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CHIMERES 1 L’espace sensible JEAN-CLET MARTIN Intervention de Jean-Clet Martin dans le cadre des Vendredi de Chimères. Jean-Clet Martin est philosophe. Derniers ouvrages parus : L’Âme du monde. Disponibilité d’Aristote. Van Gogh. L’oeil des choses. éd. Les Empêcheurs de penser en rond. L’ IDÉE DATTRIBUER À LESPACE une forme de sensibilité pourrait bien surprendre ceux qui, depuis leur plus tendre enfance, ont été dressés à l’école de la dure sévérité mathématique. Que l’espace soit sensible, c’est là une pro- position assez étrange que prennent pourtant à coeur tous ceux qui font oeuvre de déployer l’espace sous la forme plastique d’un art. C’est même là la seule proposition qui puisse justi- fier qu’il y ait de l’art et que cet art puisse se déployer comme une esthétique. Affirmer que l’espace est sensible, c’est d’emblée prendre le chemin de l’esthétique, même si nous ne savons pas trop quoi entendre sous ce nom dont je mets pro- visoirement en réserve la compréhension. Il nous faut, avant toute chose, prendre la mesure de nos présupposés implicites, de nos évidences les plus immédiates, les plus spontanées, issues pourtant d’une longue habitude historiale, d’un lent dressage pédagogiquement instruit depuis des années d’apprentissage dont nous n’avons même plus souvenance. L’espace, la conception devenue classique de l’espace emprunte, me semble-t-il, deux chemins que je voudrais rapi- dement parcourir pour en dégager l’intrication, la stratifica- tion, celle par laquelle s’est instituée une image de la pensée qui s’est durablement imposée à notre manière d’aborder ce concept hautement surdéterminé. La première voie est celle des mathématiques, la réduction mathématique de l’espace à l’étendue géométrique. Par LES ENJEUX DU SENSIBLE

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CHIMERES 1

L’espace sensible

JEAN-CLET MARTIN

Intervention de Jean-Clet Martin dans le cadre des Vendredi deChimères.

Jean-Clet Martin estphilosophe.

Derniers ouvragesparus :L’Âme du monde.Disponibilitéd’Aristote.Van Gogh. L’œil deschoses.éd. Les Empêcheursde penser en rond.

L’IDÉE D’ATTRIBUER À L’ESPACE une forme de sensibilitépourrait bien surprendre ceux qui, depuis leur plus

tendre enfance, ont été dressés à l’école de la dure sévéritémathématique. Que l’espace soit sensible, c’est là une pro-position assez étrange que prennent pourtant à cœur tous ceuxqui font œuvre de déployer l’espace sous la forme plastiqued’un art. C’est même là la seule proposition qui puisse justi-fier qu’il y ait de l’art et que cet art puisse se déployer commeune esthétique. Affirmer que l’espace est sensible, c’estd’emblée prendre le chemin de l’esthétique, même si nous nesavons pas trop quoi entendre sous ce nom dont je mets pro-visoirement en réserve la compréhension. Il nous faut, avanttoute chose, prendre la mesure de nos présupposés implicites,de nos évidences les plus immédiates, les plus spontanées,issues pourtant d’une longue habitude historiale, d’un lentdressage pédagogiquement instruit depuis des annéesd’apprentissage dont nous n’avons même plus souvenance.L’espace, la conception devenue classique de l’espaceemprunte, me semble-t-il, deux chemins que je voudrais rapi-dement parcourir pour en dégager l’intrication, la stratifica-tion, celle par laquelle s’est instituée une image de la penséequi s’est durablement imposée à notre manière d’aborder ceconcept hautement surdéterminé.

La première voie est celle des mathématiques, la réductionmathématique de l’espace à l’étendue géométrique. Par

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étendue, il faut entendre toute l’étendue de ce qui séparedeux choses. L’idée d’espace est née de la certitude qu’entredeux choses, il y a un espèce de vide qui se creuse. Vous etmoi sommes séparés par une distance, un écart infranchis-sable de sorte que l’espace n’est rien d’autre que la grandeurqui disjoint deux points. Comme cette distance est infini-ment divisible, on pourra se mettre à penser qu’elle existeindépendamment des choses. C’est ce que fait Platon. Pourlui la relation, la distance aggravée qui nous sépare ne selaisse ni toucher, ni couper par des mains sensibles. Seulsles nombres peuvent couper une distance en deux, trois,quatre, cinq et ainsi de suite, avec l’impossibilité de résor-ber cette faille. Voilà pourquoi le nombre apparaît, chez lui,comme une Idée séparée : 2 x 2 s’applique aussi bien à lasurface d’un champ qu’aux pieds de la table ou d’une chaisesans aucune adhérence aux choses. Quant à l’exemplecélèbre connu par le dialogue avec Ménon, le jeune esclave,il est clair que le problème posé concernant la duplicationde l’aire d’un carré ayant pour côté 2 unités, ne saurait serésoudre par recours aux nombres entiers, ceux qui se lais-sent compter sur les doigts de la main. L’espace double ducarré n’est pas constructible à partir d’un espace sensible,perceptible, mais relève d’une ligne abstraite, la diagonale,dont le nombre est idéal. Racine de 2 désigne en réalité unequantité qui excède tout nombre entier, nombre idéal pourreprésenter une diagonale décollée des côtés visibles ducarré. Toute la question est alors de savoir si un tel nombreest réel, s’il correspond à un espace effectif quoi qu’insen-sible. Platon constate l’idéalité de certaines relations qui leconduisent de plus en plus à rêver pour ces idéalités, qu’ellessoient finalement réelles, qu’elles existent dans un mondedifférent du monde sensible, le monde des Idées. Très tôtdans l’histoire de la pensée on voit se dessiner cette tenta-tion de la séparation, de la transcendance des nombrescomme si l’espace devait se détourner des éléments sen-sibles, quitte à n’être plus qu’un simple vide quand le cieln’offrira plus aux nombres un abri invulnérable.

