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Diffusion des savoirs Le Village Nesin des mathématiques en Turquie • G. Aslı Rino Nesin L’été dernier, j’ai participé à une conférence d’informatique théorique à Waterloo (Ontario) organisée par Jerey Shallit, l’auteur avec Jean-Paul Allouche du remarquable traité « Automatic Sequences ». Je logeais, de même que deux collègues portugais et une jeune doctorante, Gabriela Nesin, dans une morne résidence étudiante du campus. Le dernier soir, nous sommes allés dîner tous les quatre. Je ne sais plus par quel enchaînement de la conversation, mais le lecteur du texte ci-dessous comprendra facilement que c’était inévitable, Gabriela a commencé à raconter l’histoire du « Village des mathématiques » fondé par son père. J’ai été subjugué par ce mélange surréaliste de camp scout et d’Oberwolfach implanté dans la patrie de Thalès. Après le dîner, Gabriela nous a envoyé par mail le texte qu’elle avait écrit pour les Notices de l’ams, et que j’ai lu immédiatement. Le lendemain, nous sommes repartis tous les quatre en voiture pour Toronto. Cela m’a laissé le temps d’expliquer à Gabriela qu’il faudrait publier sa description du Village des mathématiques dans la Gazette de la smf, que j’en toucherais un mot au rédacteur en chef de la Gazette et que j’espérais qu’elle pourrait en assurer la traduction. Et ce qui fut dit fut fait : Boris a accueilli cette proposition chaleureusement, les Notices ont accepté confraternellement la reproduction du texte dans la Gazette , et Gabriela, une fois sa soutenance passée, a repris son texte pour le mettre en français avec l’enthousiasme qui la caractérise. Les réalisations comme le Village des mathématiques contrastent avec les nouvelles moins réjouissantes et autrement médiatisées qui nous parviennent de la région. J’espère que, comme moi, les lecteurs de la Gazette seront fascinés par cette présentation et qu’elle donnera à certains l’idée et l’envie de participer à la vie du Village des mathématiques en y organisant des rencontres ou en y donnant des cours, et aussi de contribuer au développement de sa bibliothèque par des dons d’ouvrages. Jacques Sakarovich 34 SMF – GAZETTE – AVRIL 2016 – N o 148

Diffusion des savoirs Le Village Nesin des mathématiques ... · des mathématiques est un endroit où l'on fait des mathématiques à toute heure, en tout endroit et en toute position,

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Diffusion des savoirs

Le Village Nesin des mathématiquesen Turquie

• G. Aslı Rino Nesin L’été dernier, j’ai participé à une conférence d’informatiquethéorique à Waterloo (Ontario) organisée par Jeffrey Shallit,l’auteur avec Jean-Paul Allouche du remarquable traité« Automatic Sequences ». Je logeais, de même que deuxcollègues portugais et une jeune doctorante, Gabriela Nesin,dans une morne résidence étudiante du campus.Le dernier soir, nous sommes allés dîner tous les quatre. Je nesais plus par quel enchaînement de la conversation, mais lelecteur du texte ci-dessous comprendra facilement que c’étaitinévitable, Gabriela a commencé à raconter l’histoire du« Village des mathématiques » fondé par son père. J’ai étésubjugué par ce mélange surréaliste de camp scout etd’Oberwolfach implanté dans la patrie de Thalès. Après ledîner, Gabriela nous a envoyé par mail le texte qu’elle avaitécrit pour les Notices de l’ams, et que j’ai lu immédiatement.Le lendemain, nous sommes repartis tous les quatre envoiture pour Toronto. Cela m’a laissé le temps d’expliquer àGabriela qu’il faudrait publier sa description du Village desmathématiques dans la Gazette de la smf, que j’en toucheraisun mot au rédacteur en chef de la Gazette et que j’espéraisqu’elle pourrait en assurer la traduction. Et ce qui fut dit futfait : Boris a accueilli cette proposition chaleureusement, lesNotices ont accepté confraternellement la reproduction dutexte dans la Gazette , et Gabriela, une fois sa soutenancepassée, a repris son texte pour le mettre en français avecl’enthousiasme qui la caractérise.Les réalisations comme le Village des mathématiquescontrastent avec les nouvelles moins réjouissantes etautrement médiatisées qui nous parviennent de la région.J’espère que, comme moi, les lecteurs de la Gazette serontfascinés par cette présentation et qu’elle donnera à certainsl’idée et l’envie de participer à la vie du Village desmathématiques en y organisant des rencontres ou en ydonnant des cours, et aussi de contribuer au développementde sa bibliothèque par des dons d’ouvrages.

