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Florence Dupont Ludions, lydioi : les danseurs de la pompa circensis. Exégèse et discours sur l'origine des jeux à Rome In: Spectacles sportifs et scéniques dans le monde étrusco-italique. Actes de la table ronde de Rome (3-4 mai 1991). Rome : École Française de Rome, 1993. pp. 189-210. (Publications de l'École française de Rome, 172) Résumé Les témoignages des Anciens sur une prétendue origine étrusque des jeux romains - cirque ou théâtre - sont examinés ici non comme des documents sur un fait historique potentiel mais comme les fragments conservés d'une pratique propre à la civilisation romaine : l'exégèse des rituels. Cette origine « lydienne » attribuée aux jeux - ludi - en général ou seulement aux histrions du théâtre, est une façon romaine de dire la place du ludisme dans la culture, de signifier que le ludisme relève à la fois du même et de l'autre. En effet, le public des jeux, autrement dit le peuple ludique, constitué le temps du rituel en une communauté «licencieuse», rassemble bien les citoyens romains, aux côtés des femmes, des enfants et des esclaves, mais ces citoyens ont « oublié » au sein de l'espace rituel des ludi, étranger aux valeurs civiques de la distinction, qu'ils forment le reste du temps un populus. Cette altérité de l'intérieur qui caractérise les ludi ainsi signifiée par une prétendue origine étrusque, est du même coup présentée comme hétérogène à la tradition des spectacles grecs. Citer ce document / Cite this document : Dupont Florence. Ludions, lydioi : les danseurs de la pompa circensis. Exégèse et discours sur l'origine des jeux à Rome. In: Spectacles sportifs et scéniques dans le monde étrusco-italique. Actes de la table ronde de Rome (3-4 mai 1991). Rome : École Française de Rome, 1993. pp. 189-210. (Publications de l'École française de Rome, 172) http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/article/efr_0000-0000_1993_act_172_1_3057

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Florence Dupont

Ludions, lydioi : les danseurs de la pompa circensis. Exégèse etdiscours sur l'origine des jeux à RomeIn: Spectacles sportifs et scéniques dans le monde étrusco-italique. Actes de la table ronde de Rome (3-4 mai1991). Rome : École Française de Rome, 1993. pp. 189-210. (Publications de l'École française de Rome, 172)

RésuméLes témoignages des Anciens sur une prétendue origine étrusque des jeux romains - cirque ou théâtre - sont examinés ici noncomme des documents sur un fait historique potentiel mais comme les fragments conservés d'une pratique propre à la civilisationromaine : l'exégèse des rituels. Cette origine « lydienne » attribuée aux jeux - ludi - en général ou seulement aux histrions duthéâtre, est une façon romaine de dire la place du ludisme dans la culture, de signifier que le ludisme relève à la fois du même etde l'autre. En effet, le public des jeux, autrement dit le peuple ludique, constitué le temps du rituel en une communauté«licencieuse», rassemble bien les citoyens romains, aux côtés des femmes, des enfants et des esclaves, mais ces citoyens ont «oublié » au sein de l'espace rituel des ludi, étranger aux valeurs civiques de la distinction, qu'ils forment le reste du temps unpopulus. Cette altérité de l'intérieur qui caractérise les ludi ainsi signifiée par une prétendue origine étrusque, est du même coupprésentée comme hétérogène à la tradition des spectacles grecs.

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Dupont Florence. Ludions, lydioi : les danseurs de la pompa circensis. Exégèse et discours sur l'origine des jeux à Rome. In:Spectacles sportifs et scéniques dans le monde étrusco-italique. Actes de la table ronde de Rome (3-4 mai 1991). Rome : ÉcoleFrançaise de Rome, 1993. pp. 189-210. (Publications de l'École française de Rome, 172)

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FLORENCE DUPONT

LUDIONS, LYDIOI : LES DANSEURS DE LA POMPA CIRCENSIS

EXÉGÈSE ET DISCOURS SUR L'ORIGINE DES JEUX À ROME

1 - Les enjeux d'une question : archéologie et anthropologie

Les jeux que les Romains appelaient ludi sont-ils d'origine étrusque? Cette question était posée par les Anciens qui lui donnaient des réponses contradictoires1. Nous la reposons au

jourd'hui, mais avec des enjeux différents. Pour les Romains, il s'agissait de construire une représentation des ludi, c'est-à-dire d'un des rituels fondamentaux de la religion romaine, le discours sur l'origine intervenant dans cette représentation comme une méthode de classification.

