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L’Herne Nietzsche

Cahier de LHerne n°73 Friedrich Nietzsche

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  • LHerneNietzsche

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    e

    73

    Cahier Nietzschedirig par Marc Crpon

    TEXTES DE :

    David B. AllisonJocelyn BenoistMichle Cohen-HalimiYannis ConstantinidsSylvie Courtine-DenamyMarc Crpon

    Franoise DasturPaolo DIorioMichel HaarPavel KoubaMarc de LaunayJacques Le RiderMax MarcuzziFabio MerliniMazzino MontinariJoseph SimonDenis ThouardArnaud Villani

    36

    ISBN 2-85197-150-6 SODIS Y20306.0ISBN 978-2-85197-150-0

    xHSMIPBy971500z

    TEXTES DE NIETZSCHE :

    Le style dans les textes philosophiquesSur SchopenhauerNotes philosophiquesChoix de lettresLettres de ruptureChoix de pomes de jeunesse

    ChronologieBibliographieIconographie

    Lou von Salom, Paul Re et Nietzsche, 1882.

    92876 1-4CV 24/08/06 9:58 Page 108-12-0292876

    L : 443.001- Folio : r1

    - H : 270 - Couleur : PANTONE 314 CPANTONE 1655 CDecoupeBlack- Type : rCV 13:39:09

  • LHerneLes Cahiers de lHerne

    paraissent sous la direction deCONSTANTIN TACOU

    LHerne

  • dit avec le concours du Centre National du Livre

    Tous droits de traduction, de reproductionet dadaptation rservs pour tous pays

    ditions de lHerne 200041, rue de Verneuil

    75507 Paris

  • Ce Cahier, Michel Haar,qui en fut linitiateur

    C. T.

    NIETZSCHE

    Ce Cahier a t dirig parMarc Crpon

  • 7Sommaire

    10 Remerciements

    11 Introduction, par Marc Crpon

    15 Chronologie, tablie par Marc Crpon

    Textes de Nietzsche

    25 Le style dans les textes philosophiques (1868)27 Sur Schopenhauer (octobre 1867-avril 1868)33 Notes philosophiques (automne 1867-printemps 1868)

  • 851 Choix de lettres67 Lettres de rupture73 Choix de pomes de jeunesse

    Autour de la langue, du sens et dustyle

    81 Marc Crpon La langue, lesprit, les classiques (Nietzsche et laquestion de la langue maternelle)

    99 Marc de Launay Le style de lesprit libre107 Max Marcuzzi Les sites du sens127 Mario Ruggenini Foi dans le Je et foi dans la logique. La question

    ontologico-grammaticale du Je dans la pensede Nietzsche

    147 Jacques Le Rider Nietzsche et Goethe

    Nietzsche et les Grecs

    155 Denis Thouard Le centaure philologue : Nietzsche entre cri-tique et mythe

    175 Michle Cohen-Halimi Comment peut-on tre naf ? (une lecture deLa Naissance de la tragdie)

    191 Michel Haar Nietzsche et Socrate199 Yannis Constantinids Les lgislateurs de lavenir (laffinit des projets

    politiques de Platon et de Nietzsche)

    Nietzsche et la musique

    223 Arnaud Villani Physique et musique de Nietzsche237 Mazzino Montinari Nietzsche contra Wagner : t 1878245 ric Dufour Lanne 1872 de Nietzsche : La Naissance de

    la tragdie et Manfred Meditation

    La critique de la mtaphysique etde lhistoire

    263 Entretien avec Michel Haar277 Josef Simon La crise du concept de vrit, crise de la mta-

    physique293 David. B. Allison Nietzsche ne connat pas de noumnes

  • 9307 Jocelyn Benoist Nietzsche est-il phnomnologue ?325 Fabio Merlini Pathologie de lhistoire et thrapie de la

    mmoire. Linscription historicisante de la vie339 Marc de Launay Le statut de la volont de puissance dans

    luvre publie de Nietzsche361 Paolo DIorio Lternel retour. Gense et interprtation

    La critique de la civilisation etde la morale, la conversion desvaleurs

    393 Franoise Dastur Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ?403 Pavel Kouba Le signe du nihilisme417 Franois Chenet Nietzsche, ou le nouvel rostrate ?443 Sylvie Courtine-Denamy Amour du prochain, amour du lointain.

    Pour une approche de lhomme pudique chezNietzsche

    Bibliographie(tablie par Marc Crpon)

    467 Un sicle de rception de Nietzsche en France 1900-1999.

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    Remerciements

    Mes remerciements vont dabord Michel Haar qui eut le premier lide dece Cahier, avant de men passer le relais. Sans le souci constant, les conseils et lesencouragements de Marc de Launay qui en eut aussi la charge, il naurait pas vule jour. Merci aussi aux traducteurs des textes de Nietzsche (Michle Cohen-Halimi, Marc de Launay, Max Marcuzzi) et ceux des contributions rdiges enlangue trangre (Laurence Bocage, Nathalie Ferrand, Jean-Luc Gautero, Marcde Launay, Adle Thorens, Arnaud Villani). Le Cahier leur doit sa dimensioninternationale. Merci enfin Jean-Franois Courtine, Michel Espagne et Domi-nique Janicaud qui mont soutenu dans ce projet.

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    Introduction

    Dans une lettre date du 24 septembre 1886, Nietzsche exposait Malwidavon Meysenbug sa crainte que Par-del bien et mal, qui porte le sous-titre : pr-lude une philosophie de lavenir ne puisse tre lu avant lan 2000, et que per-sonne nait les moyens, dici-l, de donner ses impressions son sujet. Ce que celivre de psychologue et de philosophe entendait dcrire, mais aussi dtruire, toutcomme ce quil annonait, il faudrait, pensait-il, attendre le prochain millnairepour lentendre. Cent ans aprs sa mort, il est difficile de dire si le sicle coullui a donn tort ou raison. Tout juste peut-on rappeler quen ce qui concerne laFrance, il a fallu longtemps pour quil soit enfin lu, comme un philosophe. Plu-sieurs livres ont nanmoins donn sa rception cette orientation, indiquantcombien cette uvre ne laissait rien de la tradition philosophique intact. Et lonse doit de citer au moins deux dentre eux : le livre de Deleuze Nietzsche et la phi-losophie en 1962, et la traduction du Nietzsche de Heidegger en 1971. Mais, pourautant, la tche nest pas close. Depuis plusieurs annes, une confrontation plusou moins directe et avoue avec ces commentaires imposants et leurs limites,dgage des voies pour une nouvelle interprtation. Il sagit dexplorer ce que Hei-degger et Deleuze ont pu laisser dans lombre et qui est peut-tre tout aussi dci-sif. Plusieurs mthodes renouvellent, en effet, la lecture de Nietzsche. Cestdabord la prise en compte de lextraordinaire intertextualit du texte nietz-schen, de la masse des lectures quil a pu faire dans des domaines aussi divers

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    que la physique, la cosmologie ou les sciences de la nature. Celles-ci font appa-ratre un rapport de Nietzsche aux sciences de son temps que Charles Andlerentrevoyait dj, mais quon avait eu tendance oublier. Le texte de Nietzscheapparat ainsi tiss de citations, de rfrences caches, dont la prise en compterigoureuse donne un nouvel clairage des penses aussi complexes que celle delternel retour, sans en allger la gravit. Cest ensuite la mesure plus exacte delextraordinaire travail de soi sur soi que prsente cette uvre en devenir, des tex-tes de jeunesse aux grandes uvres de la maturit et aux derniers fragments pos-thumes. Lire Nietzsche, aujourdhui, cest aussi prendre au mot ladage dont il fittrs tt un principe dexistence et dcriture : deviens celui que tu es ! Plu-sieurs questions difficiles, comme, par exemple, le rapport de cette pense lapolitique, gagnent cette perspective gntique, une approche plus construite.Linterprtation philosophique de Nietzsche se trouve ainsi sinon approfondie,du moins rajuste, grce des travaux qui ne reculent pas devant les mthodesde la philologie une orientation dont les lectures italiennes de Nietzsche ontdepuis longtemps montr la voie. Ces diffrentes mthodes et ces nouvellesouvertures, qui marquent profondment la rception actuelle de luvre deNietzsche, justifiaient elles seules que, trente ans aprs le colloque internationalde Royaumont, et vingt-cinq ans aprs le recueil Nietzsche aujourdhui, un nouvelouvrage collectif fasse le point sur les lectures de Nietzsche.

    Mais il fallait aussi rendre compte de la ncessit quun philosophe peut res-sentir, aujourdhui encore, de sexpliquer avec luvre de Nietzsche. Non seule-ment pour mieux la comprendre, mais pour avancer dans sa propre dmarche. Ilnest pas rare, en effet, quelle se dresse sur son chemin comme une sorte dobs-tacle incontournable. Comme Nietzsche le dit plusieurs reprises : la lecture deson uvre nest pas de celles dont on sort sans que rien nait chang. Et ceci estdautant plus vrai que rien de ce quelle prophtise ou annonce ne sest dfini-tivement accompli. Nous ne sommes pas sortis de ce quelle dcrit, que ce soitlpuisement de la dmocratie, les diffrentes formes de ractions au nihilismequi ne font que le perptuer (comme tous les extrmismes), la rsistance, plus oumoins dguise, des valeurs imposes par le christianisme. Nous nchappons pasdavantage ce quelle prescrit : notre rapport au savoir (et notamment lascience) est loin dtre clarifi. Le signe le plus probant de cette actualit desquestions nietzschennes est que, pas plus que cette uvre nappartient auxnietzschens, elle ne laisse aucun courant philosophique, aucune cole indif-frente. Dans le champ philosophique, elle est la fois partout et nulle part,comme un coin enfonc dans chacune de nos certitudes. Enfin (et ce signe nestpas ngligeable) elle nest rcuprable par aucune tradition nationale : on nepeut faire de Nietzsche ni un philosophe allemand (il sen est suffisammentdfendu) ni un esprit franais comme certains de ces premiers exgtestentrent de le faire et peut-tre pas non plus, ou pas seulement, le philosopheeuropen quil prtendait tre.

    Mais sil reste ce philosophe davenir quil voulait tre, cest aussi que sonuvre interroge, dans ses diffrentes articulations, la coexistence, au sein de lamme pense, des trois types de rgime entre lesquels se partage le discours phi-losophique : descriptif, prescriptif et programmatique ou prophtique. LisantNietzsche, nous nhritons pas seulement de ce quil dcrit, et de ce que cettedescription prescrit. Nous prenons aussi la mesure de ce quil annonce. Sansdoute, par sa critique radicale de toute tlologie, il porte un coup dcisif toutce que la philosophie a pu promettre : le salut, la rvolution. Mais pour autant, ilne renonce pas toute prophtie dune nouvelle poque ouverte par sa pense.Ce quil dcrit et prescrit trouve son sens ultime dans un temps venir, qui

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    advient une fois que son uvre a coup en deux lhistoire de lhumanit. Cettecoupure, il lespre et la pressent dans lmergence dune communaut de lec-teurs quil dsigne dun nous rcurrent dans les textes des derniresannes un nous qui contraste singulirement avec le silence et labsencedchos dont il se plaint la fin de sa vie consciente. Un tel pressentiment, pourpeu quon le prenne au srieux, reconduit tout lecteur de Nietzsche au sens de salecture : aujourdhui que cette communaut de lecteurs sest tendue consid-rablement, et que de nouvelles interprtations ne cessent de paratre, cetteannonce a-t-elle encore un sens, ou constitue-t-elle une curiosit parmi dautresde lhistoire de la philosophie ?

