34

Madeleine Leroyer

  • Upload
    others

  • View
    11

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Madeleine Leroyer
Page 2: Madeleine Leroyer

Madeleine Leroyer

Une vie de Pintadeà Moscou

Illustrations de Sanaa Kassou

Page 3: Madeleine Leroyer

Au perchoir

Page 4: Madeleine Leroyer
Page 5: Madeleine Leroyer

Alpinisme fétichiste

« Je te jure qu’un jour je vais en prendre une en fi lature pour voir comment elle se débrouille avec ses talons aiguilles sur le verglas ! » Quand j’ai dit ça à Veronika, un soir où l’on pataugeait dans la neige fondue des couloirs d’une station de métro, elle ne m’a pas prise au sérieux (non il ne neige pas dans les stations, mais la poudreuse a une étonnante capacité à vous coller aux basques jusque sous terre). Vero et moi sommes les apôtres des Muks, ces chaussures canadiennes fourrées de lapin qui nous donnent l’air de jolies Iroquoises. Enfi n ça, c’est pour le catalogue. Disons que sur nous, ça fait plutôt gros chaussons poilus. Cette image en tête, vous comprendrez mieux notre étonnement un tantinet jaloux au passage de ces pintades montées sur échasses. L’été encore, passons, mais l’hiver, quand les trottoirs et les cours d’im-meuble se transforment en traîtresses patinoires ? Person-nellement, j’abandonne toute velléité d’élévation plantaire entre le 1er novembre et le 31 mars.

Je l’ai fait. La fi lature ! Et plus d’une fois ! Conclusion : la technique du pic à glace se vérifi e. « Tu plantes le talon, tu assures et c’est parti ! » Astuce divulguée il y a longtemps déjà par Ania, ma copine caissière, le jour où elle m’a relevée, étalée

Page 6: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou18

de tout mon long sur les marches verglacées de la supérette du coin. À l’époque, je ne l’avais pas crue. (Cette fatale incrédulité m’a valu par la suite un poignet cassé.) Le secret, c’est donc le piolet. Doublé de pneus neige, c’est-à-dire de semelles d’hiver dont la pose est baptisée fort à propos profi laktyka, littérale-ment « prévention ».

Ainsi parée, il convient de marcher à petits pas rapprochés et souples, les épaules basses. Toute crispation, tout empres-sement peut se traduire par une dangereuse glissade, voire, si personne ne vient à la rescousse, une chute. Enfi n, dixit l’une de mes proies de fi lature, tout cela n’est viable à long terme qu’à condition de disposer du « meilleur accessoire antidérapant au monde : un mec ». Les célibataires pressées s’en remettront aux bottines Uggs, de préférence dorées ou argentées. Ou aux Muks. C’est une question d’école.

Une fois réglée la question de la sécurité, reste celle du confort. Avec les beaux jours, les preuves de la torture s’accu-mulent. Pieds tailladés, boursoufl és, ampoules suintantes… Je me souviens d’un trajet en marchroutka, les minibus jaunes qui sillonnent toute la ville. À un arrêt monte une jeune femme, les pieds ligotés comme deux rôtis par les fi nes lanières de ses stilettos fuchsia. Elle s’affale sur un siège (encore enveloppé de plastique, tellement agréable au tou-cher dans la fournaise) en grimaçant de douleur et s’enquiert d’un pansement. En moins de deux, les passagères lui offrent non pas un pansement, mais trois boîtes différentes, du gel antibactérien et une lingette apaisante à l’aloe vera ! Ma stu-péfaction n’échappe pas à la propriétaire des talons assassins qui, après un coup d’œil à mes pieds, lance à la cantonade : « À quoi ça sert de se faire une jolie pédicure si c’est pour porter des tongs ? » Les stilettos, oui, mais toujours avec la trousse de premiers secours.

Poser la question du confort relève, on l’aura compris, de l’outrage. Selon Svetlana Smetanina, une journaliste qui s’est

Page 7: Madeleine Leroyer

Au perchoir 19

penchée sur le phénomène, les pintades au perchoir ne souf-frent pas. « Elles se sentent bien car elles se savent superbes, et c’est tout ce qui compte. »

Mais tout ça pour qui, au fait ? Pour les « antidérapants » et leurs brodequins bouseux ? À voir mon homme se décro-cher régulièrement la mâchoire au passage d’une beauté haut perchée en me gratifi ant d’un cinglant « Faut vraiment que tu t’y mettes ! », j’aurais tendance à penser que oui.

J’en connais d’ailleurs qui assument leur fétichisme. Depuis qu’il vit à Moscou, Jean, un universitaire français, collectionne sans complexe les photos des pieds des femmes. « Regarder la cambrure du pied, la fi nesse de la cheville… je peux passer toute une soirée les yeux rivés au sol », confi e-t-il, prêt à dégainer l’appareil photo. Dans un autre registre, Alexander, mon propriétaire, adorable grand-père, raconte son émotion lorsque sa petite-fi lle a reçu pour ses 14 ans sa première paire d’escarpins : « L’instant d’avant, c’était encore une adolescente, et la voilà femme, fi ère, déterminée. » Quatorze ans… Point de secret, comme en toute discipline, seule paie la précocité de l’entraînement.

Ah, non, non, non ! « Il ne faut pas croire qu’elles font ça pour les hommes ! s’emporte Svetlana. « Penser qu’elles sortent de chez elles en talons aiguilles à 8 heures du matin avec pour unique but de trouver à l’arrêt de bus l’homme de leurs rêves serait un peu naïf. Croyez-moi, la femme russe ne s’en remet pas au destin. Non, il s’agit d’autre chose. »

Certes, mais quoi ? « Un combat », suggère Marie, une amie qui trompe l’ennui au bureau en examinant ses collè-gues au microscope. « Elles bossent comme des acharnées, sont souvent seules avec leurs mômes, plantées par leur mari, elles vivent dans un petit appart à une heure de train de banlieue. La beauté, c’est leur revanche. » Et la cambrure du pied, leur étendard.

Page 8: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou20

Le petit oiseau…

C’est un détail qui n’en fi nit pas de m’amuser : les Moscovites sont viscéralement accros à la photo. Vous les imaginez risquer leur manucure au fond d’un bac de développement ? Non. Ce qu’elles aiment, c’est poser. À croire qu’elles se rêvent

toutes en égéries de Helmut Newton. Et pour décrocher la timbale, elles s’entraînent d’arrache-pied. Devant leur mec ou avec leurs copines (au moins aussi bien équipés que les Japonais en termes de matos), elles n’ont pas leur pareille pour improviser des séances de pose à rallonge. La discipline a ses canons : pied d’appel en avant, sur la pointe pour affi ner la jambe, trois quarts profi l, main sur la hanche, l’autre sur l’arbre, la balustrade, le mur, que sais-je encore, cambrure forcée et sourire étudié (variante n° 1 : le mystérieux, menton baissé, regard vers le ciel, on joue la petite fi lle timide ; variante n° 2 : le provoc, lèvres humectées tendues en un demi-baiser et regard de braise ; variante n° 3 : le triomphal, façon Cannes, réservé à celles qui ont la dentition parfaite). Elles sont capables de tenir la pose dix minutes jusqu’à satisfaction. Chassez le naturel, il ne reviendra pas. Le plus étonnant, c’est que ça leur réussit à merveille. Leurs comptes Facebook et VKontakte regorgent de clichés tous plus avantageux les uns que les autres (que certaines n’hésitent pas à mettre sur leur CV au lieu de la trop banale photo d’identité, foi de recruteur estomaqué). Plus étonnant encore, ça marche aussi sur les autres, c’est-à-dire sur moi. La photogénie, c’est comme le reste, ça se travaille !

