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Published on ceriscope ( http://ceriscope.sciences-po.fr) Accueil > Printer-friendly Les sans terre du Brésil, l’activisme transnational et la souveraineté alimentaire comme alternative à la faim Par Breno BRINGEL Brésil Luttes sociales Pauvreté rurale Sécurité alimentaire Amérique latine Développement Mondialisation / économie politique Pauvreté Pauvreté, luttes paysannes et souveraineté alimentaire comme nouveau paradigme Les deux dernières décennies ont marqué l’extension d’un débat public global sur la pauvreté qui a adopté de nouvelles positions, définitions, et constructions politiques et sociales. Mais bien que l’on y considère le phénomène de manière plus large et multidimensionnelle qu’au cours des décennies antérieures (marquées par la création d’indicateurs et de formules quantitatives de mesure de la pauvreté), les dimensions qualitatives qui circulent entre réseaux sociaux, les perceptions et les alternatives très souvent générées hors des logiques institutionnelles (Fall, 2007), n’ont pas été prises en considération. La diffusion de l’idée de développement humain dans les milieux académiques et la vie politique semblait sortir le concept de pauvreté de sa dimension absolue. Cependant, dans la pratique, cette idée a continué de coexister avec des définitions assez économicistes basées sur le revenu et la définition d’une ligne de pauvreté, comme on peut l’observer dans le premier des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) des Nations unies (Carballo, Echart Muñoz et García Burgos, 2011). L’objectif, baptisé Eradiquer l’extrême pauvreté et la faim, se donne pour but entre autre de réduire de moitié, entre 1990 et 2015, le nombre de personnes qui souffrent de la faim. L’actuelle crise alimentaire et financière mondiale a significativement rétréci l’horizon proposé. Toutefois, il faut souligner ici que cet objectif a pour point de départ la satisfactiond’un besoin social de base (l’alimentation) à partir de l’adoption de l’idée de sécurité alimentaire, comprise par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), comme «l’accès physique, social et économique à une nourriture suffisante, permettant de satisfaire les besoins énergétiques quotidiens» (FAO, 1996). Face à cette vision de la lutte contre la faim, très présente dans l’agenda de nombreux gouvernements, think tanks, organisations non gouvernementales et institutions internationales, la notion de souveraineté alimentaire est née en 1996 sous l'impulsion d’un réseau transnational d’organisations et de mouvements sociaux paysans, La Via Campesina (LVC). L’idée de «souveraineté» alimentaire est créée afin de dépasser les limites de l’idée de «sécurité» alimentaire. Bien que les mouvements sociaux de LVC reconnaissent l’importance de l’approvisionnement pour la satisfaction des besoins, il ne s’agit pas pour eux d’assurer Les sans terre du Brésil, l’activisme transnational et la souveraineté alim... http://ceriscope.sciences-po.fr/print/326 1 de 9 23/05/2016 23:08

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Les sans terre du Brésil, l’activismetransnational et la souveraineté alimentairecomme alternative à la faim

Par Breno BRINGELBrésil Luttes sociales Pauvreté rurale Sécurité alimentaire Amérique latineDéveloppement Mondialisation / économie politique Pauvreté

Pauvreté, luttes paysannes et souveraineté alimentaire comme nouveau paradigme

Les deux dernières décennies ont marqué l’extension d’un débat public global sur la pauvretéqui a adopté de nouvelles positions, définitions, et constructions politiques et sociales. Maisbien que l’on y considère le phénomène de manière plus large et multidimensionnelle qu’aucours des décennies antérieures (marquées par la création d’indicateurs et de formulesquantitatives de mesure de la pauvreté), les dimensions qualitatives qui circulent entreréseaux sociaux, les perceptions et les alternatives très souvent générées hors des logiquesinstitutionnelles (Fall, 2007), n’ont pas été prises en considération. La diffusion de l’idée dedéveloppement humain dans les milieux académiques et la vie politique semblait sortir leconcept de pauvreté de sa dimension absolue. Cependant, dans la pratique, cette idée acontinué de coexister avec des définitions assez économicistes basées sur le revenu et ladéfinition d’une ligne de pauvreté, comme on peut l’observer dans le premier des Objectifs dumillénaire pour le développement (OMD) des Nations unies (Carballo, Echart Muñoz et GarcíaBurgos, 2011).

