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K A & C ISSN 1225-9101 A RTS ET C ULTURE DE C ORÉE Vol.11, N° 2 Été 2010 La Guerre de Corée, 60 ans après

Koreana Summer 2010 (French)

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K o r e a n a r t & C u l t u r e vol. 24, no. 2 Summer 2009

ISSn 1225-9101

a r t s e t C u l t u r e d e C o r é e vol.11, n° 2 Été 2010

la Guerre de Corée, 60 ans après

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Beautés de Corée

Le porte-clefs à breloques

réé pour servir de simple accessoire, le porte-clefs à breloques s’est paré des qualités décoratives d’un objet artisanal à l’élaboration complexe. De nom-

breux modèles s’agrémentaient de pièces de monnaie commémoratives dites byeoljeon sur lesquelles étaient gravés symboles ou idéogrammes propices à la longévité et aux bonnes fortunes et que réunissait une cordelette aux fils multicolores noués où s’enfilaient diverses perles. Dans la noblesse, il était d’usage d’en faire cadeau aux mariés qui les conservaient par la suite au sein du patrimoine familial, ou de le joindre à la dot qu’apporterait une femme, en gage de prospérité et de bonheur conjugal.

Tel est le cas du spécimen représenté ci-contre, qui comporte une unique piecette de cuivre jaune en forme de fleur de poirier gravée en son centre d’un idéogramme signifiant « longévité » et entouré des figures de deux jeunes garçons, ce modèle étant donc d’une conception assez simple, si l’on songe que certains peuvent com-porter jusqu’à douze éléments décoratifs de ce type. En revanche, il s’avère tout à fait remarquable par l’aspect et l’exécution de cette corolle à cinq pétales qui fut le symbole de la dynastie Joseon et au-dessus de laquelle est gravé le visage de Cheoyong, ce légendaire personnage doté du pouvoir d’éloigner les démons. Sur son pourtour, se love

la créature mythologique du lion-dragon qui se nomme baekta en coréen et appara t aux humains lorsque règnent paix et prospérité.

À l’extrémité inférieure du porte-clefs, s’accrochent les breloques composées de huit fruits de lotus et de deux petites louches creusées dans des moitiés de gourdes en forme de pêche représentant respectivement fécondité et mariage. Entièrement réalisées à la main, ces deux dernières s’unissent, avec une parfaite symétrie évoquant le bonheur conjugal, de part et d’autre d’une piécette en cuivre jaune dite yeopjeon fixée sur une petite lame recourbée servant à nettoyer le fourneau d’une pipe. Des pompons rouges et violets ornés de perles en ivoire com-plètent la décoration de cet objet appartenant aux collec-tions du Musée de la serrurerie (www.lockmuseum.org), où est exposé, aux côtés de verrous et serrures anciens, un ensemble de porte-clefs à breloques coréens sur les-quels cet établissement réalise des recherches approfon-dies.

Les piécettes des porte-clefs à breloques peuvent aussi être en forme de bourse porte-bonheur ou se couvrir d’un vernis aux couleurs éclatantes, autant d’aspects décoratifs dont le symbolisme original est révélateur de la culture et des coutumes du temps passé.

C

© Lock Museum

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arts et Culture de Corée Vol.11, N° 2 Été 2010

Au Cimetière mémorial des Nations Unies de Busan, reposent en paix deux mille trois cents des onze mille soldats de l’ONU qui, au prix de leur vie, défendirent la Corée du Sud et la paix mondiale. Ils y furent inhumés suite à la conclusion de la trêve qui mit fin aux combats de la Guerre de Corée, tandis que la dépouille mortelle de la majorité d’entre eux était rapatriée dans leurs onze pays respectifs, à la demande des familles.

© Song Bong-keun

La Guerre de Corée, 60 ans après

8 La Guerre de Corée et les changements sociaux Han Kyung-Koo

16 Le traumatisme de la guerre subsiste au plus profond de l’âme coréenne Hahn Myung-hee

22 Statistiques de la croissance coréenne depuis la guerre Park Tae-gyun

28 La Zone démilitarisée coréenne Choi Byung Kwan

34 La Guerre de Corée en littérature Kim Chi-su

40 La place de la Corée dans le monde Lee Tae Joo

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44 entretien Kim Yu-na

Kim Yu-na, la patineuse qui a conquis le monde Kim Dong Wook

50 artisan Jo Chung-ik

Les éventails traditionnels de Jo Chung-ik : des objets d’art fonctionnels Park Hyun Sook

56 Chronique artistique

L’univers sculptural de Kwon Jinkyu révélé | Kim Yisoon

62 À la déCouverte de la Corée

Des Trois Royaumes à nos jours, une passion : la Corée Élisabeth Chabanol

66 sur la sCène internationale shim Jae doo, Yu so Yeon

Les époux Shim Jae Doo et Yu So Yean, médecins missionnaires en Albanie depuis dix-sept ans Kim Mina

70 esCapade En Mer Jaune, cinq ı̂ les pittoresques attendent la réunification Kim Hyungyoon

78 Cuisine

La fraı̂ cheur des nouilles par temps de grosse chaleur | Lee Jong-Im

82 reGard eXtérieur

«Yobosaeo Cha Cha» : le vieux son de Séoul | Frédéric Ojardias

84 vie quotidienne

La forteresse de Séoul : un témoignage historique vivant au cœur de la capitale

Charles La Shure

89 aperçu de la littérature Coréenne

Park Wan-suh « Une rencontre d’aéroport », de Park Wan-suh,

ou la Guerre de Corée vue par les femmes Park Hye-kyung

Une rencontre d’aéroport | Traduction : Kim Jeong-Yeon et Suzanne Salinas

Publication trimestrielle de la Fondation de Corée2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu, Séoul 137-863 Corée du Sudwww.kf.or.kr

ÉITEUR Kim Byung-Kook DIRECTEUR DE LA RÉDACTION Hahn Young-heeREDACTRICE EN CHEF Choi Jung-hwaRÉVISEUR Suzanne SalinasCOMITÉ DE RÉDACTION Cho Sung-taek,Han Kyung-koo, Han Myung-hee, Jung Joong-hun, Kim Hwa-young, Kim Moon-hwan, Kim YoungnaCONCEPTION ET MISE EN PAGE Kim’s Communication AssociatesRÉDACTEUR EN CHEF ADJOINT Lim Sun-kunDIRECTEUR PHOTOGRAPHIQUE Kim Sam DIRECTEUR ARTISTIQUE Lee Duk-limDESIGNER Kim Su-hye

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Koreana, revue trimestrielle enregistrée auprèsdu Ministère de la Culture et du Tourisme (Autorisation n° Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais et allemand.

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La Guerre de Corée,60 ans après

C’est la Corée du Sud qui fit sauter le pont de chemin de fer sur le Hangang pour contrer l’avance de l’armée nord-coréenne en direc-tion du sud, mais elle l’a depuis lors reconstruit et il figure parmi les vingt-sept ouvrages que compte ce fleuve.

© NOONBIT Publishing Co.

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Le 25 juin 1950, l’invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord déclenchait trois années d’un conflit armé dit Guer-re de Corée qu’allait suspendre l’armistice signé en juillet 1953. Cinq ans seulement après la fin de l’occupation japo-naise, suivie de l’accession de la Corée à son indépendance et, deux ans plus tard, à la création de deux États selon un partage du territoire convenu par les puissances étrangères entre elles, cette commotion allait fortement ébranler les fondements même de l’ensemble du corps social. Soixante ans se sont écoulés depuis cet affrontement et la Corée du Sud, dont la capitale sera l’hôte du prochain sommet du Groupe des 20, occupe une position de premier plan parmi les nations qui défendent les intérêts communs du village planétaire.

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La Guerre de Corée et les changements sociauxDepuis la Guerre de Corée, se sont succédé deux générations dont la dernière, qui n’a donc pas connu ce conflit, dirige aujourd’hui les affaires de l’État sud-coréen. À l’heure actuelle, la Corée n’en demeure pas moins la seule nation au monde à être divisée en deux États, le Nord et le Sud, qui continuent de s’opposer, et les Coréens eux-mêmes considèrent ainsi la Guerre de Corée comme une « guerre inachevée ». Soixante ans après le déclenchement de cet important conflit, il convient de s’interroger sur la manière dont il a influencé le mode de vie et la manière de penser des Sud-Coréens.

Han Kyung-Koo Anthropologue culturel et professeur à la Faculté des arts libéraux de l’Université nationale de Séoul

Kim Yong-chul, Ahn Hong-beom Photographes

Inauguré en juin 1994 à Yongsan-dong, un quar-tier de l’arrondissement de Yongsan-gu, à Séoul, le Mémorial de la Guerre de Corée rappelle à notre mémoire les événements historiques qui marquèrent ce conflit et les actes d’héroïsme des hommes qui y combattirent.

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La Guerre de Corée représente un événement d’une importance consi-dérable dans l’histoire des relations internationales, ainsi que dans le

domaine socio-culturel, par l’ampleur de ses répercussions. Si la libération de la Corée, qui a mis fin à la domination coloniale japonaise en 1945, ainsi que la proclamation de la République de Corée qui est intervenue par la suite, ont constitué deux événements capitaux de l’histoire nationale, la Guerre de Corée, qui a éclaté en 1950 et dont les hostilités ont été provisoi-rement suspendues par la conclusion d’un armistice, en 1953, a entraîné des conséquences d’une très grande ampleur sur les comportements, men-talités et valeurs morales de la population, ainsi que sur l’orientation qu’a suivie le pays dans son développement, pendant et après le conflit.

Un rappel historiqueC’est le 25 juin 1950, à quatre heures très précises, qu’est déclarée la

guerre dite de Corée suite à la brusque irruption de l’armée nord-co-réenne en territoire sud-coréen et en raison de l’écrasante supériorité

dont bénéficie l’envahisseur, tant par son matériel et que par sa préparation, il va aussitôt contraindre au repli les troupes du

camp adverse. Sa progression ultérieure lui permettra même à un moment donné, alors que les forces de l’ONU sont déjà

entrées dans le conflit, de parvenir à occuper la plus grande partie du territoire, à l’exception d’un petit morceau situé dans les provinces de Gyeongsang-do, de sorte qu’un temps, d’aucuns considérèrent imminente une réunifi-cation par la force. Après avoir débarqué avec succès à Incheon, les forces de l’ONU allaient libérer Séoul puis, à la faveur de leur avancée vers le nord, faire le siège de Pyeongyang et investir les rives de l’Amnokgang ou Yalu. Suite à l’entrée en guerre de la Chine, la Corée du Sud allait avoir à essuyer de nouvelles défaites, mais allait bientôt contre-attaquer en livrant de longs

et violents combats qui se dérouleront à proximité de l’actuelle ligne de démarcation, jusqu’à la procla-mation de l’armistice, au mois de juillet 1953.

En raison de l’extrême mobilité du front, le conflit ravagera la quasi-totalité de la péninsule en y pro-

voquant d’énormes pertes humaines et une destruction des infrastructures qui bouleverseront les fondements même

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de la nation. Pendant l’après-guerre, la division et la recons-truction du pays entraîneront ainsi d’importantes mutations de la structure sociale, qui verra se renouveler ses composantes. Sur fond d’urbanisation et d’industrialisation accélérées, la modernisation rapide du pays se traduira par le déclin des va-leurs morales et des relations humaines traditionnelles au profit d’autres d’un nouveau type. Après avoir enduré de terribles destructions, la mort, la misère, la famine, la séparation familiale et les conflits idéologiques, la population aspirera fortement au développement économique et à l’éradication de la pauvreté, ainsi qu’à l’instauration de la paix et de la sécurité, aux progrès de l’éducation et à l’accès à la culture, tout en éprouvant une profonde crainte de la guerre et du communisme.

Cette époque est aussi marquée, pour la Corée du Sud, par une confrontation à d’autres cultures qui résulte de la partici-pation au conflit des forces des Nations Unies et, en premier lieu, des États-Unis qui, par l’ampleur de leur intervention, représentent par excellence cet « autre » qui exercera une in-fluence considérable pendant et après les hostilités. Aide mi-litaire et humanitaire, haute technologie, abondance de biens, valeurs démocratiques, attraits culturels et importants écarts de niveau de vie, sur le plan tant quantitatif que qualitatif, consti-tueront autant de facteurs qui imprimeront dans les esprits une certaine vision des États-Unis.

La découverte de la vie de « réfugié »Dans les premiers temps du conflit, la soudaine débâcle mi-

litaire et l’incurie d’un pouvoir irresponsable condamneront la plus grande partie de la population à subir l’invasion nord-co-réenne et à se soumettre aux ordres des troupes d’occupation. Le pays est alors en proie à une confusion d’autant plus grande que le gouvernement, après avoir tout d’abord fanfaronné face à l’ennemi, avait fait volte-face et quitté précipitamment la ca-pitale. Pour ceux qui n’avaient pu le faire, allait commencer une longue série d’épreuves mêlant massacres, emprisonnements, tortures et enlèvements, les individus qu’elle avait épargnés étant accusés de « collaboration » et appelés à en souffrir consi-dérablement par la suite. En effet, la procédure de « vérification d’origine » qui sera systématiquement appliquée, jusque dans les années quatre-vingts, interdira l’accès à la fonction publique à de nombreux citoyens, au motif qu’ils s’étaient rendus « cou-pables par association ».

Le front sera enfoncé une seconde fois par l’Armée volon-taire du peuple chinois, qui repoussera l’armée sud-coréenne et les forces de l’ONU hors de la capitale et cette nouvelle déroute provoquera le départ massif d’une population qui tentera de gagner le sud par la route ou par mer et de quatre cent mille habitants, celle de Busan passera à plus d’un million. Les loge-ments qui attendaient ces familles déplacées consistaient, pour les plus chanceuses d’entre elles, en simples chambres de petite superficie, mais d’un état correct dans lesquelles on s’entassait, tandis que les autres en étaient réduites à se construire un abri de fortune au moyen de planches, cartons et bâches.

Du fait qu’elles ne se situaient pas en zone occupée, les deux

1© NOONBIT Publishing Co.

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provinces de Gyeongsang-do, notamment lears villes de Busan et Daegu, allaient jouer un rôle particulier dans la Corée moderne qui allait apparaître par la suite, ayant non seulement subi moins de destructions, mais aussi compté un nombre assez faible de « collaborateurs » au sein de leur population, laquelle affronte-rait donc moins de difficultés d’insertion sociale durant l’après-guerre. Même dans l’éventualité d’un second affrontement, ces régions étaient jugées plutôt sûres, d’autant que dans tout le pays, d’importantes institutions et de grandes personnalités avaient établi avec elles, tout au long de l’exode, des relations qui, après le conflit, pèseraient de tout leur poids dans l’essor privi-légié qu’allait connaître le sud-est du pays par rapport au sud-ouest.

Les blessures de guerre et la reconstructionAprès avoir fait payer un lourd tribut aux hommes et avoir

anéanti toute l’infrastructure du pays, la guerre allait encore provoquer des souffrances par les cruelles meurtrissures qui en demeuraient au fond du cœur de tout Sud-Coréen. Elle allait marquer de manière durable la façon de penser et d’agir des Sud-Coréens en leur infligeant de profondes peines et en les soumettant à une tension considérable dans des situations de crise portées à leur paroxysme. Ce conflit se trouvait en outre être survenu alors que venait à peine de s’achever la « Guerre de quinze ans », dont l’origine remontait à l’incident de Mand-chourie de 1931, suivi de la guerre sino-japonaise de 1937, et qui prit fin en 1945, en même temps que la Guerre du Pacifi-

que. Pas plus tôt libérée de la domination militariste nipponne et de la mobilisation générale qu’elle imposait, voilà que la Corée subissait les déchirements de la division nationale et les affres d’un cruel conflit. La conclusion de l’armistice ne met-tant pas pour autant un terme à l’affrontement entre les deux Corées, les décennies suivantes allaient encore être synonymes de tension pour des Sud-Coréens devant lutter pour vivre.

À si rude épreuve, ceux-ci allaient se forger un tempéra-ment alliant un grand dynamisme à une volonté indomptable, en dépit du traumatisme considérable dont ils avaient été victimes et dont les séquelles représentent aujourd’hui un as-pect négatif des mentalités et modes de vie coréens. Pendant la Guerre de Corée, militaires et émissaires étrangers avaient découvert que pour les Coréens qu’ils côtoyaient, les affres de ce conflit ne faisaient que prolonger celles de cette « Guerre de quinze ans » dont les plaies ne s’étaient pas encore refermées et le fait que celui-ci ait révélé au monde l’existence de la Corée allait fortement influencer la vision de ce pays et de son peuple dans les autres pays.

Pendant la Guerre de Corée, nombre de soldats ou réfu-giés sud-coréens qui n’avaient jamais quitté leur entourage se trouvèrent pour la première fois au contact d’inconnus qui venaient de toutes les régions et aux côtés desquels ils avaient

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1~2 Vues du boulevard de Sejongno au lendemain de la guerre et de l’actuelle place de Gwanghwamun, qui se situe à mi-distance entre les deux extré-mités de cette artère.

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à lutter pour se maintenir en vie. L’âpreté de ce combat quoti-dien, qui se déroulait dans une atmosphère d’extrême tension, faisait dès lors passer toute forme d’intégrité pour un signe de faiblesse. Ceci enracina dans les mentalités l’idée que la droiture vouait à être éliminé de cette course et par là même, à la crainte que loyauté et respect des traditions ne mènent systématiquement à l’échec. Cet état d’indigence où l’on man-quait de tout incitait à pratiquer la queue de poisson et à faire constamment preuve d’opportunisme, mais il n’en fallait pas moins répondre de ses actes, alors on invoquait des circonstan-ces peu équitables ou le non-respect du règlement par autrui.

Quand les villes se relevèrent de leurs décombres et que la population échappa à la misère grâce à la croissance rapide de l’économie, il fallut encore beaucoup de temps pour que les Sud-Coréens se rétablissent du fort traumatisme qu’avaient provoqué des années de crise ayant débouché sur un violent conflit armé. Si les souffrances physiques et difficultés matérielles des Sud-Coréens avaient pris fin, ceux-ci, pour avoir enduré ces maux au jour le jour, des décennies durant, n’allaient pas aussi rapide-ment évoluer dans leurs mentalités et comportements, qui im-primeraient leur marque sur les sujets de la génération suivante n’ayant pourtant pas eux-mêmes vécu en temps de guerre.

Alors que le pays vient de célébrer le soixantième anniver-saire de la Guerre de Corée, nombre de questions demeurent aujourd’hui sans réponse, mais les blessures du passé sont en voie de guérison. Si les deux Corées sont aujourd’hui encore séparées et continuent de s’affronter sur le plan idéologique,

celle du Sud s’est dotée d’un régime démocratique et assure l’alternance politique dans la paix, ainsi qu’une meilleure liber-té de la presse et un beaucoup plus grand respect des droits de l’homme. Quoique certaines questions donnent encore matière à s’inquiéter, le sentiment de détresse qui était né de longues années de crise s’atténue aujourd’hui dans les esprits.

Les stigmates d’une éducation nationalisteCet état permanent de crise allait également se manifester

dans la manière d’éduquer. Dans le cas du Japon, qui fut placé sous administration américaine après la guerre qu’il avait dé-clenchée par son acte d’agression impérialiste, c’est l’occupant qui permit au plus grand nombre d’avoir accès à l’instruction. En colonisant la Corée et en y imposant un régime à prépon-dérance militaire, ce même pays y laissa les marques durables d’une éducation empreinte de nationalisme dont l’influence se traduit par l’importance de la sécurité de l’État, la lutte contre le communisme et la prise de conscience des tensions résultant de la guerre et de la division territoriale.

À la veille de la guerre, le ministère de l’Éducation décréta que tous les écoliers devraient apprendre par cœur l’acte de foi suivant, qui s’intitulait « Notre serment » et déclarait ce qui suit : « Premiè-rement, nous sommes fils et filles de la République de Corée, et défendrons notre nation jusqu’à la mort. Deuxièmement, nous vaincrons les agresseurs communistes, car notre union est aussi dure que le fer. Troisièmement, nous planterons le drapeau coréen au sommet du Mont Baekdusan et réaliserons la réunifi-

© The U.N. Memorial Cemetery

Des anciens combattants originaires de différents pays du Commonwealth reviennent en Corée le temps d’une visite qui les conduira au Cimetière mèmorial des Nations Unies, dernière demeure d’un officier australien tombé au combat voilà près de soixante ans, mais aussi de sa femme qui souhaita être enterrée à ses côtés.

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cation ». Il figura alors non seulement sur les manuels scolaires, mais aussi sur tout livre nouvellement édité. Quand débutèrent les hostilités, le pays se glorifia de l’action et des sacrifices des soldats-étudiants, qui, par le biais du Corps de la Défense na-tionale, s’organisaient dans les établissements scolaires où un entraînement militaire était assuré. Il allait falloir attendre les années quatre-vingts pour que s’assouplissent les règlements fixant la longueur des cheveux et la tenue vestimentaire, mais aussi pour que commencent à s’estomper les tendances autori-taires de l’instruction.

Les habitudes alimentairesLa Guerre de Corée a entraîné d’importantes modifications

des modes d’alimentaion en Corée du Sud, notamment suite à l’introduction par l’armée américaine de produits tels que café, chewing-gum, chocolat, friandises, biscuits ou lait en poudre qui allaient dès lors se répandre dans la population. D’impor-tantes quantités de farine de froment provenant des excédents alimentaires américains allaient aussi arriver sur le marché et accroître considérablement la consommation de préparations à base de cette céréale, comme les nouilles à la sauce de soja noire, qui étaient auparavant un plat de choix.

À cette même époque, certaines spécialités de la Corée du Nord connaissent aussi du succès dans tout le pays, comme les nouilles froides de Pyeongyang qui, bien que déjà fameuses à Séoul et dans les grandes villes du sud, seront apportées dans les autres régions par les réfugiés nord-coréens fuyant en masse la zone des hostilités. Nombre d’entre eux ouvriront des res-taurants pour permettre à leurs compatriotes de retrouver les saveurs du pays natal et leurs spécialités culinaires connaîtront partout le succès, notamment, outre celle des nouilles froides déjà citées, le plateau de nouillles et de viande (eobokjaengban), la soupe à la viande et au riz (onban), les crêpes de haricot mungo (nokdujijim), les raviolis (mandu) et les filets fermen-tés (gajamisikhye). Voilà encore peu, d’anciens émigrés avaient coutume de se retrouver dans ces restaurants spécialisés dans la cuisine de leur pays, que ce soit à Séoul ou dans d’autres gran-des agglomérations, comme dans les quartiers d’Ojang-dong et d’Euljiro où ils dégustaient des nouilles froides, ou encore dans celui de Jangchung-dong qui propose des plats de jarret de porc.

C’est de la Guerre de Corée que date notamment le succès toujours plus grand des « nouilles froides de Pyeongyang », qui ne se consommaient autrefois que dans certaines circonstances, mais figurent aujourd’hui au menu ordinaire de nombreux restaurants. De même que cette célèbre recette, celle dite des «

nouilles au hoe » (poisson cru) ou des « nouilles assaisonnées » dans la province de Hamgyeong-do, a été nommée du nom de « nouilles froides de Hamheung » à son arrivée en Corée du Sud.

Religion et croyances

La Guerre de Corée, tout comme la division du territoire qui s’en est ensuivie, allait apporter des bouleversements jusque dans la foi religieuse de sa population. Tel est le cas du chama-nisme sud-coréen, où la qualité de chaman était héréditaire et se transmettait ainsi au fil des générations, alors qu’en Corée du Nord, ce titre exigeait au préalable que le sujet ait été habité par les esprits. Suite à la proclamation de la République démo-cratique populaire de Corée, ceux qui portaient ce titre furent soumis à de graves persécutions par les autorités et prirent la fuite en masse vers le sud quand éclata la Guerre de Corée pour s’adonner en toute liberté à leur sacerdoce en faisant aussi considérablement évoluer les pratiques locales.

Conflits et séparations allaient aussi laisser leur empreinte, quoique de manière toute différente, sur diverses confessions et sectes religieuses. Celle de Cheondogyo, dont le nom signifie « religion de la voie céleste » et dont les adeptes représentaient soixante-dix pour cent de la population nord-coréenne, a vu leur proportion s’effrondrer de manière spectaculaire. Confu-cianisme et bouddhisme ont aussi été amputés d’un grand nombre de fidèles, tandis que les confessions protestante et catholique en attiraient toujours plus. Pour ce qui est des croyants du culte presbytérien, dont près de soixante-dix pour cent vivaient en Corée du Nord, sous l’oppression du régime et en butte à de constantes persécutions par ce dernier, ils allaient être nombreux à gagner le sud en compagnie des dirigeants re-ligieux et sur place, allaient exercer une profonde influence sur l’orientation du christianisme coréen d’après-guerre. À Séoul, ces « chrétiens du nord-ouest » venus de Pyeongyang sont no-tamment à l’origine de la fondation d’églises presbytériennes comme celles de Youngnak et de Choonghyeon, qui allaient se placer à l’avant-garde de la lutte contre le communisme en Co-rée du Sud.

Tout au long de la guerre, le christianisme a connu une importante expansion sous l’action des missionnaires qui ap-portaient un secours aux militaires et prisonniers de guerre, d’aucuns affirmant qu’elle fut favorisée par le gouvernement, alors majoritairement à tendance chrétienne, du président Syngman Rhee. Pour les Sud-Coréens d’alors, la religion chré-tienne représentait un moyen d’obtenir de l’aide, de s’ouvrir une porte vers les États-Unis ou à défaut et sur place, vers une

Pendant la Guerre de Corée, militaires et émissaires étrangers découvrirent que pour les Coréens qu’ils côtoyaient, les af-fres de ce conflit ne faisaient que prolonger celles de cette « Guerre de quinze ans » dont les plaies ne s’étaient pas encore refermées et le fait que celui-ci ait révélé au monde l’existence de la Corée allait fortement influencer la vision de ce pays et de son peuple dans les autres pays.

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communauté originaire de ce pays. Ils furent nombreux à chercher leur subsistance dans les lieux de culte et à voir dans les États-Unis un « pays béni ». Au dire des historiens, c’est de l’époque de la guerre que proviendrait l’association faite par certains chrétiens entre la réussite matérielle et la foi.

D’aucuns affirment en outre que si cette religion a aussi rapidement accru son audience, c’est que contrairement aux autres, elle offrait des possibilités d’insertion au sein d’une nouvelle communauté, ainsi qu’une explication aux horreurs et aberrations de la guerre, voire leur justification. Pour les nombreux Coréens que le conflit avait contraints à se déplacer ou à voir leur condition sociale se modifier, la foi chrétienne apportait un apaisement moral en plus d’une aide matérielle et par la suite, les communautés religieuses fondées par des réfugiés nord-coréens allaient d’ailleurs continuer de servir de lieu d’accueil aux personnes déracinées. Enfin, certains diri-geants chrétiens considèrent la Guerre de Corée comme une « épreuve voulue par Dieu pour que le peuple coréen œuvre au salut du monde ». D’autres y voyaient le signe que fin du mon-de et jugement dernier étaient proches, accordant ainsi une dimension mystique à cet événement et si cette interprétation présentait l’avantage de conférer quelque sens à une réalité des plus cruelles et décourageantes, ses tenants étaient en petit nombre.

L’arrivée des réfugiésPar son envergure comme par sa durée, la Guerre de Corée

a exigé une mobilisation en masse de la population ou, à dé-faut, son départ du pays natal. Dans bien des cas, un tel dépla-cement ne s’effectuait pas en famille, soit que l’homme parte

seul dans le but d’assurer sa descendance, soit que ses proches ne soient pas en état d’entreprendre le voyage, de sorte que le plus souvent, il laissait derrière lui trois ou quatre person-nes. On estime à près d’un million et demi le nombre de ceux qui émigrèrent en Corée du Sud pendant les huit années qui s’écoulèrent de 1945 à la fin de la Guerre de Corée, c’est-à-dire en 1953, et ce sont donc quelque quatre millions et demi à six millions de personnes qui furent délaissées, soit quinze à vingt pour cent de la population recensée en 1950.

Pour la plupart, les réfugiés qui fuyaient la Corée du Nord allaient s’établir dans les grandes villes et contribuer ainsi à une importante progression du peuplement urbain et de l’ur-banisation dans les années cinquante, où 24,5 pour cent de la population totale se concentra dans les principales aggloméra-tions sud-coréennes. Cette implantation produisit davantage d’effets sur le rythme d’urbanisation et d’appauvrissement de la population urbaine que sur l’industrialisation du pays. Les réfugiés nord-coréens furent alors très nombreux à se fixer dans des agglomérations frontalières telles que la ville de So-kcho et, de bien des points de vue, y apportèrent des change-ments décisifs.

Avant que le pays n’accède à l’indépendance, les habitants des régions situées dans sa partie nord-ouest étaient réputés être ouverts d’esprit, progressistes et avancés par le niveau de leur éducation, de leur commerce et de leur industrie, outre qu’ils comptaient parmi eux nombre de chrétiens. C’est pour-quoi ils allaient tout quitter afin d’assurer leur survie et d’amé-liorer leurs conditions de vie et, aux yeux des Sud-Coréens, il fallait donc qu’ils soient dotés d’une grande force de caractère.

Proclamant haut et fort leur anticommunisme, qui surpas-

1Earthenware crocks store soy sauce and soybean paste that are carefully prepared according to generations-old family recipes.

2Clan members gather at Okdong Seowon in Sangju to prepare for an ancestral ritual.

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sait celui des mouvements sud-coréens les plus conservateurs, ces nouveaux arrivants vivaient souvent un véritable déchire-ment pour s’être séparés des leurs et faisaient en outre l’objet d’une étroite surveillance policière. Ce n’est qu’en 1985, soit trente-deux ans après la fin de la guerre, qu’allaient enfin se re-trouver pour la première fois des membres de familles séparées de la sorte, puis à nouveau, en l’an 2000.

Parmi ceux qui avaient quitté le pays natal, il s’en trouva un nombre non négligeable pour poursuivre sur leur lancée et s’installer aux États-Unis, la crainte d’un nouveau conflit péninsulaire ayant certainement été pour beaucoup dans cette décision.

L’importance des études et la conscriptionAyant déjà pris conscience de l’importance de l’instruction

dans les temps difficiles de l’occupation japonaise, les Sud-Co-réens ont très tôt compris qu’un accès à l’éducation moderne leur fournissait une chance unique d’améliorer leur condition. Les étudiants bénéficièrent d’un sursis lors de la mobilisation qui eut lieu en temps de guerre, mais aussi ultérieurement à l’époque de l’après-guerre qui vit la reconstruction du pays. De plus, la maîtrise de la langue anglaise et l’acquisition d’autres connaissances qu’assurait l’éducation moderne multipliaient les occasions de progresser dans tous les domaines, outre qu’elles permettaient de se procurer des biens. Tandis que ces derniers pouvaient être réduits à néant ou pillés en temps de guerre, l’éducation représentait à la fois une valeur sûre et une passe-relle donnant accès au pouvoir, à la prospérité et à la longévité. Le destin de familles entières fut alors subordonné au niveau d’instruction qu’elles avaient acquis, ce qui permet d’affirmer

que le goût de l’étude qui anime les Coréens d’aujourd’hui a pour origine cette époque de la Guerre de Corée.

