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LES FRACTURES FRANÇAISES Après l’union nationale, les questions. La presse étrangère s’alarme des tensions qui minent la société (!4BD64F-eabacj!:k;o LES MANIFESTATIONS ANTI-CHARLIE DANS LE MONDE GRÈCE — LA GAUCHE RADICALE FAVORITE BOKO HARAM — MASSACRES DANS L’INDIFFÉRENCE BEATLES — CHRONIQUE D’UNE ADOLESCENCE N° 1217 du 27 février au 5 mars 2014 courrierinternational.com France : 3,70 € Afrique CFA 2 800 FCFA Algérie 450 DA Allemagne 4,20 € Autriche 4,20 € Canada 6,50 $CAN DOM 4,40 € Espagne 4,20 € E-U 6,95 $US G-B 3,50 £ Grèce 4,20 € Irlande 4,20 € Italie 4,20 € Japon 750 ¥ Maroc 32 DH Norvège 52 NOK Pays-Bas 4,20 € Portugal cont. 4,20 € Suisse 6,20 CHF TOM 740 CFP Tunisie 5 DTU N°1264 du 22 au 28 janvier 2015 courrierinternational.com France : 3,70 € N° 1264 du 22 au 28 janvier 2015 courrierinternational.com Belgique : 3,90 €

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Courrier International du 22 janvier 2015

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LES FRACTURES FRANÇAISESAprès l’union nationale, les questions. La presse étrangère s’alarme des tensions qui minent la société

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LES MANIFESTATIONS ANTI-CHARLIE DANS LE MONDE

GRÈCE — LA GAUCHE RADICALE FAVORITE BOKO HARAM — MASSACRES DANS L’INDIFFÉRENCE BEATLES — CHRONIQUE D’UNE ADOLESCENCE

N° 1217 du 27 février au 5 mars 2014courrierinternational.comFrance : 3,70 €

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Information et inscription : Nathalie Nicosia +32 (0)4 221 58 68 www.eeaward.be

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Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015 3

ÉDITORIALÉRIC CHOL

Attention fragile !

Le 8 janvier au matin, quelques heures après le massacre à Charlie Hebdo, des Italiens en deuil

déposaient un drapeau français au pied du majestueux David de Michel-Ange, installé devant le Palazzo Vecchio de Florence, et ornaient son bras droit d’un brassard noir. Magnifi que hommage aux victimes parisiennes et formidable image d’une République française transformée en David, le David qui s’apprête à aller combattre Goliath. Mais si le marbre blanc étincelant et la fronde portée à la main confèrent au chef-d’œuvre de la Renaissance un prestige et une force incomparables, les petites fi ssures décelées récemment dans la statue témoignent d’une fragilité cachée inquiétante, au point que les spécialistes s’interrogent : et si, après cinq siècles d’exposition, David vacillait sur son piédestal ? Les mêmes doutes tourmentent notre pays. En juin 2004, un rapport* commandé par le ministère de l’Education nationale faisait déjà ce constat préoccupant : “Pour la première fois dans notre pays, la question religieuse se superpose – au moins en partie – à la question sociale et à la question nationale ; et ce mélange, à lui seul détonant, entre en outre en résonance avec les aff rontements majeurs qui structurent désormais la scène internationale.” Une décennie après, il faut relire ce rapport, d’une actualité déconcertante. Il faut lire aussi ce qu’écrivent les journalistes de la presse étrangère sur la France : le miroir peut sembler déformant, mais les maux sont bien là. Il faut surtout s’interroger sur ce temps perdu par nos gouvernants pour réparer la République. Selon le service de protection de la communauté juive, qui s’appuie sur les données du ministère de l’Intérieur, le nombre d’actes antisémites a augmenté de 91 % au cours des sept premiers mois de 2014. Et, depuis le début de l’année, les actes antimusulmans ont plus que doublé par rapport au mois de janvier 2014. Cette fl ambée de violence n’est que le refl et des fractures françaises à l’œuvre depuis des années. Après la compassion est venu le temps de l’action. Pour éviter de voir le pays vaciller.

* “Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires”, Jean-Pierre Obin, juin 2004 (http://urlz.fr/1lMg)

En couverture : Dessin de Dario, Mexique.

p.28 à la une

360° p.40 Le jour où Miao a disparu Le 2 octobre, la Chinoise Zhang Miao est arrêtée à Pékin alors qu’elle revient de Hong Kong. Elle était l’assistante d’une journaliste allemande du quotidien Die Zeit avec qui elle a couvert les manifestations d’Occupy Central. Aujourd’hui, Angela Köckritz a choisi de raconter ses démarches — restées vaines — pour la faire libérer. Enquête.

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SUR NOTRE SITE

www.courrierinternational.comAprès Charlie. Liberté d’expression, lois antiterroristes, djihadistes en Europe : tous les débats de la presse internationale.Grèce. Des élections à risque pour l’Europe dans la presse grecque et européenne.Webdoc. Un état du monde et du cinéma.En partenariat avec le Forum des images.

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Sommaire

TRANSVERSALES p.39

Signaux. Ma cité va craquerLes densités de population comparées de Hong Kong à Mexico, de Bombay à Istanbul.

LES FRACTURES FRANÇAISESDix jours après les attentats qui ont frappé Paris, la presse étrangère s’interroge sur la fragilité de l’union nationale aff ichée depuis. El País et The Daily Beast sont allés à la rencontre de ceux qui n’ont pas défilé le 11 janvier. Musulmans stigmatisés, Juifs inquiets… les médias étrangers insistent sur les tensions dans la société française.

NIGERIA. P.18

Boko Haram : boucherie humaine à ciel ouvertLes insurgés de la secte ont transformé l’Etat de Borno, dans le nord-est du pays, en cimetière. Récits du Daily Maverick et du site African Arguments.

Chez votre marchand de journaux, retrouvez notre hors-série Le Monde en 2015 vu par l’hebdomadaire britannique Th e Economist.

GRÈCE. P.10

La gauche radicale favoriteLe parti Syriza est favori aux élections législatives du 25 janvier.

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GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBLCOURRIER INTERNATIONAL pour la Belgique et le Grand Duché de Luxembourg est commercialisé par le GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBL qui est une association entre la société anonyme de droit français COURRIER INTERNATIONAL et la société anonyme de droit belge IPM qui est l’éditeur de La Libre Belgique et de La Dernière Heure Les Sports. Co-gérant Antoine LaporteCo-gérant et éditeur responsable François le HodeyDirecteur général IPM Denis PierrardCoordination rédactionnelle Pierre Gilissen

+ 32 2 744 44 33Ouvert les jours ouvrables de 8h à 14h.

Rue des Francs, 79 — 1040 BruxellesPublicité RGP Marie-France Ravet [email protected] + 32 497 31 39 78Services abonnements [email protected] + 32 2 744 44 33 / Fax + 32 2 744 45 55Libraires + 32 2 744 44 77

Impression IPM PrintingDirecteur Eric Bouko + 32 2 793 36 70

4. Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

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Sommaire Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire La Société éditrice du Monde. Président du directoire, directeur de la publication : Arnaud Aubron. Directeur de la rédaction, membre du directoire : Eric Chol. Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président. Dépôt légal Janvier 2015. Commission paritaire n° 0717c82101. ISSN n°1154-516X Imprimé en France/Printed in France

Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational. com Courriel lecteurs@courrier international.com Directeur de la rédaction Eric Chol Rédacteurs en chef Jean-Hébert Armengaud (16 57), Claire Carrard (Edition, 16 58), Rédacteur en chef adjoint Raymond Clarinard Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Conception graphique Javier Errea Comunicación

7 jours dans le monde Caroline Marcelin (chef des infos, 17 30), Iwona Ostap-kowicz (portrait) Europe Gerry Feehily (chef de service, 1970), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16�22), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe, 16 36), Judith Sinnige (Royaume-Uni, Irlande, 16 95), Lucie Geff roy (Italie, 16�86), Nathalie Kantt (Espagne, Argentine, 16 68), Hugo dos Santos (Portugal, 16�34), Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, Pologne, 16 74), Emmanuelle Morau (chef de rubrique, France, 19 72), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Kristina Rönnqvist (Suède), Agnès Jarfas (Hongrie), Miro Miceski (Macédoine), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Gabriel Hassan (Etats-Unis, 16 32), Sabine Grandadam (Amérique latine, 16 97), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Elisabeth D. Inan-diak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Ousmane Ndiaye (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (chef de rubrique Maghreb, 16 35) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Economie, 16 47), Catherine Guichard (Economie, 16 04), Virginie Lepetit (chef de rubrique Sciences et Innovation, 16 40), Caroline Marcelin (Médias, 16 95), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie Béloeil (chef des informations, 17 32), Corentin Pen-narguear (Tendances, 16 93), Raymond Clarinard (Histoire), Catherine Guichard

Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, responsable du web, 17 33), Carolin Lohrenz (chef d’édition, 19 77), Clara Tellier Savary (chef d’édition), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Paul Grisot (rédacteur multimédia, 17 48), Laura Geisswiller (rédactrice multimédia), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Marie-Laëtitia Houradou (responsable marketing web, 16 87), Patricia Fernández Perez (marketing) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Hélène Rousselot (russe), Mélanie Liff schitz (anglais, espagnol) Révision Jean-Luc Majouret (chef de service, 16 42), Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photo graphies, illustrations Luc Briand (chef de service, 16 41) Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Bernadette Dremière (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello, Céline Merrien (colorisation) Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Informatique Denis Scu-deller (16 84), Rollo Gleeson (développeur) Directeur de la production Olivier Mollé Fabrication Nathalie Communeau (direc trice adjointe), Sarah Tréhin (responsable de fabrication) Impression, brochage Maury, 45330 Malesherbes

Ont participé à ce numéro : Alice Andersen, Gilles Berton, Jean-Baptiste Bor, Isabelle Bryskier, Monique Devauton, Camille Drouet, Nicolas Gallet, Rollo Gleeson, Thomas Gragnic, Marion Gronier, Chloé Groussard, Laurent Laget, Marc-Antoine Paquin, Polina Petrouchina, Diana Prak, Leslie Talaga, Isabelle Taudière, Zaplangues.

Gestion Administration Bénédicte�Menault-Lenne�(responsable,�16�13)Assistantes Camille Cracco, Sophie Jan Droits Eleonora Pizzi (16 16) Comptabi-lité 01 48 88 45 51 Ventes au numéro Responsable publications Brigitte Billiard Direction des ventes au numéro Hervé Bonnaud Chef de produit Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40) Diff usion inter nationale Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22) Promotion Christiane Montillet Marketing Sophie Ger-baud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Véronique Saudemont (17 39), Kevin Jolivet (16 89)

Les journalistes de Courrier international sélectionnent et traduisent plus de 1 500 sources du monde entier. Voici la liste exhaustive des sources que nous avons utilisées cette semaine :

African Arguments (africanarguments.org) Londres, en ligne. El Correo Bilbao, quotidien. The Daily Beast (thedailybeast.com) New York, en ligne. Daily Maverick (dailymaverick.co.za) Johannesburg, en ligne. Financial Times Londres, quotidien Foreign Policy Washington, bimestriel. O Globo São Paulo, quotidien. Kapitalis (kapitalis.com) Tunis, en ligne. I Kathimerini Athènes, quotidien. Knack Bruxelles, hebdomadaire. Kommersant Moscou, quotidien. Kyiv Post Kiev, quotidien. Los Angeles Review of Books (lareviewofb ooks.org/index.php) Los Angeles, en ligne. New Scientist

Londres, hebdomadaire. The New York Times New York, quotidien. L’Orient-Le Jour Beyrouth, quotidien. El País Madrid, quo-tidien. Politico Arlington, quotidien. Le Sahel Niamey, quotidien. Southeast Asia Globe Phnom Penh, mensuel. Der Spiegel Hambourg, hebdomadaire. The Sunday Leader Colombo, hebdomadaire. The Wall Street Journal New York, quotidien. Die Zeit Hambourg, hebdomadaire.

← Toutes nos sources Chaque fois que vous rencontrez cette vignette, scannez-la et accédez à un contenu multimédia sur notre site courrierinternational.com (ici la rubrique “Nos sources”).

7 jours dans le monde6. Niger. “Le summum de la haine”

8. Colère dans le monde musulman

D’un continent à l’autre— EUROPE 10. Grèce. La gauche radicale favorite

14. Ukraine. La bataille pour l’aéroport de Donetsk torpille la trève— MOYEN-ORIENT16. Opinion. Malgré tout, des raisons d’espérer

— AFRIQUE18. Nigeria. Boko Haram : boucherie humaine à ciel ouvert

— ASIE20. Sri Lanka. Nouveau président, nouvel espoir

22. Vietnam. La psychiatrie à l’aveuglette

— AMÉRIQUES

25. Brésil. Embellie pour les riverains de l’Amazone26. Etats-Unis. Guantánamose vide… au compte-gouttes

— BELGIQUE

I. Défense. La grande misère de l’armée

A la une28. Les fractures françaises

Transversales37. Economie. Polar, le groupe qui n’a pas peur du chavisme38. Sciences. Domestiques et mignons39. Signaux. Densité dans ma cité

360° 40. Enquête. Le jour où Miao a disparu46. Culture. Les Beatles, chronique d’une adolescence50. Tendances. Paie-moi un câlin

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6. Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

7 jours dansle monde.

↓ Manifestation contre Charlie Hebdo, le 17 janvier, près de la grande mosquée

de Niamey. Photo Boureima Hama/AFP

SOURCE

LE SAHELNiamey, NigerQuotidien, 5 000 ex.http://www.lesahel.org/Fondé au lendemain de l’indépendance (1960), c’est le seul quotidien paraissant régulièrement au Niger. Edité par l’Office national d’édition et de presse (Onep), dirigé par l’auteur de l’article ci-dessus, il accorde une place prépondérante à l’information gouvernementale.

—Le Sahel Niamey

D ix morts, dix innocentes vies arrachées à l’affec-tion des leurs et de la

Nation nigérienne. Une vingtaine d’églises incendiées et saccagées, des débits de boissons brûlés, des hôtels particuliers partis en fumée, des femmes violées et violentées. Voilà le triste bilan des deux jours d’enfer qu’a vécus notre pays [les 16 et 17 janvier]. Ce déferlement d’une violence inouïe et inégalée fait suite à ce qu’il est convenu d’appeler l’“affaire Charlie Hebdo”, et l’in-terprétation erronée du déplace-ment du chef de l’Etat, Issoufou Mahamadou, à Paris [le 11 janvier] pour témoigner la solidarité du peuple nigérien au peuple français. Notre pays a connu le pire pen-dant ces deux jours d’affronte-ments et de destruction. Notre pays a atteint le summum de la haine. Des Nigériens ont tué d’autres Nigériens par égare-ment, obscurantisme ou mau-vaise foi. Dans tous les cas, ils ont commis l’irréparable, car la foi

l’islam que le chef de l’Etat s’est rendu à Paris, non pas pour caution-ner ou soutenir les agissements ana-chroniques d’un journal, mais pour prendre part à une marche, intitu-lée “marche pour la République et la lutte contre le terrorisme”. Et le chef de l’Etat a bien rappelé le fondement de sa participation à cette marche : “Depuis bientôt quatre ans, je tente de mettre notre pays à l’abri d’une terrible menace, celle du terrorisme. Depuis quatre ans, je tente de préserver les Nigériens de ce qui se passe au Mali, en Libye et au Nigeria, car l’islam c’est la paix, la religion du juste milieu, c’est l’amour du prochain, le pardon et la tolérance. C’est en référence à ces valeurs que, tout en étant pour la liberté d’expres-sion, nous réprouvons les caricatures qui insultent la foi des musulmans. Je comprends, en tant que musul-man, le sentiment de dégoût et de révolte qui anime de bonne foi les musulmans qui se sont sentis offen-sés par les caricatures blasphéma-toires de notre prophète Mahomet, faites par le journal Charlie Hebdo. Je considère que la liberté d’expres-sion ne saurait signifier la liberté d’insulter ce que les autres ont de plus cher, leur foi en l’occurrence.” Au Niger, le fanatisme nous est étranger, il est étranger également à l’islam, il ne peut être que le fait de groupuscules qui évoluent en dehors de l’islam.

—Mahamadou AdamouPublié le 19 janvier

Niger “Le summum de la haine”Des manifestations anti-Charlie Hebdo ont dégénéré en émeutes meurtrières contre des chrétiens. Rien ne peut justifier cette violence, pas même un journal “impie qui insulte la foi d’autrui”.

FOCUS CHARLIELire aussi : “Colère dans le monde

musulman” p. 8

au nom de laquelle ils disent agir, l’islam, condamne le meurtre qu’il classe parmi les péchés capitaux. Pourquoi cette tuerie au Niger ? Comment un peuple si tolérant et si pacifique, épris de paix et de solidarité, vivant en parfaites symbiose et harmonie avec ses frères de toutes les confessions religieuses depuis des générations, s’est-il subitement transformé en loup pour son prochain ? Comment le Nigérien, d’habitude bien-veillant, accueillant et affable, est-il devenu malveillant et destructeur ? Perplexe et bouleversé face à cette métamorphose inexplicable, face à ce séisme qui a ébranlé les fon-dements de notre société, le prési-dent de la République s’est adressé à la nation samedi (17 janvier).

Dans son allocution solen-nelle, Issoufou Mahamadou a tenté de calmer la situation. “Je lance, a-t-il dit, un appel au calme à tous ! Je vous demande de conti-nuer l’exercice de votre foi dans la tolérance, c’est-à-dire dans le res-pect de celle des autres, comme je demande aux autres de respecter notre foi. C’est, au demeurant, dans

cet esprit que j’ai ordonné l’inter-diction de vente et de diffusion du journal Charlie Hebdo. Je vous demande de vous mobiliser der-rière le gouvernement et les forces de défense et de sécurité contre le ter-rorisme qui défigure notre religion.” Cependant, cet appel au calme ne doit pas occulter l’urgence de

condamner vigoureusement ces attaques barbares contre de pai-sibles citoyens, leurs lieux de culte et leurs biens. Le journal Charlie Hebdo n’est pas chrétien et l’Etat français encore moins ; c’est un journal impie qui a été vivement condamné par le pape François, lequel a estimé que s’exprimer librement est un “droit fondamen-tal”, mais n’autorise pas à “insulter la foi d’autrui”. Devant cette prise de position claire et précise, pour-quoi s’attaquer alors aux chré-tiens et à leurs lieux de culte ?

Les jeunes badauds qui étaient à la tête des cortèges des mani-festations, aussi bien à Zinder qu’à Niamey, et qui ont commis ces crimes abominables doivent répondre de leur forfaiture. Rien ne justifie cette colère aveugle et ce massacre d’innocents. A Zinder, on a enregistré cinq morts – dont l’un retrouvé cal-ciné dans une église. A Niamey, le bilan est de cinq morts, tous civils, dont quatre tués dans des églises ou des bars. Une enquête est ouverte.

Que cela soit alors clair pour tout un chacun, l’islam, la reli-gion de 99 % des Nigériens, ne cautionne ni ne commande les crimes. Ceux qui ont brûlé des églises, ceux qui pillent ces lieux de culte, qui les profanent, qui persécutent et tuent leurs com-patriotes chrétiens ou les étran-gers qui vivent sur le sol de notre pays n’ont rien compris à l’islam.

L’islam est une religion de tolé-rance, d’ouverture sur autrui, qui encourage le dialogue civilisationnel. C’est donc pour ne pas donner du grain à moudre aux détracteurs de

Ceux qui tuent leurs compatriotes chrétiens n’ont rien compris à l’islam

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8. Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 20157 JOURS FOCUS CHARLIE.

Au PakistanQuelque 8 000 personnes ont manifesté le week-end du 16 jan-vier dans les grandes villes du Pakistan pour protester contre la publication d’une caricature du prophète Mahomet en une du numéro “Tout est pardonné” de Charlie Hebdo. The Nation salue la participation de la minorité chrétienne, victime d’une très forte discrimination, aux mani-festations à Peshawar “en signe de solidarité avec les musulmans du monde entier”. Pour le quoti-dien, ce soutien est paradoxal car les chrétiens sont fréquem-ment attaqués par les islamistes. Mais “il est important de se sou-venir que, pour les chrétiens de Peshawar, une communauté si for-tement ostracisée et discriminée, il ne s’agit pas de protester contre Charlie Hebdo. Leurs manifes-tations sont motivées par le désir de trouver un terrain d’entente commun, une cause qui dépasse les clivages dans une société qui les exclut. C’est une façon de tendre la main et de demander à être inclus dans un récit national commun, d’appartenir à la communauté des citoyens.”

Au Mali“Oui à la guerre contre le terro-risme, non à la croisade contre l’islam”, ont déclaré les leaders religieux maliens en tête de cortège à Bamako, le 16 janvier,

selon Le Républicain. “Ils étaient plusieurs milliers de manifestants, environ 5 000 selon la sécurité et plus de 7 000 selon d’autres sources, à prendre d’assaut le monument de l’indépendance du Mali après la prière de 16 heures”, raconte le quotidien.

En AlgérieLa colère est vive. “Nous sommes tous Mahomet”, criaient la plupart des m a n i f e s -tants dans les grandes

villes du pays le 16 janvier. Mais le reporter du quotidien El-Watan rapporte d’autres scènes qui se sont déroulées à Alger, qu’il trouve extrême-ment effrayantes. “Des dizaines, voire des centaines de citoyens,

très jeunes pour la plupart, sont sortis [dans les rues d’Alger] pour manifester contre la publication par la presse occidentale de nou-velles caricatures du prophète Mahomet.” Certes, dit-il, la majorité des manifestants ont scandé des slogans favorables au Prophète, mais “d’autres nervis, dont certains portaient la tenue afghane, ont fait l’apologie du ter-rorisme. Et la manifestation a tourné à l’émeute.” Des jeunes ont même appelé à la création d’un Etat islamique en Algérie, pour-suit le journal. Des scènes qui rappellent la “décennie noire”, les années 1990, commente-t-il.

Au Moyen-OrientQuelque 2 500 personnes, très encadrées par la police, sont également descendues dans les rues d’Amman, en Jordanie. Tout comme au Yémen ou au Koweït, où des manifestations

ont éclaté devant l’ambassade de France, où des douzaines de Koweïtiens s’étaient rassemblés, avant de se disperser dans le calme, rapportait le site Arab Times le 17 janvier.

En TchétchénieUne manifestation anti-Charlie s’est déroulée le 19 jan-vier au matin à Grozny, capitale de la République tchétchène. Au nom de “L’amour pour le prophète Mahomet”, au moins 500 000 personnes ont défilé entre la place Minoutka et la mosquée centrale, arbo-rant des banderoles où l’on pouvait lire : “Non aux cari-catures du Prophète”, “L’islam, religion de bonté et de créa-tion”, relate le quotidien russe Moskovski Komsomolets. “Les journalistes et les politiciens européens offensent trivialement les sentiments des croyants. Nous affirmons à la face du monde que les musulmans ne permettront jamais qu’on les utilise pour dé-stabiliser la Russie. Nous avons toujours été les défenseurs de la Russie et aujourd’hui encore nous sommes en mesure de faire barrage à tous les ennemis de notre patrie”, a déclaré Ramzan Kadyrov lors de son intervention pendant la manifestation. Le leader de la République tchétchène a éga-lement annoncé le chiffre de 1 million de manifestants, venus de toutes les Républiques du Caucase du Nord. —

Colère dans le monde musulmanDu Pakistan à la Tchétchénie en passant par l’Algérie et le Mali, des milliers de personnes ont protesté contre les représentations du Prophète et contre Charlie Hebdo.

ILS PARLENTDE NOUS

JOËLLE MESKENS, correspondante à Paris du quotidien belge Le Soir.

Une union qui ne durera pasSelon vous, le regain de popularité de François Hollande sera-t-il durable ?Non, car je pense que cette remontée dans les sondages (rebond de 21 points, à 40 % d’opinions favorables) est liée à une situation exceptionnelle. Quand un pays est confronté à des événements très forts, le premier réflexe est de se ressouder autour du président de la République. C’était d’autant plus prévisible que François Hollande a justement les qualités pour incarner ce rassemblement. On lui a jusqu’ici reproché d’être trop consensuel, de trop chercher la synthèse. Ses faiblesses deviennent des qualités. Elles lui ont permis de fédérer et de rebondir. Mais cela ne durera pas. Des élections départementales se tiendront dans deux mois, et l’union nationale pourrait éclater à ce moment-là. Les Français reviendront sur leur demande principale, à savoir un meilleur climat économique et social.

La voix de Marine Le Pen est-elle amplifiée par les attentats de Paris ?La présidente du Front national ne profite pas dans l’immédiat de ces événements. Comme lors de l’affaire Merah, en 2012, elle a eu l’intelligence politique de ne pas surfer immédiatement sur ceux-ci. Tandis que son père a, à la suite des attentats, fait de la provocation, Marine Le Pen est restée dans la retenue. Hormis la séquence de la marche républicaine qu’elle a, à mon sens, complètement ratée, elle reste pour l’instant en retrait, mais les choses vont se décanter. Une fois la période de deuil passée, elle pourra dire ouvertement ce qu’elle pense et c’est probablement à ce moment-là qu’elle rebondira.

Les attentats rapprochent-ils la France et la Belgique ?Le choc des attentats a été énorme en Belgique, l’émotion a été très forte. La coopération policière entre les deux pays est très ancienne. Alors que les 28 membres de l’Union européenne sont en train de s’accorder pour améliorer la lutte contre le terrorisme, la France et la Belgique travaillent d’ores et déjà en étroite coopération. Et les attentats de Paris vont renforcer cette volonté de collaborer. La France a été durement frappée par le terrorisme islamique, mais la Belgique arrive juste derrière : il y a eu, en mai dernier, la tuerie au Musée juif de Bruxelles, et le pays compte le plus grand nombre de djihadistes partis en Syrie.

Ceux qui défendent “Charlie”●●● La couverture de Charlie Hebdo, “Tout est pardonné”, n’a rien de répréhensible. Elle est touchante et courageuse, affirme Hussein Ibish sur le site libanais Now. “Alors que le sang de ceux qui étaient le cœur du journal est encore humide sur le sol, Charlie Hebdo se heurte comme toujours à la piété et à la morale”, se désole l’éditorialiste dans Now., l’un des seuls médias du Moyen-Orient à avoir publié la première une de Charlie après l’attentat du 7 janvier. Pour ce chercheur de l’American Task Force on Palestine,

cette couverture est sans doute l’une des meilleures de l’hebdomadaire satirique français. Loin de la “puérilité” et de la “méchanceté délibérée” dont le journal a parfois fait preuve, elle montre un état d’esprit magnanime. La colère contre le journal français n’a pas lieu d’être, explique l’auteur : d’abord, il n’y a pas de consensus sur l’interdiction de représenter le prophète. Ensuite, de nombreux commentaires ont souligné le fait que le problème ne venait pas tant des représentations du prophète que du fait qu’elles étaient perçues comme insultantes. Enfin, il n’y

a rien dans l’image de la une “Tout est pardonné” qui l’identifie de façon certaine comme une représentation du prophète Mahomet. “Il ne peut y avoir de liberté de parole, ni de conscience, ni de religion, s’il n’y a pas la liberté de blasphémer, d’être iconoclaste et irrévérencieux envers la foi”, conclut-il.En Turquie, où plusieurs dessinateurs ont rendu hommage à leurs confrères français assassinés, le quotidien laïque CumHuriyet a publié une sélection du numéro “Tout est pardonné”. Depuis, certains éditorialistes du journal ont été menacés de mort.

↓ Manifestation contre Charlie Hebdo devant le consulat français à Karachi, le 18 janvier.

Photo Akhtar Soomro/Reuters

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LE DESSIN DE LA SEMAINE

7 JOURS.Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015 9

Les vieux ennemis se rabibochent

CUBA - ÉTATS-UNIS — Les premières mesures concrètes du rapprochement entre les Etats-Unis et Cuba sont entrées en vigueur sur l’île le 16 janvier. Elles assouplissent notamment les conditions de voyage des Américains à Cuba, dans la limite toutefois des motifs de séjour déjà prévus, tels que les visites familiales, les déplacements professionnels ou pour le compte des ONG, les échanges culturels, etc. Les visiteurs américains auront en outre le droit d’emporter jusqu’à 10 000 dollars sur l’île et pourront, sur place, utiliser leur carte bancaire. Il leur sera permis de rapporter de Cuba des marchandises d’une valeur maximale de 400 dollars. De surcroît, ils auront désormais le droit d’envoyer de l’argent à Cuba, avec un plafond de 2 000 dollars par trimestre (contre 500 auparavant). Non moins négligeable pour l’île, “l’implantation de services commerciaux de télécommunications” sera autorisée, note Café Fuerte, un blog cubain de Miami. Le site dissident 14ymedio remarque que “les journaux nationaux relèguent la nouvelle au second plan”. Et pourtant, constate 14ymedio, “l’euphorie s’empare des Cubains à l’annonce de ces mesures”.

“Nous sommes Dresde”ALLEMAGNE — L’interdiction des manifestations et contre-manifestations du mouvement Pegida le lundi 19  janvier, décrétée par la police en raison des menaces de mort proférées contre le leader du mouvement anti-islam, Lutz Bachmann, a suscité de nombreuses réactions cr it iques dans les médias. “Faut-il désormais passer du slogan ‘Je suis Charlie’ à ‘Nous sommes Pegida’ ? s’interroge la Frankfurter Allgemeine Zei-tung (FAZ). Les mêmes règles s’appliquent aux initiateurs de Pegida et aux manifestants de Dresde qu’aux caricaturistes de Charlie Hebdo  : attaquer leur droit à la liberté d’expression est une attaque contre nous tous. Si des islamistes ont effectivement projeté d’attaquer leur manifestation ou l’un de leurs organisateurs, alors ils ont projeté d’attaquer le cœur de notre société.” Soulignant que ces réf lexions ne sont en rien

une forme de “solidarisation avec Pegida”, la FAZ note que dans ce contexte menaçant “les deux bords [Pegida et anti-Pegida] sont soudain dans le même bateau”.

Un pape au verbe désinhibéVATICAN — Après avoir soulevé l’enthousiasme, à Manille, de 6 millions de catholiques (soit un million de plus que lors du passage de Jean-Paul II, en 1995), le 18 janvier, le pape François a exhorté, dans l’avion le rame-nant à Rome, les catholiques à avoir une “paternité res-ponsable” et à ne pas se reproduire “comme des lapins”. Le “discours du lapin” succède de quelques jours au “discours du coup de

à enquêter sur cet attentat. Des mobilisations pour demander justice se sont organisées dans tout le pays via les réseaux sociaux. #YoSoyNisman (“Je suis Nisman”) a vite été créé sur Facebook et Twitter. La justice n’écarte pas la possibilité d’un suicide masqué concernant cette mort, qui a provoqué une onde de choc dans le pays.

“The Sun” abandonne les seins nusMÉDIAS — C’est une petite révolution en Grande-Bretagne : “The Sun ne montrera plus de jeunes femmes seins nus en page 3. Il aban donne ainsi discrètement l’une des traditions les plus controver-sées du journalisme britannique”, explique The Times, qui appartient au même groupe de presse que The Sun, détenu par Rupert Murdoch. Ce der-nier avait qualifié la page 3 de “surannée” l’année dernière, note le quotidien. La page 3, qualifiée de sexiste par ses détracteurs, “était devenue un symbole, au moment où The Sun réinventait le journalisme populaire”, dans les années 1970, juge The Times. The Sun continuera néanmoins à publier des photos de pin-up seins nus sur son site.

poing” [répondant sur la liberté de la presse et l’offense qu’elle peut susciter, le pape a affirmé qu’il n’hésiterait pas à lever le poing contre ceux qui insulteraient sa mère], note l’éditorialiste Massimo Gramellini. “Je dois dire que le verbe désinhibé du souverain pontife m’en bouche un coin”, écrit l’auteur dans La Stampa. Avant de s’interroger : “Le pape ne pense-t-il pas qu’à terme ce langage simple et empli de bon sens, pourtant jamais suivi dans les faits, finira par lui faire perdre son autorité et sa crédibilité ?”

Mort mystérieuse d’un magistratARGENTINE — Des milliers d’Argentins ont manifesté le 19  janvier après avoir appris le décès du procureur Alberto Nisman. Retrouvé mort dans sa baignoire, ce magistrat s’apprê-tait à exposer devant le Congrès les preuves selon lesquelles la présidente Cristina Kirchner et ses proches couvraient de hauts fonctionnaires iraniens soupçon-nés d’être impliqués dans l’atten-tat contre l’Association mutuelle israélo-argentine de Buenos Aires (Amia), qui avait fait 85 victimes en 1994, rapporte La Nación. La présidente aurait ainsi souhaité négocier des accords pétroliers et agroalimentaires avec l’Iran. Alberto Nisman avait consacré ses quatorze dernières années

↑ Dessin d’Antonio paru dans Expresso, Lisbonne.

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OPINION

10. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

Moyen-Orient ..... 16Afrique .......... 18Asie ............. 20Amériques ........ 25

d’uncontinentà l’autre.europe

—I Kathimerini Athènes

Les paroles et les actes des prota-gonistes ont brouillé la question centrale de l’enjeu des législatives

du 25 janvier : l’appartenance de la Grèce à la zone euro est-elle garantie en toutes circonstances ? S’il n’y a aucun risque, nous pouvons nous rendre aux urnes en nous réjouissant à l’idée de choisir entre chan-gement et maintien de l’orien-tation actuelle sans que cela engendre une nouvelle aggra-vation de la situation. Dans le cas contraire, nous devons être pleinement conscients du risque. Après le déluge d’articles et de commentaires sou-tenant – en Grèce comme à l’étranger – qu’une victoire de Syriza, le parti de la gauche radicale, compromettrait notre position dans la zone euro, une instance invisible semble avoir décidé que cela pour-rait avoir des conséquences très négatives. Soudain, tout le monde s’est mis à mini-miser la probabilité d’une sortie de l’euro. Ni les prophètes de malheur de Nouvelle Démocratie, le parti conservateur, ni les déclarations de Syriza selon lesquelles les critiques contre sa politique ne sont que des propos alarmistes n’ont réussi à éclair-cir la question. Si ce clivage peut aider les deux grands partis grecs à récolter des suffrages, il occulte le fait que deux cer-titudes contraires signifient pas de certi-tude du tout. Notre réaction aux extrêmes dans chacun de ces discours ne doit pas non plus nous aveugler sur les dangers réels auxquels nous sommes confrontés.

Le leader de Syriza, Alexis Tsipras, a déclaré qu’il ne souhaitait pas que la Grèce abandonne l’euro et qu’il s’efforcerait de réduire la dette du pays. Mais, lors du congrès fondateur de Syriza, en 2013, les dirigeants du parti ont annoncé clairement leur inten-tion d’“abroger les mémorandums et les lois d’application” et d’annuler les réformes impo-sées par nos créanciers. “La première étape consistera à rétablir les conditions de travail, les conventions collectives, le salaire minimum, le minimum vieillesse, les indemnités chômage et les allocations familiales au niveau d’avant les mémorandums”, ont-ils annoncé. Avant d’ajouter : “Le secteur public étant à nos yeux un levier de reconstruction, tous les employés

Grèce. La gauche radicale favorite

Dans un contexte d’austérité extrême et d’incertitude quant à son avenir dans la zone euro, la Grèce se rend aux urnes le 25 janvier. Malgré les

doutes émis par Athènes et Berlin sur la viabilité de son programme économique, le parti Syriza semble sur le point de prendre le pouvoir.

FOCUS

—Die Zeit Hambourg

C’est LA question de l’hiver : dis donc, et si la Grèce sortait de l’euro ? Voilà plusieurs jours que le gouvernement

allemand se répand en scénarios contra-dictoires ; tantôt la chancelière Angela Merkel et Wolfgang Schäuble, le ministre des Finances, envisagent la chose avec une relative décontraction, tantôt ils s’inquiètent des risques économiques.