Notre problématique est, bien sûr, différente. En fait aujourd'hui la question peut être abordée selon deux points de vue : archéologique ou anthropologique.

Le premier amène à répondre directement à la question en termes historiques, c'est-à-dire en disant, soit «oui, les ludi sont d'origine étrusque», soit «non, les ludi ne sont pas d'origine étrusque». Il s'agit en ce cas d'établir un événement du lointain passé de Rome et de confronter les témoignages des Anciens entre eux, en les soumettant à la critique contemporaine, en particulier grâce aux techniques auxiliaires des sciences historiques. Cette forme d'approche, qu'on peut dire «positive» est celle des historiens archéologues2.

1 Les textes canoniques sont : Tite Live VII, 2, 3-6 ; Valére Maxime II, 4, 4 ; Tertullien, De spectaculis, V, 6; Isidore, Etymologies, XVIII, 16; Appien, Histoire romaine, Vili, 66; Tacite, Annales, XIV, 21, 1; Hesychius, s.v. Λύδιοι; Ovide, Art d'aimer, I, 101-112; Denys cTHalicarnasse, Antiquités romaines, VII, 71-73.

2 Cette approche est en particulier celle d'A. Piganiol, Recherches sur les jeux romains, Strasbourg, 1923. Son étude est influencée par la vieille idéologie primitiviste de Frazer qui lui fait conclure que «les jeux sont une méthode et

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Le second conduit à considérer à la fois et sans les séparer, la question elle-même - sur l'origine étrusque des jeux romains - et les réponses discordantes que les Anciens lui donnaient, comme constituant un fait historique en soi. Le but alors n'est plus de répondre à la question en la reprenant à notre compte, mais de retrouver quels étaient les enjeux de cette question pour les Anciens quand ils la posaient, ainsi que la signification des réponses contradictoires qu'ils y apportaient. Cette forme d'approche est celle de l'anthropologie historique, ce sera la nôtre ici3. Étant bien entendu que ces deux approches historiques, archéologique et anthropologique, ne sont nullement incompatibles, mais elles ne peuvent être menées simultanément.

Notre champ d'investigation ne sera donc pas le lointain passé de Rome, l'aube indistincte des origines, mais la cité romaine historique, celle de Tite Live et de Denys d'Halicarnasse, d'Ovide et de Tacite, cette Rome de la longue durée, dont la culture religieuse resta sensiblement la même du IIIe siècle avant, au IIIe siècle après J.-C. Les variations romaines autour des ludions-lydiens, qui associent étymologie et discours sur les origines des ludi, ne nous intéresseront pas comme des documents brouillés et contradictoires sur l'Italie archaïque, mais comme des témoignages sur la place des ludi dans la Rome classique. Ce qui nous importe ici est le temps où se posent les questions non celui dans lequel se projettent les réponses.

une technique magique pour rajeunir les morts, les dieux, les vivants et le monde entier» (p. 149). Il ne distingue d'ailleurs pas clairement les jeux des combats de gladiateurs, contrairement aux affirmations des Anciens, et remonte à une prétendue vieille religion magique, qui serait celle de la plèbe rurale. Thèse insoutenable, ne serait-ce que parce que Jupiter est le dieu de tous les jeux, y compris les Jeux de la Plèbe et que les plus anciens des jeux sont les Jeux Romains où la plèbe n'intervient jamais en tant que telle et qui sont explicitement dédiés à Jupiter. Aujourd'hui les historiens-archéologues, prudemment, se contentent de constater des resemblances entre les cultures italiques et évitent les conclusions hâtives comme les reconstructions idéologiques, cf. en particulier J.-P. Thuillier, Les jeux athlétiques dans la civilisation étrusque, Rome, 1985 (= Thuillier 1985) et D. Briquel, L'origine lydienne des Étrusques, Rome, 1991 (= Briquel 1991).

3 Notre démarche se réclame de l'anthropologie historique et reste donc à l'intérieur de la civilisation romaine sans faire appel à des catégories transculturelles et transhistoriques - à nos yeux non-pertinentes -, comme le carnaval, le ludisme, etc. Un bon représentant de ce type de démarche universalisante est J. Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, trad, franc., Paris, 1951.