Page 9: Madeleine Leroyer

Au perchoir 21

L’armureBez makiyaja. No make-up. Au musée d’Art contempo-

rain de Moscou, le MMOMA, l’exposition fait sensation. Vlad Loktev, l’un des photographes les plus glamour du pays, s’est mis en tête de photographier quarante célébrités au naturel, sans brushing ni maquillage. Actrices, chanteuses, présenta-trices de télévision et femmes politiques, en un mot, la crème de la svetskaya jizn (« la vie mondaine ») tombe le masque. Sur les portraits en noir et blanc, rides, cernes, poches et taches dessinent une carte du Tendre inédite. Comme si, enfi n, on avait surpris Deneuve au saut du lit. « Pour elles, apparaître sans la protection du maquillage relève d’une véritable mise à nu. C’est très courageux », explique le pho-tographe. Il faut dire que Moscou est une ville de masques. Littéralement.

Je me souviens d’un petit matin à l’arrivée du train de nuit Saint-Pétersbourg-Moscou. Quand j’ai ouvert l’œil, mes trois compagnes de compartiment étaient déjà sur le pied de guerre, miroir de poche en main, déterminées à effacer toute trace du voyage. D’abord le fond de teint, en petites touches sur les imperfections, puis lissé sur tout le visage. Blush, fard à paupières, mascara, crayon et rouge à lèvres, appliqués d’une main étonnamment sûre, comme insensible aux à-coups des aiguillages. Une demi-heure et un thé noir plus tard, j’avais à peine réussi à m’entortiller dans mes jambes de pantalon qu’elles achevaient l’inspection fi nale, le foulard soigneusement noué sous le col du manteau, parées à en découdre. J’insiste sur l’expertise de ces dames : il faut du talent pour se maquiller à contre-jour ou sous les néons. Une copine française en a fait les frais sur un vol Moscou-Bucarest. Avant l’atterrissage, elle a voulu imiter ses voisines lancées dans un ravalement express. Hop, un bon coup de

Page 10: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou22

terracotta. Quand elle s’est jetée dans les bras de son mec, elle était orange carotte. « Il était inquiet, il m’a demandé si j’étais souffrante ! Plus jamais ! »

Un Français marié depuis seize ans à une Moscovite m’a confi é n’avoir jamais vu sa femme le visage froissé par l’oreiller. « Elle se lève avant moi, va dans la salle de bains, et se maquille très légèrement. Je ne m’en rends même plus compte. » Point non plus de vieux jogging informe pour cocooner. Telle Ariane dans Belle du Seigneur, elle ne lâche pas prise. Jamais. « C’est une nécessité qu’elles ont complè-tement intégrée depuis l’enfance. Ça fait partie de leur force. Elles sont toujours impeccables. » Au secours !

Quand elle voyage en Europe, Svetlana Koltchik, journa-liste pour Marie Claire Russie, observe chez elle un certain relâchement. « Quelque chose d’inintéressant et de pratique comme une paire de jeans, un simple col roulé, des baskets, une queue-de-cheval et pratiquement aucun maquillage. » De retour à Moscou, c’est autre chose. Un peu comme le foulard que l’on doit porter dès l’entrée dans l’espace aérien iranien, elle reprend ses habitudes sitôt atterrie à Cheremetievo : tenue ultrafémi-nine et make-up savant. « À Moscou, quand il m’arrive de sortir sans maquillage, je me sens incroyablement vulnérable, comme si j’étais nue. Comme un chevalier qui a perdu son armure. »

À l’instar de son kremlin, qui en russe veut dire « forte-resse », Moscou est à bien des égards imprenable. Il faut bien une épaisse côte de maille pour la conquérir.

Page 11: Madeleine Leroyer

Au perchoir 23

Le casque

Qui dit armure, dit heaume. Les pintades locales sont sacrément casquées. Permanentes, bigoudis, cascades d’anglaises, comme le dit Alexandra, ma coiffeuse de quartier, « elles veulent du GLA-MOURRRR, un point c’est tout ». Tant pis pour

elle, qui affectionne les coupes courtes à la Toni & Guy. Jean moulant, cuissardes, Sacha (diminutif d’Alexandra et d’Alexander) cultive un look de rebelle, et le franc-parler assorti. « Les clientes veulent des maisons sur la tête ! J’essaie de faire des suggestions plus modernes, plus structurées, mais ça ne prend pas. Elles sont capables de changer de couleur de cheveux quatre fois par an, mais pour les coupes, on reste sur du long. C’est désolant ! » Tellement affl igeant que les homologues de Sacha n’ont franchement pas la main pour les coupes courtes. Par ici la frange en escalier et la repousse du carré plongeant façon oreilles de Pluto. Je sais de quoi je parle.Bref, du glamour, encore du glamour, toujours du glamour. À s’en décoller les racines. « Elles viennent très souvent, observe Sacha : une réunion de travail, un anniversaire, un rendez-vous galant, elles ne laissent rien au hasard ! » Un brushing par-ci, un chignon par-là. Sacha s’exécute. Car ici, fi délité rime avec générosité. (Les habituées n’hésitent pas à bichonner leur coiffeuse préférée à coups de pourboire, ce qui vaut d’ailleurs pour les manucures et les esthéticiennes. Un petit billet est toujours du meilleur effet. Pour certaines procédures, comme l’épilation du maillot, c’est même hautement recommandé. Vous verrez, au prochain rendez-vous, la cire sera moins chaude et l’arrachage plus doux.)« Les Moscovites sont d’excellentes clientes. Elles savent reconnaître la valeur du travail ! Parfois trop ! Il m’est arrivé de recevoir le double du prix de la coupe en pourboire ! » s’exclame Olivier, un des chouchous des Moscovites – quand on sait que

Page 12: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou24

chez lui la coupe coûte au bas mot 4 000 roubles (100 euros), on mesure effectivement la générosité de la clientèle ! Olivier, c’est un artiste, un peu soupe au lait parfois, mais diablement talentueux. Chez lui, on commence la coupe debout, pour qu’il puisse « déterminer la longueur et le volume en harmonie parfaite avec la silhouette ». Ancien de chez Dessange passé à son compte, il a son fauteuil dans trois salons différents du quartier chic de l’étang des Patriarches et, pour les clientes les plus prestigieuses, se déplace à domicile, c’est-à-dire le plus souvent à la Roubliovka, « chez les bernard-l’hermite », comme il les appelle. « Elles sortent de leur carapace pour y rentrer aussitôt. Avec elles, il faut vraiment bâtir une relation de confi ance. Tout dans la discrétion… » Il est loin le temps où, à peine débarqué de Paris, il arrondissait ses fi ns de mois en coiffant les fi lles du Bordo, un des clubs de strip-tease les plus courus de la capitale. « Cent dollars la soirée pour huit fi lles, et ça, tous les soirs de la semaine et du mois ! » Le secret de sa fulgurante ascension ? la couleur, blonde évidemment ! (C’est d’ailleurs une brune qui m’a parlé de lui…) « Les femmes que je coiffe ne peuvent pas se permettre d’avoir le cheveu jaune et rêche. Or il y a encore très peu de bons coloristes à Moscou ! »Pros ou pas, le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont passablement chers (à partir de 8 000 roubles le balayage en salon, soit 200 euros). Résultat, les casques platine montés sur racines noires et les mèches effet code-barres se taillent la part du lion. « C’est le dernier bastion à prendre, confi rme Sacha. Il faut qu’on arrive à démocratiser la couleur en salon. La tambouille maison, c’est un carnage ! »Un tour au rayon shampoings de la première Apteka 36.6 venue suffi t à s’en convaincre. Traitements antipelliculaires, gélules fortifi antes et shampoings antichute, soigneusement conservés sous clé, font partie des hit-prodaji, des « meilleures ventes ». Et là, on n’y va pas par quatre chemins. « Vous avez des pellicules grasses ou sèches ? » s’enquiert la pharmacienne, aussi fort que