L’objectif, baptisé Eradiquer l’extrême pauvreté et la faim, se donne pour but entre autre deréduire de moitié, entre 1990 et 2015, le nombre de personnes qui souffrent de la faim.L’actuelle crise alimentaire et financière mondiale a significativement rétréci l’horizon proposé.Toutefois, il faut souligner ici que cet objectif a pour point de départ la satisfactiond’un besoinsocial de base (l’alimentation) à partir de l’adoption de l’idée de sécurité alimentaire, comprisepar l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), comme «l’accèsphysique, social et économique à une nourriture suffisante, permettant de satisfaire lesbesoins énergétiques quotidiens» (FAO, 1996).

Face à cette vision de la lutte contre la faim, très présente dans l’agenda de nombreuxgouvernements, think tanks, organisations non gouvernementales et institutionsinternationales, la notion de souveraineté alimentaire est née en 1996 sous l'impulsion d’unréseau transnational d’organisations et de mouvements sociaux paysans, La Via Campesina(LVC). L’idée de «souveraineté» alimentaire est créée afin de dépasser les limites de l’idée de«sécurité» alimentaire. Bien que les mouvements sociaux de LVC reconnaissent l’importancede l’approvisionnement pour la satisfaction des besoins, il ne s’agit pas pour eux d’assurer

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uniquement la production d´une quantité d’aliments suffisante, mais aussi de s´assurer quelest l’aliment produit, comment il est produit et à quelle échelle. C’est pour cela que La ViaCampesina définit la souveraineté alimentaire comme le droit des peuples à définir leurspropres systèmes agricoles et alimentaires, à protéger et à réguler la production nationaleagricole, l’élevage et le commerce, afin d’atteindre des objectifs de développement durable ; ils’agit également de déterminer leur niveau d’autosuffisance, de restreindre le dumping decertains produits dans leurs marchés, et de donner la priorité d’usage et les droits sur lesressources halieutiques aux communautés qui dépendent de la pêche. La souverainetéalimentaire ne nie pas le commerce, mais « promeut la mise en place de politiques etpratiques de commerce au service du droit des peuples et des personnes à une productionsûre, saine et écologiquement durable » (Nyéléni, 2007).

La souveraineté alimentaire ne se limite pas, comme le suggère son nom, au domaine del’alimentation. Il s’agit d’une demande dont la construction sociale se dirige vers une pluralitéde thèmes, subjectivités et actions qui incluent : l’appropriation et gestion des ressources, laterre et le territoire, le commerce local et international, le développement durable, l’actioncollective, la participation sociale, l’agroécologie, le droit à l’alimentation et, en définitive, lemodèle de production et développement.

Ce qui engendre une grande complexité souvent difficile à démêler dans les débats politiqueset académiques. Dans cet article, je propose de comprendre la « souveraineté alimentaire »comme une demande soutenue par une tension créative continue entre le rural et l’urbain,l’institué et l’instituant, la protestation et la proposition, la coopération et le conflit, les réseauxet les territoires, le local et le global. L’appropriation de ce concept par les différents acteurssociaux et politiques a non seulement fait de ces éléments des paires dichotomiques ; leurmise en scène suppose l’identification de plusieurs traits communs, d’un dénominateurminimum commun d’action et de différentes formes de construction locales.

Parallèlement, il est important de souligner que la viabilité et visibilité de la souverainetéalimentaire n’a été rendue possible que par l'nternationalisation croissante des mouvementssociaux paysans. Cependant, comme dans le cas de la souveraineté alimentaire, noussommes en face d’un processus bidirectionnel, d’aller-retour, d’internationalisation etd’internalisation, spécifique à l’activisme rural transnational contemporain. Pour l'illustrer, nousprésenterons brièvement le cas du Mouvement des travailleurs sans terre (MST) du Brésil, l’undes mouvements sociaux les plus actifs dans la promotion de La Via CampesinaInternacional et des valeurs de la souveraineté alimentaire.

