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1 Faculté de lettres UMP, Oujda Master : LGC S°3 Le tragique dans le théâtre moderne La Jeune Fille Violaine De Paul Claudel Tarik LABRAHMI 2013

le tragique dans La Jeune Fille Violaine Claudel

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Faculté de lettres UMP, Oujda

Master : LGC

S°3

Le tragique dans le théâtre moderne

La Jeune Fille Violaine

De Paul Claudel

Tarik LABRAHMI

2013

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Le tragique dans le théâtre moderne

La Jeune Fille Violaine

De Paul Claudel

Autour de la notion du tragique

Historiquement, la notion de tragédie précède celle de tragique : alors que la tragédie date

de l’Antiquité grecque (Ve siècle avant Jésus Christ), le mot « tragique » est recensé pour la

première fois en France en 1546 chez Rabelais.

Littéraire d’abord…

Plus précisément, sur le plan littéraire, le tragique est défini comme ce qui émane de la

tragédie, en tant que forme particulière du théâtre.

Le tragique se confond alors avec la tragédie grecque, c'est-à-dire une pièce de théâtre dont

le sujet est généralement emprunté à la légende ou à l’histoire, qui met en scène des

personnages illustres et représente une action destinée à susciter la terreur et la pitié par le

spectacle des passions et des catastrophes qu’elles provoquent.

La fatalité apparaît d’abord d’ordre divin, car la destinée des hommes est aux mains de dieux

tout-puissants qui leur infligent des châtiments aussi cruels qu’absurdes. Mais rien de ce qui

arrive n’arrive sans que l’homme y participe et y soit engagé ; le divin et l’humain se

combinent, se recouvrent.

Le tragique grec se manifeste surtout dans la situation du héros qui apparaît comme victime

de sa démesure, ou hybris, qui consiste en une transgression de limites présentées comme

indispensables à la survie de la collectivité comme de l’individu.

L’idée de rupture avec l’ordre humain et ses limites est conservée dans la tragédie romaine

avec le furor. Alors que l’hybris n’est pas forcément une perte du contrôle sur soi, le furor

tend à faire du personnage qui en est frappé une sorte de monstre, à mi-chemin de

l’animalité.

Passant à la tragédie latine, l’action s’en caractérise en effet par deux traits majeurs. D’une

part, le héros y est frappé de furor. Si on traduit en générale ce mot par « folie » ou

« fureur », le terme signifie plus exactement en latin « état de celui qui n’a plus le contrôle

de ses actes » ; il s’agit d’une notion juridique. Le second trait principal du héros tragique

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latin est le nefas, qui renvoie au crime, plus précisément à un « crime contre l’ordre

fondamental du monde ».

De l’hybris aux passions – Dans les tragédies de la période moderne, les agissements des

personnages tiennent à des causes identifiables par une psychologie où les passions

l’emportent. Par passions, on n’entend pas seulement l’amour passionné, mais les

mouvements affectifs violents qui troublent le cœur et l’esprit, les effets d’un désir

démesuré.

A partir du XIXe siècle, le sens du mot « tragique » évolue dans la mesure où il se sépare de

la tragédie. Cette dernière, déjà contestée au XVIIIe siècle, en particulier par le drame

bourgeois de Diderot, est alors délaissée au profit du drame romantique et ne réapparaîtra

au XXe siècle, surtout des années 1930 aux années 1950, que sous une forme modernisée.

De la tragédie au théâtre tragique – Après la Seconde Guerre Mondiale, les distinctions entre

les genres littéraires traditionnels sont de plus en plus battues en brèche. Il est cependant

possible de parler de théâtre tragique dans la mesure où des éléments de référence à des

textes tragiques – notamment les tragédies – y sont identifiables.

Les sujets tragiques forment donc une même constellation : la mort, la justice et l’injustice,

la guerre, les angoisses ; mais le tragique n’est plus tenu, au théâtre, comme le propre de la

tragédie et d’elle seule. Il est devenu l’objet d’une quête de représentations sans cesse

diversifiées, pour atteindre des publics sans cesse plus divers et nombreux.

On voit donc que le tragique, s’il a trouvé son expression la plus adaptée dans une certaine

forme théâtrale dont les grandes périodes ont été l’Antiquité grecque et le XVIIe siècle

français, est une vision du monde qui a évolué, en se diversifiant au XXe siècle. Mais cette

évolution, loin de contester la conception initiale du tragique, permet au contraire d’en

confirmer, en les affinant, ses principales caractéristiques.