Jacques Sakarovich

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Le Village Nesin des mathématiques en Turquie

Un des T-shirts en vente au Village Nesin desMathématiques représente un mathématicien dis-trait qui, ayant rempli un tableau avec une équationgéante, continue simplement à écrire sur le mur ad-jacent. En dessous, les mots « Mathématiciens sansfrontières... ». Une légende justifiée, étant donnéel’expansion phénoménale du Village au cours deshuit dernières années et sa nature bénévole – d’oùla référence à Médecins Sans Frontières.

Le Village Nesin des mathématiques est une pe-tite ong dédiée exclusivement à l’enseignement etla pratique des mathématiques et qui a « colonisé »le flanc d’une colline près d’Izmir en Turquie. Inspirépar les académies de la Grèce antique, le Villagedes mathématiques est un endroit où l’on fait desmathématiques à toute heure, en tout endroit et entoute position, horizontale ou verticale. Au coursdes pages suivantes je tenterai de décrire le Vil-lage des mathématiques ; mais d’abord je vais com-mencer par raconter l’origine de l’idée et commentelle se fit réalité. Je décrirai ensuite les divers pro-grammes ayant lieu au village tous les étés, et lesinstallations à la disposition de tout mathématicien,qu’il soit amateur ou militant actif. Enfin suivrontdes idées pour participer à ce projet ambitieux.

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Figure 1 – Ali Nesin, étonnamment bien coiffé

1. Origines

1.1 – Aziz Nesin et la Fondation Nesin

Le mathématicien barbu à lunettes et aux che-veux fous du T-shirt ressemble fort à l’homme qui afondé le village : Ali Nesin (Figure 1). Ayant acquisune certaine renommée en Turquie, il doit cepen-dant une bonne partie de celle-ci à son père, AzizNesin. Aziz a été un des écrivains turcs les plusprolifiques de la deuxième moitié du xxe siècle, un

satiriste à fort penchant social. Ceci conjugué aufait d’être très probablement la première figure pu-blique turque à se déclarer athée publiquement enfit un personnage adoré par beaucoup mais aussidétesté par un encore plus grand nombre de per-sonnes.

Pendant les années 70, le revenu de ses livrespermit à Aziz d’ouvrir la Fondation Nesin, une insti-tution à but non lucratif qui a pour mission l’héber-gement et l’éducation (y compris l’éducation uni-versitaire) d’enfants et de jeunes issus de milieuxdéfavorisés. Quel rapport avec les mathématiques ?C’est la Fondation Nesin qui est propriétaire des bâ-timents du Village des mathématiques et du terrainsur lesquels ils sont construits. Ainsi, leurs destinssont fondamentalement liés. De plus, les principesqui gouvernent les deux sont essentiellement lesmêmes : l’accès au savoir, à l’éducation, et à la li-berté.

Mais voyons maintenant comment le besoind’un village des mathématiques se fit évident,douze ans avant de devenir réalité.

1.2 – L’université Bilgi et ses écoles d’été de

mathématiques

À la mort d’Aziz Nesin en 1995, Ali abandonnason poste de professeur à l’université de Californieà Irvine et prit en charge la direction de la FondationNesin à Istanbul. Ce poste ne lui procurait aucunsalaire ; il cherchait donc une position académique.Heureusement, une université privée appelée l’uni-versité Bilgi d’Istanbul ouvrit ses portes en 1996 etembaucha Ali comme chef du département de ma-thématiques. Rapidement, il rassembla un groupeinternational de mathématiciens, petit mais cohé-rent, qui peu à peu gagna la réputation d’offrir unedes meilleures éducations mathématiques en Tur-quie. L’enseignement y est extrêmement ambitieux :les étudiants apprennent la théorie axiomatiquedes ensembles dès la première année, y compris lesordinaux, les cardinaux, l’axiome du choix, le lemmede Zorn et même les nombres non standard.