La nouvelle géopolitique de la faim et des résistances

La faim est un phénomène aussi ancien que l’histoire de l’humanité et l’on pourrait même direqu’il n’existe pas de lutte aussi ancienne que celle pour la subsistance. Cependant,contrairement à ce qu’ont tenté de suggérer les propositions fondées sur de supposées loisnaturelles, la faim n’est pas un phénomène naturel ou irrémédiable, mais une créationsociale : « la faim, cette plaie fabriquée par l’homme », disait Josué de Castro (1972: 90[1951]), l’un des géographes brésiliens les plus connus avec Milton Santos. Castro abrillamment pensé la géopolitique de la faim dans toute sa complexité articulatoire comme unphénomène politique fortement guidé par les dynamiques spatiales. Il a souligné la relationentre l’extension de la faim et l’impérialisme, le colonialisme européen et leur exploitation des

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richesses par des processus économiques dévastateurs (la multiplication des latifundia etl’introduction de la monoculture en Amérique latine est de fait un legs du colonialisme). Enfin,il a identifié les différentes dynamiques régionales de la distribution de la faim, des Amériquesà la vieille Asie, de l’Afrique noire jusqu’à l’Europe d'après-guerre. Ainsi, Castro a revitalisé le

message de la lutte contre la faim au moment – le milieu du XXe siècle – où se créait la FAO etoù le mur du silence devait être abattu.

Des décennies plus tard, le débat et la prise de conscience du phénomène ont progressé. Lalutte contre la faim a même acquis une place centrale dans les agendas politiques globaux(pour preuve l’exemple des Objectifs du millénaire pour le développement), régionaux etnationaux. Au Brésil, le programme Faim Zéro est fréquemment mentionné comme unexemple de « bonne pratique ». Cependant, même si l’enjeu fondamental de ces initiativesest d’assurer l’accès à l’alimentation à des personnes en difficulté, soit, en d’autres termes,de garantir la sécurité alimentaire, tous sont limités et toujours dominés par l’assistanat etdes politiques compensatoires qui pallient les effets, mais non les causes structurelles de lafaim.

En outre, ces programmes officiels de lutte contre la faim recèlent d’autres paradoxesrarement évoqués. Le premier argument que nous pourrions avancer est que ces paradoxessont causés par une « confluence perverse » (Dagnino, 2005) entre néolibéralisme etpolitiques sociales. Ainsi, l’économie brésilienne profite d’une conjoncture favorable grâce auxfissures ouvertes par les transformations de l’agriculture contemporaine pour encourager lescultures destinées aux agro combustibles (qui profitent aux gouvernements et aux entreprisestransnationales), et investit dans le même temps dans des programmes sociaux palliatifs etconjoncturels. Exprimons le paradoxe plus clairement : une petite part des énormesressources engendrées par les exportations de soja est employée à l’assistanat des famillesque ces mêmes grandes plantations sont en train d’expulser de leurs terres. De plus, étantdonné que la lutte contre la faim et la pauvreté s’inscrivent pleinement dans le projet demondialisation de l’économie, ces programmes, au lieu de s’intéresser aux pauvres,semblent le plus souvent s’attacher à transformer ces derniers en une classe moyenne, quipuisse maintenir un certain niveau de consommation. En conséquence, on constatefréquemment une forte démobilisation des secteurs populaires et de la base sociale deplusieurs mouvements sociaux qui ne luttent plus que pour la satisfaction de demandesmatérielles, contribuant ainsi indirectement au maintien du statu quo.

Ceux qui produisent les aliments sont précisément ceux qui souffrent le plus de la faim (selonles données de la FAO en 2009, 70% de la population mondiale qui souffre de la faim vit dansdes zones rurales). Il n’est donc pas étonnant que les mouvements paysans aient joué un rôletrès actif durant les deux dernières décennies. Souvent associés, dans les interprétationsclassiques, au retard de développement, au local et au traditionnel, les mouvements sociauxont cependant fait apparaître de nouvelles formes d’organisation et d’articulation entre lesréseaux et les territoires ; ils ont adapté les demandes classiques (telles que la réformeagraire) mais en ont créé d’autres, comme la souveraineté alimentaire ; ils ont revitalisé leurrépertoire d’action collective, leurs procédés et leurs dynamiques de relations en faisant deleur internationalisation l’une des caractéristiques les plus saillantes. Enfin, ils ont joué unrôle central sur la scène de la contestation sociale globale, à la fois en remettant en cause lesgrands consensus et en proposant des alternatives populaires.