La notion d’absurde désigne l’absence de sens de l’existence de l’homme, étranger dans un

univers hostile ou indifférent. Les personnages ne font que s’acheminer vers le néant, et leur

seul recours pour masquer le vide de leur vie est de se noyer dans un flot de parole, mais

pour ne rien dire.

La notion de tragique ne disparait pas pour autant. Au contraire, on serait tenté de

proclamer : « la tragédie est morte, vive le tragique ». Plus précisément, le tragique, au lieu

d’être cantonné à un genre théâtral précis, va non seulement s’étendre au théâtre en

général, mais aussi à d’autres genres littéraires et même à la vie.

Le tragique hors le théâtre

Si jusqu’à la fin de l’âge classique le théâtre a constitué presque exclusivement l’expression

du tragique, à partir du XXe siècle, ce sentiment se diffuse dans d’autres genres littéraires,

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en premier lieu le roman, bien plus nettement qu’au XIXe siècle, mais aussi l’essai

philosophique ou esthétique.

Le tragique, par opposition à l’humour, désigne une manière de vivre un moment historique

dans la passivité, dans un sentiment d’impuissance face aux malheurs : accepter de vivre

l’histoire comme tragique, c’est renoncer à en être un acteur, c'est-à-dire aussi à être

l’acteur de sa propre vie. Tragique renvoie donc à la fois aux choses (les événements) et aux

façons de les penser et d’y réagir (les sentiments des humains).

L’événement tragique, qui inspire ainsi à la fois une émotion intense (la pitié) et un

sentiment d’effroi (la terreur), apparaît comme l’expression de l’hostilité du monde envers

l’homme, qui se trouve aux prises avec des forces qui le dépassent et finalement le

détruisent – ce qu’on peut résumer par la fatalité – ou du moins lui révèlent son impuissance

et sa misère.

L’idée et le mot « tragique » s’appliquent de façon sans cesse plus large à des faits non

artistiques, aux événements graves et funestes, et même au quotidien. Tragique revêt

actuellement le sens de tout ce qui est de grave et de funeste qui arrive à l’homme, et

contre quoi l’homme reconnaît la part impuissante de sa condition.

Le tragique dans La Jeune Fille Violaine de Paul

Claudel

Première version 1893, publiée en 1926

Deuxième version 1900, publiée en 1901. C’est sur cette seconde version que porte mon

étude. Car les deux versions ne sont pas identiques. Elles se diffèrent sur quelques points :

noms de certains personnages, motifs de certains actes, etc.

Résumé de la pièce

Acte I

Le maître de la ferme de Combernon, Anne Vercors, a décidé de partir, quittant les siens,

parce qu’il a un frère qui vient de mourir en Amérique, laissant femme et enfants sans

défense. Avant son départ, il confie sa ferme, sa femme et ses filles, Violaine et Mara à

Jacques Hury, garçon sérieux, à qui il a fiancé Violaine.

Acte II

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Mara, qui veut épouser Jacques, avec la complicité de sa mère, calomnie sa sœur devant son

fiancé. Jacques, incrédule, interroge Violaine : celle-ci ne se défend pas. (Charité envers sa

sœur, car sa mère lui a appris qu’elle aussi voulait Jacques, ou désir d’un acte de totale

confiance de la part de son fiancé ?) Jacques renonce à elle et épouse sa sœur, Mara, à

laquelle Violaine abandonne sa part d’héritage. Mais celle-ci dans sa haine, l’aveugle avec

une poignée de cendres brûlantes et la chasse de la maison.

Acte III

Violaine vit désormais retirée, en pauvresse, dans la forêt de Géyn, dans le pays de Chvoche.

Elle est connue comme sainte femme et faiseuse de miracles. Or, Mara a un fils aveugle.

Ayant entendu parler de Violaine, elle décide d’aller lui demander de rendre la vue à son

enfant. Violaine accomplit le miracle. Mais plus tard, sachant que Jacques pense toujours à

Violaine, Mara, jalouse et furieuse, lui écrase la tête contre une pierre et jette son corps

dans une fondrière.

Acte VI

Pierre de Craon rapporte à Combernon Violaine, qu’il a trouvée et reconnue et la laisse avec

Jacques. Violaine se disculpe aisément auprès de Jacques, lui avoue son amour, lui raconte

comment et par qui elle a été blessée à mort, mais exige qu’il pardonne à sa femme. Elle

veut aussi, dans un total renoncement qu’on l’emmène, pour mourir, chez les sœurs à

l’orphelinat. Le même jour, un peu plus tard, Anne Vercors revient de son lointain voyage. A

la fin du même jour, dans le jardin, tandis qu’on cueille des fleurs pour Violaine, le vieil Anne

pleure fort peu sa fille, car il sent en lui une joie inexprimable. Il s’entretient avec Pierre de

Craon, devenu architecte de cathédrales, qui lui fait un véritable cours d’architecture

religieuse. Ils continuent encore quelques réflexions sur l’institution de l’église avant la chute

du rideau.