L’avantage au départ d’un petit départementétait la possibilité d’un suivi presque individuel desétudiants. Ainsi, un absent dans une classe dequatre diminuait l’effectif d’un quart – il n’était pasrare que celui qui ne s’était pas réveillé à tempsle matin reçoive un rappel à l’ordre téléphonique.Malgré cela, il fut rapidement évident qu’il faudraitplus de temps que celui prévu par le curriculum

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pour combler les lacunes laissées par l’éducation(orientée vers les examens universitaires) des ly-cées turcs.

À partir de 1998, le département de Mathéma-tiques de l’université Bilgi organisa donc des écolesd’été d’un mois et demi, dans un lieu de vacancesdifférent chaque année. Les étudiants travaillaientpendant la journée et nageaient et s’amusaient lereste du temps. En dépit de l’aide apportée par l’uni-versité Bilgi, ces écoles d’été devinrent de plus enplus chères à organiser, sans parler des problèmeslogistiques : une année, il fallut même coller desfeuilles blanches derrière les fenêtres pour rempla-cer un tableau blanc, et il est virtuellement impos-sible de prouver des théorèmes avec Enrique Igle-sias en arrière-plan sonore. Ali commença à penserque la seule manière d’avoir les choses bien faitesétait de les faire lui-même.

À cette époque, un vieil ami d’Ali, Sevan Nişa-nyan, construisait un petit hôtel pittoresque dansle village de Şirince, près de Selçuk, dans la régiond’İzmir.

1.3 – La construction du village

En 2007, Ali Nesin acheta un terrain d’un hec-tare à un kilomètre de Şirince, et commença laconstruction du village selon les plans qu’il des-sina lui-même avec Sevan (plans plutôt modestesau début, mais qui s’agrandirent plus tard). L’ac-tion de Sevan Nişanyan fut essentielle à la créationdu Village. Son savoir-faire architectural, son bongoût et son énergie sans bornes permirent qu’il sedéveloppe tel qu’il est aujourd’hui.

Le premier été, celui de 2007, environ 100 étu-diants participèrent à l’école d’été, la majorité d’euxde l’université Bilgi. La plupart campaient. En plusdes 6 à 8 heures quotidiennes de cours, étudiantset enseignants nettoyaient et cuisinaient pour legroupe entier, plantaient des arbres, et aidaient lesouvriers à transporter les matériaux de construc-tion et à monter des murs.

Les bâtiments ont été construits – et le sont en-core – avec des blocs de pierre et un mélange depaille et d’argile. La première salle de classe, la salleRobert Langlands, fut construite autour d’un vieilarbre qui jaillit encore aujourd’hui du toit commeune sentinelle. Les gradins de l’amphithéâtre AzizNesin sont construits à partir de vieilles traversesde chemin de fer recyclées, et les vignes grimpantes

qui aujourd’hui fournissent l’ombre si nécessairefurent plantées dès cette époque.

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Figure 2 – Vue panoramique du Village. Lesdeux dômes bleus (l’un est à peine visible)sont les bains turcs. Le grand bâtiment àgauche est la bibliothèque.

1.4 – Problèmes légaux

Şirince et ses alentours sont classés « zone pro-tégée », et les permis de construire, sous contrôledes autorités locales, sont donc très difficiles àobtenir. Même si le Village des mathématiques setrouve en dehors de la zone protégée, le permisde construire fut impossible à obtenir en raison del’antipathie suscitée par le nom Nesin. Un des pré-textes donnés à ce refus est l’interdiction de fonderun établissement à vocation éducative sans l’auto-risation du gouvernement et cependant le Villagede mathématiques est une organisation à but nonlucratif, qui n’organise pas d’examens et ne délivreaucun diplôme. Les problèmes ne sont pas restésseulement à un niveau bureaucratique : l’une despremières années du village, les étudiants furentexpulsés des classes et des dortoirs par la gendar-merie, arme au poing, qui posa des scellés sur lesbâtiments. Les « villageois » ne se laissèrent pasabattre : on monta plus de tentes, on aplanit plusde terrain, on dressa des tableaux dehors, et lescours continuèrent ainsi.