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Le MST brésilien joue un rôle crucial dans le renouveau de la paysannerie contemporaine etdans la diffusion de la souveraineté alimentaire comme option contre la faim. Tentonsmaintenant d’exposer brièvement certains éléments de son internationalisation et lesrépercussions de ses dynamiques supranationales dans le changement des imaginairessocio-spatiaux du mouvement et de ses militants dans leurs espaces primaires desocialisation : ainsi, les acampamentos (espaces primaires de résistance qui naissentprincipalement après l’occupation de terres de latifundia et, à une moindre échelle, descampements au bord des routes) ou les assentamentos (terres occupées après résistancedans des campements). Ces exemples nous permettront de considérer la souverainetéalimentaire comme une demande globale qui peut prenred différentes formes de constructionsociale au niveau local.

L’internationalisation du MST et la diffusion de la souverainetéalimentaire

Créé en 1984 à la suite d’une série de luttes rurales, le MST se répand rapidement à traverstout le Brésil. Il se consolide dès les années 1990 pour devenir le principal mouvement socialdu pays (Mançano, 1999). Des questions comme l’éducation et la formation, la production et lecoopérativisme, les techniques d’organicité et la culture ont toujours été très présentes dansle mouvement et ont éveillé l’intérêt des chercheurs du monde entier. Paradoxalement, bienmoindre est l’attention portée à l’analyse du MST au sein de l’activisme rural transnationalcontemporain, alors que le mouvement a pourtant été l’un des principaux promoteurs del’articulation des luttes paysannes à travers le monde.

Bien que les connexions transnationales se soient intensifiées à partir des années 1990 etplus particulièrement à partir de 2000, dans le cas du MST, la vision internationaliste estprésente dès le début de son émergence. Avec le temps, celle-ci s’est complexifiée. Nouspouvons ainsi identifier quatre niveaux principaux dans l’internationalisation du MST :- L’articulation avec d’autres mouvements sociaux ruraux ;- La solidarité politique des comités de soutien existants en Europe et Amérique du Nord ;- La coopération politico-économique avec divers acteurs ;- La participation sous forme de réseaux, d'événements internationaux et d'espacestransnationaux de convergence.

Cette division n’est pas rigide, mais plutôt analytique car, dans la pratique, il peut y avoir desinteractions de types divers. Elle est cependant utile, car les plans d'intervention répondent àdes acteurs, des procédés et des diagnostics différents. Nous les décrirons ultérieurement unpar un, en essayant, dans chaque cas, de souligner leur importance dans la construction dudébat autour de la souveraineté alimentaire.

L’articulation avec d’autres mouvements sociaux ruraux commence formellement dès lepremier Congrès national, en 1985 à Curitiba. Le mouvement a invité plusieurs leaderspaysans d’Amérique latine. Toujours dans les années 1980, de nombreux mouvements de larégion se réunissent dans une série d’événements et d'actions de protestation telles lesnombreuses rencontres et mobilisations contre le paiement de la dette extérieure. Dans laplupart des cas, les espaces de confluence sont dominés par la médiation des syndicats etdes partis politiques. Cependant, ils ont permis de générer un réseau de contacts et deconfiance entre mouvements ruraux, fondamental pour concevoir des initiatives telles que la

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Campagne continentale 500 ans de résistance. Impulsée par le MST et d'autres organisationsde la région andine, celle-ci, menée de 1989 à 1992, constitue le cadre d'un début decoordination plus stable et plus durable entre les mouvements sociaux ruraux latino-américains. La formalisation de cette coordination se concrétise au début des années 1990avec la création de la Coordination latino-américaine des organisations paysannes (CLOC),qui affiche l’intention de rechercher une articulation régionale des (et pour les) paysans,capable de répondre aux temps nouveaux.

