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ENTRETIEN AVEC PHILIPPE DESCOLA David Hugot Vrin | Le Philosophoire 2011/2 - n° 36 pages 161 à 178 ISSN 1283-7091 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2011-2-page-161.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Hugot David,« Entretien avec Philippe Descola », Le Philosophoire, 2011/2 n° 36, p. 161-178. DOI : 10.3917/phoir.036.0161 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. © Vrin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of British Columbia - - 142.103.160.110 - 19/03/2015 18h35. © Vrin Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of British Columbia - - 142.103.160.110 - 19/03/2015 18h35. © Vrin

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Entrevista Descola

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  • ENTRETIEN AVEC PHILIPPE DESCOLA

    David Hugot

    Vrin | Le Philosophoire

    2011/2 - n 36pages 161 178

    ISSN 1283-7091

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2011-2-page-161.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Hugot David, Entretien avec Philippe Descola , Le Philosophoire, 2011/2 n 36, p. 161-178. DOI : 10.3917/phoir.036.0161--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution lectronique Cairn.info pour Vrin. Vrin. Tous droits rservs pour tous pays.

    La reproduction ou reprsentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorise que dans les limites desconditions gnrales d'utilisation du site ou, le cas chant, des conditions gnrales de la licence souscrite par votretablissement. Toute autre reproduction ou reprsentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manire quece soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueur enFrance. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.

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  • entretien avec Philippe Descola

    Propos recueillis par David Hugot

    Philippe Descola est ethnologue et anthropologue. Il occupe une chaire dAnthropologie de la nature au Collge de France depuis 2000. Dans Par-del nature et culture (Gallimard, 2005), il cherche extraire lanthropologie du paradigme que constituait pour elle le dualisme de la nature et de la culture. Il y montre que lopposition entre nature et culture, loin dtre universelle, ne constitue quune faon parmi dautres dobjectiver la ralit. La finalit de lanthropologie sen trouve profondment modifie. Celle-ci ne nest plus ltude de la diversit des cultures sur fond dune nature partout homogne, mais la mise au jour de schmes, cest--dire de structures dobjectivation de la ralit, dont lopposition nature/culture nest quune des ralisations possibles. Ce concept de schme , qui tmoigne de lattachement de Philippe Descola au structuralisme, constitue un nouvel outil danalyse, qui ne se confond pas avec les notions de socit , de tribu , de nation , de classe ou de civilisation . Les aires dextension des diffrents schmes ne concident en effet ni avec les frontires linguistiques, ni avec les rseaux dchange, ni mme avec les modes de vie des peuples tudis par les sciences humaines. Ce faisant, Philippe Descola a semble-t-il forg un instrument indit, susceptible, au-del de son usage proprement ethnologique, de repenser sur une base renouvele lhistoire mondiale et le devenir de lhumanit.

    David Hugot : On peut considrer quun des traits originaux de votre pense consiste dcrire les collectifs partir de schmes didentifi-

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    cation et de schmes relationnels. Quentendez-vous par schmes et comment ces schmes sont-ils dduits ?

    Philippe Descola : Je pense quil faut remonter du point de vue anthropologique un point de dpart ethnographique. Cest un peu para-doxal, puisquon a lhabitude de dire, et cest juste, quil y a un saut, une diffrence de nature, entre lethnographie et lethnologie dun ct, et lanthropologie de lautre. Lethnographie et lethnologie sont des disci-plines interprtatives, descriptives, inductives, alors que lanthropologie est une discipline plutt hypothtico-dductive qui, partir dhypothses sur les proprits formelles de la vie sociale, fait varier ces hypothses en fonction des matriaux que lethnographie et lhistoire lui proposent. Cest l la version officielle dans ses grandes lignes, et je pense quil est utile de continuer distinguer entre anthropologie, ethnographie et ethnologie, ne serait-ce que pour ne pas tout confondre sous un mme vocable. Cest un peu la tendance lheure actuelle, en particulier dans le monde anglo-amricain, o lon appelle anthropologie ce qui est de lethnographie, quelques fois de qualit, quelques fois moins intressante, mais qui na aucune des caractristiques de lanthropologie telle quon peut la concevoir ici, dans la tradition de Mauss, de Dumont, de Lvi-Strauss. Cest un premier point.

    Cela dit, les problmes que se pose un anthropologue lorsquil travaille sont trs souvent stimuls, dfinis, caractriss au dpart, par des exp-riences ethnographiques et par le type de questions que ces expriences ethnographiques vont susciter en lui. On pourrait trs bien montrer cela propos de Lvi-Strauss, par exemple. Dans mon cas, cest le travail ethnographique que jai men en Amazonie qui ma conduit minterro-ger sur la pertinence de la distinction entre nature et socit. Distinction qui tait un des paradigmes centraux de lanthropologie, lpoque o jentrais dans cette discipline. Le fait que les gens parmi lesquels jai eu le bonheur de vivre pendant quelque temps les Achuar nopraient pas cette distinction (mais au contraire tablissaient dautres formes de continuits et de discontinuits entre humains et non humains), ma conduit me poser cette question et entreprendre ce travail comparatif.

