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TRANSES ET PRODIGESLe symbolisme et loprativit des trois feux hermtiques

Albrecht Pierre-Yves

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Thse de doctorat prsente la Facult des Lettres de lUniversit de Fribourg (Suisse) 2007

Thse approuve par la Facult des lettres sur proposition des rapporteurs suivants : Prsident du Jury, Prof. F. Python Prof. Ch. Giordano Prof. F. Regg PD Dr. Paul Ballanfat

Le doyen de la facult des Lettres Prof. Jean-Michel Spieser Fribourg, le 17 avril 2007

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INTRODUCTIONI. Polysmie de la zaoua : Le cycle de ses fonctions comme fait social totalDepuis plus de 15 ans, pour des raisons professionnelles, nous arpentons lAfrique du Nord pieds, dos de chameau ou en vhicule tous terrains, surtout lAlgrie et le Maroc. Au cours de nos priples, nous avons rencontr de nombreuses reprises ce que lon nomme des zaouas, avec leur sanctuaire coupole blanche o est vnr le Saint marabout avec parfois aussi une mosque intgre dans lensemble architectural et un cimetire. Au fil des ans, nous nous y sommes intresss de plus prs, avons pu visiter, grce des opportunits bienveillantes , celles que nous rencontrions sur notre chemin. Cest dabord lextravagant qui nous a heurt : les dambulations des plerins autour du tombeau du Saint, la fureur des possds amens dans ces lieux chargs de baraka pour y trouver la gurison, des rituels tranges, mais aussi dextraordinaires oraisons jaculatoires lances par des soufis en extase. Marabout renvoie larabe murabit et signifie celui qui est attach, enchan Dieu. Celui-ci est ds lors un ple, un centre auquel se rattache son tour une chane initiatique de descendants (chorfa) perptuant luvre du saint. Puis lexprience nous a peu peu appris que, laction des zaouas qui parsment le pays, tait polyvalente : celles-ci taient autant des structures politico-administratives que spirituelles et pdagogiques, voire thrapeutiques. Issue du soufisme, la zaoua sdimente la sacralisation du chef dune ligne (tariq) et entretient une hirarchisation quasi sacerdotale vis--vis des descendants (les chorfa), opposant ainsi une sorte de contre pouvoir au pouvoir officiel des Oulmas (reprsentants du clerg officiel). Mais malgr sa marginalit, elle demeure perue comme le rempart des traditions pures contre lequel viendront chouer les courants jugs hostiles ou dviationnistes (Mouhtadi, 1999, 167). Ainsi le systme de la zaoua dborde le seul espace architectural ; celle-ci est bien sr, une retraite, mais plus encore un processus qui sarticule en plusieurs mouvements : - un culte des saints focalisant autour du mausole dun marabout, - des structures confrriques animes par des rituels et des liturgies spcifiques diriges par une hirarchie de nature initiatique, - une organisation foncire et conomique grant les produits provenant de vastes proprits et des dons et offrandes des plerins affluant au sanctuaire. a) Le culte des saints : celui-ci est intgrer dans une perspective pluriculturelle sur tout le pourtour de la Mditerrane. La civilisation mditerranenne a dvelopp tout au long de son histoire une sorte de religion parallle touchant les trois religions du livre, le judasme, le

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christianisme et lislam, impliquant le culte du saint charg de grce ou de baraka, comme intermdiaire entre les fidles et Dieu. Pour lislam, le saint marabout est tout la fois un Sayed, un seigneur, ou un Salih , un saint, un Wali, une autorit, un Siddiq , un authentique, consacr de son vivant ou aprs sa mort, possesseur de pouvoirs divers qui lui sont confrs par sa baraka . Celui-ci, vnr dans sa qoubba (sanctuaire, mausole), elle-mme intgre dans le contexte de la zaoua, draine un flot de plerins venus chercher dans cet espace magntis , consolations, grces et gurisons. Le pouvoir du saint mort est insparable de la relation qui lunit au vivant. Comme tous les cultes des saints, le culte maraboutique a t lobjet des critiques dun clerg orthodoxe soucieux dpurer la religion de ses scories paennes. Il nest pas inintressant de citer ici une critique trs dprciative concernant le marabout mais dcrivant un bon nombre de phnomnes pouvant encore aujourdhui tre observs : Tout ce que lIslam rprouve et condamne sest restructur dans les pratiques maraboutiques : les danses extatiques, les hurlements des instruments de musique, lagitation et le cri, la sueur et la boue, la violence des couleurs et des vtements rcusant violemment la rigueur et laustrit de lIslam. Ces conduites, dont certaines aberrantes comme marcher sur du verre, boire de leau bouillante, dvorer la chair crue, souvrir la tte coups de hache, manger de lorge comme des animaux, ces conduites, donc, sont dallure paenne et orgiaque. Elles ont renou avec un pass antrieur lIslam et elles infestent la vie quotidienne dune foule de gens qui ne peuvent voluer dune faon moderne. Les confrries et les marabouts ont par exemple produit une conception de la maladie et de la folie en rapport avec la magie, la possession et le surnaturel. Certains saints sont exclusivement vnrs comme les seuls aptes gurir les maladies mentales. (El Khayat, 1994, 63) Il nempche quune bonne partie de ces saints, rattachs au tronc du soufisme, ont fourni lIslam les plus beaux joyaux de sa mystique et de sa ferveur spirituelle et que la mise en vidence de certaines excentricits prises comme telles, ne peut elle seule condamner ni le soufisme, ni des chefs de file aussi intgres quun Abou Abdallah Al Jazouli ou quun Ahmad Ben Nacer Edarbi, pour ne nommer que ceux-l. Concernant le phnomne pluri-culturel li au culte des saints, nous pouvons relever que le tarentisme se pratiquait encore il ny a pas si longtemps dans la basse Italie ; ceci pour dmontrer que le culte des saints dborde les frontires religieuses et semble se rattacher un tronc commun de paganisme archaque. On dansait encore dans les Pouilles dans les annes soixante ; pour se librer du venin, le pizzicato (le piqu) pratiquait un rituel analogue celui de Bouya Omar : danse, chant, couleurs, faisaient partie de

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la panoplie thaumaturge et lentranaient dans la sarabande des jours, jusqu ce que Saint Paul par sa voix lui accorde la grce de la gurison, comme les saints de la qoubba marocaine accordent encore aujourdhui leur hukm (jugement) au possd maghrbin. De manire gnrale, la fin de lantiquit tardive, le pourtour de la Mditerrane tait tiss dun rseau de sympathies et un itinraire spirituel entranait les plerins tout autour de celle-ci, remontant lItalie, traversant la Gaule et lEspagne pour redescendre sur lAfrique et mme traverser en large cette dernire. On schangeait les reliques des grands invisibles qui servaient de stles au chemin du sacr, approvisionnait les sanctuaires des ossements vnrs ; une trange ferveur enflammait tout le bassin mditerranen, unissant des peuples si diffrents dans un semblable enthousiasme. Ceci pour relever que les possds dalors, pourtant chrtiens de confession, comme leurs semblables dans les zaouas daujourdhui, se soumettaient la question du saint : tribunal invisible o un dialogue sinstaurait entre lillustre dfunt et les dmons de lenvot, rpondant linterrogatoire des instances clestes. b) Les confrries ou la chane initiatique : ds le dbut du 6me sicle de lHgire, les cercles soufis se sont structurs en confrries organises et hirarchises. Leur influence sest accrue ds le 9me sicle de lHgire et rpandue trs largement dans les couches populaires du Maghreb. La baraka du Saint devient transmissible une chane (tariq) dhritiers (chorfa) et ltincelle spirituelle du Shaykh (matre de la confrrie) conserve son efficacit thaumaturge travers ses maillons gnalogiques. Chaque saint, en plus de la baraka, lgue sa confrrie un style particulier investissant dans la mystique, la liturgie, le rituel et la thaumaturgie. (Pascon, 1984) (Mouhtadi, 1999) Naamouni (1995) insiste sur le jeu des pouvoirs : si les pouvoirs de la confrrie sont de nature spirituelle, psychologique et thrapeutique, ils le sont aussi de nature politique et conomique, ce qui a fait dire certains anthropologues au sujet de la zaoua que celle-ci pratiquait lconomie de la saintet . Sil est facile de dmontrer lextraordinaire influence des confrries sur la politique gnrale du Maghreb tout au long de son histoire, lorganisation conomique des zaouas reste plus discrte. Il sera donc intressant de montrer comment sopre cette conomie de la saintet, travers la capacit cultuelle dun sanctuaire (en loccurrence la zaoua de Bouya Omar) thsauriser et de quelle source cette conomie tire sa pleine lgitimit sociale et culturelle, et comment est gr par les descendants du saint ledit sanctuaire.

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II.

La zaoua : espace thrapeutique

Dautres dfinitions de la zaoua, celle dun Berque (1958, 122) dit en substance ceci : Lorientation gnrale de la zaoua au XVIIme sicle tait plutt dans ces tendances confuses lexaltation dvote, au culte des saints et lsotrisme, que dans une spculation nettement diffrencie entre coles. La sagesse est clectique. Elle compose, sans les synthtiser, thologie rationnelle, croyance populaire et mysticisme. Ou cette autre de Pascon (1984, 256): quil y a un cycle de la zaoua. Il commence dans lascse et la pauvret : investissant non point seulement dans la mystique et la saintet, mais aussi et surtout, dans loriginal, la marginalit, lextraordinaire et le prodigieux. Dune lecture lautre, puis dun voyage lautre, nous dcouvrmes peu peu lexistence dune chane de sanctuaires sintressant particulirement aux rsolutions thrapeutiques de la possession et de la magie. Avant la dimension mystique ou dvotionnelle cest demble ce secteur trs particulier et spectaculaire de la zaoua qui attira notre attention, pour cette raison que nous constations des analogies frappantes entre les symptmes des dments (massari) qui se pressaient au portillon des marabouts et ceux de la clientle de linstitution que nous dirigions, institution recevant des personnes ltat de conscience modifi par labus de substances toxico manognes, et nous souhaitions identifier ces deux clientles au niveau de la symptomatologie, du diagnostic, et surtout de la thrapie. Concernant les symptmes relatifs une certaine perception extra-sensorielle que les deux catgories semblaient partager, Tadie, (2002, 38), professeur de neurochirurgie luniversit Paris XI, affirme : Bien sr, nous savons que tout un tas de phnomnes absolument banals peuvent provoquer des hallucinations absolument extraordinaires : anorexie trop longue, surmenage, alcoolisme, terreur, substances hallucinatoires, mais ce qui nous rend perplexes et nous incite nous pencher plus avant sur les phnomnes des perceptions extra ou supra sensorielles, cest la rmanence des perceptions, des sensations, des sentiments et des rsultats dcrits par tous les sujets qui reviennent de ce quils appellent leurs voyages , quils soient civiliss curieux, civiliss souffrants ou primitifs initis, et ce, quels que soient lpoque et le pays dans lesquels se droule ce voyage . Cela a beau tre inexplicable, cela est ! Linexplicable est ttu. Tout dabord, nous choismes pour terrain la confrrie rahhaliyya pour tudier cette sorte de thrapie cultuelle. La zaoua de Bouya Omar est situe sur les bords du fleuve de la Tassaout, 30 km de Kalat Sraghna, dans la direction de Marrakech et 3 km de Al Attaouia. Avant chaque intervention thrapeutique auprs des possds, les