Le conflit est loin d’être fini. Malgré tout, le vil-lage espère qu’au fur et à mesure que le soutienpopulaire et la reconnaissance internationale aug-mentent, ces persécutions disparaîtront. De plus, lefait de lutter ensemble contre ces obstacles donnenaissance à un fort sentiment de communauté.

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Le Village Nesin des mathématiques en Turquie

2. Le Village des mathématiquesaujourd’hui

2.1 – Structure sociale des écoles d’été

Dès l’été 2009, le village avait tellement grandiqu’il devint possible d’accepter un beaucoup plusgrand nombre d’étudiants d’autres universités, etles étudiants de Bilgi cessèrent d’être la majorité.Au fur et à mesure que les écoles d’été prenaientde l’ampleur, des étudiants de troisième cycle com-mencèrent aussi à y participer. Ils offrirent d’en-seigner quelques cours, assistèrent à d’autres, eteurent l’occasion de rencontrer et de collaboreravec des collègues et des professeurs venus dumonde entier – un environnement académique idéaldans une atmosphère détendue.

Un prix standard de séjour et de participationfut décidé, mais très rapidement il fut évident quela plupart des élèves universitaires ne pouvaientpas se le permettre, n’ayant souvent plus le soutienfinancier de leurs parents. Le Village accepta cepen-dant ces étudiants et prit leur séjour à sa charge,terminant naturellement la saison avec un déficitconséquent. Le soutien financier de la Société Ma-thématique Turque et les donations généreuses dupublic turc (certaines provenant de familles qui n’enavaient d’ailleurs guère les moyens) ne suffirent pasà combler les pertes. En réponse à une demandegrandissante et comme solution partielle au déficit,le Village des mathématiques décida d’élargir sonpublic et d’accueillir des élèves de lycée.

Depuis, les écoles d’été pour lycéens sont deve-nues un succès phénoménal, et les demandes d’ins-cription sont actuellement quatre fois supérieuresà la capacité d’accueil. Le village fournit quelquesbourses aux lycéens provenant de familles défa-vorisées, mais la grande majorité des familles delycéens sont plus que capables et disposées à payerle modeste prix de 500 usd pour deux semaines deséjour et de cours. Avoir un enfant qui a participéaux écoles d’été du Village des mathématiques estdevenu un honneur pour ces familles– le villagefait donc très attention de vérifier que la décisionest bien celle de l’élève, et qu’il ou elle n’y a pasété obligé(e) par ses parents. En revanche, il y eutmême le cas d’un adolescent qui s’est enfui de chezlui pour venir au village alors que sa famille lui in-terdisait de venir dans ce « camp athée » ! Les bé-néfices créés par les écoles d’été des lycéens sontutilisés pour des bourses pour les étudiants univer-sitaires qui n’ont pas les moyens de payer.

Pendant leur séjour de deux semaines, tous leslycéens sont sous la responsabilité d’un « grandfrère » ou d’une « grande sœur », analogues auxchefs de patrouille chez les scouts, presque tou-jours des étudiants universitaires qui se sont portésvolontaires. Ils s’assurent que leur groupe va encours, se couche à l’heure, et, d’une façon géné-rale, évite de se blesser (pas toujours facile avecdes jeunes gens parfois turbulents à proximité deŞirince, village réputé pour ses alcools de fruits !).

Comme le personnel permanent est très peunombreux, le village est organisé sur le modèled’une coopérative. À l’arrivée, les étudiants sontrépartis dans des groupes qui comptent des étu-diants d’université et de lycée en parts plus aumoins égales. Pendant les deux semaines qui sui-vront, ils aideront à accomplir les tâches néces-saires au fonctionnement du village. Un groupepeut aider le cuisinier à éplucher des pommes deterre un jour, ramassera les poubelles le suivant,veillera au réapprovisionnement des distributeursd’eau le troisième, et ainsi de suite. Non seulementles étudiants ne se plaignent pas de ce travail, maisle fait d’avoir ainsi contribué à la vie du village leurdonne un sentiment d’appropriation et de commu-nauté qui ne les quitte pas pendant de longues an-nées.

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Figure 3 – Étudiants et profs de lycée suiventune classe à l’air libre.

2.2 – Structure des cours

Les cours sont organisés en blocs de deux se-maines pour cadrer avec les séjours des étudiants.