    Le premier schme, le plus vident dans les observations sur le terrain, et dont je me suis aperu aprs quil tait trs courant dans le monde amazonien et dans dautres rgions du monde, je lappelais animisme rcuprant ainsi un concept ancien dans la discipline, mme sil avait t utilis des sauces quelques fois peu ragotantes. Je lai utilis pour dfinir un systme dinfrences propos des objets du monde,

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    dans lesquels les gens postulent une continuit entre les existants du point de vue de leur intriorit, du point de vue de leur subjectivit, du point de vue de leur capacit agir comme des agents sociaux, et communiquer entre eux cette continuit va bien au-del des humains puisquelle regroupe aussi les plantes, les animaux et quelques artfacts et une discontinuit du point de vue de leurs dispositions physiques particulires. Celles-ci leur donnent accs des mondes particuliers, ces mondes tant vus non pas comme des visions ou des reprsentations, mais comme des prolongements des proprits physiques des organes aux moyens duquel ces espces avaient accs au monde. De ce point de vue, le fait quun poisson vive dans leau, sy dplace et sy reproduise, nest pas une vision du monde. Son monde, cest leau. De mme, le fait quun insecte dun certain type soit un parasite, on pense ici la fameuse tique de Von exkll ne constitue pas sa vision du monde, cest plutt que le monde de la tique est constitu par ce que ses organes lui permettent den percevoir et den tirer parti. Tout cela caractrise la faon quavaient les Achuar, et les animistes en gnral, de qualifier la perception du monde.

    Cette manire est en contraste manifeste avec la faon dont nous-mmes voyons le monde (en tout cas partir de Descartes) sous une forme propositionnelle. Cest ce que jappelle le naturalisme. Nous rservons la subjectivit, la conscience rflexive, lintentionnalit, aux tre humains qui, de ce fait, sont compltement distincts du reste des existants. Mais nous posons en revanche une continuit entre tous les tres du point de vue de leurs qualits physiques. Il y a donc une inversion entre le naturalisme et lanimisme.

    Tout cela tait le point de dpart et lest toujours. Mais ce modle dual ne rendait pas compte de la totalit des socits connues. Il a fallu prendre acte du fait quil ne caractrisait quun certain type dinfrences propos des choses, mais quil y en avait dautres qui ntaient pas prises en compte. Jai alors dvelopp le complment en quelque sorte de cette premire opposition entre animisme et naturalisme qui consiste en deux autres formules impliquant aussi des continuits et des discontinuits entre humains et non humains. Ce sont dune part le totmisme, une formule dans laquelle des humains et des non humains forment des classes qui partagent des proprits la fois physiques et morales identiques, parce quelles sont issues dun mme prototype, et dautre part lanalo-gisme, formule dans laquelle tous les lments du monde et tous leurs

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    composants lmentaires se distinguent les uns des autres tant du point de vue physique que moral.

    Dans le totmisme, les groupes sont des duplications composites dun moule initial. Ils runissent des humains et toutes sortes de non humains partageant des proprits dun certain type et se distinguant dautres groupes composites dont les membres, humains et non humains encore, ont des proprits dun autre type. Le modle qui tait le plus vident pour moi tait celui de lAustralie aborigne. On en a des traces ailleurs, mais lAustralie aborigne est quand mme le paradigme du totmisme. Dans lanalogisme, le monde est une sorte de vaste com-position dlments en quilibre instable qui se solidifient certains moments dans des tres, humains ou non humains. Dans la mesure o un monde de ce type est trs complexe penser et stabiliser dans des cadres, il sagit pour les gens qui lhabitent de trouver entre tous ces lments disparates, entre toutes ces singularits, des correspondances. Et comme ces correspondances sont en gnral fondes sur la pense analogique, jai appel cela analogisme. Cest le monde de la Chine, de lInde, de lExtrme-Orient, mais aussi de notre propre pass jusquau Moyen Age, et mme une partie de la Renaissance

    DH : de tous les grands collectifs, ds quil y a apparition de lcriture ?

    PD : Non, ce nest pas ds quil y a apparition de lcriture , parce quau fond, les Incas nont pas dcriture et pourtant cest un collectif de ce type. Je dirais simplement que lcriture et toutes les formes de traces scripturaires sont des dispositifs qui permettent de fixer les systmes de correspondances lorsque les lments sont trs nombreux ; autrement, la mmoire ny suffit pas. Les collectifs analogistes doivent inventer des mcanismes qui permettent de stabiliser ces correspondances et quelquefois dorganiser lheuristique de leurs relations. Quest-ce que cela veut dire ? Ceci : tous les systmes analogiques sont des systmes dans lesquels la prdiction du futur est importante, parce que ce sont des systmes instables. Ce sont des systmes dans lesquels chaque tre est un compos spcifique avec un quilibre qui varie, quelques fois au fil du temps dailleurs, en fonction des circonstances, des personnes quil rencontre, des rites quil traverse, etc. Et dans un monde de ce type-l, il est important de pouvoir prdire ce qui va se passer, et de donner un peu de stabilit. Jinterprte les systmes de comput dont lcriture comme

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    des moyens de donner une stabilit ces dispositifs de prdiction et de mises en correspondance.

    DH : Vous venez de parler de limportance de la prdiction dans les collectifs analogistes. Chaque schme implique un certain type de rapport au temps, une certaine forme dhistoricit. Pourriez-vous rap-peler quelle forme dhistoricit ou de temporalit domine dans chacun de ces schmes ?

    PD : Cest une chose sur laquelle je nai pas vraiment travaill. Ce serait intressant dy consacrer du temps et de lnergie. Mais lhypothse que je fais est, quen effet, chacun de ces modes didentification, chacune de ces formes de perception, de dtection des continuits et des discontinuits qui se stabilisent dans ce que jappellerai des ontologies (cest--dire des systmes de qualits dtectes dans les entits du monde), ont toutes sortes de consquences du point de vue dautres modes dexistence, comme la temporalit, la spatialisation, la figuration, etc. Ces dernires annes, cest la figuration qui a principalement retenu mon attention, mais il me semble aussi que du point de vue de lapprhension de la dure, chacun de ces modes didentification a des caractristiques propres.