    Marc Crpon

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    Chronologie

    1844 Naissance de Friedrich Nietzsche le 15 octobre Rcken, prs de Lt-zen, le jour de lanniversaire du roi. Son pre : Karl Ludwig (n en1813) exerce les fonctions de pasteur. Il descend lui-mme dune famillede pasteurs, tout comme son pouse, Franziska, la mre de Nietzsche,(ne Oehler en 1826).

    1846 Naissance de sa sur Elisabeth.

    1848 Naissance de son frre Joseph.

    1849 Mort prmature de son pre.

    1850 Mort de son frre cadet. Nietzsche dmnage avec sa mre et sa sur,chez sa grand-mre et ses deux tantes, Naumbourg.

    1851 Etudes lInstitut Weber, en compagnie de W. Pinder et K. Krug.Apprentissage du grec et du latin. Dans les maisons de ses amis, ildcouvre (chez les Krug) la musique classique, (chez les Pinder) les clas-siques allemands. Sa mre lui offre un piano, et il reoit ses premiresleons de musique.

    1854 Premiers essais de composition musicale.

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    1858-1864

    Etudes secondaires au collge de Pforta, rput pour la formation quildonnait dans le domaine des tudes classiques. Nietzsche y crit quel-ques essais, notamment Fatum et histoire, de nombreux pomes et desmorceaux de musique, dont il tient un compte rigoureux.

    1864 Etudes de thologie luniversit de Bonn.

    1865 Au mois de mai, Nietzsche prend la dcision de se consacrer dsormaisexclusivement ltude de la philologie luniversit de Leipzig, Il suitlenseignement de Ritschl, et participe la cration dun cercle philo-logique.

    1866 Nietzsche travaille intensivement la rdaction dun essai sur Thognisde Mgare. Etude de Diogne Laerte. Lecture de Emerson. Dcouvertedcisive de la philosophie de Schopenhauer.

    1867 Nietzsche poursuit sa lecture de Schopenhauer, ainsi que la rdaction deplusieurs essais de philologie grecque.

    1868 Intrt croissant pour la philosophie. Rflexions sur le concept dorga-nisme chez Kant. Lecture de La critique de la facult de juger. Premirerencontre de Richard Wagner, Leipzig, dans la maison de lorientalisteHermann Brockhaus. Lecture enthousiaste des pomes de Wagner et deses crits esthtiques.

    1869 Nietzsche est nomm professeur de philologie classique luniversit deBle, sur la recommandation de Ritschl. Il commence ses cours en mai, etprononce (le 28) son discours de rception sur Homre et la philologieclassique . Il noue des contacts troits avec Jacob Burckhardt, frquenteassidment Richard et Cosima Wagner Triebschen, prs de Lucerne.Lecture de La philosophie de linconscient de Edouard von Hartmann.

    1870 Leons sur dipe roi de Sophocle, Hsiode et la mtrique. Confrencessur Le drame musical grec, Socrate et la tragdie. Nombreuses visites Triebschen. De aot septembre, Nietzsche participe la guerre entrela France et lAllemagne, en qualit dinfirmier. Il est bless et tombegravement malade. A lautomne, de retour Ble, il entend quelquesunes des confrences de Burckhardt sur lhistoire universelle, notam-ment la confrence sur la grandeur historique. Les grands thmes de LaNaissance de la tragdie commencent se mettre en place.

    1871 Son enseignement propose une introduction ltude de la philologieclassique . Il consacre de nombreux cours Thucydide, Hsiode, Hro-dote et une introduction ltude des dialogues de Platon. Il publie, compte dauteur, Socrate et la tragdie grecque . Rdaction de LaNaissance de la tragdie que lditeur de Wagner, Fritzsch, accepte depublier. Ses rencontres avec Richard et Cosima Wagner sont toujoursaussi nombreuses et enthousiastes.

    1872 Publication de La Naissance de la tragdie daprs lesprit de la musique.Le livre de Nietzsche trouve un accueil chaleureux auprs de Richard etCosima Wagner. Mais il suscite de nombreuses rsistances de la part desphilologues. Il sen suit une violente polmique entre le philologueWilamowitz (qui soppose au livre dans un pamphlet intitul Philologiede lavenir, rplique la Naissance de la tragdie de Friedrich Nietzsche) etlami de Nietzsche, Erwin Rohde, hllniste et philosophe, qui le sou-tient et rpond Wilamowitz avec un libelle intitul Sous-philologie.Nietzsche poursuit, par ailleurs, son enseignement. Il donne des cours

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    sur les philosophes prplatoniciens, mais aussi sur la philosophie et latragdie grecques. Etudie le Protagoras, analyse le livre X de lIliade, lesEumnides dEschyle, ldipe de Sophocle, les discours de Dmosthne.Rdige les cinq confrences Sur lavenir de nos tablissements denseigne-ment. Il compose enfin Manfred Meditation quil adresse Hans vonBlow.

    1873 Publication de la premire des Considrations inactuelles : DavidStrau, laptre et lcrivain . Ses leons portent sur les philosophesprplatoniciens, Hsiode, le livre IX de lIliade, le Phdon de Platon.Nietzsche songe une nouvelle Considration inactuelle qui sintitulerait : le philosophe comme mdecin de la culture . Il rdige le manuscrit deLa philosophie lpoque des tragiques Grecs, dicte Gersdorff celui deVrit et mensonge au sens extra-moral et compose lHymne lamiti. Ilconoit, enfin, le projet dun Appel aux Allemands, mais commence,entre temps, la rdaction de la Deuxime considration inactuelle : Delutilit et des inconvnients de lhistoire pour la vie . Nombreuses lec-tures dans les domaines de la physique, de la Chimie, et de lastronomie, commencer par les thories de Boscovich, Zllner ou Hemholz. Maisaussi lecture de Hamann. Dbut des violentes attaques de migraine qui,depuis lors, ne le laisseront jamais longtemps en repos. Sa vue se dt-riore et il est le plus souvent contraint de dicter ses penses quand sesfaiblesses oculaires ne le contraignent pas renoncer tout travail.

    1874 Parution de la Deuxime considration inactuelle : De lutilit et desinconvnients de lhistoire pour la vie , ainsi que de la troisime : Schopenhauer ducateur . Son enseignement Ble porte sur LesChophores dEschyle, sur le Gorgias, la posie grecque, Hsiode, Pin-dare, La Rhtorique dAristote. Il conoit le plan dune nouvelle consid-ration intitule : Nous, les philologues qui ne verra pas le jour.Nietzsche poursuit sa lecture de Boscovich, Emerson, mais aussi Zll-ner. Long sjour de Elisabeth Nietzsche Ble. Nietzsche se spare deson diteur Fritzsch et confie la Troisime considration inactuelle ldi-teur Schmeitzner. Rencontre de la marchesa Emma Guerrieri-Gonzague,ainsi que de Marie Baumgartner qui traduira en franais quelques unede ses uvres.

    1875 Leons sur lhistoire de la littrature grecque, la Rhtorique dAristote ;Lecture des Considrations psychologiques de Paul Re. Son tat de santsaggrave, comme tous les ans, lapproche des ftes de fin danne.Toutes les deux ou trois semaines, il est contraint de saliter quelquesjours. Violents maux de tte, douleurs oculaires, maux destomac.

    1876 Nietzsche publie Richard Wagner Bayreuth , la quatrime et der-nire des Considrations inactuelles. Ses cours portent encore sur les phi-losophes prplatoniciens, mais aussi sur la vie et luvre de Platon,notamment sur le Banquet, lApologie de Socrate, et le Phdon. Dernireversion des Philosophes lpoque de la tragdie grecque. Il travaille unenouvelle Considration inactuelle : LEsprit libre, qui ne verra pas le jour.Il crit les premiers aphorismes qui seront inclus dans Humain, trophumain. Lecture de Malwida von Meysenbug : Mmoires dune idaliste,mais surtout Montaigne, Larochefoucauld, Vauvenargues, Labruyre,Stendhal, Voltaire, Les Lois de Platon, et en dcembre : LHistoire de laphilosophie morale (sur lorigine des sentiments moraux) de Paul Re. Ds

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    le mois de janvier, Nietzsche est dispens dune partie de ses cours, pourraisons de sant. Les maux de tte et les insomnies affrentes se pro-longent de plus en plus. A lautomne, voyage en Italie avec Paul Re : LeMont Cenis, Gnes, Naples, Sorrente. A cette occasion, dernire ren-contre entre Nietzsche et les poux Wagner qui sjournent aussi Sor-rente.

    1877 Publication, en franais de Richard Wagner Bayreuth , traduit parMarie Baumgartner avec lautorisation de lauteur. Nietzsche consacreson enseignement aux antiquits religieuses des Grecs et aux ChophoresdEschyle. Au mois de dcembre, il commence dicter Kselitz lemanuscrit de Humain, trop humain. Lecture de Voltaire, Diderot,Michelet, Ranke, mais aussi Mark Twain. Nietzsche, dont ltat desant ne samliore pas, se rend nouveau Sorrente, il consulte unprofesseur de mdecine luniversit de Naples, visite les ruines dePompi et Capri.

    1878 Publication de Humain, trop humain. Un livre pour les esprits libres.Rdaction de la plupart des aphorismes de Humain, trop humain II.Derniers cours sur Hsiode, Platon (lApologie de Socrate), Thucydide.Lecture de H. Taine : Histoire de la littrature anglaise, de Renan : Dia-logues et fragments philosophiques, mais aussi de Leopardi : Pomes etcrits en prose, traduits par P. Heyse. Nietzsche songe, de plus en plus, mettre fin son enseignement, pour raison de sant. La rupture avecWagner se confirme. Signe de son ampleur, Nietzsche offre, au dbut decette anne, la partition des Matres chanteurs de Nuremberg que lui avaitddicace Wagner son ami Widemann, et celle de Tristan Kselitz.Commence une vie rythme par les voyages, et les retours Ble ou enAllemagne, Naumbourg. Ses lieux de prdilection deviennent Sils-Maria, Gnes, Nice.

    1879 Humain, trop humain II : opinions et sentences mles. Lecture, plus quejamais, de Leopardi, auquel Nietzsche se sent li par son tat maladif.Mais aussi de Stifter, Gogol, Lermontov, Twain, Poe. Enthousiasmepour la musique de Chopin. De violents maux de tte rendent touteleon impossible. Labandon de lenseignement devient urgent. Elisa-beth Nietzsche accourt Ble, la demande de Overbeck. Le 14 juin,lautorisation en est enfin donne par les autorits. Voyage en Haute-Engadine, Saint-Moritz. Nietzsche a le sentiment davoir trouv le seullieu dont le climat lui convienne. Mais ds le mois daot, son tatempire nouveau. De retour Naumbourg, il est contraint de saliter de nombreuses reprises.

    1880 Publication du Voyageur et son ombre. Nietzsche commence la rdactiondAurore, alors que son tat de sant saggrave considrablement. Toutce que Nietzsche crit, il est oblig de le dicter ses amis qui lui fontaussi la lecture. Cest ainsi quil lit Spencer, Byron, Stendhal, Mrime,la traduction allemande des Causeries du lundi de Sainte-Beuve, maisaussi des essais philosophiques, comme La philosophie de la tragdie deSchopenhauer de A. Siebenlist, ou les essais de son ami Overbeck etdautres livres de thologie. Seule la musique de Chopin lui est suppor-table. Il passe sa vie entre Naumbourg et lItalie : Gnes, le lac deGarde, Venise, mais aussi Marienbad. Les maux de tte ne le quittentgure, quapaisent seulement de longues promenades lombre desarbres, pour le repos des yeux.