L’éducation lycéenne turque vise principalementles examens d’entrée à l’université. Elle met l’ac-cent sur la mémorisation, la compétition et les so-lutions des problèmes au détriment des raisonne-

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ments qui y conduisent. Le Village des mathéma-tiques tente de contrebalancer cela en donnant auxélèves une idée de ce que sont les mathématiquesau niveau universitaire. Ils apprennent à penser pareux-mêmes, à argumenter d’une manière cohérenteet à repérer les erreurs de logique. Plus importantencore, ils découvrent le processus de résolutiond’un problème dont la solution est complètement in-connue (même pour le professeur !). Par exemple, undes exercices qu’Ali Nesin fait souvent avec de nou-veaux arrivants consiste à prendre le groupe engen-dré par l’alphabet turc et ayant comme ensemblede relations les noms de tous les élèves dans lasalle et d’essayer de déterminer si cela donne legroupe trivial.

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Figure 4 – Özlem Beyarslan dans l’Amphi-théatre, enseignant les espaces vectorielsdevant une classe de lycéens.

Les étudiants sont encouragés à participer, etil devient souvent difficile de les calmer quand ilscrient leurs idées de tous les coins de la salle declasse !

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Figure 5 – Un lycéen résout un problèmesous le regard du prof, Müge Kanuni.

Les lycéens apprennent divers sujets tels quela théorie des graphes, celle des probabilités, lacombinatoire, la théorie des jeux, et les bases del’analyse et de l’algèbre. Ces sujets sont complétéspar des sessions hétéroclites où les étudiants fontconnaissance avec des problèmes tels que l’hôtelde Hilbert et sont encouragés à construire leurspropres démonstrations.

Un extrait de conversation entre un élève quiparticipa aux écoles d’été pour la première foisquand il avait 14 ans et Ali Nesin quand ils se ren-contrèrent plus tard en montre les résultats :

– Tu étais venu au village, n’est-ce pas ?demanda Ali.

– Oui, quatre fois en fait, répondit l’élève.

– Et tu as vu une différence ?

– Une grande différence.

– Comment ça ?

– Monsieur, quand je suis arrivé la pre-mière fois je n’ai rien compris. C’estseulement les deux derniers jours quej’ai eu la vague impression de com-mencer à comprendre. Plus que leschoses que j’avais comprises, j’étais tel-lement content d’avoir finalement com-pris quelque chose que je suis revenul’année d’après. La première semaineje n’ai encore rien compris, mais ladeuxième semaine j’ai compris tout cequi se passait ! À ma troisième visite jen’ai rien raté. À la quatrième je devinaisla prochaine phrase du prof... Je m’en-nuie au lycée maintenant.

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Figure 6 – Le garçon au T-shirt violet suit lasolution et l’explique à ses collègues.

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Le Village Nesin des mathématiques en Turquie

Les cours de niveau universitaire sont organiséspar thèmes si les emplois du temps des enseignantss’y prêtent. Cela permet non seulement le regrou-pement des sujets de recherche mais pose aussiles bases pour une collaboration entre collèguesd’un même domaine ou de domaines proches. Parexemple, en 2015 les deuxième et troisième se-maines de l’école d’été universitaire comprenaientdes cours intitulés « Reflection Groups », « Introduc-tion to Classical Groups », « Fundamental Groups »et « Three Groups Every Mathematician Has toKnow ». La gamme entière de sujets est trop largepour les énumérer tous ici, mais les étudiants uni-versitaires ont eu l’occasion d’apprendre des sujetsvariés tels que les algèbres de Lie, l’analyse de Fou-rier, la théorie de la mesure ou la théorie des repré-sentations de groupes. Quelques cours pourraientêtre qualifiés d’interdisciplinaires, entre mathéma-tiques et philosophie, physique ou informatique, parexemple la théorie de la récursion, le théorème d’in-complétude de Gödel ou la programmation linéaire.

L’enseignement au village est volontaire – enéchange, le séjour des enseignants est entièrementpris en charge par le village. Cela n’a pas empêchéun nombre impressionnant d’universitaires de venirdu monde entier pour enseigner au village. Parmiceux-ci, citons Alexandre Borovik de l’université deManchester, Edriss Titi de l’université de Californieà Irvine, Max Dickmann de Paris 7 et Ryan O’Donnellde Carnegie Mellon. Cette liste est évidemment trèspartielle, énumérer tous les contributeurs serait im-possible.