Page 13: Madeleine Leroyer

Au perchoir 25

si elle avait voulu réveiller le gardien qui pique du nez à l’entrée. « Sèches », souffl e sa cliente, confi te de honte sous son bonnet. La matrone en blouse verte en profi te pour régler leur compte à toutes les « irresponsables ». « Les femmes font n’importe quoi ! À Moscou, l’eau est très dure. Si vous ajoutez le tabac et les colorations, c’est tout simplement un massacre ! Vous serez chauve à 40 ans ! » Humiliée, la pauvre jeune fi lle quitte les lieux, non sans s’être délestée de 2 000 roubles (50 euros) pour un shampoing Phyto et la promesse d’un peu de sérénité capillaire. À la guerre de la beauté, les Moscovites n’ont d’autre trophée que leur propre scalp.

La belle et la bêteL’effrayante Jocelyn Wildenstein (mais si, vous savez,

cette jet-setteuse new-yorkaise qui voulait tellement res-sembler à un chat qu’elle a sans nul doute battu Michael Jackson au billard esthétique) peut dormir tranquille, sa relève est assurée. À 21 ans, Olesya « Malibu » s’est déjà fait refaire les seins, les lèvres – « celles du haut, bien sûr » – et le nez. « Je veux être la Pamela Anderson russe pour sauver nos hommes de la solitude », minaude-t-elle sur le plateau de Dom2, l’émission de télé-réalité la plus populaire de Rus-sie ( autrefois animée par celle que l’on a longtemps sur-nommée la Paris Hilton russe, l’étonnante Ksenia Sobchak, aujourd’hui persona non grata sur les chaînes fédérales en raison de son idylle avec l’opposition). Les ambitions d’Olesya Malibu ont déjà dépassé celles de son modèle : ses seins font au moins un bonnet de plus que ceux de Pamela et ses lèvres siliconées lui mangent la moitié du visage, lui donnant un air

Page 14: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou26

de ressemblance frappant avec certains poissons de la famille des serranidés, plus connus sous le nom de mérous.

Si toutes les Moscovites ne se laissent pas aller à de telles extrémités – c’est le cas de le dire –, elles sont de plus en plus nombreuses à se laisser tenter par la chirurgie esthétique. Impossible de tourner une page du magazine Krasota i Zdorovié, « Beauté et Santé », sans tomber sur la rituelle paire de photos « avant/après ». Augmentation mammaire, rhinoplastie, lifting, blanchiment des dents, aujourd’hui, vingt ans après l’ouverture des premières cliniques, tout est possible, et plus encore.

« Certaines Russes sont carrément folles de silicone. On les repère au premier coup d’œil. Elles sont prêtes à faire quinze cliniques jusqu’à ce qu’elles trouvent le médecin qui acceptera d’aller plus loin. Ce sont souvent des jeunes femmes entrete-nues qui essaient d’en faire le maximum car elles ont peur que leur idylle rémunérée ne dure pas », observe le chirurgien Nicolas Vaillaud, la nouvelle coqueluche des Moscovites. Ancien de la clinique Spontini, Paris XVIe, l’orfèvre de la prothèse mammaire poursuit aujourd’hui l’aventure russe au European Medical Center de Moscou. Une décision saluée par la presse spécialisée comme une libération : plus besoin d’aller se faire opérer à Paris ! Dans son bureau richement meublé par l’une des actionnaires de la clinique, une antiquaire particulièrement friande du style Empire, l’impeccable quinquagénaire explique passer la moitié de son temps « à faire du rattrapage de cata-strophes », qu’il décrit en des termes particulièrement élo-quents : « sourcils de Méphistophélès », « lifting façon Planète des Singes », « prothèses en pis de vache », et j’en passe.

Page 15: Madeleine Leroyer

Au perchoir 27

Il faut dire que ces deux dernières décennies, les chirur-giens russes ont opéré dans le fl ou législatif le plus total. Jusqu’en 2010, année de création du diplôme de chirurgie plastique et réparatrice, la spécialité n’existait pas. « Il suf-fi sait pour exercer de valider un module complémentaire de 144 heures », précise Nikolai Milanov, président de la Société russe de chirurgie plastique, esthétique et reconstructrice, qui regroupe quelque six cents membres à travers le pays, la plupart d’anciens spécialistes de chirurgie ORL, maxillo-faciale ou ophtalmologique, opportunément reconvertis (cette zone grise est d’ailleurs ce qui explique que la Russie n’arrive qu’au douzième rang du classement de l’ISAPS, la Société internationale de chirurgie plastique et esthétique, qui a bien du mal, faute de statistiques offi cielles, à réperto-rier le nombre de praticiens et d’interventions). Celles qui en avaient les moyens partaient se faire opérer en Suisse, en Allemagne ou en France, voire, pour les plus fortunées, aux États-Unis ou au Brésil. Les autres ont opté pour le bistouri local, à leurs risques et périls susmentionnés. « Mais cela va changer. Les médecins avec plus de cinq ans d’expérience devront revalider 720 heures de formation, et les étudiants un internat en trois ans », assure le professeur Milanov.

À l’image de la profession, la clientèle va elle aussi s’assagis sant. « Il y a huit ou neuf ans, quand une femme payait ou, le plus souvent, se faisait payer des prothèses, elle voulait que ça se voie. Aujourd’hui, mes patientes sont des femmes autonomes qui veulent juste de beaux seins », affi rme Nicolas Vaillaud en me dévoilant la Rolls de la pro-thèse mammaire, la Pérouse, dans son joli coffret bleu nuit à alvéoles de velours. Oubliés les demi-pamplemousses bombés, aujourd’hui, le luxe, c’est la demi-poire « oblongue, anatomique, qui vient s’insérer tout naturellement sous le muscle de façon à ce qu’on ne voie pas la démarcation ». Au toucher, c’est d’un naturel, ma foi, assez convaincant ! « J’ai

Page 16: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou28

posé les mêmes à mon ex-femme. Son nouveau mari a mis un an et demi à s’en rendre compte ! » Idem pour le lifting. « On fait du rajeunissement, pas de la transformation ! »

Dans sa décision de rallier défi nitivement Moscou, on sent autant de mégalomanie que de tendresse. Il a quatre projets de labos de recherche sur le feu, des confrères « brillants et créatifs qui ont tout à inventer », mais surtout une clientèle de femmes dont il connaît parfaitement les tracas. « Entre les césariennes faites n’importe comment et l’allaitement tardif (jusqu’à un an et demi), elles sont très abîmées par les grossesses. Celles qui ont déjà eu recours à la chirurgie ou à la médecine plastique ont enduré des douleurs épouvantables. En Russie, on vous fait encore du laser sans anesthésie ! » s’emporte-t-il.

