont les pouvoirs pourtant sont si ?tendus 3, et

    qui tient la sant?, l'humeur, les caract?res, la vie m?me des hommes.

    Il sollicite pour cela l'aide du naturaliste ; ? eux deux, ? nouveaux tyrans de la terre, ils la forceront imp?rieusement dans ses lenteurs p?rio

    diques, ils ordonneront aux saisons, commanderont les souffles favo

    rables et progressifs, et faisant dispara?tre les glaces de l'hiver pour faire

    ?panouir les roses et pr?cipiter les parfums de l'ananas provoqu?s par les feux du Midi, ils appelleront les d?lices du monde pour assister au r?veil du chantre de la nature ?. C'est donc une nouvelle cr?ation que

    propose l'architecte, rival en cela du ? Dieu qui cr?a la masse ronde ?.

    1. R. Ruyer, L'Utopie et les Utopies. 2. Le titre m?me d'un de ses livres est assez ?clairant : De Vutilit? de joindre ?

    V?tude de VArchitecture celle des Sciences et des Arts qui lui sont relatifs. De m?me, dans le Trait? d'Architecture de J. Antoine : ? il faut qu'un architecte sache lire, ?crire, dessiner, la g?om?trie, l'arithm?tique, combiner les dimensions des ordres des colonnes ; qu'il soit savant en perspective, en philosophie, en histoire, en musique, en m?decine ; qu'il soit jurisconsulte, astrologue, connaissant le mouvement des cieux et le cours des eaux?.

    3. La domination du climat est ?voqu?e par Ledoux en des termes si dramatiques qu'ils surprendraient si on ne savait combien l'influence de la m?t?orologie sur les caract?res et les maladies pr?occupe les hygi?nistes du si?cle. Beaucoup de ces trait?s (ainsi Cadet de Vaux, Bouffey, Cotte, Lepecq de la Cl?ture) rappellent qu'un change

    ment de climat est susceptible d'engendrer des troubles graves, voire la mort. C'est aussi l'avis de Ledoux.

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  • CLAUDE-NICOLAS LEDOUX

    Ledoux n'h?site pas ? affirmer que ce nouveau Dieu, relayant celui de la cr?ation originelle, ? aura plus fait que lui puisqu'il l'aura d?gros sie... ?. ? Il aura combl? les montagnes qui offraient la timidit? ; il aura creus? les ravins pour faire couler librement les eaux limpides ; il aura embelli les d?serts... ?.

    Mais on ne commande ? la nature qu'en lui ob?issant, et cette seconde

    cr?ation n'est pas antagoniste de la premi?re. La premi?re nature n'est

    pas absente de la ville de Chaux ; du moins Ledoux, en cela fils de son si?cle, place-t-il son uvre sous le signe de cette nature primitive :

    celle-ci, il est vrai, dans l'imagination de l'architecte qui ? rebours la reconstruit, est une nature docile ; pr?te ? ?tre domestiqu?e, ? se couler

    dans la cr?ation architecturale, d?j? architectur?e elle-m?me : le peu plier est ? pyramidal ?, le noyer a

    ? des masses arrondies ?. La nature,

    pour Ledoux comme pour le paria de la Chaumi?re Indienne, et aussi pour Diderot \ est le r?sultat d'un agencement. C'est donc en elle que l'architecte puisera ses le?ons. Le berger se r?fugie sous le platane, les

    amants sous le couvert des bois. Ce sont l? des portiques naturels, qui

    proposent le mod?le des portiques artificiels. La fourmi ? vo?te elle m?me sa demeure ?, et l'abeille fait sa maison. L'architecte doit s'ins

    truire de ces simples le?ons ; ainsi le r?gne de l'homme ne d?naturera

    pas l'Univers.