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chorfas (descendant du Prophte ou du Saint lorigine de la ligne maraboutique) se distinguent par des pratiques tonnantes allant de labsorption deau bouillante lingestion de vipres et de scorpions vivants, et sans quil ne leur en cote le moindre dommage, tandis que dautres plongent en certaines occasions dans un four brlant sans y subir la moindre brlure. Tout cela au milieu de rites et prires, danses et jubilations avec ce rsultat loquent que les possds, pour beaucoup, sen trouvent apaiss et reviennent mme une conscience normalise. Dautres chorfas servent dintermdiaires, entre les possds et un tribunal invisible prsid par le saint, cens interpeller puis chasser les dmons. Favret-Saada (1991) parlant du dsorceleur aux prises avec un sorcier invisible , confirme ces jeu x de rles subtils entre lexorciste et linstance responsable de lenvotement. Plus que les prodiges en eux-mmes, attests par de nombreux auteurs, notre intrt gravite autour dune srie de questions pouvant se rsumer comme suit : lconomie de toutes ces actions ; la nature de ces thrapies tranges, linvulnrabilit des gurisseurs en rapport aux trois feux, soit leau bouillante, le venin, le four. Quelle est la symbolique de cette pratique et comment justifier son oprativit, (son efficacit symbolique) en relation avec le champ de la thrapie. A quoi rime cette parodie efficace dune cour dassises mythique ? Ou, dans dautres zaouas, la pratique de lincubation ou de la lecture du Coran comme remde efficient. Y-a-til un dnominateur commun entre toutes ces espces de thrapies susceptibles de gurir de la djinnopathie ? (possession par les djunn, entits invisibles) Concernant la matrise affiche par les spcialistes des trois feux, par exemple, et le pourquoi de leur symbolique lie la thrapie, aucune rponse labore, notre connaissance, na t donne jusqu ce jour, sinon quelques tentatives dexplications pour justifier linsensibilit des chorfa, se bornant mentionner lpilepsie, labaissement du seuil de sensibilit li la transe et certains processus neurophysiologiques occasionnels, favorisant cette extraordinaire immunit. On peut citer ici Tadi (2002, 46) : Y a-t-il un support neuro anatomique fonctionnel ce que nous appelons cette crise chamanique ? Oui, celle-ci se situe la croise des chemins de la crise dpilepsie, de lhypnose et du rve veill. Rappelons que les neurones sont dune extrme sensibilit et ragissent la stimulation par des neuro scrtions qui, si elles sont rptes, augmentent lintensit de la dcharge de linflux Dans le rituel chamanique, tout est fait pour entraner cette dcharge neuronale extrme. Lauteur poursuit en nous montrant que le feu, le tambour et la danse sont des stimulateurs agissant sur certaines zones crbrales, sur le tronc crbral lui-mme, au niveau du cortex occipital, auditif et des cellules de la rtine. Si lapproche neurophysiologique de Marc Tadi nous donne le comment de la crise chamanique, elle ne nous parle pas du pourquoi et savre incapable de nous fournir des clefs pour pntrer dans un univers symboliquement codifi. Pourquoi ce rapport de la transe avec llment feu ? Pourquoi lusage ritulique de symboles

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suggrant le feu (bouilloire, four) et lclair (serpent) ? Pourquoi leur efficacit symbolico-thrapeutique ? Non seulement aucune explication taye na t produite jusqu ce jour mais des critiques sans appel ont frein tout lan poursuivre la rflexion. Nous en citons une de la psychiatre El Khayat (1994, 56) relative au grand cirque thrapeutique de la zaoua avec sa procession dadeptes inconditionnels : On pourrait tablir une comparaison entre les effets thrapeutiques miraculeux recherchs pour les alins et ceux du plerinage Lourdes ou Saint-Jacques de Compostelle. Tout cela procde des mmes attitudes mentales et noie dans les mmes dlires de foules des organisations psychiques un peu dbiles, crdules selon une forte indigence intellectuelle, bassement populaires. Selon certains, toutes les thrapies zaouennes procderaient ainsi dun vritable sadisme culturel et savreraient compltement inefficaces, trompant la navet des malades (djinnopathes) et de leurs proches. A lencontre de ces opinions Hell (1999, 32) crit : Cette thse nest ni nouvelle ni isole. Elle se nourrit dune idologie moderniste dont le pseudo-positivisme alimente de nombreux courants de pense. Imprgns dune lecture superficielle de Totem et tabou de Sigmund Freud (1912), certains ethnopsychiatres vont ainsi dcrypter avec troitesse les pratiques religieuses archaques laune des comportements pathologiques des nvross. Sexprimant au sujet du chamanisme nord-amricain des Mohaves et de celui des Sedang Mo indochinois, Devereux (1970, 15) interprte les rituels de ces populations comme des signes de lhystrie. Ces constatations nous obligent considrer le chaman comme un tre gravement nvros ou mme comme un psychotique en tat de rmission temporaire. Pour certains, le chamanisme et la possession relveraient dun processus schizode provoquant une dissociation effective de lidentit , celle-ci caractrisant avec vidence une pathologie dordre psychiatrique. Ceci donne le ton une certaine opinion matrialiste, incapable de percevoir travers les prodiges (karamat) la manifestation plus subtile dun pouvoir , lui-mme li un contexte minemment symbolique. Largumentation devient ici impossible et rduit nant ce quelle ne peut pas saisir parce quelle refuse dentrer dans le jeu . Ainsi, il nous semble quon ne peut rduire toute la pratique zaouenne et la symbolique qui lentoure de la pure fantaisie. En prenant pour illustration la zaoua de Bouya Omar, on constate que : - Premirement : les crmonies de gurison sont journalires, donc systmatises. Cest--dire que les chorfas gurisseurs ne subissent pas les phnomnes mais dune certaine manire les dirigent.

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- Deuximement : ceux-ci ne sont pas un but en soi mais servent entre autre la rsolution de la possession djinnopathique, dynamisant sur les malades la baraka du saint. - Troisimement, il est vident que le spectacle ne relve pas du numro de cirque, que lusage des ingrdients tels leau bouillante, le venin ou le four sont interprter en termes de pouvoirs/symboles, ceux-ci crant un lien opratif entre la matrise de soi des chorfas, (ascse sympathique en rsonnance avec les lments cosmologiques ), et les courants de lme perturbe du patient. Ici ce nest plus le syllogisme qui structure le processus mais bien la logique symbolique qui prdomine. Elle donne son sens premier tous les autres, si dlirante puissent-ils sembler (Hell, 1999, 175). Pour couper court au canular ou au numro de cirque, il est intressant de relever que ces prouesses ne sont pas le monopole de confrries exotiques mais quelles se pratiquaient dans notre tradition, attestes par les tmoins de lpoque. Carr de Montgeron relve les performances de Madame Sonnet dite la Salamandre, qui furent protocoles dans un procs-verbal en bonne et due forme par des officiels dignes de foi : Nous soussigns, Franois Desvernays, prtre, docteur en thologie de la maison et socit de Sorbonne ; Pierre Jourdan, licenci de Sorbonne etc... (suit toute une liste de personnalits minentes ) certifions que nous avons vu ce-jourdhui entre huit et dix heures du soir, la nomme Marie Sonnet, tant en convulsions, la tte sur un tabouret et les pieds sur un autre, les dits tabourets tant entirement dans les deux cts dune grande chemine et sous le manteau dicelle, en sorte que son corps tait en lair au-dessus du feu qui tait dune violence extrme, et quelle est reste lespace de trente-six minutes en cette situation, en quatre diffrentes reprises, sans que le drap dans lequel elle tait enveloppe, nayant pas dhabits, ait brl, quoique la flamme passt quelquefois au-dessus, ce qui nous a paru tout fait surnaturel. En foi de quoi nous avons sign ce-jourdhui 12 mai 1731. Plus, nous certifions que, pendant que lon signait le prsent certificat, la dite Sonnet sest remise sur le feu en la manire ci-dessus nonce et y est reste pendant 9 minutes, paraissant dormir au-dessus du brasier qui tait trs ardent, y ayant 15 bches et un cotteret de brls pendant les dites deux heures et quart. (Leroy, 1931, 33) Belle prcision pour une sance quon voudrait vacuer comme un canular ! Ce qui nempchait pas pour autant les lumires de lpoque daffirmer que le grand succs des convulsionnaires fut avant tout un ensemble de phnomnes extraordinaires expliqus peu prs tous par la pathologie actuelle. Dj, la science de cette priode vacuait tout simplement ce quelle ne pouvait intgrer dans sa logique. Et pourtant : Lincombustibilit humaine est une ralit historique et par consquent physique qui ne cadre pas avec la physique ordinaire pour la raison trs simple que la physique ordinaire sest constitue par limination des faits qui

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la contredisent (limination raisonnable, on la vu, puisque les contradictions semblent venir dun autre plan. (Leroy, 1931, 32)

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III. LenquteLa thse prsente sappuie sur un travail de terrain de longue haleine impliquant de nombreux sjours dans les endroits concerns1 , un reprage dun grand nombre de zaouas susceptible de fournir un chantillonnage suffisant des diffrents styles de confrries, de leurs ressemblances et de leurs diffrences, den extraire ce qui leur est commun et essentiel, particulier voire anecdotique. Lenqute a t effectue auprs des zaouas suivantes qui toutes ont t visites de nombreuses fois : les zaouas de Bouya-.Omar, de Sidi Rahhal, de Sidi Ahmad dans les environs de Marrakech, celle de Sidi Ahmed Erguibi, de Sidi Ahmed Larossi, dAch-Chikh Mrabih Rabo prs de Smara, le marabout de Mansour Oulde-Jaba Ouldgziyda proximit de Layoune, la zaoua de Chikh Ben Moukhar aux confins sud-est du Maroc, la zaoua de Sidi mHammed Ibn Ali proche de Zagora, celle de Sidi Mhamed Ben Nacer Tamegrout, quelques marabouts isols dans le Haut Atlas prs du Mt Tubkal, le sanctuaire de Moulay Abddessalam proche de Tatouan et la zaoua de Sidi Mohammed Ben Assa Mekns. A Bouya Omar et Sidi Rahhal nous avons ritr plusieurs reprises nos visites et approfondi plus prcisment largument principal de la thse portant sur le rituel des trois feux et son interprtation symbolique que nous prciserons par la suite, et Mekns dans le sanctuaire du Shaykh El Kamal nous avons sjourn longuement dans le but de nous imprgner au mieux de la mystique soufie des Assaoua, de leur liturgie et de leur matrise du feu, devenue lgendaire pour tous ceux qui sintressent au sujet. Au fil de notre enqute ceux-ci, nous ayant jug assez persvrant, nous ont fait lhonneur de nous compter parmi les leurs en nous accordant un wird (degr initiatique). Certaines approches des zaouas mentionnes nont pu se faire qu pied, celles-ci tant situes en plein dsert ou au milieu des montagnes, mais le fait davoir pu tudier un grand nombre de mausoles tals sur toute la surface du Maroc sest rvl bnfique pour illustrer, par exemple, lclectisme des mthodes thrapeutiques, la constante du hl (tat extatique) et du dhikr (oraison spcifique) comme conditions a priori de la manifestation des pouvoirs et la ncessit de la croyance pour rendre efficiente toute rponse de lau-del . Enqutes, interviews auprs de nombreux adeptes, foqar, fogha, tolba (hommes religieu x, gurisseurs, exorcistes), avec le moqaddem (responsable administratif) Assaoua de Marrakech, avec le naqib de Sidi Rahhal (chef des chorfa) et le Shaykh (matre spirituel) des Alawiya, le Sirr Bentouns qui nous gratifia de plusieurs enseignements, nous ont permis de confronter les divers tmoignages, den dgager les points communs et les diffrences, tous ceux-ci contribuant progressivement une meilleure comprhension des phnomnes observs.1

de 1986 1993 reprag es en Algrie raison de un deux mois par an ; de 1993 2003 enqutes sur le territoire marocain la mme frquen ce