Restent les capricieuses, comme celle qui patiente dans la salle d’attente, le sosie de Monica Bellucci en longue robe d’été, timidement cachée derrière de grandes lunettes noires et une longue frange de cheveux parfaitement lissés. « Elle vient se faire dégonfl er les lèvres. C’est la deuxième fois. Je les lui ai déjà réduites mais elle a craqué », souffl e-t-il, un rien moqueur. Avec de telles patientes, c’est sûr, Moscou est le bon choix !

Un oisillon avec une griffe de ferDans le métier, elle se fait appeler « oisillon », un pseudo à la mesure de son infi nie délicatesse. Svetlana Boulacheva n’est pas une manucuriste

ordinaire, c’est une artiste de la prothèse ongulaire. L’éloge est d’autant plus sincère que je hais les faux ongles et plus encore

Page 17: Madeleine Leroyer

Au perchoir 29

la « griffe russe » et ses ongles « stilettos » si dangereusement affutés qu’ils devraient être répertoriés comme armes blanches. Mais Svetlana m’a bluffée. En jupe longue et débardeur, la jolie blonde aux yeux verts reçoit chez elle, dans un petit appartement propret aux confi ns de Moscou et du MKAD (le dernier périphérique), à une bonne demi-heure de bus de la dernière station de métro. « L’art pour l’art n’est pas très lucratif », sourit-elle en m’entraînant dans son bureau, ou peut-être devrais-je dire son atelier, une petite pièce lumineuse où s’alignent méticuleusement des dizaines de petits pots multicolores. « J’ai un cours, mais ça tombe bien, vous comprendrez mieux en observant. » À la pointe du pinceau, Lena, son élève, dessine un pétale de lys en relief sur un long « tip » en plastique incurvé. Un peu d’eau, un peu de poudre acrylique rose, puis blanche. « C’est bien, toujours du centre vers la périphérie, et d’un seul geste. Ça sèche très vite. » Interloquée, je remarque l’absence de fl acons de vernis à ongles. « Ça fait bien quinze ans que je n’en utilise plus », sourit Svetlana, amusée par ma question de néophyte. Son royaume, c’est la poudre acrylique, qui sert à modeler l’ongle puis à le décorer. « Vitrail, aquarelle, peinture chinoise, reliefs, l’acrylique c’est l’infi ni des possibles. » Et de me montrer ses albums photo : des centaines de clichés de mains prolongées par des prothèses toutes plus ouvragées les unes que les autres. Roses, coquelicots, orchidées, oiseaux, fl ammes, zébrures, cristaux de neige et de miel, pagodes, papillons, bonshommes de neige : « Chaque création est unique. Pour déterminer la forme de l’ongle et les motifs, je m’inspire de la saison, de la couleur des yeux, des cheveux, des motifs des vêtements, du tempérament des clientes. » Aux romantiques, les ovales délicats surlignés d’une vitrajnii French, une French manucure retravaillée avec un espace transparent entre le rose et le blanc agrémenté de rosaces ; aux impétueuses, les ongles « egde » qui se prolongent le long d’une ligne de crête, comme si l’ongle était plié. « Dans ce cas, on choisit des coloris tranchants, bleu,

Page 18: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou30

gris acier, rouge, noir, pour souligner la forme assez agressive. » Tout en me parlant, Svetlana garde les yeux rivés sur le travail de Lena, maintenant attelée à la réalisation d’une coccinelle en relief (avec des pattes, des yeux, et même des cils !!!). À chaque hésitation, elle l’arrête, et répète le geste approprié. « J’ai appris à travailler de la main gauche pour aider mes élèves gauchers. Un master n’est rien sans le travail de ses élèves », chuchote Svetlana, toujours concentrée. Étonnant tableau que celui de ces deux femmes, attablées face à face, si concentrées que leurs fronts en viennent à se toucher. Deux sœurs siamoises dotées d’une patience d’horloger.Pour assister à ce séminaire, Lena a fait tout le trajet en voiture avec son mari et sa fi lle depuis Belgorod, à la frontière ukrainienne. « Sveta est l’une des cinq plus grandes artistes russes, et c’est probablement la meilleure pédagogue. Je serais prête à traverser l’océan pour son enseignement », m’assure-t-elle, aux anges.À l’instar de ces deux femmes, elles sont des centaines à travers le pays à partager la passion grandissante du nail art. Ici, la discipline a son forum Internet, le Nail Club, qui fédère toutes les masters du pays, ses magazines (Nogtevoi Servis, Nailure), son salon annuel, Nailexpo, et même ses Nailympics où les prothèses décorées à la feuille d’or le disputent aux cristaux Swarovski incrustés à la micromèche.Si toutes les Russes ne pratiquent pas à un niveau olympique, la grande majorité voue à la griffe un culte méticuleux, entretenu au moins deux fois par mois par une professionnelle avertie. Jamais une Moscovite qui se respecte ne sortira avec un vernis écaillé ou dégoulinant sur les cuticules. Là encore, elles savourent leur revanche. À l’époque soviétique, l’ouvrière n’avait guère le loisir, encore moins les moyens, de s’occuper décemment de ses mains, privilège réservé aux femmes de la nomenklatura et aux valiutnye prostitutki, les prostituées payées en dollars. Vingt ans plus tard, avec plus de 4 800 adresses de salons spécialisés (plus qu’à New York !),

Page 19: Madeleine Leroyer

Au perchoir 31

Moscou peut revendiquer son statut d’eldorado planétaire de la manucure. Boutiques huppées à la déco rococo, nail bars à chaque étage des centres commerciaux, minuscules échoppes planquées au fond des arrière-cours, il y en a partout.Je me suis, bon gré mal gré, adaptée aux mœurs locales, au point d’avoir eu, à mon dernier retour en France, des haut-le-cœur en inspectant les pédicures pas nettes des copines, faites à la va-vite sur le rebord de la baignoire.Ici, comme le dit l’une des prêtresses du nail art, « l’ongle est une toile vivante », qu’on la préfère monochrome à la Malevitch ou ornée de motifs précieux. Svetlana n’hésite pas d’ailleurs à revendiquer « l’héritage des miniaturistes de Kholouï », dont les petites boîtes laquées sont depuis le XVIIe siècle l’un des fl eurons de l’artisanat russe. Sa passion lui a permis de sortir sa famille de l’enfer blanc de Norilsk1, ville minière située au-delà du cercle polaire, à plus de 2 800 kilomètres de Moscou ! « Mon mari n’est plus obligé de se tuer à petit feu dans ce trou de glace. C’est moi qui soutiens notre foyer. »Norilsk-Moscou. De l’oisillon à la pintade. À la force des griffes.

Toilettage félinPremière visite à la salle de gym. Au bout d’une heure à

pédaler devant une série à l’eau de rose qui n’aurait rien à envier à une telenovela brésilienne (Sergueï trompe Natacha

1. Norilsk est sortie des glaces dans les années 1920 avec l’apparition d’un kombinat et d’un camp du goulag, Norillag, entièrement dédiés à la produc-tion de nickel. L’entreprise, premier producteur mondial de ce métal, a été privatisée dans les années 1990 par Mikhaïl Prokhorov, aujourd’hui troisième fortune du pays.