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    1881 Publication dAurore. Sjours Gnes, Vicence, Recoaro avec Kselitzqui prend alors le pseudonyme plus connu de Peter Gast. Projet devoyage Tunis avec Gersdorff. Rdaction au mois daot des premiersfragments, o apparat lide dternel retour. Nietzsche sjourne alors,pour plusieurs mois, Sils-Maria (dcouvert le 4 juillet), et ses penseslui viennent, chaque jour, au cours de longues promenades qui lemnent au lac de Silvaplana, travers bois. Intenses souffrances lautomne : maux de tte, douleurs oculaires qui le contraignentsouvent rester alit. Nietzsche se rend Gnes quil ne quittera pasavant le printemps suivant. Prparation du Gai savoir. Lecture deBruno Bauer, Dhring, mais aussi Stendhal (Vie de Rossini) ou Gott-fried Keller (Henri le vert), et toujours de nombreux livres de physique,dastronomie, de mtorologie mme, dont il adresse la demande Overbeck.

    1882 Le Gai savoir (livres I IV), les Idylles de Messine. Ds la fin de lanne,Nietzsche travaille la premire partie de Ainsi parlait Zarathoustra.Dcouvre avec enthousiasme Carmen de Bizet, avec dgot Parsifal deWagner. Lecture de Boscovich, nouveau, et toujours de Lopardi,mais aussi des Pomes du peuple allemand, dits par Janssen. Sjours Monaco, Gnes, Messine, dont le climat et latmosphre lenthousias-ment. Enfin, il se rend Rome, linvitation de Malwida von Meysen-bug et Paul Re, o il fait la rencontre de Lou von Salom, le 25 avril, la basilique Saint-Pierre. bloui, il charge Paul Re, lui mme amou-reux, de la demander pour lui en mariage. Au printemps, sjour, encompagnie de Paul Re et de Lou von Salom sur les rives du lac dOrta(excursion au Monte Sacro), puis Triebschen et Lucerne. HostilitdElisabeth. A lautomne, Lou von Salom sloigne.

    1883 Publication de Ainsi parlait Zarathoustra, un livre pour tous et pour per-sonne I et II. La premire partie est rdige en janvier, en une dizaine dejours, la seconde au printemps, la troisime lautomne. Intenses souf-frances au dbut de lanne, maux de tte, insomnies. Ses relations avecsa sur et sa mre quil cherche fuir se font de plus en plus tendues.Disputes avec son diteur (Schmeitzner), dont Nietzsche ne supportepas les positions antismites. Rupture avec Paul Re. Fianailles de sasur avec Bernhardt Frster, professeur de lyce, wagnrien, et anti-smite notoire. Sjours Rome, au lac de Cme, Sils-Maria, ainsiquen Basse Engadine. A lautomne, voyages Gnes, puis Spezia.Nietzsche dclare ne plus vouloir vivre en Allemagne, et surtout pas avecsa famille. Au mois de dcembre, il sinstalle Nice.

    1884 Publication de Ainsi parlait Zarathoustra, un livre pour tous et pour per-sonne III. Avec son Zarathoustra, Nietzsche pense avoir men la langueallemande sa perfection et accompli le troisime pas dcisif, aprsLuther et Gthe. Au mois de novembre, il conoit la quatrime partiede Ainsi parlait Zarathoustra. Lecture de Mickiewicz, Giordano Bruno,Stifter, Lou von Salom, Montaigne et Balthasar Gracian mais aussi denombreux auteurs franais, Flaubert et surtout Baudelaire. Nouvellesdisputes et brouilles avec sa sur, en raison de son antismitisme. Longssjours Nice, puis Venise, Zrich et enfin (durant tout lt) Sils-Maria. Zrich encore, Menton, de retour Nice la fin du mois denovembre. Rencontre de Meta von Salis, au mois de juillet, Zrich.

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    1885 Parution confidentielle de Ainsi parlait Zarathoustra IV, quatrime etdernire partie ( compte dauteur). Lecture de Montaigne, lAbbGaliani, Stendhal, Mrime, Paul Bourget (Nouveaux essais de psycho-logie contemporaine), Lou von Salom. Long sjour Nice (tout lhiver),puis Venise et enfin Sils-Maria (tout lt). Passe lautomne Naum-bourg et Leipzig, avant de retourner Nice. Procs avec son diteurSchmeitzner. Mariage de sa sur avec Bernhardt Frster (Nietzsche,condamnant leur plan de fonder en Amrique latine une colonie racialeallemande, ny assiste pas). Ses douleurs oculaires sont de plus en plusinsupportables. Intense sentiment de solitude et dabandon, dernirerencontre avec sa sur, avant son effondrement.

    1886 Publication de Par-del bien et mal, prlude une philosophie de lavenir,chez un nouvel diteur : Naumann. En aot, Fritzsch reprend touteluvre de Nietzsche. A cette occasion Nietzsche rdige des avant-propos pour toutes ses grandes uvres, ainsi que la cinquime partie duGai-Savoir. Rdition de La Naissance de la tragdie, ou : hellnisme etpessimisme, seconde dition, avec un essai dautocritique, mais aussi deHumain, trop humain I et II. Nietzsche conoit le plan dun nouveaulivre : La Volont de puissance, essai dune conversion de toutes les valeurs,en quatre livres. Il projette den rdiger une partie Corte. Sjours Nice, Venise, Leipzig, Naumbourg.

    1887 Rdition de Aurore, Le Gai savoir, Ainsi parlait Zarathoustra. Au moisde juin, diffrentes esquisses sur les thmes de lternel retour et du nihi-lisme. Rdaction en juillet de la Gnalogie de la morale, qui parat ennovembre. Nombreuses lectures, dont le Commentaire dpicure parSimplicius, Renan, Taine, Tocqueville, Montalembert, Bourget, etc.Mais surtout, dcouverte enthousiaste de luvre de Dostoevski, avecun profond sentiment daffinit. Nietzsche en compare leffet ce quefurent, pour lui, la rencontre de luvre de Schopenhauer, 21 ans, etcelle des livres de Stendhal, 35. Long sjour Nice, jusquau moisdAvril, puis Cannobio, sur les rives du lac Majeur, Zrich, Sils-Maria, Venise, et de nouveau Nice, lautomne.

    1888 Nietzsche change le titre de son projet qui devient la conversion desvaleurs . LAntchrist, quil rdige alors, est sens en constituer la pre-mire partie. Publie aussi Le cas Wagner, un problme pour musiciens.Rdaction du Crpuscule des Idoles, de LAntchrist, de Ecce Homo (quine sera publi quen 1908). Laudience de Nietzsche saccrot ltran-ger : G. Brandes, de Copenhague, lui consacre des cours. Strindbergaccueille, avec enthousiasme, Le cas Wagner. H. Albert traduit en fran-ais Ainsi parlait Zarathoustra. H. Taine recommande J. Bourdeau pourla traduction franaise des uvres de Nietzsche. Dernires lectures :E. de Roberty : Lancienne et la nouvelle philosophie. Essai sur les lois gn-rales du dveloppement de la philosophie, G. Brandes : La littrature dudix-neuvime sicle et ses principaux courants, Les esprits modernes, por-traits littraires du dix-neuvime sicle, Stendhal : Rome, Naples et Flo-rence, ainsi que les Lettres intimes, Strindberg : Les maris. Nietzsche faitsavoir G. Brandes quil projette de sintresser la psychologie deKierkegaard. Sjours Nice (jusquen avril), Turin, Sils-Maria (ce serason sixime et dernier sjour). Brouille dfinitive avec Rohde. Ruptureavec Malwida von Meysenbug. Retour enthousiaste Turin (Nietzschedcide de ne plus passer lhiver Nice).

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    1889 Publication de Nietzsche contre Wagner, dossier dun psychologue, Le Cr-puscule des idoles ou : comment philosopher coups de marteau. Le 3 jan-vier, attaque Turin. Nietzsche scroule sur la chausse. Dans les joursqui suivent (entre le 3 et le 7 janvier), il adresse Meta v. Salis, P. Gast,G. Brandes, J. Burckhardt, C. Spitteler, Cosima Wagner, Malwida v.Meysenbug et F. Overbeck ses derniers billets quon a retenus sous lenom de billets de la folie . Overbeck vient chercher Nietzsche Turinet le conduit Ble, o il est intern. Il sera ensuite pris en charge par samre Ina, puis Naumbourg. Son tat ne cessera plus alors desaggraver. Quelques rares moments de rpit lui permettront encore dejouer du piano ou de se promener.

    1894 Fondation des premires Archives Nietzsche Naumbourg, sous ladirection de la sur de Nietzsche qui entreprend, par la mme occa-sion la publication des uvres compltes de son frre. Cest elle qui enchoisit les orientations et les responsables.

    1896 Installation des Archives Nietzsche Weimar.

    1897 Mort de la mre de Nietzsche.

    1900 Mort de Nietzsche, le 25 aot.

    Chronologie ralise par Marc Crpon

  • Textesde Nietzsche

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    Le styledans les textesphilosophiques(printemps 1868)

    Lorsquil sagit de trancher la question du style, tout dpend de ce quonattend du philosophe.

    Si le but est la connaissance pure ou si lobjectif est la vulgarisation deconnaissances philosophiques.

    Si cet objectif est dinstruire ou ddifier.Voici ce quest lpoque de Schopenhauer : un sain pessimisme qui,

    larrire-plan, partage lidal dun srieux viril, un dgot de ce qui est creux,sans substance, un penchant pour ce qui est sain et simple.

    En regard de Kant, Schopenhauer est le pote ; par rapport Goethe, il est lephilosophe.

    Par rapport Kant, il est naf et classique.Mais il a vraiment un style : tandis que la plupart des philosophes nen ont

    pas, et que certains nient que les sciences comme les mathmatiques, la logique,etc., puissent en avoir un.

    On peut assez souvent dterminer quand il innove, quand il devient fluide etquand il fait un saut gnial.

    Mme les jugements de Schopenhauer ont leur originalit : bien des chosesqui, titre de legs transmis tous, se sont trop mousses et sont dsormaisplates, apparaissent chez lui comme autant de crations. Il a su purifier des mon-naies mprises et retrouver leur or brillant.

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    Schopenhauer est le philosophe dune Allemagne rgnre ; dans cettemesure, il dpasse de beaucoup les limites de son poque qui commence seule-ment de se rapprocher de lui. Il est plus lucide que son poque, en mme tempsplus sain, mais aussi plus beau et plus idal quelle, et, surtout, plus vridique. Ilest le philosophe le plus vridique : il est celui qui sait le plus puissammentsallaiter auprs des autres penseurs.

    Pour Schopenhauer, la philosophie est une imptueuse pulsion.

    Traduit de lallemand par Marc de Launay

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    Sur Schopenhauer

    Tentative dexpliquer le monde en le ramenant un facteur hypothtique.La chose en soi revt lune de ses formes possibles.La tentative est un chec.Schopenhauer ne la tient pas pour une tentative.Elle a permis de rendre accessible sa chose en soi.Quil nait pas lui-mme vu cet chec sexplique par son refus de percevoir

    que lobscure contradiction se situait dans la rgion o lindividuation sinter-rompait.

    Il se mfiait de son propre jugement.Citations.

    Lobscur instinct, manifest travers une structure de reprsentation, servle en tant que monde. Cet instinct ne sabolit pas avec le principium indivi-duationis.

