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LE DÉNI DE GROSSESSE TEMPS D’ ARRÊT LECTURES Sophie Marinopoulos Temps d’ Arrêt: Une collection de textes courts dans le domaine du développement de l’enfant et de l’adolescent au sein de sa famille et dans la société. Une invitation à marquer une pause dans la course du quotidien, à partager des lectures en équipe, à prolonger la réflexion par d’autres textes. Coordination de l’aide aux victimes de maltraitance Secrétariat général Ministère de la Communauté française Bd Léopold II, 44 – 1080 Bruxelles [email protected] Comment expliquer qu’une future maman ne se sente pas enceinte? Comment comprendre que l’enfant naisse alors que la grossesse est restée inconnue de la mère et de son entourage? Pour comprendre le paradoxe sidérant du déni de grossesse qui se manifeste par une «non prise de conscience de l’état d’être enceinte », Sophie Marinopoulos nous expose la dimension psychique de la maternité et de la parenté. Parce que le psychisme s’allie au corps pour annuler une réalité non pen- sable pour la femme, l’auteur parle de « trouble grave de la représentation ». Cette absence de pensée qui nie la réalité de l’enfant et de la maternité se contamine à l’entourage en ce compris la sphère de soins. La (re)connaissance de ce phénomène hors de toute rationalité est l’accès à une prévention centrée sur la dimension psychique parallèlement à l’encadrement technologique actuel de la grossesse. Psychologue clinicienne et psychanalyste, Sophie Marinopoulos exerce à l’Hôpital Mère Enfants du CHU de Nantes. Elle est l’auteur de nombreux livres dont Le corps bavard, Fayard, 2007, Dans l’intime des mères, Fayard, 2005

petit livre sur le deni grossesse

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LE DÉNI

DE GROSSESSE

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Sophie Marinopoulos

Temps d’ Arrêt :

Une collection de textes courts dans le domaine du développement de l’enfant et

de l’adolescent au sein de sa famille et dans la société. Une invitation à marquer une

pause dans la course du quotidien, à partager des lectures en équipe, à prolonger

la réflexion par d’autres textes.

Coordination de l’aide aux victimes de maltraitance

Secrétariat général

Ministère de la Communauté française

Bd Léopold II, 44 – 1080 Bruxelles

[email protected]

Comment expliquer qu’une future maman ne se sente pas enceinte?

Comment comprendre que l’enfant naisse alors que la grossesse est

restée inconnue de la mère et de son entourage? Pour comprendre le

paradoxe sidérant du déni de grossesse qui se manifeste par une «non

prise de conscience de l’état d’être enceinte», Sophie Marinopoulos nous

expose la dimension psychique de la maternité et de la parenté.

Parce que le psychisme s’allie au corps pour annuler une réalité non pen-

sable pour la femme, l’auteur parle de «trouble grave de la représentation».

Cette absence de pensée qui nie la réalité de l’enfant et de la maternité

se contamine à l’entourage en ce compris la sphère de soins. La

(re)connaissance de ce phénomène hors de toute rationalité est l’accès

à une prévention centrée sur la dimension psychique parallèlement à

l’encadrement technologique actuel de la grossesse.

Psychologue clinicienne et psychanalyste, Sophie Marinopoulos exerce à

l’Hôpital Mère Enfants du CHU de Nantes. Elle est l’auteur de nombreux

livres dont Le corps bavard, Fayard, 2007, Dans l’intime des mères,

Fayard, 2005

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Le Dénide Grossesse

Sophie Marinopoulos

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Sommaire

Approche sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

• Le déni ne se parle pas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7• Du fait divers à l’acte juridique . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Approche théorique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17

• Le désir d’enfant et ses aléas . . . . . . . . . . . . . . . . 17• Comment devient-on mère ou la constructionde la maternité psychique? . . . . . . . . . . . . . . . . . 20- La mère des soins . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22- La mère symbolique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25- La mère préœdipienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26- La mère œdipienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26

• Les trimestres psychiques de la maternité . . . . . . 28- Le premier trimestre : l’état d’être enceinte . . . . 28- Le deuxième trimestre : l’attente d’un enfant . . . 31- Le troisième trimestre : l’attente d’un enfantdont la femme va se séparer . . . . . . . . . . . . . . . 36

• Le déni dans la littérature psychiatrique . . . . . . . . 38

• Le déni est contagieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

• Le déni à l’épreuve du psychisme:quelles hypothèses psychopathologiques? . . . . . 42

• Le corps dans le déni de grossesse . . . . . . . . . . . 54

• L’enfant du déni . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56

En conclusion, quelle prévention? . . . . . . . . . . . 59

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Temps d’Arrêt :

Une collection de textes courts dans le domaine dela petite enfance. Une invitation à marquer unepause dans la course du quotidien, à partager deslectures en équipe, à prolonger la réflexion pard’autres textes…

Psychologue clinicienne et psychanalyste, Sophie Marinopoulosexerce à l’Hôpital Mère Enfants du CHU de Nantes. Engagéedans la reconnaissance de la santé psychique comme faisantpartie intégrante des questions de santé publique, elle est fon-datrice de l’association pour la Prévention et la Promotion de laSanté Psychique (PPSP). Elle est l’auteur de nombreux livresdont Le corps bavard, Fayard, 2007, Dans l’intime des mères,Fayard, 2005.

Cette publication reprend l’intervention de Sophie Marinopoulosprésentée lors de la conférence du 10 mai 2007 à Bruxelles.

Fruit de la collaboration entre plusieurs administrations(Administration générale de l’enseignement et de la recherchescientifique, Direction générale de l’aide à la jeunesse, Directiongénérale de la santé et ONE), la collection Temps d’Arrêt est édi-tée par la Coordination de l’Aide aux Victimes de Maltraitance.Chaque livret est édité à 11.000 exemplaires et diffusé gratuite-ment auprès des institutions de la Communauté française activesdans le domaine de l’enfance et de la jeunesse. Les textes sontégalement disponibles sur le site Internet www.yapaka.be.

Comité de pilotage :Jacqueline Bourdouxhe, Nathalie Ferrard, Ingrid Godeau, GérardHansen, Françoise Hoornaert, Perrine Humblet, Roger Lonfils,Philippe Renard, Reine Vander Linden, Jean-Pierre Wattier.

Coordination :Vincent Magos assisté de Laurie Estienne, Diane Huppert,Philippe Jadin et Claire-Anne Sevrin.

Avec le soutien de la Ministre de la Santé, del’Enfance et de l’Aide à la jeunesse de la Commu-nauté française.

Éditeur responsable : Henry Ingberg – Ministère de la Communautéfrançaise – 44, boulevard Léopold II – 1080 Bruxelles. Septembre 2007

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«Croire que l’on comprend c’est tomberdans le piège des évidences que l’on croit

partager avec d’autres, comme s’il s’agissaitde sous-entendus universels concernant…

le père, la mère, la famille, l’amour…Les évidences sont des énigmes

auxquelles les humains se rendentsourds au moyen de croyances issues de

leurs histoires personnelles, grefféessur des croyances collectives religieuses,

philosophiques, scientifiques, dans“une conception du monde” supposée

identique pour tous. Dès lors nousaurons à briser quelques évidences…»

Jean Szpirko

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Approche sociale

Le déni ne se parle pas

Si le corps est le messager privilégié de l’âme, ilarrive parfois que son silence conduise le Sujetdans une histoire impensable, où plus rien n’a desens. Rares sont les moments où nous pouvonsprendre conscience de la force de la psyché etde sa communion avec le corps-organes. Raressont les histoires où nous rencontrons un corpscapable de trahir celui qui l’habite.

Le déni appartient justement à ces phénomènesdifficilement saisissables et toujours interrogeables.«On n’en a pas fini avec le déni» devrions-nous direen ouverture de cette réflexion, qui se veut avanttout proposer un partage de pensées et de mots, làoù résident le silence et l’impensable.

Car le déni ne se parle pas. Il est. Le déni se mani-feste par une non-prise de conscience de la réalité.Dans le cas du déni de grossesse, il s’agit d’unenon-prise de conscience de l’état d’être enceinte.Ainsi sa manifestation est de ne pas se manifester.Phrase bien étrange qui démontre qu’avec le déni,nous sommes au pays des paradoxes.

Pour approcher le déni, pour tenter de le décryp-ter, il nous faut nous armer de patience, et sur-tout renoncer à saisir en l’homme une compré-hension qui le figerait et l’étiquetterait dans desdescriptions allant de la simple symptomatologieà une pathologie avérée.

Le déni, par les qualificatifs que nous pouvons luiaccorder, est excessif, insupportable, inimagi-

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idéaux, croyances et mythes autour de la materni-té. En cela, le procès de Martine est éclairant.

Rappelons pour finir cette part introductive sansaucune ambiguïté, que l’acte de Martine estcondamnable, que celui-ci n’est pas acceptable,mais que notre propos dans ce texte est de cher-cher à comprendre l’acte pour tenter d’appro-cher le Sujet mère.

Là sont notre présence et notre travail ensemble.

Du fait divers à l’acte juridique

C’est dans une grande ville de province que sejoue le procès d’une femme, Martine, qui a misau monde son enfant et l’a tué aussitôt sa nais-sance1. Elle n’était plus si jeune, elle était déjàmère, elle était intégrée dans une vie sociale etfamiliale plus ou moins heureuse.

Elle appartient à la génération qui connaît lacontraception, l’interruption de grossesse, l’aidemédicale gratuite, les lieux de protection mater-nelle et infantile en vue d’un suivi de grossesse.Elle a un compagnon présent au domicile, pèrede son deuxième enfant, un fils, qu’elle élèveavec sa fille aînée de 12 ans, brillante élève decinquième. La société dans laquelle elle vit est lanôtre, nous partageons ces valeurs communesde démocratie qui permettent l’égalité, la liberté,la fraternité. C’est dans ce contexte qu’elle serareconnue coupable et jugée pour avoir volontai-rement donné la mort à son enfant naissant. Elleaccouchera seule dans la chambre conjugale,après une grossesse dans le déni. Elle laisseral’enfant mourir dans le sac de couchage dans

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nable, étrange, cruel, dangereux, quand il n’estpas sidérant, confusant, perturbant, affolant.Mais pour l’heure, notre propos n’est pas de par-ler seulement du déni dans sa fonction défensivegénérale, mais du déni de grossesse, celuicapable d’arrêter le temps, le corps, la croissan-ce, les maux, rendant l’enfant in utero clandestin,le privant de sa réalité et parfois même de la vie.Le déni peut en effet conduire à la mort de l’en-fant comme dans le cas où la femme ignore sagrossesse jusqu’à l’accouchement.

Nous verrons que le déni appartient à la psycho-pathologie de la femme enceinte et qu’il peutaussi avoir des issues plus heureuses que la mortd’un enfant, en particulier quand le déni est levéassez rapidement au cours de la grossesse. Eneffet, pris en compte et reconnu, le déni peut êtreappréhendé dans des accompagnements médi-co-psycho-sociaux étayant, favorisant au mieuxun lien mère-enfant à venir. Des outils de préven-tion peuvent être alors pensés pour accompagnerla suite de la grossesse et permettre à celle-ci dese dérouler dans des conditions sécurisantes.

Pour comprendre le déni, nous devrons avanttout prendre le temps de nous représenter cequ’est une maternité psychique et ce que peutêtre une bonne santé psychique en maternité. Eneffet, nous ne pouvons pas parler d’un phéno-mène psychique sans appréhender ce qu’est uneconstruction psychique.

Nous commencerons toutefois ce texte avecMartine, un récit de vie, qui va nous permettredans un premier temps une approche plus intimede la question. Cette histoire est choisie pour illus-trer d’une part, comment quand le déni reste actiftout au long de la grossesse, quand il n’a pas puêtre levé, il conduit à un drame humain. Et, d’autrepart, pour attirer notre attention sur les réactionsde la société que nous tenterons de relier à nos

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1 S. Marinopoulos, «Dans l’intime des mères», 2005, Fayard.

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comme personne ne l’avait jamais fait avant. Quiaurait pu dire quoi que ce soit sur son insigni-fiance, sa vie sans couleur, son parcours banal?Qui savait qu’elle était née? Où était ce jugelorsque, enfant, elle recevait pour toute attentiondes cris et des injures?

Oubliée de tous, la voilà aujourd’hui promuevedette d’un jour, non de deux jours, le tempsd’un procès, le temps des réquisitoires, le tempsd’entendre, d’analyser, de décortiquer sa vie, àpartir du jour où l’enfant a été trouvé mort, danssa chambre, enterré dans la jardinière.

Pas un mot sur l’inconcevable: comment unefemme au XXIe siècle peut-elle douter deshommes, de la société, au point de ne pas trouverd’autre solution que d’accoucher seule, dans sachambre, pendant que son mari regarde le matchde football dans la pièce attenante? Comment a-t-elle pu douter à ce point de notre capacité à l’aider,à l’entendre, à la comprendre? Mais le jugementaujourd’hui ne porte pas sur notre impuissancecollective à entendre la souffrance d’une femme eten particulier d’une mère, mais bien sur le gesteintolérable qu’une mère a posé.