    En premier lieu, si on prend lopposition initiale que javais trace toute lheure entre lanimisme et le naturalisme, il y a quelque chose de trs frappant dans lanimisme, et en particulier dans lanimisme ama-zonien, cest lcrasement du temps, le fait quil ny a pas de profondeur historique, quil ny a pas de profondeur gnalogique en particulier. Dans la socit o jai travaill (les Achuar), certains ne savaient pas le nom de leurs grands-parents. Tout rapport un pass non immdiat est vacu. Il sagit surtout dliminer le souvenir des morts, parce que les morts sont dangereux, puisquils peuvent vous attirer dans leur monde. La mythologie ny est pas le rcit dune priode trs ancienne qui se serait termine avec une sorte de catastrophe au sens de Jacob Taubes, cest--dire par un vnement qui redistribuerait toutes les cartes. Chaque mythe est la narration dun vnement qui retrace les conditions dans lesquelles une espce animale ou vgtale a perdu son corps universel et acquis son corps spcifique, et avec lui ses dispositions physiques et le monde qui est le sien.

    Dans la mythologie Jivaro, par exemple, assez souvent, la mtamor-phose est signale par le fait que lespce acquiert son signal sonore distinctif. Cela ne les empche pas de continuer utiliser le langage universel, qui est videmment le Jivaro. Mais, avant, ctait un langage

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    partag par tous ; ensuite, les langues se sont fractionnes et chaque espce a eu son langage particulier. Mais dans certaines circonstances il y a utilisation dun langage universel qui permet la communication entre toutes les espces. Ce mouvement de fractionnement est rcent, et il est encore perceptible dans les choses, du fait que les plantes et les animaux sont des tres qui ont conservs cet lment dintriorit, de vie sociale, quils avaient avant de basculer dans leur forme prsente. On a vraiment l un monde dans lequel lhistoricit cest--dire le fait davoir une attitude rflexive vis--vis de ce qui sest pass, de faon en tirer des consquences pour le prsent et pour le futur na pas vraiment de sens.

    Je pense quil faut insister sur ce fait. On a beaucoup critiqu lide des peuples sans histoire, des socits froides, chez Lvi-Strauss. videmment tous les peuples ont travers toutes sortes dvnements, heureux ou traumatiques, et donc bien sr tous les peuples ont une histoire. Mais tous les peuples nont pas une histoire rflexive. Je pense que lhabitude que lon a parfois, pour lAmazonie par exemple, mais cest une habitude qui a t prise aussi pour dautres peuples animiques, de dire quil y a eu un temps du mythe, puis un temps historique, celui de la colonisa-tion, puis ensuite un temps du prsent, constitue une projection de notre faon de voir lhistoire. On retrouve le modle qui a longtemps prvalu en Europe pour penser le temps pass qui reposait sur la distinction entre le temps biblique, le temps historique de lantiquit grco-romaine, et lacclration de lhistoire partir de la Rvolution. Je pense que cest au fond une transposition implicite sur ces peuples dun rgime dhistoricit qui ny a absolument pas cette forme. Donc nous avons l une premire forme du temps.

    Le temps, cest comme le rve, nous navons pas accs au temps des autres, nous navons pas accs leur dure, nous navons accs qu ce quils disent de la faon dont le temps est rflchi lintrieur de cadres, qui sont souvent dailleurs des cadres spatio-temporels. Les deux sont difficiles distinguer parfois. Mais on peut penser que du point de vue du temps collectif, la faon de le rflchir est trs diffrent. Je ne vais pas parler du temps historique (du temps naturaliste), parce que cest le ntre, et celui qui nous est le mieux connu, le plus familier. Passons aux deux autres formules.

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  • Entretien avec Philippe Descola 167

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    Le temps de lanalogisme, cest le temps que Mirca liade a dfini dans son livre sur lternel retour 1 et quon a tendance prendre comme le temps des primitifs, si je puis dire, par rapport celui du temps des Modernes. On aurait dun ct le temps des Modernes avec la flche, le temps orient et cumulatif, et de lautre on aurait le temps des primitifs qui serait le temps de lternel retour. Mais le temps de lternel retour, ce nest pas du tout le temps des primitifs : cest spcifiquement le temps des analogistes. Le temps analogiste est en gnral marqu par une priodicit cyclique. Il y a une srie dvnements qui se droulent au terme desquels un vnement va clore le cycle et aboutir un renverse-ment ou un renouveau du cycle, etc. On a cela partout dans le monde analogiste, quelquefois li des cataclysmes physiques, dautrefois li la disparition ou lapparition dune race humaine. Cest une thmatique tout fait commune qui est caractristique de lanalogisme.

    Il sagit dune tentative de sassurer une certaine emprise sur lindcis, sur un futur qui est toujours, videmment, imprvisible. Pour cela on dispose de toutes les techniques de divination, de prvision du futur, et puis, dune sorte de grand schma gnral qui permet, par lintermdiaire assez souvent de spcialistes, de dchiffrer les signes qui indiquent quel moment en est le cycle. Ceci afin de savoir si la fin est proche, si la conduite des individus va entraner des bouleversements, ou non. Ce ct apocalyptique est tout fait caractristique des systmes analogistes. Il va avec des projections dans le futur de type messianique, prophtique, avec ces grands mouvements o lon essaye dchapper ces dterminismes cycliques en brisant les liens, en inversant les rgles, en bouleversant compltement les normes de la vie sociale, quelquefois en se dplaant dans lespace, de faon crer des mondes nouveaux. Le messianisme, cest un peu cela.