Je pense que Parménide déjà nous avait conduit sur cette voie,la voie droite de l’être qui monte vers la déesse, mais je crois

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qu’il s’agit là d’une tendance universelle, d’une histoire uni-verselle, une espèce d’archétype de la pensée où se tient déjàtoute religiosité, la surprenante alliance des mathématiques etde la foi que l’on voit se nouer partout depuis toujours, depuisl’école pythagoricienne qui en institue ouvertement le mys-tère. Penser l’espace, la distance qui sépare deux points, deuxéléments, deux visages, c’est en appeler à une transcendance,à une réalité séparée qui n’est pas strictement sensible (saufà se laisser, comme Lévinas aujourd’hui, séduire par l’épi-phanie de visages détournés où se donne à lire la radiationd’un autre univers, l’autre comme Autre monde). Tout étaitdonc prêt pour aller un peu plus avant sur la voie de l’abs-traction, déclarant que l’étendue est une substance inerteréclamant le projet cartésien de la mathésis universalis parlaquelle neutraliser l’espace qui, à l’époque classique, se mueen un simple système de coordonnées indifférent aux choses.Ce pourquoi le principe d’inertie sera le principe qui au XVIIe

viendra coiffer notre rapport au monde et notre singulièreconception de l’espace. L’espace n’est qu’un maillage insen-sible, un milieu de transmission qui ne peut rien par lui même.Voilà pourquoi Descartes a besoin de dire que le mouvementn’est pas dans la chose, que le principe qui meut un mobilen’est pas immanent à ce mobile, mais qu’il provient d’unchoc. Un corps en mouvement restera en mouvement aussilongtemps qu’il n’en heurtera pas un autre. C’est-à-dire quel’astre qui se meut est inerte en lui même et ne se meut qu’àla faveur d’un choc initial, une chiquenaude primordiale, lecoup de pouce divin qui vient du dehors et qui suppose unetranscendance.

Pour résumer les deux points que je viens d’aborder, je diraisque du côté de Platon on a un espace idéal capable d’existerindépendamment des choses et du côté de Descartes on setrouve mis en face d’une étendue neutralisée qui impliquel’existence d’un Dieu hors espace. Soumettre l’espace àl’étendue est alors le meilleur argument ontologique qui soit,la meilleure démonstration de l’existence de Dieu, peut-êtreparce que l’étendue, démembrée partes extra partes, a besoinde lui pour se consolider et tenir ensemble dans le mouvementd’une création continuée. L’espace livré à lui même est

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cendre, poussières de poussière incapable de consister par uneforce qui lui serait propre. Il suffira donc d’attendre un peuplus avant la déclaration de la mort de Dieu pour que l’espacese confonde finalement avec le vide, la transcendance du videpar laquelle chaque structure peut se mettre à trouver son jeu,qu’il s’agisse d’une case vide, d’un ensemble vide ou d’unsignifiant fantôme capable d’articuler les multiplicités numé-riques. C’est de ce point précisément qu’il faut lire la querelleBadiou-Deleuze et la volonté deleuzienne de se défaire dunumérique. Aujourd’hui l’espace est pensée, en effet commeun espace de dispersion creux et insigne, une segmentation,un morcellement mécanique qui culmine je crois d’une autremanière dans la philosophie récente de Jean-Luc Nancy,espace dont seul peut nous sauver le toucher capable de le tra-verser. Mais cette voie de neutralisation qui ôte toute vie àl’espace n’est pas la seule voie qui trace l’image de la pensée,le schéma mental qui s’est imposé à l’occident dans sa com-préhension des lieux.

Très tôt déjà les philosophes ont rendu notable la natureimmanente de l’espace, déclarant l’espace inséparable del’esprit qui l’organise. Aristote nous l’indique suffisammentlorsqu’il analyse les différentes conceptions de l’espace dansla pensée Grecque. De quoi s’agit-il alors lorsque nous disonsqu’il y a immanence de l’espace et de l’Intellect ? La chosen’est pas très compliquée à percevoir. Dire que l’espace quisépare deux êtres est immanent à l’esprit de celui qui lescontemple cela implique que la distance qui se creuse entreles choses se creuse autrement dès que je me déplace et quec’est tout ce tissu de relations qui dépend de ma position, demon point de vue. L’étendue telle qu’elle est perçue seramène donc à la configuration du sens externe ou au jeu dela perspective, de sorte que l’espace est un espace qui dépendde la sensibilité. Le philosophe qui est allé le plus loin danscette direction c’est Kant lorsqu’il dit que l’espace n’est pasune chose en soi, qu’il y a une idéalité de l’espace conçucomme phénomène, que espace rime avec une façon d’appa-raître. Ce qui se creuse entre deux choses quand je me déplaceconcerne l’espace tel qu’il m’apparaît, et il n’y a d’espace quepour une intuition sensible. L’espace, pour Kant, n’existe

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qu’au niveau du sensible. Il est constitutivement sensible.D’où la définition célèbre par laquelle il dira qu’il désigne uneforme a priori de la sensibilité. Affirmer cela, affirmer quel’espace est la forme de notre sensibilité c’est la thèse inau-gurale de la phénoménologie, l’expérience fameuse du cubequi montre que c’est en moi que se fait le montage des sixfaces lorsque le sens externe se soumet finalement au sensinterne, au temps de la conscience. Dès lors il faut retrouverdans tout espace éprouvé une forme a priori subjective qui lerende possible, une condition qui sera offerte par le moi, lesujet capable de faire l’unité de la diversité spatiale au sein dutemps, comme si le temps, l’ordre du temps s’imposait à ladiversité de l’espace. C’est ici la notion de perspective quidomine l’image de la pensée, le perspectivisme qui pose lesujet au centre de toute chose. D’où la fameuse thèse, déjàassumée par Protagoras, selon laquelle l’homme est la mesurede toute chose et qui prend chez Kant une forme révolution-naire, la forme d’une révolution copernicienne. Ce serait biendifficile de produire devant vous ce montage par lequell’espace se soumet à la sensibilité commandé par ce que Kantnomme le sens interne, c’est-à-dire le temps. Mais c’est cetterévolution qui explique pourquoi Kant appelle esthétique sonanalyse de l’espace et du temps. L’espace est esthétique parcequ’il est de l’ordre de la sensibilité, de l’aistheton et non plusde l’Idée qui se placerait davantage du côté de l’objet. Cemontage complexe, je l’ai démonté jadis dans mon livre surDeleuze tout au long des deux premières variations. Ce quime paraît en revanche digne d’être noté aujourd’hui c’est quece perspectivisme réintroduit un certain goût pour la trans-cendance dans l’immanence de la perception, transcendancedu sujet, du point focal vers lequel convergent les lignes dela perspective ou transcendance du monde qui refuse de selaisser absorber par une conscience intentionnelle. Dire quele sujet est celui qui déploie l’espace, c’est admettre un pointde fuite qui, parce qu’il est inassignable converge vers l’infini.L’infini se trouve ainsi soumis à la transcendance du point defuite et l’espace n’est rien d’autre que l’ordre projectif de cepoint de fuite. Raison pour laquelle Kant dira que le moi n’estqu’une Idée régulatrice difficile à actualiser dans une expé-rience, une espèce de foyer focal dont la présentation est

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impossible agissant à la manière d’une tache aveugle dansl’ordre de la perception et de la connaissance.