Si les spéculations vont bon train sur une sortie (très peu probable) de la Grèce de la zone euro, c’est à cause d’un homme qui semble aujourd’hui le candidat au poste de

Alexis Tsipras sauveur du pays ?Souvent diabolisé comme l’homme qui fera sortir la Grèce de l’euro, le programme du chef de file de Syriza commence pourtant à faire fléchir Berlin et Bruxelles.

qui ont été licenciés sont nécessaires et seront donc réembauchés.”

En bref, la position de Syriza est qu’il ne res-pectera pas les conditions de l’accord de sau-vetage et rétablira de nombreuses dépenses à leur niveau d’avant l’austérité tout en pro-mettant un budget équilibré. Comme il s’est également engagé à annuler des réformes, il se retrouvera avec un énorme trou dans ses finances. Nos créanciers et partenaires de l’Union européenne ne sont toutefois pas aussi optimistes que Syriza voudrait nous le faire croire. Le Premier ministre finlandais, Alexander Stubb, a déclaré que toute tenta-tive de remise de la dette grecque se heur-terait à un non “retentissant” de son pays. Les autorités allemandes et la Banque cen-trale européenne ont fait savoir que toutes les négociations seraient maintenues dans le cadre des accords existants. Ici aussi, nous sommes confrontés à deux positions opposées sans le moindre signe de rappro-chement. Le fait qu’on ait déjà vu des partis

politiques grecs changer de posi-tion une fois au pouvoir est assez réconfortant. Mais lorsque des élections sont gagnées sur de fausses promesses, il faut pas mal de temps pour que la réa-lité impose une politique plus rationnelle. Et la Grèce ne peut

se permettre de perdre du temps. La plu-part d’entre nous ne souhaitons toujours pas étudier les conséquences des efforts de Syriza pour imposer sa volonté à notre économie, à nos créanciers et aux marchés.

—Nikos KonstandarasPublié le 15 janvier

Les fausses promesses de Syriza

S’il remporte les élections, la réalité du pouvoir l’obligera tôt ou tard à modifier un programme basé sur l’anti-austérité.

↙ Dessin de Schneider, Suisse.

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EUROPE.Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015 11

en Allemagne. Les Allemands n’auraient pas la patience des Grecs.”

Tsipras a lancé un débat nécessaire, même s’il est très peu probable qu’il puisse appli-quer ses promesses à la lettre. Berlin a pris conscience qu’il était moins agressif depuis quelques mois et n’exclut pas qu’il soit ouvert à des négociations.

3. Dette impayableTsipras ne compte pas rembourser la dette grecque dans son intégralité. Indépendamment de la moralité de ce pro-cédé vis-à-vis des bailleurs de fonds, qui ont promis à leur propre population qu’elle récu-pérerait sa mise, la Grèce ne pourra selon toute probabilité pas rembourser ses dettes, du moins dans un avenir proche. Berlin et Bruxelles ne peuvent donc ignorer le débat que Tsipras vient de lancer.

Le gouvernement allemand ne sou-haite pas ouvrir ce front pour le moment. L’Allemagne répond de 50 milliards d’euros répartis sur deux plans de sauvetage. Les économistes jugent cependant de plus en plus vraisemblable que ces fonds ne seront pas remboursés en totalité. L’économiste Thomas Straubhaar a récemment plaidé pour qu’on envisage “froidement” ce scéna-rio : “Il ne s’agit plus dès lors que d’éviter des dommages supplémentaires et en particulier d’assurer le paiement des intérêts.”

Plusieurs propositions circulent actuel-lement sur le moyen d’appliquer les projets de Tsipras. L’économiste Hans-Werner Sinn plaide pour une conférence internationale sur la dette. La Grèce ne pourra de toute façon jamais rembourser ses emprunts, argumente-t-il, il vaut donc mieux briser la spirale. Le DIW propose une variante modérée : la dette demeurerait officielle-ment, mais les intérêts seraient liés au taux de croissance. S’il n’y a pas de croissance, il n’y aura que peu ou pas d’intérêts. Si l’éco-nomie se relève, les intérêts augmenteront.

—Axel HansenPublié le 8 janvier

—Financial Times Londres

Les grands patrons grecs sont aussi admirés que détestés pour leur colos-sale richesse et leurs solides accoin-

tances politiques. Si l’homme de la rue les qualifie de diaplekomenoi (compromis) ou de davatzides (maquereaux), les économistes les appellent “oligarques” en raison de leur emprise sur la vie économique du pays. Quelle que soit leur dénomination, le rôle qu’ils jouent dans la politique et la société grecques suscite une grande attention à la veille des élections législatives anticipées du 25 janvier. Syriza, le parti de la gauche radi-cale, a promis, une fois au pouvoir, de faire la guerre aux oligarques. George Stathakis, ministre du Développement du cabinet fan-tôme, a déclaré début janvier à notre journal que Syriza romprait avec l’habitude qu’ont les gouvernements d’accorder gratuitement des concessions audiovisuelles à leurs amis politiques et réexaminerait les privatisations litigieuses. Les mesures contre la mainmise des oligarques sur l’économie “seront une priorité”, a-t-il affirmé.

De telles déclarations marquent d’ores et déjà un changement en Grèce, où le pouvoir des oligarques est ressenti depuis longtemps mais rarement discuté, du moins publique-ment. “Le véritable ennemi de la libre concur-rence en Grèce est l’oligarchie, mais c’est un sujet tabou ; les politiciens n’en discutent pas et les médias évitent de s’exprimer sur cette ques-tion”, déplore Aristides Hatzis, professeur de droit et d’économie à l’université d’Athènes.

L’une des raisons de ce phénomène est que les chaînes de télévision privées du pays ainsi que les principaux sites d’infor-mation et les grands quotidiens sont très souvent contrôlés par des oligarques, qui exercent une influence sur leur contenu édi-torial. Dans une dépêche de l’ambassade des Etats-Unis diffusée par WikiLeaks, on pou-vait lire : “Les médias privés de la Grèce sont détenus par un petit groupe de gens qui ont bâti eux-mêmes leur fortune ou en ont hérité […] et qui sont liés par le sang, le mariage ou l’adultère aux responsables politiques et aux pouvoirs publics et/ou aux magnats de la presse et des affaires.”

Il ne sera pas facile de maîtriser de tels personnages : aucun membre de cette oli-garchie très soudée n’a encore été terrassé par les sept années de crise de l’économie grecque, même si, d’après certains ana-lystes, leurs médias ont accumulé près de 2 milliards d’euros de dettes en prêts non remboursés à des banques locales en raison de l’effondrement des revenus publicitaires et de la suppression des aides d’entreprises publiques.

Cependant, ces oligarques semblent avoir été affaiblis par la grave récession que connaît le pays et par les contraintes budgétaires imposées par les créanciers internationaux. “Ils sont encore puissants, mais leurs activités ont été affectées par les récentes mesures de lutte contre l’évasion fis-cale via, notamment, la création d’entreprises offshore”, explique M. Hatzis.

L’influence politique des oligarques risque elle aussi de pâtir des nouvelles lois exigeant des partis qu’ils fournissent des comptes vérifiés. Un économiste basé à Athènes, qui n’a pas souhaité que son nom soit publié, estime qu’à l’avenir il sera plus difficile, pour ceux qui apportaient un soutien financier à des politiciens, de continuer à les “épauler”.

Exercice d’influence. La Grèce a une longue tradition d’entreprises comptant sur leurs relations politiques pour faire abou-tir des contrats et de politiciens en quête d’aides financières des entreprises pour ren-forcer leurs chances électorales. M. Hatzis présente la Grèce comme “un petit pays où règne un manque de confiance et où l’Etat de droit n’est pas vraiment respecté”.

Les arrangements entre la classe poli-tique et les milieux d’affaires ont pris de l’ampleur dans les années 1990, époque où l’économie du pays a décollé grâce à la libé-ralisation du marché requise par l’Union européenne et un accroissement des fonds versés par Bruxelles pour financer des pro-jets d’infrastructures et de technologie. Les gros contrats liés aux projets financés par Bruxelles ont été partagés au sein d’un petit groupe de soumissionnaires. Mais il est arrivé que des querelles autour de ces largesses gagnent la sphère politique, avec parfois des conséquences désastreuses. Ainsi, le Premier ministre réformateur Constantinos Mitsotakis a accusé Socrates Kokkalis, fondateur de l’entreprise → 12

↓ La Grèce va-t-elle sortir de l’euro ? “En fait, c’est pas si

mal.” Dessin de Schneider, Suisse.

La lutte contre les oligarquesSyriza a déclaré la guerre au petit groupe de ceux qui, malgré la crise, gardent la mainmise sur l’économie et les médias.

Premier ministre le mieux placé : le chef de la coalition de partis de gauche Syriza, qui passe à Berlin et Bruxelles pour un homme à l’esprit confus et aux revendications radi-cales. L’effacement de la dette et la fin de la rigueur qu’il prône y sont soit diaboli-sés, soit purement et simplement ignorés.

Or Tsipras pourrait davantage contribuer à régler la tragédie grecque que ne veulent bien le croire nombre de responsables poli-tiques. Sa radicalité peut faire frémir – ses revendications sont justifiées.

1. Rupture avec l’establishmentTsipras serait le premier chef de gou-vernement grec à ne pas appartenir au cercle des partis établis qui gèrent le pays comme un self-service depuis des décennies. L’incapacité de la classe politique grecque à mener à bien des réformes, y compris contre sa propre clientèle, et à mettre sur pied une administration fiscale efficace, par exemple, est l’une des causes principales de la crise persistante. “La Grèce est gouvernée depuis des générations par une petite élite qui juge plus important de conserver le pouvoir et de s’assurer des prébendes que de mettre en place des institutions efficaces et d’impliquer large-ment les citoyens”, écrit Marcel Fratzscher, conseiller du gouvernement allemand et directeur de l’Institut de recherche éco-nomique DIW, dans un article paru dans la Süddeutsche Zeitung.

Tsipras n’incarne pas seulement la fin de l’ancien système, il lui déclare ouverte-ment la guerre. Une de ses annonces : en cas de victoire aux élections, il réduira l’in-fluence des oligarques qui contrôlent des pans entiers de l’économie en lien avec un certain nombre de politiciens corrompus. Même Bruxelles et Berlin commencent à y voir un bienfait. “Les bailleurs de fonds esti-ment qu’avec Tsipras on aurait enfin quelqu’un qui ne fait pas partie des vieilles élites qui ont plongé la Grèce dans cette pagaille”, relate le quotidien de Munich.

2. Austérité non bénéfiqueTsipras veut rompre avec une politique de rigueur qui a entraîné la réduction des dépenses publiques, le licenciement des employés de la fonction publique et la baisse drastique des retraites et des salaires. Ce qui était une nécessité absolue jusqu’à un certain degré constitue cinq ans plus tard l’une des principales raisons de la persis-tance de la crise. Même si l’économie repart légèrement depuis quelque temps, la majo-rité des économistes sont d’avis que la ri-gueur contribue à la récession.

Depuis 2010, l’économie a chuté de 20 % et le taux de chômage a doublé. Selon les estimations de Hans-Werner Sinn, direc-teur de l’institut de recherche IFO [de l’uni-versité de Munich], l’économie grecque est “à mille lieues” d’être compétitive sur le plan mondial. Pour l’ancien commissaire européen Günter Verheugen, une chose est sûre : “Ce que supportent les Grecs pro-voquerait un chaos total en très peu de temps

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Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015EUROPE FOCUS GRÈCE.

d’équipements de télécommunica-tions Intracom, d’avoir provoqué la chute de son gouvernement, en 1993, en cherchant à vendre OTE, l’entreprise nationale de télé-communications, à un groupe français qui aurait utilisé son propre fournisseur d’équi-pements – une accusation démentie par M. Kokkalis. Intracom a continué à vendre des milliards d’euros d’équipements à OTE, tandis que sa société sœur, Intralot, four-nissait des systèmes de jeux informatiques à Opap, le monopole grec des jeux. Et l’in-fl uence de M. Kokkalis s’est encore accrue avec le lancement d’une station de radio par sa femme et l’acquisition de l’Olympiakos, la meilleure équipe de football du pays.

Georges Papandréou, l’ancien Premier ministre socialiste qui a démissionné en 2011, attribue lui aussi la chute de son gou-vernement à des oligarques, une campagne de son ministère des Finances contre le trafi c de carburant ayant révélé l’existence d’un réseau à l’échelle des Balkans qui a fait perdre 3 milliards d’euros de taxes à la Grèce. “Plusieurs banquiers et industriels de premier plan fi guraient parmi ceux qui sou-haitaient mon départ”, nous a-t-il confi é.

L’actuelle génération d’oligarques, qui a dépassé depuis longtemps l’âge normal du départ à la retraite, cède peu à peu la gestion des aff aires courantes aux jeunes membres de leurs familles mais conserve son infl uence auprès des hommes poli-tiques en continuant à assurer le fi nance-ment de leurs campagnes électorales et en leur garantissant l’accès à du temps d’an-tenne à la télévision.

Costas Bacouris, président de la branche grecque de l’ONG anticorruption Transparency International, est convaincu que les oligarques chercheront, comme tou-jours, à s’adapter à l’évolution de la situa-tion. “Ils continuent d’exercer leur infl uence, mais ils restent dans l’expectative quant à l’orientation politique du pays, dit-il. A mon avis, un certain nombre d’entre eux ont pris contact avec Syriza, mais nul ne sait encore ce qu’il va en ressortir.”

—Kerin HopePublié le 12 janvier

Vu d’Espagne

Podemos regarde vers la Grèce● Les élections en Grèce ne vont pas seulement déterminer l’avenir d’un pays au bord du précipice, à l’économie sous perfusion depuis 2010 et dont la population a été brusquement appauvrie par une avalanche de coupes budgétaires. Le verdict des urnes grecques aura inévitablement un impact sur le paysage politique tourmenté d’une Espagne qui se trouve à quatre mois des élections municipales et à un an des générales, et conditionnera la stratégie des partis. Surtout si, comme le prédisent les sondages, Syriza – le parti dont s’est inspiré Podemos – accède pour la première fois au pouvoir. La conjoncture politique et économique de la Grèce n’a rien en commun avec celle de l’Espagne mais, si Syriza prend le pouvoir, sa politique et son discours ne manqueront pas d’être brandis dans notre pays comme arme électorale. Les premiers mois aux commandes de la Grèce seront une sorte de test qui montrera si une autre politique que celles professées ces dernières années par les grands partis traditionnels est possible (ou pas) en Europe.Si Tsipras parvient à conjuguer une poignée de clins d’œil gauchistes et un accord avec l’Union européenne permettant à son pays de respirer (même s’il doit pour cela modérer son discours initial), les aspirations de Pablo Iglesias [fi gure de proue de Podemos] en seront renforcées. Podemos – qui, selon divers sondages, talonne déjà les partis traditionnels et prétend les doubler – pourra dire que l’expérience grecque prouve que son programme est viable et qu’il n’y a aucune raison d’en avoir peur. Ses chances

de gagner seront considérablement augmentées, sauf s’il commet une grosse erreur de stratégie ou si ses adversaires sortent un as de leur manche à la dernière minute.A l’inverse, si, comme l’affi rment ses rivaux et de nombreux leaders européens – embarqués sans pudeur dans la stratégie du vote de la peur pour maintenir le statu quo actuel –, le radicalisme de la nouvelle gauche fait sortir la Grèce de l’euro (ou la place près de la sortie) et fait planer sur l’UE la menace d’une crise aux conséquences imprévisibles, le discours du Parti populaire (PP), à droite, et du Parti socialiste espagnol (PSOE) pourra s’appuyer sur un atout puissant. Le PP pourra mobiliser plus facilement ses électeurs désenchantés, qui grossissent aujourd’hui par centaines de milliers les rangs de l’abstention, en les persuadant que leur voix est indispensable pour empêcher Pablo Iglesias de gagner et l’Espagne de connaître le même type de catastrophe que la Grèce. Côté socialiste, si un populisme similaire à celui que représente ce jeune parti inexpérimenté qu’est Podemos échoue en Grèce, on s’eff orcera probablement de faire valoir que le PSOE compte de longues années de gouvernement à son actif. Les élections du 25 janvier et l’évolution de la Grèce dans les prochains mois vont rejaillir sur le débat politique espagnol. Mais elles ne détermineront pas à elles seules les élections générales.

Vu d’Italie

L’issue du rendez-vous des Espagnols avec les urnes dépendra entre autres de la santé de l’économie, de la capacité des partis historiques à récupérer la crédibilité qu’ils ont perdue, et de celle de Podemos à articuler une stratégie crédible et à nourrir l’espoir que son discours a fait naître dans certains secteurs. En d’autres termes : la réussite d’un éventuel gouvernement Syriza n’ouvrira pas automatiquement les portes du pouvoir à Pablo Iglesias, et son échec ne lui coupera pas obligatoirement les ailes. Même dans ce dernier cas, Podemos aura encore assez de marge de manœuvre pour changer de cap et ajuster son plan d’action afi n de le rendre compatible avec la nouvelle réalité.

—Manuel Arroyo, El Correo, Bilbao. Publié le 13 janvier

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“Le véritable ennemi de la libre concurrence en Grèce est l’oligarchie, mais c’est un sujet tabou”

Tsipras l’Italien● Au départ, ils pensaient n’être qu’une trentaine, à l’arrivée ils étaient plus de 200. La “brigata Kalimera” a fi ni par fédérer de nombreux militants ou parlementaires italiens issus des rangs du Parti démocrate, de SEL (Gauche, écologie et liberté) et de l’ancienne liste L’Autre Europe avec Tsipras, née au moment des élections européennes de 2014. Leur point commun : une fascination non dissimulée pour Alexis Tsipras – à laquelle fait écho le soutien affi ché de diverses personnalités ou intellectuels italiens (notamment le philosophe Toni Negri). Le rêve de cette délégation hétérogène : donner vie à une “Syriza italienne”, rapporte le Huffi ngton Post Italie, alors que le renzisme a mis à l’index une gauche radicale en berne dans les sondage. La “brigade” se rendra à Athènes pour observer de près les résultats des élections en Grèce et tenter d’en tirer quelques “leçons”.

↓ Dessin de Falco, Cuba.

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EUROPE14. Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

à son tour les séparatistes d’avoir attaqué des positions ukrainiennes au lance-roquettes, à l’artillerie et au mortier. La semaine dernière, un des chefs de la RPD, Denis Pouchiline, avait évoqué l’éventualité d’une contre-offensive au cas où l’armée ukrainienne lancerait une opération militaire.

Aucun compromis. Les experts ukrainiens que nous avons interrogés expliquent cette aggravation du conflit par un changement de contexte politique à Kiev, où le ton est aujourd’hui donné par les partisans de la radicalisation. “En Ukraine, le parti de la guerre gagne du t errain. Selon lui, seules les actions armées pourront faire évoluer la situation. Le fait que Kiev ait décrété que les républiques populaires de Donetsk et de Louhansk étaient des organisations terroristes montre que le gouvernement ukrainien n’est pas prêt à faire des compromis”, explique le politologue Andriy Ermolaev. Cet expert est formel : “La bataille pour l’aéroport de Donetsk, la tragédie de Volnovakha [ville au sud-ouest de Donetsk où, le 15 janvier, un bus transportant des civils a été attaqué à l’arme lourde. Douze passagers sont morts. Kiev accuse les séparatistes, ces derniers renvoient les torts sur l’armée ukrainienne] et la Marche pour la paix, qui s’est déroulée le 18 janvier à Kiev, sont les jalons nécessaires à la construction de l’image de l’ennemi.” Il pense en effet que l’un des objectifs de l’armée ukrainienne est d’envenimer la situation à l’intérieur des républiques autoproclamées. “Les habitants du Donbass n’aiment pas le nouveau pouvoir ukrainien, mais ils perdent

—Kommersant Moscou

De Kiev

L a nouvelle escalade du conf lit à l’Est, depuis la semaine dernière,

entraîne inexorablement l’armée ukrainienne et les séparatistes vers une reprise totale des com-bats. Le 18 janvier, Iouri Birioukov, conseiller du président ukrainien, a annoncé que l’Ukraine avait rompu, pour la première fois, le cessez-le-feu prévu par les accords de Minsk. “Toutes nos troupes du secteur B ont reçu l’ordre d’ouvrir le feu massivement contre les posi-tions séparatistes”, a-t-il écrit sur sa page Facebook.

Cette déclaration a été confi rmée peu de temps après par le porte-parole du Conseil de sécurité et de défense ukrainien, Andriy Lyssenko : “Notre commandement a pris la décision de lancer une attaque massive.” Selon lui, l’objectif de Kiev est de reprendre le contrôle de l’aéroport de Donetsk, occupé de façon prédominante par les séparatistes. A Kiev, on précise que cette reprise des combats ne peut être considérée comme une infraction aux accords de Minsk [signés le 25 novembre 2014], puisqu’il s’agit d’une zone qui se trouve du côté ukrainien de la ligne de démarcation établie dans les accords.

Le 18 janvier, en marge de la reprise des combats autour de l’aéroport, les quartiers Petrovsky, Kirovsky et Kouibichevsky de la ville de Donetsk ont été la cible de tirs d’artillerie massifs. L’armée ukrainienne a également intensivement arrosé Gorlovka et Avdeevka, localités tenues par la république populaire de Donetsk (RPD). Kiev a accusé

UKRAINE

La bataille pour l’aéroport de Donetsk torpille la trèveKiev a offi ciellement rompu le cessez-le-feu et lancé une attaque sur Donetsk. Son objectif : faire de la prise de l’aéroport le symbole de l’héroïsme de l’armée ukrainienne.

pour libérer l’aéroport. Pour blo-quer leur avance, les séparatistes ont fait sauter un pont, barrant ainsi l’accès à la ville par le nord. Cet incident n’a pas été confi rmé par des sources offi cielles.

“Nous n’avons pas pour mission d’entrer dans Donetsk, mais seu-lement de dégager l’aéroport, qui, dans le cadre des accords de Minsk, doit être ukrainien”, nous a déclaré Andriy Lyssenko, porte-parole de l’opération antiterroriste ukrai-nienne. Or, dans un communiqué daté du 18 janvier, le ministère russe des Aff aires étrangères a affi rmé que l’aéroport devait être confi é aux séparatistes, confor-mément aux accords de Minsk.

Les combats se poursuivent. Toujours à en croire Andriy Lyssenko, ils seraient particuliè-rement violents autour du village de Pisky, à 1,5 kilomètre de l’aéro-port, qui, depuis des mois, sert de base de déploiement pour les ren-forts, les vivres et les munitions destinés aux défenseurs de l’aéro-port. Un volontaire du bataillon Dnipro 1 nous a assuré que ses camarades, qui défendent un pont près de Pisky, seraient dans une situation désespérée, sous les obus de blindés russes. “Les chars tirent directement sur le pont et nos gars n’ont que des lance-roquettes, a-t-il dit. Il nous faut des renforts.”

Volontaires. Selon Alla Meguil, porte-parole du 5e bataillon du Secteur de droite [à l’origine une formation politique d’extrême droite], un autre groupe de volon-taires qui se bat près de l’aéroport, la situation serait très tendue à Pisky et dans le village voisin de Tonenké. “Ici, le pilonnage est incessant”, nous a-t-elle expliqué.

Ces terribles événements se sont produits au moment où des diplomates ukrainiens se prépa-raient à assister à une nouvelle série de pourparlers de paix avec la partie russe, qui devaient avoir

lieu à Berlin le 21 janvier en présence de médiateurs des ministères français et alle-

mand des Aff aires étrangères. Mais cette escalade, qui s’ag-grave encore, pourrait “menacer

de compromettre défi nitivement le cessez-le-feu si durement acquis en

septembre 2014”, a mis en garde Ban Ki-moon,

secrétaire général des Nations unies, dans un commentaire le 18 janvier.

—Oksana GrytsenkoPublié le 19 janvier

aussi confi ance dans les dirigeants séparatistes. Les gens sont fatigués, la faim et la désolation jouent beaucoup sur leur état d’esprit. Voilà le contexte dans lequel le pouvoir ukrainien a lancé son off ensive massive”, conclut Andreï Ermolaev.

Un autre expert kiévien, Igor Kogout, met en lumière la composante idéologique de la bataille pour l’aéroport de Donetsk. “Ce combat symbolise désormais, aux yeux de la société, l’héroïsme de l’armée ukrainienne, et le président Porochenko s’est d’ailleurs exprimé en ces termes dans son discours sur la place Maïdan, lors de la Marche pour la paix”, explique-t-il.

Quartiers d’habitation. La première réaction de Moscou face au durcissement de la situation dans le Donbass est venue de Dmitri Peskov, le porte-parole de Vladimir Poutine, qui a fait part de sa “grande inquiétude face à la reprise complète des combats à Donetsk”. Selon lui, “cela ne favorise ni la mise en œuvre des accords de Minsk ni les eff orts à venir de règlement du conf lit”. Il a également fait savoir que Vladimir Poutine avait adressé le 15 janvier un courrier à Petro Porochenko, dans lequel il proposait un plan de retrait de l’artillerie lourde par les deux parties. Mais Kiev a rejeté sa proposition sans rien avancer en retour.

Enf in , le ministère des Aff aires étrangères russe a fait une déclaration importante : “Conformément aux accords de Minsk, l’aéroport de Donetsk doit être remis aux mains des séparatistes. Cette question est restée longtemps en suspens à cause de discussions concernant certains autres points de la ligne de démarcation, les forces armées ukrainiennes continuant pourtant de tirer depuis l’aéroport sur la ville de Donetsk et d’autres zones habitées. Pour mettre fi n à ces actes criminels, les forces de la RPD ont pris le contrôle de l’aéroport, mais les troupes ukrainiennes, sans égard pour les victimes civiles, ont déployé une opération militaire d’envergure afi n de reprendre cette zone aux séparatistes et continuer à tirer sur les quartiers d’habitation de Donetsk.”—Sergueï Strokan, Ianina SokolovskaïaPublié le 19 janvier

—The Kyiv Post (extraits) Kiev

L a guerre menée par la Russie contre l’Ukraine s’intensifi e. Le 17 janvier,

l’armée ukrainienne a déployé des chars pour briser l’encerclement de l’aéroport international de Donetsk et des hélicoptères pour évacuer les blessés. Toutefois, chaque fois que les troupes russes et leurs alliés subissent des revers dans l’est de l’Ukraine, le Kremlin renforce leurs positions. Le 19 jan-vier n’a pas fait exception à la règle. D’après le Conseil de sécu-rité nationale ukrainien (RNBO), deux groupes tactiques russes de la taille d’un bataillon [environ 700 hommes] auraient franchi la frontière orientale du pays. Un peu plus tôt, les autorités ukrai-niennes ont affi rmé que plus de 7 000 soldats russes se battaient déjà en Ukraine. La contre-off en-sive lancée par l’armée ukrai-nienne lui a permis de reprendre le contrôle du nouveau terminal de l’aéroport de Donetsk.

Le 18 janvier, à 20 heures, les troupes ukrainiennes ont pro-gressé de 2 kilomètres dans Donetsk, selon une de nos sources membre de la 95e brigade aéro-portée, qui participe aux combats

Une spirale peut-être irréversible

Combattants séparatistes et armée ukrainienne se rejettent la responsabilité de l’escalade. Le journal ukrainien Th e Kyiv Post livre sa version.

↓ Dessin de Kazanevsky, Ukraine.

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16. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

Face au pessimisme ambiant, Foreign Policy estime qu’un accord sur le nucléaire avec l’Iran, une stabilisation de l’Irak ou un changement politique en Israël pourraient sortir le Moyen-Orient du marasme.

pourrait ouvrir de nouvelles perspectives en vue de la solution à deux Etats ; et la stabilisation de la situation en Irak pourrait mettre un coup d’arrêt aux avancées provisoires de l’Etat islamique (EI) et lui infliger des revers durables. Chimères d’optimistes indécrottables ? Peut-être. Toutes valent néanmoins la peine d’être envisagées.

Jusqu’à présent, les pourparlers entre les Etats-Unis et l’Iran ont tantôt surpris, tantôt déçu. Mais l’année 2015 sera décisive. Pour faire court, le processus de négociation n’a plus assez de temps, d’espace politique ni d’excuses pour se permettre de nouveaux atermoiements. La conclusion d’un accord politique sur les principaux enjeux avant l’échéance de mars permettrait de gagner le temps nécessaire, après juillet, pour finaliser les nombreux détails techniques qui doivent être réglés avant un accord de paix d’envergure. Mais ne vous y trompez pas, l’année 2015 décidera du succès ou de la mort de cette initiative diplomatique. Mais alors, quelles sont les raisons de se réjouir ? Manifestement, les divergences concernant les capacités d’enrichissement [de l’uranium] et la levée des sanctions sont profondes, tout comme la méfiance entre l’Iran et les Etats-Unis. Et les Américains, désormais entravés par un Congrès à majorité républicaine, ont sans doute atteint les limites de leur propre flexibilité.

“Etat paria”. Or ce pourrait être en réalité une très bonne nouvelle pour les négociations en cours, car rien ne stimule plus efficacement l’intellect que le manque de temps et la perspective d’être confronté à de cruelles alternatives. En l’absence d’accord sur la table à la fin de l’année, l’Iran irait sans doute au-devant d’un accroissement des tensions, voire d’une opération militaire conduite par Israël ou par les Etats-Unis, selon que le pays accélérera ou non son programme nucléaire. Pour éviter de telles conséquences, il convient de trouver un accord, et vite.

En d’autres termes, l’absence d’accord sur le nucléaire se traduirait par un dur-cissement des sanctions et de nouveaux déboires économiques – d’autant plus néfastes que le cours du pétrole s’est effondré. Pour les Etats-Unis, cela pourrait déboucher sur une guerre par procuration dans la région, l’Iran jouant les fauteurs de troubles en Irak et en Afghanistan, voire sur une nouvelle guerre entre Israël et le Hezbollah, dans le cas où l’Etat hébreu s’en prendrait à Téhéran.

En Israël, s’il est bien trop tôt pour faire des pronostics valables [des élections au ront lieu en mars], le sentiment croissant qui règne est que le temps file entre les doigts du Premier ministre Nétanyahou, qui se classe deuxième de l’Histoire par sa longévité au pouvoir. Pour l’heure, ce n’est qu’une impression.

L’opinion publique israélienne ne s’est pas vraiment encore impliquée dans la campagne. Contrairement à nombre de grandes figures israéliennes qui voient dans cette élection un choix limpide entre, d’un côté, la transformation d’Israël en un “Etat paria” et, de l’autre, la préservation de ses valeurs juives et démocratiques, la plupart des Israéliens n’ont sans doute pas une vision aussi tranchée de l’avenir. Ce que laissent entendre les sondages, en revanche, c’est que la majorité d’entre eux (54 %) ont le sentiment que le pays fait fausse route après six années de Nétanyahou, et pour 53 % des sondés il ne devrait pas être reconduit.

Quant à savoir si le centre gauche – qui englobe aujourd’hui le Parti travailliste, sous la houlette d’Isaac Herzog, et l’ancienne ministre de la Justice Tzipi Livni, chef de file d’Hatnuah [parti centriste] – est en mesure de présenter une alternative crédible et de créer un gouvernement de coalition opérationnel, c’est une autre histoire. Les sondages montrent que ce bloc de centre gauche tient désormais tête à la droite. Mais les inconnues restent nombreuses. Un nouveau gouvernement israélien plus centriste relancerait certainement un processus de paix aujourd’hui dans l’impasse. La question clé est de savoir si un tel gouvernement serait capable de prendre des décisions sur les grands enjeux du processus de paix : les frontières, la sécurité, et même Jérusalem.

Et, bien évidemment, les progrès du processus de paix ne dépendent pas que d’Israël. Un mouvement national palestinien divisé peut-il produire des dirigeants capables de prendre des décisions qui tiendront compte des demandes israéliennes en matière de frontière et de sécurité ?

En Irak, l’année qui vient de s’écouler fut celle de toutes les peurs. Cet été, on aurait dit que l’Etat islamique était sur le point de conquérir le monde – ou tout au moins une bonne partie de l’Irak. On a craint que Bagdad ne soit menacé et, face au blocage politique engendré par le programme prochiite de l’ancien Premier ministre irakien, Nouri Al-Maliki, on a eu l’impression que les Kurdes et les sunnites faisaient cavaliers seuls.

L’Irak voit-il le bout du tunnel ? A moins de croire dur comme fer aux contes de fées, la réponse est assurément non. L’Irak ne sera sans doute jamais vraiment organisé, ni maître de ses frontières, ni doté d’un accord régissant le partage des pouvoirs politiques et économiques – et encore moins d’une identité nationale clairement

Opinion.Malgré tout, des raisons d’espérer

—Foreign Policy (extraits) Washington

Vous en avez assez d’entendre parler d’un Moyen-Orient déliquescent, inflammable et dysfonctionnel ?

Vous n’en pouvez plus des analyses sempi-ternellement négatives ? Vous êtes persuadé que la situation ne peut pas s’améliorer et ne s’améliorera pas ? Je vous comprends. La Fondation Carnegie pour la paix internatio-nale [un think tank américain] a demandé à ses experts quelle était la région en crise

qui ferait le plus de unes dans le monde en 2015. La réponse ? Le Moyen-Orient, pour 75 % des sondés.

Mais attendez de lire la suite. Optimistes invétérés, tenez-vous prêts. Car cette année a des chances d’être moins noire que la précédente. De fait, 2015 pourrait bien être une année charnière dans plusieurs domaines de premier plan. Un accord entre les Etats-Unis et l’Iran sur le nucléaire pourrait amorcer un rééquilibrage des pouvoirs dans la région ; en Israël, la formation d’un nouveau gouvernement

Le temps file entre les doigts du Premier ministre Nétanyahou

↙ Dessin de Mayk paru dans Sydsvenskan, Malmö.moyen-

orient

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MOYEN-ORIENT.Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015 17

définie et partagée. Pour l’Irak, l’an-née 2014 s’est bien mieux terminée qu’elle n’avait commencé. Al-Maliki est parti. Le nouveau Premier ministre semble attaché au rassemblement, au moins dans une certaine mesure. Le dernier accord en date du gouvernement central avec les Kurdes, un gouvernement à peu près opérationnel à Bagdad, le fait que la progression de l’EI semble avoir été provisoirement enrayée sont autant de signes encourageants. Et malgré ces défi s, qui consistent notamment à donner aux tribus sunnites les moyens de combattre l’EI, à encourager un véritable

partage du pouvoir entre les chiites, les sunnites et les Kurdes et à former l’armée irakienne, la stratégie des Etats-Unis permettra de consolider les avancées et de commencer à faire reculer l’EI.

Les événements de 2014 pourraient aussi vous amener à croire que c’est tout le monde arabe qui est en crise. En réalité, seuls 20 % environ des pays arabes sont aujourd’hui en pleine déliquescence – la Libye, la Syrie et le Yémen. Même si l’on y ajoute l’Irak, l’Etat putatif de Palestine, aux allures d’Arche de Noé (entre le Fatah et le Hamas, tout est en double : les Constitutions, les services de

sécurité, les chefs de fi le, etc.), et le non-Etat libanais, la majorité du monde arabe reste encore opérationnelle. La Tunisie, bien sûr, sort du lot, avec déjà deux scrutins post-transition derrière elle. On jugera l’arbre à ses fruits, mais le pays est suffi samment solide pour construire dans le monde arabe quelque chose que nous pourrions – sans rire – qualifi er de régime démocratique stable et opérationnel en devenir.