    Le dernier temps, il est beaucoup plus difficile dfinir. Cest celui du totmisme. On est plus proche du temps de la mythologie animique. La encore, je prendrais lexemple de lAustralie. Dabord, il y a un monde qui est prsent. Et puis il y a des tres qui sont les prototypes et les garants des classes de ce monde. Et ces garants, au lieu de se mtamorphoser la manire des animaux et des plantes de la mythologie animique, vont, par parthnogense ou empreintes, laisser des parties deux-mmes, des parties de leur puissance gnsique dans le monde, de faon perptuer hors de leur corps les proprits dont ils sont porteurs.

    1. Mircea liade, Le mythe de lternel retour, Paris, Gallimard, 1949.

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    Cest un mouvement qui a commenc, bien sr, un certain moment. Radcliffe-Brown pour dfinir cela parlait de laube du monde . Cest un trs beau terme, mais cette aube du monde doit tre situe dans un pass trs rcent. Cest un peu comme pour le mythe animiste. La diffrence importante est que les prototypes totmiques sont toujours actifs. Ils entretiennent ces classifications et ces divisions. De ce point de vue, le prsent, le pass et le futur sont fusionns. Il nest pas fondamental de se poser des questions sur ce qui va se passer dans un an, dans une heure, dans une gnration, parce que, condition que le dispositif rituel qui permet la perptuation de ces classes soit maintenu, rien nindique quil y aura des changements. Donc cest un monde dune trs grande stabilit, sauf si les lieux o sont rputs vivre les tres du rve, ou avoir t dposs ses rejetons, viennent disparatre. Alors ce moment l, cest toute la mcanique qui sinterrompt. Mais si on ne met pas cela en pril et si on accomplit proprement les rites, cette espce de stabilit segmente se perptue sans difficult.

    DH : Il y a tout de mme une diffrence semble-t-il, entre les animistes et les peuples totmistes. Chez les animistes il y a eu une rupture. Il y a un moment o la spciation se fait. Il y a une mutation, elle a eu lieu dans un pass plus ou moins proche. Tandis quil semblerait que chez les totmistes on nest pas dans un cadre o il y aurait un vnement qui ferait rupture mais plutt dans celui dun processus continu qui ne cesse jamais de sactualiser.

    PD : Il y a quand mme eu un moment o des sites ont acquis leur physionomie prsente du fait des actions que les tres du rve y ont accomplis. Cest l quintervient la rupture, dans le moment de la cration du paysage. Dans lanimisme, le monde existe de toute ternit et les espces qui le composent vont sactualiser dans leurs potentialits physiques qui nexistaient qu ltat virtuel auparavant. Dans le cas du totmisme, il y a aussi une actualisation, mais cest une actualisation par expression des potentialits dun tre, qui va tre lui-mme porteur dun trs grand nombre de subdivisions possibles. Donc ce nest pas tout fait la mme chose. Mais on les a souvent confondus dans lhistoire de lanthropologie.

    DH : Donc, il ne peut y avoir de progrs et de dclin que dans le naturalisme et, la limite, dans lanalogisme, avec lide de cataclysme et de recommencement.

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  • Entretien avec Philippe Descola 169

    Le Philosophoire, 36 (2011) Hors Thme, p. 161-206

    PD : Absolument.

    DH : Dans lexposition La fabrique des images , il y a quelque chose qui ma frapp, cest que seul le naturalisme semble avoir une histoire et tre affect dun devenir, alors que les trois autres schmes semblent dfinir des tats immuables. Est-ce un biais li la documentation, ou est-ce quil y a une vritable diffrence entre le naturalisme dune part et les trois autres ontologies, du point de vue du devenir ?

    PD : Cest une trs bonne question. A vrai dire, je ne saurai pas vous rpondre en toute assurance. Il y a sans doute un biais li la documenta-tion, puisque le naturalisme est lensemble qui nous est le mieux connu. Mais jai tendance penser aussi que le changement tant le rgime de temporalit spcifique du naturalisme, il est normal au fond que les prmisses mme de son organisation ontologique connaissent un dveloppement et une transformation, contrairement aux autres ontologies. Cest aussi cela qui fait du naturalisme quelque chose de plus difficile saisir, car il porte dans sa dfinition mme les instruments de sa transformation. Travailler sur les images prsentait lavantage de mexposer des formes dexpressions de ces ontologies assez diffrentes de celles auxquelles je mtais intress auparavant. Ltude des formes de la reprsentation rvlait des caractristiques des ontologies qui ntaient pas toujours trs visibles dans ce que javais examin jusque l, cest--dire la position du sujet dans la nature des collectifs, les thories de la connaissance et de laction, etc. Les images rvlent une face un peu dissimule de ces ontologies, et notamment de faon trs nette ce mouvement historique. Donc oui, la maldiction du naturalisme, cest dtre historique.