Quoi qu’il en soit, les deux voies que je viens d’empruntertrès rapidement et de façon un peu schématique, celle del’espace objectif des mathématiques et de l’espace subjectifde la perception me paraissent passer à côté de l’espace réel,de l’espace sensible par lui-même, en sorte que ce n’est pastellement le temps qu’il faudrait protéger de l’espace, commele croyait Bergson, mais bien plus s’agira-t-il de repenserl’espace pour lui-même, dans sa sensualité propre, indépen-damment de l’ordre du temps, c’est-à-dire de la psychologieautant que de la phénoménologie. C’est tout le sens de montravail actuel me conduisant ainsi vers un art d’arpenterl’espace, une esthétique assez singulière dont je regrette lecaractère un peu technique de ce soir, mais je n’ai pas d’autremoyen vu la nature ponctuelle de cette intervention qui en réa-lité, demanderait pour le moins un séminaire. Outre la voieplatonicienne du nombre et la voie protagorasienne de la pers-pective, outre la voie de la mathématique et celle de la psy-cho-phénoménologie, il me semble qu’il y a une autre voiepour penser le rapport de l’espace et du sensible, une voiepour laquelle je n’ai pas encore vraiment trouvé de nompropre parce que j’en ai trop qui s’imposent à moi, entre topo-logie, éthologie ou écosophie.

En vérité, je cherche un pur espace, une espèce de membranequi soit sensible par elle-même. Le senti qui me captive est lesenti de la chose, le senti tel que par exemple on dira qu’il ya déjà une exaltation dans la couleur, entre le jaune et le bleu,indépendamment de l’exaltation romantique de celui quiéprouve cette émotion. Où il s’agit de partir à la conquêted’une sensation pensée comme une qualité de l’espace, indé-pendamment du moi, du sujet par lequel s’est imposée la caté-gorie du temps ou de l’Idée pensée comme objet le plusobjectif qui soit. Cet espace très nouveau, je l’ai appelé l’âmedu monde avec le risque de me voir pris en flagrant délit demysticisme, d’animisme même si ce n’est pas de cela qu’ils’agit dans le devenir animé, animal et molécule, qui bordece livre où je me sers un peu de Bergson contre Bergson.

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Vous n’ignorez peut être pas que Bergson avait commencétoute son œuvre par un texte sur Aristote, un commentaire dulivre IV de la Physique qui porte sur la question du lieu, de latopologie, une lecture très minutieuse mais que Bergson nepouvait pas adopter pour lui-même sachant que la durée,l’évolution créatrice, l’élan vital devaient se penser indépen-damment de l’espace et de sa topographie. Voilà pourquoid’ailleurs il dénonce le cinéma, l’aspect cinématographiquede la pensée imagée que nous devons à Deleuze d’avoir réha-bilitée, sortant de Bergson par Bergson. En effet, Bergsonreproche au temps classique d’être un temps spatialisé, pol-lué par l’espace, sans voir qu’en fait c’est précisémentl’inverse qui se produit et que tout espace se voit soumis àl’ordre du temps, c’est-à-dire à la perception telle qu’elle setrouve organisée par une conscience successive. Il me parais-sait donc urgent de reconsidérer ce que pouvait donner uneversion différente de l’espace en l’approchant depuis le biaisde ce que nous appelons Physis, ou si vous préférez depuis lebiais d’une philosophie de la Nature. L’espace qui m’intéresseest un espace qui ne se réduit pas au nombre, un espace quine se segmente pas de façon abstraite selon un système derelations indépendant des termes qu’il mesure pour culminerdans la transcendance platonicienne de l’Intelligible. L’espacequi me tient à cœur est un espace sensible. Mais pour sensiblequ’il soit, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un sens externe lié àdes faculté humaines et subjectives et que, au lieu de se sou-mettre au temps, il doit permettre au temps de se libérer pourd’autres formalisations que celle de la succession, ce tempsnon-chronologique, non-narratif, que Deleuze déploie, parexemple, au niveau de son analyse de l’image-temps.

En tout cas, il me semble que le seul penseur classique qui aittouché à la profondeur de cette question se reconnaît au nomd’Aristote dont nous ne savons pas grand chose, tant les textesconsultés sont aussi des textes compulsés, amalgamés par unetradition finalement hostile à l’immanence d’un espace quitrouverait en lui-même sa sensibilité et son sens. Nousdevons, probablement, à cette déformation, la survivance del’œuvre d’Aristote qui n’aurait pas passé les mailles de lamise à l’index théologique sans emprunter un tel masque

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capable de la rendre moins suspecte aux yeux des pères del’église. Aussi ne nous paraîtra pas étonnant le fait qu’Aristotesoit reconnu comme le philosophe de la transcendance, trans-cendance du premier moteur qui rend inintelligible son empi-risme partout visible et son style vitaliste qui perce ici où là,notamment au livre IV de la Physique. Qu’il n’y ait pas detranscendance chez lui, je pense l’avoir suffisamment démon-tré dans L’Âme du monde pour ne pas revenir sur l’argumen-tation complexe d’une impossibilité de ce genre. J’en viendraidonc directement à l’essentiel concernant l’analyse sensibledu lieu, l’analyse topologique par laquelle Aristote décrit etcomprend l’univers dans lequel il vit.