Pour la presse et le grand public, ce drame humainest un reality show digne des plus célèbres pro-grammes télévisés du moment et il colle bien à laculture ambiante. Aujourd’hui, on est encouragé àl’exploration de soi-même, en public de préférence.L’émission «états d’âmes» est sûre d’attirer lechaland, particulièrement friand de ces interviewssous forme d’autoanalyse.

En réponse à cette attente ou pour bien d’autresraisons, le procès n’aura pas lieu à huis clos,comme le droit l’autorise. Les audiences du pro-cès de cette jeune femme seront publiques. Ellesera livrée aux spectateurs qui pourront en toutebonne conscience assister à cette exposition

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lequel elle s’était réfugiée pour accoucher, puisl’enterrera dans la jardinière de la chambre, lerendant inexistant, tout en gardant le corpsproche d’elle. Le compagnon, père de l’enfant,avec qui elle vit, n’a rien vu, occupé à regarder latélévision au moment de l’accouchement dansune pièce attenante.

Lors du procès, elle se tenait debout ou assise aurythme des ordres qui lui étaient lancés parl’homme qui détenait l’autorité ce jour-là. Sonincroyable docilité en faisait un pantin de chair et,si la situation n’était pas aussi dramatique, onaurait pu imaginer un spectacle de marionnettespour adultes. La voix de l’homme tout en noircommandait le corps de la femme dans un balletsurréaliste. Chaque intonation représentait un filinvisible qui provoquait sur ce corps mou desondes, des mouvements, des brisures. La voixétait forte, assurée, posée, de celle d’un hommedans son bon droit qui peut dire sans sourcillerce qui doit être. L’acteur principal, l’actrice plusexactement, ne semblait pas réaliser qu’elle étaitjustement la vedette. D’ailleurs, elle laissait sansbroncher la première place à « la voix».

La plupart du temps, elle restait silencieuse, lecorps courbé, le menton sur la poitrine, les yeuxfixés sur un point de son gilet. Était-elleconsciente de ce qui se passait autour d’elle,prenait-elle la mesure des enjeux de cette jour-née? Comment savoir? Seule la maille de cecardigan trop grand semblait l’occuper, la tenir…ses yeux rivés sur ce minuscule point de tricot.Celui-ci était devenu son axe, son appui, le seulcapable de la soutenir face à l’insoutenable. Sait-elle que les équilibristes, pour ne pas tomber,fixent à l’horizon un point fictif qui devient leurappui où le fait-elle instinctivement comme unaxe de survie?

On parlait d’elle, on ne cessait de parler d’elle,

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mère aimante pour les aînés. Étrangeté de la vie,de l’humain, qui met à découvert soudainementque nous sommes porteurs ainsi de monstruosité.

Catia, âgée alors de 16 ans, voulait témoigner dece qu’elle avait été et qui n’avait pas été dit lorsdu procès. Elle est repartie en me disant qu’ellene la jugeait pas car le jugement qu’elle portaitsur elle-même était tel que rien ne pouvait êtrepire. Sa punition, elle la portait dans son cœur etson corps, meurtris à tout jamais de l’acte poséet irréversible. Quoi de plus difficile à supporterque son propre regard sur soi dont on ne peutjamais se débarrasser, jamais fuir, et qui de jourcomme de nuit vous poursuit? Images harcelantes.

Le juge de l’époque ne pouvait prendre en comp-te les enfants vivants. Malgré son habitude etson expérience à juger des drames humains,dans ce procès, l’enfant mort, était devenu unefigure vivante à défendre. La complexité de cesprocès d’infanticide repose sur la nécessité decomprendre l’acte maternel en interrogeanttoutes les étrangetés maternelles.

Par exemple, pourquoi les deux premiers enfantsrecevaient-ils l’amour de leur mère? Quelles rela-tions avait-elle instaurées avec eux? Quelincroyable décalage. «On ne peut pas en croireses yeux ni ses oreilles», balbutiaient les témoinsà la sortie de l’audience. Comment leur en vou-loir quand le statut de mère ne fait que des appa-ritions idéales, laissant dans l’ombre tout ce quipourrait ternir cette vision? Et la vision de la mèreest véritablement devenue une sorte de mirage,une figure altérée.

Dans ce procès, les enjeux psychiques liés auximages maternelles étaient multiples. Les repré-sentations maternelles de chacun, mais aussi lemythe de la bonne mère, étaient convoqués.Impossible de protéger Martine de ce caphar-

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intime. Elle ne pourra pas se cacher ni se proté-ger des regards des hommes et des femmesvenus la voir. Il n’y a aucun recoin dans ce boxétroit consacré aux accusés où elle sera priée derester durant toutes ces longues heures à écou-ter sa vie, un pan de celle-ci revisitée.

La mère de la mère accusée est venue durant leprocès. Elle s’est avancée vers le juge et a pu enle regardant lui dire son dégoût, sa haine pourcette enfant devenue femme, qui ne lui a appor-té que malheur et déception. Ce procès lui donnel’occasion de le crier publiquement, mais surtoutl’autorise à la traiter ainsi sous couvert de la jus-tice qui cherche des éléments de compréhen-sion. Les coups qui s’abattaient sur le corps del’enfant sans que personne ne le remarque, ne lesignale, au point que l’enfant est devenue femmeen se sentant responsable de ces mauvais traite-ments, sont aujourd’hui devenus des mots. Hierdes coups, aujourd’hui des mots, tous laisserontla trace indélébile d’un amour jamais donné. Et lejuge comprend que décidément cette femme estnée dépourvue de la capacité d’aimer. Elle n’ai-mait pas sa mère et n’a pas su aimer l’enfantqu’elle a mis au monde, d’ailleurs elle l’a tué.

Martine avait deux premiers enfants, qu’elle éle-vait. Le deuxième enfant, un garçon, était le filsde son conjoint lors du procès. L’enfant décédéétait également le fruit de cette union. L’aînée,Catia, était une enfant de 12 ans en 5ème, bonneélève, proche de sa mère. À compter de ses13 ans, le juge lui interdit les visites à sa mère.En voulant sans relâche punir la mère, il punitl’enfant. Celle-ci est venue me voir quelquesannées après le procès pour évoquer sa mère etleur proximité. Pour elle, élevée dans l’attentionet l’amour maternels, le procès avait été une rup-ture terrible. On lui avait enlevé la seule personnequi l’aimait et qui l’entourait. Cette mère meur-trière pour son dernier enfant avait su être une

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fois ses actes qui, s’ils sont inadmissibles, n’enrestent pas moins des actes à entendre, dessignifiants. Il me fallait parler du déni. Dire quel’enfant n’existe pas pour la mère. Qu’elle ne saitpas qu’elle attend un enfant, que ce phénomèneest incroyable mais qu’elle est sincère quand elledit qu’elle ne s’était pas rendu compte de sonétat. C’est pour cette raison qu’elle n’a pas pré-médité son geste. Qu’elle n’a pas envisagé àl’avance de tuer cet enfant.

Martine n’a pas cessé de dire sa difficulté à êtremère sans jamais être entendue. Il est vrai qu’ellene l’a pas formulé avec des mots, mais avec soncorps, qui a mis en route des grossesses pourensuite les annuler. Ce drame de la maternité,soumis à l’ambivalence et cet impossible à dire,a été le tout premier langage de Martine sur sasouffrance dans le devenir mère. Elle n’a pas étéentendue et, lors du procès, elle n’a pas pu êtrecomprise.

Après deux jours de procès, éprouvant par latension qui régnait lors de l’audience, Martine areçu le verdict dans une dignité silencieuse: 12ans de réclusion.

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naüm d’images, intrusives, influentes, sans pitié.Mais si une part était inconsciente, il y avait unevolonté consciente de punir la mère défaillante etde faire un exemple. Martine, au cours de cesdeux journées de procès, est devenue victime enplus de son histoire, d’une forme de négationnis-me, dans le sens où il y régnait un véritable refusde comprendre le geste. Et c’est le sort des mèresqui «dérapent». Pour elles, aucune compassion.

Au cours de ce procès, les passages à l’actefurent nombreux, tant sur la forme que sur lefond. Sur la forme, ce furent les tentatives répé-tées du juge d’interférer durant l’audience, danstoute forme de témoignage opposé à sa propreidée, à son propre penser sur la maternité et ceque doit être une mère. Bien entendu, une mèren’est pas par définition une femme qui tue sonenfant, mais une histoire maternelle peut parfoisprendre une tournure qui mène à la mort de l’en-fant sans que celle-ci soit préméditée.

Être rattrapée par son histoire, par une part desoi qui signifie l’impossible en actes, cela arrive,malheureusement. C’est la compréhension deces actes qui mettra en lumière des moyens effi-caces pour sinon éradiquer ces situations, aumoins faire en sorte qu’elles soient plus rares.Car en reliant l’acte au Sujet, nous ferons le lienentre l’agir, celui qui agit, et les causes de sesagissements. En les repérant et en les interpré-tant, nous pourrons réfléchir à la façon de lesprévenir dans d’autres situations.

Pour tenter un début de compréhension, forceest de constater que l’inconscient n’est pas unspécialiste de la raison, bien au contraire, il estfait d’irraisonnable, d’irrationnel, d’inattendu, etlà était mon expertise, celle qu’attendait l’avocatde la femme accusée. Elle visait la vie psychiquedes mères en général, son fonctionnement d’unpoint de vue général avec son étrangeté et par-

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Approche théorique

Associer déni et grossesse, c’est accepter avanttout de reprendre le mouvement psychique quiaccompagne la mise en route d’un enfant et derepérer les enjeux psychiques en présence,comme à chaque fois que le Sujet nous rappellesa condition de Sujet désirant.

Le désir d’enfant et ses aléas

Le désir d’enfant, qui peut paraître la plus natu-relle et la plus universelle des valeurs humaines,est en réalité un processus complexe où seretrouvent les souhaits conscients d’immortalitéet d’identification aux parents qui nous ont pré-cédés. À ces vœux conscients se combinent lesreprésentations inconscientes, et pour certainestransgénérationnelles, de chacun des deuxparents, tout spécialement de la mère, physique-ment engagée dans le processus. « La combinai-son va se faire dans un processus d’organisationimprévisible par avance.»2

C’est à la maternité, dans ce lieu où la naissanceest convoquée, que nous sommes confrontésdans le réel à des situations multiples. Lescouples arrivent, se croisent, porteurs d’histoiresde vie.

Ainsi par exemple, dans certains cas, l’enfant,bien que sincèrement espéré, n’arrive pas. Dansce contexte dit d’infertilité de l’un ou l’autre desmembres du couple, l’enfantement est entravé.

2 M.Bydlovski, «Je rêve un enfant », Éditions Odile Jacob, 2000.

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À chaque fois, la naissance hors de son contextesingulier, hors de ces expressions de souffrance,devient un sujet de débat et vient interférer dansle social, faisant naître des pensées collectivesqui ne seront pas sans influences dans l’accueilde ceux et celles que nous rencontrons. Ainsi, enparallèle de notre travail au sein des murs de nosinstitutions de naissance, le public s’agite et réagitface aux histoires exposées. Elles font naître desémois dont les risques sont des jugements hâtifs,annulant le Sujet qui souffre, le privant de soncorps signifiant. Le déni choque pendant quel’infertilité émeut. L’infanticide scandalise pendantque l’adoption nous ravit.

Quant à ceux qui travaillent auprès de cesparents, il leur faut se dégager de ces prises deposition qui mènent au jugement pour rester surla seule place professionnelle possible, celle d’unpositionnement qui mène au signifiant, c’est-à-dire à une écoute qui cherche le sens de ce quevit celui qui le consulte. Écouter pour comprendreet donner du sens. Accompagner pour entendreau-delà de ce qui se présente à nous.

Car le désir provoque l’irruption de l’irrationnel etfait naître des histoires familiales, parentales, desliens parents-enfants qui sont nourris d’étrange-té qu’il nous faut dépasser.

Ainsi nous voyons que le lien parent-enfant peutêtre inexistant (le déni), impossible (abandon,)violent (maltraitance), insaisissable (délaissement),vide (carence), déplacé (abus), mais aussi le lienne peut être qu’imaginaire (infécondité).

Chaque situation présente des spécificités et lesincidences sur les enfants varient en fonction decelles-ci. Ces situations qui constituent monquotidien de clinicienne démontrent que l’enfantattendu dans la réalité ne transforme pas tou-jours psychiquement l’adulte en parent. L’adulte

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Parfois aussi l’enfantement est inconcevable,comme dans le cas des personnes seules, descouples sans sexualité, des couples de mêmesexe, des personnes âgées; la procréation alors«ne peut prendre corps» au sein de la relation. Etpuis surgit aussi dans des parcours différentsl’enfant inconcevable, celui du déni, de la déné-gation, celui que l’enfantement annonce mais quin’était pas attendu et pour lequel ses parents dits«de naissance» penseront parfois une sépara-tion dès la naissance.