    Mais, partout visible, et d'abord dans la disposition ordonn?e de la cit?, cette royaut? apparente la ville de Chaux aux villes des utopies. Autour du noyau elliptique de la ville, dont la forme est ? pure comme

    le soleil dans sa course ?, s'?tendent sym?triquement des rues larges, bien pav?es, bien plant?es, bien ?clair?es la nuit, o?, ? profusion, jail lissent des fontaines. Les monuments publics ont des formes simples et r?guli?res : au carr?, Ledoux emprunte le plan de la Bourse, de l'Hos

    pice, du march?, de la maison d'Union ; ? la croix, ceux de la maison

    d'?ducation, des Bains publics, du Temple ; au cube les ?l?vations des monuments qui doivent ? offrir le symbole de l'immutabilit? ? : le

    Pacif?re, le Panar?t?on. Les habitants de Chaux vivront donc dans une g?om?trie toute semblable ? celle qui r?git le royaume de Dumo

    cala, Olbie, et tant de terres australes. Dans toutes ces contr?es, l'ima

    gination utopique s'est plue ? dessiner des villes g?om?triques (cer taines utopies ont l'obsession du carr?, d'autres du cercle 2), r?guli?res

    1. La nature est art, et l'art est nature ; cette r?ciprocit? est ch?re ? Diderot qui ?crit en 1765. dans l'Essai sur la peinture : ? il semble que nous consid?rons la nature comme le r?sultat d'un art, et, r?ciproquement, s'il arrive que le peintre nous r?p?te le m?me enchantement sur la toile, il semble que nous regardions l'effet de l'art comme celui de la nature ?. Ledoux y voit le t?moignage de la complicit? qui lie l'architecte

    Dieu au Dieu-architecte. 2. Ainsi, les Voyages et Aventures de Jacques Mass?, les Aventures de Jacques

    Sadeur d?crivent un pays enti?rement quadrill?, o? s'inscrivent des villes carr?es, elles-m?mes divis?es en quartiers carr?s, ponctu?s de maisons carr?es. De nombreuses

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  • ANNALES

    (le m?me ? go?t ? unifie tous les ?difices), et lisibles (en d?pit de l'unifor mit? du style, chaque ?difice se conforme ? sa fonction et r?v?le sa des

    tination 1). Rendre claire la lecture de la ville est aussi une des pr?oc cupations de Ledoux, soucieux de soustraire ses b?timents ? l'?qui

    voque. Agressif parfois, comme dans cette maison de plaisir dont un

    phallus dessine le centre, ce souci est en tout cas toujours pr?sent : de la maison du charbonnier ? l'usine, il est impossible d'adopter les

    m?mes formes 2. On retrouve ici l'ambition de transparence : les monu

    ments doivent pouvoir ?tre lus par le plus fruste des hommes ; et les pouvoirs exorbitants accord?s au cadre architectural s'y r?v?lent aussi :

    les r?veurs d'utopies ?

    et Ledoux comme eux ? parlent volontiers un langage qui contredit les propos d'Auguste aux Romains ; pour eux, ce sont les maisons, les portiques, les places publiques, qui, bien plus que les hommes, font les cit?s 3.

    Le grand silence des villes utopiennes (o? l'affluence dans les rues, toujours ?voqu?e une fois que le d?cor est mis en place, reste factice) p?se-t-il aussi sur la ville de Chaux ? Marionnettes dont tous les mouve

    ments sont pr?visibles, et dont les caprices eux-m?mes s'inscrivent

    dans un plan concert?, les P?ruviens, les Iroquois et tous les insulaires

    du xvnie si?cle m?nent dans leurs villes id?ales une existence falote.

    Ledoux lui-m?me para?t plus ? l'aise pour peupler sa ville de figures all?goriques, ou de r?miniscences mythologiques que d'hommes de

    chair et de sang : sans cesse des cort?ges traversent cette cit? ; mais il

    s'agit des Muses, ou des ? ris et des jeux ?, ou de ? la troupe s?millante des attraits ?. Foule scolaire, tout droit sortie des humanit?s classiques 4.

    Pourtant, il y a aussi des hommes ? Chaux. Le tableau des scieurs, des

    ?quarisseurs, des charroyeurs, des b?cherons, des bergers qui font retentir de leurs cris la for?t se veut mouvement? et vivant. De m?me celui qui peint, en termes virgiliens, la troupe bruyante qui descend au

    autres utopies (la M?tropolit?e, les M?moires de Gaudence de Lucques) pr?nent la figure circulaire comme la plus parfaite. Mais l'utopie ne fait ici que mettre dans une forme syst?matique ce qui a commenc? depuis longtemps d?j? d'?tre entrepris par les urbanistes. La sym?trie ne peut passer pour une innovation proph?tique dans un si?cle o? tous les trait?s de ? police ? et d'hygi?ne la tiennent pour la beaut? et la commodit?

    majeures d'une ville. 1. Dans le Royaume de la lune, ? l'h?tel d'une courtisane n'a point la forme et

    l'int?rieur d'un hospice de charit? ?. 2. ? Cependant, quand on a pr?sent? aux yeux les dimensions approuv?es par le

    besoin, on n'a pas encore tout fait ; il faut encore que le caract?re de l'?difice ne soit pas ?quivoque ; il faut que le spectateur le moins instruit puisse en juger. ?