À coté de l’enseignement régulier, ceux qui n’ontpas assez de matériel pour un cours entier, ou quidésirent parler de leur propre recherche, font desséminaires organisés de 21 à 23 heures à l’Amphi-théâtre Aziz Nesin, dans la brise fraîche de la soirée,auxquels assistent ceux qui le désirent ou qui enont l’énergie. Ces soirées-séminaires sont très in-formelles – plusieurs apportent le reste de vin dudîner – et sont l’occasion idéale pour recevoir lescommentaires et les idées des collègues.

2.3 – Les installations

Le village s’est largement développé depuis l’ori-gine et comprend maintenant 16 dortoirs (d’unecapacité de 169 personnes), et 29 maisons etchambres individuelles. Malgré la capacité d’hé-bergement qui augmente chaque année, certainsétudiants doivent encore dormir dans des tentes,et payent par conséquent un prix réduit. Le village

compte également deux hammams (bains turcs, unpour les garçons et un pour les filles), un petit maga-sin, une cuisine et une salle à manger fonctionnantà pleine capacité pendant l’été. Personne ne saitcomment il s’y prend, mais le chef, Chef Asım, pro-duit trois repas délicieux par jour, et même des gâ-teaux à l’heure du goûter. Pour ce qui est des cours,le village comprend aussi 2 amphithéâtres, 6 sallesde classe dont 2 fermées et 4 en extérieur, et unebibliothèque magnifique précédée d’une grande ter-rasse ombragée.

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Figure 7 – Un dimanche typique. Les élèvesqui partent prennent des photos avec leursamis et le personnel du Village.

Le rez-de-chaussée de la bibliothèque est unvaste espace ouvert, décoré avec des mosaïquesgéométriques, et éclairé le soir par deux lustresgéants en forme de roue. Cet espace accueilleune salle de conférences de 150 places. Au pre-mier étage des mezzanines donnent sur la salle ;s’y trouvent également les rayonnages. Leur videpartiel montre l’optimisme pour l’avenir : la biblio-thèque accepte volontiers les donations de livres etde revues. On trouve également au premier étagede nombreuses tables pour le travail silencieux.C’est l’un des endroits les plus paisibles du village,

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surtout parce qu’il offre un panorama magnifiquesur la vallée adjacente. Cependant la bibliothèqueest loin d’être le seul endroit au village adapté autravail – il y a plusieurs lieux dans le village où l’onpeut échapper aux collègues trop amicaux.

Environ 15 employés salariés et environ 100volontaires travaillent au village tous les ans. Lescycles de deux semaines commencent le dimanche,et ce jour-là il faut une coordination presque par-faite pour régler l’arrivée et le départ de centainesd’étudiants sans finir dans le chaos complet. AliNesin prend le temps de s’asseoir avec chaque étu-diant de licence pour discuter du choix des coursen fonction de sa formation.

Au Village il n’y a ni télévisions ni diffusion demusique, mais de temps en temps on organise laprojection d’un film le soir dans la bibliothèque. Cer-tains soirs aussi, les étudiants sortent leurs ins-truments – guitares, quelques fois un saz ou unkemençe, et font un petit concert impromptu. Ilsjouent des musiques modernes ou traditionnelles,et les autres les accompagnent en chantant. Pourne pas déranger ceux qui travaillent ou ceux quidoivent se lever tôt pour aller en cours le lendemain,ces mini-concerts ont souvent lieu le mercredi soir,car le jeudi est le jour officiel de vacances au village.

Chaque jeudi, une activité est organisée. Ce peutêtre un voyage à la plage voisine de Kuşadası, ouà celle, plus éloignée mais beaucoup plus belle,du Parc National de Kuşadası, ou encore un touren bateau. Ceux qui le désirent peuvent organiserleurs propres voyages, par exemple aux ruines his-toriques de Selçuk, ou à la fameuse ville de l’an-tiquité grecque, Éphèse. Sinon, on peut rester auvillage pour rattraper son retard de sommeil ou detravail, dans des coins retirés du village, sur desbalançoires ou dans des hamacs.

