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30 297 Octobre 2012 DOSSIER LES ANTI-LUMIèRES CONTRE LHUMANISME Entretien avec Zeev STERNHELL Zeev Sternhell né en Pologne en 1935, est un historien israélien et l’un des plus grands experts mondiaux du fascisme et des anti-Lumières. Il est professeur émérite d’histoire des idées (chaire Léon-Blum de science politique), à l’université hébraïque de Jérusalem, auteur tout dernièrement de l’ouvrage Les anti-Lumières. Une tradition du XVIII e siècle à la guerre froide (Gallimard, Folio-Histoire). Il est auteur de plusieurs ouvrages traduits en sept langues. En plus de son activité d’universitaire, il écrit régulièrement dans le journal Haaretz. Son père est mort en 1940, sa mère et sa sœur aînée furent tuées par les Nazis quand il avait 7 ans. Durant le reste de la Seconde Guerre mondiale, il vécut caché avec de faux papiers, avant de partir à l’âge de 11 ans, dans un train de la Croix-Rouge, de la Pologne en direction de la France. Il apprit à cette époque le français et entra à l’école primaire puis au lycée d’Avignon. Plus tard, en 1951, à l’âge de 16 ans, il immigra en Israël, avec l’aide de l’organisation pour les enfants juifs, l’Aliyah des jeunes. Après de brillantes études en histoire et en science politique à l’université hébraïque de Jérusalem, il vient en 1964 à l’IEP de Paris pour écrire et soutenir en 1969 sa thèse de doctorat sur le thème des idées sociales et politiques de Maurice Barrès. Fervent démocrate, personnage engagé dans la promotion de la paix et membre fondateur du mouvement Shalom Akhchav qui vise à la reconnaissance d’un État palestinien, défenseur des Lumières et de l’humanisme, Zeev Sternhell est ainsi particulièrement critique sur la résurgence des fascismes contemporains, tout comme sur les dérives religieuses fondamentalistes. Suite à ses prises de position contre le camp ultra-nationaliste en Israël et contre la colonisation en Palestine, il fut victime en 2008 d’un attentat à la bombe à son domicile, par un juif orthodoxe. Il est Commandeur de l’Ordre des palmes académiques et Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres de la République française. Il est aussi membre de l’Académie des Sciences et Lettres d’Israël et a obtenu en 2008 le prix d’Israël. Il vit et réside à Jérusalem.

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30 297 Octobre 2012DOSSIERLES ANTI-LUMIRESCONTRE LHUMANISMEEntretienavec Zeev STERNHELLZeev Sternhell n en Pologne en 1935, est un historien isralien et lun des plus grands experts mondiaux du fascisme et des anti-Lumires. Il est professeur mrite dhistoire des ides (chaire Lon-Blum de science politique), luniversit hbraque de Jrusalem, auteur tout dernirement de louvrage Les anti-Lumires. Une tradition du XVIIIe sicle la guerre froide (Gallimard, Folio-Histoire). Il est auteur de plusieurs ouvrages traduits en sept langues. En plus de son activit duniversitaire, il crit rgulirement dans le journal Haaretz. Son pre est mort en 1940, sa mre et sa sur ane furent tues par les Nazis quand il avait 7 ans. Durant le reste de la Seconde Guerre mondiale, il vcut cach avec de faux papiers, avant de partir lge de 11 ans, dans un train de la Croix-Rouge, de la Pologne en direction de la France. Il apprit cette poque le franais et entra lcole primaire puis au lyce dAvignon. Plus tard, en 1951, lgede 16 ans, il immigra en Isral, avec laide de lorganisation pourles enfants juifs, lAliyah des jeunes. Aprs de brillantes tudes en histoire et en science politique luniversit hbraque de Jrusalem,il vient en 1964 lIEP de Paris pour crire et soutenir en 1969 sa thse de doctorat sur le thme des ides sociales et politiques de Maurice Barrs. Fervent dmocrate, personnage engag dans la promotion de la paix et membre fondateur du mouvement Shalom Akhchav qui vise la reconnaissance dun tat palestinien, dfenseur des Lumires et de lhumanisme, Zeev Sternhell est ainsi particulirement critique sur la rsurgence des fascismes contemporains, tout comme sur les drives religieuses fondamentalistes. Suite ses prises de position contrele camp ultra-nationaliste en Isral et contre la colonisation en Palestine, il fut victime en 2008 dun