    DH : Dans Par-del nature et culture, vous essayez de reprer les signes dune sortie du naturalisme. Marx refusait daller voir dans les marmites de lavenir, mais on a tout de mme envie de vous demander au profit de quelle configuration ontologique pourrait se faire une sortie du naturalisme. Dans votre cours au Collge de France de cette anne 2011, vous avez fait remarquer que le passage de lanalogisme au naturalisme en Europe stait dabord fait en peinture, que les artistes avaient t des prcurseurs et que le naturalisme y prcdait peu prs dun sicle et demi le naturalisme dans le domaine scientifique. Si nous considrons quil y a l une constante et que nous essayons dinfrer notre avenir ontologique de ltude de lart actuel, que peut-on en dduire ? On a limpression que cest une sorte dclectisme ontologique

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  • 170 David Hugot

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    lchelle globale qui nous attend. Les collectifs et les individus seront de plus en plus traverss par une multiplicit dontologies, aucune ne pouvant prtendre lhgmonie, sinon dans une sphre trs restreinte de la ralit. Pourtant, dans le mme temps, on peut se demander si la mondialisation et lextension du capitalisme ne vont pas se traduire par une universalisation du naturalisme qui deviendrait dominant partout, surtout que la mondialisation se traduit par des revendications dgalit, de libert, dtat de droit et de droits de lhomme qui sont intimement lies au naturalisme ?

    PD : Oui, tout fait. Cest pour cela que la question est pour le moment indcidable. Mais on observe un conflit vident lchelle du monde entre ce quon pourrait appeler un modle de collectif de type naturaliste, et un modle de collectif de type analogiste. Le modle de collectif de type naturaliste, on le connat. Il est fond sur lindividualisme possessif, lisomtrie des citoyens, etc. Je vois deux modles analogistes principaux : le collectif chinois, fond sur lharmonie interne et lqui-libre des parties, et le collectif musulman, cest--dire la communaut des croyants. Ils ont t assez efficaces dans le pass. Mais on ne sait absolument pas sils vont pouvoir se maintenir lavenir. Dans le cas chinois, il est pour linstant tout fait compatible avec le dveloppement conomique et la mondialisation. Nanmoins, dans lun et lautre cas, ce sont des modles qui sont locaux.

    Dans Par-del Nature et Culture, je souligne que les collectifs analogistes sont des systmes socio-cosmiques, cest--dire dans lesquels la socit est pense comme coextensive au monde. Mais les membres de ces collectifs se doutent que ce nest pas vraiment le cas. Les Chinois savaient que mme si lEmpire tait dfini comme tout ce qui existe sous la face du ciel, il y avait des voisins avec qui lon commerait et dont il fallait se protger ou quil fallait intgrer. Le mouvement dexpansion actuel des marchandises, des ides et en partie des personnes, va avoir pour consquence quun collectif rellement universel va se constituer. On va passer de collectifs socio-cosmiques seulement rgionaux, un vritable ensemble mondial.

    Toute la question est de savoir quel est le type de moteur qui va faire fonctionner ce collectif. Est-ce que a va tre lidologie de lquilibre des parties et de lharmonie, la manire no-confucenne ou chacun est tenu sa place pour que le monde tourne correctement ? Est-ce que a va tre le modle de la communaut des croyants, avec une fusion des individus lintrieur dun mode de vie dans lequel les dimensions

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  • Entretien avec Philippe Descola 171

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    religieuses, juridiques, politiques, seront toutes mles ? Cest difficile dire. On voit quen ce moment, les rvolutions dans le monde arabe signalent lvidence, dans certains pays en tout cas et mme au Ymen ce qui est un peu inattendu, des revendications de type naturaliste. On ne sait pas du tout ce que cela va donner. Mais il est possible au fond, que ce soit le naturalisme qui finisse par triompher. Le problme, videmment, cest que le naturalisme est dot dun dfaut de naissance : le dualisme entre nature et socit. Autant ce dualisme a t efficace une certaine poque pour distinguer entre la part naturelle de lhomme et ce quon pouvait domestiquer dans cette part naturelle (tout ce qui concerne la perfectibilit, lducation, la partie rationnelle de lindividu comme condition de linvestigation scientifique et comme porteuse de droits), autant, dans un univers mondialis, a risque dtre beaucoup moins efficace, parce quil faudra intgrer des gens pour qui a na aucun sens pour les Chinois par exemple. Dans le monde musulman cest un peu diffrent, parce que le monde musulman est prnaturaliste bien des gards. Il a connu un moment de frmissement naturaliste avant de revenir dans une coquille analogiste. De ce point de vue, le naturalisme, et notamment la distinction assez nette entre humains et non humains, nature et socit, nest pas niable dans le monde musulman. Donc cest une situation intressante.

    Par ailleurs, du point de vue politique, il est vident que lun des grands dfis de notre sicle est de donner une forme de reprsentation, dexistence politique, des non humains. Et il me semble que les solutions qui ont t inventes jusqu prsent : lextension des droits de la personne humaine aux grands singes par Tom Regan ou Peter Singer, cest--dire lextension du naturalisme une petite frange des non humains, ne peut pas fonctionner. Ce qui sans doute serait beaucoup plus efficace, cest prcisment un systme la chinoise, lindienne, mais dans lequel les droits de tous seraient prservs. Le problme, cest darriver combi-ner des dispositifs qui arrivent faire tenir dans un seul ensemble un trs grand nombre de singularits, un trs grand nombre de personnes humaines avec des traditions, des habitudes de vie et des croyances trs diffrentes, avec un trs grand nombre de non humains, y compris des artefacts, en nutilisant pas les mthodes qui ont t employ jusqu prsent dans les systmes analogistes.