Lors de leurs différents échanges, les organisations paysannes ont pris conscience qu'ellesconnaissaient des problèmes similaires malgré leurs spécificités propres. Les processus delibéralisation et de modernisation agricoles et l'intensification de la mondialisation néolibéraleont commencé à dessiner un modèle global dans lequel l'agriculture devenait une affaire trèsrentable. L'achat d’immenses superficies de terres par quelques entreprises transnationales,la dépendance de marchés éloignés, l'intérêt de la concurrence, la spéculation croissante, lessystèmes de production standardisés et l'imposition de la monoculture pour l'exportation, ladétérioration sociale et environnementale, le remplacement des produits et des processusnaturels par des méthodes industrielles, le contrôle d'une nouvelle géographie commercialepar des entités comme l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ou encore les politiquesde développement rural de la Banque mondiale ne sont que quelques-uns des élémentscommuns diagnostiqués par les mouvements paysans. Il leur semblait de plus en plusnécessaire de promouvoir une articulation plus ample, internationale qui permettrait de lutterpour un modèle agricole alternatif et donnerait la priorité à une agriculture conçue comme unmode de vie et non comme une affaire commerciale. C'est alors qu'est née, en 1993, La ViaCampesina, dans laquelle, depuis ses débuts, le MST joue un rôle actif. A lui échoit la responsabilité d'instituer en nouveau paradigme la notion de souveraineté alimentaire et deregrouper les demandes en une seule, à laquelle tous ses membres (à peu près 150organisations dans 70 pays d'Afrique, d'Asie, d'Europe et des Amériques) pourraients'identifier.

Deuxième aspect de l'internationalisation du MST : la solidarité politique depuis le centre dusystème-monde entretenue à travers les comités de soutien du MST. Connus également sousle nom d'Amis des sans terre, ils sont apparus en Europe en 1994, lors de ce que l'on peutconsidérer comme un nouveau cycle de solidarité internationaliste avec l'Amérique latine danslequel les zapatistes ont eu un poids important. Ces groupes d'amis ont changé l'orientationde la relation du mouvement avec l'Europe, essentiellement avec des organisationsreligieuses, catholiques et luthériennes, qui avaient soutenu les premières occupations deterres dans le Sud du Brésil et étaient intervenues dans la recherche initiale de ressourceséconomiques en Europe. Ces comités, issus essentiellement d'expériences de vie(migrations, parentèle, etc.) connectées au Brésil, de réseaux de contacts, de militantismesconvergents, de relations personnelles ou d’équipe, assument différentes fonctions, maispartagent en général les objectifs suivants : rendre visible et faire connaître la lutte du MSTdans ses différentes réalités (éducation, production, organisation, etc.) et les faire partager pardes mouvements sociaux qui traitent de thématiques similaires dans leurs lieux d'intervention; faire pression sur les autorités locales et nationales hors du Brésil pour la mise en œuvre dela réforme agraire et dénoncer son dévoiement. Plus récemment, plusieurs comités ontconsacré leur activité à tisser des réseaux locaux et nationaux de diffusion de la souverainetéalimentaire, en joignant leur expérience internationaliste avec le MST à des initiativescommunes européennes et nord-américaines qui relient la campagne à la ville (par exemple,

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slow food, potagers urbains, coopératives de consommation, etc.).

A un troisième niveau, profitant de l'espace politique ouvert à plusieurs reprises grâce à ladiffusion et la solidarité des comités de soutien, un vaste domaine de collaboration et detravail avec le MST s'est créé ces dix dernières années, depuis l'Amérique du Nord et l'Europe,autour de projets de coopération pour le développement. Cette coopération politico-économique avec divers acteurs (universités, mairies, syndicats, agences de coopérationinternationales et surtout organisations non gouvernementales de développement) ajoute à lasolidarité politique un élément de collaboration économique qui permet de faire avancer desfronts ouverts par le mouvement tels que l'éducation ou la formation de leaders. Par ailleurs, ilfaut souligner que ces projets contribuent à diffuser considérablement le paradigme de lasouveraineté alimentaire dans le débat public et dans les agendas de divers acteurs sociauxet politiques.

Une autre forme de diffusion de la souveraineté alimentaire coïncide avec le dernier pland'internationalisation du MST : la participation à des réseaux, des événements internationauxet des espaces transnationaux de convergence. Dans ce cadre, il existe une multituded'initiatives, dont nous citerons les plus importantes : le Grito dos excluidos (Cri des exclus), laCampagne continentale contre l'accord de libre-échange des Amériques (ALCA) et le Forumsocial mondial. De manière plus spécifique, l'articulation de la souveraineté alimentaire s'estconcrétisée dans une série d'espaces thématiques, dont le principal est le Forum pour lasouveraineté alimentaire, qui s’est tenu en 2007 à Selingué (Mali).