    I

    La page de titre du Monde comme volont et comme reprsentation nous rvledj ce que Schopenhauer revendique davoir offert lhumanit grce cetouvrage.

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    A la question nostalgique que se posent tous les mtaphysiciens, et queGoethe formule ainsi : La nature naurait-elle pas tout de mme un fonde-ment ? , il rpond audacieusement oui : et afin que cette connaissance nouvellene manque pas de frapper avec vidence nos regards, telle une inscription aufronton dun temple, il a grav sur la premire page de son livre ce titre, lemonde comme volont et comme reprsentation, clef de lantique nigme cardi-nale de lunivers.

    Cette prtendue solution, la voici :Pour comprendre tranquillement en quoi consiste la solution et le pouvoir

    explicatif de cette formule, il sied de la transposer sous une forme moiti image.La volont sans fond, sans intelligence, se rvle, travers une structure de

    reprsentation, comme monde.Si nous soustrayons de cette formule tout le legs que Schopenhauer doit au

    grand Kant, et ce quil na cess non sans emphase ni sincrit de respecter en lui,reste le seul mot de volont et ses prdicats. Un terme donc dj trs marquet de vaste extension sil est destin dfinir une rflexion qui entend si nette-ment dpasser Kant, que son inventeur a pu dire delle quil la tenait pour ceque trs longtemps on avait cherch sous le nom de philosophie et dont ladcouverte tait par consquent juge, par ceux qui savent lhistoire, aussi peuvraisemblable que celle de la pierre philosophale.

    A cet gard nous nous rappelons que Kant lui aussi considrait que lagrande, la plus grande et la plus riche action de sa vie avait t la dcouverte, nonmoins discutable, qui rsultait de sa table des catgories, tarabiscote la manirescolastique. Nanmoins, il y a entre Kant et Schopenhauer cette diffrence carac-tristique : aprs en avoir termin avec ce qui fut le plus difficile quon aitjamais entrepris au service de la mtaphysique , Kant se considrait lui-mmeavec tonnement comme une force naturelle se manifestant avec une soudainebrutalit, et ressentait comme une grce le fait dapparatre comme un rforma-teur de la philosophie , tandis que Schopenhauer a toujours su quil ne devait satrouvaille prtendue qu la gniale circonspection et la capacit intuitive deson intellect.

    Les erreurs des grands hommes sont dignes de respect parce que plusfcondes que les vrits des mdiocres.

    Si maintenant nous procdons lanalyse de la formule cite plus haut, lecur du systme schopenhaurien, afin de le mettre lpreuve, loin de nouscependant lide de serrer de prs son auteur pour brandir ses yeux les lmentsde ses dmonstrations et, haussant les sourcils, lancer finalement la question desavoir comment il pouvait bien se faire que quelquun ait de telles prtentionsfondes sur un systme qui fait eau de toutes part.

    II

    En fait, il ne faut pas se dissimuler que cette formule, mise en avant en tantque noyau du systme de Schopenhauer, peut tre critique fructueusement dequatre points de vue.

    1. Le premier et le plus gnral, qui nest dirig contre Schopenhauer quedans la mesure o il nest pas all au-del de Kant prcisment l o ctait nces-saire, vise le concept de chose en soi et ny voit, pour parler comme Ueberweg,quune catgorie cache .

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    2. Mais, mme si lon donne quittus Schopenhauer de vouloir suivre Kantsur cette voie prilleuse, ce quil substitue linconnue kantienne, la volont, nersulte que dune intuition littraire, alors que les preuves logiques recherchesne peuvent satisfaire ni Schopenhauer ni nous (cf. Le Monde..., I).

    Troisimement, nous sommes contraints de nous inscrire en faux contre lesprdicats dont Schopenhauer dote son concept de volont et qui militent troprsolument en faveur dun pur et simple impensable, de mme quils sont entire-ment tirs de lopposition au monde de la reprsentation ; alors que, entre chose ensoi et phnomne, le concept dopposition na aucun sens.

    4. Quoi quil en soit, et contre ces trois objections, il serait possible de fairevaloir une perspective offrant une triple potentialit : en fait, il ne peut y avoir dechose en soi autrement que sur le plan de la transcendance o prcisment tout cequi est jamais sorti dun cerveau philosophique est possible. Cette chose en soipossible peut tre la volont : une possibilit qui, parce quelle ressortit larticula-tion de deux autres possibilits, nest encore que la puissance ngative de la pre-mire possibilit : autrement dit, elle est dj un grand pas accompli vers le pleoppos, limpossibilit. Nous renforons encore ce concept dune possibilit tou-jours dcroissante si nous lui accordons les prdicats de la volont que supposeSchopenhauer : prcisment parce quune opposition entre chose en soi et phno-mne est, certes, indmontrable, mais nanmoins pas impensable. Il est certainque toute pense morale devrait sinsurger face un tel nud de potentialits ;mais on pourrait quand mme rtorquer cette objection morale que le penseur,plac devant lnigme du monde, na prcisment pas dautre moyen que deconjecturer, cest--dire de nourrir lespoir quun moment de gnie lui mettra laformule sur les lvres, lui donnera la clef de ce texte, offert tous et pourtant ind-chiffrable, que nous appelons le monde. Cette clef est-elle le mot volont ?

    Cest l loccasion de notre quatrime critique. La trame fondamentale deSchopenhauer semmle entre ses propres mains : pour une trs petite part, enraison dune certaine inhabilet tactique de son auteur, mais, pour lessentiel,parce que le monde ne se laisse pas aussi facilement articuler dans le systme queSchopenhauer lavait espr lorsquil tait port par lenthousiasme initial de sadcouverte. A son ge, il se plaignait de ce que le problme philosophique le plusdifficile ntait pas non plus rsolu par sa propre philosophie. Il entendait par lle problme des limites de lindividuation.

    III

    Cest ensuite un certain type de ces contradictions qui grvent le systme deSchopenhauer qui va nous occuper essentiellement ; un type de contradictionsdcisives et presque invitables qui, gisant, en quelque sorte encore dans le seinde leur mre, fomentaient dj la guerre contre elle et dont, peine taient-ellesnes, le premier geste fut de tuer leur gnitrice. Elles ont trait pour lessentiel auxlimites de lindividuation, et leur

    relve des questions abordes

    dans la troisime objection. La volont, comme chose en soi, dit Schopenhauer (Le Monde..., 23), est

    absolument diffrente de son phnomne et indpendante de toutes les formesphnomnales dans lesquelles elle pntre pour se manifester, et qui, parconsquent, ne concernent que son objectivit, et lui sont trangres. Mme laforme la plus gnrale de la reprsentation, celle de lobjet, par opposition avec lesujet, ne latteint pas, encore moins les formes soumises celle-ci, et dont lexpres-sion gnrale est le principe de raison, auquel appartiennent lespace et le temps et,

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    par consquent, la pluralit qui rsulte de ces deux formes et qui nest possible quepar elles. Sous ce dernier point de vue, jappellerai lespace et le temps, suivant unevieille expression scolastique, principium individuationis. Ce qui surprend danscette explication, dont nous rencontrons maintes variantes tout au long des critsde Schopenhauer, cest son ton dictatorial qui nonce toute une srie de prdicatsngatifs propos de cette chose en soi absolument extrieure la sphre de laconnaissance, ce qui, par consquent, ne saccorde nullement avec laffirmationselon laquelle la chose en soi ne saurait relever de la forme la plus gnrale de laconnaissance : tre un objet pour un sujet. Schopenhauer le dit lui-mme (LeMonde..., II, 22) : La chose en soi (...) qui, par dfinition, nest jamais un objet parce que tout objet nest dj plus que son phnomne, et non elle-mme abesoin, sil faut nanmoins la penser objectivement, demprunter nom et concept unobjet, quelque chose dobjectivement donn, par consquent lun de ses phno-mnes. Schopenhauer rclame donc que quelque chose qui jamais ne saurait treun objet puisse nanmoins tre pens objectivement ; mais ainsi nous ne parve-nons qu une objectivit fictive puisque quune inconnue insaisissable et totale-ment opaque est revtue de prdicats comme de vtements composites emprunts un monde qui lui est tranger, le monde phnomnal. Ce qui est donc exig,cest que nous prenions les vtements demprunt, en loccurrence les prdicats,pour la chose en soi : cest ce que veut dire la phrase sil faut nanmoins la penserobjectivement, elle a besoin demprunter nom et concept un objet . Le conceptde chose en soi , parce quil doit tre tel quil est , est subrepticement cart,et cest un autre quon nous impose.

    Le signe et le concept emprunts sont prcisment la volont parce quelleest la manifestation la plus patente de la chose en soi, le phnomne le plus dve-lopp, immdiatement rvl par la connaissance . Mais cela ne nous avance enrien pour ce qui nous intresse : plus important est, nos yeux, le fait quelensemble des prdicats de la volont soit emprunt au monde phnomnal. Ilest vrai que, de temps en temps, Schopenhauer tente de montrer que le sens deces prdicats est tout entier insaisissable et transcendant (cf. Le Monde..., III) : Lunit de cette volont, en quoi nous avons reconnu que rsidait lessence ensoi du monde phnomnal, est dordre mtaphysique, donc transcendante laconnaissance elle-mme, cest--dire quelle ne dpend nullement des fonctionsde notre intellect et que ce dernier nest pas vritablement en mesure de la sai-sir. Cf., sur ce point, Le Monde..., II, 22-23. Mais tout le systme de Scho-penhauer, et tout particulirement son premier expos dans le premier livre duMonde comme volont..., nous persuadent que son auteur, lorsque cela luiconvient, sautorise un usage immanent, humain et nullement transcendantal delunit de la volont, de mme que, en fin de compte, il na recours au registretranscendantal que lorsque les lacunes du systme lui apparaissent trop criantes.Il en va donc de l unit comme de la volont : ce sont des prdicats de lachose en soi dduits du monde phnomnal, parmi lesquels ce qui est le curvritable, le transcendantal prcisment, svanouit. Ce qui vaut justement pourles trois prdicats que sont lunit, lternit (cest--dire la non-temporalit) et lalibert (cest--dire la non-causalit), vaut galement pour la chose en soi : ilssont tous sans exception indissociablement lis notre complexion, de sorte quilest extrmement douteux quils puissent avoir le moindre sens hors de la sphrede notre connaissance. Quils doivent cependant tre les attributs de la chose ensoi, sous prtexte que les attributs contraires dominent au sein du monde phno-mnal, cela, ni Kant ni Schopenhauer ne nous le dmontreront ; ils nont vrai-semblablement jamais t en mesure de le faire ; le second en raison du fait quesa chose en soi, la volont avec ses trois attributs, ne peut ni se tirer daffaire ni se

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    suffire elle-mme puisquelle est sans cesse contrainte demprunter au mondephnomnal, donc dimporter chez elle les notions de pluralit, de temporalit etde causalit.

    Il a, en revanche, parfaitement raison lorsquil dclare (cf. Le Monde..., II, 17) que ce nest pas du dehors quil faut partir pour arriver lessence deschoses ; on aura beau chercher, on naboutira qu des fantmes ou des for-mules .