Où est le tragique dans cette pièce ?

A partir de ce résumé, la fin du personnage principal, Violaine, se montre clairement comme

tragique. Mais, une fin tragique ne suffit pas à elle seule pour qualifier une œuvre entière de

tragique. Pour qu’elle en soit, il faut que ce qu’on appelle le tragique soit au sein même de

l’action qui a mené à cette fin.

Le point de départ que doit prendre notre interprétation est d’ordre religieux. Sans oublier

que Claudel est un écrivain catholique, son œuvre est, dans le cas le plus général, une

invitation à cette doctrine. Se basant sur une vision chrétienne, les personnages claudéliens

obéissent à la morale de cette doctrine. Dans cet ordre d’idée, Le christianisme, vu par

Pascal, a pu être compris comme comportant une dimension tragique : l’homme qui, chassé

du paradis terrestre, est condamné à souffrir ici-bas et, surtout, est réduit à une condition

mortelle. Plus encore, parce que tous les hommes, suivant le christianisme, ont péché,

l’homme, pour mériter la grâce et le salut de son Dieu, est appelé à donner afin de recevoir.

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Il doit céder le bonheur d’ici-bas pour jouir du bonheur de l’au-delà. Pierre de Craon le dit en

fait clairement à Violaine :

« Celui qui donne, pour qu’il puisse donner, il est juste qu’il reçoive ; Et qui se sacrifie, Violaine, il se consacre. »

A l’instar de la fatalité des tragédie antique, qui est d’un ordre divin, le personnage de

Violaine semble être condamné dès le début à subir tous les malheurs et ne jouir d’aucun

bonheur terrestre. Cela justifie au moins notre hypothèse qui fait de cette pièce, pour les

uns dramatique, une pièce plutôt tragique, si le tragique n’est autre que de connaître la

fatalité de son destin sans pouvoir toutefois y échapper. Sauf avec une petite différence ici,

c’est que le destin est personnifié.

Commençons par le premier acte, le destin de Violaine semble se dessiner suivant la morale

chrétienne. Pierre de Craon joue ici le rôle de médiateur entre le destin et Violaine. C’est lui

qui va lui enseigner les deux principes de ce qu’il appelle la doctrine : la volonté de supporter

la douleur, et la générosité envers ses semblables.

PIERRE DE CRAON – *…+ « Heureux ceux qui ont faim et soif. Heureux les pauvres. Heureux Ceux qui pleurent et qui souffrent persécution. » *…+ Et telle est la première partie de la doctrine. VIOLAINE – Quelle est l’autre ? PIERRE DE CRAON – Le don, à l’imitation de la générosité de notre Dieu.

Et comme le dit Jacqueline de Romilly, « rien de ce qui arrive n’arrive sans le vouloir d’un

Dieu ; mais rien de ce qui arrive n’arrive sans que l’homme y participe et y soit engagé ; le

divin et l’humain se combinent, se recouvrent. »

De même, le destin de Violaine commence du moment où elle dit en s’adressant à Pierre de

Craon : « Apprenez-moi cette soif. » Après ce consentement, son destin commence à se

dessiner. Sans doute, le baiser est le point culminant à partir duquel s’établira tout le destin

de Violaine. Ce baiser, que la plus part des critiques le prend pour un baiser passionnel,

porte une valeur purement symbolique. Car, Pierre de Craon n’est pas un homme, dans le

sens ordinaire du terme, mais il est l’incarnation du destin. Pierre de Craon l’affirme par lui-

même au début de la pièce :

VIOLAINE - *…+ Mais qui vous a donné cette autorité pour Frapper ainsi du bâton comme un maître sur La demeure endormie et close ? PIERRE DE CRAON, souriant – C’est ainsi que le destin frappe à notre porte.