Le lieu, dit-il au livre IV de la Physique, est comme un vase.Étrange comparaison ! Là où il y avait de l’eau se trouvemaintenant de la terre et si je le vide de sa terre elle se verrasupplantée par l’air. Le vase vide n’existe pas. Le lieu c’estla même chose ! Dès qu’il se manifeste, et il ne saurait pass’en dispenser, on voit les quatre éléments qui s’y trouventattirés selon certains remous, un mélange qui va se soumettreà une certaine forme, un certain ordre dont sont issus lescorps. La matière se trouve donc nécessairement appelée parun lieu aussi impossible à vider que le vase puisque si j’ensoustrais l’eau, il y aura au moins de l’air pour la remplacer.Finalement chaque corps se définit par un entonnoir de cegenre qui appelle la matière à entrer dans un mélange auquelune forme va s’imposer fût-elle homéopathique. J’ai beaudiviser à l’infini une goutte de vin et la mélanger à une quan-tité d’eau de plus en plus importante, il en restera toujours uncrible initial, incorporel, un conduit dit Aristote qui pourraimposer cette forme pour se multiplier dans un lieu donné. Jepense très franchement que les lieux, les topoï réalisent desespèces d’attracteurs étranges sans lesquels aucune matièrene se verrait soumise à telle ou telle forme, à telle ou tellestructure dissipative. Ce pour quoi on supposera qu’avecAristote, l’univers est rempli de lieux qui se complexifient auniveau du monde sublunaire où ils entrent en conflit non sansinduire le cycle de la génération et de la corruption qui carac-térise le vivant. L’univers est un système de vases qui se joux-tent et s’agglutinent d’après un certain axe, une topologie

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d’ensemble qui fait de lui un immense entonnoir contenantd’innombrables autres entonnoirs, une sphère gigantesque quibrasse tous les possibles, une espèce de membrane vivante,un œuf cosmique que les stoïciens appelleront le « grand ani-mal » et que pour ma part, conformément à la traditiongrecque, j’appellerai l’âme du monde. Le monde est, en cela,comme une peau tendue sur laquelle roulent les quatre élé-ments en de surprenantes compositions. Une peau, une toilequi comporte des inflexions en lesquelles viennent se dispo-ser des flux de matières. Ainsi la pierre, si je la lance en l’airva re-dévaler la pente qui l’attire vers le bas, son lieu naturel,tandis que la fumée monte happée par un autre bassin attrac-teur. Chaque astre est ainsi niché dans son lieu naturel, pesantsur la peau tendue de l’univers pour y induire une déforma-tion, une incurvation. Einstein n’expliquera pas autrementl’attraction que le soleil exerce sur la terre, une attraction dontNewton savait mesurer la force sans en comprendre le sens,entraînant la physique à poser la question « comment ? » aulieu de la question « pourquoi ? » délaissée pour ainsi dire auxsoins du théologien. En réalité la question pourquoi n’est pasétrangère à la science et conduira Einstein à comprendrel’espace au lieu de se contenter de l’expliquer. C’est mêmesous le poids de cette question héritée de Faraday qu’il a failliréintroduire la notion d’Éther, le cinquième élément aristoté-licien pour définir le corps glorieux de l’espace. S’il y a cour-bure de l’espace ne faut-il pas que cette courbure soit sensibledans l’éther, dans l’organisation des lieux tendus qui sou-tiennent tous les astres ? À la question « pourquoi l’attractionest-elle universelle ? » On peut répondre que le soleil trace unentonnoir dans l’espace, un vase, un bassin attracteur, unecourbure qui fera que la terre aura tendance à rouler vers lui,une déformation que nous savons mettre en évidence lors deséclipses de Soleil, lorsque deviennent visibles les étoiles alen-tour dont la position se trouve décalée d’un cran parce que lalumière entre dans l’entonnoir solaire qui va en dévier latrajectoire. La terre, quant à elle, vient se nicher dans un nou-vel entonnoir, moins large que le premier, entraînant la lunedans son sillage attractif, l’ensemble du système étant prisdans l’entonnoir plus large de la galaxie qui s’achève au plusbas de ce cône d’un trou noir, le lieu le plus grave, le plus

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attractif qu’Aristote qualifierait de moteur immobile, demoteur non-mu, sachant qu’il doit bien y avoir quelque partune bulle d’univers périphérique vers laquelle tendra le tout,prêt à éclater. Ce moteur non-mu, n’est pourtant pas extérieurau monde. Il en constitue la pointe, la pointe de la membranequi lui est parfaitement immanente, comme les pôles de l’œufqui induisent son écrasement. Un univers de ce genre pour-rait ressembler à une sphère hérissée de cônes, à la manièred’une bulle-hérisson, voire d’une sphère invaginée par desentonnoirs qui plongent vers son centre le plus massif, unvolume à géométrie variable que la matière doit emprunterdans le mouvement de dispersion et de mélange qui la carac-térise et que la lumière elle-même va longer dans ses trajec-toires, comme si l’expansion de l’univers devait suivre desaxes et des pentes préalables, choses qu’Aristote appelleraiten fait une cause finale qui meut non par contact mais parattraction, par amour : le désir de l’univers, la pente de sondésir et de son Intellect anonyme. C’est là en tout cas unmodèle d’univers chiffonné qui me paraît aussi solide quecelui de l’Astrophysique contemporaine dont je pense qu’elleaurait beaucoup à apprendre de l’intuition philosophique.Quel est alors le rapport de cette membrane intelligente avecle champ de l’esthétique ? Pourquoi écrire, comme je l’ai faiten même temps, un livre sur Aristote et sur Van Gogh ? Il nes’agit pas simplement d’une circonstance accidentelle. Entémoigne cette lettre que René Schérer m’a envoyée pouravoir lu vraiment mes deux livres, une lettre que je cite nonpar vanité mais dans l’idée que sa formulation, intime aucercle de la revue Chimères, ne saurait être égalée. Voici cequ’elle dit : « L’Âme du monde prolonge le Van Gogh, commele tirant à soi, revenant se nouer autour de lui comme uneécharpe, comme cette ceinture de Vénus dont parle Schilleret qui est déjà la grâce et la beauté. L’Âme du monde et le VanGogh et, en celui-ci, l’allée et la venue des touts aux frag-ments, des pans et plans de couleurs et de leurs vagues, deleurs tourbillons, aux formes : ces vitesses et ces lenteurs, cespâtes, ces traits, ces raccourcis brusques, ces convulsions, toutcela est un enchantement ! ». Je ne sais pas si je mérite unetelle lettre, mais il est bien vrai que du vase d’Aristote au vasede Van Gogh court autre chose qu’une simple métaphore et

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qu’un ruban, une écharpe se noue de l’un à l’autre que je vou-drais rapidement dénouer pour finir. Je m’y emploierai en pre-nant justement pour exemple les vases de Van Gogh.