attentat la bombe son domicile, par un juif orthodoxe. Il est Commandeur de lOrdre des palmes acadmiques et Chevalier de lOrdre des Arts et des Lettres dela Rpublique franaise. Il est aussi membre de lAcadmie des Scienceset Lettres dIsral et a obtenu en 2008 le prix dIsral.Il vit et rside Jrusalem.31 297 Octobre 2012Humanisme:CherZeevSternhell,noussommeshonorsdecetentretien surlesanti-Lumiresavecvous,quiyavezconsacrdebrillantesrecherches. Commenons donc par une question simple : que dsignez-vous par le courant anti-Lumires?Notamment,est-ceunmouvement,uncourant,unensemble unitaire ou multiple ? quels penseurs faites-vous rfrence ?Zeev Sternhell : Tout dabord merci pour cette invitation de mexprimer dans votre revue dont le titre dit tout et qui est tout un programme, un trs beau programme. Lesanti-Lumiresconstituentuncourant,jaiutilisletermedetraditionpour rendre bien le sentiment de continuit et de persistance dans le temps. Ce courant est multiple, aux nombreuses variantes, mais toutes ses varits ont en commun une rvoltecontrelavisiondelhommeetdelasocitdesLumires.Ilfautinsister surlefaitquelesanti-LumirestoutcommelesLumiresneconstituentpasdes corpusdidestoujoursbienstructurs,maispluttdeuxtraditionsintellectuelles auxobjectifspratiquesetimmdiats.Unedeleurscaractristiquesestladiversit etlescontradictionsinternes.Mconnatrecettediversitseraitunegraveerreur. Cependant,endpitdecettehtrognit,ilexisteundnominateurcommun toutes les formes et variantes des Lumires aussi bien que des anti-Lumires. Cest pourquoi, en dpit de tout ce qui spare Voltaire de Rousseau, Rousseau de Condorcet, Montesquieu de Diderot et des Encyclopdistes, les penseurs des Lumires franaises et leur ct leur principal alli, Kant, sont unis par un certain nombre de principes quiconstituentlecurdelagrandervolutionintellectuelleduXVIIIesicle.Sans craindre de dformer les ralits complexes de la priode qui va depuis le dbut du XVIIIe sicle nos jours, il est permis dafrmer quil existe bien une cohrence et une logique dans la tradition des Lumires et une mme cohrence fait le fond des anti-Lumires. On parlera des penseurs des anti-Lumires dans un instant. Mais, une fois encore il ne faut jamais confondre cohrence et uni-dimensionalit.Humanisme : Pourquoi les anti-Lumires critiquent-ils la raison, lautonomie de lindividu et les droits de lhomme ?Zeev Sternhell : Parce quils slvent contre la libration de lindividu par la raison. LesLumiresvoulaientlibrerlindividudescontraintesdelhistoire,dujoug descroyancestraditionnellesetnonvries:cestainsiquestvenuaumondele libralisme du Deuxime Trait de Locke, de la Rponse la question : Quest-ce que lesLumires?deKantetduDiscourssurlingalitdeRousseau,troisformidables pamphlets qui sonnent la libration de lhomme. Cest bien contre la libration de lindividu par la raison que les penseurs des anti-Lumires lancent leur attaque. Les anti-Lumiressedressentbiencontrelanouvellevisiondelhistoire,delhomme etdelasocit,contrelesnouvellesthoriesdelaconnaissance,contrelefameux Sapereaudekantien,contrelemondesansDieudelanthropologiephilosophique deRousseau.EnunecentainedepagesduDiscourssurlingalit,Rousseaunous donne un livre de la Gnse laque. Les anti-Lumires font campagne depuis deux sicles contre un certain nombre de principes fondamentaux qui ont rendu possibles linstaurationdeslibertsanglaiseslorsdelaGlorieuseRvolution,puislesdeux 32 297 Octobre 2012grandes Dclarations de droits et les deux rvolutions de la n du XVIIIe sicle en Amrique et en France.Les penseurs des anti-Lumires navaient pas tort, loin de l, quand pendant deux sicles, ils faisaient la guerre, la suite de Burke et de Maistre, cesabstractions,cesfumescommedisaitMaurras,quesontlesdroits de lhomme. Ils avaient mme parfaitement raison, car les droits de lhomme sont unepureinvention,unection,purproduitdelapenseclairedepuisHobbes et Locke jusqu Rousseau, sans aucun fondement dans la ralit.Mais ce sont ces puresinventionsdelesprithumainquisontlefondementdenotrelibertetde nos droits, cest--dire de la dmocratie.Ce qui fait que si les Lumires produisent lagrandervolutionintellectuelledelamodernitrationaliste,lemouvement intellectuel, culturel et politique associ la rvolte contre les Lumires