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Violaine le dit à son tour : « Petite sœur, ne parle pas de Craon. La chose qu’il y a entre nous,

tu ne peux pas la connaître. » Ce qui fait de ce baiser une entité symbolique conditionnant le

destin de Violaine, plus qu’un baiser passionnel comme l’ont expliqué plusieurs critiques. Et

c’est à cause de ce baiser que Violaine n’épousera pas Jacques, et abandonnera sa part

d’héritage et sera chassée de la maison. En somme, c’est sur ce baiser que toute l’histoire et

tout le destin se construiront. L’importance et la valeur symbolique que porte ce baiser ne

sont dévoilées qu’au dernier acte, quand Violaine est en train de se confier à Jacques :

VIOLAINE. — ... Maintenant je puis parler. O Jacques ! Il est vrai ; c'est ce baiser qui a tout fait, c'est ce baiser qui m'a prise.

Dans ce même acte, il y a un autre élément qui s’ajoute à ces deux premiers, c’est le départ

du père. Comme il est le seul capable d’arrêter Mara, sa présence aurait causé un obstacle

devant l’accomplissement du destin de Violaine. Et parce que le destin ne peut que

s’accomplir, son départ était une nécessité. C’est pourquoi on a inséré cette anecdote de son

frère, pour que son départ ait quand même une certaine logique. Ainsi, il laisse le terrain

libre devant Mara pour accomplir son acte criminel contre sa sœur. Qui devient à son tour

un simple instrument entre les mains du destin, afin que celui de Violaine s’accomplisse de

façon que cette dernière ait sa rédemption. Car, comment aurait-elle pu purifier son âme

par la souffrance, s’il n’y avait pas d’abord quelqu’un pour lui donner cette souffrance ?

Après ce consentement que Craon, en tant qu’incarnation du destin, a tiré de Violaine ; dans

le second acte, il va la délaisser à son sort tel qu’il le lui avait décrit dans le premier acte. Son

destin prend forme lorsque Mara commence à exécuter son projet. Mais Mara n’est ici qu’en

tant qu’une force indispensable pour l’accomplissement du destin de Violaine. Pour qu’il y

ait générosité, il faut qu’il y ait d’abord tolérance, et pour qu’il y ait tolérance, il faut qu’il y

ait avant une peine subie. Le rôle de Mara est de donner cette souffrance à Violaine, qui est

une souffrance purificatrice. C’est pourquoi, on trouve Violaine qui, après tous les malheurs

que sa sœur lui avait faits subir, dit :

JACQUES HURY. — Il faut qu'elle vous ait haïe ! VIOLAINE. — Ce n'est pas vrai! Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas cela que tu devrais dire, Homme égoïste et méchant ! Mais « il faut qu’elle m’ait bien aimée » ! Mais tu ne comprends point une femme. Vous autres, hommes ! Dis-lui que je lui pardonne ! Dis-lui que je l'aime ! Elle a très bien agi A sa manière.

Vers la fin, on trouve Mara qui répète presque la même chose :

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Comment donc est-ce que vous l'avez aimée, et lequel a valu le mieux, de votre amour, croyez-vous, ou de ma haine ? Pour moi mon amour était d'une autre nature;

Ainsi, le personnage de Mara, lui aussi, ne peut échapper à ce tourbillon fatal. Malgré toute

sa férocité, elle reste au fond un personnage écrasé par la fatalité. Outre qu’elle est un

instrument entre les mains du destin, son caractère même revêt une dimension tragique,

lorsque l’on trouve déclarer :

Comment pouvais-je faire pour me défendre, moi qui ne suis point belle ni agréable, pauvre femme qui ne puis donner que de la douleur ? C'est pourquoi je l'ai tuée dans mon désespoir ! Pauvre crime maladroit ! Ô disgrâce de celle qu'on n'aime pas et à qui rien ne réussit ! Comment fallait-il faire puisque je l'aimais et qu'il ne m'aimait pas ?

La question labyrinthique qui se pose à propos du caractère de Mara est la suivante : est-ce

qu’on la déteste parce qu’elle est méchante, ou elle est méchante parce que tout le monde

est hostile envers elle ? Sa mère lui dit que l’on préfère Violaine parce qu’elle, dès son

enfance, était méchante. Elle, au contraire, affirme qu’elle est devenue méchante et féroce

contre le monde parce que tout le monde la traite avec mépris.

Cette même fatalité, on la trouve chez le personnage de Violaine. Inversement, c’est sa

bonté qui est la source de tous ses malheurs et par conséquent de son tragique. Je cite cette

réplique de Violaine que je prends pour le nœud de l’action entière :

« JACQUES HURY. — *…+ Pourquoi avez-vous fait cela? Pourquoi m'avez-vous trompé ainsi cruellement ? VIOLAINE. — J'ai su que ma sœur vous aimait. Et, sachant ce que c'est que l'amour. J'ai eu compassion d'elle. JACQUES HURY. — Mais de moi vous n'avez eu aucune compassion ! VIOLAINE. — *…+ Et ce sacrifice que j'avais à faire, qui sait? Peut-être est-ce là ce que déjà vous aimiez en moi. (C’est nous qui soulignons)

En simplifiant les choses, Violaine aurait dû dire : si vous m’aimez, c’est grâce à ma bonté.