    IV

    La volont se manifeste ; comment se manifeste-t-elle ? Ou, pour poser laquestion en dautres termes, do provient la structure de reprsentation au seinde laquelle la volont se manifeste ? Schopenhauer rpond en employant unetournure qui lui est propre o il dfinit lintellect comme la de lavolont : Le stade suprieur quest le dveloppement de cerveau est appel parle besoin toujours croissant et toujours plus complexe des manifestations corres-pondantes de la volont. (Le Monde..., II, 18 et Supplments, chap. XXII) Lemoi conscient et connaissant est donc fondamentalement tertiaire puisquilprsuppose lorganisme et, ce dernier, la volont. (Le Monde..., Supplments,chap. XXII). Schopenhauer simagine ainsi une succession volutive de manifes-tations de la volont, accompagne de besoins vitaux en progression constante :afin de les satisfaire, la nature met en uvre une succession correspondante demoyens parmi lesquels figure aussi lintellect, depuis la sensation la plus confus-ment tnue jusqu la lucidit la plus extrme. Une telle conception prsupposeun monde phnomnal davant le monde des phnomnes, sil faut maintenir lalettre mme de ce que dit Schopenhauer de la chose en soi. Avant mme lappari-tion de lintellect, on peut observer le principium individuationis, la loi de causa-lit, en pleine activit. La volont sempare frntiquement de la vie et cherchepar tous les moyens se manifester ; elle commence modestement par des tapestoutes infrieures et sort en quelque sorte peu peu du rang. Dans ce secteur dusystme schopenhaurien, tout sest dj dissout en mots et mtaphores : toutesles dterminations originaires de la chose en soi, et presque jusqu la mmoire,ont disparu. Et lorsque la mmoire rapparat nanmoins, elle ne fait que mettreen pleine lumire la contradiction acheve. Parerga et Paralipomena, II : Lesprocessus gologiques terrestres antrieurs toute vie nont jamais t prsentspour aucune conscience : ni dans la leur propre, car ils nen ont jamais eu, nidans une autre, car il ny avait personne. Par consquent [...], ils ntaient toutsimplement pas, car quel sens aurait le fait quils ont eu lieu ? Il ny a rien l aufond que dhypothtique ; en effet, si, ces poques primitives, il y avait eu uneconscience, ces processus sy fussent reprsents ; cest ce quoi nous conduit leregressus des phnomnes ; lessence de la chose en soi impliquait donc quelle semanifeste travers de semblables processus. Ils ne sont rien dautre, dit Scho-penhauer sur la mme page, que des traductions dans le langage de notre intel-lect intuitif . Mais demandons-nous, aprs ces considrations prudentes, quelle condition lapparition de lintellect a-t-elle t jamais possible. Lexistencede ltape immdiatement antrieure lapparition de lintellect est pourtant toutaussi hypothtique que celle des autres tapes antrieures, cest--dire quelle napas eu lieu puisquaucune conscience ntait prsente. A ltape suivante, lintel-lect doit donc tre apparu, autrement dit, dun monde non existant, cest toutsoudain et immdiatement que doit avoir surgi la fleur de la connaissance. Enmme temps, il faut que cela ait eu lieu au sein dune sphre dpourvue de tem-

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    poralit et despace, sans la mdiation de la causalit : or ce qui provient dunmonde ainsi dmondanis doit ncessairement, daprs Schopenhauer, tre unechose en soi. De deux choses lune : ou bien lintellect est un nouveau prdicatternellement corrlatif de la chose en soi, ou bien il ne peut y avoir dintellectcar il ny a jamais pu y avoir dintellect.

    Or, il existe un intellect : par consquent, il ne saurait tre un instrument dumonde phnomnal, comme lexige Schopenhauer, il ne peut donc tre quechose en soi, cest--dire volont. La chose en soi schopenhaurienne serait donc la fois principium individuationis et fondement de la ncessit ; en dautrestermes, le monde existant. Schopenhauer voulait dcouvrir linconnue dunequation, or le rsultat de son calcul, cest cette inconnue elle-mme ; il ne ladonc pas trouve.

    V Ides.VI Caractre.

    VII Tlologie et opposition.

    VIII

    Il faut remarquer avec quelle circonspection Schopenhauer esquive la ques-tion de lorigine de lintellect : ds que lon parvient dans lorbite de cette ques-tion et que lon espre secrtement quil va la traiter, il se drobe dans une sortede brouillard, bien quil soit patent que lintellect au sens schopenhaurien pr-suppose dj un monde prisonnier du principium individuationis et des lois de lacausalit. Pour autant que je sache, il est au moins une fois sur le point den fairelaveu, mais il le ravale de si trange manire quil nous faudra par la suite y reve-nir. Le Monde..., Supplments, chap. XXII : Si, dans cette mthode rgressivedenvisager objectivement lintellect, nous poussons le plus loin possible, noustrouverons que la ncessit, ou le besoin de la connaissance en gnral, nat de lapluralit et de lexistence spare des tres, cest--dire de lindividuation. Carsupposons quil ny ait quun seul tre ; une telle connaissance ne sera pas nces-saire, puisquil ny a rien qui diffre de cet tre mme et dont lexistence doivepasser mdiatement en lui par la connaissance, cest--dire par limage et leconcept. Cet tre unique serait lui-mme le tout dans le tout, consquemment ilne lui resterait rien connatre, je veux dire rien dtranger qui puisse tre saisipar lui comme objet. Avec la pluralit des tres, au contraire, chaque individu setrouve isol de tous les autres, et de l nat la ncessit de la connaissance. Le sys-tme nerveux, au moyen duquel lindividu animal prend dabord conscience delui-mme, est limit par la peau : mais ce systme slevant dans le cerveaujusqu devenir intellect franchit cette limite grce la forme cognitive de la cau-salit, et ainsi nat en lui lintuition, comme la conscience dautres choses,comme une image des tres situs dans lespace et le temps, et qui se modifientconformment la loi de causalit.

    Traduit de lallemand par Marc de Launay

    Ces notes de Nietzsche ont t rdiges entre octobre 1867 et avril 1868. Le manuscrit occupe les pages 118-133,135-139, 146-148 du cahier P I 6, couverture gris sombre, format 10 16, 176 pages, qui contient, en outre, desnotes pour des travaux philologiques (sur les Sept Sages et sur Dmocrite). Nous avons utilis, pour la traduction,ldition critique Beck des uvres de jeunesse (5 vol., Munich, 1934, H. J. Mette et K. Schlechta, eds.), vol. III,p. 352-361.

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    Notes philosophiques(automne 1867 printemps 1868)

    Pour une histoire des tudes littraires dans lAntiquit et dans les tempsmodernes

    La grande pense, cest lindividu seul qui la produit.Les convictions des masses ont toujours quelque chose dinachev et de vague.En revanche, les instincts de la masse sont plus puissants que ceux de lindi-

    vidu.Celui qui doit prsenter le cycle et le dveloppement des ides dpoques

    entires, doit toujours tenir compte de la btise et de la crainte quinspire la tota-lit.

    Conduire des peuples signifie mettre des instincts en branle afin de raliserune ide.

    Il en va de mme en pdagogie.Ce qui pour les uns est instinct, est souvent pour les autres une intuition, un

    concept.Une histoire de la pense oppose une histoire des instincts.La vie thique et les reprsentations thiques ne sont pas ncessairement

    parallles.Une critique de la Potique dAristote na pas encore t envisage. Il passe

    toujours pour protagonists. Il faut commencer avec la tragdie.

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    Un certain nombre dintuitions sont produites par linstinct, par ex. Dieu,etc., cest--dire par le besoin. Ici lerreur est quasiment invitable, mais une rfu-tation conceptuelle nest pas assez forte pour dpasser lintuition. Il convientdradiquer le besoin par le besoin.

    Cela vaut galement pour lhistoire. Le besoin dtre actif intellectuellementpousse beaucoup dhommes vers elle. Lavantage quelle procure tient en grandepartie ce quelle vous occupe.

    De faon gnrale, il en va de mme avec la philosophie, les sciences natu-relles, etc.

    Mais si ces tudes sont profitables, cest avant tout parce quelles prserventles hommes de procder des exprimentations avec dautres hommes, desrformes sociales ou autres choses du mme ordre. Par ailleurs, ce sont en gnraldes activits honorables.

    Il est terrible de penser quun grand nombre dintelligences moyennes ont encharge des affaires vraiment dcisives.

    Cela tmoigne de la mdiocrit et de la passion de toutes les aspirations poli-tiques dans la masse. Il en va de mme avec les questions thologiques.

    Quoi quil en soit, il nest pas inutile de dpouiller un peu la science de sonmanteau combien splendide1 . Un peuple sain comme les Grecs ne laconnat que dans une faible mesure. Nous ne nions pas son utilit, mais celui quiguide le peuple doit savoir que la masse ne doit pas tre trop abreuve de cegenre de choses. Que lon fasse la guerre tout ce qui limite ltre humain, maispas pour lui enseigner dtruire les besoins par les ides. Bref, que lon trans-forme les besoins, on laissera la masse le soin de rechercher sa satisfaction.

    Que lon transforme par exemple les grands besoins religieux en besoinsthiques. Les besoins politiques en lans gnreux. Les besoins de jouissance enbesoins esthtiques. Mais lentement. Cest un non-sens de vouloir inspirer unbuveur deau de vie le sens de la beaut pour les belles statues. Mais non le sensde la bire et de la politique.

    Tout individu qui rpond un besoin de son poque, devrait pouvoircompter sur sa gratitude.

    Mais il y a des besoins qui ne sont dabord quimplants, et dont les auteursne rcoltent habituellement quincomprhension et ingratitude. Qui leur avaitdit, en effet, de susciter de nouveaux besoins ?

    De nos jours on surestime lhistoire. Quon la pratique est naturel. Car cestun instinct qui est lorigine de son existence. Peut-tre aussi que lhomme poli-tique ou le diplomate en tire quelque chose. Nous autres sentons trs bien quedvelopper des ides qui sont attestes ici et l par quelques faits isols a quelquechose de schmatique. Les faits historiques ont quelque chose de ptrifiant quivoque la tte de Mduse dont le malfice ne svanouit que devant lil dupote. De ces blocs que sont les faits historiques, nous devons dabord tirer desstatues.

    La science a quelque chose de la mort. Lthique en particulier, nuit aux qua-lits de lhomme.

    Linstinct pour bien agir est l : simplement on ne doit pas vouloir lecontempler. Cest Amour et Psych.

    Lhistoire est donc ainsi, telle que je lai dcrite ici, rien quune histoire desmasses : au regard de laquelle lindividu isol na dinfluence quautant quil a agisur la masse.

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    Mais de faon gnrale, lhistoire soppose la philosophie.Lexamen des besoins enchevtrs soppose lexamen dun besoin individuel

    et isol.Elle a pourtant cela en commun avec les sciences naturelles.A la fin il ny a plus quune faon dobserver les choses qui est scientifique.Un autre mode dobservation sattache la volont. Par ex. 10 pommes dif-

    frentes pour lenfant, pour le peintre et pour le spcialiste des sciences natu-relles.

    La troisime faon dobserver est celle de lartiste.

    Trois instincts : instinct de connaissance et instinct thique, instinct sensuel,instinct des formes.

    Lhistorien organique2 doit tre pote : en tous cas il est gnant quil ne lesoit pas.

    Les lois de lhistoire ne se meuvent pas dans la sphre de lthique. Le pro-grs nest en aucun cas une loi de lhistoire, ni le progrs intellectuel, ni le pro-grs moral, ni le progrs conomique.

    Les prodromes de la chrtient dans le monde paen est un thme favoripour les constructeurs de lhistoire.

    La rgularit nexiste que pour lesprit dun observateur qui est capable deporter son regard au-del de ce qui est trop singulier. Ce nest pas une rgularitrationnelle, mais simplement le mme et unique instinct qui se manifeste tra-vers des matriaux diffrents.