Toutes ces situations sont, pour les soignants lesaccueillants des successions de rencontres trou-blantes.

L’une pleure l’enfant qu’elle attend depuis silongtemps. L’autre pleure cet enfant qui arrivecontre sa volonté et avec qui elle ne veut pas res-ter, allant jusqu’à l’oublier, le nier, le rendant clan-destin et mal venu. D’autres réclament que nosprogrès scientifiques se mettent à leur disposi-tion en faisant fi de leur âge (demande de fécon-dation de couple âgé), fi de leur sexe (couple demême sexe), fi de la vie (demande de féconda-tion post mortem par le conjoint vivant).

Dans tous les cas de figure, la souffrance est aucœur du vécu de chacun, résonnant tel un éprou-vé non métabolisable, c’est-à-dire dénué de sens,privant le Sujet de sa raison. Chacun essaye demettre des mots, tel le couple qui est surpris del’annonce d’un enfant à naître suite à un dénimassif et qui tente de nous dire alors « qu’il necomprend pas ce qui lui arrive, qu’il ne peut pass’agir de lui, que c’est un autre qui vit cela et qu’ilespère vite se réveiller de ce cauchemar». Oubien encore le couple infertile qui signifie « quec’est injuste, que leur amour devrait suffire à jus-tifier leur demande, à valider leur parentalitéespérée».

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Ce moment est comme un rite de passage quibouleverse les projections de l’enfant envers sesparents, le nourrissant de nouveaux enjeux psy-chiques, alimentant des identifications et descontre identifications sources d’affects et d’émois,lesquels seront des traces amnésiques que lecorps gardera pendant que la psyché oubliera.

On devient mère par une histoire dans une histoire.Il ne s’agit pas tout simplement d’être mèrequand on attend un enfant ; il s’agit d’être mèredans une famille, là où il y avait d’autres mères etd’autres pères qui prennent une part active dansla constellation familiale fantasmatique, convo-quée lors de l’attente de l’enfant. De nombreuxconflits psychiques se dévoilent à l’insu mêmede celui qui est à l’origine de cette convocationgénérationnelle.

Chaque future mère porte non seulement sonenfant mais avec lui l’enfant qu’elle a été, accom-pagnée des parents qu’elle a eus et intériorisés,les transformant en imagos parentaux. Ces per-sonnages intériorisés se sont succédé, associés,permettant à l’enfant de grandir. Chaque adulteque nous sommes devenus porte en nous desmères et pères qui ont jalonné notre parcours devie, nous construisant psychiquement, nous soute-nant physiquement. Nous sommes ainsi empreintsde différentes mères que nous pouvons présenterainsi : une mère des soins, si sensorielle qu’ellesoutient l’enfant dans ses premiers émois; unemère protectrice qui par sa fonction pare-excitationsera un bouclier efficace contre les stimulationsendogènes et exogènes; une mère symboliquedont les aptitudes à s’absenter aideront l’enfant àdevenir un créateur d’image, un penseur de lamère absente; puis suivra la mère préœdipiennequi ouvrira la tiercité sexuée, très vite remplacéepar la mère œdipienne capable de mettre enscène le contexte œdipien en vue de voir grandirl’enfant hors de la sphère familiale. Chacune a

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reconnu dans une naissance sociale commepère ou mère peut se sentir dans une incapacitéà endosser ce rôle. Notre clinique nous apportechaque jour le témoignage de ces naufragesfamiliaux ou certains membres de la famille sevivent plus ou moins consciemment comme desimposteurs. C’est leur souffrance qui va lesconduire à nous consulter en vue de s’engagerdans un processus de compréhension et dedécouverte de soi-même.

Naître parent ne va pas de soi. Il s’agit de pouvoirsupporter les multiples métamorphoses impo-sées par sa propre histoire. Elles sont habitéesde forces psychiques parfois contradictoires etqui peuvent mettre en péril la filiation. Ce constatclinique permet d’introduire la question de lamaternité, de son processus, de sa définition,avant d’en explorer ses manifestations et dérives.

Comment devient-on mèreou la construction de la maternitépsychique?

La maternité n’est pas instinctive mais historique.Elle prend sens dans la construction de l’histoirede l’enfant, dans des repères filiatifs où père etmère occupent des places centrales. Là se joue-ront les liens originaires des enjeux de la maternitépsychique à venir. Là se déploieront des res-sources que le Sujet exploitera dans son rapport àl’autre, dans son bagage psycho-affectif, maisaussi des défenses, qui pourront prendre plus tard,le temps d’une grossesse, la forme d’une dénéga-tion, d’un déni, surprenant le Sujet lui-même.

Le tournant de cette construction se situe dans laprise de conscience par l’enfant qu’il est un êtresexué dans un couple parental lui-même sexué.

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la «préoccupation maternelle primaire» qu’ilnomme aussi «une folie normale». C’est unmoment où le psychisme de la mère et celui del’enfant sont branchés l’un sur l’autre. La mère seretrouve dans des processus originaires qui luipermettent cette empathie avec le bébé. Ce pro-cessus originaire est essentiellement corporel,sensoriel, dans un monde d’éprouvés. Pour lepère, il s’agit de jouer un rôle de contenant pourpermettre à la mère ce travail d’empathie et cetterêverie. Il est un support à la rêverie de la mère. Ilest l’Alter de la mère. Cette capacité d’être, entant qu’adulte attentif et soignant, un corps quiéprouve et qui transmet de cet éprouvé, permetensuite à l’enfant de fabriquer, à partir de cematériel brut, une substance psychique quideviendra émotions, relations, rencontres.

Nous noterons tout de suite, en retournant ducôté de nos patientes adultes, que dans le casdu déni, il y a une place prépondérante du corpsgelé, qui ne ressent pas, n’éprouve pas, allantjusqu’à donner au visage de ces femmes unesorte de gel d’affects, empêchant de décrypterleurs états émotionnels.

Une mère qui soigne et aussi une mère qui pro-tège, devenant une «mère pare-excitation» quiapaise son bébé. C’est elle qui vient le soustraireaux stimuli endogènes (ex. : tension de la faim), lesoulageant et favorisant un mieux-être. L’enfant,par l’expérience de cet apport extérieur à lui dontil prend conscience au fil de l’expérience rela-tionnelle vécue, se construit et se vit commedifférencié avec des assisses narcissiques propres.Les expériences émotionnelles, que Freud appe-lait « les trop puissantes excitations extérieures»,doivent être contenues dans cette maternante,que Bion avait pris pour habitude de nommer lafonction alpha. Ainsi apparaît toute la force duconcept de cet auteur qui note que les stimulireçus à l’état brut sont des éléments bêtas, mor-

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son importance. Chacune mérite quelquesminutes de notre attention pour que nous rappe-lions de quoi ce cheminement est fait, tout enprécisant que chaque mère porte en elle un pèrequ’elle introduit auprès de l’enfant, en commen-çant par le nommer, lui donnant ainsi sa placesymbolique, lui qui nommera l’enfant, pour le por-ter à son tour.

La mère des soinsest une mère dont le rôle précoce est fondamen-tal et structurant au niveau du corps en éveil del’enfant. Celui-ci, tout juste né, découvre lemonde au travers d’échanges sensoriels, portésprioritairement par cette mère soignante.

Personnage qui n’est pas nécessairement cellequi a mis l’enfant au monde mais qui représenteune fonction métapsychologique tele que Freudl’entend: présence, rythme, contenance. Elle estdonc là avec une extrême régularité, mère quirépond aux besoins de l’enfant tout en dévelop-pant la dimension symbolique du lien: voix quinomme avec un son enveloppant, une maincaressante, des yeux qui parlent, créant ainsi unpôle de sensorialité qui fera traces, traces mné-siques d’une rencontre fécondante. L’enfantconstruit alors son Moi peau cher à Anzieu, sour-ce d’un corps psychique en construction. Biendes auteurs se sont lancés dans la course auxnominations pour signifier ce que peuvent êtreces premiers liens prometteurs de vie, d’amour,de narcissisme, de soi, de l’autre. Tel Stern quiparle «d’accordage affectif». Dans ce tête à têteidéal parent-enfant, le sentiment de soi du bébéest reflété par le parent lui-même, qui en récipro-que se forge son identité maternelle et paternelleet se réinvente en tant qu’individu parent. Il y a dela métamorphose: une «Re-naissance». Bion, unautre auteur brillant et attentif aux relations pré-coces, développe son concept de rêverie mater-nelle, pendant que Winnicott, son aîné, parle de

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les a précédées et qui fait entrave à leur propredéveloppement de mère.

La «mère symbolique»,quant à elle, appartient aussi à cette fonctionmétapsychologique qui sait manier ses appari-tions, comme une «mère image» qui peut semaintenir dans la pensée de son enfant. Car unemère qui disparaît sans jamais être perdue pourl’enfant est une mère qui accepte le corps àcorps distancié, et donc supporte que son enfantse passe d’elle, et fasse sans elle. L’enfant éloi-gné du corps de la mère, dans une atmosphèresécurisante (elle n’est jamais très loin, la mère),va tenter de supporter l’absence en fabriquantseul, un état identique à quand la mère est là.C’est le rôle par exemple du suçotement ludiquedu bébé qui attend son biberon et qui maladroi-tement tente de mettre à la bouche un bout dedrap, un doigt, quelque chose qui fait fonction de.Calmé quelques secondes par le sentimentd’apaisement, qui lui fait ressentir quelque choseque nous pourrions nommer: comme si la mère lenourrit, le bébé est capable d’attendre qu’elle arri-ve. Ce mécanisme de comme si est une ouvertu-re à l’autonomie psychique et au rapport à l’ab-sence. La mère image, symbolique, sait faireattendre, elle sait se passer de l’autre car elle aelle-même expérimenté l’absence et sait que laconstruction de soi repose sur cet espace. Elle aexpérimenté elle-même que se perdre de vueprovoque du manque mais en aucun cas de laperte. La qualité de la présence dans la disconti-nuité est à l’origine de ce sentiment fondamentalde continuité d’être.

La mère est ainsi à distance et tempérée dans sesréponses qu’elle sait distribuer avec justesse. Ellepermet la mise en place des processus secon-daires faits de pensées, de liens entre les chosesqui prennent sens. Le père soutiendra ce temps ensuspens sans mère auprès de l’enfant et favori-

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celants pour l’enfant, que la mère va transformergrâce à cette fonction alpha protectrice.

Dans ce lien à son enfant qu’elle soigne, contientet protège, elle a aussi une portée érotisante, don-nant aux soins une tonalité de plaisir sexualisé. Ceque Freud appelait un «courant tendre» en parlantde cette relation de soin maternelle. Soin qui,nous le voyons au fil des mots, sont complexeset à l’origine de la naissance de l’enfant dans sonrapport au monde, qu’il découvre à travers cepersonnage central qu’est la mère. L’enfant estdonc très tôt bercé de messages maternels qu’ilva se charger d’interpréter.

Pour P. Aulagnier 3, si nous nous attardons enparticulier sur l’enfant fille, celle-ci arrive dans ununivers préformé au féminin, sorte de territoirebalisé des valeurs maternelles et d’un discoursinterprétatif préexistant. La place de la mère estdéfinie comme «une ombre parlée» qui énonceses exigences, donne ses sentences. La mèreest une «double matrice»: elle porte la fille et elledit les valeurs des femmes de la famille. Mais elleest aussi l’objet d’amour originaire et donne lepoids des modèles féminins4. La mère est dansdes processus primaires c’est-à-dire qui fontnaître des fantasmes, des imagos, des person-nages, du mouvement. Là est tout le sens de lapart historique de la maternité, l’éloignant défini-tivement d’un concept mythique d’une maternitéinstinctive.

Il est temps d’ailleurs de noter que ces mères auxprises avec le déni ne sont pas dénuées d’ins-tinct, hypothèse bien simpliste, mais elles sontemprisonnées dans une matrice maternelle qui

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3 P. Aulagnier-Castoriadis, «La violence de l’interprétation. Du pictogrammeà l’énoncé».

4 F. Couchard, «La parole des mères, parole structurante dans la culturemusulmane», in Perspectives psychiatriques 8, III.

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dique. L’œdipe peut entrer en scène, les acteurssont bien là. Chacun a une place à occuper et ilne faut pas se tromper de place.

Toutes ces mères portées par la future mère fon-dent la maternité psychique que nous observonspendant la grossesse et prennent une part activedans les manifestations d’étrangeté que nousauront à étudier. La notion de transparence psy-chique expliquée par Monique Bydlowski est trèsparlante.