Légitimité. Les rois et les émirs (d’Arabie Saoudite, du Qatar, des Emirats arabes unis, du Maroc, de Jordanie, du sultanat d’Oman, de Bahreïn et du Koweït) ont tous à relever des défi s de taille – notamment, pour les puissances pétrolières, celui de la chute du prix du pétrole en 2015. Mais une combinaison de facteurs qui s’appliquent diversement selon les pays – comme les revenus du pétrole, la légitimité islamique, la mise en œuvre de réformes modestes, l’effi cacité des services de sécurité – leur a permis de rester stables et opérationnels dans une région secouée par des turbulences. Le fait que l’Egypte ne soit plus dirigée par les Frères musulmans et n’ait pas sombré dans l’anarchie est une bonne nouvelle pour 2015. Mais l’incapacité de l’armée à

résoudre les problèmes économiques et politiques augure de toute évidence un avenir troublé.

Au cas où cette liste vous semblerait un tantinet trop positive, ne vous en faites pas. Le Moyen-Orient devrait rester déliquescent, infl ammable et dysfonctionnel pour quelque temps encore. Je vous fais grâce de la liste des calamités en cours, notamment la montée et l’incrustation de l’EI, les confl its qui ensanglantent la Syrie, les défaillances de l’Egypte, la descente aux enfers de la Libye, l’avenir compromis du Yémen, l’inégalité des sexes, le non-respect des droits de l’homme et le musellement de la liberté d’opinion, qui ont fait de ces infortunées contrées la région du monde la moins susceptible d’aller de l’avant en 2015. Mais assez de pessimisme noir pour l’instant. Levez vos verres et réjouissez-vous, car les choses pourraient être pires.

—Aaron David MillerPublié le 30 décembre 2014

Une combinaison de facteurs a permis à certains pays de rester stables

↙ Dessin de Hajo paru dans As-Safi r, Beyrouth.

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—Daily Maverick Johannesburg

Il y a massacre et massacre. Le massacre de Paris est tragique, mais ce n’est pas

vraiment la pire chose qui se soit passée cette semaine-là. Et de loin. Pour cela, il faut se rendre au Nigeria, dans la ville de Baga, ou du moins au point où Baga se trouvait jadis sur la carte, parce qu’il n’en reste plus grand-chose maintenant.

Les informations sur le mas-sacre sont nécessairement vagues : les journalistes les plus proches se trouvent à des centaines de kilomètres de là (et ne sont pas particulièrement en sécurité non plus) et l’information vient presque exclusivement de réfu-giés traumatisés et de sources gouvernementales peu fiables. Il y a toutefois suffisamment de faits qui ont émergé pour savoir qu’il s’est passé là-bas quelque chose de terrible, d’apocalyptique.

Baga se trouve dans le nord-est du Nigeria, à la frontière avec le Cameroun. En avril 2013, près de 200 personnes, pour la plupart des civils, ont été massacrées par les forces armées nigérianes lors d’une offensive militaire destinée à chasser Boko Haram. Le meilleur de l’horreur était à venir.

Samedi 3 janvier, les combat-tants de Boko Haram sont entrés dans la ville en repoussant les soldats nigérians devant eux et l’ont détruite, avec tous ceux qui étaient trop lents à fuir – hommes, femmes, enfants –, en l’espace de cinq jours. “Toute la ville était en feu”, déclare un témoin oculaire, tandis que d’autres évoquent des routes bordées de cadavres. Les chiffres varient, mais Amnesty International cite des rapports laissant entendre que le nombre des victimes pourrait atteindre 2 000, soit en gros 117 fois celui des attentats de Paris.

Quel que soit le nombre exact, c’est l’attaque la plus mortelle menée par Boko Haram. Et l’une des plus importantes : en prenant Baga et sa base militaire, Boko Haram contrôle de fait l’ensemble de l’Etat de Borno. Ce ne sont pas seulement des terroristes : ces gens sont en train de former un Etat de fait.

Cette attaque n’est pas la seule tragédie que l’homme ait provo-quée dans le pays. Samedi 10 jan-vier, une jeune fille – on croyait au début qu’elle avait 10 ans mais on pense maintenant qu’elle était

Nigeria. Boko Haram : boucherie humaine à ciel ouvertDes massacres se déroulent dans le nord-est du pays dans la quasi-indifférence du monde, s’indigne un quotidien sud-africain.

afriqueun peu plus âgée – s’est rendue sur un marché de Maiduguri, la capitale du Nord-Est, couverte d’explosifs. Quand les forces de sécurité se sont approchées d’elle, ceux-ci ont explosé et tué au moins 16 personnes. On ignore si c’est elle qui a déclenché la bombe et même si elle savait qu’elle portait un gilet-suicide. Boko Haram n’a pas directement revendiqué l’at-tentat, mais il n’y a pas d’autres suspects crédibles.

Dans des circonstances normales, nous trouverions cet acte d’une violence stupéfiante. Il n’y a cependant rien de stupéfiant là-dedans. Tout cela est tristement familier et montre une fois de plus le peu de protection que l’Etat nigérian est en mesure d’offrir à ses citoyens.

Les attentats du Nigeria ne sont pas non plus particulière-ment dignes de faire l’info. Le massacre de Baga a à peine été évoqué au milieu de l’énorme couverture médiatique consa-crée à Charlie Hebdo. Il n’a pas suscité de unes spéciales ni d’édi-toriaux passionnés. Même au Nigeria, à la honte de la frater-nité médiatique, les 17 morts de Paris ont plus été couverts que les centaines et les centaines de personnes tuées dans le pays, selon le spécialiste des médias Ethan Zuckerman, qui relève éga-lement que le président Goodluck Jonathan a exprimé sa sympathie au gouvernement français mais n’a rien dit à propos de Baga.

Nous sommes peut-être au XXIe siècle, mais les vies afri-caines sont toujours considérées comme moins importantes pour l’information – et donc moins pré-cieuses – que les vies occidentales.

Il y a bien sûr plusieurs explica-tions à cela. Il n’y a pas d’images spectaculaires de Baga. La situa-tion est difficile à comprendre et n’entre pas nettement dans cette thèse du choc des civilisa-tions, qui représente un sujet tel-lement fascinant (il est gênant de reconnaître que les musulmans sont les plus grandes victimes du fondamentalisme islamique). La cible n’était pas le journalisme lui-même, comme l’était Charlie Hebdo, et n’a donc pas touché le cœur des rédactions du monde entier.

Mais quand même. Plus de 2 000 personnes sont mortes et le monde a gardé le silence. Pire, l’Afrique a gardé le silence. Il y a beaucoup d’hypocrisie sur le conti-nent, mais l’exemple récent le plus flagrant en est la présence du prési-dent gabonais Ali Bongo Ondimba à l’énorme marche de solidarité qui s’est déroulée à Paris le 11 jan-vier. On avait donc un dictateur africain faisant campagne pour la liberté d’expression en France alors qu’il réprime fermement et parfois violemment la liberté de la presse dans son pays. On avait un dirigeant africain prenant le temps de montrer son soutien aux victimes françaises tout en igno-rant celles, bien plus nombreuses, qui meurent sur son continent.

Où sont les dirigeants africains qui condamnent le massacre de Baga ? Où sont les journalistes africains qui l’analysent et en parlent de façon obsessionnelle ? Où sont les marches de solidarité africaines ?

Alors oui, oui, nous sommes Charlie. Mais, tant que nous ne serons pas Baga aussi, notre indi-gnation et notre solidarité à propos du massacre de Paris montrent également que nous, les Africains, nous négligeons nos propres tragé-dies et faisons passer les vies occi-dentales avant les nôtres.

—Simon AllisonPublié le 12 janvier

↙ Dessin de Ruben, Pays-Bas.

Plus de 2000 personnes sont mortes et le monde a gardé le silence

Jonathan, un candidat acculé●●● Le 8 janvier, la campagne pour la présidentielle du 14 février a débuté à Lagos, la capitale économique. Le président sortant, Goodluck Jonathan, au pouvoir depuis 2010, critiqué de toutes parts pour son inefficacité face à Boko Haram, veut rempiler. “Pari difficile”, selon le quotidien This Day, de Lagos. Jonathan affrontera l’ex-président  Muhammadu Buhari, qui “joue sa dernière carte”, écrit le quotidien. Une campagne sous tension. Dans un raid dans le nord du Cameroun voisin le 18 janvier, Boko Haram a rasé deux villages. Bilan : 3 morts et une cinquantaine d’otages.

18. Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

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AFRIQUE.Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015 19

Maiduguri

BagaLac Tchad

ÉTAT DE BORNO

ÉTAT DEADAMAWA

ÉTAT DE YOBE

N’Djamena

Chibok

100 km

Gumsuri

dans les 3 Etatsde Adamawa, Borno

et Yobe

NIGER90 000

TCHAD10 000

CAMEROUN35 000

850 000 déplacés

N I G E R I A

Situation à la mi-janvier 2015

SOU

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NH

CR,

BBC

, PO

LGEO

NO

W.C

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NST

REET

MAP

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Réfugiés ou déplacés suite aux violencesZones d’action de Boko Haram

Principales villes ou villages qui seraient actuellementsous le contrôle de Boko Haram

Titre

Abuja

Lagos

—African Arguments (extrait) Londres

Politiquement parlant, l’insurrection est locale. Si le défi violent que Boko

Haram lance à Abuja [capitale poli-tique du Nigeria] est national, le groupe extrémiste nigérian est également engagé dans un confl it plus régional centré sur l’Etat de Borno et apparemment motivé par des rivalités locales alimentées par des tensions de classe, génération-nelles et, dans une moindre mesure, ethno-religieuses. Les Kanuris, l’ethnie majoritaire de Borno, sont les principaux protagonistes de cette guerre intestine, puisqu’ils sont en position dominante à la fois au sein de Boko Haram et du pouvoir politique régional, qui s’op-pose en grande partie au groupe djihadiste.

L’Etat de Borno comprend deux zones culturelles distinctes. Les territoires du Nord et du Centre sont majoritairement peuplés de Kanuris, avec des communautés d’Arabes Shuwas et de Fulanis [plus connus sous l’appellation de Peuls] disséminées sur l’ensemble du secteur. La seconde zone, le Sud, abrite une série minorités ethniques. Certaines sont musul-manes, mais beaucoup, y compris dans le voisinage de la tristement célèbre ville de Chibok [où ont été enlevées 237 lycéennes en avril dernier], sont chrétiennes ou pra-tiquent une religion ancestrale. Nichées dans les contreforts des monts Mandara, à proximité de la frontière avec le Cameroun, ces populations ont conservé leur auto-nomie jusqu’à l’époque coloniale en résistant farouchement aux incur-sions des marchands d’esclaves musulmans kanuris et fulanis. Les retombées de ces affronte-ments continuent à façonner les relations ethno-religieuses dans l’Etat de Borno, les populations du Sud déplorant ce qu’ils considèrent comme leur marginalisation poli-tique par les Kanuris.

Malgré la prédominance de leur ethnie au sein du gouvernement

de Borno, la plupart des Kanuris s’estiment eux aussi privés de leurs droits. Au sommet de la société kanuri se trouve une oligarchie dont les membres doivent leur richesse aux activités commerciales lucra-tives exercées par leur famille à l’époque coloniale. Un peu moins infl uents sont les chefs traditionnels de Borno, descendants de l’aristo-cratie qui régnait sur le vieil empire de Borno (1380-1893) et dominait la majeure partie du nord-est du Nigeria actuel. Puis viennent les roturiers kanuris (tala’a ou tala-kawa), dont la vaste majorité étaient des paysans jusqu’au boom pétrolier des années 1970 et qui, en raison de la stagnation du secteur agricole dans le nord-est du pays, ont com-mencé à affl uer vers la capitale de l’Etat, Maiduguri, et vers d’autres villes pour tenter de trouver du

travail. Si cette recherche d’emploi a parfois été couronnée de succès, elle a le plus souvent échoué, ce qui a débouché sur la formation d’une classe de citadins exclus et mécontents.

La déstabilisation économique de l’Etat de Borno a bouleversé l’ordre social en place. Les chefs traditionnels autrefois vénérés ont vu leur infl uence décliner, tandis que des mouvements de renou-veau islamique tels que le sala-fi sme ont commencé à faire des adeptes, en particulier au sein des jeunes générations. Même si la plu-part des salafi stes de Borno n’ont pas participé aux violences et ont reconnu la légitimité de l’Etat nigé-rian, nombre d’entre eux ont été attirés par les enseignements radi-caux de Mohamed Yusuf, le chef spirituel du mouvement, abattu en 2009. Cet attrait reposait sur les critiques incessantes de cet homme à l’encontre d’un système sociopolitique qui semblait avoir abandonné à eux-mêmes de larges pans de la société locale.

Ce sont ces positions révolution-naires qui ont conduit Boko Haram à l’aff rontement avec le pouvoir en place à Borno. Des tensions exis-taient déjà peu après l’émergence du mouvement, au début des années

2000, quand il est apparu qu’Ali Modu Sheriff , gouverneur de l’Etat de 2003 à 2011, apportait son sou-tien à Mohamed Yusuf. L’ancien gouverneur, qui nie toute relation avec Boko Haram, souhaitait susci-ter l’adhésion des populations kanu-ris en soutenant leur chef spirituel mais il n’était nullement disposé à appliquer les réformes sociales préconisées par le mouvement. Et si Mohamed Yusuf dirigeait sa colère vers le gouvernement nigé-rian et ses alliés du Nord, ses appels à peine voilés à une redistribution des ressources allaient à l’encontre des intérêts des élites locales. Ce désaccord a généré des tensions entre le chef de Boko Haram et le gouverneur, ce qui a conduit, en juil-let 2009, à l’explosion de violence qui a coûté la vie à Mohamed Yusuf

lui-même et à des centaines de membres de Boko Haram. Une fois que le mouvement a été ras-semblé sous la direction d’Abuba-kar Shekau, la classe dirigeante de l’Etat de Borno est devenue l’une de ses principales cibles. Parmi les victimes connues de Boko Haram fi gurent le cousin de l’ancien gou-verneur Ali Modu Sheriff , que celui-ci avait désigné comme son héritier politique, le frère du principal chef traditionnel de Borno et des res-ponsables de districts ruraux.

La classe politique de Borno n’est pas restée sans réagir. L’actuel gou-verneur, Kashim Shettima, soutient activement la Force d’interven-tion civile conjointe (Civilian Joint Task Force, CJTF), une milice anti-Boko Haram qui monte en puis-sance depuis la fi n du printemps 2013. Ayant grandement contri-bué à contrôler les agissements de Boko Haram à Maiduguri, la CJTF est accusée d’employer les mêmes méthodes musclées que les forces de l’ordre nigérianes, y compris les exécutions sommaires d’individus soupçonnés d’appar-tenir à Boko Haram. L’entrée en activité de cette milice a engen-dré un pic de violence parmi les Kanuris : en guise de représailles, les combattants de Boko Haram ont massacré des villageois accu-sés de soutenir la CJTF et aff ronté des groupes de miliciens.

Simultanément, Boko Haram s’est retranché dans les secteurs du sud de Borno qui jouxtent la

frontière avec le Cameroun, où sont concentrés les chrétiens et les polythéistes de l’Etat. Comme il fallait s’y attendre, cet affl ux a entraîné une série de massacres et d’enlèvements, les exactions des militants salafi stes rappelant les incursions sanglantes commises au XIXe siècle par des prédateurs musulmans dans des villages de montagne. Les attaques sont si meurtrières que, selon un anthro-pologue qui connaît bien la région, un exode massif de non-musul-mans est en cours. Longtemps considérée comme un haut lieu de la résistance à l’expansionnisme musulman, cette région est para-doxalement devenue l’un des bas-tions du califat autoproclamé de Boko Haram.

Par ailleurs, les violences infl i-gées par des combattants kanuris majoritairement musulmans aux minorités de la région risquent d’engendrer des haines ethno-reli-gieuses appelées à durer. Enfi n, il y a les jeunes de Borno qui ont com-battu pour Boko Haram ou pour les milices d’autodéfense organisées par les élites. Même si les forces de l’ordre nigérianes parvenaient un jour à l’emporter sur Boko Haram, Abuja n’en devrait pas moins faire face à ces jeunes militarisés, dont la plupart se seront très probable-ment marginalisés du fait de leurs affi liations respectives. Privés de leur réseau familial et ayant peu de chances de trouver un emploi, ils vont presque inévitablement former un vivier de candidats pour de futures actions armées. Malheureusement pour les habi-tants de Borno, ces sombres pers-pectives donnent à penser que leur Etat restera pendant longtemps encore la proie de confl its.

—Michael BacaPublié le 12 décembre 2014

Borno, épicentre de la secteCet Etat du Nigeria est la base du groupe djihadiste. Explications d’un spécialiste de la région.

Un vivier de candidats pour de futures actions armées

SOURCE

AFRICAN ARGUMENTSLondres, Royaume-Uni africanarguments.orgCette revue en ligne est dédiée à l’analyse des enjeux de l’Afrique contemporaine. Lancée en 2007 et éditée par la Royal African Society, une fondation britannique qui promeut le continent, elle est l’une des plateformes de débat sur l’Afrique les plus bouillonnantes.

Retrouvez sur Télématin la chronique de Marie Mamgioglou sur “les massacres sans précédent de la secte Boko Haram” dans l’émission de William Leymergie, vendredi 23 janvier à 7 h 38.

Confronté à la diffi culté d’obtenir des informations, Amnesty, en recoupant les données satellitaires avec celles de ses enquêteurs, a dressé le bilan le plus précis du massacre de Baga : près de 2 000 morts, plus de 3 700 bâtiments endommagés ou détruits (620 à Baga et 3 100 à Doron Baga), 16 localités incendiées, 20 000 personnes en fuite.

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20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

THE SUNDAY LEADERColombo, Sri LankaHebdomadairewww.thesundayleader.lkFondé en juin 1994, il a bouleversé le monde de la presse sri-lankaise en s’affirmant comme un grand journal d’investigation. Connu pour son honnêteté et le courage de ses analyses, il consacre de nombreuses pages aux scandales politico-financiers. The Sunday Leader s’est fait le chantre de la lutte contre la corruption dans l’île et a même été suspendu pendant sept semaines par le gouvernement en 2000. Son rédacteur en chef, Lasantha Wickrematunga, maintes fois menacé, a été assassiné en 2009. Le journal avait accusé le pouvoir de l’époque de corruption.

—The Sunday Leader Colombo

N’y aurait-il pas de hasard dans la vie du nouveau pré-sident sri-lankais ? Né de

parents originaires du village agri-cole de Luxauyana, dans le dis-trict de Polonnaruwa [centre du Sri Lanka], Maithripala Sirisena a vu le jour le 5 septembre 1951, soit quelques heures seulement après la fondation du Sri Lanka Freedom Party [SLFP, se récla-mant du socialisme], sa formation politique. Et il vient d’être élu à la présidence de son pays le 8 janvier, jour anniversaire de la naissance de Solomon W.R.D. Bandaranaike,

le fondateur du SLFP. Il est le pre-mier chef de l’Etat originaire de l’antique royaume d’Anuradhapura.

Brillant élève de l’école, “Maithri” fait ses études au Collège royal de Polonnaruwa, où il suit avec attention l’évolution poli-tique et sociale de son pays : une curiosité qu’il doit aux liens étroits qu’il a noués avec le premier secré-taire général du Parti communiste du Sri Lanka, section maoïste, Nagalingam Shanmugathasan. En 1971, lors de l’insurrection de la jeunesse sri-lankaise [menée par le Parti communiste], Maithripala Sirisena est arrêté et emprisonné : encore étudiant en cette sombre période pour notre pays, il avait

déjà fait montre de grandes qua-lités de meneur dans ses activi-tés prodémocratiques et sociales. C’est en rejoignant les jeunesses du SLFP qu’il entre véritablement en politique : il sera employé dans diverses institutions officielles avant de devenir, en 1978, mili-tant à plein temps du SLFP.

Elu au Parlement en 1978, il fait son entrée au gouvernement de coalition en 1994, comme vice-ministre à l’Irrigation. En 1997, à la faveur du premier remaniement gouvernemental, il est nommé ministre chargé du développement du Mahaweli [plus long fleuve de l’île]. Dès lors, “Maithri” endosse de nombreuses responsabilités

Sri Lanka. Nouveau président, nouvel espoirEn remportant l’élection, Maithripala Sirisena a démocratiquement chassé du pouvoir un président autocrate, extrémiste et corrompu. Un journal de l’île dresse un portrait dithyrambique du nouvel homme fort.

politiques. Après être devenu en 1997 vice-secrétaire du SLPF, il est nommé en 2001 secrétaire général du parti. Il le restera qua-torze ans, tout en occupant plu-sieurs portefeuilles ministériels, où il apportera son autorité et ses idées visionnaires.

Innovations. Ce meneur de masses, qui connaît bien les Sri-Lankais ordinaires, a ainsi intro-duit dans notre pays de nombreuses innovations en matière d’agricul-ture, associant savoir tradition-nel et connaissances modernes, notamment lorsqu’il était ministre du développement du Mahaweli. Instituant de nombreuses aides afin d’améliorer le niveau de vie de la communauté paysanne, il a aussi été à l’origine de grands projets d’irrigation, avec les bar-rages de Moragahakanda, de Kalu-Ganga et d’Uda-Walawe. C’est aussi grâce aux efforts constants de Maithripala Sirisena qu’une proposition phare pour le monde agricole, le sac de 50 kilos d’en-grais à 350 roupies [2,30 euros], est devenue une réalité.

Il a aussi permis de contrôler le prix du paddy [riz non décorti-qué], une industrie alors à l’agonie. Maithripala Sirisena est l’artisan du concept d’“Api Wawamu, Rata Nagamu” (croissance et progrès pour le pays), pensé pour amélio-rer la production agricole locale dans tout le Sri Lanka, et qui entend remettre l’agriculteur au centre du système. C’est dans ce cadre que des Vap Maguls (“fêtes des labours”) ont été organisées chaque année dans tous les can-tons du pays, et que plus d’un mil-lion de rizières laissées à l’abandon ont été remises en culture. Ce programme, un immense succès à l’époque, lui a valu d’être large-ment envié par ses pairs.

Au ministère de la Santé de 2010 à 2014, Maithripala Sirisena a apporté au pays une contribu-tion à nulle autre pareille, s’atte-lant à un combat solitaire pour fa ire reculer la consommation de tabac et d’alcool. Mais, malgré tous les efforts du ministre pour mettre en œuvre la politique sur le médicament [formulée dans les années 1970] du pharmacologue Senaka Bibile [pour la commercia-lisation de médicaments de qualité à prix abordable], les laboratoires pharmaceutiques et des lobbys mafieux ont jusqu’à présent empê-ché qu’elle se concrétise. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Maithripala Sirisena a déclaré qu’il

restait déterminé à faire appliquer la loi sur le médicament.

Dans un tout autre domaine, face aux scandales dont font l’ob-jet certaines personnalités poli-tiques [notamment l’ancien chef de l’Etat Mahinda Rajapakse], le nouveau président s’est engagé à faire amender la loi anticorruption et à donner tous les pouvoirs à la commission anticorruption pour prendre des mesures. “Je suis un homme politique honnête et je n’ai jamais été mêlé à aucun acte de cor-ruption ni d’abus de pouvoir. J’ai occupé nombre d’importants minis-tères, que j’ai tous quittés les mains propres. J’en finirai avec les pouvoirs spéciaux du président. Je ferai en sorte que la loi et l’ordre public soient res-pectés au Sri Lanka : des commissions indépendantes seront nommées, et un président privé de ses pouvoirs exécu-tifs spéciaux ne pourra pas interfé-rer auprès de la justice ni de la police. Comme je m’y suis engagé dans mon programme électoral, les Sri-Lankais tireront les bénéfices d’un gouver-nement sans corruption dès les cent premiers jours de ma présidence.” Maithripala Sirisena a par ailleurs promis une baisse immédiate des prix de dix produits de base.—

Publié le 11 janvier

↙ Dessin de Medi, Albanie.asie

SOURCE

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AU PROGRAMMECe printemps, nos pérégrinations jardinières nous mèneront au nord de

Rome près de la petite ville de Viterbo pour découvrir le jardin de la VillaLante, créé au XVIe siècle, un des plus bels exemples de la Renaissance

italienne ainsi que celui de la Villa Farnese à Caprarola. Tout près, nous

irons sur les sentiers du fameux bois de Bomarzo où se cachent d’étranges

sculptures monstrueuses.

Nous nous arrêterons ensuite près du lac de Bracciano dans le jardin

botanique San Liberato réalisé dans les années 60 par le célèbre architecte

anglais Russel Page. Des espèces provenant du monde entier vivent dans

ce bel écrin de verdure.

Au sud de Rome, nous aurons une visite guidée des jardins du palais

pontifical de Castel Gandolfo ouverts au public depuis le printemps dernier

par le Pape François puis une promenade romantique dans le fabuleux

jardin de Ninfa où clématites et roses s’enlacent pour partir à l’assaut des

ruines d’un village médiéval. Non loin de la mer, les jardins de Landrianaregorgent de surprises. Une série de chambres de verdure renferment des

collections de plantes choisies avec soin par des propriétaires passionnés.

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REPORTAGE

ASIE22. Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

aider ces pauvres gens. Phuoc avait à peine donné une sépulture au nourrisson anonyme que, quelques jours plus tard, il trouva chez l’un de ses clients un garçon enfermé dans une cage. “Les parents m’ont expliqué que leur fi ls pouvait avoir des accès de violence, qu’ils avaient peur de lui et qu’il était trop fou pour qu’ils le laissent se promener libre-ment”, raconte-t-il.

C’était il y a dix ans et l’homme en cage fut le premier malade que

—Southeast Asia Globe Phnom Penh

La découverte du cadavre d’un nouveau-né dans un sac en plastique sur sa petite

plantation de caféiers a fait réfl é-chir Ha Tu Phuoc aux situations dramatiques auxquelles certaines familles pouvaient être confrontées. L’incident a fait vibrer la fi bre empa-thique de cet homme de 48 ans, qui a décidé de faire de son mieux pour

VIETNAM

La psychiatrie à l’aveugletteDes particuliers prennent en charge des personnes souff rant de troubles mentaux, signe que la médecine est incapable de prendre en compte ces maladies.

Phuoc ramena chez lui, dans les environs de Pleiku, ville reculée des hauts plateaux du centre du Vietnam. Aujourd’hui, Phuoc par-tage sa maison avec son épouse Huynh, de dix ans sa cadette, leur fi ls de 13 ans et une centaine d’aliénés. Son domicile est un patchwork de contreplaqué et de tôle ondulée, sobrement meublé de deux lits à claire-voie et d’un vieux téléviseur. Mais son grand œuvre se trouve à cent mètres de là : construit il y a sept ans, c’est un immense complexe en béton dans lequel sont alignés des châlits et des matelas pour les hommes, fl anqué d’une petite pièce sépa-rée pour l’unique femme résidant sur place. Certains pen-sionnaires ont les chevilles entravées, pour les empêcher “de s’échapper et de s’attirer des ennuis”, explique Huynh. Quel genre d’ennuis ? Ils pourraient se perdre dans les collines environ-nantes et se faire maltraiter par les gens du pays, comme cela est déjà arrivé à un de leurs pension-naires, contraint par des voyous à se déshabiller entièrement dans la grand-rue du village.

Bénévolat. Bien que la schizo-phrénie soit désormais un peu mieux reconnue, d’autres pro-blèmes de santé mentale, tels les troubles dépressifs, bipolaires, ou l’anxiété, demeurent étrangers au lexique de la grande majorité des Vietnamiens. La plupart des malades sont simplement consi-dérés comme des benh tam thanh – des fous. La “folie” est encore lar-gement perçue par la population comme un châtiment karmique punissant les actes répréhensibles perpétrés dans une vie précédente par un membre de la famille – mais pas nécessairement par le malade lui-même.

“Je ne sais pas si leur maladie est spirituelle ou physique, et je ne veux pas connaître leur passé”, déclare Huynh. Sans plus de formation médicale que son mari, elle s’oc-cupe jour après jour de ses patients,

tandis que Phuoc travaille de l’aube au crépuscule pour fi nancer son asile. Ils portent de toute évidence beaucoup de respect à Hyunh, un petit bout de femme deux fois plus petite qu’eux : pendant qu’elle dis-tribue les paquets de cigarettes et les cartons de lait que j’ai appor-tés à la demande du couple, ils résistent ostensiblement à la ten-tation de se jeter sur ces produits de luxe. Puis, sur un signal de leur bienfaitrice, ils allument enfi n leur cigarette et attaquent les cartons de lait au goulot.

Phuoc et Huynh bénéfi cient de quelques aides, notamment sous forme de nourriture, off erte par des

donateurs locaux. Un programme gouver-nemental distribue également gratui-tement des médi-caments contre la schizophrénie aux

centres de santé communautaires disséminés dans tout le pays. Les pensionnaires de Phuoc ont droit à un comprimé tous les matins.

Le Dr Lam Tu Trung, directeur de l’hôpital psychiatrique de Danang, se dit néanmoins préoccupé par ce type de structure. “Les gens qui les dirigent ne savent pas utiliser les médicaments et ne sont absolument pas formés pour s’occuper de malades atteints de troubles souvent complexes et qui peuvent les rendre dangereux”, déplore-t-il. Pourtant, cette igno-rance quasi totale de la psychiatrie ne semble déranger ni les patients de Phuoc ni leurs familles. Et moins encore le gouvernement – dont les organes de presse, loin d’admettre que cette situation a quelque chose d’inquiétant, présentent Phuoc comme un héros.

Expérience. BasicNeeds, une association d’aide au développe-ment axée sur les services de santé mentale, a commencé à promou-voir la psychothérapie, la réinser-tion communautaire et la formation professionnelle des patients dans la province de Thùa Thiên-Hué, au centre du Vietnam. “L’une de nos plus grandes réussites a été de démontrer que les malades mentaux

n’étaient pas inutiles. Ce ne sont pas simplement des fous qu’il faut enfer-mer dans un univers carcéral, sou-ligne Tam Nguyen, directeur de BasicNeeds pour le Vietnam. Ce que nous faisons n’a rien d’extraor-dinaire, mais c’est une grande pre-mière pour le Vietnam.”

Le Dr Bui Minh Bao, généraliste dans un centre de santé partici-pant à ce programme, se félicite de ce projet. “Le fait que les gens de cette communauté n’aient plus honte de recevoir un traitement est en soi un immense progrès, assure-t-il. Pour ma part, j’ai également beau-coup appris, car jusqu’à présent le seul trouble mental que je connais-sais était la schizophrénie.”

Vicky Ngo, la psychologue qui supervise le programme BasicNeeds, estime qu’il faudra au moins dix ans avant que ce modèle puisse être reproduit. “Pour l’heure, les seules maladies traitées dans le pays sont la schizophrénie et l’épilep-sie, et le traitement se borne généra-lement à isoler les patients dans un hôpital psychiatrique et à leur admi-nistrer des médicaments, ce qui peut provoquer bien des dégâts.”

Au bout de quelques mois dans ce type d’hôpital, où les erreurs de diagnostic sont fréquentes, pour-suit-elle, les patients sont généra-lement renvoyés dans leur famille. Or cela pose problème car personne n’apprend aux familles à s’occuper correctement des malades men-taux. “L’Etat ne devrait pas dépen-ser autant d’argent pour assommer les patients de tranquillisants et les écarter de la société – chose qui se fait aussi bien en milieu hospitalier qu’à domicile et dans les centres comme celui de Pleiku”, souligne-t-elle.

Le centre d’accueil de Phuoc a tout au moins l’intérêt de mettre en lumière l’une des grandes failles de la politique de santé du Vietnam car, comme le fait remarquer Tam Nguyen, “il faut que le système de santé soit bien mal en point pour que des gens n’y connaissant rien aux troubles mentaux accueillent davantage de patients qu’un centre professionnel”.

—Amanda SaxtonPublié le 17 octobre 2014

↙ Dessin de Cost paru dans Le Soir, Bruxelles.

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REPORTAGE

Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015 25Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015 25

riverains [un programme évangélique d’as-sistance], ce sont 37 000 Brésiliens qui se retrouvent ainsi isolés par le grand fl euve et ses nombreux bras, qui découpent le plus grand des Etats du Brésil.

Ces communautés riveraines sont pour beaucoup apparues au moment du boom du caoutchouc, à la fi n du XIXe siècle : près d’un demi-million de personnes, pour la plupart des habitants du Nordeste fuyant la séche-resse, ont alors migré dans la région nord pour travailler dans l’extraction du latex. La plupart ont préféré s’installer à proximité du fl euve, où ils pouvaient construire des habi-tations sur pilotis. Mais la fi èvre du caout-chouc n’a pas duré, et beaucoup ont ensuite quitté la région. Certains villages, toutefois, se sont étendus et ont acquis le statut de communes. D’autres, plus modestes, sont restés des hameaux isolés.

Même quand des professionnels de santé sont présents dans la région, les diffi cultés d’accès les empêchent souvent d’atteindre ces populations. Certains hameaux se situent dans les profondeurs de la forêt, accessibles seulement en canot motorisé permettant d’emprunter les igarapés [bras de rivière peu profonds], où il faut zigzaguer entre les arbres. Beaucoup n’ont jamais vu passer un médecin. Le plus souvent, il n’y a qu’un agent de santé, autrement dit un habi-tant qui a reçu une formation de la mairie la plus proche, mais qui n’est pas apte à établir des diagnostics. Son rôle est de distribuer des capsules de chlore pour désinfecter l’eau du fl euve et de s’eff orcer d’orienter les patients vers les consultations médicales et dentaires.

“Au fond, l’agent de santé ne peut pas faire grand-chose”, reconnaît le commandant de marine Caetano Quinaia, qui dirige la mis-sion d’assistance hospitalière dans l’Ama-zonas. “Nous essayons de nous rendre dans chaque communauté au moins une fois par an. Mais, si étrange que cela puisse paraître, les riverains n’acceptent pas toujours nos médicaments, ils pensent qu’ils peuvent leur faire du mal.”

L’absence d’infrastructures sanitaires même basiques pose un grave problème. A 120 kilomètres de la ville de Tefé, la commu-nauté de Jubará a tout du village insalubre. Il ne semble pas même y avoir de collecte des déchets. Quand on se balade entre les 19 maisons du hameau, on voit des enfants uriner depuis leur fenêtre. Et les habitants ne se préoccupent pas de savoir si l’eau qu’ils boivent est potable.

“Je leur rabâche qu’il est important de faire bouillir l’eau, mais ça n’avance à rien, déplore le chef de la communauté, José Sobrinho. Même quand leur petit garçon développe les symptômes d’une maladie vermineuse, les

Brésil. Embellie pour les riverains de l’AmazoneSe soigner, aller à l’école, rien n’est simple pour les villageois qui vivent sur les rives du plus grand fl euve du monde. Des communautés s’organisent pourtant, avec l’aide de l’Etat ou d’associations, pour subvenir à leurs besoins.

amériques

—O Globo São Paulo

A São José do Cuiú-Cuiú, à 742 kilo-mètres de Manaus, dans l’Etat de l’Amazonas [dans le nord-ouest du

Brésil], il n’y a pas de médecin. Quand les habitants ont besoin de soins, ils vont voir la guérisseuse. Raimunda da Silva, 68 ans, est fi lle d’Indiens Miranhas : ses incanta-tions, assure-t-elle, peuvent guérir diff é-rents maux, dont le paludisme, la maladie de Chagas ou la pneumonie. Raimunda dit qu’elle n’aurait jamais imaginé posséder de tels pouvoirs, ceux que lui a transmis son

père disparu. Cette femme maigre, aux cla-vicules saillantes, raconte avoir vaincu ses douleurs chroniques à la colonne vertébrale par la prière, alors même qu’un médecin lui avait déclaré que seule la chirurgie pourrait l’apaiser. Depuis cinq ans, la guérisseuse aurait déjà traité plus de mille cas.