Suite à l’arrêt des hostilités qu’avait entraîné la conclusion de l’armistice, la paix n’était pas pour autant rétablie et l’an-tagonisme subsistait entre les deux Corées, de sorte que Séoul fut contraint de conserver un effectif militaire de six cent mille hommes représentant une importante proportion de la popu-lation du pays et supposant que tout individu de sexe masculin soit incorporé pour accomplir le service national actif. Sous l’effet conjugué de la guerre, de l’affrontement Nord-Sud et de l’assistance militaire fournie par les États-Unis, l’armée sud-co-réenne, outre qu’elle allait connaître une modernisation assez rapide, allait offrir à ses recrues nombre d’occasions de s’ins-truire et de se former, mais aussi occuper une place de premier plan dans les domaines politique et technologique. Si la cause de l’anticommunisme a joué un rôle décisif dans le coup d’état militaire et les régimes qui lui ont fait suite, ceux-ci ont beau-coup dû à la vigueur des traditions militaires coréennes.

Pour de nombreux Coréens, la conscription marque l’en-trée dans la vie d’adulte, en même temps que l’établissement de liens sociaux et l’acquisition d’un esprit d’organisation qui leur sera par la suite précieux dans la vie civile. D’aucuns estiment en revanche que le service militaire est en partie responsable des tendances machistes qui se manifestent dans la société, de la perpétuation du patriarcat et de l’autoritarisme, ainsi que d’une entrave à plus de démocratie. Pour la génération anté-rieure à la libération, au contraire, c’est cette institution qui a forgé le caractère volontaire et combatif des Coréens, ainsi que leur esprit identitaire, autant de qualités que leur envient les Japonais nés après la Seconde Guerre Mondiale.

1 Le campus de l’Université féminine d’Ewha. Aujourd’hui, près de 81,9 % des lycéens pour-suivent des études universitaires et témoi-gnent ainsi de cette grande volonté d’étudier que sont réputés éprouver les Coréens.

2 L’église Choonghyun de Séoul a été fondée par des réfugiés nord-coréens.

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Ces Nord-Coréens fuyant leur pays sur ce qui reste du pont de chemin de fer détruit de Daedonggang, à Pyeongyang, témoignent de l’immense détresse que provoqua la guerre.

© NOONBIT Publishing Co.

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Tour à tour surnommée « Royaume ermite » ou « Pays du matin calme », la Corée était depuis longtemps perçue

comme un discret petit morceau de territoire situé aux confins de l’Orient quand, pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, se leva la tourmente qui allait la contraindre à s’ouvrir au monde, sous la pression des puissances occidentales, mais aussi en raison de l’invasion de la péninsule par l’Empire du Japon. Plus tard, alors que le pays semblait enfin à même d’accéder à une indépendance qui lui assurait son autodétermination dans un contexte mondial aussi peu favorable, le nord communiste allait entreprendre une invasion non plus maritime, mais ter-restre de la Corée du Sud et la péninsule allait subir une parti-tion au niveau du trente-huitième parallèle. Dès lors, les deux nations allaient rivaliser d’animosité l’une envers l’autre, après être demeurées unies par les liens du sang, de la langue et de la culture pendant des millénaires.

Le miracle du HangangAux yeux des Coréens, la Guerre de Corée représente une

époque d’épreuves et de souffrances sans précédent, dont la blessure reste partout présente à l’évocation des murs criblés de balles, des paysages en ruine et de l’odeur pestilentielle des cada-vres en décomposition qui composèrent alors une terrible réalité et son cortège de disettes, désespoirs et tragédies.

Un proverbe ancien veut que le temps guérisse les bles-sures et celles de la guerre allaient aussi se refermer au fil des années. À l’image de ces montagnes sur lesquelles s’était abattu un déluge de bombes, mais qui refleurissaient et reverdissaient comme avant, voilà que le pays entier, après avoir subi la déchirure de la guerre, se relevait peu à peu de ses ruines et se reconstruisait. En fait, peut-être serait-il plus exact de dire qu’il renaissait sous une tout autre forme, par une véritable prouesse que le monde entier allait qualifier de « miracle du

Hangang » et ainsi, de ce point de vue extérieur, on a pu affir-mer à juste à titre que la blessure de la guerre avait bel et bien disparu.

La Guerre de Corée, pourtant, n’était pas parvenue à son terme et l’antagonisme subsiste aujourd’hui encore entre les signataires de cet armistice qui demeure en vigueur. Si les sé-quelles du conflit ont disparu dans leur dimension économi-que et sociale, sur les plans psychologique et émotionnel, elles continuent en revanche d’infliger souffrances et amertumes à la population car, tandis que les plus légères d’entre elles se sont atténuées avec le temps, le traumatisme de la guerre se fait encore vivement sentir au plus profond des êtres, comme s’il venait de se produire tout récemment.

La recherche de parents disparusCette soirée du 30 juin 1983 ne fut pas tout à fait comme les

autres en Corée, car le pays entier fut alors plongé dans la dou-leur en assistant à la retransmission en direct, par la chaîne télé-visée KBS, de scènes montrant des familles qui se retrouvaient après avoir été séparées par la guerre. Près de trente années plus tard, les Coréens conservent le vif souvenir de l’émotion et des

réactions que suscita chez eux cette émission.Intitulée « Connaissez-vous cette per-

sonne ? », celle-ci devait à l’origine n’être diffusée qu’à titre excep-

tionnel, mais dès qu’elle

Le traumatisme de la guerre subsiste au plus profond de l’âme coréenneEn ce jour de printemps, non loin du pavillon d’Imjingak qui s’élève à l’ouest de la zone démilitarisée, un vieil homme, cheveux blanchis et visage sillonné de rides, pose une main sur les barbelés marquant la frontière et fixe les yeux sur le fleuve et les montagnes qui se perdent dans le lointain. Sa chevelure a des reflets argentés sous la lumière du soleil qui semble révéler l’amertume de cet homme séparé des siens, tel un faisceau de rayons X capable de traverser aussi son âme. C’est que subsistent en lui les stigmates de la Guerre de Corée, malgré les soixante années qui lui ont succédé à une vitesse vertigineuse, comme d’ailleurs chez d’autres, car cette tragédie a frappé une grande partie de la population.

Hahn Myung-hee Directeur de l’Institut Imisi de musique et culture coréennes

Sung Jong-yun Photographe

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parvint à sa fin, le standard téléphonique de la chaîne fut pris d’assaut par les téléspectateurs, qui évoquant la séparation fa-miliale, qui voulant faire partager son expérience personnelle sur les lieux de ces rencontres. Enchantée par ces réactions aussi débordantes qu’inattendues, la direction allait décider de poursuivre la diffusion jusqu’au petit matin, après quoi elle al-lait à nouveau revenir sur sa décision et prolonger sa program-mation d’une durée de cent trente-huit jours qui permettrait à près de cent mille personnes de monter sur le plateau de l’émis-sion et, pour dix mille cent quatre-vingt-neuf d’entre elles, de se retrouver dans une atmosphère poignante. L’image des scènes de pleurs et d’émotion qui se succédèrent au petit écran à chacune de ces diffusions et celle des dizaines de milliers de petits mots qu’affichèrent sur l’immeuble de la chaîne les fa-milles à la recherche de l’un des leurs demeurent bien vivantes dans l’esprit des Coréens et réveillèrent alors en eux le souvenir des tragédies de la guerre.

À cette époque, on estimait à dix millions le nombre de personnes séparées de leur famille, un chiffre qui représentait

donc près du quart de la population sud-coréenne d’alors. Qu’elles soient originaires du Nord ou du Sud, les personnes qui s’étaient présentées sur le plateau télévisé n’avaient jamais revu les parents qui les avaient quittées pendant la Guerre de Corée, après avoir vécu sous les mêmes cieux. Quant à celles qui avait fui la Corée du Nord en y laissant leur famille, elles ne disposaient pas même de la possibilité de partir à leur recherche, puisque la ligne de démarcation fixée par l’armistice pour déli-miter les deux pays interdisait aux habitants de l’un de se rendre dans l’autre dans un contexte où régnait encore l’hostilité.

Quelques années après la campagne ainsi entreprise par la chaîne KBS, des réunions allaient être autorisées, par intermit-tence et avec certaines limites, entre parents séparés vivant de part et d’autre de la frontière. Entre les années 1988 et 2009, la Corée du Sud allait pour sa part enregistrer cent vingt-sept mil-le demandes émanant de personnes souhaitant revoir les leurs et parmi celles-ci, dix-neuf mille allaient en avoir la possibilité dans le cadre de réunions intercoréennes se déroulant avec une certaine périodicité, tandis que quarante-deux mille allaient

1© NOONBIT Publishing Co.

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malheureusement décéder entre-temps. Dans ces familles dé-chirées par un conflit survenu soixante années auparavant, les personnes animées d’un véritable désir de retrouver les leurs étaient pour la plupart d’un âge compris entre quatre-vingts et cent ans et il leur restait donc très peu de temps à vivre. Le moment tant attendu leur semblait encore bien loin, en raison de l’intransigeance manifestée par les autorités nord-coréennes, alors les regrets qu’avaient fait naître la guerre n’allaient qu’en être plus vifs.

Quelques anecdotes portant sur la recherche de corps

Les faits se déroulent l’été dernier, plus précisément le 25 juin, dans les locaux de l’Institut Imisi, cet établissement blotti au creux d’une paisible vallée des environs de Séoul, où un récital de poésie organisé à l’occasion du cinquante-neuvième anniversaire de la Guerre de Corée rassemble plus de deux cents personnes, dont des personnalités du monde de la culture. Cette manifestation débute par une communication du Lieutenant-colonel Lee Yong-seok, qui a dirigé les travaux de recherche

des corps de soldats morts au combat, puis suivra une série de poèmes émouvants sur la Guerre de Corée, que dira une célèbre animatrice de télévision, Kim Se-won, à laquelle se joindront les célèbres Kim Jong-seong et Yu Gang-jin qui prêtent leur voix lors de diffusions télévisées ou radiophoniques, ainsi que l’actri-ce de renom Park Jung-ja. Enfin, un saxophoniste jouera en solo des airs connus à l’époque de la guerre, auxquels succéderont les accents poignants des chants de « pansori » qu’interprétera la spécialiste du genre, An Sukseon, et qui conféreront plus de gravité encore à cette atmosphère déjà solennelle.

Quand prend fin ce programme de plus de deux heures, tous ceux qui y ont assisté sont envahis par la tristesse et l’émo-tion dont il était empreint, nombre de spectacteurs n’ayant pu retenir leurs larmes au récit que leur a fait le Lieutenant-colonel de sa mission. C’est en 2000 que le ministère de la Défense na-tionale avait mis en place, certes un peu tardivement, l’Agence de recherche des dépouilles de soldats, sur le modèle du JPAC américain (Joint POW-MIA Accounting Command) dont le siège se trouve à Hawaii. Le ministère coréen avait alors estimé

1 Soldats et réfugiés s’entassent sur un bâtiment de débarquement de blindés, suite à l’ordre d’évacuation de Heungnam que proclama le commandement des Nations Unies, le 12 dé-cembre 1950. La Chine, une fois entrée dans le conflit, ayant coupé la retraite des forces sud-coréennes et de l’ONU, celles-ci allaient grossir l’exode des civils par mer.

2, 3 Le 30 juin 1983, une émission présentée en direct sur la chaîne KBS permet à des Sud-Co-réens de retrouver des parents dont la guerre les avait séparés et ce jour-là, ses locaux seront pris d’assaut par les intéressés, qui viendront de tous les coins du territoire et tapisseront les murs de leurs appels à l’aide, alors l’unique diffusion prévue à l’origine sera suivie de plu-sieurs autres qui remettront en contact plus de dix mille personnes éloignées en quatre mois et demi.

Sur les cent vingt-sept mille personnes qui ont sollicité l’autorisation de revoir des parents habitant la Corée du Nord et dont quarante-deux mille sont entre-temps décédées, dix-neuf mille ont vu leur souhait exaucé, mais le jour tant attendu semble encore bien lointain, d’autant qu’il leur reste fort peu de temps à vivre, et les regrets nés de la guerre demeurent vifs.

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3© Hong Soon Tai

© Hong Soon Tai

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à cent trente mille le nombre de victimes dont la dépouille n’avait pas été retrouvée. Durant les dix premières années de son existence, l’Agence allait mettre au jour les dépouilles de quatre mille cent trente-trois victimes, tandis que celles d’environ cent ving-six mille restent éparses de part et d’autre de la ligne de démarcation et se voient ainsi interdire de « rentrer à la maison ». Avec le temps, cet effort de recherche s’avère toujours plus dif-ficile, étant donné que les lieux où ont disparu les victimes ont considérablement évolué et que sont décédées des personnes susceptibles de fournir des renseignements sur l’emplacement précis où ont été inhumés ceux qui sont morts au combat et dont la dépouille risquait donc, sous peu, de ne jamais plus re-voir la lumière du jour et d’être réduite en poussière pour faire éclore les splendides fleurs dont s’ornerait la patrie, pour une cause certes sacrée, mais aux incidences des plus malheureuses.

En août 2000, la création de l’Agence allait provoquer un véritable événement à Hyeon-ri, une commune du canton d’Inje-gun qui se situe dans la province de Gangwon-do. En-tourée de montagnes dépassant mille mètres d’altitude, cette région avait été le théâtre d’une des plus sanglantes batailles de la Guerre de Corée durant laquelle avait perdu la vie Kim Gwon-sun, un natif de la ville de Suncheon, qui est la plus mé-ridionale de la péninsule. Lors de sa mobilisation, il avait laissé derrrière lui sa fille âgée d’un an et son épouse qui attendit longtemps son retour avant de se remarier et de s’installer sur

une île située en Mer du Sud, tandis que sa fille unique nom-mée Kim Chun-hwa, qui s’était mariée, n’avait jamais cessé, en compagnie de son époux, de rechercher la dépouille de son père mort au combat, quand un jour, un ancien camarade de son père lui apprendra que celui-ci a trouvé la mort près du Pont de Yongpyo qui se trouve dans la commune de Hyeon-ri, dans la province de Gangwon-do.

Peu de temps après, l’équipe du Lieutenant-colonel Lee se trouvait avoir entrepris des fouilles dans un village situé non loin de Hyeon-ri, lorsqu’il recueillera le témoignage de rési-dents affirmant qu’un certain An Seonghwan, un homme âgé de soixante-trois ans et vivant dans une maison isolée, avait fait un rêve étrange dans lequel son défunt père lui était apparu et avait déclaré : « Mon fils, des invités importants arriveront de-main et la personne qu’ils recherchent se trouve dans l’abri an-ti-aérien situé derrière la maison. Le dernier homme qui y est enterré, celui de la plus petite taille, est celui qui est recherché ». Quelle n’allait pas être la surprise de l’équipe de découvrir la dépouille des trois soldats à cet emplacement précis, celle du plus petit d’entre eux étant placée à l’extrémité, exactement comme en avait été informé M. An dans son rêve ! Les tests d’ADN allaient aboutir à des conclusions tout aussi étonnan-tes, puisque ce soldat de petite taille blessé par balle à la jambe n’était autre que Kim Gwon-sun, comme l’avait annoncé le père de Kim Chun-hwa.

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La douleur des êtres éloignés du pays natal

Les anecdotes émouvantes ayant trait à la Guerre de Corée existent en si grand nombre et le traumatisme infligé à l’âme des Coréens dépasse à tel point ce que peuvent décrire les mots que l’on imagine aisément que la force des liens d’affection et du sang puisse accomplir d’authentiques miracles, tout comme la foi peut déplacer les montagnes. Ces soixante dernières années revêtent une importance particulière dans l’histoire culturelle de l’Asie de l’Est, à laquelle appartient la Corée. Voilà déjà long-temps que Jupiter, d’ailleurs nommée en 2010 « planète de l’an-née », représente une norme dans la mesure du temps. En effet, aux douze années pendant lesquelles elle réalise sa révolution autour du soleil correspondent les « douze branches » consti-tutives d’un cycle. Les soixante années qui s’écoulent tandis que Jupiter tourne cinq fois autour du soleil composent le cycle sexa-génaire équivalant à une unité de vie humaine. En conséquence, toute personne parvenant jusqu’à son soixante et unième an-niversaire entame alors la première année du « second tour » de sa vie. En tout état de cause, cette durée de soixante années a toujours possédé une dimension cyclique particulière en Corée, comme en cette année 2010 qui marque le soixantième anniver-saire du déclenchement de la Guerre de Corée.

En dépit des nombreuses années qui se sont écoulées, la vue du moindre vestige de la guerre réveille aujourd’hui encore de terribles souvenirs touchant chacun au cœur.

Tel est le cas notamment de ces photographies de ponts écroulés sur le Hangang ou de ce pont de chemin de fer en ruines sur le Daedonggang, qui remettent en mémoire l’image de ces réfugiés qui s’agglutinaient désespérément, tel un essaim d’abeilles, aux navires américains ayant accosté à Heungnam. Il en va de même de cet exode qui lança les Coréens sur les routes, en plein cœur de l’hiver, dans une fuite sans but, suite à la débâcle du 4 janvier, pour finir par échouer, affamés, au mar-ché international de Busan. Nombre de Coréens, aussi, se re-mémorent d’horribles scènes de guerre aux accents de la chan-son à succès « Sois forte, Geumsun », ou éprouvent un profond remords à ceux de « Gare de Busan, lieu de départ ». Bien des femmes étouffent un soupir en entendant jouer « Déchirante colline de Miari », cette bouleversante chanson dans laquelle une femme assiste, impuissante, à l’enrôlement de force de son mari par les troupes nord-coréennes, tandis que d’autres, auxquels la guerre a cruellement arraché un être cher, espèrent

désespérement le retour de celui-ci, ne serait-ce qu’en rêve, en entendant l’air de « Connaissez-vous cette personne ? »

Non loin du pavillon d’Imjingak, à l’ouest de la DMZ, s’élè-ve un lieu de recueillement à l’intention de ceux qui, lors de la Guerre de Corée, fuirent le nord en y abandonnant famille et maison. Les jours de congé ou en d’autres circonstances particulières, comme le Nouvel An, ils viennent y saluer leurs parents restés de l’autre côté de la frontière et accomplissent une cérémonie en l’honneur de leurs ancêtres. En ce jour de printemps, non loin du pavillon d’Imjingak qui s’élève à l’ouest de la zone démilitarisée, un vieil homme, cheveux blanchis et visage sillonné de rides, pose une main sur les barbelés mar-quant la frontière et fixe les yeux sur le fleuve et les montagnes qui se perdent dans le lointain. Au nord, nulle réponse ne lui parvient des montagnes et champs qui s’offrent au regard. Alors, le vieillard tire de ses effets un mouchoir qu’il porte une ou deux fois à ses yeux et, tel un vieil arbre, il demeure immo-bile, le regard toujours fixé sur le nord, sans prononcer un mot. Sa chevelure a des reflets argentés sous la lumière du soleil qui semble révéler l’amertume de cet homme séparé des siens, tel un faisceau de rayons X capable de traverser aussi son âme. C’est que subsistent en lui les stigmates de la Guerre de Corée, malgré les soixantes années qui lui ont succédé à une vitesse vertigineuse, comme d’ailleurs chez d’autres, car cette tragédie a frappé une grande partie de la population.

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1 Au Pavillon d’Imjingak, qui se trouve à Paju-si, une ville de la province de Gyeonggi-do, s’élève le Mémorial de Mangbaedan où les personnes originai-res de Corée du Nord se rendent, les jours fériés ou à certaines occasions, pour accomplir des rituels en l’honneur de leurs ancêtres et se recueillir en mémoire de leurs parents restés là-bas.

2 Du deuxième étage de l’observatoire d’Imjingak, on aperçoit le paysage nord-coréen par la lunette d’observation.

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Statistiques de la croissance coréenne depuis la guerreAprès s’être relevée des ruines de la guerre avec l’aide des vingt et un pays membres de l’ONU qui avaient combattu à ses côtés, la Corée allait connaı̂ tre l’expansion et rejoindre le groupe des vingt grandes puissan-ces mondiales, comme nous nous attacherons à le montrer dans les lignes qui suivent au moyen de données statistiques portant sur les changements survenus au cours des soixante dernières années sur les plans économique, socio-culturel, démographique et du mode de vie.

Park Tae-gyun Professeur à l’École des Etudes internationales de l’Université nationale de SéoulSeo Heun-kang Photographe

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La Guerre de Corée a provoqué des conséquences désastreu-ses sur l’ensemble de la péninsule coréenne, non seulement

par les ravages qu’elles a occasionnés sur le plan matériel, mais aussi en raison du traumatisme psychologique des familles séparées et des souffrances qu’infligèrent des massacres d’une considérable ampleur, autant de blessures morales qui ont en-gendré désespoir et perte de confiance dans la population.

Après s’être affranchi du joug de la colonisation, le peuple coréen, fort de sa confiance retrouvée, s’était pourtant senti à même de construire une nation prospère par ses seuls efforts et, malgré la création de deux États séparés en 1948, il n’avait pas envisagé que la division perdure autant, car il croyait en l’imminence d’une réunification qui donnerait naissance à une nation indépendante et dans cette perspective, l’un et l’autre gouvernements avaient aussitôt mis sur pied des plans de re-dressement économique.

Le revenu national et les exportationsLa guerre allait réduire à néant cette belle espérance en fai-

sant s’effondrer le revenu national par habitant à soixante-cinq dollars, un chiffre qui tombait ainsi en dessous de celui de l’épo-que coloniale et n’allait d’ailleurs pas progresser de plus de dix-sept dollars au cours des six années suivantes, malgré l’arrivée au pouvoir de deux gouvernements successifs, ce qui, compte tenu du taux de l’inflation, revient à une croissance nulle.

La République de Corée n’allait pas perdre espoir pour autant et son peuple allait acquérir la conviction de pouvoir, et même de devoir améliorer sa condition par l’instruction. Dans cette perspective, la scolarité allait devenir obligatoire jusqu’à la fin du cours primaire et la motivation des Coréens, se traduire par l’augmentation du taux de réussite aux examens d’entrée à l’université, qui de seulement 16% en 1954, allait passer à 38% sept ans plus tard. De 1952 à 1954, le nombre d’étudiants allait être multiplié par deux et atteindre soixante mille, un chiffre qui allait franchir la barre des quatre-vingt-dix mille en 1960. Cette progression s’appliquait aussi à l’effectif estudiantin féminin, qui au lendemain de l’indépendance se limitait à un millier, mais s’élevait déjà à dix-sept mille près de sept ans après et l’année dernière, c’est-à-dire près d’un demi-siècle plus tard, représentait 1,21 million d’individus sur les 3,07 millions des deux sexes.

Par ailleurs, cette soif d’éducation aller susciter une forte aspiration à la démocratie et au redressement économique qui déboucherait sur la Révolution du 19 avril 1960, à laquelle fe-rait suite une croissance au rythme sans précédent que permet-traient de réaliser les plans de développement mis en œuvre par le gouvernement de Park Chung-hee. En réalité, c’est en 1964 que s’était amorcée cette phase de croissance qui était appelée à s’étaler sur les trente années suivantes, mis à part la parenthèse des années quatre-vingts, et allait se maintenir à un niveau à deux chiffres que n’égalerait pas même le Japon, qui occupait pourtant alors une place de premier plan.

Du montant inférieur à cent millions de dollars auquel elles plafonnaient, en 1962, l’année de l’adoption du premier plan de développement, les importations coréennes allaient passer à un milliard en 1971, puis à dix, six ans plus tard, pour en atteindre quatre cent vingt en 2008, l’année suivante étant tou-tefois marquée par un déclin de 13,8% qui porterait ce chiffre à 363 milliards. Quant au revenu national, il allait progresser en parallèle, puisque son niveau, qui était de mille dollars en 1977, de 3 218 en 1987 et de dix mille en 1995, allait, dès 2007, franchir le cap des vingt mille dollars, tandis qu’en 2009, il allait chuter à 17 175 dollars, un montant qui représentait son niveau le plus bas depuis cinq ans.

La place de la Corée au sein des pays industrialisésL’année passée, la Corée se situait au quinzième rang mon-

dial par son PIB de 832,9 milliards de dollars et quatre de ses plus grandes entreprises, notamment Samsung Electronics, figuraient parmi les cent premières au monde selon le classe-

Croisière sur le Hangang et vue d’une rive de nuit.

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ment dressé par le magazine économique américain Fortune. Sur le plan industriel, elle allait en outre réaliser des fabrica-tions rivalisant par leur haute qualité avec celles des plus grands constructeurs mondiaux, notamment dans le secteur des chan-tiers navals, de l’électronique, en particulier des semi-conduc-teurs, et de l’automobile. En 1996, la part qu’elle occupait dans le chiffre d’affaires total des cinq cents plus grandes entreprises du monde représentait déjà 2,9%, la crise financière des deux années suivantes ayant toutefois fait chuter ce chiffre à 1,5%, mais la reprise intervenant par la suite lui ayant à nouveau per-mis de franchir le cap des 2,0%. La Corée est l’un des pays du monde qui dépendent le plus de leurs échanges commerciaux et l’ensemble de son économie est axée sur des exportations qui s’apparentent à la fois à celles des autres nations d’Asie et des pays occidentaux par la nature des produits concernés, notam-ment l’électronique, le textile et l’automobile.

Profil démographiqueCroissance économique et mutations industrielles allaient

entraîner d’autres bouleversements puisque, entre 1961 et 1987, la fréquentation des collèges allait passer de 38% à 100%, celles des lycées, de 21% à 80%, et celle des universités, de 6% à 29%, cette tendance se poursuivant jusqu’en 2008, où les taux de 99,9%, 99,7% et 83,8% allaient être respectivement enregistrés.

En 2009, les femmes représentaient cinquante pour cent de la population active, leur présence se faisant plus particu-lièrement sentir dans l’éducation, où elles constituaient 74% du corps enseignant dans le primaire, 64,5% dans les collèges et 42,1% dans les lycées. Elles se distinguaient également par un taux de réussite élevé aux concours de la fonction publique, notamment de 65,7% à celui du corps diplomatique, de 51,2% pour les hauts fonctionnaires et de 38,0% pour les avocats, ma-gistrats et procureurs. Quant à leur place au sein de l’actuelle dix-huitième législature de l’Assemblée nationale, elle atteint 13,7% de l’effectif parlementaire, quarante et une femmes ayant ainsi été élues députés, soit respectivement 7,8% et 0,7% de plus qu’en 2000 et 2004.

L’urbanisationLes progrès qui sont intervenus au niveau social se sont tra-

duits par une plus forte consommation de téléviseurs, postes de

radios et automobiles. En 1959, on ne comptait en Corée que trois cent mille de ces seconds appareils, ce qui équivalait à un taux de diffusion de 9,1%, et un millier des premiers, lesquels ne seraient encore présents, six ans plus tard, qu’à raison de dix pour mille habitants, mais allaient atteindre deux cents pour mille en 1980, puis trois cent soixante en 1995. Sachant qu’une famille coréenne se compose en moyenne de trois ou quatre individus, cette progression a ainsi porté le nombre de télévi-seurs à un par personne et, du même coup, mis presque fin aux disputes que provoquait invariablement le choix des émissions à regarder, jusque dans les années quatre-vingts.

Les chiffres des migrations urbaines ont aussi connu une spectaculaire évolution puisque le taux d’urbanisation, qui stagnait à 23% en 1955, est passé à 30% dès 1960, puis à 47% quinze ans plus tard, pour continuer sa progression jusqu’à 73% en 1990 et 81% en 2005. Voilà peu, chez les citadins lassés de la vie urbaine, s’est amorcée une tendance au retour vers les petits villages, laquelle ne saurait toutefois suffire à endiguer les progrès rapides d’une urbanisation résultant de l’exode rural, mais aussi de l’expansion même des villes.

Ce phénomène d’urbanisation se traduit par le déclin dé-mographique des zones rurales dont la population, après avoir atteint seize millions en 1967, s’est considérablement réduite à partir des années soixante-dix, en parallèle avec l’industria-lisation rapide du pays. Tandis que la part des Coréens vivant en zone urbaine représentait 28% en 1960, elle allait passer à 41% en 1971, pour connaître une véritable explosion qui la porterait à 74% trente ans plus tard. L’électrification du pays, qui fut réalisée dans le cadre d’un mouvement dit du « village nouveau » ou « Saemaeul » en coréen, allait porter le nombre d’agglomérations rurales approvisionnées en électricité de 20% en 1970 à 98% en 1978, cet extraordinaire résultat ne suffisant pas à freiner la montée en flèche de la population citadine.

Cette forte croissance démographique urbaine a entraîné celle des immatriculations, dans des proportions également importantes, puisque le nombre de véhicules particuliers, qui, en 1955, était inférieur à dix pour dix mille ménages, allait être multiplié par dix en vingt-cinq ans, par cent en trente et par mille en quarante-cinq, de sorte que le taux de motorisation sud-coréen dépasse aujourd’hui une voiture par ménage. Cette forte croissance du parc automobile s’est produite sous l’effet

Du montant inférieur à cent millions de dollars auquel elles plafonnaient, en 1962, l’année de l’adoption du premier plan de développement, les importations coréennes allaient passer à un milliard en 1971, puis à dix, six ans plus tard, pour en attein-dre quatre cent vingt en 2008, tandis que le revenu national progressait en parallèle, puisque son niveau, qui était de mille dollars en 1977, de 3 218 en 1987 et de dix mille en 1995, allait, dès 2007, franchir le cap des vingt mille dollars.

1 Ce chantier naval, qui se trouve à Ulsan, appartient à Hyundai Heavy Indus-tries, première entreprise du secteur en Corée, mais aussi dans le monde.

2 Cinq années d’affilée, l’aéroport international d’Incheon s’est classé au premier rang dans le monde.

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conjugué de la production de série, qui a débuté dès 1975, de la baisse intervenue dans le prix de l’essence, dans les années quatre-vingts et de l’extension rapide du réseau autoroutier na-tional suite à l’ouverture, en 1970, de l’autoroute Gyeongbu qui relie Séoul à Busan.