Voyons donc ces Fritillaires couronne impériale dans unvase de cuivre peint par Van Gogh en 1887 durant son séjourà Paris ! Curieuses plantes que celles qui prennent le nom defritillaires dont les fleurs évoquent un « cornet à dés » (dulatin fritillus). Elles se caractérisent, effectivement, par unedisposition de cloches formant, comme dirait Mallarmé, uneespèce de septuor, la répartition d’un coup de dés qui, aussiloin qu’on aille dans l’ordonnance de ses étamines, jamaisn’abolira le hasard. Mais comment se répartissent ces figuresflorales en affrontant le chaos de la dispersion qui les espace ?Comment se fait l’espacement de ce coup de dés fritillaires,ce frétillement de chemins où chaque cloche se dispose, enétroite relation avec celles qui avoisinent, non sans se contour-ner soigneusement, répondant à un écart qui devait bien seprescrire à elles et auquel elles auront le devoir de se sou-mettre a priori d’après un plan, un aspect, une ombrelle, voireune ombelle qui précède tout bouquet ? La fleur est fleur parla sensibilité dont elle témoigne, par l’espace sensible dontelle fait voir la membrane, le chiffonnement. Dans le mouve-ment enveloppé des fleurs, c’est le grand animal cosmique quinous regarde. La fleur, par ses larges pétales, fait l’expérienced’une voussure complètement sensible au pur espace qu’ellelonge. La fleur suit un plan qui est immanent à sa poussée.Une tulipe change du tout au tout en quelques heures.Soudainement, la base rouge laisse place à un étoilementblanc qui sort de la tige en sachant disposer son anarchie cou-ronnée en une assurance stupéfiante. Elle vient remplirl’espace comme on remplirait un vase. Il y a une guise de lafleur, un épanchement de sa couleur dans l’éther parfumée dumonde. On voit surgir, par la disposition des fleurs, un espa-cement vital qui, me semble-t-il n’a rien à voir avec l’espaceneutralisé de la mathématique pure. C’est cet espacement quele peintre cherche à rejoindre. Le bouquet, la gerbe fritillairesuit un étoilement de distances, un entrecroisement de direc-tions dynamiques qui trouvent leur plan dans une conjonctionet un écartèlement qu’Aristote justement rend sensibles au

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travers du concept de lieu, un dynamisme topologique qui for-cera Heidegger à traduire, fort justement, l’idée de physis parla métaphore de l’éclosion, non sans la soumettre abusive-ment à la logique du retrait de l’être dont je n’ai cessé, pourma part, de me déprendre. Mais regardons d’un peu plus prèsencore cette force d’éclosion à l’œuvre dans l’affrontementdes couleurs que nous propose le tableau de Van Gogh !

Ce que le peintre pose devant nos yeux, c’est la puissance pro-digieuse par laquelle se fait l’étalement de ce « cornet à dés »invisible. Une explosion de couleurs qui se distribuent dansun espace selon des tensions nombreuses, des tensions par les-quelles elles vont pouvoir se répartir comme les branchesd’un arbre, dans la forêt, contournent celles qui avoisinent enfaisant des méandres pour s’éviter. Toute une intelligence del’espace que la conscience raisonnée de l’homme occidentalne sait plus très bien percevoir. On dirait que l’arbre vient secouler dans un entonnoir virtuel, un vase compliqué qui pro-posera à chaque branche un certain coude, une anse particu-lière capable de ne pas entrer en conflit avec la forêt entière.C’est ainsi que pour rendre visible cette âme végétale, VanGogh déploie un buissonnement de couleurs complémentairesqui oscillent entre le vert, le bleu et l’orangé, au sein d’unespace qui devient dense, une atmosphère lourde aux remoustels que chaque turbulence donne à voir le lieu qui déformele vase de cuivre sous une pression singulière affectant tousles vases que peint Vincent Van Gogh durant son épopée pari-sienne. Le « cornet à dés » fritillaire n’est rien d’autre qu’unvase enveloppant, un entonnoir virtuel sur la pente duquel lafleur se déploie et tombe en dehors de ses plis. Chaque clochede la fleur explore une voussure de la matière, une inflexiondont les évasements suivent une certaine dimension, uneorientation que longe le végétal et qui le précède pourtantcomme une espèce d’origami préalable. Il faut des axes dedéveloppement, des foyers d’expansion dont les vecteurs sontimpalpables, correspondant aux lieux que la fleur vient rem-plir, doucement, en faisant des révérences ralenties àl’extrême. Un coquelicot se trouve d’abord replié en un lieuramifié, enveloppant, et les pétales lorsqu’elles tombent horsde leurs plis, ne font qu’épouser le lieu que lui confèrent ses

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lignes de développement, ses directions de déploiement, unpeu comme l’eau, l’air, la terre et le feu remplissent un vasepréalable, selon certaines catastrophes dont le peintre intro-duit la tourmente à même la toile. C’est cette force de germi-nation du lieu que Van Gogh peint avec ses couleurs. Letraitement de la peinture s’inscrit, avec lui, dans la dynamiquedes lieux qui s’exprime à travers l’affrontement des couleurscomplémentaires et la rupture continue des tons. D’où ladéformation de l’étendue, de la perspective qui se bombe entouchant à la courbure du « pur espace » dont l’intuitionrevient déjà à Aristote lorsqu’il affirme que l’Art imite lanature. L’art imite la nature dans le sens où Oscar Wilde disaitque finalement ce n’est pas la nature qui nous donne lemodèle du Beau mais c’est le Beau qui se trouve réactivé parla Nature. (Il s’agirait de montrer à cet égard, commentl’esthétique contemporaine constitue une manière de renoueravec un naturel qui n’est pas donné mais qui est à construire).

Une imitation de cette envergure n’est pas, pour autant, uneprocédure de reproduction, un effet de ressemblance commec’est le cas de la mimésis platonicienne fidèle au modèlequ’elle copie. L’art, qu’il s’agisse des concrescences de lapeinture ou des condensations poétiques de la langue, n’estpas une reprographie de la chose en ses arêtes essentielles. Ilest plutôt inscrit sous le signe du transport, transport des lieuxqui entraîne la nature à rendre sensibles les plis, les foyers, lesvases de son éclosion. Un transport, un écart énigmatique quiréactive, depuis les siphons et typhons de la nature, les gran-deurs démesurées qui font son mouvement et sa turbulence.C’est pourquoi la mimésis dont se réclame toute poïésis estinséparable de l’hybris tragique. Le tableau est une répétitionde la nature qui emprunte le chemin du transport le plusextrême entre les lieux où se joue l’espacement, la ventilationdes éléments du monde. Aussi, le vase d’Aristote devient-il,sous la main de Van Gogh, une graine qui contient les arti-culations de l’univers, les gonds selon lesquels se déchaînenttoutes les forces non sans condenser la danse giratoire du cos-mos, une sarabande par laquelle le peintre s’oublie dans unensemble multiple de parcours hétérogènes, différenciés, quifont la richesse et la variété de son Art, rebelle tout autant à