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Laide substantielle de limam de Mekns, Farid Al Ansri, professeur de thologie luniversit de la ville, nous a apport des claircissements fructueux, un avis extrieur du clerg officiel concernant le soufisme, les confrries maraboutiques et larsenal des thrapies incorpor au systme des zaouas, de mme quun avis pertinent relatif lalchimie arabe ayant servi de grille de lecture pour linterprtation de certains prodiges .

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IV. Argument de la thse :une interprtation symbolique des trois feux et son rapport loprati vit de lalchimie spirituelle arabe

a)

Thaumaturgie

Le matriel ethnographique en ce qui concerne prcisment linterprtation symbolique de ce que nous appellerons ici les trois feux a surtout t rcolt dans la confrrie rahhaliyya (les gens de la Relve) et dans la confrrie Assaoua, spcialistes en la matire. Il est indniable que llment feu acquiert dans ces ordres une dimension privilgie de pouvoirs directement lis la thaumaturgie, la matrise personnelle des chorfa, en dfinitive et pour les meilleurs, une symbolique puissante de lexaltation mystique. Dans la terminologie de ces confrries le concept et lexprience du feu vont de pair et simbriquent dune manire ou dune autre dans lensemble du rituel. Ceux-ci gravitant sans cesse autour de cette ide de temprature sont donc paradigmatiques dans ces confrries par rapport aux prodiges thaumaturges observs dans les autres zaouas, lobtention du hl (tat extatique) et finalement la gurison des corps et des mes. Cest pour cette raison que nous nous attarderons plus particulirement sur la zaoua de Bouya Omar en essayant de dcrire au plus prs la structure des pouvoirs thrapeutiques ainsi que celle de ses pouvoirs sociaux-conomiques qui ne peuvent tre dissocis des premiers. Certaines pratiques, comme avaler le feu ou charmer les serpents, sont lapanage de la tariq Assaoua . On raconte que leur fondateur (Rinn, 1884, 205) Muhammad ibnIs, en conflit avec le sultan de Mekns, quitta sa ville avec ses compagnons et senfona avec eux dans le dsert. L, il leur dit quils pouvaient manger tout ce quils trouveraient sur leur chemin et comme il ny avait dans cet endroit que des cailloux, des scorpions et des serpents, il mangrent ceux-ci sans dommage. Les chorfa rahhaliyyine se divisent en deux catgories de pouvoirs : les Muwalin alTaba et les Muwalin al-Idn. Les premiers sont investis du cachet de Sidi Rahhal, leur saint, contre les effets mortels de leau bouillante, du venin, et de la flamme du four. Les seconds ont reu lautorisation du marabout pour chasser les dmons et officient comme exorcistes . La pratique conjointe de ses deux pouvoirs a pour effet une ralisation thaumaturge. Trois rituels sont systmatiss : al moqraj consiste pour le descendant du saint avaler de leau bouillante pendant la hadra (rituel de transe). as simm consiste dvorer des reptiles venimeu x ou scorpions galement pendant la hadra. al farran consiste pntrer dans un four brlant lors dune occasion extraordinaire, lors dun plerinage, dune fte et den ressortir indemne.

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Dans la zaoua de Bouya Omar, le premier rituel est quotidien ; le second occasionnel ; le troisime exceptionnel. Durant le rituel quotidien du moqraj auquel participe galement lexorciste, les malades, possds, fidles, plerins assistent la crmonie, chacun essayant activement dy trouver son compte. Plusieurs questions se posent : Y-a-t-il des analogons de ce phnomne dincombustibilit dans les autres traditions religieuses, thrapeutiques ? Quelles sont les causes possibles et gnralement avances de cette incombustibilit ? Quel est le rapport entre ces exercices (ascse) et la gurison ? De quelle grille de lecture se servir pour une interprtation heuristique relativement ces exercices interprter comme pouvoirs symboliques en lien avec la thrapie ?

b)

Le soufisme comme cadre symbolique

Pour mieu x cerner lobjet de notre tude, nous devrons galement parler du soufisme qui gnre le culte des saints (maraboutisme) et corollairement le cycle de la zaoua qui, son tour, intgre les systmes thrapeutiques rpertoris. Certains courants du soufisme portent un grand intrt la doctrine de lunicit de ltre (wahdat al-wujd) qui nest autre que la veine la plus pure de la doctrine islamique de lunit de Dieu. Corollairement, la Ralit est donc Une pour le soufi et cette vision du monde en lien avec une ascse mthodique oriente sans cesse son exprience vers tout dpassement du dualisme et de la contradiction. Par ce fait, force de jeter des ponts travers les choses, les systmes et les univers, le soufi ralise non seulement son unit en Dieu, mais aussi en retour une relation unitaire avec les tres du monde qui tous, procdent de lUn travers lEssence, les Attributs et les Oprations thophaniques, les trois mondes dont parle le soufisme. Il nest pas tonnant, ds lors, que ladepte acquiert une certaine oprativit , que nous appelons des pouvoirs parce que ceux-ci, en gnral, dpassent nos capacits de comprhension et daction. Cette oprativit est aussi le propre de lalchimiste qui, se connaissant, connat aussi le monde et peut, dune certaine manire, agir sur lui. La doctrine de lunicit de ltre na t formule de manire labore dans le soufisme quau treizime sicle. Il faut dire quelle nest pas partage par lensemble du soufisme et a t trs critique par de grands auteurs mystiques, si bien que le renouveau du naghsbandisme (mouvement confrrique) sest fond sur cette critique radicale de la wahdat al-wujd.

c)

Alchimie : loprativit symbolique entre la comprhension matrialiste et spiritualiste

Les entretiens concernant lalchimie arabe, avec un fqih (homme religieu x, gurisseur) de la confrrie des Assaouas, spcialiste en la matire, et celle du naqib de Sidi Rahhal fut dune extrme importance pour la confirmation de notre hypothse

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relative la grille de lecture alchimique.Ils confirment dune part lhypothse relative linterprtation symbolique des prodiges et gurisons, et dautre part permettent un rapprochement intressant avec lancienne alchimie occidentale, tablissant un lien de commensalit dans ce domaine entre lOrient actuel et lOccident dautrefois. En bref, et cela est confirm par de nombreux auteurs, dont Montet, (1909) que ce qui est observable encore aujourdhui en Afrique du Nord en fait de culte de gurison, pouvait ltre une mme chelle en Occident jusqu la fin du Xme sicle. La thorie al-kimiy fournit une piste srieuse pour tous les prodiges attests empiriquement par des scientifiques et ethnologues de tous bords ; ceux-l ne peuvent plus tre simplement vacus par lexplication du trucage et de la manipulation. Pour les comprendre, il faut justement prendre en compte la vision du soufi, cest-dire sa mtaphysique, sa cosmologie et son anthropologie, seule capable de donner du sens et de lintelligibilit ce fascinans et tremendum qui, sans elle, relverait du seul arbitraire. Prendre en compte, par exemple, la doctrine dalchimistes arabes notoires tels Jaldaki, Jafar al Sdiq ou Jbir ibn Hayyn. Pour ceux-ci, lalchimie na rien voir avec une pratique de droguiste en qute dlixirs, mais plutt est en rapport avec une vision du monde complte et structure, comportant ses postulats, sa logique interne et une finalit qui lui est propre . (Lory, 2003, 128). Certes lalchimiste tente dexpliquer le monde mais il cherche surtout avoir prise sur lui. Cest--dire par une connaissance des lois cosmologiques, il entend prcipiter certaines transformations du monde phnomnal, plus rapidement que ne lautorise le cours naturel du monde. Mais lambition de lalchimiste, plus que de transformer les choses est de se transformer soi-mme, datteindre une sagesse certaine et illuminative susceptible de lui octroyer une mystrieuse immortalit. Or cette dcouverte du soi ne procde pas dun acte solitaire isol des choses du monde. Au contraire, elle pose quune telle autogense seconde na lieu que grce un travail sur ce monde, sur cette matire que lon trouve face soi. Lhomme microcosme se pose face loeuvre-msocosme, selon une expression frquente sous la plume de Jbir : il sy dcouvre en y dcouvrant des lois qui sont galement celles de son monde individuel et, pour reprendre lexpression consacre, sy engendre un degr dexistence et de conscience autre, suprieur celui du commun des hommes. (Lory, 2003, 129) Pour certains, lalchimie ne fut que les premiers balbutiements de la chimie : cest le point de vue matrialiste. Pour dautres idalistes, lalchimie concide avec une ralisation spirituelle. Dautres chercheurs auxquels nous nous rfrons pour linterprtation alchimique dans la thse prsente, considrent la science des souffleurs comme essentiellement oprative. Les alchimistes arabes hritrent de lantiquit grecque, copte et syriaque plusieurs approches distinctes :

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Pour les matrialistes, des recueils doprations , de recettes, de techniques lies la pharmacope et la mtallurgie, Pour les idalistes, une approche mystique des phnomnes naturels, avec lhermtisme et des spculations mystiques du type de celles de Zosime (Lory, 2003) Pour les rationalistes (plus proche de la philosophie que de lalchimie), les concepts de la physique aristotlicienne et de la mdecine galnique, avec leur ambition de rigueur explicative universelle (Lory, 2003) Pour les opratifs, une synthse rassemblant ces approches distinctes, exprime de manire significative dans le corpus jbirien dont la rdaction fut acheve au dbut du X sicle.