Par sa rapide mutation en un pays industrialisé, telle que nous venons de l’évoquer, la Corée a permis à sa population d’accéder au confort de la vie moderne et de considérer faire partie de la couche de population à revenus moyens dans une proportion toujours plus importante, puisque en 1960, seuls 20,5% des habitants estimaient y appartenir, alors que ce chif-fre allait pratiquement doubler en vingt ans et poursuivre sa progression au cours des vingts années suivantes, ce qui allait le porter successivement à 40,3 et 53%. Dans une large mesure, cette évolution allait jeter les bases des progrès de la démocratie qu’a connus le pays et se poursuivre pour concerner 66,7% de la population en 2009.

Le vieillissement et l’exclusion socialeCes rapides transformations de la société allaient provoquer

des répercussions sur les valeurs morales et le mode de vie. Les progrès de la médecine et l’exigence toujours croissante d’une meilleure qualité de vie ont accentué le vieillissement de la population et accru les préoccupations portant sur la vie après la retraite. L’espérance de vie moyenne allait en effet passer de 52,4 ans en 1960 à 70 ans en 1987, à 79 ans en 2005, puis à 79,4 ans en 2007, tandis que la taille moyenne d’un adolescent de dix-sept ans allait augmenter de presque six centimètres entre 1965 et 1987 et être ainsi portée de 163,7 à 169,5cm au cours de cette période. Selon une étude réalisée en 2007 par le ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme sur la morphologie des Coréens, la taille moyenne des jeunes de dix-neuf à vingt-quatre ans atteignait 175,9 centimètres chez les hommes et 161,9 centimètres chez les femmes. De telles évolutions ré-sultent, en partie, de la diminution du nombre de personnes prises en charge par un médecin, puisque celui-ci a chuté à 1218, c’est-à-dire de plus de 50% par rapport au chiffre de 3

066 enregistré en 1960, ainsi que de l’amélioration des condi-tions sanitaires, notamment grâce au développement de l’ad-duction d’eau qui concernait 17,1% de la population en 1965, mais dont bénéficiait 70% de celle-ci dès 1987. Ces progrès ont entraîné une rapide augmentation de l’indice de vieillissement, c’est-à-dire la proportion de personnes âgées de plus de soixan-te-cinq ans par rapport à celles de moins de quinze ans, lequel est passé de 7% à 20% entre 1960 et 1990, puis a atteint 35% en 2000, 50% en 2005 et 63,5% en 2009. Le taux de fécondité, qui indique le nombre d’enfants auxquels donne le jour une femme pendant sa vie, allait en revanche chuter suite à l’intro-duction du planning familial en 1970 et passer du chiffre de 4,5 qu’il atteignait cette année à 1,2 en 2005, ce qui fait de la Corée l’une des nations les moins fécondes du monde.

À ce fort déclin démographique, s’ajoute une évolution des valeurs morales qui s’est traduite par une augmentation sensible, au sein d’une même génération, de la proportion des foyers uni-générationnels, c’est-à-dire composés de célibataires ou de cou-ples sans enfant, laquelle est passée de 7,5% à 21,2% entre 1960 et 2005. Ce phénomène a en outre provoqué une diminution de la taille moyenne des familles, dont le nombre de sujets allait désormais être inférieur à trois en 2005, de même que le déclin de la famille élargie, qui réunissait trois générations successives sous le même toit et dont la part, qui s’élevait à 28,5% en 1960, a chuté à 12,5% trente ans plus tard. En 2009, les ménages de plus de sept personnes ne représentaient que 0,5% des foyers coréens. En outre, se pose avec toujours plus d’acuité l’importante ques-tion sociale du confort de vie des personnes du troisième âge et les nouveaux secteurs d’activité économique qui ciblent celles-ci acquièrent de ce fait une importance stratégique.

L’industrialisation a enfin engendré un phénomène d’exclu-sion sociale, ainsi qu’une spectaculaire augmentation du nombre de personnes se réclamant d’une appartenance religieuse. Tandis qu’en 1964, celles-ci étaient au nombre de 3,57 millions et re-présentaient donc 13 % d’une population comptant 28,18 mil-lions d’habitants, elles allaient, en 1985, atteindre un effectif de 17,2 millions, soit 43% des 40,42 millions de Coréens recensés.

1 Salle blanche de l’unité semi-conducteurs de Samsung Electronics à Giheung. Le secteur coréen de l’électronique, en particulier celui de ces composants, a connu un remarquable essor.

2 Par ses exportations automobiles dans le monde entier, la Corée se place aujourd’hui au cinquième rang mondial de ce secteur.1 2

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Autres indicateurs importantsLe déclin démographique provoqué par la baisse du taux

de fécondité a contraint en outre la Corée du Sud à faire appel à une main-d’œuvre immigrée et il s’en est ensuivi une hausse sensible du nombre de ressortissants étrangers qui y effectuent des séjours de longue durée et dont l’effectif est en effet passé de cent cinquante mille à presque cinq cent mille entre 1999 et 2005, comme en atteste la progression du nombre de mariages mixtes, qui s’élevaient à 5,0% des unions en 2002, 8,2% en 2003 et 11% en 2008. Contrairement à ce qui s’est produit dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, où de nombreuses unions étaient contractées avec des étudiants venus en Corée dans le cadre d’échanges ou avec des militaires américains sta-tionnés dans le pays, on allait assister, à partir de l’an 2000, à une spectaculaire augmentation du nombre d’alliances entre des Coréens jeunes vivant en milieu rural et des ressortissantes d’autres nations asiatiques, comme en atteste la création du néologisme « Korasian », qui désigne les enfants issus de ces unions, mais aussi l’intérêt croissant qu’allait susciter la ques-tion du multiculturalisme. À l’heure actuelle, la présence de ressortissants étrangers est tout a fait répandue en Corée.

L’indifférence dont font l’objet les travailleurs immigrés et les problèmes de nature sociale qui leur sont propres semblent aujourd’hui toujours plus préoccupants. En outre, si l’effectif de cette main-d’œuvre est lié à la mondialisation, l’attirance

qu’éprouvent les Coréens pour les pays étrangers porte avant tout sur les pays avancés, et non sur ceux en développement, comme en témoigne le chiffre de l’aide qu’accorde leur pays à ces derniers et qui ne représente que 0,1% du produit national brut, ce qui place la Corée en vingt-neuvième place parmi les trente pays de l’OCDE.

L’industrialisation rapide et les mutations sociales aux-quelles celle-ci a donné lieu ont permis à la République de Corée de se hausser, en 2005, au septième rang mondial par sa consommation d’énergie totale, comme par celle de pétrole, et le recours effréné à ces sources d’énergie a provoqué des pro-blèmes d’ordre environnemental. Quatre ans plus tard, le pays allait toutefois enregistrer un recul dans ces deux domaines, puisqu’il ne se classait plus alors qu’en neuvième position. Par ailleurs, malgré l’avènement d’une économie de type capita-liste, le taux de syndicalisation est passé de 9 à 15% entre 1963 et 1981, avant de chuter en dessous de 10% en 2005, puis de plafonner à 10,5% trois ans plus tard. Si la croissance écono-mique s’est avérée d’une ampleur propre à permettre au pays de quitter le groupe des PVD, elle ne s’est pas accompagnée d’une plus grande préoccupation pour la protection sociale et les conditions de travail, bien au contraire, puisque, en dépit de la bipolarisation sociale issue de la crise financière de 1997 et de l’apparition du phénomène du vieillissement, ce souci se traduit toujours moins par des mesures politiques.

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La Zone démilitarisée coréenneAprès avoir été retenu par le ministère de la Défense Nationale pour la réalisation de vues photographiques de ce no man’s land coréen qu’avait longtemps été la Zone démilitarisée (DMZ), ces travaux m’ont amené à publier un album intitulé Les 155 miles de la ligne de démarcation : une terre de regret, de tension et d’espoir, puis, du 28 juin der-niers au 9 juillet, à réaliser au siège new-yorkais de l’Organisation des Nations Unies une exposition intitulée « La DMZ coréenne : à la recherche de la paix et de la vie ».Choi Byung Kwan Photographe

Au bord de la ligne de démarcation créée lors du cessez-le-feu, la zone démilitarisée semble couverte de prés.

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Au terme de trois années d’une absurde et navrante lutte fratricide, la Guerre de Corée allait se solder par un retour à la situation de départ, puisque ni

l’un, ni l’autre des camps adverses n’en sortit victorieux.Le 27 juillet 1953, le commandant en chef des forces des Nations Unies, le

Commandant suprême de l’Armée populaire de Corée du Nord et le Comman-dant de l’Armée volontaire du peuple chinois signèrent un armistice stipulant la cessation de tout combat sur l’ensemble du front et l’établissement, sur quatre kilomètres de largeur et 249,4 de longueur, d’une zone tampon bordant la ligne des positions occupées par les forces en présence afin d’empêcher le retour des hosti-lités. Cette zone dite démilitarisée, que désigne en anglais le sigle DMZ, constitue la ligne de démarcation militaire entre la Corée du Nord et la Corée du Sud sous forme d’une bande de terre large de quatre kilomètres où se succèdent d’est en ouest, dans sa moitié méridionale, pas moins de mille cent vingt-cinq panneaux de signalisation rédigés en « hangeul », l’alphabet coréen, ainsi qu’en langue anglaise.

Un itinéraire de 250 kilomètres sur la Ligne d’armisticeLorsque, au début de l’année 1997, l’État-major de l’Armée de terre met

au point un vaste plan de protection de la DMZ, il se fonde sur des documents photographiques à caractère historique dont la réalisation m’avait été confiée. À cet effet, j’avais intégralement parcouru les deux cent cinquante kilomètres sur lesquels s’étend cette DMZ qui déchire la péninsule coréenne et qu’un objectif photographique civil révélait ainsi pour la première fois depuis sa création un demi-siècle auparavant. Dans les journées qui avaient précédé mon départ, je sentais une certaine anxiété m’envahir à la perspec-tive de me trouver sur ces lieux que la tragédie de la guerre avait laissés à l’abandon, et ne pouvais me faire à l’idée d’avoir à y séjourner quotidiennement avec des soldats pour m’acquitter de ma mission.

Quand en est venu le jour, c’est pourtant à côté de l’un d’eux que j’ai pris place dans une jeep, après avoir déposé mes deux sacs sur le siège arrière, tandis que ma vieille mère me regardait fixe-ment, sans mot dire, à la porte toute rouillée de notre maison. Le conducteur du véhicule était le lieutenant-colonel K., qui était chargé de m’emmener jusqu’au camp militaire situé le long de la ligne de démarcation. Pour ce faire, nous avons roulé sans arrêt en direction du nord, après avoir laissé sur le seuil ma mère de quatre-vingts ans qui n’a cessé de nous regarder jusqu’à ce que nous disparaissions de sa vue.

J’ignore combien de temps a duré ce périple, mais me souviens que sur le bas-côté, se dé-plaçait une colonne ininterrompue d’hommes en armes, tandis que sur la chaussée, circulaient toujours plus de véhicules militaires. À l’approche de la DMZ, il me semblait respirer un air plus frais et je sentais mon cœur battre à coups précipités, mais gardais le silence, à l’instar de mon compagnon. Dans les montagnes qui bordaient la route, je distinguais vaguement les installations du camp, tandis qu’à plusieurs reprises, des hommes de la police militaire nous demandaient de nous arrêter pour contrôler notre véhicule.

À notre arrivée, l’officier chargé de l’information et de l’instruction des hommes de sa divi-sion m’a conduit jusqu’à mon lieu d’hébergement où je n’ai pu trouver le sommeil durant des nuits entières, les yeux fixés sur cette fenêtre par laquelle je n’apercevais ni étoiles ni lune, mais seulement une lampe au néon rouge en forme de croix. Tout absorbé que j’étais par l’espoir qu’un beau jour, cette Terre ne connaisse plus jamais la guerre et que Nord et Sud soient enfin ré-conciliés, j’en oubliais jusqu’à cette mère que j’avais abandonnée seule à la maison.

1~3 La zone démilitarisée abrite encore, et peut-être même en nombre toujours plus grand, l’antilope et la grue du Japon, qui sont respectivement classées monuments naturels n°217 et n°202, ainsi que l’œillet de Chine.

D’un accès interdit à la population civile depuis l’armistice conclu voilà plus d’un demi-siècle, car exclusivement réservée à une certaine partie des forces armées, la DMZ s’est transformée en un havre de paix où croissent et se multiplient sans en-trave nombre d’espèces animales et végétales dont certaines sont aujourd’hui rares, voire sur le point de disparaître tout à fait, cette « terre de mort » permettant ainsi à la vie de reprendre ses droits sous d’innombrables formes.

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Seuls des tirs isolés me faisaient de temps en temps sursauter et les moustiques eux-mêmes semblaient avoir depuis déjà longtemps disparu.

C’est par le front occidental que j’ai entamé mes prises de vue et ce faisant, ai perçu avant tout l’étrangeté et la tristesse qui se dégageaient de tout alentour, en même temps qu’une beauté indéfinissable. Comme le terrain était partout miné, je devais m’astreindre très rigoureusement à l’itinéraire prescrit, sans avoir droit au moindre faux pas. Les ravages de la guerre dépassaient en ampleur tout ce que j’aurais pu imaginer. Vieux trains et voies de chemin de fer réduits à un amas de ferraille qu’envahissait l’herbe folle, chars d’assaut rouillés et obus vidés de leur charge, casques criblés de balles, pancartes signalant la présence de mines posées pendant la guerre, ponts effon-drés dont seules les piles restaient sur pied, vieux villages en ruines et écoles désaffectées compo-saient un tableau de destruction où la fleur sauvage qui avait éclos par le trou d’un casque couvert de rouille me fit penser à une jeune vie renaissant sur les décombres de la guerre et ce spectacle me détourna un certain temps de mon chemin.

D’innombrables trésors naturelsD’un accès interdit à la population civile depuis l’armistice conclu voilà plus d’un demi-siècle,

car exclusivement réservée à une certaine partie des forces armées, la DMZ s’est transformée en un havre de paix où croissent et se multiplient sans entrave nombre d’espèces animales et végéta-les dont certaines sont aujourd’hui rares, voire sur le point de disparaître tout à fait, cette « terre de mort » permettant ainsi à la vie de reprendre ses droits sous d’innombrables formes. Les pay-sages qui la composent évoquent en alternance la jungle et la plaine. Les fleurs sauvages y ouvrent leurs corolles aux splendides couleurs éclatantes.

Autrefois associée à une douloureuse histoire née de la guerre, la DMZ, de manière para-doxale, ferait presque figure aujourd’hui de « terre bénie des dieux» par les innombrables trésors naturels qu’elle renferme et qui méritent d’être répertoriés, à l’échelle mondiale, parmi ceux qu’il

1 Dans ce casque criblé de balles, une petite fleur sauvage a éclos.

2 À Cheolwon, ces ruines sont tout ce qui reste du pont d’Amjeong-gyo, qui fut détruit pendant la Guerre de Corée.

3 Une affiche de l’exposition réalisée par Choi Byung Kwan au siège des Nations Unies.

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importe de protéger. À partir de ce constat, je n’ai pu m’empêcher de penser que si les deux Co-rées œuvrent de concert pour panser les plaies de la guerre et unissent leurs efforts au sein d’ins-tances internationales, dans un esprit de réconciliation et de coexistence pacifique, la DMZ sera susceptible d’être classée parmi les sites inscrits au Patrimoine mondial naturel de l’UNESCO et, sur le plan économique, engendrera ainsi d’importants revenus de part et d’autre.

À l’intention du public, des sites d’observation ont été aménagés en différents points du tron-çon méridional dit South Limit Line (SLL) de la Ligne de démarcation fixée par l’armistice. Ils offrent aux visiteurs un point de vue assez rapproché, quoique d’une portée limitée, de ces terres nord-coréennes qui leur demeurent jusqu’à aujourd’hui interdites. À chacune de mes visites, une ambiance animée y régnait en présence de membres de familles séparées par la guerre, personnes de tous horizons ou milieux sociaux. Celles-ci se pressaient en nombre pour entrevoir, ne serait-ce qu’un instant, ce pays natal dont le souvenir s’estompe inexorablement avec le temps. Par un jour d’hiver où soufflait un vent glacial, se trouvait parmi eux un vieillard, dos voûté par les années, qui ne pouvait détacher sa vue de ce nord révélé par les jumelles et qui semblait habité du ferme espoir qu’il reverrait le pays avant sa mort. Sans pouvoir prononcer la moindre parole ou trouver quoi que ce soit d’autre à faire, j’ai saisi dans mes mains les siennes striées de rides et durcies par les callosités. Comme sa ville natale devait lui manquer, pour ne pas se résoudre à s’éloigner de cet instrument optique ! Tandis qu’il versait des larmes, le vent semblait se joindre à lui par ses gémissements.

Tout à la fois création et déchirure engendrées par la Guerre de Corée, la DMZ, j’en ai la conviction, offre aujourd’hui un terrain d’entente prometteur pour les nations qu’elle délimite, après avoir joué un rôle primordial dans le maintien de la paix sur l’ensemble de la péninsule coréenne au cours du demi-siècle qui vient de s’écouler, alors tout en photographiant ces lieux, je n’ai à aucun moment craint la mort, car j’ai prié encore et toujours pour que le territoire soit enfin pacifié.

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La Guerre de Corée en littératureDans la littérature moderne coréenne, le traumatisme de la guerre constitue un thème omniprésent que les écrivains de la génération ayant vécu ce douloureux conflit ont évoqué à la lumière de leur expé-rience personnelle, tandis que la suivante allait réfléchir aux répercussions qu’il avait eues sur leur vie et aujourd’hui encore les plaies qu’il a causées sont encore mal refermées.

Kim Chi-su Critique littéraire et professeur émérite à l’Université féminine d’Ewha

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La Guerre de Corée, plus que tout autre événement his-torique, a fourni le thème ou la toile de fond de bien des

œuvres de fiction et a ainsi profondément imprimé sa marque sur la littérature coréenne. En moins d’un mois, l’armée de la Corée du Nord est parvenue à faire reculer celle de la Corée du Sud jusqu’à Daegu et à la faveur de ce repli, a occupé les quatre cinquièmes du territoire. À leur tour, les troupes sud-coréen-nes, auxquelles s’étaient jointes en renfort les forces des Nations Unies, allaient lancer une contre-offensive qui leur permettrait de progresser jusqu’aux rives de l’Amnokgang (Yalu) en à peine cinq mois. Suite à l’entrée en guerre de l’Armée volontaire du peuple chinois, les Sud-Coréens allaient avoir à essuyer une nouvelle défaite, mais par la suite, reprirent leur capitale à l’issue de violents combats auxquels mit un terme l’armistice conclu par les deux camps adverses sur les lieux mêmes qui aujourd’hui encore matérialisent celui-ci sous forme d’une ligne de démarcation. Entre-temps, le conflit avait provoqué la fuite vers le sud d’une dizaine de millions de personnes et, par l’extrême mobilité du front, ravagé tout le pays et bouleversé son mode de vie traditionnel à prédominance rurale.

Les œuvres d’après-guerreDans les années cinquante, les œuvres de fiction évoque-

ront presque toujours la Guerre de Corée, qu’elles prennent celle-ci pour thème ou pour simple décor. Au nombre des auteurs qui vécurent ce conflit, figurent notamment Yeom Sang-seop, Ahn Soo-gil, Hwang Sun-won, Kim Dong-ni, Park Gyeong-ni, Jang Yong-hak, Sunwoo Hwi, Son Chang-Sop, Seo Gi-won, Oh Sang-won, Lee Beom-seon, Lee Ho-chul, Song Byeong-soo et Ha Keun-chan. Tandis que les quatre premiers constituent cette première génération dont les œuvres paru-rent après la libération, les autres forment celle qui entreprit sa carrière dans les années cinquante et fut ainsi qualifiée de « génération d’après-guerre ». La Guerre de Corée fut un vé-ritable cataclysme qui non seulement frappa les familles, mais aussi bouleversa la structure sociale et ébranla l’ensemble du pays, de sorte qu’elle représente un clivage entre ces deux géné-rations.

Témoins et acteurs de ce conflit durant lequel ils eurent à participer au combat en frôlant la mort à plusieurs reprises et en voyant leurs camarades mourir sous leurs yeux, les écri-vains de l’après-guerre prêtèrent leur voix à leurs personnages pour dénoncer les horreurs de la guerre et dresser un constat des errances et luttes quotidiennes des survivants. Plongés dans le désarroi face à la fragilité et à l’incertitude de l’existen-ce humaine, les personnages qui sont le fruit de leur création se battent désespérément pour redonner à leur vie un sens moral auquel se raccrocher. Retranchés derrière leurs convic-tions anticommunistes, ils sont incapables de remettre en question l’idéologie dominante de leur pays et encore moins de s’interroger sur la signification de cette guerre à laquelle ils ont participé, pas plus que d’imaginer cette société de demain

dans laquelle ils auront à vivre, étant purement et simplement victimes de l’Histoire et de la réalité. Pour les auteurs de cette génération d’écrivains, la fiction littéraire fournissait donc le moyen de faire revivre la réalité qu’ils avaient dû affronter, de dévoiler sa part d’absurdité et de mettre en lumière la préca-rité des destinées humaines.

Leurs œuvres traitent de différents phénomènes qui se pro-duisent dans les circonstances extrêmes de la guerre. L’idéolo-gie communiste que la Corée du Nord avait faite sienne tenait les grands propriétaires fonciers pour responsables de tous les vices et il fallait donc les déposséder de leurs terres afin de les redistribuer aux ouvriers et aux paysans. Dans ce contexte, les animosités et conflits qui opposaient ces possédants aux paysans allaient s’exacerber et favoriser crimes et délations (Hwang Sun-won, Sunwoo Hwi, Lee Beom-seon et Ha Keun-chan). Quant aux combattants, contraints qu’ils étaient à une lutte sans merci pour remporter la victoire, ils en perdirent du même coup tout sentiment de dignité par leur férocité(Sunwoo Hwi, Oh Sang-won, Lee Beom-seon). Les jeunes aussi, auxquels ce conflit traumatisant avait arraché famille et amis, en éprou-vaient une peine qui les plongeait dans la plus vive détresse et, dépourvus de toute valeur méritant de lutter pour conti-nuer à vivre, adoptaient une conduite immorale, quand ils ne s’adonnaient pas à la débauche, tout en souffrant encore des meurtrissures infligées par la guerre (Yeom Sang-seop, Hwang Sun-won, Seo Gi-won, Lee Beom-seon et Ha Keun-chan). Éga-lement privés de pères, mères, sœurs ou parents, les enfants se trouvaient emportés par un flot de réfugiés d’âge adulte aux côtés desquels ils en étaient réduits à errer la nuit dans les rues de quartiers mal famés et à se battre pour manger à leur faim, vieillissant ainsi avant l’heure (Lee Ho-chul et Song Byeong-soo). En revanche, les femmes allaient révéler le merveilleux pouvoir de l’amour en sacrifiant amour-propre et dignité hu-maine pour se lancer à corps perdu, qui dans la recherche du bien-aimé porté disparu, qui dans la défense de proches mis en danger par la guerre (Yeom Sang-seop, Hwang Sun-won, Kim Dong-ni, Park Gyeong-ni et Seo Gi-won). Enfin, les réfugiés qui avaient quitté famille et pays natal pour fuir vers le sud, dé-couvraient une nouvelle vie remplie d’amertume et d’obstacles à surmonter, sans la moindre perspective de retour au pays en raison de la partition de la péninsule (An Soo-gil, Jang Yong-hak, Lee Beom-seon et Lee Ho-chul).

Ainsi, les écrivains d’après-guerre susciteront nombre de questionnements par l’évocation de l’errance à laquelle sont condamnées ces âmes écorchées vives par les tragiques et violents événements qu’elles ont eu à vivre. Ils s’interrogent notamment sur la nature de l’homme, la diginité de la vie hu-maine, le bien-fondé des valeurs morales, l’éthique et les lois qui lient les individus entre eux, mais aussi sur ce qui reste aux êtres, hormis la douleur, après qu’ils ont perdu ceux qui leur étaient chers ou tué autrui au seul motif qu’il se trouvait dans le camp ennemi.

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La place, de Choi In-hunChoi In-hun, dont la production suivra de quelques années

celle des écrivains cités plus haut, dépeindra la Guerre de Corée selon une tout autre perspective dans le roman intitulé La place qu’il publie en 1960. Dans ce récit, des enquêteurs sud-coréens font injustement subir des brutalités à un homme nommé Lee Myeong-jun sous prétexte que son père a franchi la ligne de démarcation après l’indépendance. Après s’être rendu chez un ami habitant Incheon, la victime des violences passe illégale-ment la frontière et pénètre en territoire nord-coréen, en quête de ce soi-disant paradis des travailleurs qui s’avérera n’être qu’un régime pétri des contradictions du communisme, au vu des privilèges dont y jouit le transfuge qu’est pourtant son père. Quand cette nation entreprend d’envahir la Corée du Sud en voulant prétendument la libérer, il déclare la mobilisation et le héros doit alors partir à la guerre, durant laquelle il sera fait prisonnier sur les rives du Nakdonggang. Libéré, il ne choisira ni l’un ni l’autre des deux pays et partira vivre en terre étran-gère.

Cette originale œuvre de fiction abordait ainsi un sujet en-core jugé tabou à l’époque de sa parution en livrant un point de vue objectif et approfondi sur les deux régimes nés de la partition coréenne.

Désillusionné par les mensonges dont use le pouvoir nord-coréen pour se dédouaner de son acte d’agression, le prota-goniste découvre alors la vérité la plus précieuse qui soit en l’amour qu’il éprouve pour une jeune femme, Eun-hye, qu’il a retrouvée au champ de bataille, mais ne qu’il ne pourra guère vivre plus longtemps à ses côtés en raison de la guerre. En effet, celle-ci lui enlèvera sa bien-aimée, puis il sera lui-même capturé et par la suite, partira pour d’autres horizons, incapable qu’il est de se décider pour une société capitaliste gangrenée par la cor-ruption ou pour une dictature communiste prétendant défen-dre les intérêts du peuple, mais en réalité fondée sur l’hypocrisie et la mystification. L’un comme l’autre, ces deux systèmes an-tagonistes ne reposent en effet que sur des doctrines étrangères artificiellement transposées, et non sur des choix idéologiques répondant aux besoins spécifiques des deux pays. Avant même

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d’atteindre l’Inde, la terre d’exil qu’il s’était choisie, le protago-niste se jette à la mer et ce faisant, ne se donne pas seulement la mort, mais traduit le cruel dilemme qui l’habite depuis qu’il a découvert que l’amour renfermait une vérité plus grande que celle de l’idéologie, que la mort n’était pas synonyme de fuite ou d’échec, mais pouvait représenter un témoignage ultime de la perfection de l’amour, cette importante idée étant exprimée de manière symbolique par la mouette qui s’envole juste avant son geste et représente ce fruit de leur union qui avait germé dans le ventre d’Eun-hye et qu’il avait accepté au nom de son profond respect de la vie. Ainsi, tandis que les œuvres d’après-guerre, par leur traitement manichéiste du bien et du mal, tra-duisent les contradictions d’une humanité victime de la guerre par l’anticommunisme qui se mêle à l’humanisme hérité de jadis, La place présente l’archétype du sujet moderne victime des contradictions entre idéologie et réalité, mais aussi de sa quête du véritable amour. De ce fait, l’auteur n’y adopte pas une narration candidement linéaire, mais une écriture actuelle où l’intrigue se trouve fréquemment au point mort ou effectue des rétrospectives. Il en résulte une œuvre exceptionnelle qui porte le thème de la Guerre de Corée à un niveau supérieur d’analyse et annonce déjà les productions littéraires ultérieures.

Le traumatisme de la guerre vu par les écrivains de la troi-sième génération

On entend par « troisième génération » celle des écrivains qui ont connu la guerre dans leur enfance, soit qu’ils aient rejoint les rangs des réfugiés, soit qu’ils aient évolué à l’arrière du front, et qui entreront en littérature dans la décennie sui-vant l’armistice. On y fait aussi référence par l’expression de

« génération hangeul » parce qu’ils ont été les premiers à ap-prendre cet alphabet coréen après l’indépendance et à en faire usage pour rédiger, ou encore par celle de « génération du 19 avril », en raison de la position de premier plan qu’ils allaient occuper dans la révolution estudiantine du 19 avril 1960. Ce groupe compte parmi ses membres des auteurs tels que Kim Seung-ok, Yi Chong-jun, Park Tae-soon, Seo Jeong-in, Hong Sung-won, Kim Joo-young, Cho Hae-il, Kim Won-il, Jeon Sang-guk, Yoo Jae-yong, Cho Sun Jak et Yun Heung-gil. Ils pré-sentent la particularité d’évoquer la Guerre de Corée telle que la vécurent les enfants qu’ils étaient et d’avoir découvert que le traumatisme subsistant dans le cœur de leurs parents était tout aussi présent dans leur réalité quotidienne. Par l’accès à l’ins-truction que leur offrit la démocratie, ils acquirent une manière de penser fondée sur la liberté individuelle et eurent la convic-tion qu’ils pourraient changer la société à leur gré. Après l’avè-nement de la démocratie libérale auquel mena la Révolution du 19 avril, ils prirent pour habitude de formuler ouvertement leurs critiques lorsque l’ordre social dans lequel ils vivaient ne satisfaisait pas leurs aspirations. Les écrivains de cette tendance s’attachèrent ainsi à révéler le sens réel des conflits et affronte-ments qui opposent les individus entre eux ou ces derniers à la société, ainsi qu’à définir la place de l’homme dans une éco-nomie de marché fondée sur l’industrie et le commerce. À la diversité et à l’originalité qui caractérisent leur œuvre, s’ajoute la présence des stigmates d’une guerre qui constitue parfois sa thématique centrale. Elle peut avoir pour personnages les enfants d’autrefois qui connurent ce déchirement toujours enfoui au plus profond d’eux-mêmes et refaisant surface à la moindre occasion (Yi Chong-jun, Seo Jeong-in, Kim Won-il et

1 Vue du camp de prisonniers de guerre de Geoje-do depuis un mirador avec mitrailleuse.

2 Les films Fleurs de feu, Descendants de Caïn et Hommes superflus ont été adaptés d’œuvres littérai-res traitant de la tragédie de la Guerre de Corée.

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Park Tae-soon). Il en est aussi qui traitent de personnages ayant charge de famille soit depuis leur plus jeune âge, soit que leur père ait trouvé la mort ou quitté le pays en raison de la guerre (Kim Joo-young, Kim Won-il, Yoo Jae-yong, Cho Hae-il et Cho Sun Jak), tandis que d’autres encore dépeignent des hommes auxquels les divergences idéologiques interdisent d’évoquer l’absence de la figure paternelle et sombrent dans le nihilisme, menant une vie d’errance tout en s’interrogeant sur leur iden-tité (Kim Seung-ok et Kim Won-il).