3. Encore plus de mathématiques

3.1 – Conférences, ateliers et groupes de re-

cherche passés

Les écoles d’été constituent la période laplus fréquentée du village. Cependant, depuis plu-sieurs années maintenant, le village accueille aussid’autres conférences et workshops tout au long del’année.

Plusieurs écoles d’hiver ont eu lieu en janvier etfévrier. Parmi les workshops qui se sont déroulésau village, on peut citer les workshops d’algèbre et

d’analyse en janvier-février 2014 et octobre 2013respectivement, le workshop sur les mathématiquesde l’évolution en septembre 2013, et un workshopd’informatique en octobre 2012. Une école d’été au-tour de la théorie des valuations prit place en mai2014. Les XVe et XVIIe éditions des « Antalya AlgebraDays », normalement organisés à Antalya commeleur nom l’indique, l’ont été au village en mai 2013et 2015 respectivement, avec, entre autres, Gre-gory Cherlin, Martin Ziegler, Ian Leary, Serge Bouc,et Ehud Hrushovski comme invités. La prochaineédition aura également lieu au village en 2016.

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Figure 8 – Vue de la salle de conférencesdepuis le premier étage de la bibliothèque.

Récemment, le Village a inauguré une nouvelleinitiative qui permet à des groupes de recherchede toutes tailles de se réunir au village pour despériodes de recherche intensive. J’ai pu en expéri-menter personnellement les effets bénéfiques. Lelendemain de notre arrivée, mon directeur de thèseet moi nous sommes mis au travail après un bonpetit déjeuner à 9 heures du matin, sur un problèmequi nous résistait depuis longtemps. Trois heuresplus tard, nous avions les bases d’un article – l’airdu Village des mathématiques inspire !

3.2 – Comment contribuer au Village des

mathématiques

Le village est un endroit idéal pour organiserune conférence ou un workshop. L’esprit commu-nautaire du village marquera très probablementun projet qui y est organisé, et l’environnement dé-tendu et chaleureux favorise la communication etla collaboration entre les participants. Cela est éga-lement vrai pour les groupes de recherche – il y adans le village une quantité indénombrable de coinsoù l’on peut se réunir et discuter de mathématiquesautant que l’on veut, sans être dérangé.

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Le Village Nesin des mathématiques en Turquie

Les enseignants volontaires sont toujours lesbienvenus. Evidemment, tous les cours du niveaudu lycée doivent être donnés en turc, car les élèvesn’ont pas nécessairement le niveau suffisant enlangues étrangères – cependant, tout cours de li-cence ou plus avancé peut l’être en anglais. Un descommentaires que j’ai entendus le plus souvent dela part des enseignants au village est combien ilssont surpris par l’enthousiasme des étudiants ; leursoif d’apprendre est véritablement étonnante, d’au-tant plus que leur participation à ces cours ne four-nit aucun diplôme ni de note et est ainsi purementpar intérêt personnel.

L’enseignement et la recherche ne sont pasmutuellement exclusifs, comme l’exprime le témoi-gnage d’Alexandre Borovik après l’une de ses visitesau village :

Pour moi, le village est un endroit derecherche ; j’y vais pour travailler avecmes amis et collaborateurs, Adrien De-loro de Paris et Sükrü Yalçınkaya d’Istan-bul. Nous travaillons sur plusieurs pro-jets ayant comme objectif, en gros, decomprendre le groupe SL2 à un niveautrès détaillé, « sous-atomique », ce quel’on peut voir plus précisément dans nosprépublications. Le village est un para-dis pour travailler en petit groupe.

Le nom bizarre du cours que j’ai en-seigné en août dernier a déjà étémentionné ci-dessus : Three GroupsEvery Mathematician Has to Know. Cesgroupes sont en fait les trois formes lesplus célèbres du groupe SL2 : SO3(�),PG L2(�), et PSL2(�). Pour nos pro-jets, il me fallait rafraîchir et aigui-ser ma compréhension de ces groupes,et rendre cette compréhension utile.Quelle meilleure manière de le fairequ’en donnant, à partir de premiers prin-cipes, un cours détendu et fluide sur cesgroupes, et en le rendant aussi acces-sible que possible ? Pouvez-vous expli-quer rapidement et simplement pour-quoi le produit vectoriel de vecteursde �3 tombe dans l’algèbre de Lie deSO3(�) ? Ou l’astuce de Dirac avec lesficelles ? Bien sûr, j’ai prêté attentionaux géométries de ces groupes, et j’airendu hommage aux noms illustres quiy sont associés : Euclide, Lobachevsky,Minkowski.