Page 20: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou32

avec Katia qui n’est autre que la demi-sœur cachée de Natacha, le tout avec moult fondus enchaînés sur une belle forêt de bou-leaux), suivie d’une heure de step, des muscles dont j’avais oublié l’existence se rappellent douloureusement à mon sou-venir. En nage, je regagne le vestiaire femmes, équipé d’une douche collective carrelée de neuf. Pas de chichis, mes com-pagnes de galère s’y engouffrent prestement, à poil, et en cla-quettes. Je repense à ces vestiaires de lycée puant le vieux tatami et le déo à la pêche où on s’entortillait pudiquement dans son jogging de peur de dévoiler un bout de cuisse. Oups ! Mon élan nostalgique est stoppé net : en plein mois de février, toutes ces dames sont, sans exception, épilées au cordeau. Plus un poil ne subsiste. Ah si, là-bas au fond, la mamie pleine de cellulite, un ticket de métro lilliputien. Côté voisines de casier, deux copines aux abdos en béton et nombrils percés, circulez y a rien à voir. Le mont de Vénus est désertique, lisse comme au jour de leur naissance. Je sens bien que ma coupe d’hiver – et encore, j’ai élagué le minimum vital – passe pour une toison préhistorique. On m’avait parlé des foufounistas : les voici, je suis cernée.

Dans un élan d’assimilation, je m’engouffre dans le premier salon krasoty venu, en l’occurrence, une minuscule échoppe qui vient d’ouvrir dans la cour de mon immeuble et qu’on pren-drait pour la porte d’accès au vide-ordures sans la feuille A4 scotchée sur le mur : « Salon de beauté. » Engageant… Marina m’accueille, absorbée par la contemplation de ses ongles et la mastication de son chewing-gum. « Installez-vous, j’arrive. » Je me déshabille dans une toute petite pièce sans fenêtres, décorée de pubs pour colorations capillaires et de pseudo-diplômes qui certifi ent, en français et en anglais, que ladite Marina maîtrise tout de la « bio-épilation » et des « techniques de beauté de l’institut Gatineau ». « Mais enfi n, enlevez votre culotte. Comment voulez-vous que je travaille ? » me lance-t-elle en levant les yeux au ciel. Soit. Je m’allonge, déjà écœu-rée par la cire d’un vert peu ragoûtant qui bouillonne dans un

Page 21: Madeleine Leroyer

Au perchoir 33

réchaud à ma gauche. À peine le temps de me concentrer sur le néon du plafond et plaf ! premier coup de spatule. Scratch ! première bande arrachée. Aïe ! Visiblement, Marina ne m’a pas à la bonne : « Krasota trebuet jertv. La beauté requiert des sacrifi ces. » Sans blague ! Cela dit, elle offi cie vite. Si vite d’ailleurs que je dois l’interrompre en pleine course pour sau-vegarder une mince bande de poils. En à peine une demi-heure, l’affaire est faite. Je m’éclipse, traumatisée.

Il m’a fallu une bonne année pour me faire à cette pra-tique barbare et dénicher celles à qui je confi e désormais mon intimité : la fl amboyante Alla, reine de la pâte de sucre, et la ronde Galina, pro de la cire chaude (d’un joli rose bonbon presque alléchant pour le coup). Toutes deux travaillent dans un même petit salon de quartier, situé dans la cour tristounette d’un ancien osobniak (hôtel particulier). Là encore, point de devanture : une porte métallique ouvre sur une entrée vide et un escalier qui conduit au salon. Un thé vert ? Avec plaisir. Un mois blonde, l’autre rousse, Alla, originaire du Tatarstan, une république russe à majorité musulmane, aime disserter sur le charme des Françaises. « C’est quand même bizarre, vous avez plein de défauts, vous êtes beaucoup moins apprêtées que nous, et pourtant, vous conservez votre légende », s’étonne-t-elle en pétrissant pour l’assouplir une étonnante pâte jaune, de la cire au sucre tout droit importée d’Égypte.

À bientôt 60 ans, Galina, elle, raffole des confi dences amou-reuses comme des confi series dont elle a un peu abusé : « Ton homme arrive ? Je vais te faire toute belle. Oh, comme il va être content ! » Ce badinage a l’avantage de faire oublier la douleur et certaines poses pour le moins impudiques : « Rabats le genou, voilà, au niveau de l’oreille, très bien… L’autre genou, oui, plus haut… C’est bien… Et maintenant, à quatre pattes. Voilààà… » Une véritable séance de toilettage félin effectué sous l’œil implacable d’une grosse lampe à bras articulé, du genre de celles qu’on trouve dans les blocs opératoires.

Page 22: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou34

Avant la chute de l’URSS, Galina était institutrice. Dans les années 1990, découragée par un salaire de misère voire, certains mois, inexistant, elle s’est lancée dans l’industrie du poil. « La mode de l’épilation très échancrée est arrivée en 1995-1996. Les femmes se sont ruées dessus. Aujourd’hui, plus personne ne se pose la question : le maillot doit être impec-cable. » L’infl uence des fi lms porno ? Galina sourit : « Non, je ne pense pas, je crois qu’il s’agissait plutôt de se réappro-prier son corps. Avant, le communisme nous interdisait toute élégance. Aujourd’hui, disons qu’on a… le souci du détail ! » Certaines clientes du salon viennent spécialement se faire dessiner des cœurs ou des demi-lunes sur ce qui reste de leur toison, au besoin décolorée ou teinte pour mieux mettre en valeur le motif. C’est le Bikini Art, tendance dans la tendance.

Le poil pubien est loin d’être le seul gazon maudit. Pelage des avant-bras, du bas du dos, sourcils et moustaches sont traqués sans relâche. Même le léger duvet des blondes n’a pas droit de cité. Tel Napoléon triomphant à Borodino, votre esthéticienne se met alors à pousser des cris de victoire en vous montrant, l’air vengeur, les immondes bandelettes. « On les a eus ces petits salauds ! Regarde-moi ces racines bien grasses ! Ils prenaient du bon temps ! » Le pire dans cette histoire, c’est qu’il en est du poil comme de la Grande Armée : la victoire est toujours de courte durée.

Rôti de pintade

Prenez une pintade, plumez-la, ne lui laissez que le bikini et enduisez de graisse à traire. Laissez reposer à tempéra-

Page 23: Madeleine Leroyer

Au perchoir 35

ture ambiante (28 °C) sur la pelouse du parc de Kolomenskoe, vaste échappée verte en bordure de la Moskova, agrémentée d’un verger de pommiers et de jolies églises blanchies à la chaux. Au bout d’une demi-heure, déclenchez le rôtissage. De son propre chef, l’oiselle contrôle l’uniformité de la cuisson : étendue sur le côté, elle veille à lever le bras pour dorer les aisselles. Vingt minutes pour chaque côté. Vient ensuite la touche fi nale : à quatre pattes, le postérieur bien tendu offert aux rayons du soleil – et aux yeux de tous les promeneurs du dimanche –, elle corrige la marque en demi-lune du pli de la fesse. Trente minutes a minima pour un bronzage abricot qui n’a jamais si bien porté son nom (pour supporter la pose, ne pas hésiter à décrisper le dos en faisant le chat. Dos rond, dos creux. Quinze fois de suite).

Sourde à nos ricanements potaches, la demoiselle prouve qu’en matière de bronzage, il y a les pros et il y a les autres. À nous Françaises le pique-nique saucisson, pinard, coups de soleil, à elle le ridicule – dont on sait bien qu’il ne tue pas – et la caramélisation idéale. À Moscou, le bronzage est un signe de caste : le vechnyi zagar, le « hâle éternel », est l’un des attributs des pintades mondaines qui voguent de yacht en beach-club, quelle que soit la saison. Faute de yacht, les volailles middle class se rabattent sur la rôtissoire publique : le solarium de la piscine en plein air Tchaïka, les berges de la Moskova, les balcons, les terrasses de café, tout est bon pour bronzer ses gambettes et plus si décolleté.