Certains écrivains décrivent aussi les souffrances qu’en-durent de vieilles femmes après avoir perdu leur petit-fils au combat ou l’amertume qu’éprouve un père réfugié sur son lit de mort, à l’idée qu’il n’a pu réaliser son rêve de retourner au pays natal, et par le biais de tels récits, ces auteurs extirpent les stigmates du conflit et de la division qui meurtrissent encore profondément les cœurs et les esprits (Yun Heung-gil, Yoo Jae-yong et Jeon Sang-guk). D’autres, enfin, relatent ces événe-ments tels que les vécurent des individus ou groupes d’indivi-dus de différentes catégories sociales, en mettant l’accent sur les horreurs de la guerre et les chimères de l’idéologie, selon une perspective philosophique pacifiste (Hong Sung-won). Quoi-que n’ayant pas personnellement participé aux hostilités, les écrivains de cette génération ne s’en sont pas moins interrogés sur leurs conséquences et répercussions sur leur existence et en plaçant celle-ci dans son contexte historique, ont

contribué à définir les caractéristiques de l’homme moderne.À partir des années quatre-vingts, leur production se

centrera souvent sur le thème de la mort qui frappe des per-sonnages principaux, à l’instar de ces Sud-Coréens qui, trente ans plus tôt, furent témoins de la guerre ou participèrent aux combats et ont maintenant atteint les derniers temps de leur vie. À la perspective de leur disparition, cette guerre que tous croyaient oubliée s’est rappelée à leur mémoire en réveillant des émotions et les a incités à réfléchir au sens profond de leur expérience. Si les années ont passé depuis ce conflit, la division nationale a révélé que cette génération souffrait encore du trau-matisme de guerre. En d’autres termes, c’est la disparition de la première génération ayant connu ce conflit qui allait inciter la troisième à prendre conscience des réalités de la vie et à soule-ver les questions qui y ont trait au moyen de leurs œuvres, par ce paradoxe selon lequel la vie peut renaître de la mort, comme dans le cas de la Corée frappée par la division.

Les missions de la quatrième générationSerait-il alors impossible d’apaiser les souffrances que

provoquent aujourd’hui encore la Guerre de Corée ? Si une véritable guérison est à exclure tant que n’aura pas eu lieu la réunification, tout au moins la possibilité s’offre-t-elle, comme dans L’invité, que publie Hwang Suk-young à la fin de la pre-mière moitié des années deux mille, d’atténuer un tant soit peu les rancœurs, à défaut de pouvoir les supprimer tout à fait, puisque l’auteur parvient à la conclusion que le peuple coréen, qui n’a pas réalisé lui-même sa modernisation, a versé le sang et répandu la mort au nom des dogmes étrangers du socialisme et du christianisme, qu’il qualifie « d’invités ». Cette œuvre s’ef-force de favoriser un état d’esprit ouvert à la cœxistence entre le Nord et le Sud en apaisant les âmes meurtries par d’anciennes haines et en les affranchissant de la tentation de la violence. L’auteur précise ainsi : « Par ce rituel unique, j’aimerais pouvoir

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L’originale œuvre de fiction intitulée La place abordait un sujet encore jugé tabou à l’époque de sa parution en livrant un point de vue objectif et approfondi sur les deux régimes nés de la partition coréenne par le biais de son protagoniste, l’archétype du sujet moderne victime des contradictions entre idéologie et réalité, mais aussi de sa quête du véritable amour.

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Les films La chaîne du Mont Taebaek, Les beaux jours de Yeongja, Porteur de drapeau sans dra-peau, La saison des pluies et Brouillard dont sont extraites ces scènes s’inspirent d’une littérature consacrée à la Guerre de Corée

endormir les esprits de la guerre froide qui planent encore sur la péninsule coréenne », l’expression « rituel unique » dési-gnant bien entendu son roman intitulé L’invité. Il estime en effet que c’est en restant à l’écoute de ceux qui trouvèrent injus-tement la mort qu’il est possible de chasser ces mauvais esprits et d’apporter la quiétude à ces âmes qui ne cessent d’errer pour n’avoir pu reposer en paix après la mort.

Cette idée est à mettre en parallèle avec celle qu’exprime Yi Chong-jun dans le roman Habits blancs qui paraît en 1994 et dans lequel il souligne qu’il est impératif pour tout Sud-Coréen d’apaiser et de réconforter les esprits de ces « innombrables corps épars qui n’ont pas eu droit à une véritable sépulture », c’est-à-dire les « corps des guérilleros de gauche » et des « for-ces répressives de droite », qui ne sont plus aujourd’hui qu’un amas « d’os blancs sans pensée ni idéologie ». Il juge impératif de leur rendre hommage par des cérémonies commémoratives, de même qu’à tous ces morts anonymes, victimes innocentes de la guerre, qui périrent dans un camp comme dans l’autre, pour que soient enfin possibles paix et réconciliation entre le Sud et le Nord. Comme il le sous-entend, cette commémora-tion ne pourra donc être célébrée par la première génération qui vécut la guerre, mais seulement par la quatrième, que ne rattache plus aucun lien à celle-ci et qui est donc la seule à même d’envisager les faits de manière objective et d’apporter un même réconfort aux victimes des deux camps. L’auteur souligne à ce propos, de manière fort pertinente, les limites qui sont celles de la génération ancienne, en raison des affreux sou-venirs d’invasion qui hantent encore sa mémoire.

Ainsi, les œuvres littéraires coréennes rappellent à leurs lec-teurs que la Guerre de Corée ne s’est pas achevée, puisque seul un armistice a été proclamé, mais suscitent l’espoir que s’ins-taurera la paix véritable et s’emploient à refermer les plaies lais-sées béantes par le conflit, en appelant de leurs vœux ce monde sans guerre si cher au cœur des Coréens.

Cho Hae-il: AMERICA

Cho Sun Jak: Les beaux jours de Yeongja

Choi In-hun: La place

Ha Keun-chan: L’histoire d’un paquebot ; Rires rugissants ; Les tombes royales et les forces occupantes

Hong Sung-won: Byeongchon le Jour-J, Le Sud et le Nord

Hwang Suk-young: L’invité

Hwang Sun-won: Les descendants de Caïn, Arbres sur une falaise

Jang Yong-hak: Légende archétypale ; Livre de la poétique de Jean

Jeon Sang-guk: Famille d’Ah-be; Ensevelissement d’abandon

Jo Jung-rae: La chaîne du Mont Taebaek

Kim Dong-ni: Évacuation de Heungnam

Kim Joo-young: Le son du tonnerre; L’hiver du fils

Kim Seung-ok: Séoul, hiver 1964; Quelques jours à Mujin

Kim Won-il: La maison à la cour basse; Crépuscule; Un festival de feu

Lee byung-ju: Mont Jiri

Lee Dong-ha: Cité des jouets

Lee Ho-chul: Adieu au pays natal; Petit-bourgeois

Lim Chul-woo: Au pays de mon père

Oh Jung-hee: Jardin de l’enfance; Quartier chinois

Oh Sang-won: Rapports sur papier blanc

Park Gyeong-ni: Le marché et les champs de bataille

Park Tae-soon: Théâtre en ruines

Seo Gi-won: Carte blanche ; Une étreinte, en cette nuit profonde

Seo Jeong-in: La valse

Son Chang-Sop: La comédie divine; L’homme superflu; Chapitre irrésolu ; Jour de pluie

Sunwoo Hwi: Fleurs de feu; Porteur de drapeau sans drapeau ; La finale d’une poursuite

Yeom Sang-seop: Averse

Yi Chong-jun: Le mur des rumeurs, L’accordeur, Un imbécile et un idiot, Les habits blancs

Yi Mun-yol: L’âge des héros

Yoo Jae-yong: Portrait de ma grande sœur; Le grand arbre

Yun Heung-gil: La saison des pluies; Mère

Œuvres littéraires portant sur la Guerre de Corée

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De l’état de pauvreté et de désespoir extrêmes où elle se trouvait lorsqu’elle s’est relevée des ruines de la guerre, la

Corée est parvenue à se hausser au treizième rang des grandes puissances économiques mondiales. Après s’être jointe, l’année passée, aux pays pourvoyeurs d’aide que regroupe le Comité d’Assistance au Développement (CAD) au sein de l’Orga-nisation de coopération et de développement économiques (OCDE), elle s’apprête à accueillir dans sa capitale, au mois de novembre prochain, le Sommet du Groupe des 20, dont l’ac-tion est fondamentale face à des dossiers d’envergure planétaire tels que la lutte contre les changements climatiques, la réforme du système financier international, le combat contre la pau-vreté et le règlement des conflits.

De la réception d’aides à leur fournitureAu lendemain de son accession à l’indépendance, la Corée

fut récipiendaire d’une assistance émanant de nombreux pays du monde sous forme d’aides d’urgence et alimentaires, tandis qu’après la guerre, elle allait bénéficier d’un soutien à l’effort de reconstruction, ainsi que d’appuis financiers et technologiques indispensables à son décollage économique. Dans les années quatre-vingt-dix, ces différents apports totalisaient un mon-tant de 12,7 milliards de dollars, soit soixante milliards de cette même monnaie à sa valeur d’aujourd’hui. C’est cette coopé-ration d’origine internationale qui allait permettre la création d’organismes et entreprises coréens aussi célèbres que le Centre médical national, l’Institut coréen des sciences et technologies (KIST), la Société sidérurgique de Pohang (POSCO), le Centre de formation professionnelle Corée-Allemagne et l’autoroute de Gyeongbu reliant Séoul à Busan. À ce propos, il convient de souligner que, de toutes les nations qui furent destinataires de cette aide pendant plusieurs décennies, la Corée est la seule à avoir rejoint le groupe des nations qui en sont pourvoyeuses, au grand étonnement de la communauté internationale, qui lui a manifesté son admiration à l’instar d’Eckhard Deutscher, le président du CAD : « L’entrée de la Corée au CAD représente

une réussite car elle permet aux nations pauvres d’envisager à leur tour avec confiance l’accomplissement d’un tel exploit, mais aussi, de manière symbolique, parce qu’elle a eu raison du traditionnel clivage Nord-Sud. »

Aujourd’hui, l’Assistance officielle au développement (AOD) mise en œuvre par la Corée concerne quatre des vingt et une nations qui lui apportèrent leur soutien pendant la Guerre de Corée, à savoir l’Ethiopie, les Philippines, la Colom-bie et la Thaïlande. Son gouvernement entend par ailleurs en diversifier les formes, notamment par la création d’un pro-gramme dit de partage du savoir (PPS) par lequel il souhaite faire bénéficier les anciens alliés de la Corée de l’expérience que celle-ci a acquise en matière de développement économique. Hormis ces seize nations qui combattirent à ses côtés et cinq autres qui envoyèrent du personnel médical, trente-deux pays pour la plupart aujourd’hui encore en développement lui four-nirent un appui financier, ainsi que divers approvisionnements, notamment le Cambodge et Myanmar, qui figurent parmi les plus pauvres au monde et dont l’économie se trouve au bord de l’asphyxie.

Suite à la publication du document intitulé « Initiative de développement de l’Afrique », l’Éthiopie, cette nation qui compte parmi les plus pauvres du continent noir, figure parmi les principaux partenaires de la Corée. À Yeka, ce village des an-ciens combattants de Corée, l’État coréen a financé la construc-tion d’une école primaire et met en place un important projet de creusement de puits destiné à fournir cette eau qui représen-te pour l’Éthiopie un bien si précieux du fait de sa rareté. Aux Philippines, cet autre allié alors beaucoup plus prospère que la Corée, celle-ci a entrepris des projets d’aménagement du terri-toire et d’implantation de zones industrielles, tout en réalisant des études de faisabilité portant sur l’implantation de centrales thermiques, la modernisation des installations aéroportuaires et l’approvisionnement en électricité, mais aussi sur la création de centres de formation professionnelle et aux TIC, d’usines de traitement du riz et des produits de la mer, d’un hospice

La place de la Corée dans le monde Redevable de l’aide que lui ont naguère apportée plusieurs pays, la République de Corée s’acquitte aujourd’hui de sa dette en élargissant son Assistance officielle au développement de manière à partager avec ses bénéficiaires l’expérience qu’elle possède elle-même en tant qu’ancien PVD, tout en souhaitant fournir une passerelle entre nations développées et en développement afin que se concrétisent les résultats de sa lutte contre la pauvreté dans le village planétaire.

Lee Tae Joo Professeur à l’Université Hansung

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La place de la Corée dans le monde

1 La troisième Conférence in-ternationale sur l’Assistance Officielle au Développement se tenait en Corée au mois de novembre 2009.

2 Bénévoles de la KOICA (Agence de coopération internationale coréenne) apportant l’aide médicale en Ethiopie.

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et d’un centre de recherche sur les maladies pulmonaires. À Bogota, capitale d’une nation qui envoya un détachement de cinq mille cent hommes en Corée, cette dernière, après avoir construit un centre hospitalier de réhabilitation, apporte son concours à la modernisation des installations médicales. Dans le domaine des TIC, la Corée souhaite aussi faire bénéficier la Colombie de son savoir-faire technologique et assure à cet effet prestations de conseil et assistance technique nécessaires à l’essor de ce secteur de pointe. Enfin, elle multiplie ses relations de coopération avec la Thaïlande, dont lui parvinrent aussi des effectifs militaires en renfort, comme en atteste la construction d’établissements scolaires dans les quartiers défavorisés, la créa-tion d’un institut dispensant des cours de langue et civilisation coréennes, ainsi que la fourniture d’aides aux communes rura-les en vue du développement économique et du perfectionne-

ment des techniques de culture, ou encore par l’envoi d’équipes de bénévoles.

Redevable de l’aide que lui ont naguère apportée plusieurs pays, la République de Corée s’acquitte aujourd’hui de sa dette en élargissant son Assistance officielle au développement de manière à partager avec ses bénéficiaires l’expérience qu’elle possède elle-même en tant qu’ancien PVD. À l’horizon 2015, les pouvoirs publics se sont fixé pour objectif d’élever le mon-tant des aides fournies dans ce cadre à près de trois milliards de dollars, soit 0,25% du revenu national brut coréen, et pour ce faire, à chaque exercice, ils affectent des crédits toujours plus importants à ce poste budgétaire. Cette évolution quantitative de l’aide internationale coréenne doit aussi se doubler de pré-occupations qualitatives et d’une dimension humaine et c’est dans cette perspective que se déroulera, l’année prochaine à Séoul, le Quatrième Forum de haut niveau de l’OCDE/CAD sur la question de l’efficacité d’une telle assistance.

La Chine, ennemie d’hier, partenaire d’aujourd’huiLa Chine, qui combattit la Corée du Sud pendant la guerre,

allait ultérieurement se tirer de son effroyable misère et connaî-tre un essor rapide, à l’instar de nations telles que le Brésil et l’Inde, ce qui lui permet aujourd’hui de figurer parmi les pays pourvoyeurs d’aide et d’occuper une place de premier plan au sein du G-77, tout en étendant la portée de sa coopération sud-sud pour fournir un complément au volet occidental du CAD. La Corée a su s’adapter aux tendances les plus récentes de l’assistance au développement et à la cooperation sud-sud que mettent en œuvre de nouvelles nations donatrices telles que la Chine ou le Brésil et qui peuvent ainsi se substituer aux pratiques antérieures centrées sur une fourniture d’origine européenne. À l’échelle mondiale, la Corée a ainsi participé à la création d’une nouvelle infrastructure d’assistance et ce faisant,

s’efforce de servir de passerelle entre nations développées et en développement, afin de contribuer au recul de la pauvreté dans le village planétaire et d’aboutir à des résultats concrets dans ce domaine. L’accession de la Chine au statut de superpuissance, en raison de sa croissance économique fulgurante et de l’in-fluence grandissante qu’elle exerce dans le monde, ne pourra que reconfigurer la structure de l’assistance au développement à l’échelle internationale, tandis que le partenariat sino-coréen ne cessera de se renforcer.

Après avoir connu les difficultés inhérentes à un pays en déve-loppement, la Corée a surmonté celles-ci avec succès. Comme les autres PVD, elle a aussi subi l’exploitation colonialiste en d’autres temps, mais est parvenue par la suite, avec le soutien des Nations Unies, à se constituer en État-nation en dépit d’un conflit fratri-cide qui s’est soldé par la partition de la péninsule. En outre, par une modernisation qui lui a permis d’échapper à une misère sor-dide et à la dictature militaire, sous l’effet conjugué de boulever-

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sements sociaux et de soudaines aspirations à la démocracie aux-quels il lui a bien fallu apporter une réponse, la Corée a accompli la prouesse de réaliser simultanément ses objectifs d’instauration de la démocratie et de croissance économique. Ce double miracle étant riche d’espérances et de perspectives pour tous les PVD, la Corée souhaite aujourd’hui partager avec ces nations les ensei-gnements de sa précieuse expérience, d’autant qu’elle est en me-sure, par comparaison avec d’autres pays avancés, de fournir une assistance dont le caractère plus humain et plus porteur d’espoir convient davantage à la situation des PVD.

Quand des civils supervisent les équipes de bénévolesPar ces efforts inlassables, la Corée s’emploie à devenir une

nation mondialisée, pacifique et verte. Autrefois reléguée en marge de la communauté internationale, elle se situe aujourd’hui en plein cœur de celle-ci et, de pays récipiendaire qu’elle fut autrefois, elle a accédé au statut de nation pourvoyeuse, tout en poursuivant sa marche en avant vers la croissance verte. Dans ce dernier domaine, elle manifeste un véritable enthousiasme pour le travail bénévole à l’étranger, et ce, non seulement au niveau gouvernemental, mais aussi au sein des universités, des sociétés

privées et des associations civiles. L’État coréen a rendu public un projet visant à envoyer à l’étranger, pour une durée de cinq ans, vingt mille citoyens coréens regroupés dans le cadre d’équi-pes de bénévoles se réclamant du label « World Friends Korea ». Si l’on ajoute à cela les travailleurs bénévoles issus notamment d’organismes privés, d’universités et d’organisations religieuses, l’effectif du bénévolat coréen à l’étranger se chiffre d’ores et déjà à plusieurs milliers de personnes par an, de sorte qu’aujourd’hui, il n’est aucun pays au monde où de jeunes Coréens ne soient pas engagés dans de telles activités. Par cette expérience axée sur la mise en pratique du partage, la Corée réalisera sa mondialisation avec succès et vivra en harmonie avec les autres nations du mon-de, moyennant toutefois, et à la seule condition, qu’elle sache dépasser sa conception actuelle de la citoyenneté en partant du principe que les peines et souffrances de la planète ne s’arrêtent pas à ses frontières, mais sont également siennes.

1 Le bénévolat a permis d’assurer des soins mé-dicaux d’urgence en Haı̈ ti après la catastrophe sismique qui s’est abattue sur ce pays.

2 Au titre de l’assistance, la Corée fournit de l’eau potable salubre à la population du royaume du Swaziland.

3 La Corée a débloqué de nouveaux crédits pour construire cette école primaire éthiopienne.

Selon Eckhard Deutscher, qui assure la présidence du Comité d’Assistance et de Développement (CAD) : « L’entrée de la Co-rée au CAD représente une réussite car elle permet aux nations pauvres d’envisager à leur tour avec confiance l’accomplis-sement d’un tel exploit, mais aussi, de manière symbolique, parce qu’elle a eu raison du traditionnel clivage Nord-Sud ».

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1 Cette année, Kim Yu-na interprétait un nouveau programme, sur l’air de la « Méditation de Thaïs », à la soirée de Gala des Jeux Olympiques d’hiver de Vancouver.

2 Au Grand Prix Final de l’ISU 2009-2010, Kim Yu-na exprime sa joie d’être médaillée d’or en patinant sur « Don’t Stop the Music » de Rihanna.

EntrEtiEn

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« J e surpasserai un jour Michelle Kwan » : ainsi s’exprimait, en 2003, une patineuse de l’équipe nationale coréenne pour annoncer son audacieux défi de faire mieux encore que la grande sportive qui avait ravi la médaille d’argent aux Jeux olympiques

d’hiver de Nagano, en 1998, et qui dominait cette discipline à l’échelle mondiale. De tels propos émanant d’une fillette venant tout juste d’accéder à ce niveau auraient pu laisser croire à des prétentions excessives, d’autant que le patinage artistique coréen occupait alors une place modeste, puisqu’il ne concernait qu’un effectif de cinquante spor-tifs et ne possédait pas d’installations en vue de l’entraînement.

Cependant, il n’en était rien car Kim Yu-na se différenciait de ses coéquipiers, non seulement par l’aveu public de son objectif, mais aussi par son acharnement à pro-gresser. À l’intérieur de sa tranche d’âge, voire au-delà, elle avait atteint une maîtrise technique sans pareille et visait donc déjà les compétitions mondiales, au point que sept ans plus tard, elle allait atteindre son but en éclipsant Michelle Kwan au plus haut niveau du patinage mondial.

Des sauts sortant tout droit d’un manuelC’est à l’âge de cinq ans que Kim Yu-na chausse sa première paire de patins, mais

son initiation ne commencera pour de bon qu’à l’été 1996, lorsque ouvrira ses portes la patinoire couverte du Centre municipal de Gwacheon tout proche. Alors que sa sœur aînée abandonnera cet apprentissage les vacances d’été venues, Yu-na manifestera la volonté de le poursuivre car elle raffolait déjà de ce sport dont elle regardait même les compétitions sur cassette vidéo, plutôt que des dessins animés.

Quand prendra fin sa formation de niveau avancé, son professeur l’encouragera à s’orien-ter vers le sport professionnel. S’étant bien aperçue de l’exceptionnel talent de sa fille, Mada-me Park Mi-hee réfléchira longuement à cette possibilité qui exigeait une formation aussi coûteuse qu’intensive pendant au moins dix ans. Lorsqu’elle finira par l’inscrire à celle-ci, les frais exigés passeront de quarante-neuf mille à trois cent cinquante mille wons, c’est-à-dire trois cent quarante dollars, et il faudra troquer les modestes patins à quatre-vingt-dix mille wons contre d’autres atteignant un million de wons, soit neuf cent cinquante dollars, mais désormais la vie de la jeune fille sera exclusivement consacrée au sport.

Shin Hye-sook, son professeur d’alors, se souvient encore de son élève : « Quand les autres s’accordaient un moment de répit pendant leur temps libre, Yu-na s’en allait laver les gants qu’elle porterait le lendemain à l’entraînement. » D’ores et déjà, la jeune fille faisait preuve de ténacité et de sérieux dans sa pratique du sport, moti-vée qu’elle était par la volonté de vaincre et donnant le meilleur d’elle-même dans ce but. Sa mère évoque elle aussi cette époque : « Yu-na s’entraı̂ nait deux fois plus longtemps que les autres, de sorte qu’elle a effectué sa formation en un an, au

Après être montée sur la plus haute marche du podium au Championnat du monde de patinage ar-tistique de Vancouver, l’année dernière, Kim Yu-na avait visé plus haut encore en ambitionnant d’être médaillée d’or aux derniers Jeux olympiques d’hiver, ce qui est chose faite, et aujourd’hui, le monde entier espère un nouvel exploit de cette patineuse qui a partout séduit et enthousiasmé.Kim Dong Wook journaliste à la rubrique sports et loisirs du Dong-A Ilbo

Kim Yu-na, la patineuse qui a conquis le monde

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lieu de deux. » Si elle manifestait autant de témérité, elle n’en res-pectait pas moins pour autant les règles de l’art et la manière dont elle réalisait les sauts faisait dire à certains qu’ils semblaient sor-tir tout droit d’un manuel. La jeune femme avoue d’ailleurs elle-même : «Quand on a acquis des habitudes, il est très difficile d’en changer et si elles sont mauvaises, elles peuvent constituer un important handicap dans un sport comme le patinage artistique, où les athlètes sont notés à la précision de leurs mouvements.»

La plus jeune patineuse de l’équipe nationaleAu printemps 2002, Kim Yu-na remporte son premier succès

international en s’appropriant le Trophée Triglav lors du concours qui s’est déroulé dans la ville slovène de Jesenice, ce qui lui vau-dra d’entrer un an plus tard dans l’équipe nationale, dont elle sera la cadette. Après la courte trêve qu’elle s’était promise, elle reprendra tout aussitôt un entraı̂ nement quotidien qui débute chaque jour à dix heures et ne s’interrompt qu’au moment de se coucher à deux heures, avec toutefois une pause le dimanche.

Une année suffira pour que la jeune fille tourne une nouvelle page de l’histoire du patinage artistique coréen, puisqu’elle arra-chera la médaille d’or du Grand Prix international Junior de l’ISU qui a lieu au mois de septembre, à Budapest et sera donc, ce fai-sant, la première Coréenne à conquérir l’or dans une compétition internationale officielle depuis 1908, année où est apparue cette discipline dans son pays. Aussitôt après cet exploit, Kim Yu-na appelle sa mère au téléphone et déclare : « N’ai-je pas bien mon-tré à tous ce dont j’étais capable, maman ? Attends donc de voir ce que je vais faire plus tard ! », car déjà elle visait toujours plus de prouesses.

Bien entendu, son parcours n’a pas été sans faille puisqu’elle a envisagé de renoncer à participer au Championnat du monde de patinage artistique junior de 2006 en raison des patins qu’elle chaussait pour l’entraı̂ nement et qui se cassaient invariablement au bout d’une semaine, alors qu’ils étaient prévus pour durer plus de quatre mois. La jeune fille avait beau adopter à chaque fois un nouveau modèle, ils connaissaient toujours le même sort, jusqu’au jour où un sponsor proposera de lui en fournir une paire de grande qualité, à titre gracieux, suite à la finale du Grand Prix Junior de cette même année.

L’échappée belle après la rencontre d’Orser et WilsonEn cette année 2006, la carrière professionnelle de Kim

Yu-na franchit une nouvelle étape grâce à la rencontre de Brian Orser lors du voyage qu’elle effectue au Canada dans le but de rencontrer le chorégraphe David Wilson. Elle fait aussitôt une si forte impression sur le premier qu’il la qualifiera de « total pac-kage », c’est-à-dire la « formule complète » et qu’il acceptera séance tenante d’assurer l’entraı̂ nement de cette toute première élève, son projet de rencontrer le second ayant ainsi abouti à ce dénouement aussi heureux qu’inattendu. Avec le temps, la timide et sérieuse jeune fille apprend aussi à s’exprimer. David Wilson conserve cette toute première image d’elle : « C’était une jeune

fille très mince, aux membres longs et à l’air très sérieux », et d’ajouter : « Je cherchais à la faire rire ». Après s’être confiée aux bons soins d’Orser et Wilson, Kim Yu-na s’avancera à grands pas vers le succès international.

Dès lors, elle multipliera les exploits, à commencer par l’ob-tention d’une médaille de bronze au Championnat de Patinage du Canada qui, en 2006, consacre officiellement son accession à la catégorie des adultes, à telle enseigne que deux ans plus tard, une grave blessure ne l’empêchera pas de se classer troisième aux Championnats du monde de patinage artistique de Tokyo.

«Mieux valait certainement que je finisse troisième, car si j’étais arrivée en tête dès ma première épreuve pour adultes, je n’aurais eu de cesse d’y rester, alors que je savais déjà que j’avais de fortes chances d’y parvenir un jour ».

Comme elle l’avait elle-même prédit, Kim Yu-na gravira peu à peu les marches des podiums à compter de la saison suivante, en l’espace de laquelle elle remportera trois Grands Prix, jusqu’à ce mois de mars 2008 où une blessure à la hanche commence à la faire souffrir, alors qu’approchent à grands pas les Championnats du monde de patinage artistique qu’accueillera la ville suédoise de Gothenburg, mais lorsqu’elle y concourra malgré la douleur lancinante, elle n’y remportera pas moins une médaille de bronze.

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Quand je l’approche lors de cette compétition, en tant que jour-naliste, je suis aussitôt frappé par son extrême volonté et c’est elle qui console sa mère en pleurs après sa prestation. Kim Yu-na avoue à ce sujet : « J’avais même pensé me retirer de la compé-tition, puis j’ai décidé d’y participer tant bien que mal, alors si j’ai terminé troisième, c’est sans le moindre regret. »

Quoique la jeune fille ne se soit pas imposée au Championnat du monde de patinage artistique de l’année 2008, son succès ne se dément pas dans son pays, où il incite toujours plus de jeunes à s’initier à cette discipline et lui permet aussi d’obtenir toujours plus de contrats pour participer à des films publicitaires.

Le cap mythique des deux cents points « Sur le plan professionnel, j’aspire à parvenir à plusieurs

résultats et en premier lieu, à remporter les Championnats du monde de patinage artistique. Quant j’aurai réalisé mon rêve, je me lancerai le défi de monter tout en haut du podium aux Jeux Olympiques d’hiver de Vancouver, en 2010 ». C’est au mois de mars 2008, à la veille même des Championnats du monde de patinage artistique, que Kim Yu-na faisait part de ces objectifs, dont elle allait atteindre le premier à l’édition 2009 de cette com-pétition. À Los Angeles, elle battra en effet un nouveau record mondial en totalisant 207,71 points, ce qui fera d’elle la première patineuse à passer la barre des deux cents points depuis l’entrée

en vigueur d’une nouvelle notation, sept ans auparavant. À la fin de cette épreuve, elle confiera : « Je me suis surprise moi-même en atteignant ce score. C’est merveilleux d’avoir franchi ce cap, mais j’ignore si je serai en mesure d’aller au-delà et dans le cas contraire, je m’efforcerai de ne jamais oublier ce que j’éprouve aujourd’hui. »

C’est en vain qu’elle s’en inquiétait alors, puisqu’elle renouvel-lera son exploit au Grand Prix qui se tiendra à Paris en ouverture de la saison et qu’elle remportera en se voyant attribuer la note de 210,03 qui lui permet de devancer ses concurrentes de trente points. Elle poursuivra sa marche en avant en s’imposant égale-ment aux éditions suivante et finale de ce même Grand Prix.

En s’attirant toujours plus l’admiration de ses compatriotes, Kim Yu-na se trouve parfois en situation difficile du fait de leur enthousiasme débordant, comme lors de ce Grand Prix Final de Goyang, en Corée, où le public lui manifestera à un tel point sou-tien et encouragements qu’elle ne pourra effectuer sa prestation aussi bien qu’elle l’aurait souhaité. Peu de temps après, elle allait en conclure : « Le patinage artistique est un sport destiné à être regardé et il n’exige donc pas que le public se prépare à y appor-ter des encouragements en hurlant, car cela trouble et stresse le sportif, qui en perd sa concentration.» La patineuse n’en voue pas moins une grande affection à ses fans de tous âges, que regroupe le club dénommé « Goyote ». La spécialité de leur sportive favorite

n’a plus aucun secret pour eux et ils vont jusqu’à l’ac-compagner dans ses déplacements à l’étranger pour lui apporter un soutien qui leur vaut d’être remarqués pour leur dynamisme, tandis qu’ils se voient parfois reprocher leur excès de zèle par les puristes de la dis-cipline en Corée.