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l’unité objective des beaux-arts qu’aux analogies subjectivesde l’esthétique romantique. Si l’Être n’est pas un genre et sile Bien n’est pas une catégorie, il nous reste à penser, sous lenom du Beau une conflagration d’univers dont l’espacementnous engage, désormais, à prendre le chemin énigmatique duLieu et de ses étranges attracteurs. Regarder pousser une fleuren hiver sur une vitre gelée, suivre le trajet de cette ciselureglacée pour donner à notre esprit la sensation de l’espace telqu’il aspire une forme et capture un de ses grains est une acti-vité qui ne me paraît pas très différente de ce qu’Aristoteappelait contemplation. Une forme de bonheur que le philo-sophe peut éprouver devant un parterre de fleurs sensiblesaussi bien que devant les fleurs abstraites du gel. La surprise,le plaisir éprouvé proviennent peut-être de l’incroyable res-semblance qui s’exerce sur la vitre aussi bien que dans le jar-din, nous indiquant que le même espace est à l’œuvre ici oulà, la même membrane vivante, fût-elle inorganique. Untableau, je crois, n’est pas autre chose !

Discussion

— René Schérer : Tu sais l’admiration que j’éprouve pourton coup double : d’avoir écrit coup sur coup le Van Gogh etL’Âme du monde et de mettre ainsi en perspective l’espacedans la peinture de Van Gogh et l’espace aristotélicien. Maisen même temps, cette admiration est mitigée par le fait pré-cisément que cela ressemble un peu à un tour de force, à unemise en équilibre qui nous place à la limite de l’instabilité. Jesuis d’accord avec toi quant à la critique que tu adresses à laconception classique de l’espace comme étant soit un englo-bant uniforme ou homogène, soit une substance, quelquechose qui tout en étant scientifié, n’appartient plus à la sensi-bilité, est un espace purement intelligible. D’ailleurs,Malebranche disait : « Nous voyons les choses dans l’espaceintelligible, nous voyons les choses en Dieu ». Il y a doncquelque chose qui nous conduit à dire que l’espace sensibleet l’espace réel ne correspondent pas à l’acception tradition-nelle de l’espace. Par espace sensible, j’entends l’espace qui

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est donné aux sensations : l’espace tactile, l’espace visuel,l’espace olfactif, l’espace gustatif. Ainsi, tous les différentssens déterminent un espace. Par quelle voie et de quellemanière peut-on établir quelque chose qui correspond d’unepart au schéma intuitif de la théorie de la gravitation chezEinstein et d’autre part à l’espace sensible ? Selon moi, ladémarche devrait être inverse car il s’agit de la constructionà la fois géométrique et physique d’un espace abstrait. Unmaximum d’abstraction est obtenu relativement à un espacesensible qui s’identifie malgré tout à l’espace euclidien, à latridimensionnalité, et qui brusquement se trouve brisé par lalatitude qu’il peut y avoir à créer des espaces abstraits ou ima-ginaires. La notion de quatrième dimension a été utilisée pardes peintres tels que David Ockney ou Gleize, leur permet-tant ainsi de s’associer aux théories modernes de la physique.Cette quatrième dimension a donné lieu au cubisme, à lareprésentation simultanée, à l’expression du mouvement dansla peinture. La référence permanente de ces peintres a étéPoincaré dont les analyses sont toujours à mi-chemin entre lebesoin de faire sentir sensiblement la chose dont il parle etd’autre part l’impossibilité de la traduire dans le champ d’unereprésentation c’est-à-dire d’une sensibilité qui en tantqu’espace n’admettra jamais que la tridimensionnalité. C’esten cela à travers la peinture de Van Gogh et l’espace aristo-télicien que tu dépasses l’analyse traditionnelle de l’espacequi elle reste métaphorique. Je pense qu’il existe le mêmegenre de relation entre Merleau-Ponty et Cézanne. Dans L’œilet l’esprit, il y a un autre espace que celui de la représentationclassique, que celui que décrit Descartes. Cet espace est donnépar l’analyse phénoménologique de l’espace vécu, du mondede la vie, de la sensibilité et de la sensorialité et qui corres-pond à la vision de Cézanne. Quelles seraient les différences,les points de rupture entre le rapprochement que tu établisentre l’espace aristotélicien et l’espace de Van Gogh, et celuientre Merleau-Ponty et Cézanne ?

— Jean-Clet Martin : Pour répondre à cette question, il fau-drait remonter au Traité des couleurs de Gœthe et à Karl OttoRunge. La couleur longe ici un cercle, une sphère qui n’ontrien de commun avec la chair, au sens donné à ce concept par

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la phénoménologie. Il s’agit davantage d’un ensemble de rela-tions intensives, un cortège de potentialités par lequel chaquecouleur a à passer pour devenir actuelle. Et ce complexe devirtualité est, je crois, l’espace propre de la couleur, la sensi-bilité qui lui appartient, un jeu d’exaltations mutuelles qui nesont pas des exaltations du corps propre ou de la subjectivitéhumaine. Ainsi, lorsque l’on voit un tableau de Delaunay, unsoleil qu’il a peint, il y a justement quelque chose qui renvoieà cette quatrième dimension dont tu parles à juste titre, unedimension ni subjective, ni objective mais transcendantale etanonyme. Delaunay et Gleize sont les premiers à revendiquercette quatrième dimension par le jeu des couleurs tout autourdu soleil, des disques colorés proches d’une forme de sensi-bilité anorganique. Cette sensibilité renvoie, comme j’essayede le dire actuellement dans un travail avec Eric Alliez, à desvirtualités, à un réseau de puissances autrement sensibles quine seront pas actualisées dans une individualité concrète, carbeaucoup trop riches pour pouvoir être absorbées dans un étatde chose, une situation, mais qui au contraire rendent comptede l’individuation des couleurs, de toute forme d’individua-tion. Ce que G. Deleuze, je crois, appelle une profondeur vir-tuelle. Alors comment rendre compte du couple Aristote-VanGogh dont la filiation te paraît peut-être un peu bricolée ? Etcomment oser le rapprochement Aristote-Delaunay ? Il mesemble qu’Aristote et Van Gogh se sont rencontrés dans leurmanière d’appréhender l’espace. Comment Van Gogh a-t-ilpu percevoir l’espace aristotélicien ? Si Van Gogh n’était pasun philosophe, s’il n’a pas fréquenté l’université par manquede goût pour l’académique en général, c’était cependant unlecteur puissant, notamment de Michelet qui au XIXe siècle àmis en œuvre une philosophie de la nature dans ses textes surla mer, l’oiseau etc. Cette philosophie de la nature est extra-ordinairement proche de celle d’Aristote. Il y a donc tout unensemble de penseurs tels que Ravaisson et Michelet quipourrait conduire d’Aristote jusqu’à Van Gogh, même s’il estprobable que les rencontres se font ailleurs et comme derrièreleur dos…