    3. La R?volution accorde, elle aussi, ce privil?ge ?ducatif au d?cor. Ainsi Boissy d'Anglas (op. cit.) donne en exemple l'architecture grecque : ? leurs temples, leurs places publiques, leurs ?difices religieux et civils ?taient des livres o? les citoyens lisaient, d?s leur enfance, tout ce qui peut pr?parer le bonheur par l'instruction et le savoir ?.

    4. La rh?torique classique est alors le v?hicule normal des id?es, m?me r?volu tionnaires. Mais de plus, chez Ledoux, fils de petites gens, ?lev? par chance insigne au

    coll?ge, le style reste toujours endimanch?.

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  • CLAUDE-NICOLAS LEDOUX

    march?. Pourtant, et malgr? les exclamations de Ledoux (? Quel mou vement ! ?), ce cort?ge agreste, qui, au son de la cornemuse, apporte ? la ville le lait, le beurre, les oiseaux domestiques et

    ? les astucieux pro duits de la chasse ?, n'a aucune pr?sence ; la f?te elle-m?me ne convainct

    gu?re, o? pourtant les hommes se ? croisent en tous sens ?. C'est que Ledoux, en bon utopiste, proc?de par juxtaposition. Les activit?s s'additionnent, mais n'entrent jamais en conflit. Le hasard, absent des

    plans de l'architecte, d?serte aussi la vie des hommes : il n'y a jamais d'accident. Les travaux et les jeux des habitants de Chaux, m?me

    minutieusement d?crits, restent des ? figures ? ; dans le d?ploiement ordonn? de ce ballet, les hommes n'ont d'autres r?les que ceux auxquels l'architecte les pr?destine : ce d?cret ne souffre pas de r?bellion.

    C'est croire, soit ? l'excellence de la nature, soit aux vertus de la

    p?dagogie. Volontiers les utopistes croient d'un m?me mouvement aux

    deux : une bonne ?ducation vient d?velopper les ressources d'une bonne

    nature. Toutes les villes d'utopie sont studieuses ; c'est l? l'unique concession que l'utopiste fait ? l'histoire ; encore celle-ci n'est-elle

    jamais trou?e d'accidents, mais se borne ? r?p?ter la litanie d'his toires individuelles toujours identiques. Il faut du temps, sans doute, pour ?duquer ; mais c'est le temps d'un m?rissement sans surprise,

    qu'aucun ?v?nement impr?vu ne vient d?cevoir. Pourvu, comme les

    plantes, d'un devenir, l'homme de l'utopie n'a jamais d'avenir. Pour Ledoux, qui a lu Rousseau, rien n'est plus scandaleux que l'?tat d'aban

    don, si fr?quent, o? sont laiss?s ? les premiers moments de la vie ?. Un

    certain fonds d'id?es, ind?racinable, vient en chaque homme des mod?les de l'enfance, subrepticement impos?s ? un ?tre encore d?sarm?. Il faut donc tourner au bien ce mim?tisme enfantin, et il suffit de pourvoir ? l'?ge printanier ? d'exemples vertueux, dans un cadre sain et tran

    quille. En bon p?dagogue intellectualiste, Ledoux ne peut croire ? une s?cession de la volont? par rapport ? l'intelligence : tous les enfants deviendront d'honn?tes citoyens. Ces ? naturels rebelles, volatils ou

    engourdis ? que D'Holbach x

    objecte au fanatisme p?dagogique d'Hel vetius n'existent pas ? Chaux.