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Pour faire de lor, il faut dj en avoir ! Cet aphorisme met en lumire cette conception de lalchimie qui concilie les deux premires positions : pour transformer la matire (les lments) il faut dabord stre transform soi-mme et, conjointement, avoir ralis lor en soi ; cela a pour consquence dtre capable de le produire lextrieur. Tout le dveloppement de la thse ramne rendre plausible cet argument : que seule lalchimie oprative est susceptible dapporter une congruence suffisante pour dpasser le point de vue strictement matrialiste, lexp lication par la magie ou par la seule mystique qui napportent rien de plus ou la critique dsinvolte rabaissant les prodiges des catgories du saltimbanque. Il y a plus. Loriginalit du prsent travail dinterprter avec cohrence les pouvoirs des chorfa, met en vidence maintes thories concomitantes dans des domaines apparemment isols et supposs fournir quelques lments dexplication relatifs aux prodiges observs. Les trois matires de Lupasco (1960) appliquant sa logique novatrice aux domaines concrets de la science, de la physique et de la psychologie, a par exemple t consulte. En effet, dans le cadre de cette thse, nous sommes sans cesse confronts aux notions de pouvoirs et dlments : comment la matrise (et pourquoi ?) des trois feux estelle possible ? Il nest donc pas indiffrent de se rappeler quaujourdhui, la notion dvnement remplace celle dlment, et que toute matire de la plus grande la plus petite, de lobjet microphysique celui macro physique, se prsente sous la forme dun systme nergtique dou dune certaine rsistance. Dans louvrage de Wilber (1984), Bohm (1976) et Pribram (1971) saccordent pour dclarer que la nature de lunivers pourrait davantage ressembler un hologramme, un domaine de frquences et de potentialits sous-jacentes une illusion de concrtude. Bohm faisait remarquer que, depuis Galile, la science avait objectiv la nature en la regardant travers des lentilles. La matire des trois feux, comme celle des chorfa, est elle-mme nergtique (soit ondulatoire, soit corpusculaire). Dans quelle mesure et comment les chorfa sontils capables dinfluencer la nature du systme ? La question pose dans le domaine de lalchimie oprative est analogue celle pose dans celui de la micro-physique : dans

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quelle mesure aussi le regard (conscience) du savant dtermine dans une certaine part la nature corpusculaire ou celle ondulatoire de la particule quil observe ? Sous ce rapport, on verra le rle opratif de limagination cratrice dans le soufisme dIbn Arab. Loriginalit de la thse consiste finalement dmontrer travers la dialectique des trois feux , les pouvoirs et loprativit du symbole, lefficacit symbolique2 . Dans le contexte de la zaoua cette dernire notion est omniprsente et sert de fil conducteur pour mieux co mprendre les processus thrapeutiques. Or le concept symbole est apprhend selon diverses acceptions, dont les principales peuvent se rsumer comme suit : 1) Selon le point de vue matrialiste : pour celui-ci le symbole est une reprsentation , en ce sens quil est une image dune ralit concrte laquelle il se rfre. Ici le symbole est trait sur un plan dhorizontalit et ne renvoie aucune autre ralit invisible ou dimension subtile, sinon quil reprsente mtaphoriquement et de manire abstraite la chose en question . Son pouvoir est vocateur, essentiellement littraire. Cest une allegoria in verbis , ou le symbolisme dont on use en parlant (J. Borella, 1989). Ne demeurent dans ce symbolisme que le signifiant et le signifi mais manque ce que Jean Borella nomme le rfrent mtaphysique. 2) Selon le point de vue idaliste : dans cette perspective le symbole devient une idalisation quasi dracine du monde concret. Ici le symbole flotte dans lunivers des archtypes mais il devient trs hasardeux de dfinir les rapports quil entretient avec les phnomnes du monde dense. Son pouvoir est de lordre de la dvotion, de la croyance et de lintention. Ce symbolisme est pour ainsi dire dsincarn. Ne demeure ici que le rfrent smantique. 3) Selon le point de vue opratif (alchimiste) : ici, le symbole est apprhend comme la navette mobile sur un tissage. Chane et trame constituent la Manifestation : les fils horizontaux sont les diffrents mondes, les fils verticaux ceux qui les relient lun lautre par dinvisibles ponts. Ainsi chaque ralit concrte est un symbole, une prsentification dune ralit plus subtile de laquelle elle dpend et quelle manifeste sa manire et valablement pour le niveau o elle se situe (Hani, 1975). Parlant du Coran, Ghazli dit que : Le Coran est comme une muraille surmonte dune tour de guet, il a un extrieur et un intrieur le vritable rapport est celui-ci : il faut aller et venir, passer de lun lautre, de la formule extrieure au secret intrieur . Connatre symboliquement revient alors changer de regard (niveau de conscience), dplacer la navette-symbole vers un pont, l o fils verticaux et horizontaux forment une croix. Puis de ce centre remonter par laxe vertical jusqu un nouveau plan dhorizontalit, principe du prcdent.

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Notion labore comme on le sait par Lvi-Strauss dans son Anthropologie structurale, tome, Plon, 1996

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Dans une telle perspective, le symbolon est vritablement le lieu o se ralise lunit du signifiant et de la ralit signifie, unit dynamique plutt que statique, en sorte que le symbolon, adquatement connu et contempl, conduit lme illumine vers larchtype qui se rvle en lui. Le mouvement dmanation rvlatrice et de retour apophatique vers lUn, qui caractrise toute la pense dionysienne, vaut minemment pour les symbola : ni idoltrie du cr, ni idalisme contempteur du sensible, mais, dans les ralits symboliques, un perptuel mouvement de rvlation et dabsorption, qui rvle en absorbant et qui absorbe en rvlant. Ainsi sexprime Borella (1989, 41) commentant Denys LAropagite. Pour la pense soufie, la diffrence structurelle et fonctionnelle entre corps, cur, esprit a bien entendu son importance, mais laccent est surtout port dans cette alchimie oprative sur la distinction entre le dense (kathf) et le subtil (latf). La diffrence entre ces qualits relve plus dune diffrence de degrs ontologiques que dune diffrence binaire (cartsienne) de nature. Les ralits schelonnent du plus dense au plus subtil. Cette ide est illustre par Shaykh Ahmad Ahs qui crivait : car en fin de compte, les esprits sont de la lumire-tre (nr wujd) ltat fluide. Les corps sont galement de la lumire-tre, mais ltat solidifi 3 . Le pouvoir est alors opratif, cest--dire transformateur ; do la possibilit pour ce symbolisme opratif dagir directement sur les principes et les causes des lments et des substances et den modifier leurs natures. Et forcment les chorfa, en manifestant leur incombustibilit par rapport aux trois feux, doivent pouvoir agir sur la nature de ceux-ci. En ce sens, il serait du plus haut intrt de comparer le trac du processus alchimique avec les principales tapes de la ralisation spirituelle voque par les grands soufis. Tche immense, bien sr, et risque dans des domaines aussi incertains et rebelles lexpression conceptuelle. Quune homologie puisse y tre dcouverte ou non, il nous semble que le vrai couronnement dtudes sur lalchimie devrait se situer dans une telle orientation, dans ce balisage du chemin si paradoxal quest le Grand uvre, de cette recherche passionne visant dcouvrir le sens suprme de lunivers dans ce qui sy trouve de plus humble, de plus banal, de plus dcevant parfois : une boue, un ruissellement, quelques vapeurs ritrant ainsi lappel dHraclite prparant son repas, des visiteurs hsitants pntrer chez lui ce mo ment : Entrez donc, il y a galement des dieux dans la cuisine.

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On rejoint ici, bien avant que celles-ci ne furent dcouvert es, les nouvelles conceptions de la microphysique relatives lnergie ; voir notre conclusion.

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V.

Les thmatiques en prsence

Si largument central de la thse consiste dmontrer que lascse des trois feux nest ni magique ni arbitraire mais relve du symbolisme alchimique efficient dans la thrapie relative la possession, ce premier est tributaire dune srie de thmes en connexion. Tout dabord un tat des lieux tentera de mieu x dfin ir le phnomne extatique , dy tablir un systme de catgorisation, de prciser les mcanismes de la transe en revenant la Grce archaque, puis de montrer lvolution des dites transes au cours de lhistoire dOccident. Ce long dveloppement prsente un intrt majeur, en ce sens que la catgorisation des transes, par exemple, leur transformation ou disparition en Occident, peuvent servir dlments de comparaison ce qui existe encore aujourdhui en Afrique du Nord (et ailleurs) ces parties du monde ayant conserv intact ce qui chez nous appartient un pass rvolu. Par la suite, il faudra prendre en compte ce que jappelle le cycle de la zaoua , dans son ensemble. La logique interne du processus hermneutique requiert de considrer chacun des thmes et de comprendre les rapports quils entretiennent les uns avec les autres, dtre amens naturellement cette grille de lecture alchimique qui, seule, notre sens, permet une interprtation cohrente de cette conomie des trois feux . Ainsi, dun tat des lieux relatif la transe intgrant une catgorisation de celles-ci et leur volution au fil de lHistoire dOccident, nous serons progressivement conduits aux processus transitiques enquts au Maroc, aux rles thrapeutiques des chorfa et ces premiers thmes nous amneront parler du soufisme et plus particulirement des liens que ce dernier entretient avec le maraboutisme et le chrifisme en Afrique du Nord, puis de lhermtisme arabe et de son alchimie oprative qui, notre sens, ne peuvent tre dissocis du soufisme, tant ils apparaissent avec une remarquable insistance dans de nombreux crits attribus ce courant de haute sagesse. Enfin, sil savre que lhermtisme entretient des liens avec un certain soufisme, et telle est notre hypothse, celui-ci pourra servir de grille dinterprtation relativement au symbolisme des trois feux, cette dernire permettant dexpliquer, la possibilit de cette incombustibilit des chorfa, le sens et lefficacit de cette symbolique du feu associs au processus thrapeutique cet itinraire allant de la maladie la gurison et parfois jusqu la gaie raison .