“C’est grâce à mon pouvoir que beaucoup de gens peuvent se passer d’aller voir un médecin en ville”, se félicite-t-elle. São José do Cuiú-Cuiú fait partie des quelque 350 villages des rives de l’Amazone ayant un accès limité, voire aucun, aux soins de santé. Selon le recensement réalisé par le Projet peuples

parents ne changent rien à leur comporte-ment. Ici, les gens ne se mobilisent que quand le générateur électrique tombe en panne et qu’ils risquent de rater leur telenovela.”

A 1 kilomètre de Jubará, pourtant, nous trouvons une situation radicalement diff é-rente. Saõ Pedro dispose d’un accès à l’eau courante et d’un générateur qui fonctionne cinq heures pendant la nuit. En 2012, ses habitants ont créé une organisation villa-geoise pour se répartir les tâches adminis-tratives et favoriser le travail en commun.

Ils se partagent ainsi le net-toyage, la production de farine de manioc ou l’abattage de bois de construction. Chacune des 45 familles doit verser 20 reais par mois [6,30 euros] aux caisses de la communauté, dans les-

quelles on puise ensuite pour réparer le générateur ou acheter de l’essence pour le canot du village.

Le système séduit des habitants d’autres communautés. Depuis 2009, 38 personnes sont venues s’installer à São Pedro. Pour obtenir un logement, ces nouveaux arri-vants doivent passer par une période d’adap-tation qui peut atteindre quatre-vingt-dix jours : ensuite seulement, la population se réunit pour décider ou non de les accueillir. La nouvelle structure administrative a vu le jour après l’arrivée du pasteur évangélique Raimundo Marinho, qui a quitté il y a cinq ans Tefé pour São Pedro.

“Je voulais que chacun, à Saõ Pedro, com-prenne qu’il est important pour la communauté et que les diff érentes tâches se complètent les unes les autres. Nous essayons de développer une structure où personne ne manque de rien, surtout pas de nourriture”, explique le pasteur.

L’alimentation de ces populations fl uviales, quoique abondante en poisson et en farine de manioc, pèche par son manque de variété.

Il n’est pas possible de cultiver partout, et l’absence d’électricité dans la plupart des villages ne facilite pas le stockage des ali-ments. Les excédents de poisson consti-tuent la principale source de revenus. Mais il n’est pas rare de rencontrer des familles de plus de cinq enfants dont le seul revenu est l’allocation Bolsa Família [bourse fami-liale] que verse l’Etat fédéral. Dans la région que nous avons visitée, le revenu

CO

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ÉTAT D’AMAZONAS

B R É S I L

Manaus

São Josédo Cuiú-Cuiú Brasília

1 000 km

NordesteAmazone

“Je voulais que chacun comprenne qu’il est important”

↙ Dessin de Raymond Verdaguer, Etats-Unis.

→ 26

Page 26: Courrier 20150122 courrier full 20150223 144740

AMÉRIQUES26. Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

moyen des familles tourne autour des 400 reais [125 euros]. “Je rêve de manger un bon steak de bœuf !” lâche Jandira Silva, une habitante de Boca do Tigre. Elle économise depuis plusieurs mois sur sa Bolsa Família pour pouvoir aller à la ville acheter un mor-ceau de viande fraîche qu’elle cuisinera à ses enfants, nous explique-t-elle, assise à même le sol dans sa maison dépourvue de meubles comme d’équipement électromé-nager. “Petit à petit, j’y arrive. Je vais m’off rir un petit caprice”, sourit-elle.

Devenir médecin. Márcia Morais, 12 ans, joue les équilibristes sur une passerelle en bois pour monter dans le bateau scolaire. La jeune fi lle veut être la première pour aider les plus petits sur le chemin tortueux qui les mène à l’escolancha [canot scolaire]. Les enfants du village de Barreirinha de Cima rejoignent ainsi leur établissement, situé à 30 kilomètres, dans la ville de Fonte Boa, sur les rives de l’Ati Paraná. Un trajet qui dure parfois deux heures, mais cela ne dérange pas Márcia. “Je veux devenir médecin pour pouvoir soigner mon village”, dit-elle.

Quelque 5 000 enfants des communautés riveraines doivent ainsi quitter tous les jours leur village pour aller à l’école, quoique ce chiff re soit une estimation imprécise faute de recensement exhaustif.

La situation s’est pourtant améliorée, car il n’y avait autrefois quasiment pas d’école aux abords du fl euve Amazone. Les rares établissements étaient alors organisés par les habitants eux-mêmes, qui transmet-taient leur savoir. La démarcation des terres [indiennes] dans les années 1990 a ratta-ché les villages aux villes les plus proches. La commune de Maraã, 18 000 habitants, regroupe désormais 106 communautés satellites, et 93 d’entre elles ont une école. Le programme est le même que dans les établissements de la grande ville, et cer-taines communautés y ajoutent des disci-plines, comme la menuiserie ou l’histoire indienne. Pour pallier le manque d’en-seignants, le secrétariat de l’Education de l’Amazonas a mis en place un ensei-gnement virtuel qui permet aux profes-seurs des lycées publics de Manaus de faire cours, par satellite, à des élèves des rives de l’Amazone. Aujourd’hui, près de 20 % des écoles de l’Etat de l’Amazonas bénéfi -cient de ce type d’enseignement. Malgré quelques problèmes de connexion, l’expé-rience est concluante.

—Renan FrançaPublié le 23 novembre 2014

islamique ou l’attentat contre le journal parisien Charlie Hebdo, le 7 janvier, qui ont ravivé les craintes de voir d’anciens déte-nus reprendre le combat.

C’est pourquoi, alors qu’Obama a accéléré ces derniers mois les tranferts de détenus – 21 d’entre eux ont été relâchés à l’étranger depuis mi-novembre –, il n’est pas du tout cer-tain qu’il parvienne à fermer Guantánamo. Les responsables de l’administration affi r-ment que leur stratégie consiste à poursuivre la réduction du nombre de prisonniers, qui étaient 242 au moment où Obama a pris ses fonctions et qui sont encore 122 aujourd’hui. Lorsque ce nombre descendra en dessous de 100, soulignent ces responsables, le coût par prisonnier deviendra tellement lourd que même les législateurs fi niront par cesser de s’opposer à la fermeture du centre de détention. “Je pense que lorsque nous aurons réduit le nombre de détenus à une poignée, les faits et la logique rendront cette issue inéluc-table”, estime Cliff  Sloan, ex-envoyé spécial chargé de la fermeture de Guantánamo, qui a quitté ses fonctions au département d’Etat le 31 décembre. “On pourra alors déplacer les derniers détenus aux Etats-Unis pour les incar-cérer dans des établissements de haute sécurité.”

Un coût exorbitant. Certains partisans de la fermeture font remarquer que la récente série de transferts à l’étranger a contri-bué à démontrer que libérer des détenus ne provoque pas le chaos. “Cela prouve que nous pouvons procéder à des libérations sans que le ciel nous tombe sur la tête”, souligne Elisa Massimino, de l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights First.

Ces derniers mois, Obama a personnel-lement rappelé de manière vigoureuse sa détermination à faire en sorte que la prison de Guantánamo soit fermée au moment où il quittera ses fonctions. Une de ses pre-mières mesures, au lendemain de son inves-titure, en janvier 2009, avait été de signer un décret pour la fermeture de ce centre de détention, créé par le président républi-cain George W. Bush afi n d’emprisonner des individus soupçonnés de terrorisme dans un lieu échappant aux protections légales du système judiciaire américain. L’existence même de Guantánamo non seu-lement continue à susciter les critiques des alliés des Etats-Unis et des défenseurs des droits de l’homme, mais menace également de ternir l’héritage d’Obama.

Dans une interview accordée le mois der-nier, le président, sans aller jusqu’à promettre que la prison serait fermée à la fi n de son

—Politico (extraits) Arlington

Le président Obama œuvre active-ment à réduire la population carcé-rale de Guantánamo, dont il a déjà

presque divisé par deux le nombre de déte-nus depuis son entrée en fonctions. Mais il est permis de douter qu’il parvienne, comme il le souhaite, à fermer la prison avant la fi n de son second mandat, dans deux ans. Une série d’obstacles se dressent sur sa route : les lois actuelles limitant les transferts ; le nou-veau Congrès à majorité républicaine encore plus hostile que le précédent à l’assouplisse-ment de ces restrictions ; et le projet prési-dentiel de relocaliser certains détenus aux Etats-Unis, qui se heurte, à droite comme à gauche, à de très fortes résistances.

Et ce n’est pas tout. Alors qu’elle sem-blait s’être estompée, la menace terroriste vient de resurgir, avec les avancées de l’Etat

ÉTATS-UNIS

Guantánamo se vide… au compte-gouttesIl reste 122 prisonniers dans le centre de détention situé à Cuba. Depuis plusieurs mois, Obama accélère les tranferts à l’étranger, mais il aura du mal à fermer la prison.

25 ← mandat, a insisté pour dire qu’il déploie-rait tous ses eff orts. “Je ferai tout mon pos-sible pour fermer Guantánamo, a-t-il déclaré à CNN. Le fait que ces gens y soient détenus continue à inspirer les djihadistes et extrémistes du monde entier. C’est contraire à nos valeurs et cela coûte extrêmement cher. Nous dépen-sons des millions de dollars pour chaque indi-vidu qui s’y trouve.”

Certains partisans de la fermeture et responsables de l’administration se disent optimistes après la récente nomination de John McCain, le sénateur républicain de l’Arizona, à la tête du Senate Armed Services Committee [commission séna-toriale des services armés], car il pour-rait contribuer à assouplir les restrictions existantes. Pendant la campagne présiden-tielle de 2008, alors qu’il était le candidat du camp républicain à la Maison-Blanche, John McCain s’était prononcé en faveur de la fermeture de Guantánamo. Il a toutefois souligné que son principal souci du moment était d’empêcher que les détenus libérés ne rejoignent à nouveau les rangs des groupes islamistes radicaux.

Mais d’autres estiment qu’il est tout sim-plement illogique de penser que le Congrès actuel, dominé par les républicains, se montre plus favorable à la fermeture de la prison que le précédent. “Si Obama n’a pas su imposer son point de vue au Congrès alors que les démo-crates contrôlaient le Sénat, croyez-vous qu’il ait de meilleures chances de l’emporter main-tenant que les républicains sont majoritaires dans les deux chambres ?” s’interroge l’avo-cat David Remes, qui défend certains déte-nus de Guantánamo.

Un élu républicain, qui appuyait autrefois la Maison-Blanche sur la question de la fer-meture de la prison, se moque aujourd’hui de la position de l’administration, selon laquelle les coûts que Guantánamo engendre devraient susciter un débat. “Moi, je vous dis que tout argent dépensé pour maintenir un terroriste en dehors du champ de bataille est de l’argent dépensé à bon escient”, assène le sénateur républicain de Caroline du Sud Lindsey Graham. A l’instar d’autres per-sonnalités critiques, Graham a également déclaré que la Maison-Blanche a mal choisi son moment pour chercher à fermer la prison vu les avancées de groupes terroristes, en

Empêcher que les détenus libérés ne rejoignent à nouveau les groupes islamistes radicaux

↙ Dessin de Dario, Mexique.

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Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

Interview en images, en musiques, en chansons, véritable entretien-spectacle pour faire découvrir bien plus qu’une carrière : un monde, une culture, un univers sensible. Pour ce premier numéro, le journaliste Anthony Bellanger et l’Avant Seine invitent l’actrice et réalisatrice israélo-palestino-française

curiosité pour l’évolution de la société fait d’elle un parfait témoin du monde.

JEUDI 29 JANVIER / 20H30

ANTHONY BELLANGER REÇOIT HIAM ABBASSLES ENTRETIENS SPECTACLES D’ANTHONY BELLANGER

à l’Avant Seine / Théâtre de Colombes (92) Tarif unique : 5 € / Informations et réservations01 56 05 00 76 et www.lavant-seine.com

particulier de l’Etat islamique, au cours des derniers mois.

Mais les défi s auxquels le président est confronté ne se bornent pas aux législateurs. Beaucoup des partisans les plus convaincus de la fermeture approuvent le transfert de détenus vers d’autres pays mais s’opposent fermement à ce qu’ils soient déplacés sur le territoire américain pour y être enfermés sans avoir été jugés. “Le problème n’est pas de savoir où se déroule la détention sans inculpa-tion ni procès – c’est le fait même qu’elle existe, que ce soit à Guantánamo ou au Texas”, sou-ligne Laura Pitter, de Human Rights Watch. Plusieurs groupes de défense des droits de l’homme ont fait savoir qu’ils préféraient que Guantánamo reste ouverte plutôt que de voir le gouvernement américain placer en détention sur le territoire des Etats-Unis des individus n’ayant pas fait l’objet d’un procès. “Importer sur le territoire amé-ricain la pratique de la détention à durée indé-terminée sans inculpation ni procès ne ferait qu’écorner un peu plus le droit et le respect de la Constitution”, ont ainsi fait valoir l’Union américaine pour les libertés civiles [Aclu], Amnesty International et d’autres organi-sations devant le Congrès en 2010.

Détention illimitée. Obama a déclaré le mois dernier qu’il pourrait se révéler nécessaire de maintenir indéfi niment en détention certains prisonniers, mais n’a pas précisé ce que l’on devrait faire d’eux. “Il y en aura un nombre probablement irréductible qui constitueront des cas extrêmement diffi ciles parce que, voyez-vous, nous savons qu’ils ont commis des actes graves et qu’ils restent des individus dangereux, mais il sera diffi cile d’en apporter la preuve devant un tribunal fédéral civil. […] Nous allons donc avoir à gérer ce pro-blème”, a-t-il confi é à CNN. Si certains res-ponsables de l’administration ont déclaré que le nombre de prisonniers devant être détenus sans procès serait faible, le géné-ral Martin Dempsey, chef d’état-major inter-armes, estime pour sa part que les Etats-Unis devront maintenir derrière les barreaux pour une durée indéterminée “plusieurs dizaines” de détenus. Les prochaines grandes décisions

d’Obama concernant Guantánamo inter-viendront probablement à la fi n de cette année. L’interdiction des transferts de déte-nus vers les Etats-Unis expire en septembre. Une autre incluse dans le National Defense Authorization Act [loi budgétaire militaire] arrive à échéance en décembre. Certains partisans de la fermeture entretiennent le fantasme qu’Obama pourrait se contenter de déclarer que ces restrictions constituent un empiétement anticonstitutionnel sur son pouvoir exécutif. Il pourrait dès lors faire fi des interdictions édictées par le Congrès et ordonner le transfert des détenus aux Etats-Unis. Mais les limites fi xées à l’utilisa-tion de fonds fédéraux pour l’aménagement d’établissements pénitentiaires américains afi n qu’ils puissent recevoir des détenus de Guantánamo rendent diffi cile cette option.

Face au risque d’importer sur le territoire américain la détention illimitée sans incul-pation ni procès, l’avocat David Remes a fi ni par tirer cette conclusion : “Je veux que Guantánamo reste ouverte. En voulant fermer le centre de détention au motif que c’est un sym-bole d’injustice, le président Obama propose de traiter le symptôme sans traiter la maladie.”

—Josh GersteinPublié le 12 janvier

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Des détenus envoyés aux quatre coins du monde

La carte dénombre les 69 détenus relâchés dans différents pays d’accueil depuis 2009 (début du

premier mandat d’Obama). 44 autres ont par ailleurs été rapatriés dans leur pays d’origine.

Palau

SalvadorCap-Vert

Oman

Qatar

Géorgie

Ka.

BermudesEtats-Unis Portugal

IrlandeFr.

Be.Al.Le.

Bu.

Ho.Slovaquie

Alb.Su

Estonie

Espagne

UruguayCentre de détention de Guantánamo

6

6

6

2

4

2

22

2

3 33

1

11

111 8

4

5

5

Pays d’accueil

Nbre de détenus

Abréviations : Al. AllemagneAlb. AlbanieBe. BelgiqueBu. BulgarieFr. FranceHo. HongrieKa. KazakhstanLe. LettonieSu. Suisse

Contexte●●● Le centre de détention de Guantánamo a ouvert en janvier 2002. Des 680 détenus que comptait la prison au maximum de ses capacités, en 2003, il en reste aujourd’hui 122. En 2014, 28 détenus ont été relâchés dans des pays aussi divers que le Kazakhstan,la Géorgie ou l’Uruguay. Le 14 janvier, 5 prisonniers yéménites ont été transférés à Oman et en Estonie. Parmi les 122 détenus restants, une majorité sont yéménites et 54 ont été décrétés libérables. Selon The New York Times, le taux de récidive des détenus relâchés depuis janvier 2009 est de 6,1 %. Durant les années Bush [2001 à 2008], le taux de récidive était de 33 %.

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Belgique.La grandemisèrede l’arméeLa défense nationale va devoir épargner225 millions d’euros. Certaines desmesures d’économies prévues posentpour le moins question.

—De Morgen Bruxelles (extraits)

C’est à la demande du ministre dela Défense, Steven Vandeput(N-VA), que l’armée a élaboré un

plan d’économies budgétaires. Le projetest prêt depuis mi-décembre mais n’estpas encore officiellement arrivé sur lebureau du ministre.

Moins d’heures de vol pour les avions ;la moitié des engagements prévus sup-primés ; suppression pure et simple desbudgets pour la réparation des véhicules,des sanitaires et même des photocopieu-ses et suppression de la publicité. L’ar-mée ne pourra plus acquérir de chiens –ceux-ci servent notamment à garder lescasernes – ni imprimer de syllabus : lessoldats qui iront en formation serontpriés de prendre des notes. En cas de gelintense, on utiliserades canons àchaleur, la “sai-son de chauffage”étant raccourcie.

Et ce n’est pas tout :partout où des escaliersexistent, les ascenseursseront mis hors service,même là où certains mi-litaires travaillent au

sixième étage. Le personnel sera prié devider ses poubelles lui-même et les vitresne seront plus nettoyées. Quant aux mu-nitions, leur quantité sera réduite d’untiers. “Devrons-nous, comme il y a trenteans lors des manoeuvres en Allemagne, crier“pan” au lieu de tirer ?” se demande Luc

Maes, délégué syndicalCGSP. “Il faut vous re-présenter l’arméecomme une maisondatant d’il y a 40 anset qui a encore étéplus ou moins entre-tenue, explique-t-il.Eh bien là, on est entrain de décider dela laisser devenir

un taudis.”Son collègue Yves

Huwart, du syndicatmilitaire CGPM,abonde dans le mêmesens : “Dernièrement,le patron de la Défensea déclaré que chaque

soldat allait sentir les mesures d’économie etil a tenu parole. Mais lui-même est épargnépar ces mesures alors que c’est la sécuritémême des soldats qui est mise en cause.”

Le sommet de la hiérarchie sentiramoins les économies que la grandemasse des soldats et c’est surtout cet as-pect-là qui ne passe pas auprès des syndi-cats. On ne réduira pas, par exemple, lenombre d’heures de vol des petits avionsde tourisme, lesquels sont essentielle-ment utilisés par des officiers supérieurs.“On pourrait s’attendre à ce que le chef de laDéfense montre l’exemple”, juge-t-on à laCGPM.

Démantèlement. Steven Vandeput nesouhaite pas réagir avant d’avoir lu lanote en question mais c’est lui qui de-vrait avoir le dernier mot. Toutefois, lessyndicats n’ont pas l’intention d’attendreet comptent déjà mobiliser dans les ca-sernes. “Nous n’avons pas le droit de fairegrève. Notre dernière manifestation remonteà l’époque d’André Flahaut et nous étionsbien mieux lotis à l’époque”, précise LucMaes.

Le professeur Alexander Mattelaer(VUB), spécialiste de la défense, craint,lui aussi, qu’à long terme, l’armée belgene représente vraiment plus grand-chose. Après la prochaine grande vaguede départs à la retraite, notre armée dis-posera vraisemblablement de moins de20 000 soldats. “Et tous dans une situationassez pénible, ajoute-t-il. Ces économiesvont contribuer à réduire à néant les choixqui ont été faits dans le passé. Nous sommesde plus en plus à la traîne alors que nos voi-sins sont en pleine modernisation. La coopé-ration à l’échelon européen est une idée à lamode mais nos partenaires vont avoir peurquand ils verront où en est la Belgique.”

Si la Belgique était en milieu de pelo-ton au cours des années 80, elle est main-tenant en queue de celui-ci, selon cet ex-pert. “Et seulement parce que nous bénéfi-cions encore des investissements qui ont étéfaits il y a des décennies. Quand nos C-130des années 70, nos F-16 et nos navires desannées 80 et 90 seront bons pour la casse,nous ferons face à un gigantesque problème.Sans moyens supplémentaires, notre armée

sera en faillite en 2020.”Il y a des années que la Défense est en

première ligne dès qu’il s’agit de faire deséconomies. Notre armée a déjà cédéquelques centaines de millions d’euros,non sans conséquences. Cette année onparle de 225 millions alors que cela faitlongtemps qu’en interne, tous se plai-gnent du mauvais état du matériel.

—Steven SwinnenPublié le 15 janvier

↓ Dessin de Gaëlle Grisardpour Courrier international.

ContexteLes mesures suivantes devraientêtre prises dans le cadre du pland’économies :

● Les voitures de service ne serontplus réparées.● Les avions gouvernementauxvoleront beaucoup moins. Pour lesFalcon, cette diminution atteindra60 %. Cela signifie que lesministres et les membres de lafamille royale devront beaucoupplus souvent prendre le train oudes vols ordinaires.● Des 1300 nouveaux militairesqu’il avait été prévu d’engager, iln’en viendra que le moitié : 660dont 150 officiers, 300 à 350 sous-officiers et 150 volontaires decarrière.● La quantité de munitions seraréduite d’un tiers.● En cas de panne, les appareilssanitaires et de chauffage neseront plus remplacés.● Fin des syllabus. Il faudraprendre note lors des formations.● Tous les stages destinés à faireconnaître aux jeunes les forcesarmées seront supprimés.● Les médecins feront 10 % decheck-ups en moins, soit environ150 contrôles de moins par an.● Les ascenseurs non-essentielsseront désaffectés.

D'UN CONTINENT À L'AUTRE Courrier international – n° 1264 du 22 au 28 janvier 2015I.

Page 29: Courrier 20150122 courrier full 20150223 144740

—De Standaard Bruxelles

Bonjour madame Aziz,nous aurions souhaitévous interviewer dans le

cadre d’un programme radio surl’Etat islamique.

– Je suis créatrice de mode.Qu’est-ce que j’ai à voir avecl’Etat islamique ?

– Cela peut être un angle d’at-taque intéressant. Vous pourriezfaire un commentaire sur leursfilms de propagande.

– Pourquoi ne posez-vous pasla question à Dirk Bikkembergs ?

– Bikkembergs n’est pas mu-sulman.

– Et moi bien ? D’où tirez-vous cela ?”

J’ai environ une fois par moisune conversation de ce genreavec un journaliste. La plupartdu temps, les conversations enquestion se terminent par untrès amer “Bon, nous trouveronsbien quelqu’un d’autre”.

Dans tout ce que je fais, j’évitecomme la peste de jouer ce rô-le-là. Dès que je sais qu’il y a unpetit risque d’avoir été choisiepour jouer la musulmane de ser-vice, j’évite les micros et les ca-méras. J’ai refusé de participerà une émission sur “les musul-manes de la classe moyenneayant réussi”. “Un reportage pourmontrer que tout n’est pas noir”,comme ils disaient.

Une autre fois, j’ai été suiviependant huit mois pour un re-portage mais l’affaire a tourné

court avec la demande insistantedes auteurs de filmer une soiréefamiliale typique autour d’uncouscous. J’ai dû leur expliquerque cela faisait au moins deuxans que je n’avais pas mangé decouscous. Les alternatives que jeleur ai proposées – un pique-ni-que cupcakes au parc avec messoeurs ou une soirée confectionet dégustation de sushis – neleur plaisaient pas autant.

Cela ne m’a pas empêchée deretomber dans le piège de l’émis-sion Reyers laat pour la télévi-sion. Honnêtement, je ne l’avaispas vu venir. J’ai été tellementsurprise que j’en ai perdu les pé-dales. Toutes mes idées quiétaient pourtant si claires sontparties en fumée. Le fait que l’onme qualifie de représentante dela communauté musulmane, po-pulation qui se retrouve sur lasellette suite aux épouvantablesévénements de Paris, m’a coupéla chique. J’avais même du mal àme concentrer sur les dessinsqu’on me présentait.

Après coup, ce qui me sur-prend le plus, c’est de m’êtrelaissée surprendre, justement.Je me suis laissée conduire àl’abattoir de manière totale-ment consentante. J’aurais dûsavoir comment ça allait se pas-ser lorsque j’ai dit oui.

Peut-être y suis-je allée parceque je me suis rendu compte,après deux jours de vision nonstop des images en provenancede Paris, que nous vivons encore

dans une société extrêmementpolarisée. Les musulmans ont-ils de l’humour ? Comment réa-git le monde arabe ? Ouf, lesmusulmans sont tristes, euxaussi. Vous aussi, vous avez vutous ces articles et ces sujets à latélévision. J’ai bien dû admettrecette fois dans mon for intérieurque ça devait forcément être entant que musulmane que j’étaisassise là, si bien que le brave té-léspectateur a enfin pu savoircomment “les musulmans” sesentent.

Nous en sommes donc encorelà, me suis-je dit. Tous ce discourssur la diversité n’est qu’un dis-cours. Si vous avez un nom quisonne musulman, vous êtes for-cément musulman dans des mo-ments de crise comme celui-là,vous êtes même Le Musulman.

A une question comme “com-ment vous sentez-vous en tant quemusulmane ?”, je réagis habituel-lement par l’esquive en répli-quant “comment vous sentez-vousen tant que catholique ?”.

C’est un traquenard. Parceque si je réponds que je ne suispas musulmane, je passe pourquelqu’un qui prend ses distan-ces par rapport aux musulmans.Et si, au contraire, je m’affirmecomme musulmane, je dois ré-pondre de toutes les choses af-freuses que des musulmans fontde par le monde et de tout cequi est écrit dans le Coran.

A partir de ce moment-là, jene suis plus un individu mais un

cliché. C’est ce que la suite decette conversation a démontré.La personne que j’avais en facede moi a entendu autre choseque ce que j’ai dit. Elle aussi a euune sorte de black-out. Appa-remment, ce que je disais étaittellement éloigné de ce qu’onattend des musulmans que mesinterlocuteurs ne pouvaient pasl’entendre. On supposait auto-matiquement que j’avais un pro-blème avec ces dessins. Commesi on exigeait de tous les catholi-ques qu’ils hurlent constam-ment sur les toits que non, ils nesont pas fanatiquement opposésà l’avortement et que non, lesmariages homosexuels ne lesfont pas vomir.

Je n’en veux pas aux respon-sables de Reyers laat. Ils vou-laient tenter de donner une ré-plique honnête à l’émission trèspolarisée de la veille, aveccomme invités Bart De Wever etMia Doornaert [ancienne jour-naliste du Standaard ayant éga-lement été la collaboratriced’Yves Leterme]. Et à en jugerpar toutes les réactions positi-ves que j’ai reçues (et par l’ab-sence de mails haineux), l’opé-ration semble réussie. Le faitque nous ne soyons pas plusavancés n’est pas de leur faute.C’est toute la société qui se re-paît de clichés.

Mais je ne veux pas pourautant dédouaner les médias.C’est dans leur creuset que seforment les clichés. Ce sontdonc eux qui sont les mieux pla-cés pour les démystifier. J’aimoi-même souvent rencontrédes journalistes qui étaient heu-reux que je les remette à leurplace. J’espère qu’on écouteraenfin ceux-là lors du prochainincident, quand ils insisterontpour que l’on essaie enfin devoir les choses autrement.

—Rachida AzizPublié le 12 janvier

Musulmane de serviceLa styliste Rachida Aziz en a assez d’être invitée à la télévision chaque fois quel’on veut savoir comment “la communauté musulmane” réagit à l’actualité.

↓ Dessin de Clou paru dans La Libre Belgique.

Edito

Illégitimeviolence●●● Le 7 janvier 2015,comme le 11 septembre2001, restera marqué d’untrait rouge sang sur tous lescalendriers du monde.Au lendemain des attentatscontre le World TradeCenter, des questions seposaient sur le commentvivre entre les diversescommunautés.Les mêmes questionsapparaissaient aulendemain de l’attaquemortelle contre la rédactionde Charlie Hebdo.Mais jamais personnen’aurait pu penser que decet attentat jihadiste à Pariscontre la rédaction d’unjournal satirique pourraitdéboucher sur les scènesde violence qui ont envahinos écrans tout au long dece week-end.Affrontements, incendies,saccages. La violence agagné les rues desprincipales villes du mondemusulman. Même là, etpeut-être surtout là, oùCharlie Hebdo n’est pas.Bien sûr, désormais, avecInternet, tout est visible.Bien sûr, on peutcomprendre que cette Uneet quelques autres dessinspuissent heurter certains.C’est même une descaractéristiques desjournaux satiriques.Mais comment expliquerque cette violence se soitsurtout exprimée dans despays qui n’ont pasl’étiquette la plus rigoristescomme le Niger, le Mali oule Sénégal ? Nombre despays qui ont été frappés parces manifestations ont desliens plus étroits avec laFrance. Ceci expliquantpeut-être cela.Mais ce qui demeureinexpliqué, c’est la violencequi s’est déchaînée pourquelques traits sur dupapier.La liberté d’opinion,d’expression n’a peut-êtrepas le même sens partout.La démesure dans laréponse apportée à cetteliberté, elle, ne peut êtretolérée nulle part.

MÉDIAS

―Hubert LeclercqLa Libre BelgiquePublié le 19 janvier

BELGIQUE.Courrier international – n° 1264 du 22 au 28 janvier 2015 II

Page 30: Courrier 20150122 courrier full 20150223 144740

D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

unioneuropéenne

↙ Dessin de Medi, Albanie.

Géopolitique. “Checkpoint Charlie”L’attaque terroriste contre Charlie Hebdo, à Paris, et l’issue probable des élections grecques vont avoir des conséquences historiques sur l’UE, qui se trouve actuellement à la croisée des chemins. L’analyse d’un expert russe.

Gazeta.ru Moscou

En Europe, l’année 2015 a commencé par plusieurs événements tragiques

dont l’envergure pourrait provo-quer des changements profonds au sein de l’Union européenne. La démonstration d’une société française unie, prête à défendre ses valeurs, et d’un Occident euro-péen frappé par l’impudence et la

manettes sur les points de gou-vernance essentiels. L’étape sui-vante nécessitait qu’une grande partie de la souveraineté nationale soit transférée au niveau suprana-tional. Ce qui revenait à l’abandon-ner aux quelques pays membres ayant réellement le pouvoir de décision. La ratification du traité de Lisbonne fin 2009, annoncée comme une victoire historique, n’a en réalité qu’entériné un texte

de compromis qui ne répondait à aucune question de fond. Pourtant ces questions n’ont pas tardé à se poser douloureusement.

Ainsi, la “bombe” économique a explosé au printemps 2010, avec la crise de la dette grecque, qui s’est très vite propagée à toute l’Europe, la Grèce faisant partie de la zone euro. Au prix d’importantes injec-tions financières, on a pu stabiliser la situation. Mais sans trouver de réelle solution : les contradictions entre une monnaie unique et les différentes politiques économiques des Etats membres sont toujours là. On a contraint des gouvernements croulant sous les dettes à adopter des mesures d’assainissement au nom de la santé de toute la zone euro, à coups de pressions et de menaces. Sans prendre en compte les conséquences que cela pour-rait avoir sur leur développement.

Crise ukrainienne. Les élections dans les pays en difficulté sont éga-lement devenues un cauchemar pour les institutions européennes. La montée des forces contestataires, qui gagnent en popularité face au serrage de ceinture, fait craindre un effondrement global du sys-tème. En Grèce, la probable vic-toire aux élections anticipées du 25 janvier de la coalition de gauche Syriza, qui promet de dénoncer le contrat léonin avec les créanciers, risque de faire revenir le pays au point de départ de la crise, mais dans une forme encore plus dure.

La “bombe” géopolitique, c’est l’Ukraine. Ou, plus précisément, la volonté de l’UE de faire la démons-tration de sa carrure d’acteur international et de délimiter les frontières d’une périphérie impor-tante pour elle. En 2013, alors que la bataille de Kiev pour “le choix européen” s’enflammait, il était déjà clair que l’UE n’était toujours pas un acteur géopolitique mondial de premier plan comme le voulait le traité de Lisbonne et son nouveau Service pour l’action extérieure (sorte de ministère des Affaires étrangères européen). L’Europe a également échoué dans les régions stratégiques de Méditerranée et d’Afrique du Nord, se trouvant démunie face aux “printemps arabes”. Quant à la participation de certains pays européens à ces évé-nements, comme l’opération mili-taire conjointe de Paris, Londres et Rome pour renverser Kadhafi, ses instigateurs semblent vouloir l’oublier aujourd’hui.

L’UE devait gagner en Ukraine pour démontrer qu’elle pouvait

barbarie des terroristes a marqué les esprits. Mais cet élan d’émotion et de solidarité va s’étioler tandis que les conséquences politiques n’en sont qu’à leurs prémices. Et la question du “vivre ensemble” des Européens de différentes ori-gines, si elle n’est pas la partie immergée de l’iceberg, cache néan-moins une montagne de problèmes accumulés par l’intégration euro-péenne.Les premiers éléments de

crise sont apparus au milieu des années 2000. On a préféré voir l’échec de la Constitution euro-péenne, qui prévoyait une possible fédéralisation du Vieux Continent, comme un simple contretemps. Pourtant, dès la préparation du traité de Lisbonne, destiné à rem-placer cette Constitution avortée, il devint clair que l’Union avait atteint ses limites en matière d’unification si l’on voulait laisser les Etats aux

III.

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UNION EUROPÉENNE.Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

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encore séduire ses voisins, mais aussi qu’elle était capable d’agir pour défendre ses intérêts. Quel que soit notre point de vue sur les origines et la genèse de cette crise, son bilan objectif met en relief divers éléments : la création d’un foyer d’instabilité au cœur de l’Europe ; l’impasse dans laquelle se retrouve l’Ukraine ; la détério-ration fatale des relations entre l’Europe et la Russie ; l’impact éco-nomique négatif sur la majorité des pays de l’Union ; le sentiment d’une illusoire résistance com-mune face à la Russie, résistance qui peine à masquer l’irritation grandissante d’une grande partie des membres de l’UE.

La “bombe” socioculturelle, ce sont les tensions entre une com-munauté musulmane grandissante et une proportion de plus en plus visible des habitants du Vieux Continent, qui n’éprouvent face à ce phénomène que du malaise et de la peur. L’évolution rapide de la conjoncture mondiale a servi de catalyseur à ces tensions. Mais aussi la volonté de l’Europe de reve-nir au premier plan : pour la pre-mière fois depuis la décolonisation, les anciens empires coloniaux se sont lancés dans des guerres d’en-vergure sur les territoires qu’ils ont jadis dirigés. Ils ont ainsi donné un coup de pied dans la fourmilière, excitant leurs anciennes colonies mais aussi leurs propres popula-tions, qui comptent un nombre important de ressortissants de ces mêmes régions. En d’autres termes, les grands bouleverse-ments de la fin du XXe et du début du XXIe siècle ont enflammé le monde musulman. Et les flammes qui rongent le Moyen-Orient ont mis en lumière la face cachée de la politique migratoire européenne (ou plutôt son absence).