Page 24: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou36

Le hic, c’est le premier jour. « À la sortie de l’hiver, on n’a pas les jambes blanches, mais vertes », se désole Dacha. Ajoutez à cela les veinules qui éclatent à force de se prendre des coups de chaud dans le métro, et vous aurez une idée du défi post-hivernal (faut-il encore préciser qu’ici, les jambes, élancées ou grassouillettes, on les montre ?).

Il y a bien sûr l’autobronzant aligné en rangs serrés dans les parfumeries dès la fi n mars (il neige encore, mais le teint carotte, c’est si joli avec le blanc) ou, pour celles qui veulent un résultat 100 % garanti, les cabines d’UV qui tournent à plein régime un peu partout en ville. Néophytes, gare à vous. « Les UV sont hyperpuissants. En France, tu commences par dix minutes. Ici, dix minutes, c’est énorme. Je suis ressortie complètement cramée du visage. Mais les copines ont trouvé ça très bien. Elles m’ont appelée Sunshine toute la semaine », s’amuse une amie française.

Chez Sun People, une franchise qui compte près de qua-rante enseignes à Moscou et dans sa banlieue, on brunit à la chaîne dans un décor de science-fi ction : « MegaSun Tower Pure Energy », « MegaSun 5 600 » (un cercueil gris métallisé d’où s’échappent les rayons rouges de l’enfer) et surtout le redoutable « MegaSun 7 900 alpha », le « solarii Klass premium », le top du top, réservé aux clientes les plus stakhanovistes qui n’ont clairement jamais entendu parler des cancers de la peau.

Avec mon teint Jacob Delafon, j’ai le droit pour mon bap-tême à sept minutes de MegaSun Tower 2000, un échan-tillon de lotion à la noix de coco, et deux petits autocollants ovales dont je ne sais pas bien s’ils servent pour les yeux ou les tétons. Disons les yeux. Agrippée aux poignées, je fais tout mon possible pour appliquer la leçon de Kolomenskoe, jambes et bras tendus pour éviter les plis importuns. Sept minutes plus tard, j’ai nettement gagné une teinte – de blanc bidet à blanc coquille. Pour l’abricot, faudra repasser.

Page 25: Madeleine Leroyer

Au perchoir 37

Le bal de la volaille

D’une main, elle tient la traîne de sa longue robe blanche, de l’autre, elle tente de masquer les généreuses ondulations de son bustier. Clopin-clopant sur son talon cassé, la jolie rousse fonce vers le centre commercial souterrain d’Okhotnyi

Ryad, en plein cœur de Moscou : « Vite, il me faut des chaussures. » Une mariée en déroute ? Non ! Une bachelière en goguette. Dans quelques minutes, Olga, 17 ans, doit faire son entrée au bal du Kremlin, la plus courue des vypousknie vetcherinki, les fêtes de diplômés.Vingt ans après la chute de l’URSS, la fête des bacheliers n’a plus grand-chose à voir avec la tradition soviétique. Certes, les profs se fendent encore souvent d’un spectacle oud’un concert à la gloire de leurs ouailles les plus méritantes, mais l’essentiel se joue désormais hors les murs de la gymnazia. C’est à qui organisera la plus belle soirée. Show laser au palais des expositions (9 000 roubles, 225 euros), valse avec la troupe du Bolchoï dans les salons Art déco de l’hôtel Métropole (12 000 roubles, 300 euros), bal de la mairie pour les meilleurs élèves de la capitale et bien sûr, le bal du Kremlin, qui rassemble chaque année quelque 6 000 vypouskniki.À 19 heures, la place du Manège n’est qu’un immense bruissement de robes de soirée. Souvent venus des quartiers les plus excentrés de la capitale, les fi lles et leurs cavaliers arrivent en bus scolaires jaunes ou limousines Hummer blanches intérieur disco, sous l’œil d’une escouade de policiers à peine plus âgés qu’eux (à en juger par l’acné qui les chatouille sous la casquette). Comme Olga, nombreuses sont celles qui ont choisi le blanc nuptial, décliné en robes cocktail asymétriques, longs drapés grecs et corsets brodés de dentelle. « C’est l’événement le plus important de notre vie avant le mariage. C’est comme

Page 26: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou38

une répétition », souffl e-t-elle en troquant son malheureux talon contre une nouvelle paire de stilettos à plateforme. La belle n’a négligé aucun détail : chignon piqué de minuscules roses, maquillage de pro, French impeccable sur faux ongles ultra polis. Son cavalier est en costume gris, couleur de son châle, et pour ajouter encore à la confusion, Olga ne porte pas la traditionnelle écharpe des vypouskniki – jaune, rouge, doré, ou encore blanc, bleu et rouge, aux couleurs du drapeau russe.Autour d’elle, les superstitieuses ont choisi du tulle rose façon Barbie, avec anglaises blondes et bronzage californien assortis, du satin violet et beaucoup de rouge fatal. Certaines robes ont été cousues pour l’occasion sous le haut patronage des mères, tantes, sœurs, et autres grands-mères, d’autres achetées à la dernière minute dans un sursaut d’hystérie. Le résultat est étonnant. D’un côté, elles, très femmes sur leurs talons vertigineux (la platform shoe est de rigueur), de l’autre, eux, encore ados avec leurs manches trop longues, leurs nuques mullet et leurs bubons adolescents. Un instant on se croirait dans un prom bal du Missouri, l’autre sur les marches de Cannes.« On y pense toute l’année ! Ça fait deux semaines qu’on fi gnole tous les détails, et enfi n, ça y est ! » exulte Olga en prenant la pose pour la mille et unième photo de groupe. Pour l’occasion, beaucoup de parents embauchent un photographe ou un cameraman. C’est le moment ou jamais de sortir son plus beau sourire, peaufi né lui aussi des mois à l’avance.Telle une présentation à la cour, la soirée se déroule sous bonne escorte des mères. Ce sont elles qui organisent tout, un an à l’avance, pour que le jour J, tout soit parfait. « On a acheté les billets il y a plus d’un an pour être sûrs d’avoir les places ! Ça nous a coûté 5 000 roubles par personne (125 euros). Mais c’est très avantageux car tout est compris : l’accueil au Kremlin avec sono et orchestre, le cocktail, le discours offi ciel de Poutine ou de Medvedev, le feu d’artifi ce sur la place Rouge et ensuite discothèque jusqu’à 6 heures du matin. Pour les parents qui

Page 27: Madeleine Leroyer

Au perchoir 39

louent des restaurants, des bateaux ou des tables en boîte de nuit, c’est beaucoup plus cher », m’explique la maman d’Olga, en mitraillant méthodiquement sa fi lle. Le long des barrières, promeneurs et touristes se pressent pour admirer le passage des reines du jour, nombreuses à oser le diadème en toc ! Enfi n, les portes s’ouvrent. Groupés sous les panneaux jaunes portant le numéro de leur lycée, les vypouskniki s’avancent solennellement sur le long tapis rouge déroulé devant la tour du Sauveur, l’une des plus symboliques du Kremlin.Quelques heures plus tard, je les retrouve, un rien éméchés mais toujours très solennels, au pied de la muraille du Kremlin, devant la fl amme du Soldat inconnu. Les talons piétinent les œillets rouges et blancs, fl eurs du deuil et du souvenir, disposés le long de la dalle de granit. Pose. Photo. Pose. Photo. Un vieux opine du chef : « Eto pravilno, c’est bien. » Décidément, ces grands enfants sont bien trop sages… D’ailleurs, on sent comme une impatience. Minuit approche, la place Rouge, interdite aux promeneurs pour l’occasion, vibre au son d’un concert électro… Les ados endimanchés ont comme une soudaine envie de mettre un grand coup de pied dans la volière de leurs chaperons. « Où sont les bouteilles ? » À la faveur du feu d’artifi ce tiré au-dessus de la place Rouge, Olga et son cavalier prennent leurs jambes à leur cou. Noce furtive dans les buissons du jardin Alexandre. Une dernière pluie d’or caresse les bulbes multicolores de Saint-Basile, les chaperons se résignent à vider les lieux. La fête peut commencer.