    Sur le plan politique, la plus simple de ces mthodes, cest la hirarchie, cest--dire au fond, le systme des castes. Cest un systme dembote-ments segmentaires dans lequel tout se tient, condition que chacun reste

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    sa place. Le problme pour nous, Europens ou Amricains, est quil ne nous est plus possible de revenir un systme de ce type, une socit dordre, une socit dAncien Rgime. Donc il nous faut inventer des dispositifs de reprsentation qui permettent chacun, humains et non humains, davoir un poids dans la composition de la maison commune, sans revenir des solutions qui ont dj t exploites dans les collectifs analogistes. En effet, elles ne sont admissibles ni pour une grande partie dentre nous, ni pour une grande partie des gens qui, dans les collectifs analogistes (en Chine ou dans les pays arabes) essayent dchapper ces dispositifs. Cest un dfi intellectuel norme. Et l, je nai pas de solution apporter. Il me semble que les grands organismes qui rglent le concert des nations dans le systme actuel lONU, lOMC ne sont pas adquats. Il va falloir un effort dimagination trs grand pour arriver concevoir des dispositifs nouveaux.

    DH : Cest--dire quil faudra certainement affiner, lintrieur de telle ou telle ontologie, dans la mesure o on ne peut pas concevoir le futur comme le retour une ontologie qui a dj t instancie au cours de lhistoire.

    PD : Non, bien sr. Mais il faut essayer dchapper lesprit de systme. Cest vrai que les quatre modes dinfrences constituent un systme qui marche assez bien. mon agrable surprise, des chercheurs, des historiens surtout, travaillant dans des secteurs trs divers, sur lesquels je nai aucune comptence, mont fait part de lefficacit de cet outil pour penser leurs propres domaines. Il y a un effet de cohrence trs satisfaisant de cette petite machine exprimentale que jai monte. Mais en mme temps, je lai monte pour un objectif trs particulier. Il sagissait de comprendre pourquoi dans des collectifs diffrents certaines choses sont possibles et dautres pas. Comment se fait-il que dans tel ou tel collectif certains types de phnomnes sociaux soient compatibles avec dautres types de phnomnes sociaux alors quils ne le sont pas dans dautres collectifs ? Voil la question laquelle je voulais rpondre. Mes quatre schmes dinfrences constituent un mcanisme qui me permet de mettre un peu dordre dans le chaos des usages, des habitudes, des institutions que prsente lhistoire du monde. Mais ils nont pas t labors pour prvoir son avenir ! Il ne faut pas non plus tre paralys par cette petite machine pour penser le futur. Je serais ravi dtre dmenti et que des formes trs nouvelles, hybrides sans doute par rapport celles que jai

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  • Entretien avec Philippe Descola 173

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    voques, voient le jour et soient imprvisibles par rapport celles que javais avances.

    DH : Quel est votre rapport au marxisme ?

    PD : Je suis dune gnration qui a suc le biberon du marxisme. Jai fait partie de ces gens, je ne sais pas si cela se fait toujours, qui faisaient des groupes de lecture du Capital. Althusser et . Balibar avait systmatis ces lecture lcole Normale de la rue dUlm, mais a se faisait un peu partout.

    DH : Je vous pose la question, parce quil y a une certaine tentation, quand on vous lit, essayer de faire de vos schmes, une sorte de matrice pour une philosophie de lhistoire dans laquelle on retrouverait finalement les modes de production de Marx. Lanimisme et le totmisme seraient les idologies des peuples de chasseurs-cueilleurs, lanalo-gisme lidologie ou la superstructure des socits de classes o existe lexploitation et ltat, et puis, le naturalisme, lidologie de la science et du capitalisme.

    PD : En anthropologie, ma gnration, encore une fois, a t leve dans lanalyse et la critique du marxisme. Elle a t aussi influence par le no-volutionnisme qui tait trs marqu par le marxisme des gens comme Marshall Sahlins, quoi quil ait beaucoup chang au cours du temps, et Elman Service, cest--dire de grands noms de lanthropologie amricaine. Tout cela fort heureusement tempr par le structuralisme. Les deux choses paraissent incompatibles, mais je crois quelles ne le sont pas. Lune des personnes qui ma amene lanthropologie, quand jtais lve lcole Normale Suprieure de Saint-Cloud, tait Maurice Godelier, qui avait tent prcisment, dune faon trs diffrente dAlthusser, une combinaison entre le structuralisme et le marxisme. Les deux mont durablement influenc. Bien sr, je ne parle pas de lappareil conceptuel du Capital, de la plus-value etc. Dans ce que Marx crit sur la transition capitaliste, sur les modes de production prcapitaliste et la transition au capitalisme, il est dterministe, dun dterminisme tech-nique quil semble avoir dpass ailleurs. Ce ntait pas du tout le cas du premier Marx qui tait beaucoup plus audacieux, en quelque sorte. Jai retenu une leon des deux Marx. Du premier, cette audace dans sa conception de la nature, qui nest pas une base matrielle exerant des dterminations sur les formes sociales. Et du deuxime, en me disant que la direction gnrale tait intressante mais quil ne fallait pas cder

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  • 174 David Hugot

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    au dterminisme technique. mon sens les choix techniques rsultent plutt de choix ontologiques que linverse. Alors on peut trouver des corrlations entre schmes et techniques, mais il me semble que ces corrlations sont le produit de choix. Alors bien entendu, on est en droit de me poser la question : pourquoi fait-on ces choix ontologiques ? . Mais l, je nai pas de rponse.