ne constitue pas une contre-rvolution, mais une autre rvolution: ainsi nat non pas une contre-modernit mais une autre modernit, fonde sur le culte de tout ce qui distingue et spare les hommes lhistoire, la culture, la langue , une culture politique qui refuse la raison aussi bien la capacit que le droit de faonner la vie des hommes. Pour les penseurs de cette seconde modernit, le mal est n le jour o, de simple pice dun mcanisme sophistiqu, lhomme est devenu individu possdant des droits naturels etprtendantneprendrepourguidedanssaviepubliquequesaseuleraison.De Burke et Herder la n du XVIIIe sicle Meinecke dans les annes 1930, lobjectif reste la restauration de cette unit perdue.Humanisme:Peut-ondireselonvousquelesanti-Lumiresontconduitla catastrophedelaSecondeGuerremondiale?Serait-ceaucontraire,comme ledisentcertains(Lyotard,Briggen,Bauman,peut-tremmeAdorno),les Lumires qui ont conduit Auschwit ?Zeev Sternhell : Prtendre que les Lumires ont conduit Auschwitz constitue une absurdit totale, produit dune pense anti-historique. Il faut pour cela nourrir une haineirrationnelleetobsessionnelledurationalisme.Siquelquechoseaengendr la catastrophe europenne du sicle pass cest prcisment la destruction des droits delhomme,desaqualitsuigenerisdtrepourvudelaraison,destructiondes principes universels et de lgalit des tres humains.Les grands principes de cette dmarcheleprimatdelatradition,descoutumesetdelappartenanceune communaut culturelle, historique, linguistique ont t poss en 1925, donc plus dun demi-sicle avant la Rvolution franaise par le pionnier de la culture des anti-Lumires, Giambattista Vico. Lhomme, disait Vico en critiquant les thoriciens du droitnaturelHobbes,Locke,GrotiusetPufendorf,napascrlasocitde toutes pices, il est ce que la socit en a fait, ses valeurs sont sociales et donc relatives. La relativit des valeurs constitue un aspect capital de la critique des Lumires et les ravages que fera ce concept seront normes. La coexistence conictuelle de ces deux modernits constitue lun des grands axes de lhistoire des deux sicles qui sparent notre monde de celui de la n du XVIIIe sicle. Cest bien cette autre modernit qui engendre la catastrophe europenne du XXe sicle.Aprs Vico vient Herder. Quand il assimile le monde historique la nature, quand chezcepasteurprotestantlinstinctpatriotiqueetethniquelemportenalement 33 297 Octobre 2012sur luniversalisme chrtien, quand il cultive lidal contraire de spcicit culturelle etdesmythesrassembleurs,nordiquesetethniques,anti-latinsetanti-franais, Herder pose les fondements de cette seconde modernit et produit le vritable cadre conceptueldu nationalisme moderne. Herder na jamais pu renier le principe qui est au cur de sa pense : chaque pense est lexpression dun peuple, dune ethnie et non pas dune vrit. Cent ans plus tard, la modernit antirationaliste devient une force politique dune extraordinaire puissance de rupture. Taine, Barrs, Treitschke et Spengler, reprendront les grands thmes herderiens en les adaptant aux ralits de la n du XIXe et dbut du XXe sicle.Humanisme : Vous citez frquemment, Burke, Carlyle, Croce, Heidegger, Herder, de Maistre, Maurras, Nietzsche, Renan, Schmitt ou Spengler. Mais quel est, selon vous, lauteur le plus dangereux ?Zeev Sterhell : Il est difcile dtablir une hirarchie car chacun apporte lments et clairages qui lui sont propres. Tous vhiculent des principes dangereux. Certains de ces auteurs sont plus originaux que dautres : ce sont les vritables fondateurs, qui ouvrirent une nouvelle priode et en cela ils sont dangereux : Vico, Burke et Herder. Schmitt est le plus important intellectuel fasciste du XXe sicle. Il tait aussi nazi. Il estpossiblequilsoitdenosjoursleplusdangereux,prcismentparcequiltait aussi bien fasciste que nazi. Mais, regardons les choses en termes de longue dure : les grands principes de la dmarche des anti-Lumires le primat de la tradition, des coutumes et de lappartenance une communaut culturelle, historique, linguistique, C. Hlie / Editions GallimardZeev Sternhell.34 297 Octobre 2012Joseph de Maistre (1753-1821), penseur des anti-Lumires dnonait la notion de droits de lHomme, pure invention de lesprit humain, pourtant fondement de notre