Encore un record mondial et une médaille d’orSpécialistes du patinage artistique et journalistes

n’ont pas manqué de voir en Kim Yu-na une future médaillée d’or des Jeux Olympiques d’hiver de 2010, tel Philip Hersh du Chicago Tribune qui écrivait ainsi : « Yu-na Kim est brillante, insolente et rapide, en un mot éblouissante. Elle se situe dans une tout autre catégorie que les autres patineuses... ».

C’est à ce stade qu’elle est parvenue alors qu’elle s’apprête à démontrer toute la valeur qui est la sienne en accomplissant l’ultime phase du rêve qu’elle nour-rissait en secret. Ses prestations attesteront d’un niveau de maı̂ trise touchant à la perfection et elle affirmera à ce propos : « Ma condition physique est

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1 Comme elle en avait toujours rêvé, Kim Yu-na a ravi la mé-daille d’or des Jeux Olympiques d’hiver de Vancouver dans la catégorie du patinage artistique féminin.

2 Kim Yu-na réalise un sans faute dans le programme court accompagné de la « Danse macabre » de Camille Saint-Saëns.

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« … Je suis loin d’avoir atteint la perfection… Je n’aime-rais pas laisser le souvenir d’une patineuse vedette, mais d’une sportive exemplaire qui a progressé par de constants efforts, c’est-à-dire qui a toujours donné le meilleur d’elle-même pour réaliser son rêve.»- Extrait de son essai « Une scène de sept minutes par Kim Yu-na »

1 La grâce et la technique exceptionnelles dont fait preuve Kim Yu-Na sont rehaussées par son physique particulièrement adapté au patinage artistique.

2 À la fin du programme court qu’elle interprétait sur un pot-pourri tiré des bandes originales des films de James Bond, Kim Yu-na feint de brandir un revolver dans une pose désormais célèbre.

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meilleure qu’elle ne l’a jamais été ». Si elle atteint un tel degré d’ex-cellence, qui lui a valu d’être qualifiée de « femme audacieuse » par ses admirateurs en raison de son inébranlable volonté, elle n’en ressent pas moins un poids sur la poitrine avant de se lancer sur la glace, ce qui sera d’autant plus le cas dans ce cadre olympique où elle ambitionne plus que tout de s’imposer, avec toute la ten-sion nerveuse que cela suppose. C’est la raison pour laquelle elle se refusera à tout contact avec les médias avant cette épreuve, de crainte que sa force morale en soit diminuée et lorsqu’elle fera son entrée sur la patinoire, ce sera avec une gravité que personne ne lui connaissait jusqu’alors.

Contre toute attente, elle surpassera une fois encore son pro-pre record en obtenant ces 228,56 points qui lui permettront de ravir l’or si longtemps convoité.

« Je me suis beaucoup entraı̂ née dans ce but, alors je suis très heureuse d’avoir pu donner la mesure de mes efforts, mais aussi, bien sûr, d’avoir rem-porté cette médaille. Comme il s’agissait des Jeux olympiques, j’ai fait autant que possible le vide dans ma tête pour me consacrer exclusivement à ma presta-tion. Je me sentais confiante et sans la moindre nervosité, mais la meilleure chose qui me soit arrivée, c’est de ne plus ressentir ce poids qui m’oppressait tou-jours et d’avoir le cœur léger. Mon titre olympique me remplit de joie, mais je me réjouis aussi que tout soit terminé ».

Ce jour-là, la réalisation de son rêve transformera l’expression de son visage par rapport aux compétitions précéden-tes et l’esprit libéré de tout souci, l’allure décontractée, elle partagera rires et plai-santeries avec les gens qui l’entourent. En revanche, au cours de la manifesta-tion à laquelle participera l’équipe olympique coréenne suite à cet exploit, elle semblera quelque peu agacée par les innombrables demandes d’autographes et de photographies dont elle fait l’objet. En jetant un coup d’œil au cliché de ma carte d’accréditation, elle m’affirmera, sur le ton de la plaisanterie, que j’y suis plus beau que dans la réalité et retrouvera à cet instant-là le sourire lumineux de la fillette qui a enfin réalisé son rêve.

Une figure emblématique Après ces Jeux olympiques, viendra pour Kim Yu-na le temps

des remises en question que suscite notamment cette situation inédite où la réalisation de l’objectif de toute une vie ne laisse guère autre chose à espérer. Lors du championnat du monde de patinage artistique féminin qui se déroulera cette année à Turin et ne suit que de vingt jours les Olympiades de Vancouver, elle n’ob-tiendra qu’une septième petite place au terme d’un programme

court où elle accumule les fautes, pour toutefois se reprendre aussitôt après et remporter le programme long par un exploit qui lui permet de se classer en deuxième position sur l’ensemble des épreuves. Suite à celles-ci, elle avouera : « Je ne m’attendais pas à vivre des moments aussi difficiles et pénibles après les Jeux olympiques. J’aurais dû m’abstenir de participer au Championnat du monde de patinage artistique féminin. » Précisons d’ailleurs à sa décharge qu’elle n’avait été en mesure de reprendre l’entraı̂ – nement qu’une semaine avant cette compétition en raison du repos et du temps libre qu’il lui fallait s’accorder pour réfléchir à son avenir.

La victoire olympique de Kim Yu-na a fait d’elle une véritable vedette en Corée, où chacun s’intéresse à ses moindres faits et gestes, au point qu’il lui est devenu impossible de se promener

tranquillement dans la rue. Elle inter-vient dans un grand nombre de films publicitaires télévisés et a donné son nom à toute une gamme de produits dis-ponibles dans le commerce. Vêtements, sacs, téléphones portables et produits de beauté associés à sa personne ont vu leurs ventes exploser, de même qu’agendas, pain et boucles d’oreille à son nom, que se sont arrachés les consommateurs, autant de signes de son rôle emblématique dans la Corée des années 2000, le magazine Time l’ayant en outre fait figurer dans son classement des personnes les plus influentes au monde en 2010.

Grâce à Kim Yu-na, le niveau du patinage artistique coréen s’est considé-rablement élevé, au point que l’on peut parler de périodes avant et après elle. Ses exploits internationaux ont attiré dans cette discipline dix fois plus de pati-

neuses qu’avant et plusieurs jeunes talents se sont déjà révélés. Cependant, la situation de ce sport laisse encore beaucoup à dési-rer, car il n’existe encore aucune patinoire pour l’entraı̂ nement, pas plus que d’autres sportives d’un égal niveau pour lui succéder dans les compétitions internationales.

Les Coréens craignent toujours plus qu’elle se retire de la compétition, certains affirmant un peu hâtivement que dans l’éventualité de cette préretraite, le patinage artistique coréen retournerait à la situation qui était la sienne par le passé.

La patineuse affirme toutefois : « Pour l’instant, je ne peux concevoir ma vie sans le patinage, mais dans quelques années, j’assurerai peut-être des entraı̂ nements et des formations pour les jeunes ». Si Kim Yu-na possède déjà à son actif de nombreux exploits, les milieux du patinage artistique coréen et le grand public attendent avec impatience de connaı̂ tre la décision de cette sportive qui est parvenue au faı̂ te de la gloire à un si jeune âge.

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ArtiSAn

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ur soixante-dix pour cent de sa surface, la Corée possède un relief montagneux qui a façonné le mode de vie des régions concernées, tandis que les deux provinces de Jeol-

la-do, qui s’étendent dans le sud-ouest péninsulaire, possèdent de vastes plaines propices à l’agriculture le long de leur littoral méridional et occidental. Elles ont aussi donné naissance à de nombreuses formes d’art telles que le pansori, ce récitatif mis en musique, comme l’opéra, mais spécifiquement coréen car chanté par un seul interprète et incarnant à ce point la sensibilité artisti-que nationale qu’il est qualifié de « son coréen ».

Sur les petites routes de l’une ou l’autre de ces provinces, il arrive souvent de trouver sur son chemin de vieilles personnes qui savent encore chanter des morceaux du « Chant de Sim cheong ». Le climat tempéré y est favorable à la culture du bambou, dont les fabrications arrivent en première place dans tout le pays et appor-tent leur apaisante fraı̂ cheur par les jours de forte chaleur. Ses tiges permettent aussi de confectionner ces rideaux qui s’accrochent dans l’embrasure des portes pour obscurcir la lumière du jour tout en permettant la circulation d’air frais, ou le « jukbuin », sorte de traversin rendant le sommeil plus agréable, l’été, par temps de forte humidité, d’où son nom familier d’« épouse en bambou », ou encore de petites garde-robes bien aérées.

L’éventail en papier de mûrier tendu sur cadre de bambou constitua longtemps l’indispensable accessoire d’habitants exposés à de fortes chaleurs. En langue chinoise, l’idéogramme 扇 (seon) désigne cet objet et 扇子匠 (seonjajang), l’artisan qui maı̂ trise sa fabrication. Sous la dynastie Joseon (1392-1910), l’office gou-vernemental qui contrôlait celle-ci s’appelait « Seonjacheong » et se situait à Jeonju, dans la province de Jeollabuk-do, cette ville étant réputée pour son excellente production traditionnelle. Aujourd’hui, Jo Chung-ik s’y consacre encore à l’âge de soixante-trois ans avec un succès qu’a récompensé son classement en

dixième position au patrimoine culturel immatériel de la province de Jeollabuk-do.

L’éventail rondL’éventail traditionnel coréen peut être du type rond ou pliant,

le premier étant connu sous diverses appellations, dont celles de banggu buchae, danseon, et wonseon et se composant d’un petit panneau de papier de mûrier ou de soie monté sur un bâti circulaire en tige de bambou. Quant au second, qui peut porter les noms de jeopseon ou jeopcheopseon, il recourt exclusivement au papier de mûrier que l’on fixe sur une armature de bambou pliable. Naguère très prisé pour son exécution délicate, cet objet servait souvent de cadeau officiel que l’État remettait aux émis-saires étrangers. Suite à l’essor qu’elle connut sous la dynastie de Goryeo (918-1392), leur fabrication fut introduite en Chine et au Japon.

Quant à l’éventail rond, dont l’origine est plus ancienne, il se décline en une grande variété de modèles en fonction de la forme de son cadre et selon son ornementation que désignent des voca-bles différents. Tandis que le taegeukseon comporte en son cen-tre le symbole du taegeuk, l’oyeopseon rappelle par sa forme la feuille de paulownia, et le pachoseon, celle du plantain, mais l’on peut aussi citer le semiseon au cadre composé d’un entrelacs de fines tiges de bambou, le suseon dont le panneau s’agrémente de broderies, le yunseon et sa forme évocatrice d’une roue à rayons ou encore le hwangchilseon revêtu d’une laque jaune qui lui confère éclat doré et parfum subtil, mais également le daewon-seon dont la grande taille exige de le tenir à deux mains. Autant de modèles traditionnels que réalise le maı̂ tre Jo Chung-ik, cet arti-san qui naquit et grandit à Jangsu, dans la province de Jeollabuk-do, où il effectua aussi sa première fabrication avant de partir pour Jeonju et d’y débuter dans le métier, à l’âge de vingt-neuf ans.

Les éventails traditionnels de Jo Chung-ik :

des objets d’art fonctionnels

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La ville de Jeonju est le berceau de l’artisanat des éventails traditionnels, les ronds étant plus an-ciens que les pliants, ainsi que d’une conception plus variée, et c’est la fabrication des premiers, déclinée en une centaine de modèles différents, que maı̂ tre Jo Chung-ik perpétue avec dynamisme depuis trente ans, ce qui lui a valu de se voir classer Bien culturel immatériel n°10 de la province de Jeollabuk-do.Park Hyun Sook Rédactrice occasionnelle | Ahn Hong-beom Photographe

Dans l’artisanat de l’éventail traditionnel, Jo Chung-ik s’est illustré par la création d’un mo-dèle orné d’un taegeuk tricolore et géométrique qui est désormais largement répandu.

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Le symbole du taegeuk« Avant d’être artisan, je vendais des souvenirs aux touristes

qui visitaient le pavillon de Gwanghallu, à Namwon, par exem-ple de petits paravents pliables décorés de scènes popu-laires peintes tirées de « L’histoire de Chun-hyang ». Parmi tous les articles en vente, un taegeukseon m’a un jour attiré l’attention. Comment cet objet d’artisa-nat, jadis si apprécié que pour la fête de Dano, il fut offert au roi en personne, avait-il put se transformer en un banal bibelot ? Comme l’emploi tapageur de ce symbole ne cessait de me préoccuper, j’en suis parvenu à la conclusion suivante : « Qu’elle ait été grande ou petite, la belle Chun-hyang doit être repré-sentée avec grâce, et non avec la vulgarité d’une Wolmae ou d’une Hyang-dan » et j’ai aussitôt entrepris de pourvoir ce symbole éternel d’un modèle de grande diffusion. Sur les précédents, il suffisait que ses trois parties constitutives paraissent plus ou moins bien réparties, à l’œil nu, et de fait, elle n’étaient pas toujours d’égales dimensions. Mon nouveau modèle, par sa conception géométrique, présentait en revanche un aspect plus élégant et artisti-que qui me plaisait et qui a aussi séduit les acheteurs », conte l’artisan avec, dans la voix, la ferveur d’un chanteur de pansori.

Ainsi, Jo Chung-ik a acquis sa renommée d’artisan de l’éventail par cette esthétique représentation du taegeuk tricolore traditionnel dont les trois parties égales bleue, jaune et rouge symbolisent respec-tivement le Ciel, la Terre et l’Homme. Les Coréens conservent tou-jours un souvenir ému de leurs athlètes brandissant ses taegeukseon aux cérémonies d’ouverture et de clôture de grandes manifestations sportives telles que les Jeux asiatiques de New Delhi, en 1982, ceux de Séoul, en 1986, les Jeux olympiques de 1988, également organisés par leur capitale, ou la Coupe du Monde de 2002.

« La confection du taegeukseon m’a ouvert les portes d’un tout nouvel univers qui était celui de l’éventail traditionnel. En remon-tant à ses origines lointaines, j’ai fait revivre les styles de jadis. Contrairement à la plupart des autres artisans classés parmi les Biens culturels immatériels, je n’ai pas appris le métier auprès d’un seul et même maı̂ tre car, dès que je travaillais sur un nouveau style, je recherchais le spécialiste qui soit susceptible de m’initier à sa fabrication. C’est ainsi, peu à peu, que j’ai fait renaı̂ tre ces éventails traditionnels que sont l’oyeopseon, le pachoseon, le semiseon et le daewonseon. Par la suite, je me suis aussi essayé à la création de tous nouveaux modèles aux formes et décors différents, en employant par exemple de fines lanières de bambou pour reproduire des motifs de la peinture populaire tels que fleurs, oiseaux ou poissons. J’ai également fabriqué le plus gros modèle du monde, puisque ses dimensions atteignaient 270 centimètres de largeur sur 420 centimètres de longueur, mais aussi le plus petit, qui ne mesurait que deux centimètres et demi sur cinq. Enfin, j’en ai créé un autre qui s’ouvre en forme de queue de paon, et dont le cadre a exigé pas moins de huit mille lanières de bam-bou pour sa fabrication.

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Le renouveau dans la traditionÀ Jeonju, l’atelier d’éventails de Jo Chung-ik se trouve à Daeseong-dong, un quartier de l’arrondissement de Wansan-gu, et porte

le nom de Jukjeon Sunjabang qui reprend son nom d’artisan de Jukjeon, c’est-à-dire un « champ de bambou ». C’est là qu’il se consacre à ses fabrications de modèles anciens ou de sa conception et l’homme confie à son sujet, en esquissant un sourire gêné : « Ce lieu n’est ni un studio, ni

une vitrine et pourtant il est très encombré, n’est-ce pas ? C’est peut-être ce caractère ambigu qu’évoque le poète Yun

Seon-do lorsqu’il écrit, dans son « Chants sur Cinq Amis » : « Ni arbre, ni plante / Qu’est-ce qui te pousse à être si droit / Pourquoi

es-tu si creux / Vert en toute saison / Tu es mon ami adoré. » Entre les murs de ce local de cent soixante-cinq mètres carrés s’entassent d’innombrables éventails aux formes et modèles les plus variés, aux côtés de pièces inachevées et de matières éparses.

Toutefois, on est d’emblée frappé par les multiples livres qui sont empilés çà et là et parmi lesquels se trouvent des ouvrages coréens anciens tels que Dongmuseon, cette anthologie de la littérature coréenne que rédigea un haut fonctionnaire de la dynastie Joseon nommé Seo Geo-jeong, ainsi que Yeolha ilgi, qui est la chronique du voyage qu’effectua en Chine le lettré Bak Jiwon, aux côtés d’albums de peinture coréenne, de dictionnaires coréens et chinois et d’œuvres philosophiques, autant de volumes qui rappellent plus un magasin de

livres d’occasion que la bibliothèque qu’est censée être cette partie de l’atelier.

« Je suis le fils cadet et mon père avait quarante ans quand je suis né, alors comme il avait étudié les classiques chinois,

il m’a appris à déchiffrer les idéogrammes avant même que je n’entre au cours primaire, mais pour une raison mystérieuse, il a employé pour cela un poème de Tao Yuanming, au lieu du manuel Cheonjamun (Mille carac-tères classiques), que tous utilisaient. Quand j’ai com-mencé l’école, il a demandé à l’instituteur de me faire sauter la première année. Aujourd’hui, je sais qu’il l’a fait pour mon bien, mais lorsque je me suis trouvé en classe de deuxième année, sans savoir ni lire ni écrire le coréen, je me suis tout d’abord senti désemparé. De toute façon, je n’ai pas eu à en souffrir longtemps, car j’ai dû quitter l’école dès la cinquième année, ma famille

étant trop pauvre pour que je continue.Malgré mon peu d’instruction, j’ai acquis de mon père

un amour de la lecture qui a illuminé ma vie, alors, lorsque je ne fabrique pas d’éventails pour gagner ma vie, j’échappe

à la solitude qui m’oppresse en lisant, par exemple le livre du théologien Ham Seok-heon qui s’intitule Une histoire coréenne

dans une perspective spirituelle et qui m’a dissuadé de ne voir en mon métier qu’un moyen de subsistance. Il m’a appris que toute

À partir de modèles traditionnels dont il conserve la forme générale, Jo Chung-ik réalise des variations dans la conception de l’armature de bambou et des ornements.

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création avait un sens alors qu’avant, je ne travaillais que pour gagner de l’argent et par habitude. J’ai aussi lu l’ouvrage du philosophe Ahn Byeong-uk, Les plus belles choses de cette terre, où il affirme : « La vie est un processus où chacun exprime ce qu’il est de manière créative » et en m’inspirant de cette pensée, je me suis efforcé de concevoir tous les jours de nouveaux modèles, ce qui m’a permis depuis lors d’en créer une centaine. »

Le procédé de fabricationDans les temps anciens, l’éventail représentait beaucoup plus qu’un

simple moyen de produire de la fraı̂ cheur en été, car il offrait de mul-tiples usages en tant qu’article ménager, de sorte qu’on lui attribuait « huit vertus » ou emplois à savoir, ceux de produire de l’air frais, de chasser mouches et moustiques, de servir de couvercle à un récipient, de faire de l’ombre, d’attiser le feu, de tenir lieu de coussin pour s’as-seoir par terre, de pelle quand on balaie ou de support à une charge que l’on transporte sur la tête. En outre, les chamans, danseurs ou chan-teurs y ont recours pour donner plus de force à leurs interprétations. Enfin, les poèmes, idéogrammes ou œuvres picturales dont ils peuvent s’orner en font des objets d’art fonctionnels susceptibles d’être utiles à tout moment et en tout lieu.

« En toute honnêteté, la fabrication d’un éventail n’a rien de très complexe et si je dis cela, ce n’est pas par modestie, car il suffit d’être un tant soit peu habile et d’exécuter les opérations successives. Si l’on dispose de toutes les matières, une fabrication simple ne prend qu’une demi-journée, tandis que des modèles comprenant un cadre en bam-bou assez élaboré peuvent exiger plus de deux mois de travail. Dans le cas du taegeukseon, le procédé comprend onze grandes étapes. Il débute par la coupe à longueur d’une tige de bambou que l’on aura choisi de deux ans d’âge et d’une région bien ensoleillée, puis il faut en détacher des lanières d’un centimètre et demi de largeur et d’un milli-mètre d’épaisseur pour réaliser les baleines.

Après en avoir réduit la largeur d’environ un millimètre, on les tord

« Un éventail traditionnel ne sert pas qu’à produire de la fraı̂ cheur, ce que fait beaucoup mieux la climatisation, car il nous rajeunit aussi dans l’âme et en tout Coréen, demeure le souvenir attendrissant d’une mère éventant l’enfant assoupi sur ses genoux, d’un geste doux et tendre de la main qui réconforte à jamais. »

1 On place les tiges de bambou sur un patron en papier dont la découpe correspond à la forme recherchée.

2 On fixe le motif de taegeuk tricolore sur un fin pan-neau en papier de mûrier.

3 On joint les deux couches de papier en les solidari-sant, puis on en taille le bord et on assure la finition.

4 On réalise le décor de l’éventail au moyen d’un fin entrelacs de tiges.

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en rond et on place les cercles d’égales dimensions ainsi obtenus sur le patron en papier dont la découpe correspond exactement à la forme recherchée, puis on recouvre le tout d’une seconde feuille sur laquelle on fixe le symbole du taegeuk. Pour s’assurer de la bonne tenue de l’ensemble constitué par les feuilles et le cadre, on le place entre deux couvertures et on y applique une pression des pieds afin de le solidariser. Cette opération est connue sous le nom de dapseon, en coréen et de treading en anglais, c’est-à-dire le foulage. Il faut alors tailler les bords selon la forme souhaitée et réaliser la finition du panneau de papier, après quoi on montera le manche en le fixant au moyen de rivets décoratifs. »

Jo Chung-ik a coutume de ne pas colorer le panneau de l’éventail, dans l’espoir qu’un éminent calligraphe ou pein-tre l’enrichira d’un dessin ou d’une inscription qui en fera une œuvre d’art. Lorsqu’il en a fait poliment la demande, il s’est souvent heurté à un refus dans les premiers temps, mais par la suite, après avoir assis sa réputation d’artisan accompli dans ce

domaine, ses fabrications ont comporté de plus en plus de poè-mes, inscriptions calligraphiques et motifs peints de style coréen. Le célèbre spécialiste d’histoire de l’art populaire, Jo Byeong-hui, allait ainsi lui offrir deux textes calligraphiés de sa main qu’il affectionnait tout particulièrement. Quant au peintre coréen Song Kye-il, il s’est déplacé en plein été d’Ilsan à Jeonju dans le seul but de réaliser des peintures à l’encre de couleur sur ses éventails.

« Ceux de mes modèles que des artistes ont ainsi décorés n’en acquièrent que plus de noblesse et produisent sur moi une forte impression lorsque je les contemple. C’est pour partager la joie que m’inspirent ces œuvres de toute beauté que j'en expose plusieurs modèles à Jeonju, une fois par an depuis 2003, à l’occasion de la fête de Dano. Un éventail traditionnel ne sert pas qu’à produire de la fraı̂ cheur, ce que fait beaucoup mieux la climatisation, car il nous rajeunit aussi dans l’âme et en tout Coréen, demeure le souvenir attendrissant d’une mère éventant l’enfant assoupi sur ses genoux, d’un geste doux et tendre de la main qui réconforte à jamais.»

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L’ample rétrospective consacrée voilà peu, à Séoul, au grand sculpteur coréen Kwon Jinkyu (1922-1973) faisait suite à une exposition itinérante de même nature qui avait permis aux Japonais de découvrir plu-sieurs œuvres inédites de cet artiste et fournissait ainsi une vue d’ensemble de son univers artistique.Kim Yisoon Professeur à l’École des Arts de l’Université Hongik

Photographie Le Musée national d’art moderne

ChroniquE ArtiStiquE

L’univers sculptural de Kwon Jinkyu révélé

hiver passé, des chutes de neige exceptionnellement abondantes n’ont pas dissuadé les trente-huit mille visi-teurs qui souhaitaient découvrir l’exposition sur Kwon

Jinkyu que proposait le Musée national d’art de Deoksugung, du 22 décembre au 1er mars derniers, et cette forte fréquentation avait de quoi surprendre dans le cas d’une manifestation exclu-sivement consacrée à un sculpteur moderne. Les organisateurs avaient choisi d’y présenter cent sculptures aux côtés de quarante croquis et de moulages en plâtre permettant de comprendre les différentes étapes de la sculpture sur terre cuite, tout en retra-çant les grandes lignes de la carrière de cet artiste renommé pour ses bustes en terre cuite, dont les célèbres Jiwon, Aeja, et Prêtresse, mais aussi de sa vie privée, par le biais d’autoportraits datant de différentes époques, d’œuvres de jeunesse consistant en statues d’hommes et d’animaux, de bas-reliefs à caractère abstrait et de sculptures bouddhistes des années ultérieures.

Une tournée coréano-japonaiseAvant son décès survenu en 1973, Kwon Jinkyu avait réa-

lisé trois expositions portant sur ses seules œuvres et par la suite, allaient lui être consacrées les trois rétrospectives de 1974, 1988 et 2003, qui marquaient respectivement les pre-mier, quinzième et trentième anniversaires de sa disparition. De ces différentes manifestations, la plus importante a sans conteste été celle de l’hiver dernier, puisqu’elle occupait en totalité les quatre galeries situées au rez-de-chaussée et au premier étage du Musée Deoksugung. Les organisateurs ayant envisagé de réaliser une exposition avec la collabo-ration du Japon, celle-ci, avant d’avoir lieu en Corée, s’était tenue au Musée national d’art moderne de Tokyo, du 10 octo-

bre au 6 novembre 2009, ainsi qu’au Musée et à la Bibliothè-que de l’Université d’art de Musashino, du 19 novembre au 5 décembre 2009.

Dès 2006, lors de l’organisation des manifestations prévues à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de la mort de l’ar-tiste, en 2009, l’Université d’Art de Musashino avait sondé ses diplômés sur l’artiste qui avait connu le plus de succès et il en était ressorti qu’il s’agissait de Kwon Jinkyu. En 1953, celui-ci avait complété ses études par une formation au Département de sculpture de ce même établissement, alors nommé École d’art de Musashino, et avait eu pour professeur son plus éminent ensei-gnant et artiste, qui n’était autre que Shimizu Takashi. C’est pour rappeler ce fait que l’exposition présentait aussi douze œuvres de ce dernier artiste, ainsi que douze sculptures d’Antoine Bourdelle, qui fut son maı̂ tre, et faisait ainsi apparaı̂ tre la continuité dans laquelle se situent les trois créateurs.

Un tragique destinEn 1948, Kwon Jinkyu part rejoindre au Japon son frère aı̂

né qui avait contracté une maladie alors qu’il exerçait la méde-cine hospitalière et lorsque ce dernier décédera, un an plus tard, il entreprendra des études de sculpture à l’École d’Art de Musashino. À cette époque où n’existaient pas encore de relations diplomatiques entre la Corée et le Japon et qui allait rapidement voir la Guerre de Corée se déclencher, l’étude des beaux-arts dans un établissement japonais constituait un rare privilège. C’est ce que fera Kwon Jinkyu pendant les années de guerre, ce qui lui permettra, suite à l’obtention de son diplôme, d’enseigner à son tour au Département de sculpture de l’école et de se voir décerner un prix à l’important Concours artistique Nika, avant de

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L’univers sculptural de Kwon Jinkyu révélé

1 Kwon Jinkyu devant un autoportrait sculpté. Son studio, situé à Dongseon-dong, un quartier de l’arron-dissement séoulien de Seongbuk-gu, a été conservé en tant que haut lieu de l’art moderne coréen à ses débuts.

2 Tête de cheval (1969), terre cuite. Tout au long de sa carrière, Kwon Jinkyu a eu pour thème de prédilection les animaux, notamment les chevaux.

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repartir pour la Corée en 1959, en premier lieu pour prendre soin de sa mère veuve, mais aussi pour donner une nouvelle orienta-tion à son art en s’affranchissant de l’ascendant de son maı̂ tre et se forger une identité artistique originale.

C’est alors qu’il fera l’acquisition d’une maison perchée sur une colline, loin du centre de la capitale, dont il rénovera l’in-térieur pour en faire le studio où il travaillera, une pièce d’une grande simplicité ne renfermant que le four destiné à la cuisson de l’argile et le reste du matériel indispensable à son art. Jusqu’à sa mort, il appréciera plus que tout de demeurer dans la solitude de cette petite pièce où il concevra et réalisera ses œuvres et qu’il ne quittera que pour participer à des colloques universitaires ou pour retrouver ses amis. Ceux qui y sont entrés ont affirmé qu’elle offrait un spectacle de désolation, mais cette hauteur iso-lée s’accordait bien par son calme avec le témpérament morose de l’artiste, ainsi qu' avec sa technique de sculpture fondée sur la création de formes par ajout progressif de nombreux fragments d’argile, l’ensemble participant d’une atmosphère de sérénité qui imprègne l’œuvre du calme tangible des lieux comme de la soli-tude du créateur.

D’aucuns, en pensant à Kwon Jinkyu, se remémorent cette vie solitaire qui déboucha sur le suicide, en ce printemps 1973 où il se donna la mort à l’âge de cinquante et un ans, le souvenir de ce tragique destin semblant éclipser l’aura de son talent artistique. L’exposition qui lui était consacrée a toutefois démontré que sa

malheureuse existence n’entame en rien l’admiration que suscite son art. En effet, cet artiste a connu le succès dès son retour au pays, au terme de ses études et de six années d’enseignement dans son école, comme en attestent les trois expositions qu’il a réalisées en l’espace de treize ans, ce qui représente une véri-table prouesse, si l’on sait que rares sont les sculpteurs qui par-viennent à en organiser une seule, voire à s’assurer un soutien financier dans la perspective d’une telle manifestation, tandis que sur les pages de ses livres d’or, figurent les noms de personnali-tés marquantes du monde de l’art, notamment d’éminents histo-riens et critiques d’art qui y côtoient artistes et sculpteurs.