En 2010-2011, les dirigeants de l’Allemagne, du Royaume-Uni et de la France, tour à tour, ont admis que le modèle multiculturel avait échoué et ont appelé à adopter de nouvelles formes d’intégra-tion sociale. Aucune proposition

La droitisation de la politique européenne va lever un vent de germanophobie

concrète n’a suivi ces déclarations, mais le tabou a été levé, donnant une légitimité au débat sur la ques-tion. En deux ou trois ans, les partis anti-immigration des pays phares de l’UE sont sortis de la margi-nalité pour intégrer les systèmes politiques. De fait, on observe des symptômes inquiétants même en Allemagne, pays que l’Histoire a pourtant vacciné contre les idées extrémistes et xénophobes plus que nul autre. Pourtant, on y a vu naître, d’un côté, le parti euros-ceptique Alternative pour l’Alle-magne et, de l’autre, le mouvement islamophobe Pegida, qui s’est fait connaître fin 2014. Ces mouve-ments profitent de la déstabilisation du processus d’intégration euro-péenne, dont le “moteur” – l’inter-action étroite entre l’Allemagne et la France – est tombé en panne depuis que la France s’est embour-bée dans une profonde crise de gou-vernance, tandis que l’Allemagne se trouvait à l’inverse propulsée au sommet du pouvoir européen, endossant ce rôle à contrecœur (le sort de Chypre a marqué le début de son règne).

Une nouvelle combativité. La Grande-Bretagne, pour sa part, s’engage dans une direction peu claire. Le référendum sur une sortie possible de l’Union européenne, qui devait, pour David Cameron, peser face à Bruxelles et Berlin dans la négociation sur la place de la Grande-Bretagne dans l’Union, a pris la dimension d’un choix exis-tentiel. Et si les conservateurs sont reconduits lors des élections de mai, ils seront contraints d’organiser ce référendum sans tarder, d’autant plus que, selon certains sondages, les tories devront former une coa-lition avec le Parti pour l’indépen-dance du Royaume-Uni (Ukip), radicalement anti européen. Les derniers événements ouvrent la brèche. La question de l’immigra-tion a toujours été la pomme de dis-corde entre Londres et le continent. Tout compromis avait toujours été exclu jusqu’ici, mais les choses

pourraient changer. L’Europe méri-dionale a perdu toute influence poli-tique en raison de ses problèmes économiques. A la différence de l’Europe de l’Est, ou du moins de la Pologne et des Etats baltes, qui ont tiré profit du conflit avec la Russie. Ce qui a pesé sensiblement dans le nouveau déséquilibre poli-tique européen.

Comment les événements de ce mois de janvier, à savoir la tra-gédie survenue à Paris et les élec-tions grecques, influeront sur tout cela ? Ils vont provoquer une méta-morphose radicale de l’Union euro-péenne. Celle-là même dont la nécessité est devenue évidente à mesure que l’UE plongeait dans une crise systémique ces dix der-nières années. Ainsi, cette marche poignante de l’unité qui a eu lieu à Paris et qui a été appelée “marche pour la paix” pourrait surtout être le signe d’une combativité politique retrouvée. Désormais, face à l’évi-dence, l’idée selon laquelle les terro-ristes n’auraient pas de nationalité ni de religion ne trouve plus guère d’écho dans l’opinion.

La tuerie survenue dans la ré -daction du journal satirique et les événements qui ont suivi doivent obliger les responsables politiques à prendre des mesures sévères, faute de quoi les partis majoritaires pour-raient voir leur électorat se radica-liser au profit du Front national.

En vérité, les socialistes au pou-voir et les gaullistes de l’opposi-tion sont dans un tel état que l’on a peine à croire qu’ils parviennent à mobiliser leurs troupes, et le scé-nario le plus probable serait plutôt celui d’une division qui se creuse. Le Parti socialiste, défenseur de l’inter-nationalisme qui a toujours recueilli de nombreuses voix dans les diffé-rentes communautés immigrées,

se trouve aujourd’hui face à un défi idéologique. Le pire des scé-narios (comme une spirale de la violence causée par l’émergence d’extrémistes islamophobes ven-geurs) pourrait rappeler à la France les pages noires de son histoire du XXe siècle, comme celles de la crise des années 1950 qui mit fin à la IVe république et donna naissance à la Ve. Le général de Gaulle joua alors pour la seconde fois le rôle de l’homme providen-tiel. Aujourd’hui, il se pourrait bien que la France ait besoin d’une per-sonnalité politique aussi forte et autoritaire pour que le pays rede-vienne une puissance européenne. Quoi qu’il en soit, la France a tou-jours été prescriptrice de tendances politiques en Europe et l’avenir du Vieux Continent dépendra en grande partie de la manière dont elle saura se sortir de la crise qu’elle traverse (non seulement en ce qui concerne l’affaire des meurtres, mais aussi pour ce qui a trait à sa perte d’influence et de pouvoir).

Parallèlement, l’Allemagne va elle aussi devoir prendre une grave décision : que faire de la Grèce ? La victoire de Syriza conduira à une impasse. Car Alexis Tsipras sera élu pour renégocier la dette grecque et ne pourra donc pas se dérober à cette mission. Tandis que Berlin et les autres créanciers, redoutant le mécontentement de l’opinion publique, ne peuvent pas renégo-cier. Mais on ne pourra pas écra-ser la Grèce comme on a écrasé Chypre en 2013. Premièrement parce que les Grecs ont du carac-tère, deuxièmement parce que les autres malheureux pays du Sud, y compris l’Italie, prendront cela pour une déclaration de guerre économique de la part de l’Alle-magne et feront front commun pour se défendre.

Mais ce qui est fait est fait, la zone euro devra donc être assai-nie et par conséquent l’Union euro-péenne devra inévitablement se reconstruire sur de nouvelles bases. Berlin va devoir porter la respon-sabilité de ce moment historique

dans un contexte on ne peut plus défavorable. L’Allemagne souffre de l’absence d’un réel contrepoids politique en Europe, et l’image de la chancelière qui dirige seule un continent ne fait que renforcer l’opposition des autres pays. En outre, la droitisation de la poli-tique européenne va renforcer le nationalisme classique (et pas uni-quement la xénophobie), provo-quer la fragmentation de l’Union et (avant toute chose) lever un vent de germanophobie.

L’Europe unipolaire. Pour résumer, l’alliance de deux types d’euroscepticisme – l’un nationa-liste, provoqué par le méconten-tement face aux conséquences socio-économiques de l’intégra-tion, l’autre xénophobe, en réaction à l’afflux de populations étran-gères – risque d’avoir des effets conjugués.

Tout cela ne signifie pas encore que l’Union européenne est bonne à jeter aux ordures. On peut seule-ment s’attendre à une période de changements cardinaux difficiles, douloureux et non sans risques. Mais il n’y a pas d’autre solution.

Un quart de siècle d’expérience a montré qu’une Europe unipolaire, construite sur un modèle unique, ne peut exister, tout comme ne peut exister un monde unipolaire. De même, la devise “In varietate concor-dia” a besoin d’une nouvelle inter-prétation : une diversité de possibles conjugués à une matrice souple et complexe, où chaque élément vivrait suivant ses propres règles sans attendre des autres qu’ils les adoptent à leur tour.

Pour arriver à cela, il faut des cerveaux et des génies politiques d’une envergure au moins compa-rable à celle des créateurs de l’Eu-rope unie de la fin des années 1940. Quant à savoir s’ils existent, c’est une question purement rhétorique.

—Fiodor Loukianov*Publié le 12 janvier

* Rédacteur en chef de Rossia v Globalnoï Politiké.

IV

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28. Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

LES FRACTURES FRANÇAISESAprès le sursaut républicain, le temps des questions. L’union nationale aff ichée lors de la marche du 11 janvier est-elle si solide ? La presse étrangère a passé au crible les fractures de la société française. A Marseille, El País (lire ci-contre) analyse le malaise d’une population musulmane qui se sent stigmatisée. A Sevran et dans le XIXe arrondissement de Paris, The Daily Beast décrit la tentation de l’argent facile, les théories du complot qui prospèrent (p. 30). Der Spiegel, lui, publie le témoignage d’un père de famille, juif, qui hésite à émigrer en Israël (p. 34). Dans L’Orient-Le Jour, Kamel Haddar, qui dirige le site Algérie-Focus, raconte une vie de discrimination mais refusetoute victimisation. Plus optimiste, The New York Times estime que, après les attentats de Paris, c’est la France qui donnera une nouvelle direction au projet européen (p. 34).

à la une

→ Dessin de Faber, Luxembourg.

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Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015 LES FRACTURES FRANÇAISES. 29

Histoire

très respectée, qui a fait la une des journaux natio-naux quand elle a demandé que l’armée entre dans les cités pour désarmer les bandes. “Je crois que la ville bat de l’aile. Je suis très inquiète, mais j’espère me tromper”, ajoute cette femme de 46 ans, devenue en 2008 la première maire d’origine arabe dans une grande agglomération française – Marseille, comme d’autres villes de ce pays [Paris et Lyon], possède un maire central, en l’occurrence depuis vingt ans Jean-Claude Gaudin, de l’UMP, et des maires d’arrondissement, qui disposent d’un grand pouvoir à l’échelon local.

Ces jours-ci, de nombreux Marseillais se demandent pourquoi la marche républicaine de la cité phocéenne a été la moins suivie du pays. Pour beaucoup, cette faible affl uence refl ète une forte division politique, mais aussi le malaise profond d’une population musulmane qui se sent oubliée, stigmatisée et, après l’horreur djihadiste, menacée.

“Pour nous, c’est une double peine, parce qu’il y a des fous qui assassinent au nom de l’islam et Charlie Hebdo qui se moque du prophète”, assure l’imam Haroun Derbal pour expliquer la faible partici-pation des musulmans à la marche. Omar Djellil, un militant connu de la communauté musulmane qui est passé par toutes les couleurs politiques – il a même été l’ami du fondateur du Front natio-nal, Jean-Marie Le Pen – et qui a combattu en Bosnie dans les années 1990, explique, devant un thé vert : “La communauté musulmane en a assez de se justifi er. A l’école, mon fi ls a déchiré l’affi che Je suis Charlie, et la maîtresse m’a appelé. J’ai pris la défense de mon fi ls. Nous condamnons le terrorisme plus que n’importe qui, mais on ne peut pas insulter le prophète à tout bout de champ.”

“Racisme très profond”. Situé près du port, le IIIe arrondissement résume l’histoire de la ville. Pendant des siècles, il a été le quartier où s’instal-laient les travailleurs du port. Mais, à partir des années 1970, avec le déclin économique, ils sont repartis. Aujourd’hui, environ 55 % des foyers sont au-dessous du seuil de pauvreté (revenus inférieurs à 977 euros par mois). La population y est dans son immense majorité d’origine immi-grée. Dans ce quartier, des mères attendent leurs enfants à la porte d’un collège, situé au pied de logements sociaux qu’elles décrivent comme “des marchés pour toutes sortes de trafi cs”. On est ici à deux pas de la nouvelle Marseille, qui attire un million d’amateurs de croisières par an.

Les mères rapportent un fait sur lequel Le Monde a écrit un reportage intitulé “La cité balnéaire où les enfants ne savent pas nager” : l’absence de pis-cines en dit long sur l’abandon des quartiers popu-laires. Dans les quartiers nord, 285 000 habitants se partagent quatre centres sportifs. “Le pire, explique Hinda, une mère de famille de 45 ans,

—El País Madrid

De Marseille

D ans le centre de Marseille, les frontières ont beau être subtiles, elles sont constantes et très marquées. Le quartier le plus pauvre de France, le IIIe arrondissement, se trouve à quelques centaines de mètres des yachts amarrés sur le Vieux-Port et des quartiers

qui ont été rénovés quand Marseille a été désignée capitale européenne de la culture. Il suffi t de traver-ser quelques rues pour passer d’un marché arabe, qu’on pourrait trouver dans n’importe quelle ville du Maghreb, à des boutiques de prêt-à-porter qui vendent les marques les plus chères. Dans chaque espace, la population est diff érente. Quand on quitte le centre pour les grands quartiers popu-laires du nord de la ville, les limites sont nettement moins subtiles. Ici, le tissu urbain est insolite : de petits villages de maisons basses, habitées majori-tairement par les “Gaulois” – ces descendants de Français qui ne sont pas issus de l’immigration – et où le Front national fait d’excellents scores. Ces noyaux sont entourés d’immenses tours de loge-ments sociaux, les “cités”, des ghettos marqués par la pauvreté et le chômage, où résident prin-cipalement des familles issues de l’immigration, même si souvent elles sont en France depuis plu-sieurs générations.

“Il y a ici une fracture terrible”, explique Haroun Derbal, imam de la mosquée du marché aux puces, un dédale situé dans un parking, entre l’autoroute du littoral et les vieux entrepôts portuaires. La mer se trouve à proximité, mais elle est inaccessible. “C’est plus qu’une fracture, c’est un cratère”, souligne pour sa part Samia Ghali, sénatrice socialiste et maire du 8e secteur, l’un des quartiers populaires de la ville. Fabien Pecot, spécialiste du marketing territorial, auteur du blog lagachon.com, consacré à Marseille, affi rme : “Parler de la Marseille métisse et multiculturelle, c’est pécher par excès d’optimisme.”

Inégalités. L’idéal républicain français consiste à laisser les valeurs ethniques ou religieuses en retrait pour s’identifi er à la République, dont la force d’at-traction suffi t à annuler les autres signes identi-taires. Mais tout cela paraît très loin à Marseille, deuxième ville de France, la plus inégalitaire du pays (on y trouve les plus grands écarts de reve-nus, entre les 10 % les plus pauvres et les 10 % les plus riches) et celle qui compte la plus forte population musulmane (environ 280 000 habi-tants sur 850 000).

Malgré la forte présence de l’immigration, le frontiste Stéphane Ravier a été élu maire du 7e secteur, l’un des quartiers populaires du nord. “C’est comme s’ils avaient dressé des murs avec leurs voix”, assure Samia Ghali, une femme politique

L’idéal républicain vole en éclats à MarseilleDans la métropole qui concentre la plus forte population musulmane du pays, les communautés vivent de plus en plus séparées.

c’est qu’il est obligatoire d’apprendre à nager.” “Le républicanisme ? Cherchez des enfants qui ne soient pas de familles immigrées dans ce collège, pour-suit Hinda. Nous vivons coude à coude, mais pas ensemble.” Louise, professeure de 40 ans, ajoute : “Leur chemin est tout tracé.” “Dans notre jeunesse, nous étions bien plus mélangés, affi rme une autre mère. Notre souci, c’était l’intégration. Maintenant, ça a disparu, mais je crois que c’est voulu.” Quand on l’interroge sur les impressions de ces femmes face au manque de débouchés pour leurs enfants, la sénatrice Ghali répond sans hésiter : “Il y a un racisme très profond dans ce pays.”

—Guillermo AltaresPublié le 17 janvier

LE SPECTRE DE LA GUERRE D’ALGÉRIE

“Une des caractéristiques du djihadisme français est l’origine algérienne de nombreux terroristes”, observe De Groene Amsterdammer. Or “les rapports entre la majorité des Français

et la minorité franco-algérienne sont toxiques et cela s’explique par la guerre d’Algérie, qui s’est déroulée il y a un demi-siècle et qui fut d’une cruauté extrême”, rappelle l’hebdomadaire néerlandais. Depuis, il existe “une haine et un rejet de l’Etat et de la société française largement répandus dans une partie des Français d’origine algérienne, et cela s’est fait sentir également lors des émeutes dans les banlieues en 2005 et en 2009.” La “rancune continuera à resurgir tant que le trauma collectif de l’Algérie sera associé au sentiment répandu parmi les Français d’origine algérienne qu’ils sont des citoyens de deuxième rang”, prévoit le Groene Amsterdammer. Voilà pourquoi la relation entre la minorité d’origine algérienne et les Français majoritaires est “bien plus explosive que, par exemple, aux Pays-Bas celle entre les Néerlandais et les immigrés turcs et marocains”, observe le journal.Cependant, la guerre d’Algérie a “à peine été mentionnée par les médias français ces derniers jours”, note le Britannique Andrew Hussey, auteur du livre The French Intifada: The Long War Between France and its Arabs (“L’Intifada française : la longue guerre entre la France et ses Arabes”, non traduit). Tout comme les responsables

politiques, les médias français “ne veulent pas faire ce qu’on appelle ‘l’amalgame’, c’est-à-dire confondre les notions de race, de religion et de politique”, observe-t-il dans le New Statesman.

A la une

“UN FRONT EUROPÉEN”“Après Paris. Les leçons des attaques”, titre l’hebdomadaire américain dans son édition du 26 janvier.L’article du Time évoque “un front européen”, tant les attaques contre Charlie Hebdo et le supermarché casher révèlent “de nombreux éléments de l’échec de l’Occident”. Un Occident, selon le magazine, “contraint à trouver les moyens de combattre un ennemi patient et capable de s’adapter” aux terrains où il choisit de frapper.

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30. À LA UNE Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

règne la mafia. Une bonne partie du XIXe arron-dissement, où Chérif Kouachi a intégré le réseau terroriste des Buttes-Chaumont il y a dix ans, n’est pas plus décrépit ou malfamé que Park Slope [quartier aisé de Brooklyn].

Au McDonald’s de Sevran, censé être l’une des villes les plus dangereuses de France, le sol est si propre qu’on pourrait presque y manger. Votre hamburger et vos frites vous sont servis dans un box impeccable. “On entend beaucoup de choses sur ce qui se passe ici. Souvent, c’est juste pas vrai”, assure Pathé Ndiay, 29 ans, né en France de parents séné-galais. Il est vigile à Sevran et habite le quartier. “Le chômage est très important, mais tous les jeunes ne cherchent pas un emploi.”

Ndiay affirme que beaucoup préfèrent l’argent facile qu’on peut gagner en vendant de la drogue à un emploi à Paris. “Ils ne veulent pas s’embêter à trouver un travail. Certains peuvent gagner entre 1 000 et 2 000 euros par jour en vendant de la drogue. Ils veulent être rappeurs. Ils ne veulent pas se lancer dans un boulot ennuyeux et grimper dans la société”, poursuit Pathé Ndiay.

Quand on demande à Mehdi Boular et ses amis s’ils cherchent du travail, ils répondent que oui. “On essaie tous les jours”, note l’un d’eux, qui tient à garder l’anonymat, avant d’éclater de rire et de provoquer l’hilarité. Mehdi Boular raconte qu’il est récemment sorti de prison après avoir purgé une peine de deux ans pour complicité de vol de voiture. Il dit avoir été fréquemment battu par les gardiens parce qu’il était arabe. Il estime que ses amis et lui sont “bloqués” pour avancer dans la société française parce qu’ils sont arabes. Son seul rêve ? “Aller à Miami, être rappeur et conduire un jet-ski.”

Les jeunes hommes que j’ai interviewés dans plusieurs banlieues, dont Sevran et Saint-Denis, ainsi que dans le XIXe arrondissement de Paris – qui forment un échantillon représentatif –, m’ont dit être de fervents musulmans. Aucun ne m’a dit soutenir les frères Kouachi ou leur complice, Amedy Coulibaly, qui a tué quatre otages à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, même si à leurs yeux les dessinateurs de Charlie Hebdo n’avaient pas le droit de caricaturer le prophète Mahomet.

Un autre jeune homme d’origine franco-algé-rienne, rencontré devant une station-service de Saint-Denis, réagit avec colère à la présence d’un journaliste et exige de connaître ma reli-gion. “Il n’y a rien de pire que d’être athée”, selon lui. L’homme, prénommé Mohamed, se présente comme un musulman dévot, avant de changer d’attitude et d’ajouter dans un sourire qu’il est

—The Daily Beast New York

T rois jeunes hommes en survêtement à capuche traînent devant un fast-food, à une quinzaine de kilomètres au nord-est de Paris, à Sevran, l’une des banlieues les plus pauvres de France. Mehdi Boular, 24 ans, est marié et père de deux enfants. Ni lui ni deux de ses amis n’ont

participé à la manifestation [du 11 janvier à Paris]. “Nous sommes musulmans. Ils auraient pu nous tuer si on y avait été”, explique Mehdi Boular.

Pourtant, on a vu flotter des drapeaux d’Algérie, du Maroc et de Tunisie lors du rassemblement de la place de la République et les musulmans étaient bien représentés. Mais rien n’y fait, Mehdi Boular estime que les attentats de Paris résultent d’un complot ourdi par des conspirateurs juifs. “Ils ont orchestré cette opération pour donner une mauvaise image des musulmans. On préfère rester là où on est.”

Pas la peine de discuter. Inutile de rappeler que l’un des terroristes a tué quatre Juifs. Ici nous sommes très loin de l’unité affichée à Paris. Les journaux français ont rapporté que certains élèves de ces quartiers – ainsi que d’autres dans des zones à forte population musulmanes, en périphérie de villes comme Lille – ont refusé de participer à la minute de silence pour les victimes des atten-tats. Un enseignant a raconté que pas moins de 80 % de ses élèves n’avaient pas voulu garder le silence, et certains ont dit qu’ils soutenaient les terroristes. Sevran a mauvaise réputation. C’est l’une des nombreuses banlieues de Paris qui héber-gent essentiellement des immigrés de deuxième et troisième génération, dont les grands-parents et les parents sont venus des anciennes colonies françaises d’Afrique du Nord et de l’Ouest. La ville est parsemée de lotissements HLM en ciment et en brique, construits notamment dans les années 1960 et 70. Le taux de chômage stagne entre 35 et 40 %. Sevran est souvent mis dans le même sac que Saint-Denis ou Clichy-sous-Bois, épicentre des émeutes de 2005.

Calme. Le XIXe arrondissement de Paris est éga-lement devenu synonyme de malaise des immi-grés quand on a appris que les frères Kouachi y avaient emménagé à l’adolescence ; c’est là qu’ils ont été recrutés par un réseau djihadiste. Le dis-cours dominant veut que les minorités françaises, notamment celles d’origine nord-africaine, sont marginalisées dans des quartiers dits sensibles. On entend souvent dire que les enfants d’immi-grés nord-africains sont rejetés par la majorité des Français et qu’ils se sentent frustrés de ne pas pouvoir accéder à l’ascenseur social.

Mais, aux yeux d’un étranger, bon nombre des banlieues parisiennes paraissent bien calmes par rapport aux ghettos américains truffés d’armes et ne ressemblent en rien à une favela de Rio de Janeiro ou à Scampia, un quartier de Naples où

Des banlieues diviséesLes théories du complot prospèrent et l’argent facile se répand dans certains quartiers où l’inactivité nourrit parfois une amertume tenace, s’inquiète une journaliste américaine.

aussi “délinquant” et trafiquant de drogue. Il me propose alors de le suivre à l’intérieur de la sta-tion-service, un lieu très propre, pour me mon-trer tout un choix de barrettes de haschich, en vente au grand jour, disposées sur un rayon près du distributeur automatique de billets.

“Religiosité creuse”. Lui aussi qualifie les attentats parisiens de “complot” juif. Mouhanad Khorchide, professeur de pédagogie islamique à l’université de Münster (Allemagne), a déclaré au New York Times que même s’il voyait beaucoup de musulmans se reconnaître de plus en plus dans leur religion, il s’agissait pour lui d’une “religio-sité creuse”. “Ils vous diront : ‘L’islam est vraiment important pour moi’, mais ils viennent de vendre de la drogue, s’indigne Khorchide. Ils ont un Coran dans leur sac à dos et disent : ‘Avec le Coran, je suis fort.’ Mais si vous leur demandez s’ils l’ont lu ou s’ils savent ce qu’il contient, ils vous répondent que non.”

Un Franco-Algérien du nom de Bentaha Tahar, 30 ans, et son ami qui n’a donné que son prénom, Alouane, 31 ans, se tiennent à l’extérieur du res-taurant Danny Hills, dans le XIXe arrondissement, juste en face du parc des Buttes-Chaumont, où Chérif Kouachi a reçu un début de formation au djihad. Des mères promenant leur bébé dans des poussettes chères et des joggeurs de tous âges déambulent dans ce grand parc verdoyant, très beau. “Les frères Kouachi ont insulté l’islam”, estime Tahar. “Ils n’avaient pas le droit de faire ce qu’ils ont fait. C’est contre notre religion. Les gens doivent com-prendre ça”, insiste-t-il. Pourtant, les deux hommes évoquent l’hostilité de nombreux Français d’ori-gine algérienne envers les Etats-Unis “et les puis-sances qu’il y a derrière”. “Les Américains sont très naïfs, observe Alouane. Ils se retrouvent piégés dans une histoire comme ça, mais ils ne voient pas vrai-ment ce que fait leur propre gouvernement tous les jours, toutes les semaines, toute l’année. De quel droit ils s’en vont déclencher des guerres ? Tout ce qu’ils veulent, c’est voler de l’argent et devenir encore plus puissants, comme ils l’ont toujours fait.”

—Dana KennedyPublié le 13 janvier

PARIS CAPITALE EUROPÉENNE DU TRAFIC D’ARMESDans la vidéo de revendication des attentats de Paris postée sur YouTube, un détail a sauté aux yeux des experts en armement. Amedy Coulibaly pose à côté d’un VZ.58, un fusil d’assaut de fabrication tchèque. Les fusils utilisés par les frères Kouachi sont par ailleurs des armes qui ne circulent pas sur les fronts syriens et irakiens. “Cela valide la thèse selon laquelle ces armes ont été acquises sur le territoire français”, écrit L’Espresso. Se procurer de telles armes dans les banlieues françaises est “un jeu d’enfant”, d’après l’hebdomadaire italien. Qui rappelle que d’impressionnants arsenaux ont été saisis l’année dernière. “Paris et la France découvrent qu’ils sont le centre névralgique du trafic d’armes en provenance d’Europe de l’Est. Ce marché noir laisse présager d’inquiétants scénarios.”

“Il n’y a rien de pire que d’être athée”

↑ Peur. Dessin de Bertrams paru dans De Groene, Amsterdam.

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Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015 LES FRACTURES FRANÇAISES. 31

Les musulmans éternels étrangers en Europe ?Une semaine après les attentats de Paris, les services de police belges démantelaient une cellule terroriste. La société belge se penche, elle aussi, sur les failles qui ont conduit à la radicalisation d’enfants du pays.

—The Wall Street Journal (extraits) New York

Le 7 janvier, François Hollande a eu l’audace de déclarer que c’était parce que la “communauté internationale” (comprendre : le gouvernement Obama) avait abdiqué en août 2013 en refusant de frapper le régime syrien de Bachar El-Assad que l’Etat islamique avait pu s’installer comme

“mouvement terroriste”. Belle démonstration de fermeté. Il en va tout autrement quand Hollande doit envisager d’utiliser les termes “islam” ou “isla-miste” concernant des événements français, alors même que les sondages successifs montrent tous qu’une large majorité de Français considèrent que l’intégration des 5 à 8 millions d’Arabes musul-mans dans le pays est un échec.

Ainsi, [au soir] de l’attentat islamiste perpétré contre Charlie Hebdo, François Hollande a pro-noncé un discours ignorant les réalités les plus fondamentales. Le président français a déclaré que l’hebdomadaire était depuis des années “menacé par l’obscurantisme”. L’obscurantisme ? Pas le mal, pas le meurtre. Pure rhétorique. Ce terme d’esquive avait manifestement pour but d’éviter de laisser penser que la France, parce qu’elle est entrée dans une guerre contre l’Etat islamique vouée à durer une bonne dizaine d’années, va aussi devoir entrer dans une lutte parallèle, sur son propre territoire, contre un vivier de fondamentalistes musulmans nourris en son sein.

En refusant d’appeler un chat un chat, François Hollande [fait] le jeu de Marine Le Pen et du Front national, premier parti de France aux dernières municipales. La voie choisie par Hollande s’ins-crit dans une tradition du politiquement correct née après la décolonisation, et qui voudrait que marmonner les grands principes d’égalité et de justice à la française tout en dénonçant la “stig-matisation” des musulmans suffise à apaiser la population arabe. Une attitude qui dure, et peu importe que les musulmans souffrent de discri-mination en France, ou que monte symétrique-ment, au sein de la communauté musulmane, un rejet de la société française. Cette stratégie de l’au-truche terrifiée est ancrée depuis des années dans la pratique gouvernementale en France. Dans ce contexte, faut-il voir dans l’attentat contre Charlie Hebdo le “11-Septembre français” ? En aucun cas – sauf si le gouvernement de François Hollande appelle enfin l’ennemi par son nom et en des termes moins complaisants, qui sortent des habi-tudes françaises, de la politique à l’ancienne et des illusions dont la France ne s’est que trop bercée.

—John VinocurPublié le 8 janvier

La stratégie de l’autrucheHollande refuse de se confronter au fondamentalisme musulman, dénonce le quotidien conservateur américain.

—Knack Bruxelles

L a marche historique à Paris ne fera pas dispa-raître par magie le problème de l’identité et du manque d’inclusion. Certes, les millions de Français qui sont descendus dans la rue ont pu savourer un sentiment d’unité récon-fortant, mais un sentiment temporaire car,

dès le lendemain, ils étaient confrontés à la réa-lité. Le fossé social est toujours aussi profond. Au-delà de son opération de relations publiques, le président français devra mettre en œuvre une politique hardie et réfléchie s’il entend donner une pérennité à ce sentiment d’unité.

Dans notre pays, le défi à relever n’est pas moins impressionnant. Pendant des décennies, le [parti flamand d’extrême droite] Vlaams Belang n’a cessé de marteler l’altérité du musulman et la nature pré-tendument inconciliable de l’islam au sein d’une Europe libre mais néanmoins chrétienne. C’est d’ailleurs ce qui lui a valu ses succès électoraux. Actuellement, le parti s’est étiolé, une bonne partie de son électorat s’étant tournée vers le N-VA [parti séparatiste et populiste flamand, première forma-tion du pays], mais la méfiance demeure profon-dément ancrée. Même dans les milieux dont on pourrait attendre un regard ouvert sur la société, on est souvent déçu.

De la même façon qu’en France, en Allemagne et aux Pays-Bas, le sentiment grandit que les musul-mans sont des corps étrangers. Des entités dont l’éthique et les valeurs morales sont en contradic-tion avec celles d’une Europe éclairée et laïque, et qui représentent par conséquent un danger sans cesse grandissant pour la sécurité.

Rien n’est moins vrai, mais essayez donc de l’expliquer à monsieur Tout-le-monde, alors que, en toile de fond, nous parvient un flux constant d’images effrayantes des zones de conflits au Moyen-Orient et en Afrique. Il est souvent diffi-cile et frustrant de devoir sans cesse lutter contre les clichés quand on a aussi affaire, chez nous, à des zélotes sur lesquels sont volontairement bra-quées toutes les caméras. La vie du musulman lambda est pourtant à peine différente de celle des autres citoyens moyens. Les aspirations sont les mêmes. Mais la masse grise n’est pas “sexy”. On fait donc le choix de surexposer dans les médias une minorité extrémiste au détriment d’un tissu social déjà fragilisé.

Il faut, de toute urgence, que la représentation des musulmans soit rajeunie et modernisée. Donnez-nous des imams locaux, qui parlent couramment le néerlandais et qui connaissent parfaitement l’univers des jeunes dans notre contexte social.

Si l’on veut inverser la tendance, il faut joindre les actes aux propos politiques. On aura pour cela besoin de trois ministères (Enseignement, Emploi et Affaires sociales), pourtant soumis à d’impres-sionnantes coupes budgétaires.

Le moment est venu d’introduire une matière obligatoire qui traite de la citoyenneté, pour l’en-semble des élèves du primaire et du secondaire, et d’accorder une attention particulière au déve-loppement d’un esprit critique : les jeunes doivent apprendre que les points de vue peuvent différer et comment se comporter en cas de divergences.

Un deuxième domaine d’action est l’accès au marché de l’emploi pour les demandeurs issus de l’immigration. Le problème est connu depuis longtemps, mais, jusqu’à présent, peu de mesures ont été prises pour y remédier. Ce type de racisme contribue à exacerber la rancœur qui sert de déclen-cheur pour bon nombre de jeunes radicalisés.

Ainsi, en adoptant une politique sociale réfléchie, il est possible d’enrayer ce processus de radicali-sation. Tout cela doit aboutir à un sentiment iden-titaire élargi. Un nouveau “nous”. Un lieu où, en tant que citoyen, on est accepté indépendamment de sa religion ou de ses convictions politiques. Car une société peut seulement lutter contre la bar-barie, jamais la supprimer. Par conséquent, plus une société est avancée, plus il est nécessaire que ses dirigeants prennent conscience qu’elle est faillible et vulnérable. Plus que jamais, nous devons apprendre à faire de notre multitude une unité.

—Fouad Gandoul*Publié le 15 janvier

* Politologue, secrétaire de l’association Empowering Belgian Muslims, qui promeut l’émancipation des musulmans de Belgique.

↓ Dessin de Dilem paru dans Liberté, Alger.

A la une

“LA FRANCE TIENDRA-T-ELLE LE COUP ?”“Après les attentats islamistes à Paris, le président François Hollande a invoqué l’unité nationale. Mais les tensions sont grandes. La France tiendra-t-elle le coup ?” s’interroge Die Tageszeitung dans sa une titrée “Une République fragile”. Le quotidien berlinois a décidé de consacrer un large dossier à la France dans son édition des 17 et 18 janvier.

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32. À LA UNE Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

écoles privées, puis de grandes écoles.” L’école, un éta-blissement privé catholique, ce n’était pas simple. “J’ai subi le racisme primaire jusqu’à ce que l’excel-lence scolaire puis professionnelle efface naturelle-ment nos différences.” Quand il est encore enfant et que sa famille quitte la cité pour un quartier “de Français de souche”, Kamel, le “sale Arabe”, n’est pas invité à jouer au foot avec les autres enfants.

Kamel est en colère contre cette discrimination, qu’il a trop souvent subie sans la comprendre véri-tablement, “je suis français moi aussi”, et contre le sentiment diffus de honte qu’elle a engen-dré en lui. “Quand la majorité pense qu’être arabe c’est mal, on finit par le croire, c’est diffi-cile de dire ça mais c’est la vérité. Je ne suis pas un cas isolé. C’est lorsque j’ai commencé à grimper l’échelle sociale que j’ai commencé à mettre en avant mes origines. Mais la gêne d’être assimilé à une minorité visible revient parfois. Cette minorité qui fait parler d’elle, et que les médias citent abondamment pour nourrir un sentiment d’insécurité, n’est pas liée à la religion, mais bel et bien à une situation socio-économique

catastrophique. Vous ne sombrez pas dans les extrêmes quand vous êtes heu-reux. Prenez les exemples des deux frères Kouachi, ils ont un parcours familial et scolaire chaotique. La République n’a pas su les sauver. A l’impossible nul n’est tenu.”

Le PDG d’Algérie-Focus est aussi en colère contre la majorité silen-cieuse au sein de la communauté française d’origine maghrébine. “Je déteste la victimisation. On doit écrire, parler, se manifester. Aujourd’hui, les Français d’origine maghrébine qui réussissent sont trop silencieux. Certains ont peur des répercussions qu’il pourrait y avoir dans leur travail.”

Kamel est en colère aussi contre la multiplication des appels aux musul-mans, depuis les attentats, pour qu’ils expriment leur désolidarisation d’avec

—L’Orient-Le Jour (extraits) Beyrouth

D ’abord, j’ai été choqué de constater qu’en France les journalistes peuvent mourir en faisant un métier primordial pour la société. C’est inac-ceptable. Puis je me suis posé des questions sur les caricatures, je me suis demandé si elles étaient offensantes ou représentaient un pré-

judice pour les musulmans. La loi de la République les considère comme offensantes mais pas préjudi-ciables, certains musulmans les considèrent comme préjudiciables et offensantes. Il faut donc respecter la loi. Et puis, finalement, je me suis dit que les musul-mans allaient payer cher l’action de ces terroristes et j’étais très triste et en colère.”

Kamel Haddar est né en France, à Joué-lès-Tours, une ville d’Indre-et-Loire. Jusqu’à 20 ans, il a vécu dans cette ville de la banlieue sud de Tours. Entre 20 et 30 ans, il a étudié dans une grande école (ESCP Europe) et travaillé pour des cabi-nets de conseil américains à Londres puis à Paris. Depuis trois ans, il est à Alger, pour Algérie-Focus.