libert et de nos droits,cest--dire de la dmocratie.ethnique ont t poss un demi-sicle avant la Rvolution franaise par Vico. Ces principes explosent au tournant du XXe sicle pour devenir aprs la Grande Guerre une extraordinaire puissance de rupture. Humanisme : Vous dites, dans votre ouvrage, que le fascisme italien reprsente la forme exacerbe de la tradition anti-Lumires. Pouvez-vous clairer ce point et daprs vous, peut-on parler aujourdhui de rsurgence du fascisme ?Zeev Sterhell : Le fascisme et non seulement le fascisme italien, le fascisme comme phnomne europen, y compris lAmrique latine, cest tout dabord un nationalisme 35 297 Octobre 2012exacerb, cest la socit ferme, organique, cest le culte de la violence, cest lanti-matrialisme par excellence. Le fascisme ce sont les anti-Lumires les plus pures : la prsance de la communaut, lanti-individualisme,le refus des droits de lhomme, le culte du spcique et de tout ce qui spare les hommes.Humanisme : Est-ce que les anti-Lumires peuvent sallier la dmocratie et aux valeurs humanistes de la Rpublique franaise ?ZeevSternhell:Enaucunefaon.LesLumirestaientunprocessusparlequel lindividu accdait la maturit, et sa libration des entraves de lhistoire constituait lessencedesLumiresetlanaissancedelamodernit.Depuislorsetjusqunos jours, dans la pense des Lumires, le bien de lindividu constitue lobjectif nal de toute action politique et sociale. cela rpondent les antiLumires des XIXe et XXe sicles : la communaut a prsance sur lindividu, lhomme nest pas matre de son avenir, pas plus que de son pass : nos anctres nous tiennent, ils parlent en nous, nous sommes ce quils ont fait de nous. Siledterminismeethniquesestnettementattnu,lesnationalistesdursdu FNmaisaussiladroitesarkoziennetellequellesestexprimelorsdesdernires lections prsidentielles, les islamistes durs en France et ailleurs dans le monde, les nationalistes religieux juifs en Isral, les no-conservateurs et leurs allis vanglistes aux tatsUnis, en dpit des apparences, mnent encore le mme combat au nom de mmes valeurs de particularisme et de diffrencialisme. Tous afrment le primat de la culture : dans la culture sexprime lide lance par Herder selon laquelle chaque personne, chaque communaut historique a sa propre mesure . Humanisme:Est-cequevousverriezaujourdhuiuneactualitducourant anti-Lumires (dans le monde politique, universitaire, scientique, mdiatique, conomique, etc.) ? Zeev Sternhell : La guerre aux fondements des Lumires franaises se poursuit de nosjoursavecnonmoinsdedterminationquaucoursdesdeuxsiclespasss. Assurment, la virulence nest plus la mme ne serait-ce que du fait que la dmocratie politique, en France notamment depuis la n de la guerre dAlgrie, nest plus mise en cause. Mais les principes intellectuels nont pas vari car les grandes questions poses au temps des Lumires sont toujours celles qui restent au centre de notre monde : une socit constitue-t-elle un corps, un organisme vivant ou seulement un ensemble de citoyens ? En quoi consiste exactementlidentit nationale ? Une communaut nationale se dnit-elle en termes politiques et juridiques ou en termes historiques et culturels ?Quel est, dans ce contexte, le poids de la religion dans la culture ? Quest-ce qui compte davantage dans lexistence humaine : ce quiest commun tous les hommesoucequilesspare?Parailleurs,lemondetelquilexisteest-illeseul envisageable ? Une socit autre que la ntre est-elle possible ? Un changement de lordre social en place constitue-t-il un objectif lgitime ou le prcepte dun dsastre quasi certain ?Cest autourdes rponses ces questions-cls de notre temps que se structurent les anti-Lumires contemporaines. 