Voilà comment une histoire psychique qui faitnaître un Sujet symbolique, c’est-à-dire un Sujetrelationnel (avec la dimension consciente etinconsciente du lien) qui est lié à ceux qui l’en-tourent au regard des places qu’ils occupent, seconstruit dans le plus grand silence, à l’abri desregards, élaborant la part énigmatique des êtresque nous sommes. Nous ne nous souvenons derien et pourtant nous n’avons rien oublié. Ainsi,on devient mère avec des mères qui nous ontprécédées, porteuses des pères qui les accom-pagnent et qu’elles ont intériorisés; avec desmères mythiques et idéales que nous parta-geons; avec des croyances que nous défendonsfarouchement pour ne pas voir nos propresdéfaillances. Ce que nous avons du mal à com-prendre, c’est que, lorsque le Sujet défaille, cen’est pas l’être social qui se révèle. Lui ne faitqu’agir. C’est le Sujet symbolique qui s’exprime,mettant en lumière une histoire obscure et sansparoles qui, lorsqu’elle apparaît, nous agresse etnous empêche de penser. Le Sujet symbolique estcelui qui est lié et relié à ceux qui l’ont précédé.D’ailleurs, quand nous entendons parler d’unehistoire terrible sous forme de faits divers, noussommes dans un premier temps saisis, privés depensée, abasourdis. Puis nous nous mettons encolère, laissant exploser notre agressivité, notreviolence verbale, pour nous défendre de ce quenous recevons.

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sera l’ouverture triadique de la relation. Le père estsymbolique et il va soutenir les processus succes-sifs de manque, indispensables au grandir del’enfant, en l’emmenant dans son devenir de Sujet.

La mère préœdipienneregarde sa fille comme sa propre mère a pu laregarder, la préparant aux relations affectivesfutures. L’enfant construit son identité sexuéedans le regard de sa mère qui l’aime et dans celuide son père qui l’en détache. L’enfant, à cettepériode, peut déceler les sentiments de son pèreet de sa mère à travers des indices qui prennentdifférentes formes. L’enfant écoute les mots deses parents, observe leurs gestes, leurs regards,infiltre leurs pensées en écoutant leur silence, leurfuite, leur distance. L’enfant s’imprègne desalliances et désalliances de ses parents. Il existepour l’enfant tout un tas de signifiants qui vien-nent traduire une atmosphère triadique qu’ilcommence à percevoir. Il «naît» enfant sexuédans un couple parental et bien sûr sa vie affec-tive, émotionnelle, relationnelle va se métamor-phoser au rythme de cette croissance psychique.L’enfant emmagasine, il intuitionne quelquechose de l’autre différent et s’en nourrit dans sonêtre psychique fait de maternel et de paternel.

La mère œdipienneprendra la suite, autorisant sa fille à se séparerd’elle, à sortir de son désir et devient «une pas-seuse de féminité sous le regard et l’autorité dupère»5. L’enfant construit son identité sexuéedans un rapport au masculin et féminin. Sans cesidentifications sexuées œdipiennes, rien n’estpossible. Pour la fille, l’image liée à l’évolutionpubertaire est étrange. L’envie fondée sur unerelation duelle (Klein) et la jalousie (qui inclut tou-jours un rival), interfèrent sans cesse dans lesrelations mère-fille, instaurant une relation tria-

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5 J. Morel, «Cinq-Mars», op. cit.

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mesurent le changement psychique de leurpropre statut, s’en étonnant au regard du peu detransformation physique. Elles sont le plus sou-vent avides de paroles sur cette période nouvel-le qui fait naître des émois jusque là inconnus.Dans cette première période maternelle réelle, lesliens passés, tels ceux à la mère et au père, sontréveillés et évoqués. Ils peuvent être douloureuxou au contraire paisibles, mais ils sont présents etviennent prendre une part active dans le récit dece trimestre. C’est d’ailleurs dans cette périodeque l’interruption volontaire de grossesse est pos-sible. Dans ces situations, il s’agit pour la femmed’arrêter un mouvement en marche vers un statutqui n’est pas souhaité, celui de devenir mère dansun ordre symbolique. Il ne s’agit aucunement d’unenfant, celui-ci n’ayant pas encore d’existencedans la pensée maternelle.

Notre attention durant ce trimestre doit être tota-le sur justement l’avancée de la constructionpsychique de l’enfant dans la pensée de sa mère.Lors d’un entretien pré IVG, si la grossesse estévoquée non pas sur le versant de son statut maiscelui de l’attente d’un enfant, celle-ci est contre-indiquée. Si elle a lieu malgré tout, elle risqued’être vécue psychiquement comme le drame dela perte d’un enfant; perte non métabolisabledonc non assimilable. La représentation trop pré-coce de l’enfant serait une contre-indication auxinterruptions volontaires de grossesse.

C’est ce dont témoigne cette patiente, Carmen,qui a eu quatre enfants après une première gros-sesse interrompue. Il n’y a donc pas eu d’effetsdélétères sur sa fécondité physiologique, maispar contre, sa fécondité psychique a été profon-dément atteinte. Alors que son enfant aîné a déjà14 ans, elle se dit ne pas se sentir mère de cesenfants vivants, partageant une histoire avec unseul, «celui qu’elle a tué». Elle est le plus souvent

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Les trimestres psychiquesde la maternité

Au départ de sa grossesse, la mère est habitéenon pas d’un enfant mais d’un événement.Aucune mère n’oublie sa grossesse et sonaccouchement. Souvenir non pas d’une datemais de ce qui fait date : un corps fécondant.

Cette période pour laquelle j’ai repris une tempo-ralité trimestrielle en référence au découpagemédical de la gestation, possède un rythme, unetemporalité, des représentations propres àchaque trimestre. La préhistoire de l’enfant com-mence par des mots d’avant sa conception, parla rencontre des désirs parentaux, et se poursuitdans ce temps de la grossesse, scandé par uncorps se transformant. Les trois grands temps dela naissance psychique, je les ai dessinés au fildes mots de celles que j’ai rencontrées durantdes années de pratique clinique, en observant etécoutant leurs corps ambivalents, souffrant,désirant, parfois au bord de leur propre faillite.

J’en ai retenu comme élément de prévention etde surveillance psychique de la grossesse laconstruction de la représentation de l’enfant6.

Le premier trimestre: l’état d'être enceinteLe premier trimestre ouvre sur l’état d’êtreenceinte qui relie la femme à un corps fécondanthabité. Il ne s’agit nullement de l’attente d’unenfant mais plus exactement d’un «état d’être».La métamorphose corporelle est bien intérioriséedans le changement propre de la femme d’unpoint de vue psychique, mais il n’y a pas de repré-sentation d’enfant. Les femmes parlent de leurventre, de leurs états, de leurs maux de corps, et

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6 S. Marinopoulos, «Dans l’intime des mères», Fayard 2005.

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d’être qui vient couper le corps éprouvé du corpspensé, et cela peut se voir très précocement.Nous devrons être attentifs à cette absence deressentis éprouvables et formulables.

Le deuxième trimestre: l’attente d'un enfantLe deuxième trimestre voit naître l’attente d’unenfant qui se caractérise par la représentation del’enfant et les émergences fantasmatiques etimaginaires qui l’accompagnent. Dans cettepériode, l’enfant est examiné en le corps de samère, et les explorations guettent sa bonnesanté. Ce bébé virtuel porté par les pensées deses deux parents accompagne le bébé réel, dechair, niché au creux du corps de sa mère.

Lors de ce trimestre, une faille dans la représenta-tion de l’enfant peut avoir des incidences gravessur la construction future du lien à l’enfant réel. Ils’agit par exemple des annonces de handicap quidemandent des examens complémentaires envue de s’assurer de la réalité des craintes médi-cales, mais qui par la suite révéleront un enfanten bonne santé. Pendant la période d’attentedes résultats, les parents nous témoignent d’unmécanisme de protection face à la douleur d’unepossible mauvaise nouvelle confirmée, à savoir :couper toute pensée avec l’enfant attendu.

D’un point de vue psychique, ils provoquent unerupture dans le lien fantasmatique et imaginairequ’ils avaient élaboré et qui inscrivait l’enfantdans sa lignée familiale. Cela revient à arrêter dele nourrir affectivement. « Il y a alors un mécanismede clivage qui s’opère mettant en scène unenfant réel qui se développe en dehors de larêverie de sa mère et de son père. Cette effrac-tion dans la fantasmatique maternelle lors dudéroulement de la grossesse entrave la capacitéde rêverie (selon Bion) de la mère, provoquant unétat de sidération, empêchant par la suite ledéveloppement de la capacité de préoccupation

perdue dans des pensées le concernant, etquand elle pose son regard sur ses enfants réels,elle devine à travers eux ce qu’ils possèdent del’absent. Cette situation rend folle et elle n’estpas loin de le devenir, lorsque je la rencontre pourla première fois.

Dans la clinique des infécondités, il n’est pasrare de retrouver parmi les antécédents une inter-ruption de grossesse certes volontaire maisinsupportable d’un point de vue psychique, carjustement l’enfant était né dans la tête de samère. Le corps en devient ensuite infécond pourdes raisons psychogènes, laissant la femme dansla détresse entre cet impossible enfant tant espé-ré et celui qui aurait dû être autrefois, dont elle n’apas fait le deuil, culpabilisant sans interruption.

C’est également dans les grossesses chez lesfemmes au profil carentiel parfois maltraitant quenous retrouvons des représentations d’enfantextrêmement précoces. La grossesse n’est pasencore confirmée qu’elles parlent déjà de l’en-fant. Enfant réparateur qui, une fois né, devientvite persécutant puisqu’il ne peut rien pour répa-rer l’histoire passée défaillante, et son impuis-sance sera totale pour l’histoire à venir.

Dans le contexte de déni, aucun maux du corpsne sont repérés. Les femmes d’ailleurs ne consul-tent pas dans cette période de la grossesse tropprécoce. D’ailleurs nous ne parlons pas de dénidans les trois premiers mois de grossesse, consi-dérant que le déni n’est existant qu’après lepremier trimestre. C’est comme s’il y avait unespace de tolérance accordé aux femmes pourqu’elles se disent enceintes.

Or, dans le déni, nous sommes face à l’absencede prise de conscience de manifestations ducorps se transformant. Il est lié non pas à unnombre de mois sans déclaration, mais à un état

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Mais dans le cas présent, le médecin a oubliéque « le cas clinique» était Brigitte, une femme enchair et en os en face de lui. Lors de l’échogra-phie qui dura fort longtemps, un silence terriblerégnait dans la pièce pour enfin entendre qu’il yavait un problème au niveau du cortex et qu’iln’arrivait pas à repérer la substance grise avec sasonde. Après de multiples tentatives, il décided’arrêter l’échographie et propose à Brigitte derevenir dans huit jours. Huit jours, soit une éterni-té. Une mère suspendue à l’annonce d’un dramepossible mais pas certain. Que dire de plus? Quepenser de cette attente proposée? Brigitte esteffondrée et repart sous le choc de l’annonce.Elle s’arrête alors au niveau de mon lieu deconsultation à la maternité et demande à pouvoirêtre reçue. Là, elle se vide littéralement, se lais-sant aller à évoquer le choc, la peur, le terribledestin de mère qui la poursuit et son incapacité àprocréer normalement. Du bébé elle ne dira rien,plus rien, elle qui était si volubile à son sujet. Lelien est rompu entre eux, la confiance aussi.Brigitte ne peut plus penser, ne peut plus porterson enfant dans sa tête. Ces mots qui coulentont valeur d’une grossesse qui s’interrompt natu-rellement. Elle perd les mots comme on peutperdre les eaux, mais c’est si tôt. D’ailleurs sarespiration est devenue difficile. Le souffle coupé,elle a du mal à reprendre le rythme pourtant sinaturel de l’air qui vient la faire vivre et faire vivreson enfant.

Huit jours plus tard, Brigitte est là, fidèle au ren-dez-vous. Les nouvelles sont meilleures. Fina-lement, le spécialiste voit bien la substancerecherchée dans le cortex mais cette fois il latrouve légèrement trop épaisse. Un millimètre detrop; là, il propose à Brigitte avant toute conclu-sion définitive, d’exposer «son cas» le soir mêmeen urgence, dans un staff spécialement réuni àcet effet. Là viendront des spécialiste de pédia-trie, d’obstétrique, et autres… Il ne reste plus

maternelle primaire» (Winnicott7). Nous retrouvonsces parents généralement après la naissance del’enfant, dans des demandes de soins psychiquesau regard d’une relation difficile avec l’enfant.

Telle Brigitte8 qui attend son troisième enfant.C’est une jeune femme dynamique qui a eu desantécédents médicaux avec ses deux premièresgrossesses, expliquant une surveillance pointuede cette troisième grossesse. Les deux premiersenfants ont présenté des problèmes de santé.Pour l’un, il a fallu des interventions chirurgicaleset pour l’autre des soins pluridisciplinaires auregard d’un retard global de l’enfant. Pour cettetroisième grossesse, nous pouvons imaginer quetout le monde est vigilant, médecin, futur père,future mère. Après cinq premiers mois sansencombre, c’est détendue que Brigitte se rend àson échographie, et quelques jours avant, lorsd’un rendez vous, elle me confiait que c’était lapremière fois qu’elle se sentait bien à ce terme degrossesse. Elle faisait plaisir à voir et sa sérénitéparaissait de bon augure.