Quand on enseigne à des débutantscomplets, on apprend aussi. Peut-êtrequ’à certaines occasions je suis passéen mode spectacle, y ajoutant des pas-sages savoureux comme, par exemple,le polissage des vases en pierre àl’époque de l’ancien Empire égyptien(ou, en termes mathématiques, la clas-sification des sous-algèbres à trois di-mensions de l’algèbre de Lie des « vec-teurs glissants », c’est-à-dire les isomé-tries infinitésimales de l’espace eucli-dien à trois dimensions) – mais pour moi,c’était un moyen de se détendre aprèsdes sessions intenses de recherche.Je ne connais aucun autre établisse-ment mathématique au monde où l’oncombine à un tel niveau la recherche etl’exposition.

3.3 – Plans pour l’avenir du Village des ma-

thématiques

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Figure 9 – Un jour de printemps au village,avec un des nombreux chats et chiens adop-tés par hasard.

Plusieurs projets pour cette année sont déjà enplace, outre l’école d’été : la conférence GAeL (Géo-

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métrie Algébrique en Liberté) en juin, l’atelier WIN-E2 (Women in Numbers Europe-2) en septembre, etune école d’été en physique mathématique.

Grâce à l’intérêt porté par plusieurs départe-ments de philosophie, un des nouveaux projets am-bitieux du Village est de construire un Village dephilosophie sur un nouveau terrain adjacent. Laconstruction est déjà commencée, mais pour l’ins-tant il héberge surtout les élèves qui ne trouventpas de place dans les dortoirs du Village des ma-thématiques. L’année dernière, un nouveau pro-gramme nommé « Village des arts » a été inauguré– il s’agit pour l’instant d’un atelier d’arts plastiqueset d’une école d’été organisée par Isin Onol, com-

missaire d’expositions et artiste turque.Dans le même temps, la construction au Village

des mathématiques ne s’arrête pas – on continue deconstruire des logements avec l’espoir qu’un jourplus personne ne soit obligé de dormir dans destentes.

Les projets ambitieux ne manquent jamais auvillage ! Il en va de même pour les volontaires géné-reux et enthousiastes qui font de leur mieux pourleur donner vie, et sans lesquels le village ne pour-rait survivre ! Plus de projets, plus de volontaires etplus de participation sont toujours les bienvenus, etles résidents du village sont toujours partants pourpartager leur fierté avec tous les visiteurs 1.

Gabriela Aslı Rino Nesin

Université d’Oxford, Royaume-Uni

Gabriela Aslı Rino Nesin est née dans le Connecticut, EUA, en 1984. Elle a vécu aux États-Unis, en Turquie,au Portugal, en Espagne, aux Pays-Bas, et au Royaume-Uni. Après une licence en mathématiques et unmaster en logique, elle a soutenu en décembre 2015 un PhD à l’université de Leicester sur des questions dethéorie des langages formels liées à la théorie des groupes sous la direction de Rick Thomas. Elle travailleactuellement dans le cadre du projet « Social Machines of Mathematics » de l’université d’Oxford. Elle aparticipé à plusieurs écoles d’été au village des Mathématiques depuis sa création et y passe régulièrementplusieurs semaines chaque été soit comme enseignante soit pour participer à des groupes de travail. Ellevit actuellement à Édimbourg.

Cet article est traduit par Gabriela Nesin (avec quelques modifications minimales qui reflètent le passage du temps) de saversion anglaise parue dans Notices Amer. Math. Soc., Vol. 62 (2015), numéro 6, 652-658. ©2015 American MathematicalSociety. Voir http://www.ams.org/notices/201506/rnoti-p652.pdf.

1. Pour plus d’information, visitez la page web du village : http://matematikkoyu.org/eng/.

42 SMF – GAZETTE – AVRIL 2016 – No 148