Le trip du stripAujourd’hui, j’ai suivi un cours de strip-tease, ou plus

précisément de strip-plastika, c’est-à-dire de danse érotique.

Page 28: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou40

C’est qu’à Moscou, cela fait belle lurette que le strip n’est plus cantonné aux sulfureux clubs de nuit. Il serait même en passe, à en croire la presse, de devenir le nouveau fi tness de la classe moyenne. Soit. Munie de mon solide alibi pintades – what else ? –, j’ai donc enquêté au plus près de la tendance.

Mais au fait, question bête, comment s’habille-t-on ? (Je m’imagine déjà investir dans un corset de soie à lacets.) Réponse de la secrétaire de Shkola exotic tansev, une des écoles les plus réputées de la capitale : « Des vêtements de sport moulants et des ballerines de danse ou des chaussures à talons confortables. » Parée d’une vieille paire de ballerines (de ville, faut pas pousser), je me dirige vers l’un des trois studios de l’école, aménagé dans la cave d’un vieil osobniak, un hôtel particulier, du quartier de la Taganka.

Douche de sensualité immédiate : je suis accueillie par deux superbes fesses, polies aux UV, fermes et charnues juste ce qu’il faut, à demi habillées d’un shorty bleu ultra-échancré. Hypnoti-sant ! Sans jamais quitter des yeux le miroir mural, les quatre élèves, dont mademoiselle shorty bleu, achèvent leur chorégra-phie dans un corps à corps humide avec le parquet. Whaouh ! À côté, les clips de Carmen Electra, c’est de la gym douce pour maison de retraite. Ruisselante de sueur, la prof, Tania, brindille blonde platine en microbrassière, minishort et maxi genouillères, se rue sur le magnéto pour relancer la chanson (la BO de Striptease, avec Demi Moore, j’ai revu mes classiques, moi !). « Devouchki, vous n’êtes pas assez agressives ! On recommence ! Depuis le début. » Elles reprennent, à bout de forces. « Plus cambrées ! Et le regard ! Lâche les cheveux ! » Pour l’effeuillage langoureux, je me suis trompée d’adresse. Ça va chauffer !

Après une brève introduction – « Comment tu t’ap-pelles ? T’es mariée ? » –, me voici sur le parquet. « Cam-brrrré, pliiiiiéééé, parterrrre, ciseaux. » À ma grande sur-prise – mais est-ce si étonnant ? – l’érotisme se décline ici en français dans le texte. Tania nous apprend les classiques :

Page 29: Madeleine Leroyer

Au perchoir 41

cambrure, déhanché, vague – « le diaphragme vers le ciel, on rentre le coccyx. Dos rond. Et hop, les fesses dehors, je dois pouvoir poser un verre dessus. Vot ! Voilà ! » En moins de quinze minutes, je suis en nage, les lombaires au bord de la rupture à force d’enchaîner les « grands huit » (celles qui maîtrisent les danses orientales comprendront). Tania, alias Lara Croftovna, ne me lâche pas d’une semelle de salomés. « Ça marche là-haut ? Tu piges ? Allez, on reprend ! Et je veux que tu te regardes. C’est la clé ! » Le miroir me renvoie l’image d’une chose écarlate et échevelée, mais la cambrure y est. Jamais mes fesses n’ont été aussi… présentes !

La directrice de l’école, Olga Sapho – une ancienne strip-teaseuse qui a raccroché les platform shoes mais conservé son nom de scène –, est l’une des premières à avoir eu l’idée de sortir le strip des clubs pour mâles, au milieu des années 2000. Aujourd’hui, alliance au doigt, elle n’hésite pas à parler « d’art de masse » parfaitement conciliable avec une vie de famille épanouie. « C’est non seulement compatible, mais enrichissant. S’autoriser l’érotisme est facteur d’harmonie dans le couple. » Qu’on ne vienne pas lui dire que le strip est un passe-temps pour fi lles écervelées et autres provinciales en quête d’argent facile : 90 % des 3 000 élèves qu’elle a formées ont fait des études supé-rieures et n’ont aucune intention de faire carrière en club. Idem pour son équipe, qui compte une physicienne en thèse, une psy-chologue et une traductrice d’anglais (en la personne de Tania, le bourreau de mes lombaires). Olga mise d’ailleurs sur leurs cer-veaux pour développer une activité de coaching pour femmes, à base de PNL (programmation neuro-linguistique, une approche de psychothérapie comportementale). Rien que ça.

Aujourd’hui, les intellos en quête de frisson ont l’embar-ras du choix : plus de cinquante écoles spécialisées propo-sent d’essayer lap-dance (recommandé pour les débutantes car, je cite, « moins physique et très effi cace »), table-dance, strip-jazz, et autre pole-dance… Cette dernière discipline,

Page 30: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou42

la danse sur une barre métallique verticale (ou chest, en russe), est plébiscitée pour son caractère acrobatique. « Les premiers mois sont assez ingrats, les fi lles sont couvertes de bleus. Mais ça en vaut la peine ! » promet Olga. En Russie, la pole-dance a sa fédération, ses championnats annuels, ses stars, invitées à donner des master-classes dans le monde entier, et ses émules, de plus en plus nombreuses. Elena, une copine fondue de sport, n’a pas hésité à installer une barre au beau milieu de sa chambre, pour s’entraîner à son aise les soirs où elle travaille trop tard. Non, il n’y a rien de sulfureux là-dedans. « C’est juste pour le sport ! » assure-t-elle, en s’enroulant comme un chat sur sa chest perso. (Je vous laisse imaginer la tête de ses colocs français quand ils ont dû sortir la perceuse pour installer la chose…)

Le phénomène intrigue la presse, qui y voit un nouvel art de vivre, presque aussi banal qu’une partie de chachliki (le BBQ traditionnel local avec ses longues brochettes de viande bien grasse) à la datcha. Le site Internet de Forbes Russie classe l’école d’Olga Sapho parmi les dix meilleurs studios moscovites, à côté des cours de danse de salon et autres écoles de ballet. Pour l’hebdo Ogoniok, plus de doute, « le strip-tease est maintenant solidement ancré chez les otchayanie domokhoziaïki (les desperate housewives) ». Housewives ou pas, comme dirait ma copine Valentine, « on n’est pas à Moscou pour apprendre le tango ! »

Page 31: Madeleine Leroyer

Au perchoir 43

À lia francèz !

Son minois est partout. Cheveux blonds, pommettes hautes et yeux bleus en amande… Natalia Vodianova, la vendeuse de légumes de Nizhni-Novgorod (400 kilomètres à l’est de Moscou), devenue la fée des podiums mondiaux ?