    DH : Jallais vous poser la question, parce que tout le chapitre 15 de Par-del nature et culture cherche rendre compte de lvolution historique travers ltude du passage de lanimisme lanalogisme dans certaines socits sibriennes, sous leffet du dveloppement de llevage du renne.

    PD : Ce nest pas sous leffet du dveloppement de llevage du renne. Ce nest pas llevage du renne en tant que tel qui produit la transformation. Llevage du renne est plutt un symptme en quelque sorte de ces transformations. Llevage du renne est une manifestation de cette transformation. Ce nest pas la technique de la domestication qui va produire le passage lanalogisme, ce serait trop simple, ce serait une forme de dterminisme technique classique. un certain moment, des gens dcident de traiter le renne la fois comme un animal de chasse et comme un animal ayant dautres caractristiques, cest--dire soumis un autre rgime ontologique et donc, avec lequel on entretient dautres types de rapports, un animal dlevage. Des gens se mettent faire propos dune mme espce, mais dans des individus diffrents, des infrences ontologiques distinctes. Pour des raisons que jignore et quil est possible que les spcialistes de la Sibrie puissent dcouvrir un jour, cest plutt lun des dispositifs qui, dans certains endroits, finit par acqurir plus de poids que lautre. Llevage devient le mode dominant de traitement du renne et la chasse devient rsiduelle.

    DH : Parce que finalement, on ne sait pas pourquoi les peuples sibriens ont exploit louverture que reprsentait lexistence dune relation de protection entre le matre du gibier et les btes, quand les Amrindiens nen nont rien fait, alors mme que cette relation existait embryonnairement chez eux aussi.

    PD : Cest un gros problme. Lanthropologie est devenue scientifi-que si lon peut dire, je ne sais pas si elle lest vraiment partir du moment o elle est sortie de lanthropologie conjecturale du xix e sicle. Lanthropologie conjecturale consiste faire des conjectures causales sur

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  • Entretien avec Philippe Descola 175

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    ce qui a pu provoquer la transition dun tat un autre. Si des relations causales de ce type peuvent tre documentes, si on peut avoir des traces historiques permettant de comprendre ce qui sest pass, cest parfait. Mais, le plus souvent ce nest pas le cas. Cest pour cela que jai prfr pratiquer une sorte dhistoire structurale. Si ce nest pas de lhistoire, cela abouti cependant au fond au mme rsultat, mais dune faon plus spculative et non causale. Il sagit de comprendre quelles sont les condi-tions logiques qui permettent de passer dun tat un autre. On ajoute des facteurs jusquau moment o on bascule dans un systme qui est nouveau. Au lieu de faire cela de manire chronologique et lintrieur dune mme formation sociale, je fais cela dans lespace. Cest quelque chose quon peut probablement gnraliser. Je pense tre fidle en cela une sorte de diffusionnisme structurel que Lvi-Strauss a pratiqu. Sil y a une thorie de lhistoire dans luvre de Lvi-Strauss, dans lanthro-pologie structurale, cest cette forme de diffusionnisme.

    Je suis en train de lire les confrences quil a faites au Japon 2. Il sagit pour Lvi-Strauss dessayer de comprendre pourquoi entre le Japon dun ct et la France de lautre videmment il y a un peu de rhtorique dans cette affaire il y a tout un arc de transformations. Un motif probablement n quelque part entre la France et le Japon a volu dans un sens dune certaine faon, et dans lautre sens, dune autre faon. Ce sont des conjectures qui sont parfaitement plausibles, quoique proba-blement on aura beaucoup de mal en apporter la preuve. H bien, cest le mme genre de choses qui mintressent, mais avec des ensembles plus complexes, cest--dire avec des ensembles dans lesquels il y a des techniques, des rapports des cosystmes, des formes de perception de lenvironnement, des systmes institutionnels, des systmes politiques. Je pense quon peut faire ce type de travail. Si un jour on a la documen-tation archologique ou historique qui permet davrer ou de modifier cela, cest parfait. Malheureusement dans la plupart des cas, je crains que ce ne soit hors de porte.

    DH : Cest--dire quil y a un regain dintrt pour les questions de gense, dorigine, lheure actuelle, on voit cela chez les linguistes qui ont un peu lev le tabou sur lorigine des langues. Est-ce quon peut penser quen anthropologie cela va aussi tre le cas ?

    2. Lanthropologie face aux problmes du monde moderne, Paris, Seuil, 2011.

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    PD : Je pense que cest une question quil est important de se poser. Les questions de gense sont importantes. Le fait de ne pas avoir les lments historiques permettant de retracer la gense, comme on avait lhabitude de le faire, par la causalit antcdente un vnement en provoque un autre, qui en provoque un autre qui en provoque un autre, etc. a permis de dplacer la question au profit de la trs longue dure de Braudel et des historiens des Annales. Et puis il y avait aussi jy fais rfrence dans Par-del nature et culture Marx. Si Marx peut aborder les modes de production prcapitalistes, cest parce quil a analys la structure du mode de production capitaliste. Si Marx peut comprendre comment on est pass dun mode de production prcapitaliste au capitalisme, sil peut comprendre que tel et tel lment se soit retrouv combin dune certaine faon partir dun tat antrieur, cest parce quil a dabord dfini ltat terminal. Cest pour cela que lhistoire rgressive me parat intressante cest la fameuse phrase de Marx sur lanatomie de lhomme, cl de lanatomie du singe - ; oui, exactement.