    L'?cole de la ville id?ale est donc un imposant ?difice, salubre et moral ? la fois : les ? lignes ininterrompues ? du b?timent permettent une surveillance constante. Du reste, tant d'autres constructions

    reprennent et fortifient l'action de l'?cole que le temps des ?tudes n'est

    jamais fini : autre trait d'utopie. Le Panar?t?on, temple des vertus, est une ?cole, et une ?cole aussi ce Pacif?re, temple du bonheur. ?cole

    encore cette maison d'Union, temple du contrat social. L'?glise elle

    m?me, temple rationnel d?di? ? l'Etre supr?me est moins le lieu qu'ha bite une pr?sence sacr?e qu'une ?cole au programme m?thodiquement

    1. Morale Universelle, t. II, 1776.

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  • ANNALES

    d?velopp? : l'homme doit parcourir progressivement les autels de ce

    temple ; lorsqu'il parvient ? vaincre toutes les difficult?s du parcours, ? monter tous les degr?s, il gagne le prix d'excellence

    1 : l'identification ? la divinit? ; le d?isme du si?cle 2 se conjugue ici ? l'utopie. Il n'est pas jusqu'au march? qui ne propose au citoyen de Chaux ses enseignements sous la forme de quatre colonnes, monuments parlants :

    ? ? l'enfance

    abandonn?e ?, ? pour l'?ducation de la jeunesse d?laiss?e ?, ? aux lacunes

    oblig?es du travail ?, ? ? l'?ge m?r ?. Ces enseignements sont souvent, comme ceux de l'?cole, ?crits : sur les murs de Chaux fleurissent en foule

    des inscriptions ?

    pr?ceptes de sagesse orientale ou maximes de mora

    listes anciens ? grav?es en lettres d'or. On songe ? ces inscriptions des

    f?tes r?volutionnaires, ? consolantes pour les peuples, terribles pour les

    despotes ? ; et aux villes imaginaires, bavardes, elles aussi 3. Mais Ledoux

    va plus loin encore. Car m?me l'homme non instruit doit pouvoir d?chiffrer cette architecture sentencieuse. Mieux, ?tre ?lev? par elle.

    Les formes, hors de tout syst?me verbal, ont leur langage, directement

    traduisible ; le cube, le carr?, formes sans d?tours, doivent initier l'es

    prit ? la grandeur, affermir le sentiment de la justice. C'est le fanatisme

    p?dagogique, joint ? l'obsession de la clart?, qui explique, semble-t-il ?

    beaucoup plus que la provocation po?tique ou la pr?occupation

    symbolique, souvent ?voqu?es ? la forme des b?timents de la ville de

    Chaux : si les piles du pont de la Loue sont des trir?mes o? rament des nautoniers, si l'atelier des cercles a la forme d'un disque ?vid?, c'est

    surtout pour mieux instruire. Et c'est que Ledoux, qui, comme Dide

    rot 4, donne ? l'exemple valeur de contagion 5, croit que les exemples sont d'abord visuels. En contemplant ces lourds socles cubiques o? il

    assied ses b?timents moraux, ces solides colonnes ? tambours cylin

    1. Tout le texte sugg?re cette comparaison scolaire : ? mais ? vous entendre, quel est donc le mortel qui pourra franchir tous les obstacles ? C'est celui qui d?posera les brevets de la saine morale sur les tr?pieds que vous voyez ; c'est celui qui resserrera les n uds durables de l'amour et les entretiendra par la confiance ; c'est celui qui

    montera au fa?te de l'ordre social, pour br?ler l'encens pur et satisfaisant, r?sultat de la bonne ?ducation ?.

    2. Le d?isme, en excluant le Dieu du drame ? celui qui laisse ? Adam le pouvoir de p?cher

    ? lib?re l'homme de la trag?die de la faute ; et de m?me l'utopie exclut le sentiment des limites humaines.

    3. Ainsi, ? Olbie : ? ce n'?tait pas seulement dans l'int?rieur des villes que les monuments parlaient au peuple ; c'?tait aussi dans les autres lieux fr?quent?s, au milieu des promenades, le long des grandes routes. On inscrit partout les pr?ceptes parmi les plus utiles et les plus usuels ?. De m?me, dans l'Heureuse Nation : les fontaines publiques, les monuments portent des maximes ?assez laconiquement ?non c?es pour former des sortes de proverbes ?.