“Toutes ces années on s’est fait petit, on a bossé comme des malades, moi et plein d’autres, c’est-à-dire cette majorité de Français d’origine maghrébine qui ne cherchent pas les problèmes mais qui apportent de la richesse à la France. Là, trois fous furieux tuent 17 personnes, et de nou-veau nous sommes des Arabes, des musul-mans”, lâche M. Haddar, qui peine à cacher son amertume.

L’histoire de la famille de Kamel avec la France remonte à ses grands-parents. “Nous avons eu de la chance. Mes grands-parents, comme la grande majorité des immigrés, sont issus d’un milieu pauvre et peu éduqué. Ils ont fui la misère laissée par le colonialisme, ont compris très tôt que l’éducation était la clé de l’intégra-tion dans ce pays qu’ils avaient combattu. Imaginez la violence de la situation. Il faut comprendre que la majorité des immigrés étaient analphabètes et ont laissé leurs enfants, nés en France, s’éduquer parfois seuls parce que la priorité était de survivre, de nour-rir leur famille. C’est important de comprendre cela, des générations entières d’enfants d’immigrés se sont éduquées seules sans modèle de réussite, sans repère. Ce que nous vivons est la conséquence de trente ans d’inaction politique, notamment celle de la gauche, qui n’a jamais voulu reconnaître et donc résoudre les problèmes des cités et de l’islam de France. Seul Sarkozy a eu le courage de le faire mais l’a très mal traité : intégration oui, assimilation jamais”, sou-ligne le jeune homme.

Son éducation, il la qualifie de “dure”. “Je devais être le meilleur. Mes parents disaient : ‘Tu es un Arabe, tu dois bosser plus que les autres.’ Ils ont tout investi dans leurs enfants. Nous sommes tous allés dans des

“J’étais un ‘sale Arabe’ mais je suis français”Kamel Haddar, né en France, s’est installé il y a trois ans à Alger, où il dirige le site d’information Algérie-Focus. Franco-algérien, il confie au quotidien beyrouthin L’Orient-Le Jour ses réflexions après les attentats de Paris.

ces événements. “Mais comment puis-je me solida-riser avec les barbares ? Nous sommes français avant tout. D’ailleurs, qui vous dit que tous les Franco-Maghrébins sont croyants ou pratiquants ?” s’in-surge le jeune homme.

“Les Franco-Maghrébins sont français et fiers de l’être. Ce pays nous a donné les moyens de nous édu-quer, d’accéder à des postes que nos parents n’au-raient jamais imaginés. Même s’il reste des plafonds de verre, ça évolue dans le bon sens”, martèle-t-il.

Et de poursuivre : “Le jour où les pays occiden-taux arrêteront d’entretenir des liens avec l’Ara-bie Saoudite ou le Qatar, ils auront une crédibilité à mes yeux. Qui vend des armes à Daech (acronyme arabe du groupe terroriste Etat islamique) ? Qui a financé le terrorisme au Nigeria, au Moyen-Orient ? Les terroristes se nourrissent au sein des wahhabites. Que les pays occidentaux en tirent les conséquences.”

“Réformer l’islam ? Oui, nos intellectuels doivent écrire, partager, ‘challenger’ la religion du XXIe siècle comme Averroès l’a fait en son temps”, continue Kamel Haddar, qui ajoute : “15 % de la population française est musulmane [8 % selon une enquête d’Ipsos-Mori, 2014], la République ne peut l’ignorer. Il faut donc traiter de la même manière tous les Français quelle que soit leur confession. Pas de traitement à géomé-trie variable. En ce qui concerne celles et ceux qui sou-haitent appliquer la religion différemment : ceux qui ne veulent pas que leur femme soit auscultée par un médecin homme par exemple, ceux qui instrumen-talisent la religion, je les invite à s’installer à Riyad, en Arabie Saoudite, nous verrons combien de temps ils tiendront. Je suis pour l’intransigeance avec les extrêmes. Il faut les condamner, ils sont dangereux pour tous les Français quelle que soit leur confession.”

Pour le PDG d’Algérie-Focus, la solution est simple, finalement : “Eduquons nos enfants,

impliquons-nous en politique, devenons une puis-sance financière, notamment pour montrer à tous

les Français que nous sommes une chance pour la France.”

—Propos recueillis par Emilie SueurPublié le 16 janvier

INTERVIEW

SUR NOTRE SITE courrierinternational.com

Retrouvez “Nous sommes une chance pour la France”, l’intégralité de l’interview accordée par le directeur du site d’information Algérie-Focus, Kamel Haddar, au quotidien de Beyrouth L’Orient-Le Jour.

“Ceux qui instrumentalisent la religion, je les invite à s’installer à Riyad, en Arabie Saoudite”

↓ Dessin de Wissam Khattar publié sur Now., Beyrouth.

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Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015 LES FRACTURES FRANÇAISES. 33

TÉMOIGNAGE

Trois jours après l’attentat, il est encore visible-ment sous le choc. Il regarde autour de lui sans arrêt, comme s’il pouvait arriver quelque chose de grave à tout moment dans cette petite rue tran-quille, située au cœur du quartier juif de Paris. Tout chez lui dit l’inquiétude.

“Comment en sommes-nous arrivés là ? Ces isla-mistes, ce sont les nôtres. Ils ont grandi ici. Ce sont les produits de notre société, pas de la société irakienne ou d’une autre”, fait observer René Bouzier, qui s’inquiète dans le même temps du soutien crois-sant dont bénéficie l’extrême droite en Europe.

“Nous, les Juifs, on est coincés entre les islamistes et l’extrême droite. On est menacés des deux côtés.” Une partie

de la famille Bouzier a été assassinée par les nazis.René Bouzier se sent aujourd’hui ramené à ces

heures noires. “Dans le temps, les mineurs empor-taient des canaris au fond de la mine. Quand l’oi-seau allait mal, ils savaient que ça devenait risqué. Nous, les Juifs, on est les canaris de la société. Quand on s’en prend à nous, c’est le signe que la société tout entière est en danger.”

—Der Spiegel (extraits) Hambourg

C omme tous les matins, René Bouzier amène ses enfants à l’école juive du IVe arrondis-sement à Paris. Mais, ce lundi 12 janvier, quelque chose a changé : deux militaires de l’armée française sont postés devant l’éta-blissement. La France a renforcé les dis-

positifs de sécurité devant les institutions juives après les attentats. La fille aînée de René Bouzier a 13 ans. Pour la première fois, elle a refusé d’aller en cours. Elle est restée à la maison. “Elle a peur, explique son père. Ces derniers jours, elle a compris : ‘Je suis juive. Je suis une cible.’” L’homme de 49 ans à la barbe grisonnante soigneusement taillée ajoute à mi-voix : “Les terroristes ont détruit son enfance.” René Bouzier n’est pas son vrai nom, mais il ne veut pas révéler son identité. Ce Juif pratiquant est touché personnellement par l’attentat perpé-tré vendredi 9 janvier au supermarché cacher à Paris, mais nous ne serons pas autorisés à dévoi-ler ici ses liens avec les victimes.

“Je suis juive, je suis une cible” Personnellement touché par la prise d’otages meurtrière de la porte de Vincennes, un Juif de France confie la peur de sa fille et envisage d’émigrer en Israël, raconte l’hebdomadaire allemand de centre gauche.

Des assassins nés et élevés en France

Je lis rarement Charlie Hebdo. Je n’aime ni son humour potache ni son esprit laïcard. Typiquement français, il s’inscrit dans cette vieille tradition anticléricale qui a fait les beaux jours du XIXe siècle à Paris. Pourtant, aujourd’hui, “je suis Charlie !” sans réserve ni condition. Fiers et indépendants, ces journalistes avaient une certaine idée de l’homme… La même que celle qui a fait sortir dans les rues il y a quatre ans les rebelles de Tunis, du Caire, de Benghazi, de Damas…Par conséquent, à ces imbéciles qui ont crié dimanche [11 janvier] “Je ne suis pas Charlie”, je veux rappeler que l’on ne peut saluer les enfants du “printemps arabe” et se laver les mains du sort de Cabu, de Wolinski, de Charb… Sans eux, notre monde est un peu plus froid et plus gris. Il faut donc saluer leur mémoire et déplorer l’immense perte que leur absence nous cause déjà. Non, en vérité, ces fous n’ont pas tué que des innocents ; ils ont fait pire – si c’est possible ! –, ils ont attenté au Dieu qu’ils imploraient ; ils ont sali la religion qu’ils invoquaient.Reste tout de même une question grave et complexe : elle concerne la France et ses musulmans. Quelle que soit leur folie, quel que soit le dégoût qu’ils nous inspirent, ces assassins ne sont pas tombés du ciel. Ils sont français. Nés et élevés en France. Ils ont fréquenté des écoles françaises. Ils ont séjourné dans des prisons françaises. Leurs parents, leurs amis, leurs collègues vivent et travaillent en France. D’où vient alors l’incroyable ressentiment que les Kelkal, les Merah, les Kouachi et les milliers d’autres jeunes Français d’origine arabe éprouvent contre leur propre pays ? De quelle rage bouillonnent-ils au point de porter les armes contre leurs compatriotes et de semer la terreur jusqu’à dans leur propre famille ? Qu’a fait (ou n’a pas fait) la France pour jeter ainsi ses propres enfants dans le crime et la désespérance ? Malgré le deuil et bien au-delà de la ferveur des manifestations du dimanche 11 janvier 2015, la France ne pourra plus faire l’économie de cet examen de conscience. Elle a si souvent reporté le débat que la bombe à retardement a fini par exploser.—Fawzi Mellah* Publié le 13 janvierKapitalis (extraits) Tunis → 34

→ Dessin de Kichka paru sur i24News, Tel-Aviv.

ARCHIVES courrierinternational.com

Retrouvez notre dossier consacré à ces jeunes qui partent faire le djihad en Syrie et en Irak. De Londres à New Delhi, un phénomène mondial qui inquiète les gouvernements (Courrier international n° 1244, du 4 septembre 2014).

Vu de Tunisie

← Ecrivain et journaliste tunisien, Fawzi Mellah est universitaire à Genève. Il est considéré comme l’une des figures marquantes de la littérature tunisienne de langue française.

L’auteur

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34. À LA UNE Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

—The New York Times New York

La France, éprouvée par les terribles attentats terroristes de début janvier, est un pays rongé par la hantise de son déclin depuis des décen-nies et des siècles. Ses inquiétudes sont fon-dées : depuis le XVIIIe siècle, à l’époque où elle rayonnait sur l’Europe et semblait sur le

point de dominer la terre, la France n’a cessé de voir son pouvoir s’éroder, enchaînant défaites et humiliations face à des puissances rivales – depuis le feu des escadres britanniques jusqu’au martè-lement des bottes allemandes et au fl ot envahis-sant de la culture populaire américaine.

Aujourd’hui, ces vieilles angoisses sont ravivées par l’attaque meurtrière contre Charlie Hebdo, attaque liée aux nombreux spectres qui planent sur la France contemporaine : peurs d’une isla-misation rampante et d’une résurgence de l’anti-sémitisme, peurs d’une montée en puissance de l’extrême droite et d’une réaction antimusulmane – le tout, sur fond de stagnation économique, plus largement associée à un sentiment de trahison de la part de l’élite européenne.

Malgré ces craintes de déclin, la France n’est en réalité ni hors course ni à bout de souffl e. Au contraire, tout semble indiquer qu’elle occupe une place de plus en plus importante, plus centrale, dans le destin de l’Europe et de l’Occident. Non, l’époque du Roi-Soleil ne reviendra pas. Mais politiquement, culturellement et même intellectuellement, les événements qui se dérouleront en France au cours des cin-quante prochaines années pourraient se révéler plus décisifs que jamais. De fait, plus qu’en Allemagne, en Grèce, en Grande-Bretagne ou dans n’im-porte quel autre pays, c’est en France que le destin de l’Eu-rope du XXIe siècle pour-rait se jouer. Preuve en est cette question essentielle soulevée par le cauchemar de l’attentat contre Charlie Hebdo  : les Etats-nations européens parviendront-ils à intégrer les immi-grés musulmans ? Dans le cas con-traire, qu’advien-dra-t-il ? A ce titre, la France constitue un cas d’école déterminant. C’est en eff et le pays qui abrite la plus grande communauté musulmane d’Europe, dont une partie est parfaitement assi-milée, tandis que l’autre est

Le pouls de l’EuropeRongée par ses doutes, plombée par la stagnation, la France reste le cœur battant du continent. Ce qui adviendra après les événements sanglants de Paris donnera une nouvelle direction au projet européen.

beaucoup plus radicalisée que partout ailleurs sur le continent.

Du coup, la perception de l’islam y est égale-ment très contrastée : les musulmans sont mieux considérés dans l’Hexagone que dans tout autre pays d’Europe occidentale et, pourtant, le pay-sage politique français compte un parti d’extrême droite de plus en plus infl uent, le Front national de Marine Le Pen, qui a désormais des chances d’accroître son poids électoral. Parallèlement, à travers sa politique étrangère, la France est si pré-sente (souvent militairement) dans toute l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient que les répercus-sions de sa politique intérieure se propagent plus loin et lui reviennent avec plus de force encore.

Fossé. S’il existe un moyen de mieux assimiler et intégrer les musulmans, c’est donc la France qui montrera le chemin. Si l’extrémisme islamiste est appelé à gagner du terrain ou à devenir de plus en plus envahissant et dangereux, c’est en premier lieu dans la sphère d’infl uence de la France que cela risque d’arriver. Et si la très redoutée extrême droite européenne doit quitter les marges pour s’installer au cœur de l’échiquier politique, c’est probablement de Paris que viendra le coup d’envoi.

De la même façon, la politique française infl échira le destin du projet européen dans son ensemble,

un projet actuellement en crise en raison du fossé entre les intérêts de l’Allemagne et

ceux de la périphérie de l’UE, à savoir la Grèce, l’Italie et l’Espagne. Or ce fossé (sans oublier le poids de l’his-

toire du XXe siècle) signifi e aussi qu’en dépit de leur supériorité

économique les Allemands ne peuvent à eux seuls assu-

rer la cohésion de l’Eu-rope. C’est plutôt à la France que, pour des raisons historiques, culturelles et géogra-

phiques, il incombe de jeter un pont

entre le nord et le sud du conti-nent et de faire de l’UE une

entité politique-ment viable. A moins, bien entendu, que les

Français n’en décident autrement, auquel cas

tout le projet européen s’eff ondrerait ou devrait être entièrement revu.Dans un

cas comme dans l’autre, l’étoile de la France pour-

suivrait son ascension tandis

“Notre gouvernement a toujours essayé de nous protéger. Mais mettre des militaires devant nos écoles, ce n’est pas une solution à long terme. Je ne peux pas imaginer vivre comme ça. On a besoin de signes du gouvernement et de nos concitoyens nous disant que nous faisons partie intégrante de la société française. Il faut que nous puissions pratiquer notre religion librement.”

Le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a invité la veille les Juifs de France à émigrer en Israël. Mais René Bouzier ne par-vient pas à se faire à cette idée. Pourtant, il a le sentiment qu’il n’aura bientôt pas d’autre choix.

“Je n’ai pas envie de partir. Mais je vais peut-être y être obligé. Pour mes enfants. Je les ai élevés comme des Français. Et, aujourd’hui, on leur dit qu’ils ne sont pas chez eux en France.” En 2014, 7 000 Juifs de France ont émigré en Israël – soit deux fois plus qu’en 2013.

Débat droitisé. C’est ici, dans le Marais, que la communauté juive de Paris a refl euri après la Seconde Guerre mondiale. Mais les agressions se multiplient dans la rue. Pendant les manifesta-tions contre la guerre à Gaza, l’été dernier, la rue des Rosiers a été placée sous protection policière.

Michael Rapaport, 44 ans, est barman ici. Il sert un express au comptoir à son unique client, un Juif de sa connaissance. Ils ne sont pas aussi remontés que René Bouzier, mais leur humour noir laisse transparaître leur inquiétude. “Pour moi, il n’est pas question de partir, annonce Michael Rapaport. Je ne suis pas israélien. Je suis français. Pour moi, la question est : comment peut-on continuer à vivre ensemble en France ?” De son point de vue, la France ne s’est pas opposée assez fermement à l’antisé-mitisme jusqu’à présent. Le nombre d’agressions à caractère antisémite a doublé entre 2013 et 2014. Le débat public s’est terriblement droitisé.

Michael Rapaport a grandi dans ces banlieues parisiennes qui font tant parler d’elles. “Au milieu des musulmans et des Arabes – du coup, je ne les mets pas tous dans le même sac”, lâche-t-il en riant. “Il est de gauche”, commente l’habitué des lieux en me faisant un clin d’œil. Le barman connaît beau-coup de familles juives qui vivent encore en ban-lieue. Le Crif, nom usuel du Conseil représentatif des institutions juives de France, a mis en garde contre l’exode croissant des Juifs de banlieue. Mais, souligne Michael Rapaport, ce phénomène ne concerne pas uniquement les Juifs : “Tous les Français quittent la banlieue dès qu’ils peuvent se le permettre.” Il reconnaît cependant que l’anti-sémitisme est plus prononcé dans les banlieues.

Plusieurs dizaines de policiers battent le pavé devant le café ce lundi matin. Le ministre de l’In-térieur, Bernard Cazeneuve, est attendu. Il vient épauler la communauté en ces heures diffi ciles. “La France sans les Juifs n’est plus la France”, a mar-telé la veille le Premier ministre, Manuel Valls. “Cazeneuve vient d’annoncer la création d’une nou-velle structure, révèle Michael Rapaport à son client. Il va y avoir un ‘haut fonctionnaire chargé de coordonner la sécurité des sites juifs’.” “Comme jadis, ironise l’habitué. On a déjà eu un Commissariat général aux questions juives” – nom donné à l’au-torité chargée par le régime de Vichy d’organiser l’assassinat des Juifs de France.

—Raniah SalloumPublié le 12 janvier

Vu d’IsraëlLE DILEMME DES JUIFS LIBÉRAUX“Depuis des années, une grande partie de la communauté juive française connaît une ‘israélisation’ rapide, à la fois dans les domaines culturels et dans sa vie privée et sociale”, écrit le Yediot Aharonot. Mais pour le quotidien israélien de droite “ce sont les Juifs les plus sécularisés qui sont dans l’impasse. Nombre d’entre eux croient encore aux valeurs universelles de la République, notamment à la laïcité ; c’est en France qu’ils sont chez eux, et non en Israël. Les récents attentats ont aggravé leur dilemme.” Ainsi, lorsqu’ils s’agit de scolariser leurs enfants dans les établissements publics, les Juifs libéraux reconnaissent être envahis par la peur, explique le journal. Et de conclure : “C’est une sombre période d’incertitude qui s’ouvre pour eux en France.”

SUR NOTRE SITE courrierinternational.com

A lire également : “Le salut viendra des musulmans éclairés”, l’article d’Abdou Semmar, éditorialiste à Algérie-Focus.

33 ←

→ Dessin de Kazanevsky, Ukraine.

Page 39: Courrier 20150122 courrier full 20150223 144740

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EN RÉPONSE À M. VALLS“Il faudrait que Manuel Valls m’explique pourquoi les millions de musulmans de France et, accessoirement, le milliard et demi du reste du monde devraient ressentir la moindre honte face à cet échec sécuritaire et à la faillite de la politique d’intégration du gouvernement français”, s’insurge l’éditorialiste Sami Mahbouli sur le site tunisien Business News en réaction au discours du Premier ministre français, le 13 janvier à l’Assemblée, dans lequel il affi rmait : “Je ne veux plus que des musulmans aient honte.” “Ce n’est tout de même pas la faute de ses compatriotes de confession musulmane si la police de M. Valls a été incapable de barrer la route à trois individus suspectés depuis belle lurette de menées terroristes. Ce n’est pas parce qu’une poignée

de fous détournent l’islam à des fi ns criminelles que les millions de musulmans de France doivent se sentir coupables”, poursuit l’éditorialiste, avant d’asséner : “La France paie aujourd’hui la facture sanglante de décennies d’incurie et d’incompétence en matière d’intégration des populations d’origine maghrébine. Et ce sont les musulmans de France qui devraient en avoir honte ?”Enfi n, l’éditorialiste s’étonne de la présence du Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, qualifi é de “commis boucher”, lors de la marche du 11 janvier. “Monsieur Valls, avant d’utiliser le terme de ‘honte’ à tort et à travers, prenez la peine de relire un manuel d’histoire française contemporaine et, surtout, choisissez mieux vos hôtes offi ciels pour battre le pavé un jour de deuil national.”

que celle de l’Allemagne déclinerait. La démo-graphie, naguère source de tant d’inquiétudes, a soudain pris un tour favorable pour la France : les Allemands sont un peuple riche mais vieillis-sant, alors qu’en dépit du marasme économique le taux de natalité français a monté en fl èche (ce qui dénote un certain optimisme dans la morosité ambiante). Selon certains scénarios, d’ici à 2050 la France pourrait à nouveau l’emporter par sa population et son économie, et se retrouver ainsi soit en position dominante dans une Europe inté-grée, soit la première puissance d’un continent plus divisé qu’aujourd’hui.

Ces tendances politiques et économiques n’ef-facent toutefois pas complètement une hypothèse intellectuelle importante : si, au-delà de l’actuelle torpeur occidentale, de cette ambiance de “fi n de l’histoire”, quelque nouveau confl it idéologique devait éclater, il surgirait d’abord dans le pays qui fut le berceau de tant de révolutions.

La France a toujours été un pays d’extrêmes – absolutiste et républicaine, catholique et anticlé-ricale, communiste et fasciste. Aujourd’hui, elle est à nouveau le lieu où s’aff rontent de grandes forces et où les incertitudes culturelles – sur l’islam, la laïcité, le nationalisme, l’Europe, sur la moder-nité proprement dite – donnent à penser que de nouvelles forces pourraient bientôt émerger. Le déclin a été réel, mais l’avenir reste à écrire. Si une véritable histoire doit encore se faire en Europe, pour le meilleur ou pour le pire, c’est dans la belle France qu’elle se construira.

—Ross DouthatPublié le 10 janvier

“JE SUIS JUIF”, “JE SUIS AHMED”La photo, sans titre, barre la une de The Times, ce 19 janvier. Un hommage aux victimes des attentats de Paris organisé par la communauté juive de Londres, rassemblée pour l’occasion sous les bannières “Je suis Charlie”, mais aussi“Je suis juif” ou “Je suis Ahmed”. A cette occasion, la ministre britannique de l’Intérieur, Theresa May, a tiré la sonnette d’alarme “contre une nouvelle vague d’antisémitisme”.

A la une

Le déclin de la Francea été réel, mais l’avenir reste à écrire

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NOUVEAU

N° 3 FÉVRIER 2015

ET VENISESORTITDE L’EAU

LE CODE DE HAMMURABIAVANT MOÏSE,LES PREMIÈRES TABLESDE LA LOI

SOLIMAN ET ROXELANE L’AMOUR D’UN SULTANET D’UNE ESCLAVE

NAPOLÉONLA FOLLE RECONQUÊTEDES CENT-JOURS

COMMENT LA CITÉ DES DOGES S’EST IMPOSÉE

CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX

Chaque mois, un voyage à travers le temps et les grandes civilisations à l’origine de notre monde

Page 41: Courrier 20150122 courrier full 20150223 144740

Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015 37

—El País Madrid

Le groupe vénézuélien Empresas Polar se vante de générer 3 % du PIB et

4 % des taxes du pays hors acti-vités pétrolières. Avec 29 usines au Venezuela, sa capacité indus-trielle n’a d’égale que celle de la compagnie pétrolière publique Petróleos de Venezuela.

Si éloquents que soient ces chiffres, ils ne rendent toute-fois pas compte de l’importance de cette entreprise familiale fondée en 1941, non seulement dans l’économie vénézuélienne mais dans la culture populaire. Comme d’autres empires écono-miques de la région, le groupe trouve son origine dans la pro-duction et la commercialisation de bière, une activité très lucra-tive dans un pays au climat chaud et, surtout, dont les habitants sont de bons buveurs : en 2012, les Vénézuéliens figuraient en hui-tième position dans le classement mondial des consommateurs de bière, avec 85,5 litres par habitant et par an. [La bière est d’ailleurs épargnée par la récente hausse des taxes sur les boissons alcoolisées.]

En 1960, l’entreprise a réussi à industrialiser la production de farine de maïs précuite pour la confection des arepas, l’équiva-lent local du pain. Et aujourd’hui, quelle que soit sa classe sociale, chaque Vénézuélien consomme sans doute quotidiennement un produit de l’une des 38 marques de Polar.

Fondation caritative. En 2014, Polar a produit 24  % des ali-ments transformés consommés au Venezuela. Sa gamme inclut une cinquantaine de produits, du vin à l’eau en passant par les pâtes, les boissons gazeuses et les aliments pour animaux. Son omniprésence dans la vie du pays – il est également le principal sponsor des événements sportifs les plus populaires et finance l’une des principales fondations caritatives d’Amérique latine – l’a inévitable-ment exposé à l’agitation politique des quinze dernières années.

Depuis plusieurs décennies, cette entreprise incarne le patro-nat oligarchique dans l’imagi-naire de la gauche vénézuélienne. Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit l’objet d’un harcèlement continu depuis l’arrivée de Hugo Chávez au pouvoir, en 1999. En 2010, le site web Aporrea, porte-parole du chavisme radical, l’a

qualifiée de “monopole tentacu-laire”. Le commandant Chávez l’a lui-même publiquement fus-tigée à plusieurs reprises, allant jusqu’à menacer ses actionnaires d’expropriation.

Polar subit constamment des contrôles de ses prix [les prix des denrées de première nécessité sont plafonnés] et peine à obtenir des permis d’importer et à accé-der aux devises lui permettant de payer ses fournisseurs étrangers. Un rapport publié sur son site web fait état de 1 835 inspections de ses installations par les autorités entre mars 2008 et novembre 2014.

Internationalisation. Mais, paradoxalement, le con texte éco-nomique difficile au Venezuela a permis de tester la solidité du groupe : il reste capable de produire chaque année 1,6 million de tonnes de produits alimentaires et de réa-liser un chiffre d’affaires d’environ 2,4 milliards de dollars (2 milliards d’euros), un calcul approximatif et tributaire du système de change complexe en vigueur depuis 2003. [Trois taux de change officiels sont appliqués en fonction de l’utilisa-tion des dollars achetés.]

Le groupe doit également se battre pour sa réputation. Alors que la pénurie de produits de base s’aggrave, les porte-parole de l’Etat accusent régulièrement Polar d’être complice de la “guerre économique” qui serait menée contre le gou-vernement. Dans de récentes interventions à la télévision, le président Nicolás Maduro a insi-nué que le PDG de Polar, Lorenzo Mendoza Giménez, préparait son entrée en politique comme chef de l’opposition.

Agé de 50 ans, Mendoza Giménez est la figure publique de la troisième génération de la famille fondatrice du groupe. Il nie avoir des intentions politiques. Plutôt discret, il occu-pait en 2014 la 464e position dans le classement Forbes des 500 per-sonnes les plus riches de la pla-nète. Il serait, selon le magazine américain, à la tête d’une fortune de 3,5 milliards de dollars.

En mai 2013, il a dû faire une apparition inhabituelle à la télé-vision nationale. Dans le cadre du dialogue [une tentative de concer-tation entre le pouvoir et l’oppo-sition qui a fait suite à deux mois d’émeutes] mené sous les aus-pices du Vatican et de l’Union des nations sud-américaines, et face à l’ampleur que prenait la pénurie des produits alimentaires, Maduro avait convoqué Mendoza Giménez

à une réunion. A la sortie, Mendoza avait affirmé que, s’il était ouvert à la concertation, il tenait à rap-peler que Polar produisait déjà au maximum de sa capacité alors que ses concurrents, publics pour la plupart, étaient à l’arrêt ou tour-naient au ralenti.

Cette courte intervention télé-visée a donné à ses compatriotes des pistes pour comprendre pour-quoi, malgré toutes ses diatribes, le gouvernement n’avait pas natio-nalisé Polar : alors que l’État doit déjà importer 10 millions de tonnes de produits alimentaires par an, le groupe représente la seule source d’approvisionnement sur laquelle le pays peut compter.

Bien que concentré sur la défense de son bastion vénézuélien, Polar n’a pas négligé son internationali-sation. Depuis 1996, le groupe est présent en Colombie, où il produit chaque année 60 000 tonnes de farine précuite et enregistre un chiffre d’affaires d’environ 120 mil-lions de dollars [102 millions d’euros]. En 2010, il a construit une usine de bière en Floride, aux Etats-Unis, et il a conclu un partenariat avec le groupe espa-gnol Leche Pascual – avec lequel il commercialise déjà des yaourts au Venezuela – pour servir le marché de la côte pacifique de l’Amérique du Sud. Un an plus tard, il s’est associé avec Geusa et PepsiCo pour créer Gepp, l’un des princi-paux embouteilleurs de boissons gazeuses au Mexique.

—Ewald ScharfenbergPublié le 10 janvier

Polar, le groupe qui n’a pas peur du chavismeVenezuela. Si le géant agroalimentaire Polar n’a pas été nationalisé, c’est peut-être parce que le gouvernement a trop besoin de lui. Bière, farine, pâtes : il fournit le pays en produits de première nécessité.

Sciences ......... 38Signaux .......... 39

↙ Magasin Venezuela. Dessin d’Arcadio paru dans

La Prensa, San José.

Contexte●●● Le Venezuela serait à deux doigts du défaut de paiement, selon les analystes financiers. Mi-janvier, l’agence de notation Moody’s a classé le pays dans la catégorie des emprunteurs à haut risque, annonce El Universal à Caracas. La chute des prix du pétrole, qui représente 90 % des recettes à l’exportation et constitue une source vitale de devises, enfonce le pays dans la récession. Ces derniers mois, les revenus pétroliers ont chuté de 30 % et l’inflation a atteint 63 % en 2014, un record en Amérique latine. La pénurie de produits de base, cause ou conséquence de la crise selon les points de vue, ne cesse de s’aggraver, plaçant le pays au bord d’une grave crise sociale.

trans-versales.

économie

trans-versales.

économie

Page 42: Courrier 20150122 courrier full 20150223 144740

TRANSVERSALES38. Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

—New Scientist Londres

Charles Darwin était fasciné par les nombreuses espèces d’oiseaux et de mammi-

fères domestiqués. Ses descriptions minutieuses d’espèces de pigeons rares et parfois étranges allaient bien au-delà du simple passe-temps. Colombophile enthousiaste, il a consacré de nombreuses pages de son Origine des espèces à détailler les transformations physiques des oiseaux sélectionnés pour certains caractères, tels que des pattes pal-mées ou plumées.

L’étude des animaux domes-tiques a été un pilier de la théorie de Darwin sur la sélection natu-relle. Les changements qu’il a obser-vés chez les animaux d’élevage et de compagnie montrent que la sélection artificielle effectuée par l’homme – privilégiant les pattes palmées chez les pigeons ou la pro-duction de lait chez les vaches – peut rapidement induire des change-ments héréditaires par rapport aux individus “sauvages”. Cette obser-vation laissait fortement penser qu’une “sélection naturelle” sui-vant les mêmes mécanismes pou-vait produire des changements similaires et peut-être conduire à l’émergence de nouvelles espèces.

Darwin ne s’intéressait pas qu’aux pigeons et correspondait avec des centaines d’éleveurs, ras-semblant des informations sur presque toutes les espèces domes-tiquées de l’époque  : poulets, canards, chiens, chats, cochons, vaches et chevaux. En 1868, il publie ses travaux dans une somme en deux tomes, Variation des animaux et des plantes à l’état domestique, qui reste encore aujourd’hui l’ouvrage le plus détaillé sur la question.

Les travaux de Darwin mettent en lumière une remarquable constance dans l’acquisition de certains caractères chez tous les mammifères domestiqués. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le

“syndrome de domes-tication”. Outre une g ra nde doci l ité , Darwin note chez ces animaux un changement de couleur (avec l’appari-tion d’une pigmentation noir et blanc) et une réduc-tion de la taille des dents, du cerveau et du museau. La queue peut également être plus courte ou recour-bée et les oreilles devenir tombantes. Pourquoi ces caractéristiques inhabi-tuelles apparaissent-elles ensemble chez des espèces domes-tiquées différentes, à des époques et dans des lieux différents ? Si Darwin imagine que certains de ces caractères peuvent être spécifique-ment sélectionnés (par exemple parce qu’une pigmentation noir et blanc permet de repérer du bétail plus facilement), il ne parviendra toutefois jamais à expliquer [l’ap-parition de] l’ensemble des traits.

Crête neurale. En collabora-tion avec les biologistes Adam Wilkins et Richard Wrangham, j’ai récemment proposé une nou-velle explication à ce mystère. Notre hypothèse repose sur le fait que presque tous les traits liés au syndrome de domestication pro-cèdent de la même source : une différence au niveau des cellules de la crête neurale.

Les cellules de la crête neu-rale apparaissent dès les pre-miers stades de développement de l’embryon, lors de la forma-tion du cerveau et de la moelle épinière. D’abord localisées dans le dos de l’embryon, ces cellules migrent pour former les glandes surrénales, certains éléments du système nerveux, ainsi que les cel-lules pigmentaires et d’importantes parties du crâne, des dents et des oreilles. Nous sommes partis de l’idée que toutes les espèces nou-vellement apprivoisées subissent

SCIENCES

Domestiques et mignonsEvolution. Un museau court, des oreilles tombantes et des taches. C’est la recette de l’animal domestique, qu’il soit un chien, une vache ou un renard. Mais comment ces traits traversent-ils les espèces ?

un processus de sélection centré sur la docilité. Les animaux craintifs ou agités en présence de l’homme ont en effet plus de mal à se repro-duire en captivité. Ils représen-tent également un risque accru de morsure ou de coups pour les humains qui s’en occupent. La doci-lité et l’absence de peur font donc partie des caractéristiques les plus recherchées lors de la domestica-tion d’une espèce.

Au plan physiologique, à quoi tient la docilité d’un individu ? En très large partie au dévelop-pement des glandes surrénales et du système nerveux sympathique. Ces éléments anatomiques qui contrôlent notre réponse – la fuite ou l’affrontement – face à un danger mettent du temps à être parfaite-ment fonctionnels. Lorsque des animaux sont exposés à une pré-sence humaine dès le plus jeune âge, leur capacité physiologique à ressentir la peur n’est pas entière-ment déployée. Résultat, ils restent relativement calmes lors de ces pre-miers contacts. Le temps que leur instinct de fuite ou de combat soit pleinement développé, ils sont déjà habitués à la présence des humains. Ils sont apprivoisés.

Chez le loup, par exemple, la réac-tion de fuite ou d’affrontement face à un danger apparaît très peu de temps après que la vue et l’ouïe commencent à remplir leur rôle. Pour être apprivoisé, un loup

doit être soumis à des contacts répétés avec des humains entre sa naissance et l’âge d’environ 1 mois et demi. Mais, chez le chien,

cette “période de socia bilisation”

peut durer entre 4 et 10 mois selon la race. En revanche, si le premier contact avec un humain se produit après cette période, le chien restera crain-tif quelle que soit la fréquence de ses contacts avec les hommes.

Et voici le moment où ça devient vraiment intéressant : selon nous, la maturation tardive et le sous-développement général des glandes surrénales et du système nerveux sympathique – qui conditionnent la docilité – sont le résultat d’une migration plus tardive et numéri-quement plus faible des cellules de

la crête neurale chez l’em-bryon. Ces cel-lules étant des

précurseurs du développement des dents, de

la pigmentation, du museau, des oreilles, etc., ces parties

du corps se développent plus tardivement ou se développent

moins. Nous pensons que, au lieu d’être le résultat d’une sélec-tion humaine délibérée, les chan-gements de pigmentation et les autres caractères de domestica-tion ne sont que le produit inat-tendu d’une sélection favorisant la domestication.