    Le devoir de lhistorien est donc de savoir reconnatre les aspirations, cellesde la grande masse : celles-ci sont souvent nes des esprits forts. Cette valeur, cesont les fortes personnalits qui lont : les unes comme vhicules des besoins de lamasse, les autres, moins nombreux, comme crateurs de nouveaux besoins.

    Les vnements, que ce soient ceux de lindividu ou ceux de lhistoire, nesuivent pas un cours ncessaire, cest--dire le cours dune ncessit rationnelle.

    Il va de soi que tout ce qui arrive procde dune cause, et que cette chane nesinterrompt pas. Cette ncessit na rien de sublime, rien de beau, rien derationnel.

    Par ex., un homme qui peut rendre heureux un peuple ou une famille estabattu par la chute dun arbre. On a affaire, dans ce cas, une relation de cause effet, mais non quelque chose de rationnel.

    Cet enchanement prtendu naturel de la ncessit3, aucun historien ne peutle dmontrer. Car nous ne pouvons pas mme le faire en ce qui concerne nosexpriences personnelles.

    Montrer le grand cours de la ncessit, comme le veulent certains, cest unechimre.

    Nous pouvons, en revanche, mettre au jour des maillons de la premirechane de la ncessit ; mais celle-ci ne tarde pas se rompre.

    Or dans le tout, nous retrouvons souvent quelques petites squences isolesde la chane. Nous les rapprochons et nous essayons dy retrouver les causesrgissant lensemble des besoins humains, et qui provoquent de tels phnomnes.

    Bref, nous usons prsent dune mthode qui relve des sciences naturelles,nous reconnaissons une rgularit qui ne se manifeste pas dans lobservation delobjet isol.

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    Cest de cette faon que nous en arrivons lintelligence des lois de notrecomportement, cest--dire de notre caractre, en combinant un grand nombrede faits isols.

    Simplement, une erreur dobservation en histoire est plus probable quuneerreur dobservation des caractres4.

    Mais lon doit souligner surtout combien les petites squences de la chanesont courtes.

    Le sceptique peut toujours contester lexistence des lois. Il ny a aucune causesemblable, peut-il affirmer, et de ce fait aucun effet semblable, et cest juste.Toute galit est imaginaire. Il en va pourtant exactement de mme dans lanature qui possde nanmoins sa propre rgularit.

    Ferd. Chr. Baur5 : Depuis quil existe aussi une critique de la connaissance,celui qui aborde lhistoire non sans une certaine culture philosophique, doitsavoir distinguer les choses en soi et les choses telles quelles nous apparaissent, etne doit pas ignorer que nous ne pouvons les atteindre que par le moyen de notreconscience. Cest ici que se trouve la grande diffrence entre lobservation pure-ment empiriste et lobservation (purement) critique, et cette dernire prtenddautant moins substituer quelque chose de purement subjectif ce qui est objec-tif, quelle tient au contraire ne considrer comme pure objectivit de la choseelle-mme, rien de ce qui nest que de nature subjective : elle veut seulementscruter dun il plus perant la nature de la chose.

    En revanche : les choses en soi ont quelque chose dabsolument inacces-sible6 .

    Le mdium travers lequel lhistorien peroit les choses, sont ses propresreprsentations (ainsi que celles de son poque), et celles qui sont inhrentes sessources.

    Baur croit au contraire que le processus cach de lhistoire se laisse entrevoir ;il ne veut pas seulement dchirer les deux enveloppes, celle de lpoque et celledes sources, mais aussi lcorce paisse et impntrable qui recouvre les choses ensoi.

    Il prtend tre plus efficace quun philosophe observant un phnomne quise droule sous ses yeux : alors que celui-ci ne peut pas entendre lherbe pousserparce quil est sourd comme tous les autres tres humains, Baur, lui, prtend toutde mme lentendre quand on lui dit que lherbe pousse ici et l.

    Nous avons dj assez faire, oui peut-tre plus faire que ce qui est pos-sible, lorsque nous cherchons supprimer la subjectivit du phnomne quenous observons, et celle de nos sources : lobjectivit vers laquelle nous ten-dons, que nous nous efforons datteindre, est loin dtre objective, et il sen fautde beaucoup. Ce nest que de la subjectivit un degr suprieur7.

    Quest-ce que lhistoire, si ce nest la lutte dintrts infiniment divers etinnombrables afin de rester vivant8 ?

    Les grandes ides dans lesquelles daucuns croient saisir cette lutte, nesont que les reflets affaiblis de grands ou petits esprits nageant sur une merconfuse. Ils ne dominent pas la mer mais embellissent souvent la vague pour lildu spectateur. Mais il importe peu que la lumire provienne de la lune, du soleilou de la lampe : la vague est dans le meilleur des cas plus ou moins fortementclaire.

    Le problme est le suivant : comment, partir dune lumire, faire un feuqui puisse dvorer les vagues ? Ou bien : comment transformer de grandes idesen volont ?

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    Ce qui peut tre aussi de la folie. Chacun peut en faire lexprience dans savie.

    La pense veut aussi exister. Malheureusement souvent, et bien plus souventque pour les instincts, les conducteurs de cette sorte dlectricit sont mauvais.

    Donner satisfaction des besoins signifie russir, et vice-versa. Mais danslhistoire, comme dans la vie de lindividu, les besoins changent. Les besoins dontla satisfaction est proprement patente, et qui se manifestent dans les guerres, leslittratures, etc., ne sont pas, pour cette raison, les plus importants. Un morceaude pain est toujours plus important quun livre.

    volution de la science historique chez les Grecs.

    Reprsentations alexandrines et pripaptitiennes qui ont eu beaucoupdinfluence sur lhistoriographie.

    Littrature indpendamment de son histoire.Quand se manifeste la premire ncessit ? Dans quel genus litterarum au plus

    tard ?

    Les premiers travaux sonta) pangyriques (galement dans un intrt gnalogique)b) critiques

    La littrature considre sous dautres points de vue, par ex. du point de vuemoral.

    On doit pouvoir jouir de toute uvre dart vritable sans prsupposs histo-riques.

    En revanche, il existe des crits dont tout lintrt rside dans leur situationhistorique.

    Lhistoire de la littrature considre aussi bien luvre dart que louvrage demoindre qualit, dans la mesure o elles sont reprsentatives de lpoque.

    Elle tablit ainsi un rapport avec ce qui est rat, ou du moins elle donne ausside limportance ce qui est ngligeable.

    Lapprciation esthtique ne prolonge la vie que de peu dcrits ; lapprcia-tion historique les prolonge tous.

    Elle est en cela comme lhistoire naturelle : ce nest quen second lieu quellese demande si un objet est beau, elle se demande dabord sil reprsente genre, et lequel.

    Notes sur le mmoire concernant Dmocrite.

    Partout, et dans lhistoire du matrialisme galement, apparat le principeselon lequel la ligne droite nest pas toujours la plus directe.

    A propos de la relation entre Leucippe et Dmocrite. On est toujourstrs prudent lorsquil sagira de statuer face des revendications de priorit.Certes, cest dun grand intrt de concevoir une conception entirement nou-velle : mais le plus grand intrt est de lui taper dessus pour quelle envoie destincelles dans toutes les directions. La sagesse de la rflexion silencieuse quidemeure enferme dans le cabinet de travail, a, dans lhistoire des sciences, peude droit la reconnaissance.

    On ne devrait pourtant pas chez Dmocrite mconnatre lidaliste. Songrand principe demeure : la chose en soi est inconnaissable , et cela le spare tout jamais de tous les ralistes9. Il croit cependant lexistence de cette chose. Ilen dduisit aussitt quelques qualits, distinguant entre les qualits premires et

  • 38

    les qualits secondes des choses. Espace, temps, et causalit sont autant daeternaeveritates10.

    Dmocrite est qualifi d homme cultiv et de mathmaticienaccompli11 Cic. de finibus I VI12.

    Pri eidlon a pour sous-titre pri pronoias, parce que lafflux des eidla nefait pas seulement surgir la vision mais aussi la pense .

    Il semblait picure que la (terre) le soleil avait deux pieds de large . Cic.de fin. I.VI., car son primtre est, son avis, tel quil apparat, ou un peu plusgrand ou un peu plus petit . Il tablit des critres pour tout de la manire sui-vante, si on avait obtenu de ceux-ci quelque chose de faux au lieu du vrai, toutjugement sur le vrai ou le faux serait alors aboli.

    Lthique de Dmocrite est dfinie par Cic. de fin. V. 8 comme senti-ment de scurit , en quelque sorte mer calme de lme .

    Il plaait la vie de lme dans la connaissance des objets, il a voulu, grce une explication de la nature, atteindre la tranquillit de lme. Cest pourquoi ilnomme euthumia et atambia13, le plus haut bien14. de fin. V. 2915.

    A propos de la vertu il a dit peu de choses, et encore pas assez dveloppes.Ce nest que plus tard quil a commenc importer, dans cette ville, lesrecherches de Socrate pour les prsenter. V. 2916.

    La physique de Dmocrite doit pouvoir tre entirement reconstitue partir des vestiges picuriens17.

    Cic. de fin. IV.518 dit moi, de mon point de vue, tiens galement picure,au moins pour ce qui est de son enseignement sur la nature, pour du pur Dmo-crite. Il en modifie peu de choses et maintient bien des ides il dit la mmechose sur la plupart des objets et bien entendu aussi sur les objets les plus impor-tants . Cest dans cette perspective quil faut considrer Lucrce.

    Les sens enseignent absolument la vrit daprs picure, cf. defin. I.1919. Cela ntait pas ce que pensait Dmocrite. picure a quitt lato-misme pour se diriger vers le ralisme. Daprs Dmocrite, nous ne parvenonsabsolument pas la vrit20. Sext. Emp. adv. math. L. VII. 135 Dmocri-tos...

    Pour une histoire des tudes littraires

    On a tendance survaloriser la science. On na pas lobligation de servirdabord la science, ensuite soi-mme, cest exactement le contraire. Voil ce quilfaut dire aux tudiants afin quils orientent leurs tudes selon ce prcepte. Siquelquun jouit dun surplus de forces intellectuelles, il se tournera, une fois sesbesoins subjectifs satisfaits, vers les besoins de lhumanit. Le contraire estcruaut et barbarie.

    La plupart des philologues sont des ouvriers dusine au service de lascience. La tendance a disparu qui consistait concevoir un ensemble plus vasteou faire surgir de plus vastes perspectives. Au contraire, la plupart travailleavec une inbranlable tnacit sur un minuscule rouage. Il leur suffit dtre lesmatres dans tel troit domaine, alors que pour le reste des problmatiques deleur propre discipline et pour ce qui est de la philosophie dans son ensemble,ils sont comme le vulgaire.

    Une histoire des tudes littraires qui prendrait spcialement en comptelAntiquit classique est un devoir auquel devra se plier un jour un philologuehonnte et intelligent. Je pense une prsentation claire des points dhistoire

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    devenus fconds et partir desquels on considre lAntiquit, et qui comprendtoutes les absurdits avances sur cette question ; bref, ces limites entre les philo-sophmes et lhistoire de la littrature. A ce propos, il est ncessaire de juger lachane des thormes que lon a tablis propos de lhistoire.

    Un principe en ressort. A toutes les poques on a accord aux potes et auxcrivains du pass le mme rang et la mme importance quaux contemporains.La recherche philologique est le reflet des reprsentations des potes actuels.