— Jean-Claude Polack : Il y a quelque chose qui n’a pas éténommé dans votre intervention, et probablement à dessein, à

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savoir ce que l’on pourrait provisoirement appeler le corps,une sorte de subjectivité corporelle, sans forcément parler desujet. De la même manière le terme de sensation n’apparaîtpas très fréquemment dans votre discours, il s’agit bien plusde sensibilité. Lorsque vous parlez de cet enfant qui appré-hende les formes par une succession de mouvement qui per-mettent de modifier les coordonnées de ses relations avec lesobjets qu’il regarde, il me semble que l’on s’en tient dans cettedescription à la question du voir et du regard. Un peu commesi la progression de sa connaissance, des dimensions del’objet pouvait se faire uniquement dans le plan du regard etdu voir, ce qui n’est pas le cas bien entendu puisque ce qui luipermet d’appréhender la « bonne forme », la forme définitive,c’est la mise en jeu des autres sens du toucher, du respirer, dulécher etc. Au fond c’est la complémentarité de ces approchesde sensations qui, progressivement, donne une forme – quielle-même est d’emblée multiple – qui font que le jaune ou lebleu ne sont pas simplement des couleurs visuelles mais sontaussi des goûts par exemple. L’idée que les dimensions etl’espace peuvent s’émanciper du champ du voir me sembletrès intéressante. Merleau-Ponty insiste sur cet aspect non seu-lement parce qu’il introduit cette dimension de temporalitécomme succession de moments permettant la délimitationd’une forme, mais aussi parce qu’il multiplie les points de vuecorporels, physiques d’approche de l’objet et de constitutionde la forme.

— Jean-Clet Martin : Cela renvoie à la question puissante :qu’est-ce qu’un corps ? ou du moins que peut un corps ? C’estune question spinoziste reprise par G. Deleuze dans toute sarichesse sémantique et ses axes topologiques. La seule fois oùj’ai parlé de corps, c’est dans la formule « corps glorieux ».Qu’est-ce que je voulais dire par là ? Il me semble en fait queles questions du toucher, de l’odorat, de l’ouïe et du voir sontdérivées. Il serait plus intéressant de remonter à un corps quirende possible un certain nombre d’actualisations, de déve-loppements sensoriels. La formule « corps glorieux » fait réfé-rence à un livre Ossuaire que j’ai écrit sur le Moyen-Âge. Le« corps glorieux » est finalement quelque chose de proche dece que Deleuze et Guattari ont appelé le « corps sans

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organes ». Il me semble que l’on a les organes, non pas quel’on mérite… mais en fonction des lieux que l’on occupe ! Sil’on prend l’exemple de Deleuze sur la tique : qu’est-ce quicaractérise le corps actualisé de la tique ? C’est un certainnombre de singularités topologiques. C’est en fonction de cessingularités topologiques que le corps va avoir telle ou tellecaractéristique. Par exemple, la chaleur induit la sensibilité dela tique. Chose remarquable, une tique est sourde, muette etaveugle. Elle est donc sur le plan des organes démunie.Pourtant la tique se fait une « représentation » du monde quine passe pas un voir, un toucher mais qui passe presque parune fonction extra-sensorielle, « glorieuse », qui consiste à serepérer sur des ordres de températures voisinant avec l’infi-niment petit. Lorsque je passe sous l’arbre, la tique est sen-sible à la chaleur que produit mon corps et se fait une imagede mon corps qui sera fonction de cette possibilité topolo-gique qui la caractérise. Dans ce monde immense, la tiquesurvit grâce à des indices topologiques. Ce sont des organesqui se prélèvent sur un certain nombre de potentialités, de vir-tualités topologiques qui définissent ce que peut un corps. Dece fait, je ne pense pas que sur le plan humain nous ayons tousle même corps, justement parce qu’il y a quelque chosecomme un corps glorieux que nous essayons d’habiter plusou moins bien et qui renvoie à une éthologie. J’ai développéce thème d’une éthologie transcendantale dans L’Âme dumonde dans les derniers chapitres sur Aristote où je montrel’implication des problèmes politiques et des problèmes derelation entre les corps au travers un ethos – d’où l’idéed’éthique. Aristote est celui qui invente et crée le conceptd’éthique, proche de celui de Spinoza, mais, là encore, pourqui regarde ce qui se passe dans leur dos.

— René Schérer : Ce qui me gêne au fond, c’est la référenceà Aristote car il me semble que l’on peut faire dire à Aristotebeaucoup de choses qui vont au-delà de ce qu’il dit effecti-vement. Je prendrai uniquement comme exemple ce problèmede lieu. En choisissant Descartes contre Aristote, on posed’emblée l’espace aristotélicien comme radicalement opposéà l’espace cartésien puisque ce dernier est uniforme et tout àfait indifférent à la notion de lieu. Le lieu aristotélicien est très

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précisément l’enveloppant du corps mais il me semble quel’espace sensible ne se réduit pas à un lieu c’est-à-dire àl’enveloppe du corps. Je dirais qu’il est le milieu. Le corps etson milieu constituent l’espace de sa sensibilité, c’est-à-dire,si l’on reprend l’exemple de la tique, que le milieu de sonespace ne se réduit pas à l’enveloppe de son propre corps. Aucontraire, dans l’espace aristotélicien délimité très précisé-ment par la notion de forme, il n’y a pas cet informe, cechamp, cette polarisation, toutes ces tensions. L’objection queje te ferai est de nourrir Aristote, de le peupler, de le dyna-miser. Il y a un certain nombre de modèles aristotéliciens quicaractérisent ce que l’on appelle l’espace chosiste contrelequel s’affirment toutes les conceptions de l’espace sensible,phénoménologique ou dynamique.