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1RE PARTIE : LA TRANSEChapitre I. Catgorisation des transesDans ce premier chapitre, nous esquisserons une catgorisation des transes, typologie qui, loin de notre ide de vouloir la prtendre exhaustive, na pour but que de dbroussailler un peu le terrain et de faire merger les premiers lments susceptibles de nous permettre de mieux cerner dans la suite du travail, les mcanismes des transes de possession. Notre intention nest pas de nous engager dans limpasse formaliste , den rester des structures rigides voire dualistes (sachant dores et dj que la possession doit tre apprhende comme un continuum) mais de partir de matriaux rigides , conceptuels, pour mieux les dpasser et dmontrer lextrme organicit des transes de possession, la plasticit qui rgne entre ses diffrents modes apparemment dichotomiques, voire contradictoires. Au cycle de la zaoua est intimement lie la dynamique de la transe. Comme nous le verrons tout au long du prsent travail, celle-ci caractrise en priorit lactivit zaouenne, quelle se manifeste diffrentiellement dans le dhikr du soufi (mmoration + invocation), dans la hadra (crmonie liturgique) chamano-hermtique des chorfa ou dans celle thrapeutique des djinnopathes ou encore dans la hadra cathartique populaire runissant plerins et simples orants. Cet clectisme de la transe postule, pour y voir un peu plus clair dans cet enchevtrement dextases, un effort de dfinition aboutissant une catgorisation des diffrents tats (ahwl) Une aporie quil nous faut rsoudre auparavant relve de la terminologie. Entre ivresse, extase, transe, gustation (adhwq), dvoilements (mukshaft), entretiens (mukhtabt), lequel de ces termes sera-t-il le plus adquat ? Pour Emile Dermenghem (1954, 254), la dfinition de ce quil appelle la danse extatique est effectivement plurielle : Celle-ci ne porte jamais le nom profane (chthh, rq) qui se traduit en franais par danse, mais des noms techniques qui peuvent varier selon les cas, les pays et les confrries : sama (audition, djazba, attirer, ravissement ; confrries dites populaires ; terme courant au Maghreb pour les confrries noires aussi bien que pour celles du type Assaoua ) ; hara et tahayyour (stupfaction ; Assaoua, Maroc) touba (repentir, retour Dieu, Souf, Figuig) zahda (ascse, ferveur, sortie hors du monde), khamra (ivresse), imara (plnitude, confrries civilises ou hadaria, Derqaoua). Tous ces mots sont significatifs et soulignent les ides de

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dtachement, dextase, dannihilation de lindividu, dunion avec une ralit suprme, le fana et le baqa des thoriciens oufis. Si la majorit des auteurs saccorde voir dans toutes ces notions, une certaine modification dun tat de conscience, il nempche quelles ne nous donnent pas a priori, moins que lon ne sentende auparavant sur les dfinitions, la nature et les buts des diffrentes transes ou extases ! Transe et extase ? Transe ou extase ? Pour rduire lventail des termes possibles, nous conserverons les deux genres les plus usits, transe et extase, y incluant toute la gamme des ivresses et des ravissements comme leurs espces appropries. Y-a-t-il univocit entre la transe et lextase ? Pour Trimingham (1971), le mot wajd signifie la transe ou encore ecstatic trance , alors que Macdonald (1901), traduisant le livre des bons usages de laudition et de la transe de Ghazzli, rend le terme wajd par ecstasy. Bastide (1958) permute sans cesse les deux termes dans son tude sur le candombl de Bahia, au Brsil. Dans cet ouvrage, il intitule le chapitre consacr cette thmatique la structure de lextase alors que les mmes thmes seront traits par la suite (1972) dans un ouvrage titr le rve, la transe et la folie . Mmes quivalences observables dans le Dionysos de Jeanmaire (1951) et le chamanisme de Mircea Eliade (1951). Tous deux pratiquent les deux termes en constante synonymie laissant penser quils naccordent pas une diffrence de nature signifiante entre transe et extase. Gilbert Rouget dans la musique et la transe (1980) fait une tentative de catgorisation des notions et sefforce dans son premier chapitre de discriminer transe et extase. Prenant pour base lexprience de Thrse dAvila, il dmontre travers les deux aspects mentionns par la Sainte, lunion (unio) et le ravissement (arrobamiento) que ce dernier est le sommet de lextase et quil sobtient dans le silence, la solitude et limmobilit . Ces trois paramtres, selon Rouget, dfinissent les conditions de lextase tandis, quinversement, la transe ne serait quun certain type dtats qui ne sobtiennent que dans le bruit, lagitation et la socit des autres . Si lon suit Rouget, dont largumentation semble pertinente, on peut classer dans la catgorie extase tous les tats recherchs et parfois atteints par les anachortes les plus divers allant des Pres du dsert de Nitrie et de Sct, en passant par la retraite emmure de trois ans, trois mois, trois jours des Karydpas au Tibet et des folles de Dieu mdivales jusqu lanantissement (fan) du soufi puis en sa subsistance en Dieu (baq) lors de sa mmoration jaculatoire (dhikr), sans oublier, bien entendu, les yoga de lInde sabsorbant dans ltat de Samdhi ou les mditants zen ralisant ltat de non mental . Associ lextase, galement, cet tat de conscience produit par ce qu Ibn Taymiyya (XIII) dans son livre du sam et de la danse a nomm le sam (audition) des Prophtes et des Anciens. Lauteur, pourtant hostile au soufisme et ses pratiques, prtend que ce sam exerce sur le fidle connaissances saintes et tats purs et, sur lorganisme, des effets louables : humilit du cur, larmes des yeux, frissonnement de

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la peau ; ceci est mentionn dans le Coran . Dans la catgorie transe , il ne sagit plus dascse de la solitude et de limmobilit. Bien au contraire ; ici le phnomne sidentifie une crise et comporte le plus souvent une phase convulsive, avec cris, tremblements, pertes de connaissance et chutes . Rouget mentionne une autre diffrence dimportance : lextase est une exprience dont on garde, souvent de manire aigu, le souvenir, sur laquelle on peut revenir loisir aprs coup et qui ne donne pas lieu cette dissociation qui caractrise la transe. Les grands mystiques chrtiens, Sainte Thrse dAvila, Saint Jean de la Croix, Saint Ignace de Loyola et combien dautres, ont abondamment pilogu sur leur extase. De mme les Pres de lEglise ou les asctes de lInde. La transe au contraire, quelle soit celle du possd ou celle du chaman, a pour caractristique dtre sujette une amnsie totale. Le rapport du moi sa transe semble donc, cet gard, totalement inverse de celui du moi son extase. Cette allusion au rapport du moi avec son tat de conscience, bien que Rouget ne sen explique pas autrement, est significative. Il semblerait que la mnmesis lie lextase tmoigne pour la conservation de lidentit du moi durant lexprience, tandis que le voyage chamanique ou la transe de possession, par lamnsie quelle opre, postule que le moi sest fondu dans lesprit possesseur pour le possd, tandis quil sest oubli pendant sa balade cosmogonique pour le chaman (il faudrait plutt quoubli parler de mise en retrait du moi car le chaman en aucun cas ne perd la matrise du processus). Une autre diffrence de taille consiste en cette pjoration qui pse parfois sur la transe (surtout celle de possession) alors quelle pargne quasi universellement tout ce qui confre lextase solitaire. En tmoigne cette phrase dIbn Taymiyya qui oppose le sam des Prophtes et des Anciens au sam de la muk et de la tasdiya. La tasdiya, dit-il, cest claquer (tasfq) des mains et la muk, cest comme un sifflement (safr) . Cest le sam pratiqu par les associateurs, que le Dieu Trs-Haut a voqu en disant : leur prire auprs de la Maison nest que sifflements et claquements de mains . Ibn Taymiyya compte parmi les autorits de son poque qui se sont opposes au sam soufi ds ses premires manifestations, vers la fin du II/ VIII sicle, jusqu nos jours. Ibn Taymiyya, n en 661/1262 Harrn, quitta sa ville six ans pour Damas. Durant toute sa vie, il sopposa au sam, reliant la problmatique de ce dernier au pril mongol, affirmant quune telle pratique favorisait la dmission des musulmans devant les envahisseurs. Les corollaires de la solitude, du silence et de limmobilit lis lextase consistent en une conomie sensorielle touchant les domaines des bruits, des touchers, des odeurs et des senteurs tandis que leurs inverses lis la transe impliquent au contraire une surexcitation sensorielle. Pousse plus fond, lanalyse des deux termes transe et extase pose tout de mme problme. Certains auteurs ont bien vu que dans lextase dcrite par Rouget il et mieu x valu encore y voir le mot enstase . En ce sens, que dans ce genre dexprience, il ny a ni sortie par dehors (voyage chamanique) ni sortie par dedans (possession) mais sur-prsence de la conscience Moi.

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Concernant lextase, Michot nous avoue sa propre difficult traduire le terme wajd duquel nous tions partis en le rendant justement par celui dextase. Lauteur, dans son introduction la traduction franaise de Musique et danse dIbn Taymiyya (1991) nous dclare : Fondamentalement cependant, et comme la grammaire le suggre cest dun nom daction quil sagit l. Wajada signifiant trouver , il faudrait par consquent crer un terme du genre de trovation , qui serait trouver ce qu invention est inventer . Choc mental comme disait Massignon, le wajd est une manire deurka soufi. Dans cette perspective, le wajd plus quune extase, serait une vision directe relative aux expressions coraniques ilm al-yaqn (science certaine), ayn al-yaqn (il de la certitude) et haqq alyaqn (vritable certitude), bref une vision avec ses degrs dvidence. Rouget esquisse un tableau comparatif de thses et dantithses susceptibles de marquer la diffrence entre extase et transe : Extase Immobilit Silence Solitude Sans crise Privation sensorielle Souvenir Hallucination Individuelle Transe Mouvement Bruit Socit Avec crise Surstimulation sensorielle Amnsie Pas dhallucination Collective

La mise en opposition des diffrents paramtres prcits est intressante mais ne peut en aucun cas tre fige. Lorsque les chorfa Assaoua de Mekns entonnent leur hizb (oraison), le sobhn aldam, celui-ci provoque un tat (hl) qui interfre sans cesse entre les diffrentes catgories attribues aux deux termes. Les soufis, lors de cette crmonie quotidienne, ne pratiquent pas en solitaires mais pourtant ils invoquent en commun le souvenir (dhikr) et bien quils nentrent pas en crise, ils ne demeurent pas pour autant en silence ! Rouget lui-mme confirme que son tableau comparatif est relativiser en dclarant : Lextase et la transe doivent donc tre vues comme constituant un continuum dont elles forment chacune un ple, ceux-ci tant relis par une srie ininterrompue dtats intermdiaires, de sorte quil est difficile parfois de dcider si lon se trouve en prsence dune extase ou dune transe .Toujours en faisant rfrence aux Assaouas de Mekns, on pourrait dire que le tableau comparatif de Rouget nintgre pas de paramtres plus subtils et pourtant dterminants, quant lorientation et la qualification de ltat (hl). Ce qui domine tout le dhikr Assaoua et influence la modification de ltat de conscience dans telle direction, cest lintention (niya) et lamour divin (mohbba). Brunel (1927), dans son essai sur la confrrie religieuse des

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Assaoua de Mekns affirme que lintention pure et lamour divin permettent ladepte daccder jusqu la divinit parfaite. Les diffrents tats de conscience (qui dterminent aussi les modes de liaison de la nature avec la surnature) sont donc soumis une infinit de conditions qui rendent difficile voire impossible une dmarcation prcise entre transe et extase. Interviendraient encore dans cette dlimitation artificielle les rles jous par la tariq (confrrie) et louaia (rgle) de celle-ci dans le dclenchement de tel hl. Bien plus, lintrieur mme de la mme tariq, il existe des pratiques et des intentions diffrentes. Dans les zaouas Assaoua (comme dans tant dautres), il y a les amoureu x du tahayyor , les adeptes du rap soumis, nous dit Brunel, ltourdissement psychique, la secousse physique, accompagne de la perte de sensibilit et le groupe des vrais soufis, soucieux par le dhikr de sunir Dieu, de sabsorber en Lui par une continuelle tension de lesprit. La dmarcation smantique entre extase et transe ntant pas contraignante nous proposons donc, pour simplifier lcriture et sa comprhension, de rduire tout ce qui peut tre catalogu modifications des champs de conscience (rapports de nature avec surnature) dans le seul genre transe, et de prdiquer celle-ci avec toutes les espces de transes rpertories, en classant ces dernires en trois modes : actif mixte passif. Lutilisation du terme transe nous semble adquate parce que son tymologie vhicule lide de passage ou de changement, ceux-ci signifiant bien propos les passages entre les diffrents niveaux de conscience et officiant comme ponts susceptibles dtablir un contact entre le monde des humains et celui des esprits. Le mot transe (ou le nologisme : transitique) est donc ici employ dans le sens de transire (traverser, franchir), ce verbe suggrant adquatement, nous semble-t-il, lide dun passage entre nature et surnature) Cette approche par les modes savrera peut-tre plus fructueuse pour qualifier les divers tats de conscience rendant compte dune liaison , que lambivalence lie la subjectivit de lusage des termes transe et extase.