36 297 Octobre 2012Humanisme : Pensez-vous quil est important, pour le futur, dtre vigilant sur les anti-Lumires ?Zeev Sternhell : Autant que toujours. Pour la droite dure de tous les pays, la nation estunechose,lacommunautdescitoyens,uneautre:laqualitdecitoyenpeut aisment tre conue comme une catgorie politique et juridique articielle, distincte de la qualit de Franais. Lide selon laquelle la nation, communaut historique et culturelle est distincte de la communaut des citoyens laquelle on peut adhrer ou dont on peut se retirer ou tre banni,quon le veuille ou non, reprend la dmarcation entre deux catgories de Franais : les vrais et les autres. La qualit de Franais est une valeur absolue, celle de citoyen franais une valeur relative. Les citoyens franais sils ne sont pas aussi des Franais historiques peuvent dans certaines conditions tre dchus de leur nationalit dans le sens politique et juridique du terme, comme cela fut le cas sous Vichy pour les juifs naturaliss. Ils peuvent galement, en dpit duneappartenanceanciennelacommunautdescitoyens,trerelgusauban de la socit et devenir objets de discriminations comme celles prvues par les lois doctobre 1940. Dans mon pays, certains rchissent la possibilit de soumettre la nationalit isralienne, pour les non-juifs, une sorte dexamen de dlit : on aurait ainsi deux catgories de citoyens.Aucune socit nest immunise contre la pense anti-Lumires. Permettez-moiderappelerunefoisencoreladnitiondelanationdonnepar lEncyclopdie de Diderot et de dAlembert : une quantit considrable de peuples, quihabiteunecertainetenduedepays,renfermedansdecertaineslimites,et quiobitaummegouvernement.EnGrande-Bretagne,DavidHume,legrand philosophe des Lumires britanniques, donne une dnition quasi identique : Une nation nest rien quune collection dindividus. Pas un mot sur lhistoire, la culture, la religion, lethnie. Ainsi nat le citoyen. Cest sur cette base que furent librs en France les esclaves noirs et que furent mancips les juifs. Cette dnition rationaliste, individualiste, politique et juridique, fondement ce jour encore ingal dune vision librale de la nation, na pas survcu aux premires annes de la Rvolution franaise, probablement parce quelle ne reprsentait pas une ralit sociologique et culturelle. Maiscettevisiondelanationnonseulementreprsentelavolontdespenseurs desLumireslibrerlindividudesentravesdelhistoire,maisposedescritres incontournables jusqu nos jours.Humanisme : Voulez-vous ajouter quelque chose ? Zeev Sternhell : Encore un mot, si vous me permettez. Ce qui est le plus intressant aujourdhuiestlefaitqueladroiteaupouvoiretlesmusulmansmilitantsdes banlieuesontencommundescritrescomparablespourcernerleurcommunaut dappartenance.Lesunsetlesautresprivilgientlappartenanceculturelle,lesuns etlesautresdfendentleurmoihistorique,lesunsetlesautresfondentleur identitsurunpassreloumythique.Siladroiteprsidentielleneparleplusau nom des trente rois qui en mille ans ont fait la France , ou au nom de lidologie delaterreetdesmorts,ellenestpasaussiloigneduFrontnationalquelle 37 297 Octobre 2012voudraitlefairecroire.Maislislamismeest-ildiffrentdanssaperceptiondeson identitetdesaspcicit?Eneffet,denombreuxenfantsdesimmigrsdans lescitsetlesmilitantsavancsdeladroiteplurielle,depuislailesarkozienne deladroitediterespectablequigouvernaitlaFranceilyaquelquesmoisencore jusquMarineLePen,sontobjectivementplusprocheslesunsdesautresquils ne le sont de lhritage de Voltaire, de Rousseau, et des Encyclopdistes. Les uns et les autres pensent que leur communaut culturelle a quelque chose dunique dire etdoitdoncresterdetouttempsdleelle-mme.Mais,surunpointessentiel, lesintgristesislamistesseplacentlapointedesanti-Lumiresetbattentdune bonne longueur la droite conservatrice : il sagit du problme de limpermabilit des cultures. Contrairement la droite, lislamisme, comme dautres intgrismes, juif ou chrtien, prche la ncessit dun tel isolement. Ici, il faut bien mettre en vidence un lment dexplication dont je nai pas la place pour en parler, mais que lon ne peut pas passer sous silence : lengouement post-moderniste pour le multiculturalisme et le diffrencialisme culturel a jou un rle de premier plan dans laffaiblissement des valeurs universelles. Le prix exorbitant du diffrencialisme culturel et du primat de la culture commence nalement devenir une vidence. Claude Lvi-Strauss, son grand prophte disparu en novembre 2009,tait conscient de la vocation anti-humaniste etanti-universalistedudiffrentialismeculturel.Ilsavaitquiltaitimpossiblede cultiverlafoisunidalhumanistedecommunicationentrelesculturesetde soutenirlarevendicationdechaquecultureuneoriginalitincommunicableet inimitable. Pour tout dire, rien na encore t invent pour remplacer lhumanisme des Lumires. Propos recueillis par Jrmy Mercier