L’accueil du médecin a été courtois sans expan-sion ni attention particulière au regard de sonpassé médical. Il l’a fait s’installer confortable-ment en vue de l’examen, le tout dans un silencecomplet. Mais dès les premiers mots, Brigitte s’estsentie blessée par la manière dont le médecins’est exprimé. Au lieu de la nommer par son nompour la présenter à l’interne présent lors de cetexamen, il a énoncé «nous avons donc déjà eudeux enfants, le premier atteint d’une pathologiecardiaque et le deuxième d’un retard global…» surun mode très universitaire qui décrit un cas clinique.

7 I. Allard et S. Marinopoulos, «Prise en charge psychanalytique des toutpetits», mars 2003, Confluences, numéro 57.

8 S. Marinopoulos, «Dans l’intime des mères», Fayard 2005.

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cultés à transmettre leur état d’âme à leurconjoint, alors que l’entente conjugale est trèsbonne. Elles ne trouvent pas les mots car elles nesavent pas exactement ce qui ne va pas. Letrouble de la représentation de l’enfant n’est pasun mal que les mots peuvent définir. Il est d’ail-leurs difficile d’écrire sur ce trouble méconnu.L’absence de représentation est ce dont souffrele déni. Le passage par l’histoire de Brigitte veutrendre compte des troubles de la représentationqui peuvent surgir à tout moment.

Transmettre sur cet état est un vrai défi, tant ledéni est un phénomène hors les mots.

Brigitte a stoppé son appareil à penser et elle alâché son fœtus, coupant le lien psychique quiles reliait l’un à l’autre. Cette rupture est inodore,incolore, silencieuse, et elle échappe à la sondeéchographique qui ne peut pas rendre compte enimage de ce mal. Pas d’image pour la pensée quiagonise, elle est là et ne se voit pas. La mèrecesse de nourrir affectivement son enfant. L’ap-pareil à penser de la mère, en cessant touteproduction d’image, cesse d’être en lien avec sonfutur bébé et, dans certains cas, c’est dramatique.Dans le cas du déni, tant qu’il n’y a pas de levéede ce mécanisme, il n’y a eu aucune représen-tation d’enfant. Nous sommes face à une non-grossesse, un non-événement. Il n’y a donc pasd’enfant, pas de mise en route d’une penséeconsciente sur un état psychologique mettant enscène des personnages familiaux générationnels.

C’est comme si il ne se passait rien. D’où le chocde l’annonce qui demande alors à la femme deconstruire en un temps extrêmement court unegrossesse, alors que l’enfant est déjà présentdepuis cinq, voire six mois. Le délai avant la nais-sance est bien court pour réaliser le sens decette annonce qui a des allures traumatiques.

qu’à attendre. Ce ne sera pas long car dès le len-demain matin, les résultats de ces réflexionsmènent à des mots rassurants. Un des collèguesconvoqués dans ce staff a rappelé la genèse deces explorations échographiques et leurs inexac-titudes encore aujourd’hui. Il a proposé de resterdans le chemin du bon sens et de ne pas sur-ajouter d’inquiétudes là ou il n’y a pas lieu d’enavoir. Pour lui, ce fœtus va bien et correspondaux normes en vigueur. Rassuré ou contentd’être épaulé face au doute qui l’a envahi, lemédecin de ma patiente s’est rangé à son avis.C’est avec satisfaction qu’il annonce cette bonnenouvelle à Brigitte, persuadé qu’il ne lui resteplus qu’à finir sereinement ces trois derniersmois de grossesse.

Et Brigitte n’a pas le choix. Elle ne pourra riendire de ce qu’elle vient de traverser, muselée parun sentiment violent d’un impossible à dire faceà « des bonnes nouvelles». Que serait unefemme qui se plaindrait de nos techniques, deleur puissance et de leur capacité à nous ras-surer, sinon une ingrate? Et Brigitte ne veut pasêtre de celles-là. De plus fonctionne dans cesmoments le phénomène bien connu, dans lesmaltraitances, à savoir qu’en se plaignant,l’agressé devient l’agresseur. Cette identificationà celui qui peut blesser l’autre est impossibled’un point de vue psychique, tant la victime estencore aux prises avec sa souffrance. Les motsne peuvent alors se dire, il ne reste que le silen-ce et le repli sur soi. Brigitte ne peut qu’aller bienet plus rien ne peut faire de l’ombre à cette gros-sesse jugée par le corps médical normale. Lesmois qui lui resteront seront terrifiants, mais celane se verra pas. Même à son mari, elle aura dumal à parler de ce voile qui envahit depuis sespensées.

Les femmes témoignent souvent, dans des situa-tions analogues à celle de Brigitte, de leurs diffi-

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chique inquiétant de décompensation, parfoisinterprété un peu hâtivement comme le babyblues. Or ces contextes traumatiques deman-dent un soin psychique immédiat et rapproché.

Dans le cas du déni, l’approche imminente del’accouchement est un contexte de risque réelpour la naissance. C’est ce à quoi nous assistonsdans les infanticides. Situations où l’enfant décè-de de ne pas avoir existé dans la tête de sa mère.L’enfant va naître sans être attendu. Privé de saqualité d’être humain en devenir, il meurt de nepas être. La mère, surprise par les douleurs del’enfantement, tente d’annuler l’acte, de faire taireles bruits de la vie, se défendant de l’intrusionintense de cet événement qu’est la naissance. Enannulant la naissance, elle annule l’enfant, ellel’empêche d’être afin qu’il reste ce qu’il était, unnon-être. Mais il est bien né, et le corps de la viequi n’est plus est là, gisant dans une réalité ter-rible. L’enfant est mort, elle ne le voulait pas, lui,pas plus que la mort. Alors elle le conserve, témoind’un acte qui un jour se révélera. Certainesfemmes gardent l’enfant dans le congélateur,provoquant notre effroi. Garder la vie morte pourgarder l’existence de l’acte? Garder près de soile témoin de sa souffrance si prête à se dire etencore incapable de parler, seulement de se lais-ser mettre au jour plus tard, quand un autre quesoi fera la macabre découverte.

À la lumière de ce processus complexe qu’est lamaternité, nous affirmons que le soin psychiquedurant la grossesse demande de prendre soindes pensées des mères et de se pencher sur lesreprésentations qui les habitent en vue de préve-nir des difficultés à venir. Naître mère, c’est untout. Pouvoir au fil des mois se penser en étatd’être enceinte, puis penser à l’enfant attendu,pour ensuite le projeter dans la séparation descorps. Tous ces processus psychiques mettenten scène une vie psychique faites de conflits, de

Bien souvent, le futur père est également sous lechoc de l’annonce, se sentant trahi par safemme, refusant de croire qu’elle ne se savait pasenceinte. Le couple est vulnérabilisé, fragilisé.Avant même la naissance, cet enfant inattenducrée un climat complexe, de doute, de suspicionet de perte de confiance en soi et en l’autre.L’étayage social et psychologique aura une placeprépondérante et devra prendre une allure demise à disposition des professionnels. Être là,non pas pour surveiller mais pour soutenir, est laposition nécessaire dans cette période que lescouples traversent.

Le troisième trimestre: l’attente d’unenfant dont la femme va se séparerCe trimestre aborde l’acte de naissance et l’inévi-table séparation des corps et des êtres.

Ces derniers mois voient l’enfant dans un rythmede vie intra utérin différent de celui de sa mère.Elles disent elles-mêmes «quand je dors, il n’ar-rête pas de faire la fête» ou bien encore «quandje suis calme, c’est là qu’il décide de bouger»,annonçant leurs perceptions d’une diffusion qui senomme d’abord dans des différences de besoinsbiologiques. La préparation à l’accouchement estun exercice tant physique que psychique. La miseen mots et en images des corps séparés renforcel’enfant dans son statut d’être différent, dont ilfaut se séparer. La démonstration mimée, durantune séance de préparation, d’une scène de nais-sance où on voit un enfant sortant du bassin desa mère, est un exercice de mise en images de laséparation, tout à fait fondamental pour le pro-cessus psychique mis en œuvre.

Parfois ce travail mental de mise en images de laséparation n’a pas pu se faire, et nous voyonsdes femmes en état de choc suite à la naissance,comme si elles étaient projetées dans cette partirreprésentable, les conduisant vers un état psy-

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parallèle que l’autre ne voit pas, alors que sonentourage tente de l’en alerter. Ne pas vouloirreconnaître la réalité arrive chez une personnalitédont la structure psychique n’est pas à mettre endoute.

Le déni protège de l’angoisse. L’angoisse naîtd’un trop plein psychique qui entraîne une souf-france massive. En niant la réalité, le Sujet psy-chique évite de contacter sa souffrance, se placeau-delà.

Comment penser sur ce premier paradoxe quivient signifier clairement qu’on peut nier la réalitéet posséder une structure névrotique tout à faitapparente? Ainsi la psychopathologie du déni degrossesse est encore aujourd’hui recouverte d’unvoile, lié en particulier au peu d’écrits et derecherches faites à ce sujet.

Naïma Grangaud9 dans un article nous rappellequelques éléments historiques notamment avecles premiers constats au XVIIe siècle du docteurMauriceau qui faisait déjà part de certainespatientes qui, durant leur grossesse, continuaientà avoir des saignements qui venaient entraverla conscience de leur état. Puis on retrouve auXIXe siècle les observations cliniques du DocteurMarcé à propos de femmes hospitalisées, qui sontenceintes et qui n’en ont pas conscience.

Parmi les quelques recherches récentes, notonscelle de Pierronne, Delannoy, Florequin et Libert,quatre spécialistes de la psyché qui ont dégagédes observations à partir de 56 cas étudiés. Leurétude s’est réalisée à partir de deux maternitésdu département du Nord. Ils ont noté que cessituations étaient étiquetées «grossesses non

fantasmes, d’histoires oubliées. Ils sont commedes organes dont il faut prendre soin. Organesvirtuels que sont les pensées parentales dont ilfaut éviter les failles dans un souci de préventiondu lien parent-enfant. Le déni, par son mécanis-me de suppression de la représentation de l’en-fant, retiendra donc toute notre attention.

Le déni dans la littératurepsychiatrique

Le terme déni de grossesse est apparu assezrécemment dans la littérature psychiatrique puis-qu’il commence à être évoqué dans les années1970. Il est reconnu comme un symptôme assezfréquent et chez des femmes qui ne présententaucun trouble psychiatrique. Cette observationest tout à fait fondamentale et rappelle que cephénomène du déni, bien que pathologique habi-tuellement par sa défense massive envers la réa-lité, prend une allure névrotique dans le cas de lagrossesse. C’est comme si soudainement le psy-chisme recontactait un mécanisme de défensebien connu de l’enfance, qui s’efface normalementau profit de la naissance du Sujet social qui refou-le ses pulsions. Et en refoulant, il reconnaît la réa-lité, la prend en compte, accepte de réfréner sondésir pulsionnel et donc supporte la frustration, auprofit de la relation sociale et de ses bénéfices.Très clairement, nous pouvons convenir que« faire comme si la réalité n’existait pas » n’est pastout à fait «normal» chez une personne adulte,ayant acquis la capacité de refouler. Mais qu’est-ce qui est normal? Personne n’est à l’abri d’avoirrecours à un processus de déni ou de dénégation(je sais mais je ne veux pas savoir) pour sa propreprotection, pour éviter de souffrir. Tel le parentd’un adolescent au comportement addictif quetout le monde a vu, sauf le parent lui-même. Oubien ces histoires de couple ou l’un a une histoire

9 Naïma Grangaud in «Perspectives psy», psychopathologie du déni degrossesse: revue de littérature, juin- juillet 2002.

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Le déni est contagieux

Le déni n’est pas réservé à un milieu social parti-culier et un contexte familial défini. Tous lesmilieux sociaux, toutes les tranches d’âges, toutesles constructions conjugales sont représentées.

Même dans le milieu médical circulent des his-toires qui le confirment. Tel ce médecin qui nousoriente une de ses proches pour une tumeurgrossissante et nous demande une intervention,alors que la jeune femme en question étaitenceinte de six mois. Longtemps nous avonsparlé de la belle tumeur, riant de notre collègue,pour nous défendre de la dimension anxiogènede la situation. Car nous sommes en partieconscients que personne n’est à l’abri d’uneerreur de diagnostic dans des cas comme celui-ci. En effet, la façon dont les femmes décriventleurs symptômes influe sur le jugement de leurinterlocuteur. Elles sont tellement empreintes deleur déni, le corps et la psyché sont tellementsoudés que rien de rationnel ne peut conduire leprofessionnel consulté sur des signes de gros-sesse éventuelle.