Toutes ces alliances, interactions et dynamiques de diffusion n’évoluent pas dans le vide maisà la confluence d'éléments complexes influençant l’élan de ce saut vers le supranational etl'établissement de connexions transnationales. Dans cette dynamique interagissent des fluxde personnes, d'idées et de ressources. Des réseaux tactiques et stratégiques formels etinformels apparaissent également dans lesquels la portée spatiale de l'intervention du MST etses relations avec d'autres acteurs sociaux et politiques dépend de nombreux critères :existence d'un contact ou d'une référence, liens historiques, précédentes expériences detravail , diagnostic de certains éléments de convergence et d'identification (le fait d'être unmouvement paysan ne suffit pas, affinité culturelle (moins visible dans des réseaux aussivastes que La Via Campesina où l'on peut cependant observer que les mouvements quifonctionnent dans une même aire d'affinité culturelle sont ceux qui entretiennent le plus ghrandnombre de relations).

L’internalisation de la souveraineté alimentaire et les spécificités du MST

Bien que le MST en particulier et La Via Campesina de manière générale, aient tenu une placecentrale dans l'internationalisation et la diffusion de la souveraineté alimentaire, celle-ciacquiert en Amérique latine (où les paysans, agriculteurs, pêcheurs, bergers et peuplesindigènes jouent un rôle essentiel indiscutable) des nuances invisibles en Europe (où laprésence paysanne est plus faible et où les ONG ont un plus grand rôle) ou en Afrique (où leniveau d'organisation du mouvement paysan est beaucoup plus limité). Celles-ci se traduisentpar différentes appropriations non seulement de sa conceptualisation mais aussi par desstratégies qui peuvent passer par le conflit explicite, l'action directe et aller jusqu’à lacoopération entre organisations non gouvernementales, des unités enracinées dans certainsmouvements sociaux jusqu’aux « liens faibles » de certains réseaux naissants.

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Ce mouvement aux demandes et aux horizons si vastes élaborés globalement doivent êtreinsérés dans les espaces de la contestation politique du monde contemporain. La confluencedu lieu et le territoire avec ses réseaux, ses échelons et ses dynamiques de diffusionpermettent d'évaluer les tensions entre le local et le global au-delà de l'habituel eurocentrismeet de la pensée dichotomique. L'universalisme de la plupart des politiques globales de luttecontre la pauvreté et la faim contraste d’ailleurs avec la complexité croissante de l'activismetransnational rural (la souveraineté alimentaire faisant fonction d’axe structurant). Cetactivisme rural doit être entendu comme un phénomène d'aller-retour. C’est pourquoi, aprèsl’analyse de l'internationalisation du MST dans le paragraphe précédent, il est fondamentald'illustrer l'internalisation des expériences et des référents supranationaux à l’échelon local,régional et national, où le mouvement construit la base socio-spatiale de son interventionpolitique quotidienne.

De façon générale, on peut dégager trois dimensions complémentaires de la répercussionlocale des processus politiques transnationaux de l'activisme rural: a) la reconfiguration despolitiques d'alliances dans le domaine local, régional et national, à partir des changementssur la scène supranationale ; b) l'internalisation des cadres de référence à partir deréférentiels symboliques et du travail de traduction des militants ayant participé à deséchanges internationaux ; c) les particularités de l'internalisation dans différents lieux où leMST est implanté à partir de l'analyse des interactions et de l’évolution de l'idéed'appartenance et d'identité. Dans toutes ces dimensions, on remarque que la souverainetéalimentaire évolue entre différents niveaux et acquiert certaines particularités à mesure qu'ellese construit socialement.