Autrement dit, c’est ma bonté qui me rend digne de votre amour. Or, si je vous épouserais,

tout an sachant que ma sœur vous aime, j’aurais fondé mon bonheur sur le malheur de ma

sœur, ce qui n’est nullement une bonté. Mais parce que la bonté est ma nature, et c’est ça

ce que vous aimez en fait en moi, je ne pourrais me trahir.

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Après quoi, le personnage de Violaine se montre clairement comme par nature tragique. Car

tous ses malheurs ne sont au fond que l’obéissance à cette bonté naturelle qui la

« distingue » et qui la rend noble et sublime : c’est son destin, comme celui de Prométhée,

lequel est fondée sur sa nature de révolté.

Synthèse

En somme, ce qui fait de cette pièce une pièce tragique c’est surtout sa dimension

religieuse. Car, selon le christianisme, l’homme, pour mériter le salut et la grâce de son Dieu,

il doit se purifier l’âme du péché originel. Or, pour purifier l’âme, il faut renoncer au bonheur

terrestre, et accepter la souffrance. Cela rend l’homme capable de dépasser ses passions et

être plus généreux avec ses semblables, c’est ce qu’on appelle le don. Le personnage de

Violaine n’est tragique que par sa soumission complète aux principes de cette doctrine. Elle

a tout cédé, par générosité, à sa sœur, pour aller vivre dans la pauvreté la plus misérable. Ce

qui fait de son malheur une fatalité, déterminé par sa condition même, et ce que les uns

appellent le destin, sauf qu’ici son destin n’a rien de particulier, car il est celui de toute

l’humanité, une humanité accablée par le péché originel.

Le bonheur même qui s’est offert à Violaine est d’un caractère tragique. Elle est aimée par

tout le monde, parce qu’elle est, par nature, bonne ; et c’est ce que son fiancé aime en elle.

Pourtant, quand sa sœur, Mara, s’est mise obstacle devant ce bonheur, par cette bonté

même, elle n’a pu se défendre, craignant de causer du malheur à sa sœur. Ce qui ferait d’elle

moins bonne, et par conséquent indigne de l’amour de Jacques qui l’aime pour son sacrifice.

Ainsi, si la fatalité, surtout d’ordre divin, est ce qui caractérise la tragédie proprement dite,

elle est fortement présente dans La Jeune Fille Violaine. Sauf qu’elle est ici personnifiée et

incarnée dans le personnage de Craon ; et c’est ça ce qui fait l’originalité du dramaturge.

Ajoutons que si la mort du héros est l’issue de la tragédie par excellence, Violaine est aussi

morte à la fin de la pièce. Si la passion est aussi une force nécessaire pour toute tragédie,

afin qu’il y ait conflit entre les personnages, surtout dans la tragédie classique, la passion de

Mara pour Jacques – qui est la source du tragique de Violaine – suffit pour répondre à ce

critère. Restons toujours dans les règles aristotéliciennes de la tragédie, une tragédie doit

mettre en scène des personnages nobles, Claudel a choisi aussi une famille noble, certes, elle

n’est pas une famille royale, mais noble à la mesure de son temps. Il reste un seul critère qui

les uns en voit comme fondamental de la tragédie, soit le conflit que mène le héros contre la

fatalité ; alors que le personnage de Violaine est tout à fait passive. Est-ce que cela en fait un

personnage moins tragique ? Loin d’être le cas, cette passivité est ce qui traduit de plus son

tragique. Car, si le personnage tragique traditionnel est déterminé pat ce conflit qu’il mène

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contre sa destinée en dépit de son impuissance, il y a quand même quelque chose d’espoir.

Par contre, chez Claudel, cet espoir même est éteint ; l’héroïne ne peut que subir sa

malheureuse destinée en tout désespoir. Cela traduit parfaitement l’état de l’homme

moderne devant les événements historiques, qui lui montraient son impuissance radicale et

totale, et la vanité de tout acte humain. On peut dire enfin que c’est par cela même que se

caractérise la tragédie moderne.

Si après tous ces critères, La jeune Fille Violaine demeurerait encore un drame, cela veut dire

que drame et tragédie ne se diffèrent point !