Niet ! Patricia Kaas. Égérie de L’Étoile, le n° 1 de la vente de cosmétiques en Russie avec quelque 800 magasins, l’enjôleuse demoiselle de Lorraine, adulée par les Russes, prend la pose à chaque coin de rue : « Je vous invite à L’Étoile… » On lui dit qu’elle est belle, et ça n’a pas de prix : son premier contrat de représentation, signé en 2008 pour deux ans, lui a rapporté 15 millions d’euros. La France fait vendre et les concurrents de L’Étoile (dont Sephora/LVMH détient 65 % du capital) s’appellent Rive gauche et L’Île de beauté. Autant d’enseignes qui s’épellent en français transcrit en cyrillique et jouent à fond la French touch, avec son cortège de mini-tours Eiffel et de lampadaires haussmanniens enrubannés de rose.Mais au fait, pourquoi diable Patricia Kaas et pas Alina Kabaeva, la championne de gymnastique aux yeux de biche qui fi rent chavirer Poutine, ou encore Anna Charapova, Anna Kournikova, Maria Kirlienko, quelques-unes des joueuses de tennis les plus sexy du WTA ? La renversante plastique russe serait-elle impuissante face à l’éternel féminin français ? Mais non voyons ! La réponse est ailleurs : c’est un fait, les Russes sont plus royalistes que le roi. Voyez plutôt…« Les Françaises ne s’habillent plus. Un jean et un top en soie leur suffi sent – et elles sont très belles comme ça. Les Russes, elles, aiment porter des robes, et pas seulement pour des mariages. Elles sont les Brigitte Bardot d’aujourd’hui. C’est un bonheur de créer pour elles », me faisait remarquer le couturier

Page 32: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou44

Nabil Hayari au Salon du mariage de Moscou. Si ses bustiers aux généreux froufrous brodés de brillants Swarovski ont peu de chances de franchir le seuil d’un très conventionnel dressing parisien, à Moscou, en revanche, les plumes et les dentelles de « Rêve de Paris », « Soie de Paris », « Cristal de Paris », ou « Féerie de Paris » font un tabac. (C’est d’ailleurs tout le concept de My French Wedding, salon organisé par deux Françaises, en partenariat avec UbiFrance, le VRP offi ciel du made in France : trouver des débouchés russes au luxe en mal de clientes hexagonales.)« Nous connaissons et aimons la couture et la parfumerie parisiennes mieux que vous », jubile Dacha, traductrice de français, qui fut un temps la maîtresse d’un chat dénommé Dior… Quelle ne fût pas en effet la déception d’Irina, ma correspondante au lycée, en me voyant débarquer du train en pantalon de lin tire-bouchonné et débardeur informe ! La France, sa France, c’était tout autre chose, un trésor, caché sous clé dans un tiroir de sa chambre : une parure de lingerie Aubade et un fl acon de Coco Chanel, enveloppés dans un papier de soie devenu, à force de caresses, aussi fragile qu’un papyrus.Les Françaises ont beau penser qu’elles détiennent le monopole de l’élégance naturelle, ça ne va pas durer… Il n’y a qu’à voir les photos de vacances de mon amie Ksenia : pique-nique sur la plage de Trouville, elle en petite robe blanche à rayures bleues, ongles courts laqués de rouge, sa copine Olga en polo de cachemire, collier de perles et Ray-Ban Pilot pour rajeunir le tout. Un festin d’huîtres et de tarte aux myrtilles avant de mettre les pieds dans l’eau. N’en jetez plus, elles ont tout pigé ! Résultat, pendant que Patricia Kaas fait la pub pour L’Étoile, Natalia Vodianova est propulsée égérie Guerlain et dessine de la lingerie pour Etam…Les Russes n’ont pas attendu les assauts du marketing pour s’intéresser à la France : littérature, histoire, poésie, ils sont incollables. Une tradition née à la cour des tsars,

Page 33: Madeleine Leroyer

Au perchoir 45

où l’on s’apostrophait dans la langue de Molière, comme l’illustre bien Voïna i Mir, Guerre et Paix, chronique-fl euve de la Russie à l’époque de Napoléon Ier, dont les dialogues sont sertis d’expressions en français dans le texte.Ici, les élégantes qui vont au teatr laissent leur palto et le bouket de roses offert par leur cavalier au garderob avant de prendre place au beletaj, ou au balkon, aussi garni que leur généreux dekolté. À l’antrakt, on les retrouve au boufet où elles dégustent une coupe champanskoe – un mauvais vin mousseux de production locale qui se révèle le pire des faux amis, rapport à la migraine qu’il ne manque pas de provoquer1.Qu’ils le parlent ou pas, le français donne aux Russes des trémolos dans la voix, surtout quand il est chanté. Chaque année, Mireille Mathieu fait salle comble au palais des concerts du Kremlin (la verrue de béton gris plantée au milieu des cathédrales) devant un public étonnamment jeune, pour ne pas dire adolescent. « J’aime la channesonne, la mélodie, les textes. Ça me va droit à l’âme », m’expliquait ainsi Olga, une étudiante de 18 ans, les yeux brillants de larmes, pas perturbée le moins du monde par l’apparition de Poutine et de Kadhafi au parterre (ce soir-là, la fête en backstage s’était improvisée sous la tente du guide libyen autour d’une tasse de thé, avec Mimi en guest star).À Moscou comme au plus profond de la province, Piaf, Aznavour, Brassens, Brel, Joe Dassin, Patricia Kaas et Mylène Farmer passent en boucle sur la FM (et honnêtement, à entendre l’infâme pop russe qui occupe le reste du temps d’antenne, on n’est pas si mécontents). Nuitamment, dans les cuisines des copains (y compris les plus branchés/tatoués), on fi nit toujours par s’époumoner à la demande générale : « Ne me quitte pas. Je suis malaaaaade. La bohèèèèèème… »

1. Trottoir, bordure, tourniquet, tabouret, étage, garage, montage : autant de mots pratiques recensés par le baroudeur Sylvain Tesson dans Ciel mon moujik ! Manuel de survie franco-russe (Chiffl et et Cie, 2011).

Page 34: Madeleine Leroyer

Une vie de Pintade à Moscou46

Plus c’est lyrique, mieux c’est. Un coup de mou au bureau ? « On chante du Joe Dassin, et c’est reparti. Les fi lles adorent », raconte un Français promu chef de chœur de son open-space.Ouvidet Parij i umeret, « voir Paris et mourir ». Combien de fois ai-je entendu cette expression, titre d’un fi lm du début des années 1990, passée dans le langage courant pour désigner le rêve d’une vie ? La France n’en fi nit pas de faire rêver les Russes, au risque de les faire déchanter.Chez eux, le « syndrome de Paris » ne se traduit pas, comme chez les Japonais, par une dépression subite nécessitant rapatriement immédiat, mais par un choc xénophobe. De retour à Moscou, où le politiquement correct n’est jamais de mise, ils sont nombreux à se lancer dans des diatribes contre la France « qui paie les nègres et les Arabes pour l’envahir ».« J’en ai marre d’expliquer la décolonisation, la guerre d’Algérie, les grands ensembles. C’est peine perdue », se désole une copine française. Dans ces moments-là, c’est vrai, on a envie de relooker Patricia en Beurette sur toutes les affi ches L’Étoile et de faire nos valises. Au lieu de ça, on fonce au bistrot Jean-Jacques sur le Nikitskii boulevard boire un coup de rouge – mauvais, mais rouge. Là, ô miracle, la voisine de banquette lit Marie Ndiaye dans le texte… Voir Paris et y vivre ?