Si la communauté artistique coréenne a su reconnaı̂ tre en lui un important artiste, en dépit de son caractère taciturne et introverti, c’est la peinture de style asiatique qui avait malheureu-sement la faveur des acheteurs parce que pouvant s’afficher sur les murs, alors que pièces en terre cuite et sculptures peintes attirent peu l’attention, alors pourquoi donc auraient-ils acheté ces objets aussi encombrants que fragiles ou encore ces tristes bustes ? Dans la Corée des années soixante, des créateurs tels que Kwon Jinkyu parvenaient à peine à vivre de leur art et rares étaient les ventes, même s’agissant de compositions de type informel, conceptuel ou monochrome, en peinture, autant de tendances qui se sont depuis lors imposées sur la scène contem-poraine. Dans un contexte aussi difficile, il paraı̂ t d’autant plus surprenant que l’artiste ait pu placer deux de ses créations dès la

1 Cavalier (1965), argile

2 Prêtresse (1967), terre cuite

3 Jiwon (1967), terre cuite

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première vente aux enchères d’œuvres d’art moderne coréennes.Kwon Jinkyu occupe incontestablement une place de premier

plan dans la sculpture coréenne, ce qui, dans toute l’histoire de l’art, est l’apanage d’une poignée d’artistes comme le moine Yangji, qui pratiqua la sculpture bouddhiste au septième siècle, sous le royaume de Silla, et dont il est fait mention dans l’ouvrage intitulé Samgukyusa (Souvenirs des Trois Royaumes), ou encore Kim Bok-jin (1901-1940), qui introduisit la sculpture de style occidental en Corée. En ces temps lointains, si on comptait en Corée d’innombra-bles sculpteurs, il s’agissait avant tout d’artisans, et non d’artistes, car leurs productions étaient le plus souvent destinées à un usage pratique, qui l’emportait sur les considérations artistiques et ils ne furent que très peu à pouvoir se construire un univers original qui apporte une évolution dans l’art et s’imposer à leurs contempo-rains, à l’instar de Kwon Jinkyu, qui aura livré une production sculp-tée dépassant par son ampleur celle de tous les autres artistes et aura su imprimer sa marque par l’originalité de son style.

Au Japon comme en Corée, les expositions qui lui ont été consacrées, ainsi que les colloques dont elles s’accompagnaient, fournissaient une vision très précise de son univers créatif et offraient ainsi l’exceptionnelle occasion de mieux comprendre ce génie au destin tragique, dont la carrière et la vie sont largement méconnues du public. Après avoir entrepris d’étudier les beaux-arts à un âge assez tardif, Kwon Jinkyu manifesta toujours plus, par son comportement, un sérieux et une maturité dont se sou-

viennent ses anciens collègues japonais et camarades d’universi-té. Son inventivité fit aussi forte impression sur le peintre japonais Senna Hideo, dont les œuvres furent marquées par l’art occiden-tal et qui conserva ses bustes en plâtre dans son studio pendant plus d’un demi-siècle. L’exposition qui s’est tenue dernièrement a également dévoilé au public un certain nombre d’œuvres inédites, bien d’autres restant encore à découvrir.

Parmi les objets personnels que présentait cette manifesta-tion, figuraient un agenda dont la teneur révèle que l'artiste avait coutume d’effectuer les esquisses le matin, de sculpter l’après-midi et de parfaire ses créations le soir, ainsi que des comptes rendus d’avancement des œuvres où il décrit succinctement les différents stades de mise en application d’une idée, puis d’une esquisse, pour parvenir à une forme donnée. Ainsi, Kwon Jinkyu fut à n’en pas douter un artiste accompli, mais la place excep-tionnelle qui est la sienne dans la sculpture coréenne ne tient pas exclusivement à son génie créatif, comme d’aucuns croient pouvoir l’affirmer, car elle résulte aussi de la discipline qu’il sut s’imposer et des efforts qu’il accomplit pour affirmer la spécificité

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de son art, sa mort elle-même représentant peut-être l’aboutis-sement de cet effort, puisque le professeur qu’il fut aimait à répé-ter qu’il est possible de mourir au nom de l’art.

La conscience d’être en vieDans le monde de l’art coréen, Kwon Jinkyu est perçu comme

un artiste qui s’employa à mieux faire connaı̂ tre les traditions et archétypes coréens, en exprimant ainsi la force de son identité nationale. N’affirma-t-il pas en maintes circonstances : « J’aspire à instaurer le réalisme en Corée » ? Cette démarche se traduit par le recours à la terre cuite et la mise en œuvre de procédés traditionnels tels que la peinture à pinceau sec et la réalisation de motifs inspirés de l’art populaire, comme les gwimyeon, tou et japsang, qui sont respectivement le visage du démon, un icône d’argile et une figure ornant les toitures, mais aussi et enfin, par l’influence de la peinture des tombes royales de Goguryeo. Par son esprit inventif, il s’était affranchi des frontières imposées par la culture coréenne antique, car son intérêt s’étendait à celles de toute l’humanité et à de nombreuses traditions artistiques ancien-nes, tout comme à la création contemporaine.

Sa connaissance de l’art englobait ceux de Mésopotamie et d’Égypte, ainsi que des Cyclades, d’Étrurie, de Grèce, de l’époque

romane et de la Renaissance, outre qu’elle avait assimilé les prin-cipes artistiques mis en œuvre par Cézanne, Rodin, Antoine Bour-delle, Shimizu Takashi, Aristide Maillol, Giacomo Manzu, Marino Marini et Giacometti. En s’imprégnant de formes d’expression artis-tique aussi différentes, il s’est efforcé de révéler la structure fonda-mentale qui sous-tend tout objet, déclarant à ce sujet : « Tout objet possède sa structure propre, que la sculpture coréenne n’a pas recherché de manière assez approfondie ». Pour saisir le sens de ces propos, il convient de les situer dans le contexte de la profonde introspection à laquelle il s’est livré. Tout compte fait, sa démarche artistique n’était pas tant axée sur la conscience de l’identité natio-nale ou de l’appartenance idéologique, que sur sa vision d’un art pur et universel. Cette optique l’a conduit à privilégier le travail sur des figures primordiales et à projeter sa conscience d’exister dans ses œuvres, comme le firent Giacometti et d’autres artistes de sa géné-ration, après la deuxième guerre mondiale.

Les conceptions artistiques de Kwon Jinkyu transparaissent dans ses figures humaines et autoportraits, notamment ces bustes de jeunes femmes qu’il réalisa dans la seconde moitié des années soixante et où se manifeste son expressionnisme avec encore plus de force. Dans ses différentes compositions, il a su saisir les caractéristiques physiques distinctives de ses modèles, tout en

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1 Autoportrait (1968), terre cuite

2 Chat noir (1963), terre cuite

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Outre les œuvres de Kwon Jinkyu, l’exposition en présentait aussi douze de Shimizu Takashi, ainsi que douze sculptures d’Antoine Bourdelle, son maı̂ tre, afin de faire apparaı̂ tre la continuité dans laquelle se situent les trois artistes.

conférant à leur allure une certaine permanence. Tête d’une taille légèrement inférieure à celle d’un sujet réel et long cou dressé sur des épaules tombantes participent d’une structure triangulaire. Quant aux bustes, ils sont surmontés par des têtes au port bien droit dont les yeux semblent fixés au loin, tandis que le crâne est dégarni et le visage sans apprêt. Si ces cous élancés et ces épaules affaissées sont réminiscents de l’œuvre d’un Manzu ou d’un Marino Marini, l’ensemble des figures s’en distingue par sa dynamique, car le sculpteur a voulu restituer les particularités physiques de ses modèles, sans chercher à exprimer leurs senti-ments. En fait, ces bustes d’une même allure ne sont que le reflet du monde intérieur et des émotions de l’artiste, ce qui explique les analogies que présentent celui de Biguni, cette religieuse boudd-histe qui eut pour modèle une jeune fille nommée Yeonghi, avec l’Autoportrait à la tenue de moine.

La démarche artistique par laquelle Kwon Jinkyu privilégie la structure fondamentale d’un objet, au détriment de son aspect extérieur, traduit incontestablement l’influence qu’exerça sur lui son maı̂ tre Shimizu Takashi, ainsi que celui de ce dernier, Antoine Bourdelle, comme le révélaient les œuvres présentées lors de

l’exposition. Toutefois, la production de Kwon Jinkyu s’en démarque résolument

par l’expression solennelle et anxieuse de ses figures. L’importance qu’accordait son maı̂

tre japonais à la structure du corps humain est elle aussi patente dans l’œuvre de son élève, mais

le réalisme et l’esthétique avec lesquels le premier le représenta dans ses œuvres semblent dotés d’une moindre

pertinence chez le second.Ce sculpteur qui figure parmi les plus importants de Corée a

fait l’objet de nombreuses recherches scientifiques qui semblent pourtant s’être cantonnées à reformuler des questions d’une por-tée limitée, en raison d’un manque de documents et ressources ayant trait à cet artiste au génie incontesté. L’exposition qui lui a été consacrée a donc offert une exceptionnelle occasion de se faire une idée d’ensemble de ses œuvres et s’est accompagnée de l’édition d’un catalogue dont l’index renvoie à d’autres documents encore, ce qui fait de lui une véritable mine d’information en vue des études auxquelles continuera de donner lieu Kwon Jinkyu. Il est donc à espérer que cet artiste et ses œuvres susciteront tout l’intérêt et le succès qu’ils méritent aussi bien en Corée qu’ à l’ étranger.

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L’ÉFEO, institution plus que centenaire, est un établissement qui relève du ministère français de l’Enseignement supé-rieur et de la Recherche. Sa mission scientifique est l’étude des civilisations classiques de l’Asie, au travers des sciences humaines et sociales. J’ai été chargée en janvier 2002 d’ouvrir le 17e centre de l’École au sein de l’Asiatic Research Insti-tute de l’Université Koryo.

Élisabeth Chabanol École Française d’Extrême-Orient Maître de Conférences Responsable du Centre de Séoul

À la Découverte De la corée

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Des Trois Royaumes à nos jours, une passion : la Corée

n novembre 2008, un courrier du ministre des Affaires étrangères, M. Bernard Kouchner, m’est parvenu pour m’annoncer que, sur sa proposition et par décret du Prési-

dent de la République française, j’étais nommée chevalier dans l’Ordre national du Mérite. Cette lettre précisait que cette décision avait été prise dans le but de me remercier pour mon apport à la connaissance du patrimoine historique et artistique de la Corée et pour le rôle que je jouais dans le développement des relations franco-coréennes. L’émotion dissipée, je me suis interrogée sur le fondement d’un tel honneur. Ces quelque vingt dernières années n’avaient été pour moi que rencontres enrichissantes, découvertes passionnantes et surpassement de moi-même, por-tée par une passion irrésistible.

Premier jour à Séoul

Cette passion s’est révélée le 14 février 1981, lorsqu’en pro-venance du Japon, par un vol de la Korean Air, j’ai touché le sol coréen pour la première fois, un soir de couvre-feu. De l’aéroport de Gimpo, l’équipage et les passagers ont dû rejoindre ensemble le Seoul Garden Hotel sous escorte militaire. À l’époque, de par sa hauteur, cet immeuble constituait le point de repère de l’ouest de Séoul. Le lendemain, c’était le 15 du mois, donc l’exercice de défense civile : les rues de la capitale se sont vidées en quelques minutes, des avions ont survolé la ville. C’était sous la présidence de Chun Doo-hwan. C’était l’hiver, il faisait froid, les rues étaient grises, mais le soleil brillait et les Séouliens étaient radieux. Je ne suis restée que trois jours à Séoul, mais j’ai compris, dès lors,

qu’un jour je reviendrais vivre en Corée.Plusieurs années plus tard, en 1986, mes études à l’École

du Louvre achevées, rédigeant une maîtrise à l’université Paris 4-Sorbonne, je suivais des cours d’archéologie de la Chine à l’École pratique des hautes Études, à Paris. Un jour, avant le cours, devant l’église du bâtiment de la Sorbonne, des étudiantes avec qui je suivais le cours discutaient : « On cherche quelqu’un pour partir enseigner le français en Corée, en vain ! Cela n’intéresse per-sonne... ». - « Personne ? Mais si, moi ! » Et, voilà comment je suis arrivée, quelques mois plus tard, le 15 octobre 1986, une nouvelle fois à l’aéroport de Gimpo. J’ai pris le train de nuit Tongil à la gare de Yôngdong-p’o pour me rendre à Taejôn, et enfin à l’université du Chungnam, située, à l’époque, tout près du village de Yuseong. Les rizières, le chant des crapauds l’été, l’attente de la mousson fin juin adoucie par un éventail en bambou et papier, l’odeur d’huile de sésame qui envahissait la rue du marché, et le froid terrible l’hiver pendant lequel je me réchauffais cachée sous un épais ibul (cou-verture coréenne traditionnelle bourrée de ouate de coton)... J’étais « parachutée » dans une autre culture, dans un monde administré par les hommes, où les liens avec l’extérieur étaient encore rares, où personne ne parlait ni français, ni anglais, où les seuls étrangers étaient deux pères des Missions étrangères de Paris.

Architecture des Trois RoyaumesJ’étais venue pour enseigner et apprendre. J’étais prête à

accepter un autre mode de vie. Je voulais expérimenter ce que j’avais lu dans les livres, comprendre ce pays qui m’avait, cinq

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1 En 2006, Élisabeth Chabanol a organisé une exposition consacrée à son projet de recherche au Musée de l’Université Koryo, dans le cadre des manifestations qui marquaient le 120e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la Corée et la France.

2 Élisabeth Chabanol et l’Ambassadeur de France en Corée, à la réception qui suivait la remise de la décoration de Chevalier de l’Ordre national du Mérite.

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plus tôt, charmée. Mon apprentissage ne s’est pas fait sans heurts, ni sans difficultés, par paliers successifs qui suivaient les oscilla-tions de mes émotions de jeune Française. Mais, au cours de ces années, il y a toujours eu près de moi quelqu’un pour m’accom-pagner dans la découverte «de l’Autre.» Le nom de Chông A-rûm m’a été donné. Les Gyeryongsan Chông, de la famille des Chông de Gyeryongsan (montagne du coq et du dragon qui jouxte le vil-lage de Yuseong). Je suis un peu devenue une fille de la campagne, une fille de la région du Chungcheongnam-do. Il m’a fallu apprendre à préparer la cuisine coréenne : doenjang jjigae (soupe de pâté de soja), dwaeji gogi duruchigi (viande de porc pimentée sautée), oi sobaegi (kimchi de concombre), pajeon (galettes aux poireaux). Les boı̂ tes de conserve de thon au naturel étaient le seul aliment qui me rappe-lait la France. Quelquefois apparaissait sur le marché du beurre ; je me précipitais pour en acheter mais il était souvent rance. J’ai oublié le goût du vin pour celui du makgeolli (vin de riz fermenté laiteux) et du dongdongju (vin de riz fermenté et filtré) que l’on buvait, les jours de manifestations estudiantines, pour oublier les gaz lacrymogè-nes. Les fins de semaine ensoleillées, nous traversions la mon-tagne ésotérique de Kyeryong, grimpant du monastère féminin de Donghaksa au monastère masculin Gapsa en passant par la pagode du Frère et de la Sœur.

Peu de temps après mon arrivée, je me suis précipitée à Gon-gju, ancienne capitale du royaume Baekje (début de l’ère chré-tienne-660), sur le site de la nécropole de Songsanli pour visiter la tombe en briques du roi Muryeong. La suite de mes études était décidée : cela allait être l’architecture funéraire de l’époque des Trois Royaumes. Les rois du Baekje et ceux du Silla, dont la magnifique prestance est si bien décrite dans les textes anciens du Samguk sagi et du Samguk yusa, ainsi que les vestiges de leurs créations architecturales allaient me passionner pendant les années qui suivirent. Même si je rentrais régulièrement en France pour soutenir mes mémoires et thèses afin d’obtenir mes diplômes à la Sorbonne, ce sont les archéologues et professeurs coréens des universités, des instituts nationaux de recherche sur

les biens culturels, des musées nationaux qui me guidèrent dans mes recherches.

Signification du Prix nationalEn février 1997, il me fallut quitter Deajeon, Hanbat, le

« grand champ ». C’est au musée national Gyengju (capitale du royaume de Silla du début de l’ère chrétienne à 935) que j’ai pu

terminer la rédaction de ma thèse de doctorat dans les meilleu-res conditions possibles grâce aux deux directeurs qui se sont succédé, les docteurs Ji Gon-gil et Kang Woo-bang. Deux années passées avec les conservateurs et archéologues à explorer les sites archéologiques de la ville, dans les salles d’exposition, dans les réserves et à la bibliothèque du musée. Deux années à me consacrer à l’étude sur le terrain des structures des tombes du royaume du Silla ancien et du Grand Silla, ainsi qu’à leur mobilier funéraire : couronnes, boucles d’oreilles et ceintures précieuses, céramiques et outils.

Le puzzle de ma carrière professionnelle se mettait lente-ment en place. Je suis « montée » à Séoul avec appréhension. Là, pendant trois ans à la rédaction du journal Korea Herald, j’ai fait l’expérience du monde de l’entreprise coréen après avoir connu le monde académique. Cependant, le seul moyen de pour-suivre pleinement mes travaux sur le patrimoine de la péninsule coréenne en restant sur le terrain, afin de suivre au plus près les nouvelles découvertes archéologiques, et en même temps d’ini-

Un jour, avant le cours, devant l’église du bâtiment de la Sorbonne, des étu-diantes avec qui je suivais le cours discutaient : « On cherche quelqu’un pour partir enseigner le français en Corée, en vain ! Cela n’intéresse personne... ». - « Personne ? Mais si, moi ! » Et, voilà comment je suis arrivée, quelques mois plus tard, une nouvelle fois à l’aéroport de Kimp’o.

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tier les étudiants européens à l’archéologie et l’art de la Corée ancienne, était d’intégrer un institut de recherche : l’École fran-çaise d’Extrême-Orient, ÉFEO.

L’ÉFEO, institution plus que centenaire, est un établissement qui relève du ministère français de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Sa mission scientifique est l’étude des civilisa-tions classiques de l’Asie, au travers des sciences humaines et

sociales. Jusque-là, l’ÉFEO ne comprenait pas de spécialistes de la Corée parmi ses membres. Ma nomination à Séoul permit l’ouverture du 17e centre de l’École au sein de l’Asiatic Research Institute de l’ Université Koryo en janvier 2002. L’un des pro-grammes de recherche que j’ai alors choisi de mettre en place était consacré aux premiers coréanologues français, qui corres-pondent en fait aux premiers diplomates français en poste en Corée. Victor Collin de Plancy et Maurice Courant avaient une connaissance et un respect profonds du pays. Le second volet de ce programme s’intéressait à l’étude des premiers Coréens qui se rendirent en France, dont Lee Beom-jin et Min Yeong-chan, et découvrirent l’Europe. Cette recherche se concrétisa en un catalogue et en une exposition qui se tint au musée de l'Université Koryo, au musée Albert-Kahn à Boulogne et à la médiathèque de l’Agglomération troyenne à Troyes à l’occasion des célébrations du 120e anniversaire de l’établissement des relations diplomati-ques entre la France et la Corée en 2006.

Depuis janvier 2003, mon champ de recherche s’est étendu

à la Corée du Nord. Pendant longtemps, j’avais évité de regar-der en direction de la DMZ. Je vivais au Sud, à Daejeon, puis à Gyeongju, bien loin de cette «déchirure», de cette «cicatrice», qui traverse la péninsule. L’ignorer étant moins douloureux que d’y faire face. Cependant, en qualité d’historienne, je ne pouvais pas ne pas me rendre sur les principaux sites des royaumes de Goguryeo et de Goryeo. Je connaissais les sites du Goguryeo

(début de l’ère chrétienne-668) localisés en Mandchourie, l’ensemble des sites archéolo-giques et historiques de la péninsule de Paju à Jeju, mais restait cet espace entre fleuve Yalu et fleuve Han que je ne saisissais pas, que je ne pouvais appréhender. Enfin, l’oc-casion de m’y rendre est arrivée. Était-ce un nouveau signe du destin ? En temps voulu, de nouveau, comme en 1986, un peu du fait du hasard, j’ai été invitée à me rendre en Républi-que populaire démocratique de Corée. C’était l’hiver, aux alentours du Nouvel An lunaire, la neige et la glace recouvraient le système routier au-delà du 38e parallèle. Les condui-tes d’eau étaient gelées et le ondol (chauf-

fage traditionnel par le sol) brûlait la colonne vertébrale pendant la nuit dans le Joseonsik sallimjip (nom des mai-sons traditionnelles au toit de tuiles en Corée du Nord ; appelées hanok en République de Corée) dans lequel je séjour-nais. C’est ainsi que j’ai découvert le site archéologique et histori-que de Gaeseong, capitale du royaume de Goryeo (918-1392), qui peu à peu est devenu le sujet principal de mes recherches et sur lequel je me rends régulièrement.

Au terme de ma réflexion, j’ai été convaincue que cette déco-ration qui m’avait été octroyée était en fait destinée à ceux qui m’ont accompagnée tout au long de ce périple. À ceux qui ont désiré étudier la langue et la culture françaises, à ceux qui m’ont guidée dans l’étude de la péninsule coréenne, à ceux qui m’ont entraı̂ née dans leurs projets de recherche ou bien soutenue et participé aux miens. Aussi, mon souhait majeur pour les années qui viennent est de continuer à être ce grain de sable qui participe à une meilleure compréhension et au rapprochement des deux pays que sont la Corée et la France.

Élisabeth Chabanol au Musée nord-coréen de Sariwon. C’est depuis 2003 qu’elle est en mesure d’étendre ses études à des sites se trouvant en Corée du Nord.

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En 1884, Horace Newton Allen, un médecin missionnaire presbytérien originaire du nord des États-Unis, arrivait en Corée, où régnait alors la dynastie Joseon, et quatre-vingt-huit ans plus tard, Gang Won-hi allait quant à lui être le premier médecin missionnaire coréen à partir travailler à l’étranger, puis c’était au tour du docteur Shim Jae Doo, un spécialiste de médecine in-terne, et de son épouse Yu So Yean, une anatomo-pathologiste anatomique, de partir en 1993 pour Tirana, où tous deux allaient travailler, dix-sept années durant, au développement de la médecine.

Kim Mina Journaliste au Korea Doctor’s Weekly

Sur la Scène internationale

Les époux Shim Jae Doo et Yu So Yean, médecins missionnaires en Albanie depuis dix-sept ans

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es médecins missionnaires coréens sont actuellement au nombre de deux cent soixante et onze à l’étranger, où ils font œuvre de charité en dispensant des soins médicaux, notamment dans d’autres pays d’Orient, du Moyen-Orient et de l’Europe de l’Est, à l’instar du docteur

Shim Jae Doo, aussi connu par son surnom de « missionnaire des missionnaires ». Résidant en Albanie depuis 1993, il participe à de nombreuses activités dans la Clinique Shalom où il exerce la médecine, mais aussi l’enseignement et un travail social.

La Corée récompenséeAu mois de décembre 2009, le docteur Shim s’est vu remettre le deuxième Prix Hanmi de

médecine que décerne l’Association coréenne de médecine pour récompenser ceux qui ont joué un rôle dans le développement de la médecine coréenne ou qui, pendant plus de dix ans et dans un quelconque pays du monde, se sont illustrés par leur action méritoire dans la recherche ou l’exer-cice de la médecine. Le premier lauréat en fut le docteur Lee Jongwook, en tant que secrétaire général de l’OMS, tandis qu’allait lui succéder, plus tard, le docteur Shim, pour ses efforts et sa participation à l’essor de la médecine, de la santé et de l’éducation dans un pays, l’Albanie, qui est tombé dans la pauvreté après l’effondrement du communisme. La remise d’une distinction éma-nant d’une association médicale aussi prestigieuse revêt d’autant plus d’importance que le docteur Shim a quitté la Corée voilà déjà dix-sept ans de cela.

« Le délai fixé pour le dépôt des candidatures était le premier octobre. J’ai été contacté en Alba-nie par un collègue de l’Université Kyung Hee, qui s’était procuré non sans mal mes coordonnées et qui m’a fortement encouragé à envoyer les pièces requises pour ma nomination. Nous étions le 30 septembre et dès le lendemain, j’expédiais les différents documents que j’avais réunis.»

Avant tout, c’est la reconnaissance de ses dix-sept années de travail qu’apprécie le docteur Shim. Lorsque son épouse, le docteur Yu So Yean, et lui-même prennent d’un commun accord la décision de quitter la Corée pour l’Albanie, la première vient à peine d’achever sa spécialisation et

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de refuser un poste de professeur dans l’université où elle a étudié, ce qui lui a valu d’être critiquée par certains de ses collègues, qui lui reprochent, ainsi qu’à son mari, de « ne rien savoir de la vie ». Quand les époux étaient de passage en Corée, la réussite professionnelle de leurs collègues ensei-gnants ou médecins les démoralisait, eux que décourageait déjà l’absence d’évolution positive dans la situation albanaise, contrairement à ce qu’ils avaient espéré.

Lors de la remise des prix, tous les anciens confrères du docteur Shim allaient pourtant venir féli-citer l’heureux lauréat d’un prix prestigieux qui allait lui ouvrir les portes de la direction des hôpitaux et cliniques pour évoquer les modalités d’une éventuelle collaboration avec l’Albanie. Cette distinc-tion allait en outre lui permettre d’envisager la réalisation de projets de jumelage entre des écoles de chirurgie dentaire coréennes et albanaises afin de relever la qualité de la formation assurée par ces dernières.

L’enseignement de la médecine et la formation des responsables médicauxÉgalement diplômée de l’Université Kyung Hee, mais d’une promotion postérieure à celle de son

mari, l’anatomo-pathologiste Yu So Yean a exercé sa spécialité, de 1994 à 2002, au Centre hospitalier universitaire de Tirana. En parallèle avec cette profession, elle a non seulement dispensé des cours à des étudiants en médecine et à des techniciens médicaux, mais s’est aussi consacrée à des activités telles que la publication d’ouvrages et revues scientifiques, ainsi que le développement d’unités de pathologie cellulaire. Quant à son mari, de 1994 à 1998, il a été interne en médecine au service de lutte anti-tuberculose et des maladies respiratoires de ce même Centre hospitalier, où il a introduit la thérapie d’inhalation, organisé un séminaire sur l’asthme et créé une bibliothèque en 1996.

« Si j’attache beaucoup d’importance à mon rôle de thérapeute, je m’intéresse également à l’en-seignement de la médecine et à la formation des responsables médicaux, car les Albanais doivent acquérir leur autonomie dans ce domaine. Jusqu’en l’an 2000, j’ai exercé au sein d’une sorte d’éta-blissement public, puis j’ai axé mon activité, jusqu’à l’année dernière, sur l’amélioration des pratiques

Le docteur Shim Jae Doo, directeur de la Clinique Shalom de Tirana, et Yu So Yeon, qui est son épouse et consœur, ont consacré dix-sept an-nées de leur carrière à la fourniture de ces soins médicaux qui manquent tant en Albanie.

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médicales à la Clinique Shalom, qui avait ouvert ses portes un an plus tard. Cette année, j’ai mis sur pied un projet d’enseignement de la médecine et de formation des responsables médicaux, après avoir tenté de le faire sans succès dans les années quatre-vingt-dix, car il fallait alors parer aux urgences, notamment dans le domaine des soins. Nous visions alors à mettre en place des structures qui permettraient aux Albanais d’acquérir leur autono-mie, ce qu’ils n’ont malheureusement pas compris.

En 1992, la chute du régime communiste a permis au pays de s’ouvrir au monde extérieur, mais les vestiges de son organi-sation bureaucratique ralentissaient et compliquaient toujours le travail. Pour sa part, la population s’accommodait de cet état de choses et n’attendait pas particulièrement d’être aidée, mais affichait en fait une certaine indifférence, puisqu'il n’y avait nulle urgence. En outre, la carence d’infrastructures rendait le travail d’autant plus difficile, comme ces coupures de courant qui avaient lieu tous les jours à la clinique Shalom, de huit heures à dix-sept heures et qui obligeaient à effectuer le soir les examens mettant en œuvre des technologies médicales. Au Centre hospitalier de l’université nationale, le service des urgences se trouvant dans un état déplorable, la clinique Shalom avait du mal à faire face à l’affluence des patients qui s’y rendaient de jour comme de nuit. En 2004, le médecin missionnaire Choi Jo-young allait se joindre à l’équipe du docteur Shim, en tant qu’interne, afin de prendre en charge la clinique, dont la situation allait connaı̂ tre une grande amélioration.

« On m’interroge souvent sur les motifs cachés d’un aussi long séjour en Albanie. En fait, comme il n’y avait pratiquement rien à nos débuts là-bas, le moindre petit mieux était d’un grand réconfort et suffisait à nous rendre heureux, alors le temps a passé comme cela , très vite !» se souvient-il en riant.

« Il reste beaucoup à faire ! Le temps presse ! »Aujourd’hui encore, il faut bien compter vingt-quatre heures

pour se rendre en avion de Séoul à Tirana, mais à l’époque où le docteur Shim s’est établi en Albanie, il se sentait d’autant plus loin de la Corée que l’anticommunisme y était encore profondé-ment ancré, ce qui n’allait pourtant pas l’empêcher de partir en compagnie de son épouse. Quelle fut la raison de ce choix ?

« Dans la vie, les choses ne se passent pas toujours comme on le souhaiterait. Nous avors, pour la première fois entendu par-ler de l’Albanie par un médecin diplômé de l’Université Koryo qui nous y a précédés et tout ce que nous savions d’elle, c’est qu’elle était pauvre. J’y suis d’abord parti avec un groupe de missionnai-res qu’avait mis sur pied l’association dont j’étais membre. »

En réalité, c’est l’Albanie qui semble avoir choisi le docteur Shim et non l’inverse, car celui-ci s’est contenté, en compagnie de sa femme et de ses deux enfants, de prendre le premier avion à destination de Londres où la famille allait effectuer une longue escale avant de s’envoler pour Tirana. Il ne connaissait alors ni le régime politique de ce pays ni la situation difficile de son écono-mie, qu’il allait découvrir par ses lectures dans une bibliothèque

2

« Cette année, j’ai mis sur pied un projet d’enseignement de la médecine et de formation des responsables médicaux, après avoir tenté de le faire sans succès dans les années quatre-vingt-dix, car il fallait alors parer aux urgences, notam-ment dans le domaine des soins, tandis qu’aujourd’hui, j’ai la conviction que notre travail sera plus utile que tout ce que nous avons fait pendant tout notre séjour antérieur pour aider la population à acquérir son autonomie ».