    4. Diderot ?crit ? Falconnet en 1766 : ? S'il y avait des statues pour les grands crimes comme pour les grandes vertus, vous verriez bien d'autres sc?l?rats. ?

    5. ? Les hommes pompent avec les yeux les vertus et les vices. [...] On peut ?tre vertueux ou vicieux, comme le caillou rude ou poli, par le frottement de ce qui nous entoure ?. Cette croyance ? la contagion du mod?le est un th?me proprement utopien. On songe ? Fourier attendant que l'id?e phalanst?rienne fasse spontan?ment des dis ciples.

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  • CLAUDE-NICOLAS LEDOUX

    driques, ces belv?d?res prismatiques, les promeneurs ignorants trou

    veront ? tout ce qui peut les pr?server des ?carts qui les d?gradent ?. Le th?me d'une vertu enseignable, et l'optimisme qui s'en d?duit,

    dominent donc la vision de Ledoux comme les r?cits des terres australes.

    Et, comme chez eux aussi, il s'enchev?tre ? celui de la pr??minence des

    femmes dans la cit? * ; car ce sont elles qui l?guent aux enfants leur

    h?ritage intellectuel. Les femmes jouissent d'un grand prestige aupr?s des utopistes ; c'est que ces p?dagogues voient en elles les pr?tresses de la p?dagogie premi?re. Mais c'est aussi qu'ils ont le go?t du monde

    renvers? : ?riger les femmes en divinit?s, c'est une mani?re plaisante et

    commode de tourner le monde r?el. Ledoux y ajoute sa motivation

    personnelle et conjugue ici la r?verie du r?formateur et celle de l'archi tecte : ?difier une ville ou une maison, c'est imiter la fonction nourri

    ci?re, abriter, prot?ger, rassurer. Les commentaires pour le Temple de

    M?moire, solennel ?difice qui doit c?l?brer le culte des femmes, sug g?rent cette comparaison : les femmes sont l'abri et le refuge 2. Elles

    repr?sentent la g?n?ration, la cr?ation, et tout cr?ateur se sent avec

    elles une ? douce analogie ? : en t?moignent le plan circulaire de la ville, et jusqu'? ce cimeti?re sph?rique, ultime refuge o? l'homme revient ? la maternit? de la terre.

    Si d'aventure, un citoyen de Chaux r?sistait ? la double ?ducation du travail et des femmes, l'intimit? avec la nature ne tarderait pas ? le

    moraliser. Car Chaux est une cit?-jardin. Le calme de la nature enve

    loppe de toutes parts les travaux 3. Rues plant?es, parcs, et m?me jar dins suspendus effacent en effet de cette ville tout visage urbain. Par

    tout des jardins entourent les logements des ouvriers, et ces maisons

    d'employ?s, construites par le gouvernement pour ? donner des preuves de sa gratitude ? des commis qui jouissent d'une pension tr?s modique ?. Ouvriers et employ?s cultivent les l?gumes, les plantes m?dicinales, les ? fruits pr?servatifs des alt?rations du sang et des putr?factions ?, et

    soignent leurs volailles ? car l'architecte pr?voit jusqu'? l'emplace

    ment du poulailler ? : distractions saines, qui ?voquent une vie autar

    cique et frugale. Mais m?me dans ces exemples modestes, le plaisir des

    1. G. DuvEAu (Sociologie de VUtopie) souligne la promotion sacerdotale des femmes dans l'utopie.

    2. Ledoux les oppose aux guerriers, violemment contest?s, ainsi que l'architecture guerri?re : autre th?me Utopien ; ? les conqu?rants sont sur la terre, dans l'ordre du destin, ce que sont les volcans et les temp?tes dans l'ordre physique [...]. On ?l?ve des colonnes pour c?l?brer de nombreux assassinats. Quelle erreur ! Quand appellera-t-on de ces abus ? Pourquoi ne pr?coniserait-on pas la cr?ation ? Pourquoi ne pas la pr? f?rer aux vices destructeurs qui ?teignent le germe des g?n?rations ? Les femmes renouvellent le monde ; le guerrier les d?truit ?.

    3. ? C'est l? o? vous trouverez le bonheur m?l? de tendresse et de douceurs domes tiques ; c'est l? enfin o? vous trouverez les principes qui font aimer les m urs s?v?res.

    Vous y verrez des f