Renard de Sibérie. Nous nous fondons sur des preuves solides issues de plusieurs expériences. Les plus célèbres ont été menées sur le renard de Sibérie pendant plusieurs décennies à partir de la fin des années 1950. Les cher-cheurs ont tenté de créer une nouvelle espèce domestiquée en sélectionnant certains renards pour leur docilité. Ils ont d’abord utilisé des renards sauvages, non sélectionnés, et ont observé leurs petits pour ne garder que les plus dociles.

En moins de dix générations, les chercheurs ont obtenu une souche de renards remarqua-blement dociles. Ces animaux présentaient également la plu-part des traits associés au syn-drome de domestication, tels que le retard et la réduction du fonctionnement des glandes sur-rénales, un allongement de la période de sociabilisation, des changements de pigmentation, des oreilles tombantes et un museau raccourci. Ces expériences ont ensuite été répétées chez le rat et

le vison, et ont produit des résul-tats similaires.

Dans ces expérimentations, le seul critère de sélection des indi-vidus est leur docilité. Mais tous présentent également un nombre de caractéristiques physiques de domestication bien plus élevé que la normale.

Ce n’est pas tout. Nos travaux suggéraient également que ces changements dans le développe-ment de la crête neurale devaient être plus récurrents chez les espèces domestiquées qu’à l’état sauvage. Une étude publiée en décembre confirme cette hypo-thèse pour plusieurs gènes de cel-lules de la crête neurale de chats domestiques.

Notre hypothèse laisse toutefois plusieurs questions sans réponse. La plus importante concerne le cerveau : les cellules de la crête neurale n’ont aucune influence directe sur le système nerveux cen-tral. On ignore donc si les change-ments cognitifs chez les espèces domestiquées sont entièrement liés à ce même mécanisme ou s’ils résultent aussi d’interactions entre la crête neurale et le jeune cerveau en développement.

D’autres études sont donc néces-saires, mais notre hypothèse est compatible avec les données exis-tantes. Nous pensons qu’elle pro-pose une explication cohérente des caractères de domestication qui intriguent les biologistes depuis Darwin.

—Tecumseh Fitch*Publié le 6 janvier

* Professeur de biologie cognitive à l’université de Vienne, en Autriche. Cet universitaire américain étudie l’évolution du discours, du langage et de la musique.

La docilité est l’un des traits les plus recherchés lors de la domestication

← Dessin de Mikel Casal, Espagne.

SOURCE

NEW SCIENTISTLondres, Royaume-UniHebdomadaire, 82 000 ex.newscientist.comStimulant, soucieux d’écologie et bon vulgarisateur, New Scientist est l’un des meilleurs magazines d’information scientifique du monde. Créé en 1956, il réalise un tiers de ses ventes à l’étranger.

Page 43: Courrier 20150122 courrier full 20150223 144740

TRANSVERSALES.Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015 39

signaux

HONG KONG max. 111 065 hab./km² NEW YORK max. 58 530 hab./km² LONDRES max. 17 324 hab./km²

SHANGHAI max. 74 370 hab./km²max. 29 704 hab./km²SÃO PAULOMEXICO max. 49 088 hab./km²

ISTANBUL BOMBAYmax. 77 267 hab./km² JOHANNESBURGmax. 121 312 hab./km² max. 42 398 hab./km²

CITIES, HEALTH AND WELL-BEING 1

La densité résidentielle

urbaine offre une

mesure fine du nombre

de personnes vivant

dans une grande

agglomération ; dans

les cartes ci-dessous

sont représentés

des carrés urbains

de 100 kilomètres

sur 100 kilomètres

où apparaît la densité

de population

au kilomètre carré.

Une répartition

largement déterminée

par les contraintes

topographiques

et par l’emplacement

des transports publics

et autres infrastructures.

Mais elle découle aussi

de l’histoire de chaque

ville, de sa culture

urbaine et de

son développement.

Les chiffres varient

énormément,

des très fortes densités

constatées à Hong

Kong, Bombay

ou dans le centre

d’Istanbul

et de Shanghai à

une répartition de la

population nettement

plus étalée à Londres.

A Johannesburg,

des noyaux très

restreints de forte

densité entourent

un centre-ville déserté,

au cœur d’un tissu

démographique urbain

très lâche.

Chaque semaine, une page visuelle pour présenter

l’information autrement

Densité dans ma citéComment se répartissent les citadins dans les plus grandes mégalopoles du monde ?

LONDON SCHOOL OF ECONOMICS (LSE). Cette datavisualisation a été élaborée par la prestigieuse école londonienne en 2011. L’école a de nouveau utilisé ce concept dans le rapport “Governing urban future”, publié en novembre 2014. Il est le fruit

de recherches menées par LSE Cities, centre de recherche qui étudie comment la population et la ville interagissent. Il s’intéresse à l’impact de la forme des villes sur la société, la culture et l’environnement. Cette infographie a été reprise sur le site américain Vox.La source

Page 44: Courrier 20150122 courrier full 20150223 144740

MAGAZINELes Beatles, chronique d’une adolescence Musique 46 Paie-moi un câlin Tendances ................. 50360

LE JOUR OÙ MIAO A DISPARULa Chinoise Zhang Miao a été arrêtée le 2 octobre à Pékin, accusée d’être une agitatrice. Elle revenait de Hong Kong, où elle avait aidé la journaliste allemande Angela Köckritz à couvrir les manifestations d’Occupy Central. Après trois mois d’efforts discrets, la correspondante de Die Zeit n’a pas réussi à faire libérer son assistante. Elle raconte ses démarches – et sa confrontation avec l’appareil sécuritaire chinois. —Die Zeit (extraits) Hambourg

ENQUÊTE

360°40. Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

Il y a trois mois, le 1er octobre 2014, je voyais pour la dernière fois Zhang Miao, mon amie et assistante. Il était 9 heures du matin quand elle a frappé à la porte de ma chambre d’hôtel à Hong Kong. J’étais encore en pyjama. La veille, nous étions restées dehors jusque tard dans la nuit pour couvrir les manifestations du

mouvement Occupy Central. Miao s’apprêtait à repartir pour Pékin. Je voulais rester encore un peu. Nous nous sommes serrées dans les bras. “Prends soin de toi”, lui ai-je soufflé. “Promis, m’a-t-elle répondu en souriant. Toi aussi. On se revoit vite de toute façon.”

Depuis, Miao a disparu. Elle est en détention.Correspondante en Chine depuis quatre ans, j’ai souvent

traité de la justice et de l’injustice dans ce pays. J’ai assisté à des conférences de presse au cours desquelles des responsables officiels nous ont assuré que la Chine était un Etat de droit. J’ai parlé avec des paysans expropriés qui, parce qu’ils avaient tenté d’obtenir réparation, avaient été passés à tabac et avaient atterri en prison pour trouble à l’ordre public. J’ai interviewé des militants qui défendaient avec acharnement les droits des citoyens pour faire de la Chine

→ Avec son iPhone acheté à Hong Kong, Miao poste des photos des manifestations sur les réseaux sociaux.

Illustrations d’Uli Knörzer parues sur Zeit Online, Hambourg.

ce qu’elle prétend être : un Etat soumis au droit. J’ai rendu visite à des dissidents qui étaient menacés et qui ont un jour disparu de la circulation. Mon carnet d’adresses est rempli de noms de gens qui se sont tout simplement évaporés. J’en ai parlé un jour à un ami chinois. Il s’est contenté de hausser les épaules, disant que cela n’arrivait qu’aux dissidents, pas aux citoyens ordinaires. Sauf que, par un enchaînement malheureux de circonstances, le plus innocent peut s’attirer des ennuis avec la justice et les services de sécurité. C’est comme le cancer : personne ne croit que ça va lui arriver. Ce sont toujours les autres qui vont en prison.

Cette fois, c’est à Miao que c’est arrivé. Et donc à moi aussi. Je savais déjà qu’en Chine les lois ne valent que lorsqu’elles servent les intérêts du gouvernement. Mais c’est autre chose de le vivre.

Miao a 40 ans. Je la connais depuis six ans. Elle a longtemps vécu en Allemagne, où elle avait obtenu un permis de séjour. Elle était mon professeur de chinois à Hambourg. Nous sommes devenues amies. Elle a commencé à travailler pour Die Zeit après son retour à Pékin, il y a deux ans. Le retour au pays n’a pas été facile pour elle. Beaucoup de choses lui

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SOURCE

DIE ZEITHambourg, AllemagneHebdomadaire, 497 000 ex.www.zeit.deLe grand journal d’information et d’analyse politique de l’intelligentsia allemande.

Tolérant et libéral, “Le Temps” paraît tous les jeudis. Créé en 1946 par la force d’occupation britannique, il appartient au groupe Holtzbrinck. L’ancien chancelier Helmut Schmidt est l’un de ses éditeurs.

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étaient devenues étrangères, le courant ne passait plus avec certaines vieilles connaissances. Miao s’était néanmoins rapidement fait de nouveaux amis à Songzhuang, un village d’artistes de la banlieue de Pékin où elle avait emménagé.

Miao et moi avons souvent voyagé pour le journal, nous avons vécu beaucoup de choses ensemble. Avec notre photographe, nous nous surnommions parfois “les trois mousquetaires”.

Arrivées à Hong Kong le 24 septembre 2014, nous avons pu suivre l’évolution des manifestations. Le dimanche 28 septembre, la police utilisait des gaz lacrymogènes pour la première fois. Ce jour-là, nous avons arpenté les rues jusqu’à 5 heures du matin.

Miao était collégienne au moment des manifestations [prodémocratiques] de la place Tian’anmen, en 1989. Elle habitait non loin de la place et venait souvent ravitailler les étudiants en eau. Dans la nuit du 3 au 4 juin, lorsque les chars se sont avancés, ils sont passés juste devant chez elle. Les murs de sa maison portent encore la marque des impacts de balles. [La répression du mouvement a fait au moins un millier de morts.]

Vingt-six ans plus tard, aucun char n’est venu à Hong Kong. Ni cette nuit ni celles d’après. Au contraire, les gens étaient chaque jour plus nombreux à descendre dans la rue. La peur cédait la place à l’euphorie. Des inconnus se souriaient et se prenaient en photo, ne pou-vant en croire leurs yeux : la foule était partout, jamais on n’avait vu de telles manifestations sur le territoire chinois depuis 1989. “C’est dingue !” répétait sans cesse Miao. Elle était surexcitée, elle jubilait. Une fillette lui a offert un ruban jaune – symbole des manifestants – qu’elle a épinglé sur sa poitrine. Je comprenais son geste, mais je lui ai demandé de l’enlever. “Nous sommes journa-listes”, lui ai-je rappelé, et elle l’a retiré. Quelques heures plus tard, elle le remettait néanmoins.

Comme tant de Chinois du continent, Miao avait acheté un iPhone 6 à Hong Kong [où ils sont vendus à meilleur prix]. Elle s’en servait pour prendre des photos qu’elle postait ensuite sur WeChat, un réseau social chinois. Miao est accro à Internet. Je n’ai jamais vu quelqu’un poster autant de messages et de commentaires en ligne. Nous savions pourtant que plusieurs personnes, de retour en

Chine continentale, avaient été interrogées et détenues par la police après avoir pris des photos à Hong Kong et les avoir postées sur WeChat. “Miao, arrête de faire ça”, l’ai-je implorée à plusieurs reprises. Elle se contentait de sourire et de ranger son téléphone. Avant de le ressortir une minute plus tard.

Au bout d’une semaine, le visa de Miao avait expiré [les Chinois ont besoin d’un visa pour se rendre dans la région administrative spéciale de Hong Kong]. Elle devait rentrer à Pékin mais je voulais rester. Elle est partie le 1er octobre, jour de la fête nationale chinoise.

Le lendemain matin, je suis en pleine interview quand je reçois un message de sa part sur WeChat. C’est une photo prise la veille au soir. On y voit Miao en compagnie de trois hommes. Tous arborent un ruban jaune et croisent les mains au-dessus de leur tête, imitant le geste [de défiance vis-à-vis du gouvernement] de Joshua Wong, leader du mouvement hongkongais, sur une photo prise au matin du 1er octobre, lors de la cérémonie de lever du drapeau. “L’homme à gauche a été arrêté, écrit Miao sous la photo. Un poète.” “Mon Dieu !” pensé-je. Je vois ensuite qu’elle a posté la photo sur son compte public et que sa photo de profil est désormais un ruban jaune.

Moins d’une heure plus tard, je suis encore en interview quand la nouvelle de l’arrestation de Miao me parvient presque simultanément par deux canaux. Ma rédaction à Hambourg : “Un certain M. Zhang, des services de sécurité chinois, a appelé. Il dit que Miao a été arrê-

tée.” Un message du frère de Miao confirme la nouvelle. Personne ne sait exactement ce qui s’est passé.

Je reste les jours suivants rivée à mon téléphone, incapable de faire grand-chose d’autre que de tenter de contacter tout le monde, y compris ce Zhang. Je l’interroge sur ce qui s’est passé. “Je ne sais pas très bien, me répond-il. Zhang Miao a été impliquée dans une rixe de village. Trouble à l’ordre public ou quelque chose comme ça.

— Une rixe ? Je ne peux pas le croire. Pourriez-vous me donner le numéro du commissariat chargé de l’affaire ?

— Je ne peux pas.— Mais quelqu’un a bien dû vous appeler ?— Ecoutez, je vais me renseigner. Je vous rappelle.”Je passe d’autres coups de fil et apprends que Miao a

été arrêtée alors qu’elle se rendait à une lecture de poésie organisée dans le village d’artistes, en soutien aux mani-festations de Hong Kong. Impossible d’en savoir davantage.

Zhang me rappelle. “Zhang Miao est citoyenne chinoise, elle n’a pas de passeport allemand, m’annonce-t-il triomphale-ment. Elle n’était pas officiellement déclarée comme votre assis-tante.” “C’est vrai”, suis-je obligée d’admettre. Cela fait un certain temps que bon nombre de journaux ne déclarent plus leurs assistants afin d’éviter d’être l’objet d’une sur-veillance accrue. Je me demande maintenant si Miao aurait été mieux protégée. Il est certain que les autorités vont se servir de cet argument. Je me sens coupable.

“Ce qui s’est passé n’a rien à voir avec toi, poursuit Zhang.

→ Miao est arrêtée le lendemain de son retour à Pékin, alors qu’elle se rendait à une lecture de poésie organisée par des dissidents.

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→ Dans les rues de Hong Kong, les étudiants continuent de manifester en nombre pour réclamer plus de démocratie.

↓ La police refuse de fournir à la famille de Miao des informations sur le sort de la jeune femme.

— Mais c’est mon assistante, je suis responsable.— Cette affaire n’a rien à voir avec le travail de journaliste,

affirme-t-il. Quoi qu’il en soit, Zhang Miao est une citoyenne chinoise ordinaire. Et elle sera traitée comme n’importe quel autre citoyen chinois.”

Le lendemain, je prends un vol pour Pékin tard dans la soirée. J’arrive chez moi à 4 heures du matin, nous sommes alors le samedi 4 octobre. A mon réveil, vers midi, je découvre que Zhang a tenté de me joindre plusieurs fois : “Viens, nous voudrions bavarder.” Il utilise le mot liaotian, “bavarder”, comme s’il allait retrouver des amis au café.

Entre-temps, j’apprends que Miao a été arrêtée alors qu’elle arrivait avec une amie sur les lieux de la lecture de poésie. Dans la voiture de police qui l’emmenait, Miao a réussi à appeler un ami. La conversation est interrompue plusieurs fois, elle crie : “Ils veulent nous arrêter, ils nous ont battues.” Puis la conversation est interrompue pour de bon. Miao ne répond plus sur son portable. Sa trace se perd.

Je me rends au poste de police de Zhang. Ce dernier me guide jusqu’à une salle sans fenêtre où sont déjà installés deux de ses collègues, plus jeunes : M. Xu et un greffier. Deux carnets sont disposés devant eux. Je sors le mien et note leur numéro d’immatriculation. “Qu’est-ce que tu fais ? s’exclame Zhang. Ce n’est pas une interview !” Ils me parlent en mandarin. “Je voudrais prendre des notes sur cette affaire, répliqué-je. Je lis beaucoup de choses sur l’Etat de droit en Chine, j’y suis aujourd’hui confrontée personnellement. Je voudrais pouvoir en faire un récit optimiste.” “Oui, me répond Xu. Sois optimiste. Tu vas voir que l’Etat de droit chinois t’en donnera toutes les raisons.”

L’interrogatoire commence. Comment ai-je rencontré Miao ? Qu’avons-nous fait à Hong Kong ? Qui avons-nous interviewé ? Suis-je au courant des événements à Pékin ? Au cours de l’interrogatoire, Miao passe du statut d’agitatrice présumée à celui d’agitatrice confirmée. “Pourquoi la désignez-vous comme une ‘agitatrice’ ? demandé-je. Il n’y a pas encore eu de procès.

— J’ai dit ‘présumée’, s’énerve Zhang. Faut-il que je le précise chaque fois ? On est en train de discuter entre amis. Mais tu ne te comportes pas en amie. Et arrête d’écrire. Ceci n’est pas une interview !

— Désolée, dis-je. Mais le mot ‘présumé’ est très important.”Zhang est furieux. “Qu’est-ce que ça veut dire ? Pour

qui te prends-tu ? Es-tu vraiment allemande ? Tu es très différente des autres Allemands !

— Vraiment ?— Oui, ils sont honnêtes.— Et pas moi ?

— Non, pas toi. Tu es bizarre. Très bizarre. Ça s’est toujours très bien passé avec les autres journalistes allemands, lâche-t-il. Tu vas avoir affaire à nous plus souvent. Quand tu demanderas ton visa pour l’année prochaine par exemple. Il pourrait y avoir des problèmes. Ressaisis-toi !

— Je voudrais savoir où est Miao, m’obstiné-je. D’après la procédure pénale chinoise, la famille doit être informée dans les quarante-huit heures après l’arrestation. Nous n’avons encore eu aucune nouvelle.”

Xu me renvoie un sourire radieux. “Cette affaire ne te concerne pas, me dit-il. Ne t’en occupe pas. Aie confiance en l’Etat de droit chinois. Il est par-fait.” Pendant que Zhang quitte la pièce, l’air furibond, Xu me raccompagne jusqu’à la sortie. Il me serre la main, puis sans la lâcher il ajoute :

“Ne t’étonne pas, Zhang peut parfois être émotif. Il a étudié en Allemagne et a une haute opinion des Allemands. La prochaine fois, je t’offre un café, d’accord ? On bavardera ?”

De son côté, l’avocat de Miao, Zhou Shifeng, fait des pieds et des mains pour obtenir une entrevue avec sa cliente. Sa demande est rejetée, mais Zhou n’abandonne pas et continue ses réclamations. Ce petit manège va durer pendant plusieurs mois. “Comment est-ce possible ? lui demandé-je.

— La loi dit que les autorités doivent informer la famille dans les quarante-huit heures suivant l’arrestation, reconnaît-il. Mais il est aussi dit qu’un travail d’enquête supplémentaire peut être nécessaire.

— Les autorités sont-elles tenues de justifier l’exception ou de demander une autorisation pour le faire ?

— Non, répond l’avocat. Les forces de sécurité peuvent invoquer une clause d’exception à toutes les lois. Les citoyens n’ont pas de garantie de protection face à l’Etat et ses représentants.”

Le mercredi 8 octobre, la famille de Miao reçoit un mandat d’arrêt officiel indiquant que Miao est retenue à la Maison d’arrêt n° 1 de Pékin et qu’elle est soupçonnée d’incitation au trouble de l’ordre public. Une accusation que les autorités utilisent chaque fois qu’elles s’en prennent à des dissidents

et qui peut leur valoir jusqu’à dix ans d’emprisonnement. A ce moment, nous espérons encore que Miao sera libérée dans les jours qui suivent.

Cette semaine-là, les gouvernements chinois et alle-mand se préparent pour la visite du Premier ministre Li Keqiang en Allemagne. Ce dernier doit se rendre à Berlin le 9 octobre, accompagné de nombreux ministres. Il s’agit de la plus grande rencontre jamais organisée entre ces deux pays. Dans les jours qui précèdent, je reçois plusieurs appels de journaux, dont le quotidien hongkongais South China Morning Post et le New York Times, qui souhaitent aborder le sort de Miao. Sa famille demande toutefois de ne publier qu’un minimum d’infor-mations. Plus j’y pense, plus une chose me paraît claire : personne ne peut anticiper les répercussions qu’entraî-nera la médiatisation de cette affaire. La Chine est un Etat arbitraire. Tout est fait pour entretenir l’incerti-tude qui me ronge.

L’ambassade d’Allemagne à Pékin se démène pour Miao. Je découvre la valeur des services diplomatiques. La chancellerie et le ministère des Affaires étrangères s’occupent du dossier, et tous les ministres du gouvernement sont au courant. Ce jeudi 9 octobre, l’agence de presse DPA doit faire un point sur la situation de Miao. J’ai prévu de publier un court texte sur le site Internet de Die Zeit.

Le jeudi matin, l’agent Xu me rappelle. Il faut que je passe – pour “bavarder”. Lorsque je pénètre dans la petite pièce aveugle, trois hommes sont déjà là, deux enquêteurs et un secrétaire. Ils sont d’un autre calibre que les agents Zhang et Xu, plus âgés, plus chevronnés. Les deux enquêteurs disent s’appeler Li et Guan. C’est Li qui mène la danse. Il a des valises sous les yeux et un curieux visage dont l’expression peut changer en un instant, se faisant tour à tour avenant, flatteur ou menaçant. Guan est plutôt du genre bouledogue, dur, coriace, taciturne. Li se présente comme le responsable adjoint du service, mais j’ai plutôt le sentiment qu’il fait

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→ “Tu mens !” hurle l’officier Li. Les entretiens d’Angela Köckritz avec les services de sécurité chinois sont de plus en plus tendus.

partie de la Sécurité de l’Etat [chargée du renseignement, la Sécurité publique s’occupant des affaires de simple police]. Je n’ai aucun moyen de vérifier son identité.

Li veut manifestement commencer l’entrevue par une petite causerie badine. Il veut me parler loisirs, philosophie et culture. “J’adore l’équitation, me confesse-t-il. D’après toi, qu’est-ce qui fait un bon cavalier ?

— L’empathie, je suppose.— Un bon cavalier sait comment avoir le contrôle total

de sa monture.” Il me regarde intensément. “Après quoi, il en fait tout ce qu’il veut.”

Li prise les métaphores équestres. Il s’en servira à de multiples reprises lors de nos entrevues, et je lirai constamment dans son regard : je suis le cavalier et toi, le cheval. Après ce petit babillage, l’agent Li menace de ne pas prolonger mon visa de journaliste. Il me demande à plusieurs reprises comment j’ai connu Miao. Si je lui fais confiance.

Il passe sans cesse du coq à l’âne, joue sur différents registres émotionnels, tente de me faire sortir de ma réserve. Je lui demande pourquoi notre avocat n’est pas autorisé à voir Miao. “Tu n’as pas à t’inquiéter outre mesure. Nous enquêtons sur son cas. Cela demande un peu de temps.”

Li veut savoir comment j’ai vécu la réunification. Si je me suis réjouie d’assister à la fusion des deux Allemagnes. Si je suis patriote. Lui-même se dit fervent patriote. “J’aime tout de la culture chinoise, s’enflamme-t-il.

— Tout ?— Tout, répond-il d’un ton résolu.— Même le Grand Bond en avant ? Même la Révolution

culturelle ?” [deux campagnes de collectivisation et d’activisme maoïste, lancées respectivement en 1958 et 1966 et qui ont mené à un désastre économique, social et humain].

Li ferme son calepin sans mot dire et quitte la pièce, l’air furibond. Le bouledogue prend le relais. Lui ne veut pas discuter philosophie, il pose des questions sèches, laconiques. A la fin de l’interrogatoire, il insiste pour que

je signe une déposition. Elle est en chinois et fait quatre ou cinq pages. Je refuse, il insiste. Ce petit jeu s’éternise. Je relis la déposition calmement, trois ou quatre fois. Le “gentil” Xu fait son apparition. Il surgit toujours quand l’humeur est en berne, il est le rayon de soleil du com-missariat. Il n’est pas en uniforme. Il me parle tandis que je lis, il veut me distraire.

Je fais savoir à l’agent Guan qu’il y aura des articles dans la presse sur Miao, à l’occasion de la visite de Li Keqiang [en Allemagne]. Il réplique : “Cela pourrait avoir des répercussions fâcheuses. Mieux vaut éviter d’en parler. C’est un conseil d’ami.

— Quelles répercussions fâcheuses ?— Des répercussions fâcheuses. Songes-y.”L’interrogatoire a duré quatre heures et demie. Je quitte

la pièce lessivée. Dans le hall, tous les policiers attendent. Ils rient, plaisantent, se montrent soudain étonnamment gentils.

L’après-midi, heure allemande, Li Keqiang atterrit à Berlin. Pendant ce temps, la dépêche de la DPA tombe sur les téléscripteurs. D’autres médias sont en train de s’emparer de l’affaire. Amnesty International exige la libération de Miao. Le lendemain matin, un journaliste allemand interroge Li Keqiang lors de la conférence de presse conjointe qu’il donne avec Angela Merkel, et le ministre des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, aborde la question avec lui.

Mais Miao n’est pas libérée.Ce même vendredi 10 octobre, au matin, je reçois deux

coups de fil. La police veut me voir, ainsi que le ministère des Affaires étrangères chinois. Je me rends d’abord au commissariat. Les cernes de Li se sont encore assombris depuis hier. “Aujourd’hui, on ne va pas tourner autour du pot, tranche-t-il. Allons droit au but.” J’opine.

“Tu me fais confiance ?— Ne le prenez pas personnellement, mais non.— Tu as dit que tu faisais confiance à Miao ?— Oui.

OCCUPY CENTRALDurant tout l’automne 2014, le centre-ville de Hong Kong a été occupé par des dizaines de milliers de personnes qui revendiquaient un véritable suffrage universel pour l’élection, en 2017, du chef de l’exécutif de la région administrative spéciale (le statut de Hong Kong depuis 1997, année où l’ex-colonie britannique a été rétrocédée à la Chine). Ce mouvement a été baptisé “mouvement des parapluies”, la foule ayant utilisé des parapluies pour se protéger des gaz lacrymogènes lancés par la police. Le 15 décembre, les derniers occupants du centre-ville ont toutefois dû quitter leurs campements, sans avoir obtenu gain de cause. Observé avec passion par les Chinois du continent, le “mouvement des parapluies” a donné lieu à de multiples échanges sur les réseaux sociaux, dont certains, comme Instagram, ont été fermés par la censure. Au moins 200 personnes auraient été interpellées en Chine. On ignore encore si des poursuites judiciaires seront entamées.

HARO SUR LA LIBERTÉ D’EXPRESSION2013 et 2014 ont été des années noires pour la liberté d’expression en Chine. Non seulement les directives de censure n’ont cessé de pleuvoir sur les rédactions chinoises, mais des dizaines de représentants de la société civile, intellectuels, écrivains, défenseurs des droits, blogueurs ou journalistes, ont perdu leur emploi, été harcelés ou arrêtés, selon Reporters sans frontières. Certains ont été jugés et condamnés, d’autres, comme la journaliste chevronnée Gao Yu, sont inculpés de crimes passibles de longues années de prison et attendent encore leur procès.

ASSISTANTS : UN STATUT PRÉCAIRELes ressortissants chinois ont interdiction de travailler comme journalistes pour des médias étrangers. Ils peuvent exercer la fonction d’assistants, à condition que leur contrat soit enregistré auprès du Bureau des services diplomatiques, dépendant du ministère des Affaires étrangères. Dans la pratique, beaucoup se dispensent de cette formalité : coûteuse pour le média employeur, elle rend en outre les assistants vulnérables à la surveillance et aux manœuvres d’intimidation des autorités. Mais leur position devient d’autant plus fragile en cas d’arrestation. En 2004, Zhao Yan, ancien journaliste de la presse chinoise et assistant pour le bureau du New York Times à Pékin, a été arrêté. Accusé de divulgation de secrets d’Etat, après la mobilisation de la communauté internationale il a été finalement condamné en 2006 à trois ans de prison.

LE CAS MIAOZhang Miao est en détention depuis plus de trois mois. Dans un premier temps, Die Zeit n’a pas voulu communiquer sur le sujet pour ne pas compromettre les manœuvres diplomatiques lancées pour faire libérer Miao. Faute de résultat, le journal allemand a toutefois décidé, à la mi-janvier, de lancer une campagne de mobilisation publique. Le texte que nous vous proposons ci-contre a été publié en trois langues : en allemand, en anglais et en chinois. Il est rare de lire une description des méthodes des services de sé curité chinois aussi détaillée que celle que livre ici Angela Köckritz.

Repères

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↘ Départ en catastrophe. Pour sa sécurité, la journaliste allemande doit quitter la Chine.

↑ Deux employés de l’ambassade d’Allemagne à Pékin accompagnent Angela Köckritz jusqu’à la porte d’embarquement.

— Et si elle n’était pas celle que tu crois ?— Je ne le pense pas.— Miao a dit que tu avais tout organisé. Les manifestations

de soutien à Occupy Central. Que vous étiez parties à Hong Kong pour y organiser des manifestations. Qu’elle avait travaillé pour toi à titre privé et non pour le journal.

— Elle n’a pas dit ça !— Si. Nous avons des preuves.— J’aimerais bien l’entendre de la bouche de Miao. Nous

savons tous que les détenus des prisons chinoises avouent rarement de leur plein gré.

— Tu as tout organisé.— Non, c’est faux.— Nous le savons.— Pour moi, il y a trois possibilités, riposté-je : ou bien Miao

a fait cette déposition sous la menace ou bien elle ne dit pas la vérité. Ou bien c’est vous qui ne dites pas la vérité.

— Il y a une quatrième possibilité”, me glisse-t-il à mi-voix. Puis il se met à crier : “Tu mens, tu mens, tu mens !” Se dresse, hurle de plus en plus fort : “Tu mens, tu mens, tu mens !”

Je me tourne sur le côté. Est-il sérieux ? Cherche-t-il à me faire passer pour un agent provocateur, pour une espionne ? De deux choses l’une : ou bien il veut me faire peur, détruire le lien de confiance qui existe entre Miao et moi. Ou alors ils ont vraiment l’intention de m’accuser d’espionnage. C’est toutefois peu probable au vu de l’importance des relations entre l’Allemagne et la Chine.

D’un autre côté, le contexte actuel est particulier. La Sécurité de l’Etat est aux abois. Pékin est sur le point d’adopter une loi anti-espionnage d’envergure. Depuis le début, les dirigeants ont fait savoir qu’Occupy Central était une “révolution de couleur”, soutenue par des puissances étrangères [un des pires maux, selon les dirigeants chinois]. Leur argumentaire serait plus crédible s’ils pouvaient exhiber un espion présumé. Moi, peut-être ?

S’ils n’ont pas de preuves, les services de sécurité chinois ont de la ressource et peuvent se rabattre sur d’autres lois, déformer la réalité, lancer des campagnes de calomnie, recourir aux méthodes de la mafia. Un journaliste américain a ainsi appris, par des voies détournées, que sa famille et lui n’étaient plus en sécurité à Pékin.

“Je souhaiterais mettre un terme à cette discussion, maintenant, lui dis-je. Je ne vous parlerai plus qu’en présence d’un représentant de l’ambassade. J’appelle l’attaché de presse de ce pas.” Le premier attaché de presse de l’ambassade promet d’envoyer son adjoint.

“Nous ne le laisserons pas entrer, rétorquent les policiers.— Peu importe, il arrive.”Li sort, Guan prend le relais. Il veut tout savoir de ce que

faisait Miao sur WeChat, il veut que je lui donne des noms. Je refuse de parler, il fulmine. Je me dirige vers la porte, les policiers se ruent pour m’en empêcher. Le ministère des Affaires étrangères appelle, ils veulent me parler sur-le-champ. “Oui, oui, leur répond Guan, je sais bien que vos

dossiers aussi sont importants.” On a l’impression d’entendre un grand frère parler à son cadet. Il est agacé, me demande une nouvelle fois de signer la déposition, je refuse. Dehors, le rayon de soleil du commissariat, Xu, m’attend, d’humeur radieuse : “Tu es trop sensible, c’est tout.”

Mon rendez-vous avec les diplomates chinois n’a rien à voir et se passe dans un climat de bienveillance. Ils ne sont pas contents que l’on profite d’une visite d’Etat pour parler de l’affaire Miao, mais restent courtois, civilisés. La différence avec mes nouvelles accointances de la Sécurité de l’Etat est immense. Au ministère des Affaires étrangères, les employés sont urbains, au fait des usages du monde, même si l’institution est le Petit Poucet du gouvernement chinois. Contrairement à la Sécurité de l’Etat, toute-puissante.

Le lendemain, samedi 11 octobre, je reçois un nouvel appel de l’agent Xu. Je suis convoquée pour interrogatoire. Pour “bavarder”. Je suis malade. “Viens quand même.” Je réponds que c’est impossible : “Je risquerais de vous contaminer.” Le dimanche, il m’envoie un SMS : “Couvre-toi chaudement, la température est en train de baisser. Pense bien à te reposer. L’agent Xu.”

Ce week-end-là, je lis dans le journal des articles dithyrambiques sur l’Etat de droit en Chine. Le troisième plénum du Parti est pour bientôt, il sera centré sur le thème de “l’Etat de droit”. Nous n’avons toujours aucune nouvelle de Miao.

Lundi 13 octobre, j’ai de nouveau l’agent Xu au bout du fil. Il veut que nous bavardions. Cette fois, j’exige de ne plus parler chinois. Je serai accompagnée d’un attaché de presse de l’ambassade et d’un inter-prète. Dans la salle d’interrogatoire, trois hommes m’attendent, dont l’enquêteur qui suit le dossier de

Miao. Il a le cheveu ras, le visage large et potelé, la peau d’un fumeur invétéré. A sa droite, un homme vêtu d’une veste en cuir, qui ne se présente pas. Nous lui demandons qui il est. Il sourit d’un air énigmatique : “Je suis partout. Je vous connais tous. On me voit sur beaucoup de photos.”

Il parle peu, mais la menace vient de lui. Ce doit être un gros bonnet. Aucun des hommes ne dit à quel service ils appartiennent. Quand je pose la question au plus baraqué, il me répond d’un sourire trop bienveillant pour être hon-nête : “Je ne suis qu’un simple agent de police.”

Il pose des questions concises et sèches. Devant lui, une pile de papier : des extraits du compte WeChat de Miao. Ses questions s’articulent toutes autour de la même idée : Miao était mon assistante privée. Je ne suis pas une simple journaliste, ma mission est tout autre. Nous avons rencon-tré des détracteurs du régime. Des séparatistes. Nous leur avons donné de l’argent.

Je sens l’étau se resserrer. Ses questions s’appuient sur certains faits. Oui, j’ai bien rencontré des détracteurs du régime. Oui, après une interview, j’ai bien donné pour environ 70 euros de médicaments à une avocate spécialisée dans la défense des droits civiques, en chaise roulante après avoir été passée à tabac par la sécurité intérieure. Mais tous mes déplacements avaient lieu dans le cadre de mon métier de journaliste et non, comme l’insinue le baraqué, à des fins d’espionnage ou d’agitation.

Après avoir lu beaucoup de choses sur le sujet, je constate ce jour-là par moi-même leur habileté à déformer les choses. Ils devraient avoir suffisamment d’éléments. Voilà quatre ans qu’ils ont mis mon téléphone et mon appartement sur écoute, qu’ils lisent mes mails et surveillent ce que je poste sur les réseaux sociaux. Ils me le font parfois savoir lorsqu’ils viennent fouiller la maison. La boîte contenant mes cartes de visite, qui était posée sur mon bureau, se retrouve par exemple dehors, sur la boîte aux lettres. Une porte que j’avais fermée est ouverte. D’autres correspondants ont eu le même genre de surprise.