Transes de possession

Transe active 1. Transe enstatique 2. Transe extatique

Transe mixte

Transe passive

1. Transe chamanique 1. Transe cathartique 2. Transe initiatique 2. Transe djinnopathique 3. Transe hermtique 4. Transe mantique 5. Transe mtamorphique

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Au terme transe nous joignons galement celui gnrique de possession, tant donn quaucune transe spcifique ne peut avoir lieu si, dune certaine manire, les esprits sont dpossds de leur montures humaines . Ds quil y a contact entre la nature et la surnature, il faut bien admettre un avantage ontologique lentit invisible visitante ou visite et son influence sur la conscience de la personne avec laquelle sopre le contact, puisque finalement ce dernier ne peut se faire que de conscience conscience. Parler de possession ne signifie rien dautre que dnoncer un rapport de sujtion entre un possd visible et un possdant invisible, quand bien mme ce rapport puisse schelonner dun niveau de lordre du parasitisme (djinnopathie) en passant par une commensalit collaborante jusqu une situation de ravissement et dunion. Dans Possession et chamanisme (1999), Hell propose de dpasser le dualisme affirm par tant dauteurs marquant le chamanisme et la possession, et va mme plus loin en intgrant dans la possession les plus hautes formes de la mystique soufie.4 Parlant du hl u naql au sujet des Gnawa, le mme auteur confirme (1999, 55) que cet tat reprsente donc la possession matrise, forme aboutie que doit prendre la jdba (transe) au terme de lexprience initiatique du possd . Bertrand Hell identifie cet tat une forme de ravissement. Voil donc dj plusieurs termes qui nous indiquent la polysmie de ce concept de possession susceptible de manifester des transes de natures bien diffrentes : matrise, initiation, ravissement. Chez les Assaouas, desquels nous nous rclamons (ayant eu lhonneur dtre accept dans leur confrrie), la possession sexprime de manire galement polyvalente : lors du rituel du hizb (oraison), la possession prend des allures bien diffrentes selon quil sagit dun chrif en situation de jdba, dun meskoun habit par un gnie ou encore dun madrb djinnopathe frapp par un esprit qui tourne autour du tombeau du saint Shaykh Kamil , en rlant et en bavant. Etre possd consiste finalement avoir tabli un contact entre nature et surnature. Ce dernier sexprime par la transe, que celle-ci soit effervescente, modre ou confine limmobilit peu importe ! Dans tous les cas, la conscience du possd sest transforme et cest cette transformation qui postule le contact et confirme que celui-ci a bien lieu. Pour dfinir les grands modes de transes de possession, nous avons conserv les termes actif et passif employs par la typologie la plus classique pour distinguer le chamanisme de la possession. Le premier serait plutt concern par une vision active de la relation entre nature et surnature, tandis que la seconde subirait de manire passive cette mme relation. Nous avons intercal entre ces deux qualits antagonistes le terme mixte pour, dans un premier temps, assouplir par une mdiation un dualisme trs rigide et, dans un deuxime temps, dmontrer quau-del dun structuralisme trs formel li au x dfinit ions, lexprience de la transe de possession sprouve selon des degrs diffrents tout au long dun continuum allant des vertiges chaotiques du djinnopathe (malade du djinn) jusquau

La relation avec les djunn est susceptible dvoluer. Dagent de dsordre, le gnie peut devenir un alli Les comportements apparemment dbrids des novices sont balancs par la parfaite matrise affiche par les initis lorsquils effectuent une danse comportant la manipulation dinstruments dangereux (Hell, 1999, 51)

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ravissement du soufi. La tradition rapporte explicitement que : cest le mme dieu qui cause la maladie et le mme dieu qui gurit . Considrons maintenant les trois genres de modes avec leurs transes respectives, pour mieux en cerner les mcanismes diffrentiels, et particulirement les rapports du moi au x modifications des tats de conscience, corollairement aussi la nature des diffrents contacts ou, comme le propose Roberte Hamayon, la nature des termes de lalliance compose avec les esprits.

A. La transe activeLa transe active est en mme temps intgrative en ce sens que lidentit radicale du sujet est renforce. En psychologie, on dirait que le moi sachemine vers le Moi. Certes, ce nest plus la conscience de veille qui prdomine dans lexprience, mais une espce de surconscience intgratrice, synthtique grce laquelle le mo i nest plus rductible la seule personnalit , mais sarticule sur une instance plus universelle gnralement nomme Moi .

1. La transe enstatiqueLa transe est enstatique parce quelle est dune part essentiellement conservatrice et intime ; elle nopre par lclatement, la dispersion de la psych de manire centrifuge dans les confins du cosmos mais elle en surdimensionne progressivement (ou abruptement) son propre centre. Pour employer une image, ce nest pas le noyau (de ltre) qui clate et sparpille jusquaux limites de la circonfrence mais cest lui qui se condense jusqu remplir tout le vide compris entre lui-mme et cette dernire. Elle est dautre part essentiellement rvlatrice en ce sens que ce remplissage du vide consiste, et nous le verrons particulirement chez les soufis, en dvoilements (mukshaft) et en lvations sur les diffrentes prsences (Hadart) des mondes spirituels. Comme on la vu, la transe enstatique peut tre vcue en solitaire, que ce soit dans le style rmitique dun Evagre le Pontique dans ses Kellia du dsert, dans celui cnobitique dune Thrse dAvila dans son couvent ou encore dans lascse prgrine des gyrovagues, des sansyin dInde et autres anachortes errants. Mais elle peut galement tre vcue de faon communautaire, tmoins les crmonies de sam (audition), de dhikr (mmoration), de hizb (oraison) chez les soufis, durant lesquelles nous dit Ghazzli, plaisir, intelligence, amour divin, les trois composantes de la transe (wajd) qui sont rvlation de Dieu lorsque celle-ci est leffet de laudition de la musique, de la posie ou du Coran, envahissent notre me . La transe enstatique pourrait correspondre ce que daucuns ont nomm le ravissement spirituel .

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2. La transe hroqueA cette tonalit mystique de la transe enstatique, il serait opportun de mettre en parallle une autre tonalit, souvent nglige, mais qui pourtant se rattache au mme mode actif de transe : la tonalit hroque ou extatique. Le sujet est vaste mais important et mrite que lon y revienne ultrieurement. Retenons ici comme indices, la transe hroque des samouras ou des chevaliers mdivaux et noublions pas que les grands ordres de chevalerie arabe taient pour beaucoup composs de personnes apparentes aux soufis . Les systmes traditionnels intgraient naturellement, quune mme orientation puisse sarticuler sur deux voies apparemment contradictoires : la voie de laction (hroque-extatique), la voie de la contemplation (mystique-enstatique). Dodds (1959, 20), analysant les textes homriques, dcrit un genre de folie (at) comme suit : cest lacte dun dieu qui augmente ou diminue volont laret dun homme (cest--dire sa force guerrire) . Cette mystrieuse nergie, il lidentifie au menos. La possession momentane dun menos accentu est, tout comme lat, un tat anormal qui appelle une explication supranormale Et des hommes dans un tat de menos divinement accentu se comportent, jusqu un certain point, anormalement. Ils peuvent accomplir avec aisance les prouesses les plus difficiles, ce qui est un signe traditionnel de puissance divine Ils sont en ralit, et pour le moment, quelque peu au-dessus ou peut-tre quelque peu au-dessous de lhumain. Cette dernire phrase laisse entrevoir lambivalence de cette transe. Nous suggrons que dans le premier cas, pour ceux qui sont quelque peu au-dessus , celui-ci rfre une transe hroque, donc du mode actif. Dans le deuxime cas, pour ceux qui sont quelque peu en-dessous , celui-ci rfre une transe du genre passif, et particulirement la transe pathologique que nous analyserons ultrieurement. A ce propos, Dodds (1959, 20) dit encore ceci : Des hommes qui ont reu une infusion de menos, sont, plusieurs reprises, compars des lions dvorants ; mais la description la plus frappante de cet tat se trouve au livre XV o Hector est soudain possd par la fureur (mainetai), la bouche cumante, lil embras. Il ny a quun pas entre les cas de ce genre, et lide de possession vritable (daimonan) ; mais ce pas, Homre ne le franchit pas. Aristote fait mention dune folie susceptible de provoquer lektasis des hros, telle celle que lon peut voir chez Hercule, Ajax ou Bellrophon. Les eddas nordiques rendent compte de la Wut des disciples de Wotan. Ceux-ci sont les berserkir ceux qui sont vtus dune chemise dours . Snorri, au XIIIme

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sicle, en dresse ce tableau loquent : Ils allaient sans cuirasse, enrags comme des chiens ou des loups et ils taient forts comme des ours ou des taureaux. Ils tuaient les hommes, et ni le feu ni le fer ne pouvaient les toucher. Cela sappelle la fureur des berserkir (Ynglingasaga). Hell (1994, 104), faisant allusion Egill, illustre hros pique, affirme que celui-ci est : Lincarnation du berserkr traditionnel. Fils et petit-fils de guerriers-fauve rputs, il est assurment un fier combattant, et ses exploits de Viking guerroyant sur de nombreux rivages sont passs la postrit. Mais Egill est galement un initi sacrifiant aux dieux et possdant la science cache. Pris par la fureur, le guerrier-fauve devient un homme inspir qui matrise le savoir sotrique de lart potique. Aux berserkir norvgiens, on peut joindre toute la cohorte des sauvages : les fiana irlandais et les contubernales du roi mythique Frotho, les marut vdiques, les harii de Tacite et encore les luperques froces et les celeres frntiques initis par Romulus le romain. Ici, la fureur transitique relve dune transe active par la domination que le hros exerce malgr tout sur lui-mme et par le dpassement de la peur dnotant une grande matrise.

B. La transe mixteDans la transe mixte, le rapport du moi aux modifications des tats de conscience est ambigu. Le moi part en voyage (selon la conception courante du chamanisme oppos la possession) mais il le fait volontairement et ce pouvoir volontaire lui seul fait que le chaman, qui illustre au mieu x ce genre de transe, est possd dune telle manire quune matrise subsiste au milieu des transes les plus vertigineuses.