Même les proches sont hors de la pensée d’unegrossesse. Bien des familles se sont ainsi trou-vées au pied du lit de leur fille, belle-fille, sœur,cousine, abasourdie par la réalité de l’enfantvenant de naître. Tous se sentent mal à l’aise,eux-mêmes dans une incompréhension face àleur propre cécité.

Quant aux pères, qui sont présents dans plus de50% des cas, ils sont particulièrement perturbéset sidérés par ce qu’ils vivent et l’annonce est unchoc. Ils se sentent le plus souvent trahis, retour-nant l’agressivité qui les envahit sur leursfemmes qu’ils soupçonnent d’avoir voulu leurdissimuler la vérité. Car s’ils s’accordent le droitau déni, ils ont du mal à l’accepter pour leurs

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suivies non déclarées» et qu’elles étaient traitéesuniquement sur un versant social. Ils ont pudémontrer que le déni n’était pas de la dissimula-tion, ce qui est un point fondamental à réaffirmersi nous voulons avancer dans la prise en chargede ces femmes. Le respect de leur parole et notrecapacité à supporter la réalité de leurs proposauront un impact sur notre positionnement pro-fessionnel.

Sur les 56 femmes observées, 27 femmes ontdécouvert leur grossesse après 5 mois et 29femmes au moment de l’accouchement. Ilsnotent une moyenne d’âge de 26 ans avec desécarts d’âges allant de 16 ans à 44 ans. Auregard de la période étudiée, ils notent que cesdénis représentent 2 accouchements sur 1000,tout en tenant compte, disent-ils, d’un pourcen-tage supplémentaire de dénis avec lesquels ilspensent ne pas avoir été mis en contact. Cetteobservation démontre que le déni de grossesseest un phénomène peu parlé, certes, mais qui estune réalité courante en maternité. Ils distinguentle déni total et le déni partiel, notant les incidencessur la naissance, la santé du bébé et la capacitéd’adaptation de la mère à la présence du bébé. Ilsnotent que le déni ne conduit pas toujours à l’in-fanticide et introduisent bien ce terme de dénidans une complication de la grossesse qui méritetoute notre attention, en vue d’être préventifs etfidèles à une notion de santé publique. Ils nousincitent à repérer précocement ces situations afind’éviter les risques réels physiques et psycholo-giques pour la mère et pour l’enfant.

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C’est comme si le corps, telle une cocotte minute,sous la pression d’une histoire qui ne pouvaits’avouer, se déclare dans le corps, en vue depermettre au Sujet psychique de l’énoncer. Parlerle corps en vue de parler les mots. Une grossesseinattendue ne devrait pas être dite non désiréemais non souhaitée. Le désir est par essencehabité d’inconscience et donc acteur de ce qu’ildéclenche. Ce n’est pas parce que nous n’ensommes pas conscients que nous ne sommespas à l’origine de ce que nous traversons.L’enfant du déni est absent de la penséeconsciente de sa mère, de son père, de ceux quiles entourent, mais il a été conçu par eux, Sujetsde leur histoire, qui dans un dialogue silencieuxont donné corps à leur désir.

Le souhait est dans sa fonction consciente, celuiqui pense sur ses actes peut les projeter et doncles programmer. Le souhait raisonne, pendantque le désir est aux prises avec les résonancesde son corps. La grossesse dans sa dimensionimprévue n’a pas été souhaitée, certes, mais elleest désirée, tel un langage de l’histoire de l’intime.Le Sujet possède un corps qui justement véhicu-le cette histoire qui doit d’une façon ou d’uneautre posséder sa propre narration.

La narrativité corporelle est dénuée de mots maispas de signifiants. Une vie qui se déclencheémane de deux corps désirant. Homme etfemme sont à l’origine de cet être qui aura undevenir s’ils le projettent dans une pensée qui luidonnera vie. Privée de pensée, la grossesseimpensable peut rendre l’enfant absent et sa viesera en danger.

La vie d’un Sujet psychique est une alternanced’actes que nous posons et de passages à l’acteque nous subissons comme un échec du refoulé,qui a perdu sa fonction contenante.

femmes, considérant que le passage par le corpsest la preuve incontestable qu’elles auraient dûsentir quelque chose. Ils sont dans un état degrande souffrance, contenue et masquée par unesidération qui les empêche dans un premiertemps de réfléchir à ce qui leur arrive. La présencebienveillante des professionnels, leur capacité àévoquer d’autres situations similaires les rendantmoins isolés dans leur vécu, jouent un rôle fonda-mental. Savoir que d’autres couples ont traverséune épreuve identique leurs permet un débutd’acceptation de leur propre situation. Le bébévenant de naître, quant à lui, n’est pas l’objet deleur agressivité et généralement il est vu et décritcomme innocent dans cette histoire. «Il y estpour rien, lui », me dit un père en regardant avectendresse l’enfant venant de naître. Si conflit il ya, c’est avec la mère, et parfois le couple ne seremet pas de cet événement, allant vers uneséparation. L’enfant, dans ce cas de figure, restetoujours avec la mère.

Le déni à l’épreuve du psychisme:quelles hypothèsespsychopathologiques?

Une grossesse non désirée ne veut pas diregrand-chose car le désir, dans sa caractéristiqueoriginaire, peut créer une ébauche de vie, tel unincorrigible bavard qui a quelque chose à signi-fier. Le désir-histoire se compose au fil des ans,et même avant les ans du Sujet lui-même, puis-qu’il est héritier de ceux qui l’ont précédé, et qu’ils’inscrit dans la liste de ceux pas encore nés quivont lui succéder. Le désir ne possède pas laqualité de la neutralité, il est dans l’histoire, il estl’histoire et il y laisse sa marque. Quand il vientainsi signifier un pan de la vie du Sujet, c’est qu’ilénonce son discours sur l’intime.

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porelles, et il est vrai que, jusqu’à présent, nousavions tendance à appréhender le déni de gros-sesse par le biais des infanticides.

Il est juste de le situer dans la psychopathologiede la femme enceinte, et de rappeler que le dénine fait pas naître systématiquement d’affectsdestructeurs et agressifs vis-à-vis de l’enfantcomme nous avons tendance à le penser.D’ailleurs, pour les dénis partiels, qui sont levésdans le courant du deuxième trimestre, la phasede sidération de l’annonce passée, les femmesarrivent à entrer en contact avec leur futur bébé.Les interactions à la naissance sont ensuite sou-vent de qualité, mais elles demandent un soutiende réassurance en vue de permettre à la mère dese dégager de la culpabilité qui l’assaille.

Ce qui apparaît dans les récits exposés par lesfemmes ayant mené leur grossesse sous l’effetd’un déni partiel (jusque vers le cinquième, sixiè-me mois) lors des entretiens psychothérapeu-tiques, est la place de la relation œdipienne etl’effet d’un complexe d’Œdipe pas suffisammentélaboré.

Nous ne pouvons pas parler systématiquementde maltraitance avérée mais plus exactementd’une maltraitance psychique induite dans despositionnements parentaux inadaptés. Il s’agitessentiellement de contexte incestuel, avec despères défaillants, séducteurs et peu enclins àautoriser leur fille à entrer dans une vie affectiveextérieure à eux.

Mais il est nécessaire de dire que ces déborde-ments paternels ne sont possibles que dans unfonctionnement parental conjoint. Il s’agit doncd’un père qui veut séduire sa fille et qui le faitsous le regard aveugle de sa femme. Celle-ci,pour des raisons qui lui appartiennent, et qui ontdu sens dans son propre fonctionnement psy-

Sur ce sujet de la fécondation, les mises à dis-position de moyens de contraception pourcontrôler le corps fécondant, sont à l’origined’une intolérance grandissante à l’égard de ceux,surtout de celles, qui malgré la technique et l’in-formation, continuent leur vie de Sujet désirant. Ilest vrai qu’il est difficile de prendre consciencede l’inconscient et d’imaginer que le corps peutêtre un acteur à part entière dans ce refus oucette acceptation de la vie à venir. Comprendreque dans le refus il y une part d’acceptation etque dans l’acceptation, il y a du refus, signifiebien la part énigmatique et insaisissable de l’êtrehumain.

En maternité, la grossesse nerveuse et le déni degrossesse sont deux exemples flagrants de cesévocations. Tous deux viennent faire émergercette dimension complexe du désir, rendant lecorps complice de leur état.

Le déni de grossesse, parce qu’il est une non-prise de conscience de la grossesse, est untrouble grave de la représentation10 qui prive lamère d’une pensée sur son enfant. Ce symptômepeut avoir des incidences nocives sur la santé del’enfant et de la mère. La femme enceinteméconnaît son état, privant l’enfant de son exis-tence. Son corps, en ne manifestant pas samétamorphose, la trahit, devenant compliced’une psyché qui choisit de faire émerger unepart de son histoire, sans un mot. Cruelle mani-festation psychique d’une souffrance intime, pro-fonde, refoulée, indicible.

Le corps est-il coupable et la psyché incons-ciemment responsable? Le mécanisme psychi-que à l’épreuve possède une puissance peucommune, capable d’inhiber les perceptions cor-

10 Sophie Marinopoulos, «Dans l'intime des mères», op. cit.

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qu’elle tente de protéger des coups de la vie.Mathilde en devient effacée et soumise.

Dans les rendez-vous suivants, Mathilde seulen’est plus dans la position infantile de la premiè-re rencontre. Elle fonctionne dans un face-à-face,s’exprime clairement et peut commencer un tra-vail d’introspection. Elle effectue rapidement unematuration étonnante. Alors qu’elle se saitenceinte depuis quelques jours, elle est déjàcapable de se projeter dans la naissance. Elleaborde ainsi la question du jour de son accou-chement et me révèle «qu’elle aurait préféréaccoucher la semaine dernière car son père étaitabsent». Cette notion soudaine du père, qu’ellevoudrait absent, va dévoiler un éprouvé ancien,celui d’un passé inavoué. Elle nomme à ce sujetson malaise face à lui, qu’elle décrit comme unesensation plus qu’une émotion. La sensation estbeaucoup plus archaïque que l’émotion. C’est àpartir de la sensation que l’affect va prendre vieet corps. «C’est pas facile de regarder monpère… enfin je ne sais pas»… «Pour le bébé, ilest inquiet, il pense que je vais pleurer après l’ac-couchement… moi je sais que je serai soulagée,j’ai honte de le dire mais je serai soulagée».Premier lien d’une émotion contraire entre cellede son père et la sienne. Cette trace d’une toutepremière différenciation du père et de la fille vafaire naître un cheminement nouveau, l’éclosiond’un Moi qui se remémore. Son père sensoriel,archaïque dans sa pensée, le bébé à naître, etelle qui commence à «se souvenir», trois per-sonnages clés dans une histoire à construire.Son soulagement, dont elle a honte, comme pourtoute émotion qui est reliée aux souvenirs de sonpère, et les prédictions paternelles vont la conduireà associer des souvenirs qui vont se bousculer,se mélanger, créant une cacophonie visuelle. Lesentiment de honte en particulier, va avoir poureffet de faire levier et de déclencher un longmonologue sur ce sentiment qu’elle connaît bien.

chique, est touchée par la cécité. Elle ne voitrien,ou semble ne rien voir du jeu déplacé de sonmari. Elle prend une posture passive et ne protè-ge pas son enfant qu’elle livre à la séduction deson père.

L’enfant est alors aux prises avec un père auxcomportements excessifs et une mère en retrait,non protectrice (privée de sa fonction alpha).L’enfant est exposée à un couple parental quin’accède pas à sa fonction de soin, d’attention,de protection, de positionnement identificatoirenécessaire à la construction de l’enfant. Le pèreveut être un séducteur intemporel pour sa fille et lamère veut renoncer à son statut de mère œdipien-ne. L’un et l’autre «s’entendent» psychiquement,plongeant l’enfant dans une impasse psychique etdans l’espace d’un «non grandir». Les issues desecours sont bien peu nombreuses et toutes sontcoûteuses psychiquement pour l’enfant.

C’est le cas de Mathilde, cette jeune fille defamille aisée qui vient nous consulter à 8 mois degrossesse, après un déni jusqu’au septièmemois, et qui envisage d’abandonner son enfant àla naissance. Lors du premier rendez-vous, elleest accompagnée de sa mère, Marianne. Celle-ciest une femme élégante, simple et raffinée, trèsféminine. Elle contraste avec Mathilde dont lacoupe garçonne lui donne un air masculin… maissi la silhouette est masculine, les attitudes res-tent empreintes de féminité. Marianne est dignemais bouleversée.

Elle vient d’apprendre la grossesse de sa fille etreste envahie d’une hyper-activité pour l’aider.C’est une mère aidante et présente pour sa fille,une mère «pare-excitation» qui fait front et quiprotège sa fille comme elle semble l’avoir tou-jours fait. La consultation est déroutante tantMarianne prend une place de mère protectriceévoquant sa fille Mathilde comme une petite fille

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qui a fait le choix de rester seule, sans l’enfant,est repliée sur elle-même. Son acte posé, ellechoisit le calme du silence. Elle économise sespensées, ses actes, et semble vouloir se retrou-ver face à elle-même.