Si choquante l’idée soit-elle, je ne m’en suis pas trop formalisée, sinon comment aurais-je pu vivre ici ? Maintenant que je sais qu’ils ne se contentent pas de réunir des renseignements, mais qu’ils s’en servent aussi, les choses prennent une autre tournure. Je songe à toutes les données professionnelles sensibles qui étaient dans le téléphone et la messagerie électronique de Miao et qui sont aujourd’hui aux mains de la sécurité intérieure. Je me sens mal. Internet rend les citoyens transparents pour les autorités chinoises.

Je demande comment va Miao et pourquoi le code de procédure pénale n’est pas appliqué. “Ne t’en fais pas. Elle va bien.

— Je n’en suis pas aussi sûre.— Vous autres, les journalistes, vous pensez que c’est à cause

d’Occupy Central. Mais l’enjeu est beaucoup plus vaste, c’est une question de sécurité de l’Etat, d’intégrité territoriale, et donc le code de procédure pénale ne s’applique pas.

— On m’a dit qu’elle était seulement impliquée dans une querelle villageoise.

— Elle est accusée de troubles à l’ordre public et cela concerne l’intérêt national.”

Le baraqué me pose des questions de plus en plus insistantes sur Miao. Je demande à voir un avocat. Ils veulent que je signe la déposition de dix pages en chinois. Ils ne me fournissent pas de version traduite et nous ne sommes pas autorisés à emporter l’original pour le faire traduire. Nous refusons mordicus de signer : “Traduisez-le ici. A l’oral. Nous avons le temps. Nous pouvons passer la nuit ici.”

Une heure durant, nous ferraillerons de la sorte, avant qu’ils ne finissent par nous laisser partir, furieux. “Eh ben, lâche le traducteur en sortant. Ils t’ont tout collé sur le dos. Le séparatisme, l’opposition, Hong Kong. Ça ne sent pas bon pour toi.”

Dans la nuit, je fais mes valises à la hâte. Calepins, données, courriers. Je sais qu’ils retourneront l’appartement après mon départ. Le lendemain, deux employés de l’ambassade m’accompagnent jusqu’à la porte d’embarquement. Je reçois un texto de l’agent Xu : “Quel est ton identifiant WeChat ? Envoie-le moi pour que nous puissions rester en contact à l’avenir. Tu es la bienvenue à Pékin quand tu veux.”

Nous restons sans nouvelles de Miao, en dépit des démarches répétées de l’avocat. Il finit par apprendre qu’elle n’est plus à la Maison d’arrêt n° 1. Le 10 décembre, il est enfin autorisé à la voir. Au téléphone, il me fait comprendre que nous ne pouvons pas parler librement, mais me révèle tout de même que Miao va mal, physiquement et psychologiquement. Elle a été transférée dans une autre maison d’arrêt. Elle est forte, me rassure-t-il cependant. La sécurité intérieure veut l’obliger à signer un document dans lequel elle déclare mettre un terme à notre relation. Elle ne l’a pas signé.

—Angela KöckritzPublié le 13 janvier

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360°46. Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

culture.

Les Beatles, chronique d’une adolescence

Dans les années 1960, les quatre de Liverpool ont fait irruption dans la culture populaire, chamboulant tout sur leur passage. Qu’on les aime ou qu’on les déteste, c’est autour d’eux que s’est construite l’identité de toute une génération.

—Los Angeles Review of Books (extraits) Los Angeles

L es Beatles ont essayé de m’impo-ser une adolescence normale, mais je n’en ai pas voulu. Dans les tré-

fonds de mon âme, j’avais quelque part décidé de sauter cette période de transi-tion vers l’âge adulte. A 11 ans, j’étais le genre d’individu que les gens plus âgés, très satisfaits, appellent un “jeune homme”. Je portais des lunettes à épaisse monture noire et j’avais les cheveux en brosse. Mes chemises étaient blanches, retroussées aux manches, souvent boutonnées jusqu’au cou. Je serrais toujours ma ceinture au dernier cran possible, voire héroïquement au cran d’après. A force d’insistance, j’avais fini par me faire offrir une bague en onyx noir que j’arborais à la main gauche. Je ressemblais à un cadre moyen d’IBM ou de la Nasa en modèle réduit. Toujours précis, toujours exact, jamais à côté de la plaque. Je por-tais une mallette.

On m’a recruté dans ce qui s’appelait une Major Work Class [classe d’excellence], ce qui m’a procuré une fierté presque indes-criptible. Nous autres les Major Workers,

âgés de 11 ans, avions été sélectionnés dans toute la ville de Boston pour remplir une classe de 25 places où nous allions rivali-ser d’excellence avec quelques enfants pré-coces de 10 ans.

Nous nous livrions à des exposés du matin, sur le modèle des briefings donnés par les types du département d’Etat, mais à partir de sujets de notre choix. Mon exposé a porté sur la bataille de Guadalcanal. Je me suis référé à de multiples cartes. Si ma mémoire est bonne, j’ai fait des moulinets avec une baguette empruntée au professeur. J’avais aussi construit le modèle réduit d’un camp militaire japonais, fondé uniquement à partir de ma conception personnelle de ce que devait être un camp militaire japo-nais. Ces exposés étaient censés durer vingt minutes : le mien a allègrement franchi la barre des soixante minutes. Quand il a tout de même fallu arrêter (peut-être à cause du déjeuner), il est possible que j’aie essayé d’emporter la baguette à la maison.

L’école que nous fréquentions était à 3 ou 4 kilomètres de chez moi et je prenais le bus pour m’y rendre le matin, mais souvent je préférais y aller à pied pour me défouler. Ma mallette était tellement bourrée que,

360°46. Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

↖  Août 1964, à New York, devant l’hôtel où séjournent les Beatles.

Photo The New York Times

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quand je marchais, la poignée couinait dou-cement de désespoir.

Je ressemblais peut-être à un petit élève bûcheur, mais derrière le vernis la réalité n’était pas si reluisante. A l’intérieur de la mallette, c’était le foutoir : des livres, des classeurs, des feuilles froissées, des gri-bouillis illisibles. Il y avait là au moins deux stylos en train de se vider doucement et des crayons cassés comme autant de petit bois pour un minifeu de joie.

C’est quelque temps après Guadalcanal que les Beatles ont déboulé. En février 1964, en plein cœur d’un hiver glacial, ils se sont produits dans l’Ed Sullivan Show [une émis-sion de variétés du dimanche soir, sur la chaîne CBS]. Le groupe ne s’est pas contenté de jouer un seul dimanche soir, mais trois semaines de suite, chantant en début et en fin d’émission. Chaque fois, ils ont interprété leur tube n° 1, I Want to Hold Your Hand. Les filles dans le public étaient prises d’une sorte de frénésie que je n’avais jamais vue. On aurait dit que les pensionnaires d’un asile de fous avaient été parachutées dans le studio pour entendre les Beatles. Elles criaient, s’agitaient, s’arrachaient les che-veux. En fait, on ne discernait pas bien si elles étaient joyeuses ou débordées par le chagrin. A les voir, on aurait pu croire que le jeune roi était mort et qu’elles le pleu-raient à la manière païenne.

Il va sans dire que je détestais la musique des Beatles. Mais au moins, quand j’ai assisté au début de l’invasion, ce premier soir, je n’étais pas inquiet. Mon père, qui adorait Beethoven et avait un faible pour Mozart, les a trouvés ridicules. Ma mère, adepte du crooner Perry Como, a assuré qu’ils ne lui faisaient ni chaud ni froid. Pourtant, même si elle assurait avoir bien mieux à faire que de les regarder, elle est restée devant la télévision toute la soirée, à attendre leur seconde apparition.

Les Beatles portaient la frange et avaient revêtu des costumes identiques. Ils étaient chaussés de boots noires que nous appellerions bientôt des Beatles Boots. Aujourd’hui, ils ont l’air inoffensifs. Mais à l’époque leurs coiffures étaient le comble du scandale. Même les plus modérés pen-saient tous la même chose : on dirait des filles ! on dirait des adolescentes !

Je suis donc arrivé à l’école ce lundi-là avec mes cheveux en brosse et mes lunettes, et j’ai fait la leçon à tous ceux qui ont bien voulu m’écouter sur l’absurdité que repré-sentaient les Beatles, expliquant à quel point c’était nul. Même si la plupart des garçons ont reconnu que les Beatles n’étaient pas si géniaux que cela, leurs critiques étaient en sourdine comparées aux miennes.

Vers l’heure du déjeuner, les filles ont fait connaître leur point de vue. Les toilettes des garçons et celles des filles communiquaient par des conduits d’aération, et, tandis qu’elles se lavaient les mains et le visage avant le repas, il s’en est échappé un son qui ne nous en était encore jamais parvenu. Des voix rieuses, aiguës, nerveuses, plutôt exubé-rantes et sans doute excitées ont chanté à l’unisson : “Yeah, I tell you something, I think you’ll understand/When I feel that something […].” Je pense qu’il devait bien y avoir un petit accompagnement simulé à la batte-rie et à la basse. Puis les filles ont monté le son et un chœur d’une dizaine de chatons errants a lancé : “I want, I want.” (Je veux : dans la vie des hommes, il n’y a pas d’affir-mation qui entraîne plus d’ennuis.) “I want to hold your hand” [Je veux te donner la main].

Il était clair – ou il aurait dû l’être – que les filles avaient de nouveaux alliés. Les Beatles avaient quelque chose de féminin, ils avaient des exigences de filles. Ils vou-laient qu’on les prenne par la main. Quoi de plus féminin ? Quand ils chantaient She Loves You, ils se mettaient dans la peau d’une fille amoureuse pour faire comprendre au nigaud de quoi il retournait. Ce qui comp-tait pour les filles comptait aussi pour les quatre garçons : danser le twist, crier [allu-sion à la chanson Twist and Shout], se tenir par la main, aller au bal local, susurrer des mots tendres à l’oreille. Elles voulaient qu’on leur tienne la main – et rien d’autre. Pas de bécots sur le siège arrière de la voi-ture, pas de main baladeuse qui défasse la bretelle du soutien-gorge – et surtout pas de sexe, quoi qu’il arrive. Dans la guerre ultime des adolescents, celle des garçons contre les filles, les Beatles avaient nette-ment choisi leur camp.

Comment avaient-ils pu faire un choix aussi crétin ? Les filles n’étaient rien. Les filles étaient bêtes, jolies et mauvaises en sport. Elles étaient affectées, souvent à un degré ridicule. L’une d’entre elles, dans ma classe, avait tendance à finir ses composi-tions avant les autres. Parfois, quand elle avait terminé, elle se levait et exécutait un pas de danse classique – en équilibre sur un orteil, les bras en arrondi au-dessus de la tête – et elle pirouettait plusieurs fois de suite dans

En Nouvelle-Zélande

En Espagne

Aux Philippines

● LE CHAOS ATTENDRA“Monsieur, sans nul doute beaucoup de vos lecteurs, comme moi-même, ont appris avec des sentiments très mitigés que les Beatles allaient venir en Nouvelle-Zélande cette année. Il a été rapporté que, où qu’ils se produisent en Grande-Bretagne, des scènes de désordre sont à déplorer, frôlant parfois la quasi-émeute. Puis-je respectueusement suggérer que cette catégorie de divertissement représente une menace sociale et ne devrait pas être encouragée dans des communautés soucieuses du respect de la loi ?” Cette missive est l’une des rares lettres de lecteurs qu’a reçues l’Evening Post de Wellington après la publication d’un encart, en janvier 1964, annonçant que les Beatles allaient donner cinq concerts dans l’archipel en juin de la même année. A en croire le New Zealand Listener, les craintes de ce lecteur ne sont pas devenues réalité. “Lors de la tournée des Beatles, le chaos, l’hystérie et la pagaille ne se sont pas abattus sur le pays”, raconte l’hebdomadaire en 2014, à l’occasion du 50e anniversaire de cette série de concerts. Certes, des milliers de personnes se sont déplacées pour accueillir le groupe à Wellington, mais ce rassemblement est resté bon enfant. De quoi conforter dans ses dires Bill Craigie, alors responsable de la police locale : “Les adolescents sont plus équilibrés en Nouvelle-Zélande que de l’autre côté des mers.”

● FRANCO ET LES “CHEVELUS”Le 1er juillet 1965, les Beatles ont débarqué à Madrid. La venue de ces “quatre débraillés” inquiétait la presse franquiste et le régime traînait pour délivrer les autorisations. Mais la reine Elisabeth II venait de décorer les musiciens, et Franco craignait l’incident diplomatique. Le permis est arrivé sept jours avant le concert, ce qui laissait à peine le temps de vendre des entrées, à un prix prohibitif. Devant les arènes de Madrid, contrôles de police et charges à cheval tentaient de dissuader les quelques milliers de spectateurs. John Lennon arborait un chapeau de torero devant des gradins à moitié vides. Un son déplorable, mais un moment de rock historique pour une Espagne alors isolée et puritaine. La presse franquiste rapporta “le passage sans gloire d’une bande de chevelus”.

● LA COLÈRE DE MME MARCOSEn 1966, de passage à Manille pour une série de concerts, les Beatles ont décliné une invitation à déjeuner que leur avait lancée Imelda Marcos, la femme du dictateur Marcos (1965-1986) – à moins qu’ils ne l’aient tout simplement boudée, les versions divergent sur ce point. Les conséquences ne se sont pas fait attendre, comme le raconte le DJ et animateur radio Danee Samonte dans The Philippine Star : lorsqu’ils ont voulu repartir pour l’aéroport, “l’enfer s’est abattu sur eux. Leur escorte de sécurité a disparu. Ils ont dû transporter eux-mêmes leur équipement et prendre un taxi. Tous leurs privilèges VIP leur ont été retirés. A l’arrivée à l’aéroport, aucun porteur n’est venu les aider. Les escaliers roulants ont été éteints, de sorte qu’ils ont dû porter leurs bagages sur deux étages tandis qu’une foule en colère agressait leur entourage, blessant quelques personnes. Pour ne rien arranger, leur vol a été retardé, le personnel de l’aéroport et celui des douanes ne cessant de leur chercher des ennuis. Lorsque les Beatles ont enfin été autorisés à décoller, ils ont juré qu’ils ne reviendraient jamais aux Philippines, et ils tinrent parole.”

Partenariat

Les Beatles chez votre kiosquierQuinze CD originaux, 5 compilations, 5 DVD de concerts : à partir du 22 janvier, Le Monde vous propose de collectionner l’intégrale des enregistrements originaux des Beatles, vendus à prix exceptionnel. Chaque jeudi, chez votre marchand de journaux, découvrez un opus des quatre de Liverpool, remastérisé en digital dans une collection inédite.Courrier international et Télérama, magazines du groupe Le Monde, sont partenaires de cette opération, qui durera jusqu’en juillet.

Cette semaine, en vente avec Le Monde daté du 22 janvier : l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967), au prix de 9,99 euros.

SOURCE

LOS ANGELES REVIEW OF BOOKSLos Angeles, Etats-Uniswww.lareviewofbooks.orgEtre la revue littéraire de la côte Ouest, c’est l’ambition de ce site lancé en 2010 par Tom Lutz, professeur et directeur du département de création littéraire de l’université de Californie à Riverside. Son fondateur le revendique : il veut prendre le relais des suppléments livres des quotidiens, tombés en désuétude. Comment ? En proposant une approche plus moderne, plus interactive de la création littéraire et artistique, mais aussi en faisant intervenir des écrivains sur des phénomènes de société, sur la politique, etc. La revue est entièrement gratuite. La Larb – son petit nom – est uniquement financée par les dons des lecteurs et les financements publics.

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la travée. Le professeur la voyait-il ? Si l’un des garçons s’était levé et qu’il avait mimé un lancer de base-ball dans l’allée en se contor-sionnant comme un tire-bouchon, le prof se serait précipité sur le téléphone qui était relié directement au bureau du directeur.

Garçons-fi lles. Les Beatles nous avaient envahis. Ils déferlaient sur les Etats-Unis à grand renfort de mélodies pour soutenir l’équipe des fi lles dans la lutte sans fi n. Et maintenant, grâce aux Beatles, les fi lles deve-naient agressives : elles menaient la barque dans la classe. Du jour au lendemain, la hié-rarchie avait changé. Les garçons les plus en vue de la classe n’étaient plus les plus intelli-gents ou les plus athlétiques, ni même ceux qui étaient censés être beaux. Maintenant, pour régner, il fallait être mignon. Des gar-çons fl uets, légèrement eff éminés, ont sou-dain grimpé en grade. Ils étaient petits, un peu chétifs même parfois, ils n’arrivaient pas à grimper à la corde en gym. Mais mainte-nant les fi lles s’agglutinaient autour d’eux, commentaient leur ressemblance avec tel ou tel Beatle, leur conseillaient de se pei-gner les cheveux vers l’avant.

Je n’avais pas de cheveux à peigner vers l’avant – et j’étais loin d’être mignon. J’aurais pu jeter mes lunettes à la poubelle, me laisser pousser les cheveux, abandonner ma mal-lette dans le bus. J’aurais même pu dégra-fer le premier bouton de ma chemise. Mais je me doutais que cela ne changerait pas grand-chose. Désormais j’étais doublement exclu : je ne faisais partie ni de la bande des garçons-garçons ni de celle des garçons-fi lles.

J’ai bien essayé un petit peu. Quand j’ai dû choisir un prénom pour ma confi rma-tion, j’ai pris John. Ce n’était pas, je l’avoue, un hommage au saint qui a écrit l’un des Evangiles [Jean, en français]. Dans notre classe, nous avions un Paul, un George, ainsi qu’un Richard qui pouvait passer pour Ringo. Je suis devenu John, complétant le quatuor.

↑ Milan, juin 1965. Photo Giorgio Lotti/Mondadori Portfolio via Getty Images

“Les Beatles avaient des exigences de fi lles. Ils voulaient qu’on les prenne par la main”

360°48. Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

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Les filles influentes ont fait preuve d’un inté-rêt passager, puis sont passées à autre chose.

A quelque temps de là, le prof a organisé un débat sur l’existence de Dieu. Il s’avère que la majorité des élèves avaient subi autant de bourrage de crâne sur cette divinité que sur les Beatles. Face à eux, il y avait l’athée de la classe : un gamin brillant, grand, qui portait des chaussettes dépareillées et dont l’haleine trahissait souvent les sandwichs au fromage dont il faisait son déjeuner. A cause d’un accident qui lui était arrivé des années auparavant pendant le cours, on l’appelait la Fuite. La Fuite n’avait que faire de Dieu et des Beatles. Comme moi, la Fuite avait été nourri aux quatuors, aux octuors, aux scherzos, aux molto con brio. Lui non plus, quatre accords et trois âneries sur l’amour ne suffisaient pas à le convaincre.

Comment me suis-je retrouvé dans son camp ? Jusqu’alors, j’étais un croyant pas-sablement fervent. Mais, quand le profes-seur a proposé un débat et m’a demandé si je voulais être dans le camp de Stephen (le prénom rarement utilisé de la Fuite), j’ai levé la main. Je me suis retrouvé assis au milieu d’un cercle d’élèves, avec la Fuite et deux autres élèves, à argumenter. Nous avons cité les photos prises depuis l’espace et leur incapacité à fournir un cliché du Seigneur ; nous avons rappelé que la Bible avait été écrite par des hommes. Nous avons demandé comment Dieu avait pu permettre Auschwitz et la bombe atomique.

Flirt avec l’athéisme. Et l’autre camp ? Quand leur tour est venu, ils nous ont invecti-vés. Ils nous ont traités de perdants, d’idiots. De temps en temps, ils ont rappelé à Stephen qu’il avait pissé par terre. J’ai rattaché mon bouton du haut et j’ai continué à me battre. Nous avons beuglé avec plus ou moins d’élo-quence pendant une heure, puis notre pro-fesseur a déclaré que nous autres, les athées, avions gagné haut la main. Ce qui voulait dire, bien sûr, que nous étions des perdants, maintenant et à jamais.

Ce qui ne me convenait pas trop. De temps en temps, j’ai bien tenté une manœuvre pour me faire accepter. Stephen, lui, était d’une autre trempe. Il était la Fuite depuis un cer-tain temps, au moins deux ans, et avait l’ha-bitude d’être le mal-aimé de la classe. Il a continué à écouter Brahms, à fabriquer des robots et à porter des chaussettes dépareillées.

Moi, j’ai hésité. J’ai essayé avec une cer-taine énergie de m’intégrer. J’ai assuré que j’étais dingue de l’équipe de basket-ball des Boston Celtics ; j’ai fait semblant d’admi-rer les mâles alpha de la classe ; et je me suis tu dès que la conversation touchait à un sujet brûlant. Mais la plupart du temps je n’ai pas réussi à jouer les conformistes. Je comprenais obscurément que je n’al-lais pas faire partie de la bande, quoi que je fasse, alors je me suis fait une raison. Je suis resté moi-même, en d’autres termes, et, même si mon existence n’était pas idyl-lique, j’ai fini par bien l’aimer.

Rétrospectivement, je suis convaincu que ce petit épisode d’insubordination cultu-relle envers les quatre chevelus charmants a ouvert la voie à mon flirt avec l’athéisme – et puis à toute une gamme de crimes intellec-tuels que j’allais commettre au fil des années. J’ai fini par être celui qui pendant un pique-nique disait ce que les autres invités ne vou-laient pas entendre – mais qui était tout de même la vérité. J’étais ridicule avec mon col boutonné, le visage rose qui allait avec, ma coupe de cheveux de petit homme pas-sionné. Mais j’étais libre, et à ma manière bizarre j’étais moi-même. Aujourd’hui, quoi que je dise ou pense qui va titiller un peu la zone rouge de l’impiété ou simplement de l’indépendance, je suis enclin à remercier le petit gars rondouillard que j’étais autrefois, rentrant chez lui essoufflé le vendredi, les lunettes embuées, la mallette couinante.

Les Beatles ont grandi rapidement et nous ont invités à grandir avec eux. Bientôt, il y a eu Sgt. Pepper, Magical Mystery Tour, le sitar, Maharishi [le gourou des Beatles], le LSD. Avec le temps, j’avoue, j’ai fini par aimer les Beatles. Et les aimer a compté pour moi, comme cela a compté pour presque tous ceux de ma génération à l’époque. Mais avoir détesté les Beatles pendant un an ou deux, eh bien je dois reconnaître que cela a compté bien davantage.

—Mark EdmundsonPublié le 8 octobre 2012

En Inde

● SUR QUELQUES NOTES DE SITAR…Quand le premier single des Beatles – Please Please Me – sort, en 1962, il soulève l’enthousiasme dans le monde entier. Cette vague sonore atteint aussi l’Inde, malgré toutes sortes de restrictions et de contrôles. Le radiodiffuseur local, All India Radio, est étroitement contrôlé par les autorités et ne passe que de la musique classique indienne jugée propre à élever spirituellement ses auditeurs. Pourtant, en se calant sur des stations en ondes courtes comme la BBC, Voice of America et Radio Ceylon, les jeunes se tiennent au courant des dernières tendances.Bientôt, des clones de Beatles apparaissent, reflétant toutes sortes de nouvelles aspirations, de nouveaux rêves. La première génération née après le départ des Britanniques, en 1957, trouve dans la pop et le rock un moyen d’expression. Ces jeunes rejettent les goûts musicaux et les valeurs de leurs parents. Ils s’affranchissent aussi des inhibitions et des contraintes coloniales. Non pas que la vie soit facile pour eux – l’Inde vient d’accéder à l’indépendance, elle est pauvre et a du mal à retomber sur ses pieds. L’économie est fermée aux importations. Un musicien ne trouve pas facilement de guitare ou de batterie. Cela n’empêche toutefois pas les étudiants de se faire fabriquer des guitares, de monter des amplis de fortune, puis de fonder des groupes inspirés des Beatles, aux noms évocateurs comme les Troyens, les Jets, les Mustang, les Combustibles ou les Mystiks, puis – à mesure que les cheveux poussent – Human Bondage, High et Atomic Forest.En février 1968, les Beatles arrivent à Rishikesh, au pied de l’Himalaya, pour s’essayer à la méditation

transcendantale dans l’ashram [ermitage] de Maharishi Mahesh Yogi. Ce sera une expérience décevante pour trois d’entre eux. Ils se moqueront de leur gourou dans Sexy Sadie. Ils n’en ont pas moins assimilé la culture indienne, elle influence leur musique – notamment des chansons comme Across the Universe, The Inner Light et bien sûr Norwegian Wood, qui soit utilisaient des instruments indiens, soit faisaient référence à l’Inde dans les paroles. Sur les quatre garçons, c’est George Harrison qui se passionne le plus pour le mysticisme oriental, apprenant le sitar auprès de Ravi Shankar. My Sweet Lord est-elle autre chose qu’une mélopée indienne ?En 1972, j’étais étudiant, et je me rappelle mon enthousiasme quand un ami m’a montré une copie en parfait état de Let It Be, reçue d’un cousin aux Etats-Unis. Même si le disque avait déjà deux ans, il était introuvable chez les disquaires indiens, car les disques Apple n’étaient pas importés en Inde. Et ce alors même que les premiers disques Parlophone des Beatles étaient fabriqués dans l’usine d’EMI à Calcutta. Fait remarquable, la musique des Beatles a eu les honneurs du cinéma hindi, appelé aujourd’hui Bollywood. Dans le film Jaanwar, le héros, coiffé d’une perruque à frange, danse sur une version en hindi de I Want To Hold Your Hand. Des millions de spectateurs qui ont aimé la chanson ne connaissaient peut-être pas l’original.

— Sidharth BhatiaCourrier international

360°.Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015 49

“La hiérarchie avait changé. Les garçons les plus en vue de la classe n’étaient plus les plus athlétiques”

L’auteur

Sidharth Bhatia a longtemps été journaliste au Times of India. En 2005, il cofonde à Bombay le quotidien Daily News and Analysis. Spécialiste de la culture populaire, il est l’auteur de deux ouvrages sur le cinéma. Son dernier livre, paru fin 2013 et intitulé India Psycheledic, porte sur la naissance du rock en Inde.

↑ Manille, 1966. Dans la tribune officielle, des sièges vides. Les Beatles ont refusé de déjeuner chez le couple Marcos. Photo Werner Otto/Ullstein Bild/AKG Images

↑ Essen, 1966. Photo Robert Whitaker/Getty Images

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360°50. Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015

—The Wall Street Journal (extraits) New York

Kimberley Kilbride est câlineuse professionnelle. Moyennant 80 dollars de l’heure [68 euros]

ou jusqu’à 400 dollars la nuit [340 euros], cette mère de trois enfants enfile un pyjama de flanelle, remise ses photos de famille et invite des clients dans sa chambre à coucher de Highland, dans l’Etat de New York, pour leur faire des câlins. La chose demeure strictement platonique, tient-elle à souligner.

L’industrie du câlin est en plein essor. On trouve des câlineurs professionnels dans seize Etats américains au moins. Des milliers de personnes les sollicitent pour se faire serrer, chatouiller et étreindre pour un prix déterminé. “Je suis une convertie”, confie ainsi Melissa Duclos-Yourdon, 35 ans, écrivaine et journa-liste indépendante de Vancouver, dans l’Etat de Washington. Elle a fait appel à un câlineur après en avoir entendu parler par des membres de son club de lecture. Elle s’est dit que cela pourrait lui donner de la matière pour écrire un essai. Après avoir tenté l’expérience, elle admet s’être “sentie transformée”.

Si le câlin professionnel existe depuis quelques années, il suscite un intérêt croissant ces derniers temps, notamment grâce à des applications pour mobile et des services de rendez-vous en ligne dédiés. Cuddlr, une application gratuite lancée en septembre et qui permet aux utilisateurs de trouver des câlineurs proches de chez eux, a déjà été téléchargée 240 000 fois et est utilisée par 7 000 à 10 000 per-sonnes chaque jour. Son slogan : “Déjà eu simplement envie d’un câlin ?”

Le site Cuddle Comfort offre un ser-vice équivalent. Les membres peuvent y poster leur photo et leur profil pour trouver des personnes intéressées par des câlins non sexuels. Ce site gratuit compte actuellement 18 000 membres, selon Mark Sanger, son fondateur. L’une des dernières discussions en date sur le site portait sur les meilleurs genres de films devant lesquels se faire câliner.

Le câlin sur commande ne plonge pour-tant pas tout le monde dans l’euphorie.

A l’école des imprimeurs 3DCHINE — C’est une première mondiale qui vient de se dérouler à Canton, et qui reflète l’importance grandissante de l’imprimante 3D dans le monde de l’industrie : l’ouverture d’un institut technologique 100 % dédié à

tendances. ↓ Dessin de Martirena, Cuba.

Quand Jacqueline Samuel, 31 ans, a lancé The Snuggery dans une maison d’hôtes familiale des environs de Rochester, près de New York, les voisins se sont plaints par crainte de voir affluer des clients indésirables. Elle a donc transféré son activité il y deux ans dans une zone com-merciale de l’agglomération.

Nous avons contacté les forces de police d’une demi-douzaine de villes comptant des câlineurs professionnels : aucune plainte n’a été pour l’heure recensée et les sociétés concernées semblent res-pecter la loi, nous a-t-on déclaré. Si les masseurs thérapeutes suivent en géné-ral une formation spécifique et doivent obtenir une autorisation pour exercer, ce n’est pas le cas des câlineurs. La régle-mentation de l’activité est du ressort des autorités locales. Certaines en limitent l’exercice à certains quartiers et imposent une autorisation pour exercer à domicile.

Le caractère flou du câlin sur com-mande – en partie massage thérapeutique, en partie psychologie clinique – peut provoquer des déceptions et des demandes peu orthodoxes chez les clients, expliquent les professionnels. Un client a par exemple demandé à une câlineuse de porter une combinaison moulante, ce qu’elle a refusé. Un autre a exigé de garder son costume d’homme d’affaires pendant le câlin.

Depuis que l’activité a commencé à se professionnaliser, il y a au moins cinq ans, des dizaines de spécialistes ont posé leur plaque ou passé un contrat avec des sociétés en ligne. Les clients doivent parfois signer un contrat qui précise les limites de l’exercice, notam-ment les zones du corps humain à ne pas approcher. Ainsi à Cuddle Up To Me, à Portland, il est autorisé de toucher la jambe, mais pas plus haut que le genou. Les séances se déroulent dans un local

ayant pignon sur rue, sous l’œil de camé-ras de surveillance. Les contrats signés par les clients précisent que ceux-ci doivent se doucher et se laver les dents avant une séance – un autre moyen de garder l’activité propre.

Les recherches montrent que le tou-cher apporte des bénéfices tangibles sur le plan physique comme émotionnel. Il peut augmenter le taux d’ocytocine, une hormone produite par l’hypothalamus qui favorise le bien-être et la tendresse, et fait baisser le rythme cardiaque, ce qui réduit le stress.

Kelly Peterson, 49 ans, ancienne professeure de lycée, a ouvert Cuddle Connection en février à Roseville, en Californie. Elle a investi des milliers de dollars dans l’élaboration de docu-ments juridiques destinés à lui garantir une couverture en responsabilité. Les séances ont lieu sur une chaise longue ou un pouf géant en forme de poire. Le lit donne selon elle des idées fausses aux clients. Ses employés portent une “tenue de câlinage professionnel”, à savoir un sur-vêtement en velours. Des femmes lui envoient leur mari ou leur copain pour que ceux-ci apprennent comment câli-ner correctement. Un jour, l’une des employées et son client se sont sentis tellement bien qu’ils se sont endormis et n’ont pas entendu le réveil qui son-nait la fin de la séance.

Samantha Hess a ouvert Cuddle Up To Me en novembre et les affaires marchent tellement bien qu’elle a recruté trois personnes. Le salon propose cinquante positions et facture 1 dollar la minute. Les séances peuvent durer jusqu’à cinq heures. Mme Hess a déjà reçu des mil-liers de courriels de clients intéressés. Et quelques demandes en mariage.

—Stephanie ArmourPublié le 8 janvier

Paie-moi un câlinUne nouvelle industrie prend son envol aux Etats-Unis. Partout dans le pays, des professionnels proposent de prodiguer un moment de tendresse platonique en échange d’une rémunération.

Venise

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360°.Courrier international — no 1264 du 22 au 28 janvier 2015 51

Flots urbains Pour l’exposition “Contemporary Venice”, qui se tenait jusqu’au 12 janvier à Venise, l’artiste suisse Istvan a cartographié des villes selon une approche “qui n’a absolument rien

de scientifi que”, indique le site de photographie Colossal. “Ses cartes se fondent totalement dans l’environnement des villes et symbolisent l’impact des métropoles sur ce qui les entoure”, rapporte la publication. Pour l’artiste, cet impact est semblable à “un fl uide invisible qui déborderait de la ville pour envahir son environnement”, une vision traduite avec précision dans ses œuvres numériques.

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Retrouvez l’horoscope de Rob Brezsny, l’astrologue le plus original de la planète.

A méditer cette semaine : Pense à une chose que tu aimerais demander. Puis visualise-la sous toutes ses coutures et imagine qu’elle t’appartient déjà.

DES

SIN

DE

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EL C

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La mélodie des racines

MEXIQUE — Seri, tzotzil ou encore nahuatl. Depuis quelques années,

relève BBC Mundo, les paroles de plusieurs grands tubes mexicains

sont souvent chantées dans des langues indigènes que l’on croyait pour certaines

disparues depuis que l’espagnol s’est imposé comme la langue offi cielle du pays. “Les interprètes proviennent

de communautés indigènes et adoptent un rythme musical jusque-là inemployé

dans leur culture, mais conservent les lettres et leur langue originelles”,

décrit la publication. Le seri par exemple, qui n’est plus parlé aujourd’hui

que par 900 personnes, se décline désormais sur les ondes mexicaines

en version rock, reggae ou même hip-hop. “Et cela s’intensifi e depuis

quelques mois”, remarque le site d’information, indiquant que

ce mouvement musical va de pair avec une plus grande reconnaissance par le Mexique de ses communautés

locales et le désir croissant de ces dernières de se mettre en avant.

Les maîtres de la lumièreSUÈDE — Nous vous proposons une petite expérience. Composez sur votre téléphone le 0046 812 201 235. Une fois en ligne, entrez un premier chiff re,

entre 1 et 9 – chacun correspond à un étage de l’immeuble Telefonplan, à Stockholm. En entrant un second chiff re, vous pouvez alors modifi er la couleur de l’éclairage à l’étage concerné : 3 signifi e davantage de rouge, 7 moins de bleu, etc. “L’immeuble Telefonplan est un exemple hors norme de design participatif, grâce auquel ce sont les citoyens qui décident de leur environnement”, écrit le magazine Fast Company. On peut suivre en direct le résultat des changements de couleur via une webcam sur le site Colourbynumbers.org. La manœuvre est aussi réalisable avec une application pour mobiles intitulée Colour by Numbers.

l’impression 3D. L’établissement, créé en partenariat avec le fabricant d’imprimantes 3D Winbo, propose trois fi lières, relève le site spécialisé 3DPrint.com : une pour former les enseignants, l’autre pour la recherche et le développement, et la dernière pour l’apprentissage pratique. “L’objectif est que, dans le futur, les étudiants soient capables de créer davantage d’objets pour faire gagner du temps à leur entreprise et à eux-mêmes”, détaille l’une des dirigeantes de l’établissement. “Notre future force de travail sera ainsi préparée à un monde dans lequel l’impression 3D aura remplacé les outils traditionnels de l’industrie et du design”, estime quant à elle la publication spécialisée.

Rio de Janeiro

New York

Tokyo

← Ci-contre, une casquette imprimée en 3D. Photo DR D

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