1. La transe chamaniqueLe chaman est un solitaire qui voyage dans un tat "douloureux d'extase". Saisi par l'appel puissant de linvisible, l'apprenti chaman s'isole, se marginalise et s'carte d'une ralit conventionnelle, par l'ascse, le rite, la mditation auxquels il ajoute ou pas la prise de substances toxiques; il s'exerce de nouvelles perceptions, sortir du monde "banal" et d'u ne conscience de veille soumise aux impratifs d'un espace/temps normalis, pour accder des visions archtypales. Trs souvent une maladie, une brisure existentielle est l'origine de sa nouvelle vocation. Durant la transe chamanique, le nophyte fait l'exprience d'une descente aux enfers, d'une dissolution dans l'univers liminal du chaos; il descend "tout en bas" dans la nature mme des lments, entran dans une spirale o, chaque spire, un repre de la conscience de veille est arrach. C'est la mise nu, le vertige de l'ego, ressenti comme un

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dmembrement lors duquel ce qui structurait sa personnalit s'assimile aux puissances minrales, vgtales et animales, aux forces lmentaires lintrieur de son tre. Puis, le chaman ou plutt sa conscience remonte au ciel par l'arbre de vie, par l'chelle ou la "corde mu", par les sept marches de l'escalier de pierre, sur les ailes de l'aigle ou de l'oiseau cosmique. Le voyage mythique prend fin dans l'lment solaire de la conscience universelle. Dans beaucoup de traditions le soleil symbolise le retour au Pre, la source immortelle o le fin i rejoint l'infini. Trs souvent, c'est le feu transformateur qui prside aux mutations. De l'informel, du point le plus bas o il est descendu et s'est charg de puissances terrifiantes, le chaman, par la matrise du feu, retourne au principe solaire ou les contradictoires s'u nifient. Mais le chaman a une mission sociale; investi des connaissances des enfers et du ciel il revient sur la terre pour aider les hommes gurir, s'veiller, trouver un chemin d'unit au-del des apparences. Pour les hommes de la surface, il creuse une voie dans la profondeur des mondes, rvle les "dieux" de la maladie et les "gnies" de la mort et donne un sens ce qui semblait "insens". Le premier mouvement du voyage chamanique est donc une descente dans l'indiffrenciation vgtative du cosmos auquel la propre me vgtative du chaman s'identifie. Les risques inhrents cette premire tape sont grands. L'apprenti chaman s'exerce une matrise progressive du subconscient. Ceci revient dire qu'il dveloppe peu peu une capacit de contrle neutre, non conscient, sur sa transe. S'il n'y russit pas, la chute peut tre sans fond, jusqu' une rgression la complte fragmentation de son tre, synonyme de folie et de dissociation schizode. La nature de la transe chamanique est celle d'une bataille avec le chaos; il faut se laisser prendre par la puissance sans tre pris par elle, la surprendre dans l'clair de son blouissement et en canaliser la charge. Ainsi, le chaman, au cur mme des forces lmentaires, en apprend les secrets; dans les degrs du monde, il franchit des portes et prend connaissance des arcanes du minral, du vgtal et des dynamismes biologiques. Il recueille les informations sur les maladies et les drames qui touchent les humains et retrouve un langage commun l'ensemble du cosmos, cette langue universelle entre tous les degrs d'tre qui existait avant la chute originelle, avant que l'chelle qui reliait le ciel la terre ne ft rompue. Le chaman, par la crise de la mort et de la renaissance, ralise le passage du profane au sacr. Du monde intermdiaire de la conscience de veille, il "investigue" la "materia prima" puis, guid par les esprits protecteurs, dans un lan sacrificiel, il rejoint les archtypes lumineux et revient sur la terre enseigner et aider les humains. C'est au Ladakh en 1982 que, pour la premire fois, nous avons pu observer des lamaschamans, lors d'un festival dans la rgion de Leh. Dans les rgions du Tibet, la relig ion bon-po se rattache aux traditions indignes associes au tantrisme indo-tibtain et au chamanisme "universel". Le lamasme s'intresse aux chutes et aux rdemptions de l'me travers des pratiques d'ascses travaillant sur les souffles, la chaleur intrieure, la mditation et la visualisation suscitant la transe.

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Dans un ouvrage consacr aux ivresses (Albrecht, 1998, 229, ss), nous notions : Sur le fronton du temple tait peinte une vaste fresque reprsentant les montagnes sacres avec le pagodon (sku-mkhar) du dieu du sol, l'escalier Mu qui grimpait vers le ciel, avec sur ses marches des lions, des lamas en mditation et d'autres dieux terribles au visage grimaant. Il y avait aussi l'intrieur d'une maison avec ses diffrents tages, chacun reli par une chelle forme par un seul tronc d'arbre dans lequel on avait entaill des marches. Au sous-sol de nombreuses btes taient rassembles alors qu' l'tage mdian on pouvait voir une famille runie autour du foyer dont la fume s'chappait par un trou creus dans la toiture par lequel l'artiste, d'un trait de peinture vive, faisait descendre un rayon de lumire se dispersant en tincelles d'or tous les tages. Un homme nu, pointant son index sur le ventre, dsignait une anatomie intrieure compose d'chelles et de cordes torsades qu'escaladaient de minuscules gnies aux formes les plus invraisemblables. Dans la pense lamaque, cosmos, maison et corps humain prsentent des rapports analogues. Les diffrentes structures macro et microscopiques sont relies par des liens subtils que symbolisent chelles, escaliers, mts, arbres et montagnes sacres. La lgende raconte que les premiers rois mythiques taient des dieux descendus des diffrents tages du ciel par l'chelle Mu conue comme une fume, une torsade de vent ou de lumire. Dans le cosmos de l'homme celle-ci prenait la forme d'une montagne sacre, dans son habitat journalier elle devenait l'chelle, dans sa psych les canaux subtils o se ralisait la claire lumire (od sl). Lorsque ces rois devinrent les Seigneurs du pays, la corde Mu demeura fixe au sommet de leur tte, les reliant aux empyres d'o ils taient descendus. Lorsqu'ils mouraient, leurs corps se rsorbaient en lumire et remontaient jusqu'au ciel dans la colonne de vent de la corde magique. Ainsi les premiers rois ne laissaient pas leurs corps sur la terre. Or un jour le roi Digum, par accident, sectionna la corde Mu. Le pont des dieux (iha-zam) fut coup et ds lors les suzerains eurent besoin de spultures pour tendre leurs dpouilles. Une chronique bonpo prcise cependant que la coupure de la corde est un malheur "qui attend les hommes l'poque mauvaise de la fin des temps o tout ira mal". La corde Mu sera alors sectionne "de bas en haut par les dieux du ciel". Dans le contexte de l'habitat la corde Mu s'identifie avec le "dieu du pays" (Yul-lha) ou la montagne sacre. Dans le microcosme du corps humain on retrouve le mme modle par tages. L'homme a en lui plusieurs dieux, cordes Mu ou ponts, qui rglent les modifications de conscience amenant aux diffrents degrs de ralisation. Le dieu du pays, par exemple (yul-lha), se trouve sur le sommet de la tte o se fixe la corde Mu d'un cosmos plus englobant. Le dieu guerrier (dgra-lha) et le dieu de l'homme (pho-lha) rsident sur les paules.

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Sur le toit de la maison sont reprsents les mmes symboles de divinits que l'on retrouve d'ailleurs au sommet des cols : mmes drapeaux de prire, mmes rubans de cinq couleurs, mmes mantras, mmes "offrandes de fumigation", mmes prosternations, mme importance accorde la colonne de vent. Le "vent" ou "le cheval du vent" est soit le souffle cosmique, soit l'analogue du prna Indien ou du li chinois, principe subtil, vhicule des ralisations de la conscience, pouvant tre matris par des ascses et des techniques de respiration et de mditation. Contrairement aux chamans d'autres contres, le lama Bonpo n'utilise pas d'hallucinogne pour provoquer la transe. L'intention principale du chaman est altruiste et consiste en une thrapie du rappel de l'me. On l'a vu, les ponts sont coups non seulement entre les diffrents organes d'un mme tre, ce qui provoque la maladie, mais aussi entre les diffrents cosmos de l'Univers. L'me (bla) ainsi vagabonde, perdue, ne trouve plus de points de fixation. Pour tablir les circuits de la corde Mu il faut excuter des rites et peut-tre envoyer la propre me du chaman explorer les rgions sinistres de l'me souffrante. Pour effectuer le transfert du subtil dans le subtil, le chaman provoque la transe durant laquelle le processus d'introspection oprative va se drouler. Les divinits protectrices, responsables de la gurison vont s'incarner dans le mdium chaman qui, au comble de l'ivresse, perd conscience. Celui-ci devient alors le support de la divinit qui exprime ses oracles et conseils par la bouche mme du lama. (Dans le cas du chaman tibtain, on peut donc dire que celui-ci voyage moins quil nest voyag !) L'identification extatique avec le dieu est provoque par une visualisation mditative. La pense lamaco-bouddhiste affirme que la ralit phnomnale est cre par notre conscience dans un flux incessant d'images phmres et inconsistantes que relie en une trame illusoire cette entit tout aussi illusoire, nomme "ego". Cette vision du monde donne ses caractristiques particulires de "dtachement" tout un art de vivre que l'on peut observer dans ces rgions o domine cette philosophie. Par l'habitude culturelle et par l'exercice volontaire le lama atteint un haut degr de matrise de la conscience qu'il peut fixer avec une attention soutenue sur un objet choisi. Dans son cas on pourrait dire que ce n'est plus le monde qui "distrait" sa pense mais que celle-ci "rgle" le monde. Le chaman pourrait alors se mettre en condition de transe par des ascses similaires au Kriy-tantra o l'adepte par une mditation adapte "cre" le dieu devant soi (mdun-bskyed). Il l'invite pntrer dans le mandala, dessin cosmogonique qu'il a dessin avec des poudres sur le sol, et le fixe par des paroles (mantra) et des gestes ritualiss (mudr). Lui ayant offert des offrandes il peut le librer ou pousser plus loin l'exprience. Dans le yoga-tantra le lama se reprsente lui-mme comme dieu en tant que forme que la divinit vient investir. Dans les tantra du mahyoga dieu et ascte