— Jean-Clet Martin : Ton objection renvoie à une querelled’interprétation. Cependant, il me semble que l’on a négligéde manière injuste la notion de « lieu commun » chez Aristoteau profit du « lieu propre ». Chez Aristote, tout lieu propre estouvert sur un lieu commun qui ressemblerait à une espèce demembrane semblable à des bulles de savon. Les bulles desavon sont toutes fermées sur elles-mêmes, elles ont toutes unlieu propre, elles ont toutes une individualité particulière.Mais si l’on regarde ce qu’est une écume, on se rend compteque c’est un film de savon qui passe entre une kyrielle debulles, qui se constituent, qui s’individuent mais qui, ce fai-sant, mordent sur un lieu commun, sur cette ligne d’universqui passe entre tous les points. Je crois que le concept de kaï-ros aristotélicien correspond justement à ce juste milieu, à cechemin de cime qui se trace comme un phylactère entre deuxpentes différemment infléchies. Je considère le kaïros commecondition de toute l’éthique aristotélicienne et comme vecteurde sa physique. Cette lecture d’Aristote correspond à lamanière que j’ai toujours eu de travailler par delà l’histoirestricte de la philosophie.

— Pascale Criton : Ton intervention sur l’espace sensiblet’as amené à dire que finalement le naturel, l’espace est àconstruire. L’espace sensible a ses conditions de production,donc il n’est pas donné, mais au contraire en constante

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formation, selon un engendrement qui peut être soit extérieur,soit plus complexe, c’est-à-dire autogénéré lorsqu’il y a desprocessus qui sont liés à la nature et qui ne lui sont pas exté-rieurs. Aujourd’hui, parler d’espace sensible, ce n’est plus dutout se référer à la dichotomie entre le monde numérique et lemonde d’une spatialisation, parce que le monde des nombresau sens où Deleuze l’entendait est ce qui va scander la forme,le temps. En musique, dans un chaos désirable pour fuir desprincipes révolus et rigides, il s’agit quand même de traver-ser ce chaos désiré, de le différencier, de le percevoir. On aégalement besoin de fabriquer l’espace avec ce mélangeconstant de ce qui va et vient. En fait, il me semble que c’estbeaucoup plus croisé que cela et cela me fait penser à ce quetu dis sur le fait que le plan spatial devient intelligent lorsqu’ilvient informer une réalité physique. Cela donne naissance àune corporéité, à quelque chose qui devient concrètementphysique et que toute cette sensorialité, cette sensualitédevient beaucoup plus complexe si l’on accepte que le sen-sible peut être aussi le lieu d’interaction.

— Jean-Clet Martin : Il me semble que la manière dont j’aijoué du nombre dans mon exposé renvoyait à un nombretranscendant au sens où Platon avait perçu la numération etsoumis toute exigence philosophique à ce type d’épreuvepuisque pour lui, il était impossible d’être philosophe sans êtremathématicien. C’est l’entité Platon-Descartes que j’ai essayéde critiquer au profit de multiplicités qui se différencient selonun modèle de numération qui serait davantage floue et inten-sive ; il s’agit de différenciations plus fines qui renvoient àl’exigence d’un autre type de nombres, à des types de géo-métries comme celles de Riemann. Il me semble que Riemannmontre très bien que les multiplicités numériques doivent êtreprélevées sur d’autres types de multiplicités et que la géomé-trie ne devient créatrice qu’à condition de remonter vers lagenèse de l’idée de quantité à partir de celle de qualité. Ainsi,les exemples que donne Riemann se rapportent toujours à desintensités. Par exemple, ce qui l’intéresse est de savoir com-ment se comporte le nombre lorsque la tension de l’espacevarie lorsque l’intensité qui courbe l’espace se modifie. Ontrouve chez Riemann l’idée de nombres liés à des degrés. Il

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y a des ordres numériques qui sont fonction de degré. Parexemple, si je prends un espace de degré ou de courbure nulle,on obtient une géométrie de type euclidienne, à savoir que lasomme des angles d’un triangle est égale à 180°. C’est unemétrique constante. Alors que si l’on imagine un espaceobéissant à un degré de courbure supérieur à 0°, le triangleaura une métrique complètement différente. Ou encore sij’imagine un espace infléchi par une courbure négative, lasomme des angles du triangle sera inférieure à 180°. Par rap-port à cela, il serait intéressant de montrer comment Riemanndéveloppe des types de nombres variables entre des degrés detension qu’il appelle des tenseurs. Comment chez Riemann,l’espace et le nombre se soumettent à quelque chose qui nerenvoie pas du tout à un nombre donné mais à un nombre àconstruire. C’est en quoi Riemann est constructiviste.

— Anne Querrien : Le constructivisme de Riemann ne setransmet pas nécessairement de la géométrie riemanniennec’est-à-dire qu’il fait des exposés extraordinaires sur les bullesde savon, mais il n’est pas question de parler du rapport entrela matière dont sont faites les bulles de savon et le calculmathématique des formes des bulles de savon. Cela me faitpenser à quelque chose dans Descartes qui est extraordinaire :ce sont les lois de la réfraction. Il accole deux milieux, et ilvoit le rayon de lumière qui passe de l’un à l’autre et qui sedétourne et il invente son opération avec les sinus. À monsens, il adopte brutalement une attitude qui relève du systèmephilosophique auquel il n’est pas censé appartenir et on trouvecomme cela des espèces de passages fulgurants… Il mesemble que cette dimension constructiviste est finalement peuprésente en dehors de la parole des philosophes sur la science.

— Jean-Clet Martin : Il est vrai que j’ai parfois l’impressionque les mathématiciens font des fonctions mais qu’ils ne lesvoient pas c’est-à-dire qu’ils ne visualisent pas toujours lesfonctions qui sont en rapport.

— Anne Querrien : Un exemple extraordinaire, c’est l’ins-titut de l’INRA à Montpellier qui fait croître des fleurs surordinateur avec des fonctions mathématiques. On voit les

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fleurs croître mais c’est de manière complètement fonction-nelle par rapport aux besoins de l’agriculture.

— Jean-Clet Martin : Ce sont du coup des formes qui fleu-rissent sur un écran comme sur la vitre gelée fleurissaient lespétales dont je parlais à la fin de mon propos, des fleursgelées, des fleurs abstraites, prises dans les contours de leurtopoï.Par rapport à la question d’un détour religieux évoqué par letitre de mon essai, ce côté un peu mystique qui est parfois lemien lorsque j’invoque le concept d’âme, on doit y lire plu-tôt l’invocation d’un bonheur… Et, le bonheur de la contem-plation dont je parle, ce n’est pas Dieu… Je vois cela pluscomme un gamin qui danserait le soir, quand il y a pleinelune, autour d’un feu ou d’un totem, longeant les lieux que luiimpulse la danse avec un animal. Faire le loup… lachouette… pour retrouver une allure topologique qui le pous-serait à contempler le ciel avec un autre corps.