Son comportement de repli ne m’est pas incon-nu et rappelle le tout premier contact lorsqu’elleétait venue avec sa mère. Une consultation quiavait laissé planer au-delà d’une scène sereinemère-fille quelque chose d’un indicible qui nepouvait s’exprimer. C’était seulement du registredu «palpable» mais c’était là. Le repli de l’une etl’activisme de l’autre, chacune se défendantdans son vécu propre.

La naissance de Lucie va dévoiler en actes l’his-toire racontée par Mathilde. Nous allons durantl’hospitalisation de cette enfant être confrontéesà une pression réelle du père de Mathilde, jusquelà inconnu de nos services.

L’acte de transgression de son père, qui se vivaitcomme un éternel séducteur de sa fille, selon lerécit de Mathilde, devient cette fois réel et mesu-rable, auprès d’une autre petite fille, Lucie. Lebébé est hospitalisé en néonatologie, un servicetrès médicalisé dans lequel il est difficile d’entrersans l’autorisation du personnel. Il faut pour celaêtre le père ou la mère de l’enfant ou bien avoirl’autorisation de l’un des deux parents pour rendrevisite à celui-ci. Malgré toutes ces exigences, lepère de Mathilde arrive à entrer dans le service etpasser du temps avec l’enfant sans être inquiété,comme un père aurait pu le faire. Père de Lucieou père de Mathilde, même nos services s’y per-dent, tant il sait manier cette confusion. Maismonsieur n’en reste pas là et le jour-même decette visite interdite, il trouve le numéro de télé-phone du service d’adoption qui va accueillirLucie et les appelle, demandant à adopter lebébé.

Tout ce qui a trait à son identité sexuée est dansun premier temps interdit de parole. Mais l’imagerevient vite et en particulier celle de son allureenfantine de garçon manqué ainsi que son extrê-me pudeur. Elle la relie aux sentiments, aux émo-tions, à son intimité qu’elle ne peut partager«surtout pas avec son père» (mimique de dégoût,de rejet) ; «avec sa mère c’est plus facile», mêmesi les moments de confidences sont rares et elleles recherche peu.

Pour Mathilde, en dehors de sa volonté consciente,les processus de sa vie psychique préœdipienne etœdipienne se sont déroulés selon une logiquequi s’en tient à une économie psychique éclai-rante, premier révélateur d’une part de ce qu’ellevit aujourd’hui.

Elle semble avoir fait le choix de se dégager ducomportement intrusif et séducteur de son père,en refoulant son amour pour celui-ci, transfor-mant ce complexe œdipien en fixation œdipien-ne érotisée sur sa mère… Elle se déguise, prendune image enfantine masculine… se travestitmais reste très fille… L’attachement à son pèrese désexualise en idéal. Elle brouille les jeuxd’identification, semblant tantôt pencher pourson père, tantôt pour sa mère. Oscillation qui larend insaisissable, la protège et alimente soncaractère égocentrique. Son narcissisme s’entrouve comblé. Elle peut jouir sans risque, tout aulong de sa vie psychique enfantine, de ses effetsde séduction sur son père et sa mère, avec leurindulgence ou plutôt l’absolution de l’un et del’autre. Attitudes paternelle et maternelle, tropcontents de pouvoir rester inconsciemment (sansnul doute) fidèles à leur propre fonctionnementpsychique, leurs aïeuls dans leur poche, ils vontbon gré mal gré se satisfaire de cette vie.

Puis vient l’accouchement de Mathilde. Lucie, safille, naît en pleine forme. De son côté, Mathilde,

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Le père réel de Mathilde, mari réel de Marianneest le troisième personnage qui nous manquaitdans la réalité du premier acte, la premièreconsultation. Il était resté à cette époque àl’écart, laissant la naissance arriver. Depuis queLucie est née, le voilà omniprésent et il tient àfaire valoir ce qu’il considère être son droit. Maisau-delà de cette réalité où il occupe une placecontestataire et revendicative, il est aussi unpersonnage psychique volage, qui butine sesfemmes sans jamais les toucher. Le jeu n’est pasréel, il est dans cet espace ou la pensée est reine.Ce monde de pensées lui appartient. Là, leslimites sont inexistantes, ce qui lui permet d’êtretout à la fois père, mari, amant.

Le dernier passage à l’acte de son père a produitsur Mathilde une sorte de trop-plein émotionnelqu’elle n’est plus en mesure de canaliser, d’autantplus que son cheminement psychique engagétous ces derniers temps l’a conduite vers un nonretour. Sa maternité est le signe d’un renonce-ment de cette vie familiale.

Ainsi l’histoire de Mathilde se narre en deuxdimensions: la dimension de la réalité, celle àvoir « il était une fois une petite fille riche, aiméeet adulée»… ou bien la dimension psychique,obscure: « il était une fois une petite fille prison-nière de son papa et de sa maman»… La pre-mière histoire, celle qui se voit, de jeune fillegâtée dans un milieu aisé avec des parentsaimants et présents, a compliqué la possibilité decompréhension de son acte.

D’une façon générale, la partie visible de la vied’un individu nous fait oublier les enjeux psy-chiques. C’est d’autant plus vrai quand il s’agitd’un abandon d’enfant. Si les parents semblentpeu capables de s’occuper d’un enfant, la sépa-ration qu’ils envisagent nous soulage. Quand lesparents renvoient une image proche de la nôtre,

Mathilde, aussitôt prévenue par le service lui-même, est bouleversée et désœuvrée par cetteultime tentative de la part de son père d’occuperune place qui n’est pas la sienne. La mère deMathilde, que nous avons vue si active à plu-sieurs reprises, devient alors inexistante.L’activité fait place à l’inertie. Du désir de sonmari d’être le père de l’enfant de sa fille, elle nedira rien. De même, elle ne s’offusque pas destransgressions multiples qu’il met en actes,envahissant l’intimité de sa fille, rien ne semblantpouvoir l’arrêter. Ces père et mère avancentensemble dans la même direction: s’ignorent-ils? A moins qu’ils ne se guettent? Le sentimentle plus fort est celui d’assister à un balai virtuellonguement répété, parfaitement au point; chacunoccupe une place qui vient combler ou sacrifiersuivant le personnage évoqué. Docteur Jekill etMister Hyde, les dualités paternelle et maternellene cessent de mettre en acte une histoire quine demande qu’à se poursuivre. Et ces compor-tements paternels sont des véritables signesd’appartenance dans la famille de monsieur.Mathilde dira de la lignée paternelle «son frèreest comme ça, son père l’était aussi». Notonsque du côté de monsieur aucune fille n’est mère.Toutes depuis trois générations sont soit céliba-taire et sans enfant, soit elles vivent des amoursinavouées et n’ont pas d’enfant. Ainsi Mathildeest la première fille dans la lignée de son père àdevenir mère.

Au fil de ce court temps d’hospitalisation deMathilde et de Lucie, ce père devient gênant auregard de tous. Il conteste, menace, se plaint, cri-tique, fait du chantage à sa fille. Son souhait estsimple : il adopte ce petit enfant, sa petite-fille, ettout rentre dans l’ordre. Quant à sa fille, il lui pro-met de la laisser libre d’organiser ses projets. Ilrestera présent pour elle et ses besoins finan-ciers pour ses projets futurs.

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aujourd’hui, est incapable de lui témoigner desgestes d’affection. Cette patiente ne peut d’ail-leurs pas dire clairement ce que sa mère ressenty compris dans ce douloureux contexte d’infanti-cide. Lors des parloirs, mère et fille se regardentle plus souvent silencieusement et échangentdes regards peu évocateurs.

Mais la patiente se souvient qu’il en était ainsiquand elle était enfant. Elle garde par exemple lesouvenir d’une vie sans événement particulier, oùchaque jour se suivait sans que le temps occupeune fonction particulière. La famille n’imaginaitrien en termes de projet, rendant le tempsimmuable, obsolète. L’absence de capacité d’an-ticipation et de représentation occupe une placecentrale dans les entretiens et se retrouve dansun fonctionnement familial.

Pour exemple cette autre patiente incarcérée elleaussi pour infanticide, qui évoque les grossessesde sa mère, jamais parlées dans la famille, livrantles enfants aînés à l’arrivée soudaine des plusjeunes. La naissance n’était pas considéréecomme un événement qui s’annonce et s’énon-ce. L’enfant arrivait après une grossesse nondite. Il n’y avait pas de situation de déni mais uneabsence de langage entre les membres de cettefamille.

Ce sont des femmes qui se décrivent commeayant été des enfants discrètes, assez secrètes,peu exubérantes. Elles sont le plus souvent défi-nies ensuite par leur entourage comme desfemmes sans histoire, et ce statut de normalitérend d’ailleurs le déni encore plus surprenant auxyeux de tous.

nous sommes peu enclins à comprendre. De lalevée du voile de cette histoire, nous pourrionsespérer, comme il en est coutume à chacunede ces situations, que la mère change d’avis etqu’elle garde son enfant. Mais rien n’y fait.L’amorce de ce travail psychique est si neuf et sifragile que Mathilde n’envisage pas de changerde décision. La vie, sa vraie vie, est ailleurs, endehors de tous ces acteurs. C’est une souffran-ce terrible pour elle, mais l’intérêt commun dechaque protagoniste repose sur cette séparation,y compris « l’intérêt de l’enfant».

Mathilde, par cette maternité écourtée, en renon-çant à cette enfant, renonce à être l’enfant del’inceste de sa mère puis de son père dont elle futl’éternel objet d’amour, enfant œdipien déguiséqui n’avait rien trouvé d’autre pour se dégagerde son emprise. Mathilde se libère sur un modecoûteux de sa famille qui, derrière un schémaclassique de famille heureuse, dévoile un fonc-tionnement troublant.

Dans les cas de déni massif et en particulier ceuxqui ont conduit à un infanticide, nous observonsque le déni prend racine dans les liens précoces.En effet, nous repérons lors d’entretiens psycho-thérapeutiques la description de comportementsqui mettent à jour un contrôle massif des affectset ce précocement, et qui viennent dans uncontexte familial où l’expression émotionnelle estréduite au minimum, voire inexistante. Nous pou-vons parler de pauvreté affective, d’élaborationfrustre du contenu émotionnel relationnel. Cetteobservation ne met pas en cause l’amour queparents et enfants peuvent se donner, mais plu-tôt l’impossibilité de donner à cet amour uneexpression affective repérable et décodable parles membres de la famille.

C’est ce que témoigne cette femme en notantlors d’une entrevue comment sa mère, encore

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régime fatiguant et je me suis dit qu’il m’avaitsûrement détraquée». D’ailleurs, elle affirme quedurant tout l’été, elle est partie faire de l’endu-rance et qu’il y a quelques semaines avant notrerendez-vous de ce jour, elle participait à unecompétition sportive. Elle était alors enceintesans le savoir de 8 mois ! Nous pourrions nousremémorer nombreuses histoires, toutes aussisidérantes les unes que les autres.

Mais ce qu’il est surtout important de retenir,c’est comment la soudaineté de l’annonce obligela femme à accepter le processus maturatif de lagrossesse en un temps extrêmement court. C’estparfois si difficile que les femmes, tout en ayanteu l’annonce avec des preuves de leur état àl’appui, continuent une forme de déni, refusantd’accepter la réalité. Il en est ainsi de Clarisse:« je ne peux pas être enceinte », me dit-elle en metendant son test de grossesse et l’échographiequi fixe la date de son accouchement dans troissemaines.

Les premières rencontres avec ces femmes quinous consultent ont souvent cette tonalité. Leursentiment d’être dans un monde impensable lesmet dans un tel état de sidération, qu’il crée lorsde ces entretiens une forme d’étrangeté trèsdéstabilisante pour le professionnel inexpérimenté.Il y a à la fois de l’illogisme et de la contradictiondans tous les propos qui accompagnent la levéedu déni. Il est nécessaire que le positionnementprofessionnel vienne soutenir le récit en incluantles résistances encore très actives du déni. Celaconsiste à pouvoir dire à la femme qu’on la com-prend et non pas «c’est impossible que vousn’ayez pas vu que vous étiez enceinte», doutantde la véracité de ses propos.

L’entretien doit prendre une allure d’étayage touten acceptant de suivre la pensée de celle quinous consulte, sans la devancer. Par exemple, il

Le corps dans le déni de grossesse

Le corps de la femme pendant le déni ne semodifie pas. La femme garde une silhouetteproche de celle qu’elle a habituellement. La mor-phologie ne change rien à ce constat. Desfemmes menues sont arrivées dans leur jeanmoulant, et ont accouché quelques heures aprèsde leur enfant, celui-ci, nous le verrons ayant unpoids tout à fait normal. Les femmes plus fortessont restées avec un corps rond mais n’ont pasprésenté un ventre proéminent comme le veutl’état de grossesse. Le corps de la femme sousl’effet du déni est un corps inchangé qui vientparticiper à la non prise de conscience de lagrossesse.