    Influences sur lhistoire des ides littraires

    a. Les potes, crivains contemporains etc. leur situation, leurs buts, leursvisions esthtiques.

    b. Les philosophmes dominants (vel. religions) (vel. thique).c. La manire contemporaine dapprcier lhistoire et de la pratiquer.d. La situation et les tudes des littrateurs eux-mmes. Il faut prendre en

    compte les auteurs favoris des poques et des diffrents courants.e. La capacit plus ou moins grande chez un peuple, daccepter la fois

    ltranger et le pass.Lhistoire de la question homrique est poursuivre travers toutes les

    poques, sous ces 5 points de vue : y compris le chant damour, le chant popu-laire, le drame.

    Got pour la posie indienne. Ncessit mystique et qute dallgories.Rationalisme. Optimisme et pessimisme.

    Le mme reconnat le mme. Il faut dmontrer que tout grand point de vuelittraire est le fait des grands esprits apparents : ce qui donnerait une bellepreuve de ce qua de pitoyable lintellect en gnral. Il ne peut crer aucunegrande uvre : de plus, il ne peut mme pas la distinguer parmi les autres. Legrand canon des classiques a t peu peu cr par les classiques eux-mmes. Lesttes moyennes ont un norme besoin de matriau pour comprendre leurscrivains ; parce que justement ils veulent comprendre le contenu, et que detoutes faons ils ne peuvent pas comprendre davantage. Do lextension destudes littraires. Il nest donc ni dans leur intention ni en leur pouvoir dereconnatre les esprits originaux in gurgite vasto 21. Ils prfrent au contraire uneconnaissance historique , cest--dire quils rangent les grands esprits dans unelongue suite qui est compose desprits de leur trempe. Ils refusent toute dif-frence absolue, mais tolrent uniquement une diffrence de degr. Puis ilstentent de dmontrer que lexistence du grand esprit est ncessaire cest--dire, non seulement explicable par lpoque et par le contexte, mais aussi commeson produit oblig : ils forcent alors le grand esprit passer par dodieusesfourches caudines.

    Enfin, ils veulent autant que possible se rfrer ce quil y a de faible, deprissable et de mauvais chez la grande individualit22, afin, comme ils le pr-tendent, de le comprendre parfaitement. En vrit, pour le rendre plusproche.

    Il en rsultea) une hypertrophie de ltude (comme dans lhermneutique).b) dfaut de visions essentielles ou dpendance de ces intuitions fonda-

    mentales.c) accentuation des faiblesses personnelles, mais aussi des vertus et des capa-

    cits gnralement partages par lpoque.

  • 40

    Toute science surgit lorsque lon considre un moyen comme une fin. Parex. la linguistique. En revanche, cest le signe dune science dgnre lorsquecelle-ci ne distingue plus la fin au-dessus des moyens. Par ex. dans lhistoire de lalittrature ou dans lhermneutique. On cherche dabord connatre des donneslittraires pour comprendre un auteur particulier ; puis on examine lensembledes donnes littraires en vue dune connaissance historico-littraire. Maislorsque pour un temps ou pour toujours la possibilit davoir une visiondensemble fait dfaut, alors la science de la littrature dgnre.

    A propos de linfluence quexercent sur une poque ce dont lesprit senourrit, les crivains lus.

    Le jugement port sur certains philosophes, potes, etc., est toujourscaractristique dun individu et dune poque. Particulirement lorsque ceshommes sont des tempraments singuliers, par ex. Hraclite. Schopenhauer.Sappho. Jean Paul.

    A propos de Dmocrite

    Le ct terrifiant des lois de la nature (Le Monde comme Volont, p. 158,1).Une scientificit et une mthodologie svres caractrisent Dmocrite.

    Nous sommes habitus mpriser quelque peu les disciples de Dmocrite :et ce avec raison. Car ce sont des gens qui nont rien appris et dont lme est des-sche. En ralit, il y a une posie grandiose dans latomisme. Une pluie ter-nelle de divers corpuscules qui tombent avec des mouvements varis et qui, dansleur chute, sinterpntrent de telle sorte quil en surgit un tourbillon.

    La subtilit de laitiologia23 caractrise Dmocrite24. Expliquer lorigine et ltat du monde partir dun tourbillon, din,

    comme Laplace25. Distinction entre les qualits secondes et les qualits premires26 Dmo-

    crite et Locke. Le matrialisme franais suit Locke qui lui prpare la voie27. On trouve chez Dmocrite les dbuts du pyrrhonisme28 et de lpicurisme ; le

    premier provient de ses thories sur la connaissance, le second de ses conceptionsthiques.

    La chose en soi chez Locke et Dmocrite est la matire29, dabord sans qualit.Lthique dpicure prsuppose-t-elle dj celle de Dmocrite ? Oui. Entre

    les deux, il y a prcisment les coles de Dmocrite qui ont accueilli des idesnouvelles.

    Gassendi tait mathmaticien, astronome physicien et philosophe.

    Copernic sen tenait une tradition pythagoricienne ; la Congrgation delIndex qualifie son enseignement de doctrina Pythagorica 30.

    Le systme de Dmocrite fut port aux nues par Bacon . Chez Bacon, on peut admettre que, sil avait t plus consquent, il en

    serait certainement venu aux dogmes matrialistes : mais son caractre len emp-cha.

    Il fit fusionner lalchimie et la cabbale avec les principes de Dmocrite. Bacon avait une aversion pour les mathmatiques, dont la svrit lui

    dplaisait31. Du dbut jusqu la fin du 18e sicle, le regard mcanique sopposait au

    regard alchimique de la nature.La doctrine et la vie dpicure taient, pour le Moyen Age, le mont de Vnus

    du paganisme.

  • 41

    Do vient le fait quil sest moqu, dit-on, de toute chose ?Qui a imagin lopposition entre Dmocrite et Hraclite !

    Les fragments thiques ont en partie le ton libre dun honnte homme et unebelle forme. Ils nont pas de relents de stocisme ni de vague platonisme, mais iciet l, dAristote et de sa mtriopatia.

    Ils ne sont pas indignes de Dmocrite.

    En tant que mdecin, La Mettrie passa au matrialisme32.Avec Straton33, le matrialisme entre dans lcole pripaptitienne.Lorigine de la langue a t traite aussi par La Mettrie. Dmocrite savait

    aussi expliquer la parole, dans la perspective atomiste. Ce que font picure etLucrce.

    Pri tn en a()dou34. Contre la croyance en limmortalit. Doit tre authen-tique. Cest l un des premiers problmes de tous les matrialistes.

    Tous les matrialistes croient que lhomme est malheureux parce quil neconnat pas la nature. Cest ainsi que souvre le systme de la nature35. Lhomme est malheureux uniquement parce quil ne connat pas la nature .

    Le fait de stre libr de la croyance aux dieux, cest--dire dune mta-physique, cest ce pour quoi Lucrce clbre picure36.

    Cest donc vers ce but que tend le livre pri tn en adou dont la tendance estde nature thique, mme si sa forme est physique.

    Mme sur le point de la formation du monde, Dmocrite est dans le vrai.Une succession infinie dannes ; tous les mille ans, une petite pierre tombe surune petite pierre, et la terre devient finalement ce quelle est.

    On doit reconstituer le systme de Dmocrite partir dpicure.Mme propos du commencement du monde, Dmocrite pensait de

    manire tout fait claire. Hist. du mat. p. 390. Le matrialisme est llment conservateur de la science . Tout comme

    dans la vie. V. Hist. du Mat. p. 346. Lthique de Dmocrite est conservatrice.Laversion dpicure pour les mathmatiques ne renvoie-t-elle pas celle de

    Dmocrite ? Lun des fragments ne le montre-t-il pas aux prises avec les math-maticiens ? Lui-mme nest pas compt au nombre des mathmaticiens parEudme. Hist. du Mat. p. 357.

    = on peut le considrer comme un mathmaticien cultiv, mais il ntait paspour autant un inventeur en mathmatique, telle quEudme le prsentait.

    Contente-toi du monde qui test donn37 , tel est le canon thique que lematrialisme a produit.

    Pour une histoire des tudes littraires

    Les limites du scepticisme dans lhistoire de la littrature nont pas encore tfixes. Cest ce que montrent le plus nettement les travaux de Rose. On na pasencore puis la force de cette mthode.

    Chez Dmocrite se manifeste la pleine virilit de la pense et de la recherche,sans que pour autant le sens potique lui fasse dfaut. Cest ce que montrent lamanire dont il se prsente lui-mme, son jugement sur les potes, quil consi-dre comme prdicateurs de vrits (de faits de la nature, comme il dit).

    Nous ne croyons pas aux contes, mais nous en ressentons pourtant la forcepotique.

  • 42

    Ces recherches littraires sur des textes perdus sont inutiles lorsquelles nenous enseignent rien.

    Lextraordinaire laxisme qui rgne dans les recherches littraires devrait unjour tre dnonc. Il y a peu de lois dans ce domaine, en revanche, dinnom-brables analogies pour chaque phnomne ; ce que lon a de mieux faire, cestde crer expressment, la manire des potes, des esprits, des vnements, descaractres, etc. Il est douteux mais pas impossible que cette image soit susceptiblede concorder avec la ralit passe.

    Un vnement historique isol ne ncessite pas de recherches si minutieuses,sil ne suscite pas dautres questions.

    Ou bien : on devrait blmer le mauvais got qui se livre lexamen de dtailssans rapport entre eux. Ma mthode est de marrter un fait particulier ds lorsque lhorizon gnral apparat, etc. Notre aspiration est, donc, davancer verslinconnu, avec lespoir incertain de trouver, un jour, un but o lon puisse fairehalte.

    Mais de tels buts ne sont que des points de vue dous dune influence dci-sive sur nous-mmes.

    Le rsultat dune recherche excite notre entendement, mais laisse froid lecur de ce que nous sommes. On finit cependant par tomber un jour sur desconceptions, des analogies etc. qui nous branlent puissamment.

    Il nen va pas autrement pour la recherche en sciences de la nature. Ce quinous motive, ce sont toujours ces lointaines rgions inconnues o nous voyonsles rsultats de la recherche sharmoniser avec ceux de la vie.

    Daucuns se rsignent et se contentent du chemin lui-mme ; il leur suffitdaller vers des fins, ils sont satisfaits davoir cet lan vers des buts38.

    Il est bientt temps de ne plus sappesantir sur la lettre. Leffort de la pro-chaine gnration de philologues doit consister tourner la page et recueillir toutlhritage du pass. Cette discipline doit elle aussi servir le progrs.

    Organiser sa vie de faon digne doit tre lambition de forces jeunes39. Quelon simpose en consquence des tches correspondantes. Que lon rapproche lascience des aspirations propres aux hommes actuels, que lon ne ressorte pas unenouvelle fois ce qui dort dans le dbarras. Il faut cesser de ruminer.

    Avant tout, que le monstre erratique et dbrid de lhistoire soit ramen dansses limites. Lhumanit a mieux faire que de sadonner lhistoire. Mais si ellesy applique, quelle cherche alors les points constitutifs. Si jexamine et cherche tablir avec le plus dexactitude possible ce que jai fait le 20 dcembre 1866, jeme dis que ce nest quun enfantillage, un gaspillage dintelligence, surtout si londoit de cette manire constater des faits que lobservation du prsent enseigneplus rapidement et plus clairement. Et lobservation dune seule personne restesre et nest pas sans rsultats. Mais lhistoire est un savoir qui englobe de nom-breux faits parmi lesquels un grand nombre sont accidentels, cest--dire produitspar un enchanement sans finalit.

    Les tudes littraires elles aussi ont t exagres. Quon lise davantageShakespeare lui-mme que des textes sur lui. Que lon dveloppe la lecture dePlaton.