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sont inextricablement lis ( dbyer-med-gnyis-sumed-pa) dans une forme et une conscience unifies. A cet instant la transe est son comble. Pour un observateur "neutre" le chaman n'est objectivement plus le mme qu'auparavant. Son visage, par une sympathie transformante, a pris les traits du dieu appel, la voix a chang et semble venir d'outre-tombe ou des confins galactiques. Des anecdotes racontent que mme les dessins du mandala dans lequel le dieu est entr, ont subi des modifications dans les couleurs et les structures. La phase qui suit consiste pour le lama chaman projeter maintenant la divinit hors de lui, l'objectiver dans l'espace et le temps pour le bien de tous. Le dieu est alors reconstruit pice par pice avec une prcision remarquable de telle sorte que tous ses attributs, son contexte relationnel, ses fonctions correspondent aux canons de l'iconographie dfinie. Le chaman, par la force de sa visualisation, fait apparatre pour les autres hommes, la divinit dans son panthon. De nombreux tmoignages attestent de cette objectivation quasi palpable du dieu que la foule, elle-mme en dlire, voit soudain apparatre au milieu d'elle. La divinit promulgue alors les conseils puis bnit la foule. Des offrandes lui sont offertes dans une exaltation sans pareil. Lorsque le rite est achev, la vision disparat et se rsorbe dans la conscience du mditant. Ainsi, la divinit que la conscience du chaman a rvle s'est, pendant quelques instants de grce, faite chair pour tous les sens des fidles. Non seulement on l'a vu, mais on l'a entendu parler et donner des oracles. S'il s'agit d'une maladie, trs souvent, lorsque la crmonie est termine, le lama exhibe l'objet (petite pierre cristal, etc...) qui a caus la dficience et que le dieu est all chercher aux trfonds de l'me. Mircea Eliade confirme avec de nombreux exemp les lascension au ciel et la descente aux enfers du chaman . Et sil ny a pas de terre, ou peu, cest dans les profondeurs de la mer que le chaman Eskimo entreprend son voyage pour y retrouver lme du malade et la ramener son corps . La multiplication des tmoignages confirmant le voyage du chaman et ses visites aux esprits fait dire ceci Rouget relativement lopposition entre transe chamanique et transe de possession : Rien de tel, jamais, dans ce quil est convenu dappeler en gnral la possession. L, cest dans lautre sens que sopre la communication entre le visible et linvisible : ce ne sont pas les hommes qui se rendent chez les habitants du monde invisible, mais au contraire ceux-ci qui viennent chez eux. Peut-tre pourrait-on dire, en poussant lopposition jusqu la caricature, que la transe religieuse tant essentiellement communication intime et dramatique avec, suivant les systmes religieux concerns, les morts, les esprits ou les dieux, deux grands moyens soffrent aux hommes pour la

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raliser : ou bien ce sont eux qui se rendent chez les esprits, ou bien ce sont les esprits qui se rendent chez eux.. Dans le premier cas, cest le chamanisme, dans le second, cest la possession. (1990, 67) La chose est-elle si simple ? Bien sr que non ! On la vu dans lexemple de la corde Mu au Laddack o les deux mouvements coexistent ! Souvent le chaman a t dcrit comme chamanisant et possd. Lewis (1981) soppose Eliade et de Heusch en arguant que la distinction entre chamanisme et possession est indfendable , parce quil est la fois en voyage et en possession. Eliade appuie sur le fait que la principale fonction du chaman de lAsie centrale et septentrionale est la gurison magique et que son voyage en est le moyen radical. Sa possession par son esprit protecteur nen est quun aspect ! Dans les nombreux cas mentionns par Eliade, il semblerait quen Asie une coexistence est possible entre sujet en transe et esprit possesseur alors quil en est tout autrement en Afrique o lentit spirituelle a tendance se substituer lme du sujet. Dodds (1959, 144), concernant le voyage chamanique, semble plus proche de Rouget et dEliade que de Lewis. Voici ce quil affirme : Un chaman, peut-on dire, est une personne psychiquement instable qui a reu une vocation la vie religieuse. En consquence de sa vocation, il subit une priode de formation rigoureuse, qui comprend habituellement la solitude et le jene, et qui peut comprendre un changement psychologique de sexe. Il sortira de cette retraite religieuse, dou du pouvoir, rel ou prsum, de passer volont dans un tat de dissociation mentale. Dans cet tat, il nest pas, comme la Pythie ou comme un mdium moderne, possd par un esprit tranger ; mais sa propre me est prsume quitter son corps et voyager vers des terres lointaines, le plus souvent vers le monde des esprits. Un chaman peut donc tre vu simultanment des endroits diffrents ; il a le pouvoir de bilocation. De ces expriences, quil raconte dans des chants improviss, lui viennent lhabilet dans la divination, la posie religieuse et la mdecine magique qui lui donne son importance sociale. Il devient le dpositaire dune sagesse supranormale. Hamayon, concernant le nud de paradoxes li au chamanisme, relve que sattacher ce point commun constant que constitue le voyage chez des esprits importe dautant plus que tous les autres aspects du chamanisme apparaissent sous des traits paradoxaux et variables .5 Concernant le thme du voyage , il importe cependant dtre circonspect. Finalement, au-del de la mtaphore de ce sympathique nomadisme de lme se rendant chez les esprits , qui ou quoi du chaman voyagent vers ceux-ci ? Cest bien sr la conscience du chaman elle-mme qui, sous leffet dhallucinognes ou dautres techniques de transe, se modifie et par l mme modifie sa perception de la ralit. OnRoberte Hamayon dans Etudes mongoles et sibriennes, Variations chamaniques, 1995, cahier 26, 155-190, cit par Hell, 1999, 40.5

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peut dire qu une modification des champs de conscience sen suit une modification des niveaux du rel. Or si le monde profane se donne dans le visible et le tangible et souffre dtre mesur (do le rgne de la quantit), le monde des esprits se situe dans linvisible et lintangible, en quelque sorte hors de la spatialit, en tous les cas hors de cet espace susceptible dtre arpent. (Cest la raison pour laquelle ne peuvent tre dissocies la nature du contact et celle dun certain tat de conscience). Ds lors, le voyage du chaman nest pas un voyage dans lespace mais plutt une mmoration des archtypes saisis dans le monde immatriel de limaginal . Les cieux et les enfers o le chaman est cens se rendre nont pas plus de ralit physique que son propre dplacement lui-mme. La logique des corps nest pas celle des mes. Affirmer dune part que cest lme du chaman qui procde au voyage et dautre part laisser supposer que cette premire franchirait de lespace , cest comme sattendre, sans rsultat dailleurs, ce quun texte sur la surface dune page cherche sur cette mme page une issue pour entrer dans un volume trois dimensions. Le contact avec les esprits postule le dpassement de la tridimensionnalit. Quoiquil en soit, la dmarcation nette sera difficile obtenir pour savoir si le chaman est possd ou chamanisant , puisque tant de tmoignages semblent plaider pour une sorte de symbiose des deux expriences, moins quun nouvel lment ne nous permette coup sr de prciser la diffrence. Et celle-ci ne sobtient quen considrant ce que nous avons appel le genre mixte de la transe chamanique. Le chaman est possd mais en mme temps non subi par les esprits qui laniment. Ce pouvoir sur sa transe caractrise le chaman alors qu linverse, limpuissance par rapport sa transe caractrise le djinnopathe (malade par un esprit). Pour aller plus avant dans lanalyse, nous pourrions dire que le contenu smantique de ltat de conscience modifi est de mme nature pour chaman et possd, quil sagit de toutes faons soit dune visite par les esprits ou dun voyage imaginal (selon lexpression de Corbin) dans lunivers des esprits avec les mme thmatiques rcurrentes faisant allusion au tabou, la faute, la maladie, la gurison, et au ravissement. Que lon rende visite aux gnies ou que ceux-ci sinstallent chez nous demeure, cela finalement compte peu. Dans les deux situations, ce que vit la conscience, cest une possession. Ce qui compte consiste savoir ce que peut le chaman et ce que ne peut pas le possd. Dans le premier cas, celui-l, partir dun matriau subtil, est capable dy appliquer une logique autonome, cest--dire de le mettre en forme, dy tablir une articulation causale susceptible de satisfaire (ou dinsatisfaire) les patients , bref de rendre cohrent pour le participant la transe un voyage dans le fascinans et le tremendum . Dans le deuxime cas, le malade est lui-mme format par ce mme matriau subtil et il faut un dcodeur, un hermneute pour interprter les messages des esprits que le non initi serait bien emprunt pour comprendre. Hell (1999, 17) prconise de ne pas opposer de manire binaire chamanisme et possession. Il sagit dun processus densemble quanime une mme logique de fonctionnement , celle dun pacte avec les esprits . Seul lorientation de ce pacte dfinira de manire relative que lon est dans la possession ou dans le chamanisme.

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Mais finalement la distinction est une question de degrs. Car, crit le mme auteur (1999, 214) Le chaman ne se contente pas de voyager dans le monde de la surnature et de gravir lchelle du monde. Une phase essentielle du rituel consiste en une incorporation desprits qui descendent dans son corps, ce terme revenant trs prcisment dans des langues aussi diverses que le mongol, loughour (Asie), laraucan (Chili) ou le yanomami (Amazonie). Les entits appeles par les chants et le tambour prtent une scnographie identificatoire tout aussi affiche et lisible que dans les cultes de possession.

2. Transe initiatiqueLinitiation, qui est la dcouverte dun nouvel tat de conscience et de lapprentissage des diverses manires dy parvenir et den sortir, est une exprience unique qui ne se renouvellera plus et qui aboutit une modification dfinitive de la personne dans ses relations la fois avec ellemme, avec la divinit et avec la socit. Linitiation faite, cette modification reste acquise. (Rouget, 2002, 89) Contrairement de nombreux auteurs, nous ne pensons pas que la transe initiatique puisse tre rgie par le mode passif mais plutt par le mode mixte. En effet, le papable linitiation nest pas un nophyte. Il sest aguerri une ascse prescrite, vit lexprience crmoniale de la transe dans un cadre spatio-temporel codifi, intgre mythes et rites de sa communaut sous la direction dun matre, dun guru, dune chane initiatique (tariq) contraignante. Le rapport de liniti (de son moi) la transe initiatique est donc similaire celui du chaman : il est possd et dune certaine manire il est capable dexercer un contrle sur sa possession. Si ce ntait le cas, son ivresse serait rgie par le seul mode passif et lon pourrait ds lors affirmer quil sagit bien dune possession djinnopathique. Cest ce que constate Hell (2002, 48) en dcrivant la composition dune lila : Pour qui prend un peu de recul, le parterre dune lila apparatra distinctement dcoup en trois cercles concentriques de participants. Ce premier cercle enserrant directement la troupe des musiciens est donc celui des lus qui ont accept de parfaire leur initiation. Dans le vocabulaire confrrique, ils sont dsigns comme les remplis ou les esclaves de la rhba (laire sacre de danse). Tous ces initis contrlant parfaitement leur possession. Un peu plus loin, le mme auteur, aprs avoir dcrit les diverses articulations du rituel de la lila, en arrive au temps des initis et, travers le rcit de la mort initiatique,

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confirme cette matrise sur la possession. 6 Dans tous les cas o l'homme accde un degr d'tre qui lui donne un statut nouveau par rapport au sacr, il y a initiation ou possibilit d'initiation. Mais quest-ce que le sacr ? Discutant la dfinition que donne Durkheim du sacr Les choses sacres sont celles que les interdits protgent et isolent ; les choses profanes, celles auxquelles ces interdits sappliquent et qui doivent rester distance des premires , Cazeneuve (1958, 260) affirme ceci : Il ne faut pas chercher toute lessence du sacr dans la seule opposition avec le profane Au contraire, il doit y avoir dans la dfinition du sacr quelque chose qui explique la fois sa distinction davec le profane et la possibilit dune participation. Le sacr, par nature et non par accident, doit tre tel quil se distingue certes du profane, mais lappelle en mme temps la conscration. Si, par exemple, on dit que le sacr est un modle archtypique, cela veut dire quil doit se distinguer de ce qui le reflte mais quil nexiste cependant, en tant que modle, que pour entrete