Mais aussi, ce corps ne connaît pas les mauxhabituels de l’état de grossesse. La femme conti-nue sa vie quotidienne, pouvant faire du sport àl’excès si telle était son habitude, ou des travauxfatiguant si son travail le lui demandait.

L’annonce de la grossesse a un effet immédiatsur le corps qui alors s’arrondit et peu enquelques heures devenir proéminent. Sidérationalors de la famille et des proches, qui assistentstupéfaits à une grossesse qui semble naître enl’instant.

Dans les consultations qui suivent la levée dudéni, nous assistons à un discours rationnel surdes manifestations qui auraient pu être une révé-lation de leur état. Pour exemple, Stéphanie, quiavait constaté une prise de poids mais elle l’avaitinterprétée au regard de son travail en boulange-rie. Ou bien encore Céline, qui n’avait plus sescycles, mais qui trouvait cela normal du fait deson angoisse depuis que son ami l’avait quittée.Quant à Florence, qui elle aussi avait constatél’arrêt de son cycle, elle affirme « je faisais un

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imaginable. Moment intense et pour la femme etpour le personnel présent.

Lorsque je vais la voir dans sa chambre, je ladécouvre seule, assise dans son lit. Vision trou-blante d’une jeune femme gracile, très pâle, sansdoute entre 25 et 30 ans. Sa blondeur, sa peaublanche, ses membres fluets, son ventre plat,tout m’empêche de faire le lien entre Ulysse, cebébé dodu, et cette femme, celle qui l’a mis aumonde, m’exposant un corps qui n’est pas celuid’une jeune accouchée. Défi ou provocation dela nature? Je sais depuis maintenant de nom-breuses années que cela arrive de ne pas sesavoir enceinte, mais malgré cela, il est desmoments comme celui-ci où je ne peux toujourspas y croire. Notre rencontre commence par unsilence que ni l’une ni l’autre ne voulons rompre,sentant que dans ce moment suspendu, nousallons à la rencontre d’une autre naissance, celledes mots en quête d’un début de compréhensionde cette histoire.

Cet extrait d’une situation vécue et racontéedans un ouvrage précédent11 veut illustrer la parténigmatique de ces naissances. Car comme lepetit Ulysse, de nombreux enfants naissent ainsisans aucune souffrance particulière, semblantavoir effectué neuf mois de grossesse clandestinesans incidences.

Malgré la satisfaction de voir ces enfants en bonnesanté, les questions demeurent: comment l’enfantse positionne-t-il dans l’utérus? Comment sup-porte-t-il de ne pas être? Que pouvons-nousconstruire comme récit de sa vie intra utérine?

Ulysse ne parle pas et semble plutôt, comme sescongénères, vouloir démontrer une normalité

est nécessaire de ne jamais évoquer la notiond’enfant tant que la femme ne le fait pas elle-même. Il nous faut suivre ses mécanismes demise en images, de représentation, les solliciteret favoriser une pensée évolutive pour la femme.Le professionnel accompagnant ces femmes doitpouvoir être telle une mère winnicotienne, bien-veillant et soutenant en proposant son appareilà penser à celle qui est momentanément privéedu sien.

L’enfant du déni

Le petit Ulysse est un enfant magnifique. Néà terme, ses mensurations de «bébé de rêve» –3,4 kilos pour 53 cm – renvoient une image depoupon idéal, digne de figurer dans les maga-zines pour parents. Il est la coqueluche du ser-vice et sa beauté le relie à tous, mères et pèrespotentiels, fantasmant sur nos capacités de sub-stitution. Ma visite effectuée, je descends voir samère, celle qui ne veut pas le rester, refusant lelien juridique avec cet enfant, marquant son refusde poursuivre sa vie avec lui.

Je ne connais pas cette femme, je ne l’ai pas sui-vie pendant la grossesse. D’ailleurs, c’est unegrossesse non suivie, non déclarée. Cette jeunefemme est arrivée aux urgences avec des dou-leurs abdominales, inquiète à l’idée d’avoir unproblème médical grave. Elle a dû accepter l’an-nonce qui lui a été faite, à savoir qu’il s’agissaiten réalité des douleurs d’un accouchement etqu’elle allait avoir un bébé d’ici quelques heures.

J’ai en tête bien d’autres histoires comme celle-ci, où les femmes doivent à la fois accoucheret donc user de toute leur énergie en ce sens,tout en essayant de réaliser ce qui leur arrive.Moment d’une violence psychique difficilement 11 Sophie Marinopoulos, «Dans l'intime des mères», Fayard, 2005

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En conclusion,quelle prévention?

La prévention en matière de déni se situe dans laconnaissance de ce phénomène mais aussi dansnotre volonté de lutter contre nos mythes et noscroyances sur la maternité idéalisée.

Il est donc question d’ouverture sur ces phéno-mènes que l’on juge étranges et accepter que ledéni ne reste pas un tabou.

Le tabou, comme nos convictions, est un poison,une entrave au progrès dans la qualité de nosprises en charge.

Prévenir le déni, c’est pouvoir le penser. C’estpermettre que ce qui nous semble des faitsdivers dénués de sens devienne des parcoursparentaux chargés de signifiants à décrypterpour les accompagner.

Retenons que les histoires maternelles sontdénuées d’instinct et peuvent être belles,cruelles, douloureuses, heureuses… qualificatifsqu’il est inutile d’essayer de limiter.

Œuvrer pour la naissance à la vie, c’est œuvrerpour la naissance des mères, des pères, et desenfants. C’est prendre soin de la naissance de lafamille en entendant et en acceptant que nousavons des dispositions psychiques plus oumoins bonnes pour naître mères.

Toutefois, la maternité est un processus qui seconstruit et se modifie dans le temps, pour deve-nir un véritable récit de vie.

provocante, gardant en lui le secret de sa viemystérieuse et de son invisibilité de départ.

Car ces bébés, pour la grande majorité, vontbien. Les naissances se passent sans problèmeparticulier. Ils ont des poids de naissance dansune très bonne moyenne. Mystère de nos res-sources originaires.

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Récit de famille que chacun se chargera deraconter en tenant compte des ressourcesinsoupçonnées ancrées en la mère et que l’en-fant saura réveiller, donnant à la phrase d’AnnaFreud la profondeur qui sied aux rebondisse-ments de la vie :

« Les premières années de la vie sontcomme les premiers coups d’une partied’échecs, ils donnent l’orientation etle style de toute la partie, mais tantqu’on n’est pas échec et mat, il resteencore de jolis coups à jouer».

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Bibliographie

- Allard I., Marinopoulos S., Prise en charge psychanaly-tique des touts petits, confluences numéro 57, 2003.

- Aulagnier Castoriadis P., La violence de l’interprétation.Du pictogramme à l’énoncé, Hestia, 2004.

- Bion Wr., Aux sources de l’expérience, PUF, Paris, 1979.- Bydlovski M., Je rêve un enfant : expérience psychique de

la maternité, Odile Jacob, 2000.- Couchard F., La parole des mères, parole structurante

dans la culture musulmane in Perspectives psychiatri-ques 8, III.

- Dolto Fr., L’image inconsciente du corps, Seuil, Paris,1984.

- Lebovici S., Le bébé, le psychanalyste et la métaphore,Odile Jacob, Paris, 2002.

- Marinopoulos S., Le corps bavard, 2007.- Marinopoulos S., Dans l’intime des mères, Fayard, 2005.- Marinopoulos S., Nisand I., 9 mois et cetera, Fayard,2007.

- Winnicott DW., La préoccupation maternelle primaire inDe la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris, 1969.

- Winicott DW., Le bébé et sa mère, Payot, Paris, 1992.

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Prenons le temps de travailler ensemble.La prévention de la maltraitance est essentiellement menée auquotidien par les intervenants. En appui, la Cellule de coordina-tion de l’aide aux victimes de maltraitance a pour mission desoutenir ce travail à deux niveaux. D’une part, un programme àl’attention des professionnels propose des publications, confé-rences, séminaires et formations pluridisciplinaires. D’autre part,des actions de sensibilisation visent le grand public (spots tv etradio, livres pour enfants, ados et parents, blog, autocollants,cartes postales…).

L’ensemble de ce programme de prévention de la maltraitanceest le fruit de la collaboration entre plusieurs administrations(Administration générale de l’enseignement et de la recherchescientifique, Direction Générale de l’Aide à la jeunesse, Directiongénérale de la santé et ONE). Diverses associations (Ligue desfamilles, services de santé mentale, plannings familiaux…) y par-ticipent également pour l’un ou l’autre aspect.

Se refusant aux messages d’exclusion, toute la ligne du pro-gramme veut envisager la maltraitance comme issue de situa-tions de souffrance et de difficulté plutôt que de malveillance oude perversion… Dès lors, elle poursuit comme objectifs deredonner confiance aux parents, les encourager, les inviter às’appuyer sur la famille, les amis… et leur rappeler que, si néces-saire, des professionnels sont à leur disposition pour les écouter,les aider dans leur rôle de parents.

Les parents sont également invités à appréhender le décalagequ’il peut exister entre leur monde et celui de leurs enfants. Enprendre conscience, marquer un temps d’arrêt, trouver desmanières de prendre du recul et de partager ses questions estdéjà une première étape pour éviter de basculer vers une situa-tion de maltraitance.

La thématique est à chaque fois reprise dans son contexte et s’ap-puie sur la confiance dans les intervenants et dans les adulteschargés du bien-être de l’enfant. Plutôt que de se focaliser sur lamaltraitance, il s’agit de promouvoir la « bienveillance », laconstruction du lien au sein de la famille et dans l’espace social :tissage permanent où chacun – parent, professionnel ou citoyen –a un rôle à jouer.

Ce livre ainsi que tous les documents du programme sontdisponibles sur le site Internet :

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Temps d’Arrêt :

Une collection de textes courts dans le domaine de lapetite enfance. Une invitation à marquer une pausedans la course du quotidien, à partager des lecturesen équipe, à prolonger la réflexion par d’autres textes.

Déjà parus- L’aide aux enfants victimes de maltraitance – Guide à l’usage desintervenants auprès des enfants et adolescents. Collectif.

- Avatars et désarrois de l’enfant-roi. Laurence Gavarini, Jean-Pierre Lebrun et Françoise Petitot.*

- Confidentialité et secret professionnel: enjeux pour une sociétédémocratique. Edwige Barthélemi, Claire Meersseman et Jean-François Servais.*

- Prévenir les troubles de la relation autour de la naissance. ReineVander Linden et Luc Roegiers.*

- Procès Dutroux; Penser l’émotion. Vincent Magos (dir).- Handicap et maltraitance. Nadine Clerebaut, Véronique Ponceletet Violaine Van Cutsem.*

- Malaise dans la protection de l’enfance: La violence des interve-nants. Catherine Marneffe.*

- Maltraitance et cultures. Ali Aouattah, Georges Devereux,Christian Dubois, Kouakou Kouassi, Patrick Lurquin, VincentMagos, Marie-Rose Moro.

- Le délinquant sexuel – enjeux cliniques et sociétaux. FrancisMartens, André Ciavaldini, Roland Coutanceau, Loïc Wacqant.

- Ces désirs qui nous font honte. Désirer, souhaiter, agir : le risquede la confusion. Serge Tisseron.*

- Engagement, décision et acte dans le travail avec les familles.Yves Cartuyvels, Françoise Collin, Jean-Pierre Lebrun, Jean DeMunck, Jean-Paul Mugnier, Marie-Jean Sauret.

- Le professionnel, les parents et l’enfant face au remue-ménagede la séparation conjugale. Geneviève Monnoye avec la parti-cipation de Bénédicte Gennart, Philippe Kinoo Patricia Laloire,Françoise Mulkay, Gaëlle Renault.*

- L’enfant face aux médias. Quelle responsabilité sociale et familiale?Dominique Ottavi, Dany-Robert Dufour.*

- Voyage à travers la honte. Serge Tisseron.*- L’avenir de la haine. Jean-Pierre Lebrun.*- Des dinosaures au pays du Net. Pascale Gustin.*- L’enfant hyperactif, son développement et la prédiction de ladélinquance: qu’en penser aujourd’hui? Pierre Delion.*

- Choux, cigognes, «zizi sexuel», sexe des anges…Parler sexe avecles enfants? Martine Gayda, Monique Meyfroet, Reine VanderLinden, Francis Martens – avant-propos de Catherine Marneffe.*

- Le traumatisme Psychique. François Lebigot.*- Pour une éthique clinique dans le cadre judiciaire. Danièle Epstein*- À l’écoute des fantômes. Claude Nachin.- La protection de l’enfance. Maurice Berger, EmmanuelleBonneville.

- Les violences des adolescents sont les symptômes de lalogique du monde actuel. Jean-Marie Forget.

*Épuisés mais disponibles sur www.yapaka.be