D’abord, on constate que la constitution d'alliances et de réseaux transnationaux peutreconfigurer la corrélation des forces et des relations entre les acteurs sociaux au niveau local.Dans le cas du MST, cela s’est traduit par la construction d'un domaine supranational d'actionet de relations. Le mouvement s'est ainsi rapproché d'autres mouvements présents au Brésil,avec lesquels il entretenait auparavant une relation, mais dont il ne partageait pas la visionstratégique et les cadres d'actions ( le Mouvement des femmes paysannes, le Mouvement despersonnes affectées par les barrages hydroélectriques, etc.). A partir du moment où lesmouvements sociaux brésiliens commencent à rejoindre la Via Campesina Internationale,leurs relations locales avec MST s’intensifient. Ainsi, la souveraineté alimentaire devient l’undes principaux éléments qui articulent l'agenda des mouvements sociaux brésiliens.Simultanément, des campagnes et des occupations sont lancées contre l'agrobusiness etl'utilisation d'OGM, et des arguments fondés sur la souveraineté alimentaire sont proposésaux gouvernements locaux et fédéraux, afin de développer un modèle d'agriculture paysanne etune gestion des ressources naturelles adéquats.

Ensuite, il faut considérer les aspects emblématiques de l'internalisation, qui se manifestentdans le cas du MST principalement à travers des drapeaux et autres symboliques. Ainsi, il estde plus en plus courant de voir le drapeau rouge, accompagné du drapeau vert et/ou dufoulard violet de La Via Campesina, dans ses différents campements et au cours des actionscollectives du mouvement. Moins souvent apparaissent aussi des drapeaux de la CLOC etd'autres mouvements paysans d'Amérique latine. D'un autre côté, la « mystique » du MST,élaborée collectivement par les militants a fait siens certains éléments de la luttetransnationale. Ainsi les subjectivités respectives des mouvements sociaux ruraux ontrassemblé et partagé leurs expériences au moment de construire la souveraineté alimentaire.

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Enfin, ce processus d'internalisation varie selon les territoires où le MST est implanté. Leslieux sont essentiels. Selon les processus politiques et symboliques d'internalisation àl'oeuvre, ils génèrent différents sens à l’appartenance, au lieu et à la définition de lasouveraineté alimentaire. Lors de plusieurs entretiens, certains militants du MST ont affirméavoir toujours eu confiance dans l'idée de souveraineté alimentaire à laquelle ils ne donnaientpas forcément ce nom. Par ailleurs, beaucoup d'entre eux pensent que l'internationalisationd’alternatives communes est un progrès essentiel pour en finir avec la faim, mais aussi pouraméliorer la vie des communautés paysannes dans le sens d'une plus grande émancipation.

La réappropriation des entreprises appartenant à des groupes transnationaux del'agrobusiness, la gestion des ressources naturelles, le développement des coopératives etdes modèles de production non capitalistes basés sur l'agroécologie ou la simplerécupération d'une graine perdue peuvent être considérés, selon le lieu et l'interprétation qu’onen fait, comme un pas vers la souveraineté alimentaire. A l’inverse des politiques focalisées etdes programmes à objectifs temporels déterminés, la souveraineté alimentaire apparaît nonpas comme une lutte ponctuelle ni une bataille à court terme, mais comme une alternativeréelle, plus complexe ; un horizon commun à construire pour un nouveau paradigme deproduction et de vie.

Traduction de l'espagnol : Adriana Santos Muñoz

Références

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• MOYO S., YEROS P. (eds), Reclaiming the Land. The Resurgence of Rural Movements inAfrica, Asia and Latin America, London, Zed Books, 2005.

• NYÉLÉNI, Qu’est-ce que la souveraineté alimentaire ?, in Forum pour la souverainetéalimentaire, Sélingué, 23-27 février 2007.

Les deux dernières décennies ont marqué l'extension d'un débat public global sur la pauvretéqui a fait naître de nouvelles définitions et constructions politiques et sociales. Ce texte abordecette discussion en considérant la dimension géopolitique de la pauvreté et de la constructionde programmes alternatifs et de résistances. Il analyse notamment le concept de souverainetéalimentaire, sa viabilité et sa visibilité rendue possible par l'internationalisation croissante desmouvements sociaux paysans, principaux acteurs dans ce processus.The past two decades have witnessed a growing public debate over poverty, which has led tonew definitions and political and social constructs. This article considers the geopoliticaldimension of poverty and the development of and resistance to alternative programs. Itanalyzes in particular the notion of food security (a nation’s sovereignty over its sources offood), which has gained prominence thanks to rural social movements, the key players in thisarea.

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Les sans terre du Brésil, l’activisme transnational et la souveraineté alim... http://ceriscope.sciences-po.fr/print/326

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