    La philologie souffre dune absence de grandes ides, il manque donc un lansuffisant dans les tudes. Les chercheurs sont devenus des ouvriers dusine. Ilsperdent de vue le fonctionnement de lensemble.

    Il est temps de trouver une juste chelle de valeurs pour les crits de lAnti-quit, et de se dbarrasser des fardeaux inutiles. Nos philologues doiventapprendre porter davantage de jugements densemble afin de substituer au

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    marchandage de dtails de grandes rflexions philosophiques. On doit tre enmesure de poser de nouvelles questions si lon veut avoir de nouvelles rponses.

    La priode prcdente a fini par tablir mthodiquement les textes. Ctaitun travail auxiliaire. Il y a aujourdhui mieux faire qu jouer aux correcteurs.Etonnants sont les progrs de la linguistique comparative. On y a dcouvert deslois en sinspirant des sciences de la nature. On est alors remont jusquaux ori-gines de telle ou telle civilisation, et on a cherch une voie qui permette dersoudre les problmes de la pense. Il reste encore beaucoup faire. Si les lois delhistoire de la littrature se rvlent, ce sera grce la mthode comparative.

    Dans les tudes scientifiques aussi, le principe doit tre : travailler pour lesautres.

    Nous ne serons pas pris au dpourvu par un bouleversement complet au seinde la discipline : lobjet de la philologie de lAntiquit nest pas infini ; et beau-coup de choses ont t tablies de faon dfinitive.

    La force dune mthode rigoureuse nest encore que rarement prsente parmiles philologues. Nulle part on ne joue ainsi avec les ventualits.

    La puissance potique et linstinct crateur ont ralis ce quil y a de mieuxdans la philologie. Ce sont quelques belles erreurs qui ont exerc la plus grandeinfluence.

    La critique littraire [illis.] sest acquis de nos jours une audace aussi ton-nante essentiellement pour deux raisons : dabord nous avons abandonn lepoint de vue naf qui consistait rassembler un certain nombre de tmoins et suivre la majorit. A prsent, on sefforce de jeter davantage de lumire sur lesdbuts des recherches littraires, les tudes des pripatticiens et leur coupureavec les pinacographes et les historiens, auxquels se rfrent tous les jugementslittraires sans exception ; on sefforce aussi plus particulirement de prsenter defaon mthodique les impasses o se sont fourvoyes ces premires tudes, afinde pouvoir apprhender du mme coup des ensembles entiers de jugements de cetype. On ne sest pas content de rester sur place, mais on va toujours plus loindans le pass. Grce une investigation mthodique des sources, une grande par-tie de lAntiquit encore cache nous a t rvle.

    Deuximement, on cherche prsent sattaquer aux problmes littrairesen se situant plutt de lintrieur. On reconnat le peu de crdit que lon peutaccorder aux tmoignages des Anciens, et cest pour cette raison quon passeoutre. On pose prsent le problme dans une perspective psychologique ; lesrapports entre Platon et Aristote relvent de ce point de vue.

    Les rsultats de cette nouvelle mthode sont les suivants : on est dabordsceptique sans rserve parce que le scepticisme na encore trouv aucun critre.Mais quon le dveloppe jusqu ses dernires extrmits et il atteindra alorsmaintes fois ses bornes.

    Le scepticisme nous montre quel point tait fragile lappui dont nousavions lhabitude. Toute trace de dogmatisme a dsormais disparu.

    Les poques de recherches en histoire littraire o lon pouvait confortable-ment somnoler lombre de la tradition sont depuis longtemps rvolues. Eneffet, lallure prise par de telles tudes au sicle dernier offre des ressemblancesdune part avec le dveloppement progressif de ltude de textes, et dautre part,avec le progrs de la philosophie de Wolff jusqu Kant. La saine recherchemthodique ne surgit pas toute prte comme Athna de la tte de Zeus. Comte

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    se trompe quand il croit que la pense scientifique se manifeste une fois que lesreprsentations mtaphysiques et mythiques ont t cartes40.

    Pour un chercheur en histoire de la littrature daujourdhui, il nest plusconvenable de somnoler confortablement lombre de la tradition. Lentement eten grande partie sans que les amis de lAntiquit en aient conscience, sest consti-tue une mthode critique qui soffre nous de manire claire et transparentecomme un produit du bon sens. Mais ledit bon sens est quelque chose de bienparticulier. On croit quil recle en soi quelque chose de consistant et dindes-tructible travers tous les temps, de sorte que, par exemple, les jugements dutemps de Pricls et de Bismarck, au cas o ils ne seraient ns que de cette racinecommune, devraient ncessairement concider. Cest une grossire erreur querfute lhistoire de chaque science ! Ce soi-disant bon sens est bien plutt un per-petuum mobile, un objet insaisissable, une sorte dtalon des capacits logiquesdune priode, dun peuple, dune science, dun individu. LAllemand et le Fran-ais, lindustriel et le savant, le naturaliste et le philologue, la femme et lhomme :ils se servent tous de ce mot, et pourtant chacun entend par ce mot quelquechose de diffrent.

    Les spcialistes dhistoire de la littrature des temps passs qui recherchaientles preuves pour nimporte quel fait et qui, si une quelconque contradiction sur-gissait parmi celles-ci, se rangeaient du ct des tmoignages les plus nombreux croyaient certainement avoir ainsi satisfait aux exigences du bon sens. Ce nestpas autrement que procdait lancien critique de texte qui comptait conscien-cieusement les manuscrits et qui ne jugeait de rien. Au fond, si des progrs ont taccomplis sur la voie des recherches en histoire littraire, cest uniquement parceque lon ne se contentait pas dune seule rponse mais que lon poursuivait linter-rogation, et que lon stait rsolu ne garder aucune question pour soi, renon-ant progressivement au pieux respect vis--vis des anciens tmoignages. Il y avaitcertainement quelque chose dthique dans cet abandon muet aux jugements delAntiquit, mais ctait l une thique de bonne femme. Dans la recherchemoderne qui ne mche pas ses mots et qui a t la couronne qui couvre la ttedHomre pour la disperser aux quatre vents, et qui a dcouvert le titre audacieuxdAristoteles pseudepigraphus 41, souffle laudacieuse et intrpide moralit delhomme. Nous voyons ici comment savoir et vouloir, bon sens et morale jouentleur rle de concert dans la mthode scientifique qui mrit lentement.

    A travers ce questionnement nergique et interrompu ont disparu laconfiance nave dans lAntiquit et les invitables affirmations qui laccom-pagnent. Celui-ci se perdit sans gouvernail dans les flots agits du scepticisme,celui-l, dans la crainte de perdre tout point dattache, sagrippa aux fragmentsdpaves parpills sur les flots en sefforant de se convaincre quil avait pied.Comme ltait autrefois la confiance, la mfiance aujourdhui est sans limites, et,comme autrefois la foi, le doute aujourdhui apparat thique.

    Cet tat na rien dinquitant, il nest pas un symptme de maladie de notrescience. Bien plus, on ne doit pas oublier que le scepticisme peut, du fait de sanature particulire, mordiller ses propres enfants, quil a lhabitude lorsquil aatteint une limite, de se retourner sur soi-mme, et de parcourir nouveau lemme chemin quil vient justement de quitter. Entre-temps, nous guettons avecinquitude si, sur certains problmes fondamentaux, comme par exemple sur lesquestions concernant Homre, Platon, ou Aristote, la lumire ne commencepas se lever, et en attendant nous sommes contraints de nous satisfaire des richesrsultats accessoires de ces tudes sceptiques. Grce elles, une masse dAntiquit

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    encore enfouie a t dcouverte en effet42, si bien que pour nous, mme si lesgrandes questions devaient demeurer insolubles, cela na pas t pire que pourles alchimistes qui cherchaient la pierre philosophale et qui dcouvrirent toutessortes de choses fort utiles telles que la poudre, la porcelaine, etc.

    A travers ces remarques prliminaires nous voudrions circonscrire lhorizondes recherches qui suivent. Grce au scepticisme, nous minons la tradition, grceaux consquences du scepticisme, nous sortons la vrit cache de sa caverne43, ettrouvons peut-tre que la tradition avait raison, bien quelle repost sur des piedsdargile. Un hglien dirait en quelque sorte que nous cherchions atteindre lavrit par la ngation de la ngation44. Que celui qui une telle vrit dplat sentienne au rsultat accessoire, rsultat qui nest pas ngligeable. Car personne nedoit sortir de table sil nest pas rassasi, moins quil ne se prsente avec un palaistrop gt.

    La dissertation allemande doit jamais demeurer intacte en dpit du systmede compensation.

    A loccasion, le professeur allemand doit donner un exercice de rflexion afindexciter les ttes philosophiques.

    Quatre sortes desprit : les esprits lourds (philosophiques), les esprits habiles(peu profonds), les esprits pauvres et les bavards.

    La comprhension des caractres historiques nest possible que pour lespritdu pote futur.

    Exercice pour les esprits intuitifs : physique et chimie, comprhension desrelations pragmatiques de lhistoire, caractres historiques.

    Bonnes dispositions. Cest une bonne capacit que de pouvoir considrer sontat avec lil de lartiste et dadopter vis--vis des douleurs et des peines qui nousfrappent, dans les dsagrments et autres choses de cet ordre, le regard de la Gor-gone qui, en un clin dil, ptrifie tout en uvre dart : ce regard venu du pays ola douleur nexiste pas.

    Une autre bonne disposition est de considrer tout ce qui nous touchecomme un lment qui contribue notre formation et de lui donner une valeuren tant que tel : au fond, cela signifie simplement faire contre mauvaise fortunebon cur. Une telle habitude peut faire croire tort en lexistence dune pro-vidence particulire : en tous cas cette disposition nous lve au dessus de la puis-sance funeste du destin, tout comme ce regard dartiste voqu plus haut.

    Les penses fcondes. Dhabitude nous commenons nos tudes sur un point dela science de faon purement accidentelle ; ce qui signifie que ce nest pas la pen-se embryonnaire sur laquelle repose la future recherche qui est le dbut et lepoint de dpart, mais un simple dtail. A celui-ci nous en rattachons dautresjusqu ce que le sol tout entier sur lequel nous nous tenons commence nousapparatre sous un autre jour ; nous sentons soudain le souffle de problmes fon-damentaux alors que nous navions fait jusqualors que buter par hasard sur leurspointes et leurs excroissances sporadiques. Trouver les penses fondamentales estpour nous comme une rvlation : mais une telle rvlation ne tombe en partagequ celui qui cherche avec opinitret, pertinaciter inquirenti.

    A peine avons-nous conu ces penses que les contingences de la rechercheinitiale nous apparaissent sous un jour dfavorable ; la plupart du temps nous lesmettons de ct, ou nous leur amnageons un petit coin dans la future construc-tion.

    La valeur que nous accordons la prsentation dune telle ide...

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    A propos de Dmocrite

    Les diffrents types de caractre ne sont pas encore acquis pour les philo-sophes anciens. Par ex. Anaxagore, Dmocrite et dautres demeurent flous.

    Comment en est-on arriv mpriser Dmocrite ? Cest cause de son oppo-sition dclare la tlologie45. Pour la vie de Socrate, la lecture dAnaxagore, quifut le premier parler de tlologie, fut dcisive. Il reconnut ce point, trouva laralisation mauvaise et il tait dsempar. Puis vint le deutros plous 46.

    Il faut observer quel point la mdisance na pas atteint Dmocrite. Ceciprouve lauthenticit de ses crits thiques : ceux-l offraient toujours une a