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londonienne, car ce périple avait éveillé en lui un vif intérêt.« À l’origine, ma femme et les enfants devaient rester à Lon-

dres pendant que j’irais m’installer seul en Albanie pour sonder le terrain. En me documentant sur le pays, je suis tombé sur des pho-tos d’Albanais aux yeux hagards, aux traits usés par la pauvreté et à la physionomie qui trahissait un besoin d’aide urgent. Ma femme a d’ailleurs partagé cette impression, alors nous avons tous deux compris qu’il y avait fort à faire et que le temps pressait. »

À l’aéroport de Tirana, cette famille d’une nationalité peu com-mune suscitera l’étonnement, mais les policiers qui délivraient le visa de séjour connaissant l’existence de ce pays ami qu’est la Corée du Nord, ils ont dû en déduire qu’il devait aussi y avoir une Corée du Sud et après d’interminables palabres, ils ont fini par accorder la précieuse autorisation. Ces faits se déroulaient voilà dix-sept ans de cela et entre-temps, la famille a connu bien des vicissitudes, comme lors de la crise albanaise de 1997, qui l’a contrainte à partir précipitamment pour l’Italie en abandonnant tout ce qu’elle possédait.

« Au début, j’affirmais aux Albanais que nous resterions toute notre vie, ce dont j’étais convaincu, mais quand a éclaté la guerre civile, les autorités nous ont ordonné de quitter le pays et nous n’avons eu d’autre choix que de leur obéir. Il y a quelque temps, un jeune médecin coréen, qui avait dû fuir l’Afghanistan en raison des prises d’otages, m’a fait part de son dilemme à la perspective de devoir tout laisser derrière lui. C’est ce même sentiment que j’ai éprouvé en mon temps, tandis qu’aujoud’hui j’ai la certitude que

l’important est d’aider les Albanais à assumer leur indépendance et non de savoir si je vais vivre ici toute ma vie. C’est la tâche que j’ai entreprise cette année. »

Dix-sept années de vie dans un pays au climat froid et humide ont considérablement affaibli la santé du docteur Shim. On sait toujours quand le moment est venu de partir, alors qu’en est-il dans son cas ? Ces derniers temps, le médecin déclare s’être beaucoup interrogé sur l’utilité réelle de son action passée, mais il ne souhaite pas moins rester autant qu’il le pourra car, le nombre des médecins missionnaires étant en forte hausse depuis quel-ques années, il souhaite tirer parti de son expérience albanaise pour en appliquer les enseignements au Kosovo, en Macédoine et dans les Balkans.

L’hôpital de Gwanghaewon, qui fut le premier établissement occidental de ce type en Corée et fut créé par Horace Allen, a été le précurseur de l’Hôpital Severance, dont sont sortis par la suite les premiers diplômés coréens de médecine occidentale. Dans ce domaine, la Corée a désormais atteint un haut degré d’évolution qui lui a permis de se hausser au rang des nations les plus avan-cées et de posséder un effectif de quatre-vingt mille médecins. Nombre de praticiens et chercheurs coréens exercent en outre leurs activités à l’étranger et ont pour pionnier ce médecin mis-sionnaire qui fit son arrivée en Corée voilà cent vingt-six ans de cela. Il est à espérer que l’œuvre du docteur Shim et de sa femme s’avérera tout aussi fructueuse pour l’Albanie que celle de leurs prédécesseurs en d’autres temps et lieux.

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1 Le docteur Shim Jae Doo lors d’un séminaire de chirurgie dentaire en Albanie. Afin de relever la qualité des écoles de chirurgie dentaire albanaises, il a travaillé à la mise en œuvre de projets de jumelage avec celles de Corée.

2 Pendant la guerre au Kosovo, le docteur Shim Jae Doo a dispensé des soins dans un camp de réfugiés.

3 Le docteur Shim Jae Doo a fait don d’équipements de radiographie à un hôpital militaire albanais.

4 Le docteur Yu So Yeon s’entretenant avec des médecins et infirmiers albanais du département d’anatomo-pathologie de l’Université de Tirana.

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eScapaDe

Falaises et formations rocheuses pittoresques de Dumujin, sur l’ı̂ le de Baengnyeongdo, destination touristique de prédilection au nombre des cinq ı̂ les les plus septentrionales situées au large du littoral occidental coréen.

Malgré leurs paysages enchanteurs, cinq ı̂ les du littoral occidental coréen remettent constamment en mémoire cet embarrassant cessez-le-feu qui demeure en vigueur entre les deux Corées, plus d’un demi-siècle après sa conclusion, mais à deux pas de la ligne de dé-marcation où montent la garde les militaires, la population civile continue de s’adonner aux activités de la pêche et du tourisme.

Kim Hyungyoon Essayiste | Kwon Tae-Kyun Photographe

© Yun Ki-jung

En Mer Jaune, cinq îles pittoresques attendent la réunification

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n cette première étape de mon périple, un hydroptère navi-guant à soixante kilomètres à l’heure m’a emmené en Mer du Sud, à environ deux cent vingt-huit kilomètres au large

du port d’Incheon, jusqu’à cette Baengnyeongdo méconnue qui est la plus septentrionale des ı̂ les sud-coréennes.

À la vue du vent qui emportait les nuages, on en aurait pres-que oublié le printemps qui avait déjà fait son arrivée en cette fin de mois de mars et ce temps maussade ajoutait encore à la désolation du port. Tandis que j’observais l’intérieur vide d’un petit bureau d’information, l’aire de stockage de conteneurs à usage indéterminé et les enseignes de restaurants délabrés, les quatre cents autres passagers du bateau s’étaient, pour moitié, déjà éparpillés dans différentes directions. Parmi eux, s’était volatilisé un groupe d’une trentaine d’hommes d’âge moyen qui arboraient un drapeau coréen brodé sur la manche gauche de leur maillot de randonnée noir et en qui j’avais cru reconnaı̂ tre d’anciens mili-taires de la Marine nationale revenus sur les lieux de leur affecta-tion pour se remémorer cette lointaine époque.

Le dévouement d’une fille, Sim-cheongDans le taxi que j’avais hélé, le chauffeur, dont la famille

habite l’ı̂ le depuis trois générations, semblait s’exprimer avec ce fort accent que j’avais eu l’occasion d’entendre lors de mon séjour dans la capitale nord-coréenne, voilà cinq ans de cela, et me rappelait une fois de plus combien l’ı̂ le de Baengnyeongdo est proche de la frontière. J’ai d’ailleurs aperçu le cap nord-coréen de Jangsangot à mon arrivée au pavillon de Simcheonggak, qui a

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été édifié en l’honneur de Sim-cheong. Personnage de la mytho-logie locale et héroı̈ ne d’un célèbre conte populaire incarnant la piété filiale, celle-ci, pour rendre la vue à son père, sacrifia sa vie en échange des trois cents sacs de riz que lui remirent les marins d’un bateau chinois.

À ce propos, mon aimable chauffeur m’a indiqué l’emplace-ment précis, dit d’Indangsu, où Sim-cheong aurait été précipitée par-dessus bord afin d’apaiser la colère du Roi Dragon, à mi-che-min entre l’ı̂ le et le cap prolongeant la province nord-coréenne de Hwanghae-do à son extrémité méridionale. La légende veut qu’après la chute de Sim-cheong, le Roi Dragon la sauva de la noyade et la prit pour épouse, un conte populaire régional narrant en revanche qu’après s’être agrippée à une fleur de lotus, elle remonta à la surface et fut entraı̂ née jusqu’à Baengnyeongdo où son corps fut rejeté par la mer sur un rocher qui prit le nom de Yeonbong Bawi, c’est-à-dire le Rocher du Lotus.

Le pavillon de Sim-cheonggak s’élève dans un petit parc ceint d’un mur de pierre où est placé un char d’assaut dont le canon est dirigé vers les côtes nord-coréennes, mais qui ne paraı̂ t guère en état de marche. J’allais apprendre par la suite que nombre de véhicules blindés se trouvent sur les cinq ı̂ les où se maintient une forte présence militaire.

Un carrefour de frontièresCes cinq ı̂ les s’étirant le long de la ligne de démarcation dite

« Nothern Limit Line » (NLL), qui représente la frontière maritime entre les deux Corées, sont dénommées Baengnyeongdo, Dae-cheongdo, Socheongdo, Yeonpyeongdo et Udo, cette dernière étant inhabitée et donc non desservie par bateau. C’est en 1953, lors de la conclusion de l’armistice marquant la suspension des combats de la Guerre de Corée, qu’allait être fixée cette frontière, à laquelle la Corée du Nord allait substituer une autre, en 1973, dite Military Demarcation Line (MDL), en arguant que les cinq ı̂ les se trouvent

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1 Lys d’été en fleurs sur les reliefs exceptionnels de Baengyeongdo.

2 Une liaison maritime régulière relie Baengnyeongdo au continent.

3 Baengnyeongdo accueille le plus grand nombre de lions de mer en Corée.

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dans ses eaux territoriales et en condamnant la création unilaté-rale de la NLL par le commandant en chef des forces des Nations Unies en Corée du Sud, Mark Wayne Clark. Véritable pomme de discorde entre les deux Corées, ces cinq ı̂ les ont donné lieu à plu-sieurs incidents relevant d’une « violation des eaux territoriales ».

Invoquant haut et fort ses droits territoriaux sur ces ı̂ les, la Corée du Nord s’est livrée à des manœuvres d’intimidation sur leurs habitants en faisant franchir la NLL par ses bâtiments de guerre et avions de chasse MIG, de sorte que Séoul s’est à son tour résolu à renforcer considérablement son dispositif militaire sur les lieux afin d’y ménager une zone de sécurité. En dépit de cette occupation constante, les ferry-boats sillonnent inlassa-blement les alentours pour assurer le transport des riverains et touristes et c’est sur l’un d’eux que j’ai embarqué, pour remonter du sud au nord de l’ ı̂ le en partant du port de Junghwa-dong. En longeant cette côte aux pittoresques falaises basaltiques, j’ai remarqué que celles-ci s’élevaient toujours plus dans cette direction, tout en contemplant l’écume des lames déferlantes qui venaient se briser sur la roche et l’ensemble composait un paysage véritablement magnifique. Cependant, l’armée fai-sait sentir partout sa présence, jusqu’en haut de cette façade rocheuse au-dessus de laquelle tournoyaient lentement des cormorans, mais où se dressaient les installations de la défen-se antiaérienne comme si elles fermaient l’accès des lieux en s’incorporant à la roche.

Avis de gros tempsAu deuxième jour de mon voyage, je me trouvais encore sur

l’ı̂ le de Baengnyeongdo, d’où j’avais prévu de partir dans l’après-midi pour gagner celle de Daecheongdo par ferry-boat. Son départ ayant toutefois été annulé suite à l’avis de gros temps qu’avait émis le centre météorologique, j’ai consacré le reste de la journée à parcourir à pied la partie du littoral nord-ouest de Dumujin où j’avais accosté la veille, en remontant par un sentier, puis dans son prolongement, par une allée empierrée qui aboutit à une falaise d’où l'on surplombe la mer et où s’élève une tour de guet qui demeure inoccupée pendant la journée.

En me tenant au bord de la falaise, j’observais la mer sépa-rant l’ı̂ le des rivages nord-coréens et ceux-ci étaient si nettement visibles qu’il me semblait que j’aurais pu les atteindre à la rame... d’autant que je m’étais initié au canoë-kayak l’été passé ! Par l’étroit escalier qui menait à la plage, je suis alors descendu en regardant danser ces mêmes eaux que j’avais contemplées du bateau et en constatant que les cormorans ne s’aventuraient pas à y plonger, certainement en raison des remous, mais se conten-taient de longer la falaise en nageant en surface. Sur sa partie verticale comme à sa base, la façade rocheuse était blanchie par les déjections de ces volatiles.

Contrairement à ce que j’espérais, je n’ai pu apercevoir aucun de ces lions de mer qui, le printemps venu, s’attardent quelque temps à Dumujin, ainsi que dans deux autres endroits de l’ı̂ le,

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après avoir mis bas dans le golfe chinois de Bohai, pendant la saison froide. Contrairement à ce que je supposais, ces mammi-fères étaient bel et bien arrivés sur les lieux, mais se montraient peu actifs en raison du froid, au dire d’un pêcheur du village que semblaient mécontenter les dommages occasionnés à ses filets par ces prodigieuses créatures qui accomplissent un véritable périple en quête de leur pitance. Selon l’homme, tandis que leur présence en ces lieux se limitait en d’autres temps à quelque trois cents individus, elle n’a cessé de s’accroı̂ tre ces temps derniers et atteint aujourd’hui le millier.

Voilà plusieurs milliards d’années...Le troisième jour, à la faveur de la disparition de l’avis de

gros temps, j’ai sauté dans le premier ferry-boat pour gagner Daecheongdo, une ı̂ le au relief très rocheux par comparaison à celle de Baengnyeongdo, dont les terres arables permettent à soixante-dix pour cent de la population de tirer sa subsistance de l’agriculture, tandis que sur la première, quatre-vingt-dix pour cent des habitants vivent exclusivement de la pêche. En outre, la surface de Daecheongdo est trois fois moins étendue que celle de Baengnyeongdo et sa population d’environ mille deux cents per-sonnes, quatre fois inférieure, les taxis étant de ce fait au nombre de deux sur l’une et de huit sur l’autre

Ces magnifiques ı̂ les bordant le littoral occidental coréen s’agrémentent de pittoresques plages qui, durant la saison chau-de, attirent en foule les touristes venus du continent en dépit des zones militaires qui y sont implantées. À Baengnyeongdo, je me suis rendu sur celles de Kongdol et Sagot, cette dernière révélant à marée basse une langue sablonneuse de trois cents mètres de

largeur sur quatre kilomètres de longueur qui fournit en outre l’une des deux seules pistes d’atterrissage naturelles au monde. Quant à la première, dont le nom signifie en coréen « pierres des haricots », elle offre le charmant paysage d’une petite plage d’un kilomètre de longueur couverte de galets en forme de haricot sur lesquels j’ai eu plaisir à marcher longtemps pieds nus et si l’on affirme que l’air de Baengnyeongdo est le plus pur qui soit en Corée, c’est ma promenade sur ces cailloux, dans un bon air iodé, dont je conserve le plus le souvenir.

J’ai aussi découvert la plage d’Okjukpo, qui se trouve à une heure de marche du nord du port et déroule sur deux kilomè-tres son épais cordon dunaire que les habitants appellent le « désert » et qui n’a d’équivalent nulle part ailleurs sur la pénin-sule coréenne par sa configuration qui m’évoque effectivement ce type de paysage par ses tertres au sable particulièrement fin qui se détachent nettement sur leur feston de pins, même si la paix qui régnait autrefois en ces lieux a été quelque peu troublée au cours du temps.

Quoique ayant d’abord eu l’intention d’aller aussi voir Socheon-gdo, la journée supplémentaire que j’ai passée à Baengnyeongdo m’a contraint à monter à bord d’un bateau en partance pour Incheon, mais tout du moins, son passage au large de cette pre-mière ı̂ le m’aura-t-il permis d’entrevoir Bunbawi, c’est-à-dire le « Rocher en poudre », lequel tire son nom de l’extrême blancheur de la roche qui semble ainsi saupoudrée d’une couche de particu-les. Celle-ci se compose d’un marbre issu d’une formation calcai-re et comportant également des stromatolites, ces strates sédi-mentaires aussi curieuses que leur nom dont la formation résulte de la prolifération des algues bleu-vert et qui constitueraient les

1 À Baengnyeongdo, les insulaires sont très préoccupés par les questions de sécurité en raison de la proximité de la ligne de démarcation maritime dite NLL.

2 Aux collines dont se couvre l’intérieur de Socheongdo, s’opposent les falaises escarpées de son littoral.

3 Vues de Socheongdo à partir de Daecheongdo.1

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3 © Jung Bo-sang

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Malgré leurs paysages enchanteurs, cinq ı̂ les du littoral occidental coréen remettent constamment en mémoire cet embarrassant cessez-le-feu qui demeure en vigueur entre les deux Corées, plus d’un demi-siècle après sa conclusion, mais à deux pas de la ligne de démarcation où montent la garde les militaires, la population civile continue de s’adonner aux activités de la pêche et du tourisme.

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© Jung Bo-sang

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résidus fossilisés d’organismes rares ayant existé voilà plus de trois milliards d’années, alors, conscient de cette surprenante origine, j’ai d’autant plus admiré les lieux que traversait le bateau.

Quand épanouissement rime avec solitudeDès mon arrivée à Incheon, je me suis embarqué pour l’ı̂ le de

Yeonpyeongdo, dont le nom m’est depuis toujours familier en raison des poissons dits ombrines qui s’y trouvent en abondance. J’en suis quant à moi particulièrement friand depuis ma plus tendre enfance et irais même jusqu’à affirmer que celles de cette provenance consti-tuent l’un des plats de prédilection des Coréens de ma génération. En revanche, je n’aurais jamais imaginé que cette ı̂ le pouvait être de dimensions aussi réduites, au point que j’en viens à me demander si la disparition de cette espèce, au début des années soixante-dix, ne serait pas responsable de son rétrécissement.

Sur une étendue aussi restreinte, qui n’atteint que la moitié de celle de Daecheongdo, c’est en vain que l’on se mettrait en quête d’un taxi, alors j’en ai pris mon parti et j’ai parcouru à pied toutes les dis-tances qui me séparaient des différents lieux à visiter, notamment le Musée de l’ombrine qui s’élève sur une hauteur de la côte sud et où j’ai appris que ce poisson avait naguère apporté tant de prospérité à l’ı̂ le que les chiens eux-mêmes auraient possédé de l’argent, alors tandis que je regardais mourir les vagues au pied de la falaise escar-pée, j’en suis venu à me demander comment les ombrines avaient pu disparaı̂ tre aussi soudainement de ces eaux après s’y être trouvées à foison.

Sur ce, j’ai poursuivi mon chemin jusqu’au point de vue de Manghyang, qui se situe à l’extrémité nord de l’ı̂ le et d’où l’on voit distinctement, par-delà la mer, la ville nord-coréenne de Haeju qui s’étend à l’ho-rizon. À ce propos, le gérant de la pension de famille où j’ai passé la nuit m’a affirmé que la côte y était illuminée de nuit jusque dans les années quatre-vingts, après quoi elle est restée plongée dans l’obscu-rité, tout comme la cimenterie n’y résonne plus d’aucun bruit depuis bien longtemps. Si une dizaine de kilomètres à peine me séparaient de cette ville, je n’aurais guère pu pour autant distinguer les traits d’un quelconque habitant. Comme Baengnyeongdo et Daecheongdo, Yeonpyeongdo compte un grand nombre d’installations militaires à en juger notamment, comme j’ai pu le constater par moi-même, par l’existence de multiples casernes revêtues d’une peinture de camou-flage, quoiqu’il ne m’ait pas fallu longtemps pour m’habituer à cette présence de l’armée qui finit par produire une impression de sécurité.

Sur la route qui mène à la plage de Junghwari, il n’y avait pas âme qui vive et seul me distrayait le spectacle des oiseaux magnifiques et des vagues se fracassant sur les rochers, mais en parvenant sur la longue bande de sable, j’ai pris conscience, face à la mer immense, du bien-être infini que me procurait l’isolement auquel j’étais contraint dans ce cadre insulaire. Malgré les tensions constantes que pro-voquent entre les deux Corées ces ı̂ les au milieu naturel intact, j’ai acquis la conviction rassurante, au terme de mon périple, que celles-ci n’en constituent pas moins une destination de rêve pour les touristes qui, tout comme moi, apprécient de pouvoir voyager en toute insou-ciance et au gré de leur seule curiosité.

1 Du pavillon de Simcheonggak qui, à Baengnyeongdo, est consacré à Sim-cheong, ce personnage de jeune fille incarnant la piété filiale dans la littérature classi-que coréenne, on distingue, à l’horizon, le cap nord-coréen de Jeongsangot.

2 Les barrières de barbelés qui se dressent en diffé-rents points de l’ı̂ le rappellent à tout moment le maintien de la partition coréenne.

3 Daecheongdo est connue pour la beauté de ses falaises et la tranquillité de ses plages.

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78 Koreana | Été 201078 Koreana | Spring 2010

Particulièrement bien adapté à la consommation durant la saison chaude, en raison de sa teneur élevée en protéines et faible en calories, le plat traditionnel dit kongguksu se compose d’un bouillon froid de soja aux nouilles fines qui s’avère en outre fort simple à préparer, puisqu’il suffit pour cela de broyer au mixeur les grains de soja convenablement égouttés.

Lee Jong-Im Directrice du Centre de recherches culinaires coréennes

Ahn Hong-beom Photographe

La fraîcheur des nouilles par temps de grosse chaleur

cuiSine

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our faire le plein d’énergie par les fortes chaleurs de l’été coréen, quoi de plus efficace qu’un bol de kongguksu, cette préparation aux nouilles et au lait de soja à laquelle on prête

depuis longtemps cette vertu ? En effet, ce potage froid à l’aspect laiteux possède non seulement une délicieuse saveur, mais aussi des propriétés vivifiantes pour les organismes et cerveaux alanguis par la canicule. L’évolution des habitudes alimentaires, en accordant une trop grande place à la viande et aux autres aliments riches en matiè-res grasses, a provoqué l’apparition de différentes maladies gériatri-ques et de l’adulte face auxquelles un plat tel que le kongguksu, par l’apport en protéines végétales qu’assure son principal ingrédient, le soja, peut représenter un aliment de substitution plus sain pour l’homme d’aujourd’hui. Si les Coréens aiment à consommer des plats mijotés tels que le samgyetang, une soupe au poulet et au gin-seng, ou le yukgyejang, une soupe épicée à la viande et aux légumes, parce qu’ils leur attribuent des propriétés vivifiantes pour le corps et l’esprit en période estivale, ils n’en apprécient pas moins pour autant, durant cette même saison, des préparations froides comme le kong-guksu, de même que les nouilles froides au sarrasin ou au sésame, qui se nomment respectivement naengmyeon et kkaetguksu.

La création des kongguksuSi l’on ne dispose d’aucune information précise sur l’apparition

de cette préparation, sa présence, aux côtés du kkaetguksu, dans le traité culinaire intitulé Siui jeonseo, qui parut vers la fin des années mille huit cents, témoigne de l’ancienneté de ses origines et s’il n’en avait jamais été fait mention auparavant, c’est peut-être en raison de sa consommation si répandue et appréciée que l’on n’éprouvait guère le besoin d’en coucher la recette sur le papier.

Au temps jadis, les nobles érudits de la classe des yangban apppréciaient vivement, la saison chaude venue, de pouvoir se rafraı̂ chir le corps et l’esprit en absorbant un bouillon aux nouilles et au sésame dit kkaetguksu. Celui-ci figurait d’ailleurs parmi les plats que

Bol de kongguksu aux nouilles vertes agrémentées d’une garniture colorée.

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Par sa grande richesse nutritionnelle, le soja se substitue très avantageusement à la viande, aujourd’hui jugée moins sûre, et se décline en préparations variées telles que le tubu ou tofu, mais aussi le doenjang, le ganjang et le cheonggukjang qui sont res-pectivement du concentré de soja fermenté, de la sauce de soja et du concentré de soja faiblement fermenté.

recommandait pour cette période esti-vale un traité fort ancien intitulé Dongguk sesigi (Relation des coutumes saisonniè-res en Corée), sous forme d’une recette à base de nouilles au blé dur, poulet et légumes verts tels que concombre ou courgette accommodés en un bouillon au poulet saupoudré de sésame grillé et moulu. Pour retrouver son tonus, le petit peuple se contentait, en revanche, d’une préparation plus simple substituant à cette graine le soja et aujourd’hui plus prisée que le bouillon au poulet, car jugée plus saine que celui-ci, à savoir le kong-guksu que dégustent souvent les Coréens par temps chaud.

Les qualités nutritives du sojaLe soja, qui est le plus important des

ingrédients entrant dans la composition du kongguksu, ne contient pas moins de

huit acides aminés essentiels, outre qu’il est aussi dépourvu de matières grasses que riche en protéines. Il se caractérise non seulement par la diversité de sa teneur vitaminique, puisqu’il renferme vitamines A et C, ainsi qu’acide folique, mais aussi par ses apports en minéraux aussi variés que le fer, le calcium et le potassium, autant de substances qui en font un excellent choix diététique contre l’obésité. Par ailleurs, les nombreuses fibres solubles qui le composent pos-sèdent une grande efficacité contre la constipation et pour la prévention du cancer, tandis qu’il convient parfaite-ment à l’alimentation des diabétiques par son assimilation caractérisée par une augmentation progressive des niveaux de glucose. Sa richesse en cal-cium et magnésium indispensables à la densification des os et à la production des hormones féminines font aussi que d’aucuns y voient un oestrogène végétal d’une grande importance dans la mesure où il atténue les symptômes de la méno-pause et prévient l’ostéoporose. De plus, la consommation de cette plante s’avère tout indiquée chez les adolescents en raison du rythme rapide auquel se déve-loppe leur squelette à cette étape critique de la croissance.

Quand à l’isoflavone, qui est la prin-cipale molécule du soja, elle favorise la métabolisation du calcium et ralentit la formation des cellules cancéreuses, conférant ainsi au soja une grande effi-cacité dans la prévention du cancer du sein, de la prostate et des ovaires. Enfin, par son importante teneur en protéines et acides gras non saturés, notamment lino-léiques et linoléniques, il limite le risque

athérogène en empêchant l’accumulation de cholestérol dans les vaisseaux san-guins.

Par sa grande richesse nutritionnelle, le soja se substitue très avantageu-sement à la viande, aujourd’hui jugée moins sûre, et se décline en prépara-tions variées telles que le tubu ou tofu, mais aussi le doenjang, le ganjang et le cheonggukjang qui sont respectivement du concentré de soja fermenté, de la sauce de soja et du concentré de soja fai-blement fermenté.

Préparation du kongguksuL’ouvrage intitulé Siui jeonseo expli-

que de la manière suivante la confection du kongguksu : « Après avoir laissé tremper assez longtemps le soja dans l’eau, il convient de le faire cuire à l’étu-vée, de le broyer à l’aide d’une meule et de le passer au tamis, puis de saler le liquide ainsi obtenu. C’est dans ce bouillon que l’on fera cuire les nouilles au blé dur en y ajoutant des légumes finement coupés. »

La première étape de cette recette consistait donc à faire tremper le soja dans de l’eau, après quoi il fallait l’éplu-cher et le faire cuire à l’étuvée, avant de le broyer, une fois refroidi, au moyen d’une meule, que peut aujourd’hui remplacer le mixeur. Après avoir salé ce bouillon de soja, on le conserve au réfrigérateur. Quant au soja moulu, on l’agrémentera de sésame blanc ou noir, de fragments de cacahuètes et de pignons afin d’en relever le goût. Au moment de servir, on plongera les nouilles au blé dur dans le bouillon de soja en les additionnant de fines tranches de concombre.

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L’actualisation des recettes de nouilles

Ce sont les somyeon, ces nouilles à la fine farine de froment, qui ont la faveur des cuisiniers pour la confection du kong-guksu, car elles se conservent et s’ac-commodent tout aussi bien que les pâtes sèches de type occidental. En outre, elles se marient particulièrement bien avec la saveur du bouillon au soja. Pour préparer un bol de kongguksu, il suffit de jeter ces nouilles dans le bouillon au lait de soja, puis de garnir celui-ci de légumes. En raison de leurs qualités visuelles comme gustatives, on pourra aussi leur préférer les nouilles à la chlorelle ou au thé vert qui se composent de farine mélangée à de la poudre de thé vert ou de chlorelle, lequelles lui apportent une agréable coloration verdâtre, tout en enrichissant de leurs saveurs le goût délectable du bouillon de soja. Enfin, on pourra apporter une dernière touche décorative à la pré-paration en lui ajoutant divers ingrédients tels que concombre, tomate, poire, pous-ses de radis ou pignons, qui en augmente-ront d’autant les vertus nutritives.

Recette du kongguksu (pour trois personnes)

Ingrédients300 grammes de nouilles, 1/3 de concombre, 3 tomates cerises, 1/8 de paprika orange,

1/8 de poire, 1 cuillerée à soupe de pignons, une pincée de graines de sésame

Bouillon de soja : 2 verres de soja blanc trempé, 1 cuillerée à soupe de sésa-

me grillé, 8 verres d’eau fraîche (2 verres pour la cuisson à l’étuvée du soja,

3 pour moudre le soja étuvé et 3 pour la cuisson des nouilles),

1 cuillerée à café de sel

Préparation

1. Apprêter les haricots blancs ou les grains de soja. Après les avoir nettoyés, les

faire tremper dans de l’eau pendant une dizaine d’heures. Les éplucher en les frottant à la

main.

2. Verser deux verres d’eau dans un pot et faire cuire le soja à l’étuvée. Égoutter et laisser

refroidir (une trop longue ébullition peut en atténuer la saveur).

3. Broyer soja bouilli et sésame à l’aide d’une meule ou d’un mixeur, puis ajouter l’eau

bouillante. Mélanger avec trois verres d’eau fraîche puis passer le mélange au tamis.

4. Saler le bouillon de soja filtré du n°3 avec du sel et le conserver au réfrigérateur.

5. Découper en tranches fines concombre, tomates cerises, poire et paprika orange.

6. Mettre de l’eau salée dans une casserole et faire bouillir. Quand l’eau arrive à ébullition,

ajouter les nouilles. Remuer les nouilles pendant quelques temps. Les rincer à l’eau froide

puis les rassembler en un rouleau.

7. Placer ce rouleau de nouilles dans un bol. Après avoir garni de fines tranches de concom-

bre, paprika orange et poire, ainsi que de tomates cerises, verser le bouillon de soja froid.

Servir avec de la glace, après avoir ajouté pignons et sésame.

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1 Faire mijoter les haricots blancs ou les pousses de soja.

2 Différentes sortes de nouilles avant la cuisson, notamment au thé vert.

3 Haricots blancs secs.

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reGarD eXtérieur

La musique pop sud-coréenne se porte bien. De 2PM à Girls’ Generation, les starlettes de la

«hallyu», la vague coréenne, font des ravages parmi leurs nombreux fans à travers toute l’Asie. Fascinés par la longueur des jambes des Wondergirls ou les pectoraux du bodybuildé Rain, beaucoup de Co-réens ont oublié qu’ils possèdent un patrimoine musical plus ancien, méconnu, et surtout d’une ri-chesse exceptionnelle.

Sanullim, Shin Jung-hyun, Kim Trio, Patti Kim... autant d’exemples de la créativité et de la qualité de la musique coréenne des années 60 et 70. Une pé-riode caractérisée par un foisonnement inattendu : funk, soul, rock psychédélique, variété, l’univers mu-sical sud-coréen de ces années, tombé aujourd’hui dans l’oubli, étonne. Car ces musiciens avaient un talent fou.

De nombreux jeunes Coréens redécouvrent aujourd’hui avec enthousiasme ces trésors musi-caux. L’un des initiateurs de ce regain d’intérêt est l’artiste hip hop DJ Soulscape. Doté d’une vaste culture musicale, il a amassé une immense col-lection de disques, d’où il exhume des vieux titres extraordinaires et oubliés. Des perles soul, rock ou blues, qu’il intègre dans ses sets, pour des perfor-mances données dans les clubs les plus branchés de la vie nocturne séoulite.