    DH : Une question sur vos projets, sur ce que vous avez lintention de faire dans les prochaines annes. En ce qui concerne le cours que vous avez donn au Collge de France portant sur lontologie des images , vous vous tes lanc dans ltude de linteraction entre lidentification comme forme primaire de la structuration de lexprience du monde et dautrui, et un des cinq modes drivs, la figuration. Avez-vous lintention de procder ainsi pour tous les autres modes secondaires (la temporalit, la spatialisation, la catgorisation, la mdiation) ?

    PD : Cest trs tentant. Mais attention encore ne pas trop pousser lesprit de systme. Je vais dabord maccorder un intermde et me pencher sur la question du paysage, au sens de la capture et de la transposition une autre chelle dun morceau de lenvironnement. Cela va bien au-del de la peinture de paysage.

    DH : Mais alors l, justement, vous allez ouvrir un chantier qui va porter sur ontologie et spatialit.

    PD : Oui, dune certaine faon, mais pas de manire aussi systmatique que jaurai pu le faire si javais voulu lexplorer en suivant les pistes de Par-del nature et culture. Par ailleurs, peut-tre que dans un avenir plus lointain, cest la question des formes politiques qui me retiendra.

    DH : Donc ce serait une tude des rapports entre ontologie et mdiation ?

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  • Entretien avec Philippe Descola 177

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    PD : Oui, si vous voulez, mais aussi des dispositifs institutionnels, y compris les systmes de parent. Parce quau fond, la plupart des anthropologues continuent avoir un faible pour cet exercice quest lanalyse des systmes de parent. Je pense quen plus, pour les raisons quon a voques tout lheure, la dimension politique est impor-tante. Lanthropologie politique et la rflexion politique se sont un peu affaisses et il convient de les renouveler. Jtais en dsaccord avec Clastres sur beaucoup de choses, y compris mme sur ses thses fonda-mentales, mais je pense quil a jou un rle trs important de stimulant de la rflexion politique avec ses thses sur la socit contre ltat ; et je pense que, pour autant que je la suive, la rflexion politique sest un peu affaisse. Cest un domaine quil me plairait assez dinvestir de manire systmatique.

    DH : Il y a un autre point commun quon pourrait vous trouver avec Pierre Clastres. Cest dans une certaine critique du marxisme. Jy reviens encore. Dire, comme vous le faites dans Par-del nature et culture, que la catgorie relationnelle de production (qui est quand mme une catgorie danalyse fondamentale de Marx) nest pas adquate pour penser les activits ayant pour fin de permettre aux hommes de se procurer leurs moyens de subsistance dans les collectifs animistes, totmistes et mme analogistes, revient affirmer que les catgories danalyse du marxisme ne sont pertinentes que dans les collectifs naturalistes. De ce point de vue l, ne provincialisez vous pas le marxisme, comme le dirait un penseur post-moderne indien, Dipesh Chakrabarty ? La relativisation du naturalisme nentrane-t-elle pas la relativisation du marxisme ?

    PD : Oui, bien sr. Au fond, si on peut reconnatre un mrite ce que jai essay de faire, cest davoir pouss plus loin le relativisme mthodologique qui est caractristique de lanthropologie. Ce que lanthropologie affirme depuis un sicle au moins, cest que les institutions de lobservateur ne doivent pas tre prises comme le paradigme des institutions de lobserv. Cela a trs bien march dans un trs grand nombre de domaines. Mais on sest arrt au seuil de la remise en cause dun ensemble plus vaste. Je ne suis pas le premier lavoir fait. Il y a quelquun que je cite et qui lavait trs bien vu, il y a vingt ans de cela, cest Roy Wagner 3. Mais on a refus de prendre cette critique lchelle plus vaste de la cosmologie, des diffrents systmes de concepts au moyen

    3. The Invention of Culture,Chicago, The University of Chicago Press, 1975.

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  • 178 David Hugot

    Le Philosophoire, 36 (2011) Hors Thme, p. 161-206

    desquels nous-nous sommes penss et que nous avons ensuite employs pour penser les autres. Certes, on ne peut pas faire porter Durkheim tous les pchs du monde. Durkheim a cre un systme de positivits pour les sciences sociales. Comte est un prcurseur dj formidable. Cependant, il faut prendre conscience que lorsque les anthropologues ont tent de penser les autres, ils ont utilis des outils qui avaient t forgs dabord pour nous penser nous-mmes, pour penser notre trajectoire historique. lheure actuelle, nous pouvons essayer de crer de vrais outils transculturels ou transhistoriques. Mon amplification du relativisme mthodologique de lanthropologie aboutit un universalisme de niveau suprieur. Cest un peu un paradoxe, mais cest cela que je souhaite aboutir : des concepts qui ne soient plus spcifiquement arrims une exprience historique particulire.

    DH : Dans votre article Soyez ralistes, demandez limpossible (paru dans la revue Lhomme, n 177-178), en rponse une recension de Par-del Nature et culture faite par Jean-Pierre Digard, vous affirmez effectivement vouloir, replacer la cosmologie naturaliste et par l mme les trois autres cosmologies, dans le cadre danalyse dune mtathorie dont les principes sont dots dun degr duniversalit plus lev que celui des objets dont il sagit de rendre compte (p. 433-434).

    PD : Mtathorie , cest un terme employer avec prcaution. Mais lambition est bien de dprovincialiser lanthropologie en provin-cialisant certains de ses concepts et en en proposant dautres qui soient moins directement assignables une trajectoire historique singulire. Ce devrait tre lambition de toute science sociale.

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