DJ Soulscape a ainsi remixé et édité deux com-pilations exceptionnelles, intitulées «The Sound of Seoul» et «More Sound of Seoul». Vieux vinyles

complètement rincés qui grésillent et qui craquent, cuivres triomphants, basses infectieuses, antiques et somptueuses voix ressuscitées, bluettes, reprises improbables et hilarantes : «The Sound of Seoul» est une plongée émerveillée et jubilatoire dans le Séoul des années 70, au cœur d’un âge d’or musical insoupçonné que l’on se surprend à regretter.

DJ Soulscape présente lui-même son projet en ces termes : «la péninsule coréenne de l’après-guerre était un véritable melting-pot, où différentes cultu-res venues d’Extrême-Orient et d’Occident se sont télescopées. L’industrie musicale s’est alors déve-loppée de façon significative ; autour des bases mi-litaires américaines s’étaient installés de nombreux clubs, et les musiciens qui y jouaient réinterprétaient à leur façon rock, jazz, soul, boogaloo, et autres. Cette musique absolument unique a été supprimée par la dictature militaire à partir du milieu des an-nées 70, pour des raisons politiques ; elle a disparu depuis, et reste sous-estimée.»

Peut-être plus pour longtemps. Le travail de DJ Soulscape est ainsi reconnu à l’étranger, puisque le musicien participe au collectif international «Projet Créateurs», lancé par le magazine culturel Vice. Un projet qui réunit la fine fleur des artistes électroni-ques et multimédia actuels, parmi lesquels Spike Jonze, ou les Français de Phoenix.

Autre signe de la reconnaissance internationale témoignée aujourd’hui à l’égard des musiciens sud-coréens des années 60 et 70 : l’artiste Shin Jung-

«Yobosaeo Cha Cha» : le vieux son de SéoulFrédéric Ojardias Correspondant en Corée de Radio France internationale

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«Yobosaeo Cha Cha» : le vieux son de Séoul

hyun a reçu en décembre dernier une guitare hom-mage offerte par Fender, le célèbre fabricant de gui-tares. Fender a accordé cet honneur à seulement dix guitaristes dans le monde. Au milieu de ces génies du rock, Shin est le seul asiatique.

Shin Jung-hyun, «le parrain du rock coréen». À 71 ans, il est une légende au Pays du Matin Clair. C’est lui qui a introduit en Corée, il y a 50 ans, des musiques modernes telles que le rock, la soul, et le blues. Son répertoire, riche et varié, continue d’ailleurs d’être repris par de nombreux musiciens actuels.

Lors d’une interview accordée à l’occasion de la remise de sa guitare par Fender, il revenait ainsi sur ses débuts : « la musique de cette époque-là était très influencée par la musique japonaise, surnommée « trot », importée lors de la colonisation de la Co-rée. Mais lorsque j’ai commencé à jouer dans le 8ème

camp militaire américain, c’est une musique coréen-ne populaire que je voulais développer. Je voulais lui donner une reconnaissance internationale. C’est en gardant cette idée en tête que j’ai commencé à écrire mes chansons, qui mélangeaient au rock des éléments coréens.»

Commence alors pour Shin une période d’in-tense créativité, où il entraîne dans son sillage de nombreuses futures stars de cette nouvelle scène musicale, parmi lesquelles Kim Jong-mi, ou Kim Chu-ja. Guitariste, compositeur, producteur, Shin s’essaie à de nombreux genres. Imprégnée d’influen-

ces coréennes, sa musique rencontre très vite un succès qui va dépasser le périmètre des bases améri-caines, et gagner tout le pays.

Une popularité qui va hélas finir par lui causer de graves ennuis. Car l’époque est celle des dicta-tures, et le régime du général Park Chung-hee voit d’un mauvais œil la popularité du rock, une musi-que éminemment contestatrice, et incontrôlable.

Poursuivi, Shin Jung-hyun ira en prison. Lorsqu’il en sort, il est interdit de concerts pendant plusieurs années. Les années 80 arrivent. Les goûts musicaux changent. C’est la fin d’une époque. Shin Jung-hyun en garde un souvenir amer : « Sans les problèmes rencontrés pendant cette période, la musique coréenne aurait continué à se développer, elle aurait pu être reconnue dans le monde entier. Quand je vois la médiocrité de la musique coréenne d’aujourd’hui, je suis vraiment très en colère.»

Ses chansons continuent de transporter les Coréens, mais aussi les étrangers qui ont eu l’op-portunité de les découvrir. L’énergie rock qui les traverse les rend immédiatement populaires. Le visiteur à Séoul, désireux de partir à la rencontre des trésors musicaux de ces années prolifiques, pourra faire un tour parmi les disquaires de vieux vinyles de Myeong-dong. Il pourra aussi se rendre dans les quelques bars, notamment à Hongdae, dédiés à cette musique. Les clients sont nombreux, l’ambiance dé-chaînée, et le plaisir de découvrir ce son exception-nel toujours intact.

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i la forteresse de Séoul est vieille de plus de six siècles, une promenade sur son pourtour est toujours l’occasion de vivre une découverte, car le plus long des tronçons qui en subsiste à ce jour vient de rouvrir à la population civile, quarante-deux ans après qu’un groupe d’espions

nord-coréens en armes fut entré dans Séoul en franchissant ses montagnes environnantes. Depuis 1993, la portion de son tracé qui se situe sur le Mont Inwangsan est également accessible au public, tandis que celles du Mont Bugaksan, qui s’élève derrière la résidence du Président de la République, le sont devenues par une ouverture progressive s’étant échelonnée entre les années 2006 et 2007. Autant d’évolutions qui permettent désormais aux Coréens de redécouvrir une importante époque de l’histoire de leur capitale et de porter sur elle un regard nouveau.

Six siècles d’histoireC’est pendant plus de cinq cents ans, plus précisément de l’an 1392 à l’annexion du pays par

le colonisateur japonais, en 1910, que régnèrent sur la péninsule coréenne les monarques de la dynastie Joseon fondée par le roi Taejo lequel s’illustra, au nombre de ses toutes premières réali-sations, par sa décision de prendre Séoul pour capitale, en l’an 1394. Après avoir porté son choix sur cette ville, il lui fallut aussi doter celle-ci d’institutions et installations adaptées à son nouveau statut, notamment par la construction des palais royaux, ces édifices nationaux d’une importance primor-diale pour cet État confucéen, ainsi que celle d’une forteresse, à partir de l’an 1396.

Séoul est située au sein d’un massif montagneux dont les principaux sommets qualifiés de « quatre montagnes intérieures » se dressent aux confins de sa partie centrale et sont ceux de Bugaksan (342 m) au nord, de Namsan (262 m) au sud, de Naksan (125 m) à l’est, et d’Inwangsan (338 m) à l’ouest. Afin de relier entre elles ces quatre hauteurs, la ville fut pourvue d’une enceinte forti-fiée faisant alterner la pierre et la terre, selon qu’elle se trouvât respectivement en montagne ou en plaine. En l’an 1396, parvint à son terme la construction des remparts, celles des portes et ouvrages de fortification prenant fin quelques années plus tard.

Près de vingt ans après, constatant l’état de délabrement dans lequel se trouvaient de nombreux pans de muraille, le roi Sejong donna ordre de procéder à leur réfection intégrale. Entrepris en 1422, le chantier allait exiger une main-d’œuvre de plus de trois cent mille personnes venues de toutes les régions pour prêter main forte à cette entreprise, cet effectif ayant de quoi surprendre si l’on songe que la population totale de Séoul se réduisait alors à une centaine de milliers d’habitants. Dès lors, cinq semaines allaient suffire pour que remparts et ouvrages de fortification déjà existants soient remis en état et qu’aux murailles de terre soient substituées d’autres en pierre.

Des remparts qui furent jadis méticuleusement élevés autour de la capitale, subsistent des vestiges que ses habitants aiment à parcourir, l’espace d’une fin de semaine, pour redécouvrir son histoire tout en admirant les beautés du paysage, grâce à la possibilité qui leur en est offerte, depuis peu, par la réouverture progressive de parties de son tracé qui étaient restées fermées au public jusqu’aux travaux de réparation de la route encerclant la vieille cité.

Charles La Shure Professeur à l’École d’Interprétation et de Traduction de l’Université Hankuk des études étrangères

Kim Yong-chul Photographe

vie quotiDienne

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La forteresse de Séoul : un témoignage historique vivant au cœur de la capitale

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Conçue à l’origine pour assurer la défense de la capitale, la forteresse n’allait jamais avoir à s’ac-quitter de ce rôle, pas même à l’époque mouvementée qui s’étendit de la fin du XVIe siècle au début du suivant. L’efficacité d’ouvrages tels que celui-ci étant subordonnée à la présence d’un personnel militaire suffisamment préparé, l’ennemi sera en mesure de prendre les plus formidables d’entre eux en l’absence de soldats capables de le repousser. Lors de l’invasion japonaise de 1592, lorsque les for-ces assaillantes marchèrent sur Séoul, la fuite du roi Seonjo et de sa cour ayant privé les forteresses de tout défenseur, elles entrèrent dans la ville sans avoir eu à livrer de combat. En 1624 encore, une rébellion menée par un officier du nom de Yi Gwal eut raison de la ville sans que la moindre résistance lui ait été opposée. De même, quand les Mandchous se lancèrent douze ans plus tard à l’assaut de la capitale, le roi Injo s’enfuit pour chercher refuge dans la forteresse qui se dresse sur le Mont Namhan-san, mais l’envahisseur investit celle-ci, déjouant ainsi son stratagème et le forçant à la capitulation.

Avant de quitter les lieux, les Mandchous allaient obtenir la conclusion d’un traité par lequel les monarques de Joseon renonçaient à toute réfection de l’enceinte déjà existante, ainsi qu’à la construction d’un nouvel ouvrage. Plus de soixante-dix années s’écoulèrent alors, pendant lesquelles la forteresse de Séoul ne cessa de se dégrader, avant que le roi Sukjong, au tournant du siècle, ne remette ce pacte en question et donne ordre de procéder à sa remise en état. Entrepris en 1704, le chantier prit fin cinq années plus tard après avoir subi plusieurs interruptions.

À l’époque de la modernisation et de l’occupation japonaise, la forteresse allait être perçue comme un obstacle au progrès. En 1898 et 1899, plusieurs tronçons de remparts allaient être abattus pour

Les murailles de la vieille ville se prêtent à différents parcours, des plus courts aux plus longs, par les sentiers serpentant sur les versants des montagnes.

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« Pour qui se satisfait de découvrir les vestiges historiques de Séoul, il suffira d’en visiter les palais, mais en faisant le tour de ses remparts, il est possible d’imaginer le passé de la ville et d’en comprendre la conception fondée sur les principes du pungsu, c’est-à-dire du feng shui, ce qui permettra de l’envisager dans d’autres perspectives. »

1 La porte de Changuimun se dresse à l’extrémité du tronçon de muraille de Bugaksan.

2, 3 Une promenade le long de la for-teresse de Séoul permet aux visiteurs de revivre d’importants moments de l’histoire de la ville et de disposer d’un autre point de vue sur la capitale.

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permettre la pose de voies de tramway, de même qu’au début du siècle suivant. Suite à l’annexion officielle de la Corée, en 1910, le Japon se lança dans un programme de modernisation de la Corée qui répondait à son objectif stratégique final de domination de toute l’Asie de l’Est. En 1912, il annonça différents projets de rénovation de la capitale en vertu desquels il détruisit, sur presque toute leur longueur, les tronçons de rempart qui se trouvaient en plaine. Ce n’est qu’en 1975 que la Corée allait se donner les moyens d’entre-prendre la réfection de ses anciens remparts dans le cadre d’un chantier qui se poursuit aujourd’hui encore. En 2006, l’Office du patrimoine culturel allait se joindre à la Ville de Séoul pour mettre en œuvre un plan de restauration dont l’achèvement est prévu pour l’année 2013, durant laquelle les pouvoirs publics entendent proposer que soit envisagée à l’UNESCO l’inscription de la forte-resse au patrimoine mondial de l’humanité.

Un état des lieuxÀ l’heure actuelle, ne subsistent que

10,5 des 18,2 kilomètres du tracé d’origi-ne, le tronçon le plus long qui soit encore sur pied prenant naissance au nord, sur le Mont Bugaksan, pour s’étendre de manière presque discontinue jusqu’à celui d’Inwangsan qui se situe à l’ouest. Quelques parties de plus faible longueur demeurent également à l’est, sur le Mont Naksan, à l’emplacement compris entre les portes de Hyehwamun et de Heun-ginjimun, laquelle est plus connue sous le nom de Dongdaemun, c’est-à-dire la « grande porte de l’est », ainsi que sur les versants du Mont Namsan qui s’élève dans le sud de la ville. De ces divers segments, c’est celui reliant les monts Inwangsan et Bugaksan que les prome-neurs apprécient peut-être le plus de parcourir, notamment parce qu’il leur fut longtemps inaccessible.

Tel est le cas de Monsieur Gu, cet habitant de longue date qu’enthousiasma la perspective de découvrir cet ouvrage en com-pagnie de ses deux frères aînés. « Je sens mon cœur battre plus fort au souvenir de cette passionnante excursion », confie-t-il. «Voilà quarante ou cinquante ans que nous vivons à Séoul, mais nos randonnées se limitaient aux abords de la voie express Skyway et au pavillon Palgakjeong qui se trouve sur le Mont Bugaksan ». Quant à cette randonneuse qu’est Madame Jo, de son lieu de travail situé dans le centre de Séoul, elle aperçoit les hauteurs des Monts Inwangsan et Bugaksan, ce qui l’incite à se rendre à la citadelle deux fois par mois : « J’aime beaucoup y monter pour embrasser du regard tout Séoul d’autant qu’en différents points des murailles, se trouvent des plates-formes d’observation per-mettant aux promeneurs d’admirer le paysage », un avis que par-tage Madame Lee, sa collègue : « Pour qui se satisfait de découvrir

les vestiges historiques de Séoul, il suffira d’en visiter les palais, mais en faisant le tour de ses remparts, il est possible d’imaginer le passé de la ville et d’en comprendre la conception fondée sur les principes du pungsu, c’est-à-dire du feng shui, ce qui permettra de l’envisager dans d’autres perspectives. ».

Les murailles empruntant, sur la plus grande partie de leur tracé, un parcours semé de cimes et crêtes montagneuses, il est recommandé aux marcheurs de posséder une robuste condition physique pour parvenir jusqu'au point de vue panoramique qu’offre cet ouvrage. À partir de Changuimun où ils bifurquent à l’est, les remparts s’accrochent aux versants escarpés du Mont Bugaksan et les promeneurs devront emprunter un escalier sinueux pour en suivre le parcours, mais la fatigue s’envolera dès qu’ils parviendront au sommet, car les y attendent un bienfaisant air frais et une vue d’ensemble de la capitale blottie au creux de son écrin montagneux.

Lorsqu’ils détacheront enfin le regard du spectacle de la ville qui s’étend à leurs pieds, ils effectueront un retour en arrière historique auquel les invitera l’enceinte fortifiée. Celle-ci présente, de manière très visible, les trois styles architecturaux successifs qu’elle acquit à sa construc-tion par le roi Taejo, lors des rénovations ultérieures ordonnées par le roi Sejong et par l’adjonction d’ouvrages à laquelle fit procéder le roi Sukjong, plusieurs siècles plus tard. L’ouvrage d’origine se compose de blocs de pierre de faibles dimensions et d’une forme irrégulière dont l’assem-blage permet d’obtenir une construction produisant l’impression, tant visuellement qu’au toucher, d’être de nature organique. Quand le roi Sejong en ordonna la recons-truction et la rénovation, il exigea d’utiliser à cet effet des pierres rectangulaires d’une

plus grande taille et de combler leurs interstices par d’autres plus petites afin d’en obstruer les moindres ouvertures. Si cet ouvrage conserve aujourd’hui encore son aspect organique, les lignes en sont beaucoup plus uniformes. C’est celui datant du XVIIIe siècle qui se distingue le plus par son apparence, en raison de l’emploi de cubes de granit que l’on a tranchés pour obtenir des formes et dimensions plus régulières conférant à l’ouvrage sa solidité et son aspect imposant. En de nombreux points du tracé, notamment sur les pans contigus à la porte la plus septentrionale, dite de Sukjeongmun, se côtoient ces trois différents types d’architecture.

Une observation attentive permettra de constater que, sur certaines pierres de la muraille, sont gravés des idéogrammes qui, pour certains, précisent la date de réalisation du chantier et les noms de ceux à qui il fut confié. En outre, comme sa réalisa-tion fit appel à des ouvriers de toutes les régions, certaines pierres délimitent les tronçons qu’édifièrent ceux d’une origine donnée. L’ensemble du tracé se divisant en quatre-vingt-dix-sept tronçons

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longs d’environ cent quatre-vingts mètres, les constructeurs, plu-tôt que de se contenter de les numéroter, les désignèrent par des idéogrammes tirés d’un manuscrit dit des Mille caractères, qui permettait d’apprendre les rudiments de la calligraphie chinoise. Le premier de ces caractères, qui signifie « ciel », représente ainsi le premier tronçon qui s’étend à partir de la cime du Mont Bugak-san, et ainsi de suite pour les suivants en allant d’ouest en est, c’est-à-dire dans le sens des aiguilles d’une montre, et ce, pour revenir au sommet du Mont Bugaksan auquel correspond cette fois-ci le quatre-vingt-dix-septième caractère, qui a le sens de « compassion ».

Les murailles présentent en elles-mêmes des caractéristiques remarquables, dont la plus visible et distinctive est l’échancrure qu’elles présentent à leur partie supérieure, aux côtés de meur-trières bordées chacune de trois canonnières. Pour ce qui est des deux de ces dernières qui se trouvent le plus à l’extérieur, elles présentent sur la partie droite une ouverture traversant le mur sur toute son épaisseur, tandis que celle du centre forme à son extré-mité inférieure un aigle aigu qui permettait aux défenseurs de met-tre en joue un assaillant se tenant loin du rempart ou à sa proximi-té. Il convient aussi de noter la présence de bastions, soit carrés et de petite taille, soit de plus grandes dimensions et s’incurvant pour épouser la muraille. De telles structures permettaient aux tireurs de disposer d’un plus large champ de vision et de défendre les murs de part et d’autre de leur poste. L’aspect le plus imposant de l’ouvrage réside dans ses nombreuses portes, qui en comprennent quatre grandes, à commencer par celles de l’est, dite Heunginji-mun et du sud, connue sous le nom de Sungnyemun, toutes deux se dressant aujourd’hui dans des artères très passantes de la capi-tale. Après avoir été presque entièrement détruite par un incendie, en 2008, la seconde est actuellement en cours de reconstruction. À cela s’ajoute la porte de l’ouest ou Donuimun, que démolirent les Japonais sous l’occupation et dont la restauration intégrale devrait s’achever en 2013, tandis que seule la porte du nord, appelée en coréen Sukjeongmun, conserve son aspect d’origine.

La randonnée, une nouveauté dans les loisirsOutre qu’elle constitue l’un des biens précieux du patrimoine

culturel coréen par l’aperçu qu’elle offre de l’histoire de cette ville,

la forteresse de Séoul représente également une composante bien vivante de la ville d’aujourd’hui. S’étirant tout autour de l’actuel centre de Séoul, elle demeure accessible en différents points de la ville et offre ainsi aux marcheurs un large choix d’itinéraires allant d’un parcours réduit aux longs sentiers menant aux crêtes des montagnes. Parmi les citadins qui semblent souvent se presser vers quelque destination sans prendre le temps de s’arrêter un instant pour regarder autour d’eux, il s’en trouve cependant quel-ques-uns pour s’efforcer de ralentir le pas et s’intéresser au trajet qu’ils empruntent et non plus seulement à sa destination.

Au nombre de ceux qui savent ainsi apprécier les joies du voyage, les randonneurs sont toujours plus nombreux, comme en témoigne la création, avec le soutien inconditionnel des pouvoirs publics, d’un établissement d’un genre nouveau portant le nom d’Ecole coréenne de la randonnée et ayant pour vocation de for-mer la population coréenne à cette forme de distraction apparue voilà peu. Le site internet de l’établissement (www.kts2009.com) précise ainsi : « Tandis que l’alpinisme se fixe pour objectif de sur-monter dangers ou difficultés et de s’épanouir en vivant l’aventure et en se lançant des défis, la randonnée vise autant que possible à supprimer tout risque, afin de permettre à ceux qui la pratiquent de profiter du paysage et d’être au contact de la nature dans un environnement sûr et une atmosphère décontractée ».

Si la péninsule coréenne abonde en sentiers de grande ran-donnée, ceux qui serpentent sous les bosquets inondés de brume du Mont Jirisan, ce point culminant de la Corée continentale d’une altitude supérieure à 1 916 mètres, occupent une place parti-culière dans l’imaginaire collectif. Le sentier dit de Dulle, qui a été remis en état il y a peu à l’intention des randonneurs, circule jusqu’à la cime de la montagne sur une distance de plus de trois cents kilomètres, dans un cadre naturel pratiquement intact. Il se décompose en tronçons de plus faible longueur qui se prêtent à des parcours réduits pouvant s’effectuer en une journée.

Sur l’île de Jejudo, qui se situe au large de l’extrémité sud-ouest de la péninsule, le sentier d’Olle longe le littoral en contour-nant le Mont Hallasan qui, de ses 1 950 mètres d’altitude, domine l’ensemble du relief coréen. La quinzaine de sentiers différents qui lui sont adjacents offrent, d’est en ouest, deux cents kilomè-tres de parcours le long du littoral méridional et il est prévu de les compléter de nouveaux itinéraires. À proximité de Séoul, un sentier de randonnée est en cours d’aménagement tout autour du Mont Bukhansan et au mois de mars prochain, celui dit de Sulle fournira un premier parcours long de soixante-quatre kilomè-tres, tandis que l’achèvement de l’ensemble de l’itinéraire devrait intervenir à l’horizon 2013. Autant de réalisations qui semblent indiquer que la randonnée, aux côtés de l’alpinisme, occupe désormais une place à part entière dans le mode de vie des Coréens, en tant que nouvelle manière d’être privilégiant l’épa-nouissement du corps comme de l’esprit.

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Lorsqu’ils détachent le regard du spectacle de la ville qui s’étend à leurs pieds, les marcheurs effectuent un retour en arrière historique auquel les invite l’enceinte fortifiée.

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Aperçu de la l i t térature coréenne

Park Wan-suhC’est à l’âge de quarante ans que Park Wan-suh (1931-) fait ses débuts dans les lettres en

publiant un roman intitulé L’arbre nu dont les personnages, ainsi que ceux des œuvres sui-

vantes, sont des gens comme les autres qui, dans certaines circonstances, révèlent par leurs

actes la duplicité fondamentale qui les caractérise. L’auteur y fait montre des exceptionnels

talents de conteuse qui ont fait son succès, de même que dans ses autres nouvelles et ro-

mans traitant des répercussions familiales de la Guerre de Corée, qu’elle a elle-même vécue

dans sa jeunesse.

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critique

Park Wan-suh occupe une place à part dans l’univers littéraire

coréen par sa manière originale de pré-senter les événements historiques tels que les perçoivent les femmes, avec leur sensibilité propre, en particulier ceux de la guerre et de la parti-tion coréenne qui constituaient jusqu’alors une théma-tique exclusivement masculine. Ses romans font revivre tout un petit monde quotidien trop longtemps occulté par une approche à prédominance macrohistorique procédant d’un point de vue essentiellement masculin. Avec un grand souci du détail et une forte intensité nar-rative, l’auteur y expose le traumatisme de la guerre qui demeure au plus profond des êtres.

En mêlant des éléments de son vécu à des faits d’importance historique et politique, elle démontre tout autant d’aisance dans l’évocation d’événements passés liés à la guerre et à la division nationale que dans celle de la vie de ses contemporains. Ces temps troubles qui ont régné entre l’occupation japonaise et la guerre ont coı̈ ncidé dans son cas avec l’époque formatrice qui va de l’enfance au début de l’âge adulte. Par les remous qui l’ont agitée, l’histoire coréenne moderne a donc marqué cette jeune âme en cette époque particulière-ment critique de la vie, comme en atteste la présence récurrente du thème de la Guerre de Corée dans toute son œuvre.

Les personnages féminins de ses romans se rési-gnent à la triste fatalité de ce conflit où leurs hommes et leurs fils ont tragiquement péri, leur disparition lors d’un conflit idéologique aussi injuste qu’impardonnable condamnant celles qui ont survécu à ce désastre à un douloureux et solitaire combat pour assurer leur sub-sistance et celle de leur famille. De ce point de vue, la nouvelle Une rencontre d’aéroport ne traite pas des hor-reurs si souvent dépeintes de la guerre, mais du quoti-dien d’une femme livrée à elle-même. En cette époque

mouvementée où les hommes partaient pour le front, celles qu’ils avaient laissées devaient prendre leur

place et lutter elles aussi avec l’énergie du déses-poir. Ces magasins de l’armée américaine, dits

PX, qu’évoque l’auteur dans ce récit, en disent long sur les privations dont eurent à souffrir ces femmes

pendant le conflit, et au-delà, sur la pauvreté qui frappait tout le pays, pour que leurs employées en soient rédui-tes à se barder entièrement d’articles des fabrication américaine et à les emporter subrepticement, sous le couvert de leur ample jupe. Derrière l’image cocasse de la femme quittant précipitamment les lieux en se dandinant sous la charge des produits qu’elle emporte, se trouve la réalité beaucoup moins riante qu’eurent à affronter les habitants d’un pays ravagé par les com-bats.

Si la Guerre de Corée fut avant tout civile, puisqu’elle vit s’affronter les populations originaires d’une même nation, elle acquit aussi des dimensions internationales par la transposition sur le sol coréen du conflit idéologi-que opposant les blocs de l’est et de l’ouest. Lorsqu’elle prit fin, les puissants alliés que furent les États-Unis pour la Corée du Sud allaient demeurer à ses côtés et le souvenir de leur action héroı̈ que allait rester gravé dans l’esprit d’une population pour avoir sauvé celle-ci de la menace du communisme et avoir fourni une aide de première nécessité à une nation plongée dans la pauvreté. C’était le temps où, au passage d’un soldat américain, accourait toute une marmaille déguenillée qui les implorait dans un anglais approximatif : « Give me chocolate! Candy! » et cette scène était alors aussi courante que révélatrice des relations qu’entretenaient le pays donateur avec son récipiendaire.

Pendant que leurs enfants quémandaient ainsi les friandises apportées par les militaires américains, les adultes revendaient au marché noir denrées et articles en provenance des magasins de cette même armée

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« Une rencontre d’aéroport », de Park Wan-suh, ou la Guerre de Corée vue par les femmesPark Hye-kyung Critique littéraire

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et mendiaient donc eux aussi, à leur manière. Aux yeux d’habitants que les ravages de la guerre avaient condamnés à une indigence et une malnutrition extrê-mes, les étagères généreusement garnies de « produits de luxe » suscitaient bien des convoitises. En cette épo-que d’après-guerre, les éblouissantes marchandises en provenance de l’Amérique représentaient, bien plus que de simples articles de troc d’où tirer sa subsistance, des sortes de talismans au pouvoir ésotérique de bon augure et le personnage féminin qui se livre à leur trafic dans Une rencontre d’aéroport est en réalité habitée par l’espoir d’une existence meilleure.

Cette aide américaine dont les Coréens étaient alors si fortement tributaires les forçait du même coup à oublier leur fierté devant leurs généreux donateurs et le désir immodéré qui les animait d’acquérir leurs mar-chandises, fût-il motivé par un simple impératif de sur-vie ou par la vaine espérance de bonheurs à venir, faisait naı̂ tre en eux un sentiment d’infériorité qui rendait la réalité plus cruelle encore. Ainsi, les manifestations du conflit idéologique ne se limitaient pas aux seuls faits d’armes car, loin du front, les femmes le subissaient aussi, quoique d’une autre manière, en ayant à se sou-mettre aux lois du capitalisme américain et à vivre dans tout le pays une existence de misère. Dans Une rencon-tre d’aéroport, tel est le cas de cette « Dame Élastique » mal embouchée aux jurons mêlant le coréen à l’anglais, car elle fait figure de téméraire guerrière dont la bra-voure tranche sur l’asservissement qui prévaut parmi ses compatriotes.

Quand les militaires américains décident, suite à une panne de courant de quelques heures, de charger sur des camions de la viande prétendument avariée pour la déverser dans le Hangang, « Dame Élastique » tente de les en empêcher en mordant sauvagement un soldat au bras et son regard rappelle alors celui « des espèces animales en voie de disparition ». À ce moment

précis, se révèle l’idée du combat solitaire d’une femme refusant de céder à l’autorité, en ces temps où pourtant « les trente millions de Coréens [que nous sommes] vivent à leurs crochets » (des Américains). En dépit de sa participation réelle au commerce illicite des mar-chandises, l’application rigoureuse des règlements sanitaires de l’armée américaine représente à ses yeux un acte brutal, voire scandaleux, eu égard à la malnutri-tion dont souffrent les Coréens.

Plus encore que la survie, c’est la dignité qui importe avant tout pour elle, et c’est par son caractère accidentel que le décès de son premier mari, survenu alors qu’il rentrait du front, l’a fait sombrer dans le plus absolu découragement. Ce même sentiment lui inspire aussi ces propos véhéments : « [...] si vous pensez que les trente millions de Coréens que nous sommes vivent à leurs crochets, sachez que c’est grâce à nous que certains ne meurent pas de faim. D’ailleurs, vous avez devant vous l’une de ces Coréennes qui entretiennent de sales Américains tels que mon mari ! »

Par la suite, elle déclarera aussi : « Attends un peu que je sois en Amérique et tu verras comme je me débarrasserai de cette affreuse langue américaine ! Je jurerai dans la nôtre pour pester tout mon soûl contre le pays natal ! » et, ce faisant, elle ne se montre pas patrio-te, mais se borne à affirmer sa volonté de conserver les valeurs qui sont les siennes, contre vents et marées. Ce refus obstiné de la capitulation, qui évoque une espèce animale en voie de disparition, suscite chez le lecteur une solidarité que vient renforcer l’une des remarques par lesquelles la narratrice conclut l’évocation des ses souvenirs: « N’étions-nous pas en effet trente millions à dépendre des yankees pour notre subsistance et ne fai-sait-elle pas ainsi exception à la règle en subvenant aux besoins de l’un de ces derniers ? Quoi de plus solitaire et grandiose qu’une telle entreprise, dont elle était au demeurant fort capable ! »

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« Une rencontre d’aéroport », de Park Wan-suh, ou la Guerre de Corée vue par les femmes