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2 - Pratique rituelle et exégèse historique

Afin de procéder en anthropologue et nous situer à l'intérieur de la culture romaine, nous allons regarder où se place dans cette culture, une question comme celle des origines étrusques des ludi.

Les ludi sont un rituel religieux et par conséquent le discours sur leurs origines relève, à Rome, du domaine de l'exégèse. Le terme a été introduit récemment par John Scheid comme catégorie d'analyse des discours sur la religion au sein de la civilisation romaine : « Le système religieux traditionnel des Romains peut être défini comme la conjonction d'une pratique rituelle contraignante, apparemment immobile, et d'une activité exégétique libre et multiforme, dont les règles se modifiaient en fonction du cadre où elle était exercée»4.

Cette distinction entre pratique et exégèse apporte une clarté salutaire dans l'étude de la religion romaine. En effet, alors que les Romains observent une stricte orthopraxie, ils ne sont soumis à aucune orthodoxie religieuse. L'exégèse qui propose des interprétations de rituels est absolument libre, elle peut être pratiquée par n'importe qui, prêtres, magistrats, poètes ou philosophes, et faire appel à toutes sortes de savoirs. Aucune censure ne s'exerce sur eux de la part des institutions politiques ou religieuses, ils ne se soumettent à aucune régulation intellectuelle émanant d'une opinion publique qui se scandaliserait de théories impies. (On connaît l'exemple bien différent de la Grèce classique et du procès de Socrate). En outre un exégète ne se sent tenu à aucune cohérence ni avec ses prédécesseurs ni avec lui-même. Le même peut proposer diverses interprétations d'un même rituel sans que cela lui pose problèmes, le meilleur exemple en est sans doute Les questions romaines de Plutarque5.

Dans ce beau désordre l'exégèse historique tient une place à part : elle est essentiellement le fait des prêtres et des magistrats et elle constitue en quelque sorte l'exégèse publique. Mais elle n'est pas pour autant plus vraie que les autres et ne se présente pas comme un dogme s'imposant à la collectivité ni comme une vérité religieuse. C'est pourquoi, comme toutes les autres exégèses, le discours sur les origines d'un rite pouvait varier à l'infini sans que personne à Rome ne s'en émût, car, comme l'écrit John Scheid, «chaque exégète visait à mettre en accord la pratique religieuse et la culture du moment».

4 J. Scheid, Romulus et ses frères, Rome, 1990, p. 751 (= J. Scheid 1990). s Ibid. p. 679.

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Dans la mesure où ces exégèses sont des commentaires de rituels, elle se construisent à partir de ces pratiques, en sélectionnant tel geste ou telle parole. Or un rituel est une succession strictement réglée de gestes, de paroles, de déplacements, qui constituent autant d'unités signifiantes - chacune de ces unités signifiantes est généralement désignée en latin par un terme technique - intégrées dans une continuité syntaxique. Par conséquent toutes les exégèses antiques sont «fausses» dans la mesure où elles sont partielles et interprètent une unité signifiante en l'isolant de l'ensemble structuré qui seul peut lui donner sa signification en contexte. Mais peu importe la «vérité» des exégèses antiques, ce qui nous intéresse est la façon dont elles se construisent6. Or nous constatons, en rassemblant les exégèses d'un même rituel, qu'elles privilégient toutes les mêmes éléments signifiants de ce rituel : tel geste ou telle parole. Les exégètes s'accrochent ainsi à ce que John Scheid appelle d'une façon expressive «les aspérités d'un rituel»7. Ces aspérités rituelles disent ce qui pour les Romains constituait les traits caractéristiques de ce rituel, comment ils le percevaient dans sa spécificité, ce dont ils jugeaient avoir à rendre compte dans leurs exégèses.

Donc les différents discours sur l'origine des jeux que nous avons reçus des Anciens, sont des exégèses historiques qui ne sont en aucun cas des commentaires théologiques et ne peuvent pas nous renseigner directement sur la fonction religieuse des ludi. Celle-ci ne peut se construire qu'à partir d'une étude systématique et synchronique de la pratique des jeux. En revanche ces exégèses dessinent deux aspérités essentielles des ludi. La première est la distinction entre les jeux du cirque et les jeux de la scène : c'est pourquoi chaque exégète donne une origine différente aux uns et aux autres, quelle que soit cette origine. La seconde est la danse des ludions dans la procession qui précède le spectacle du cirque, la pompa circensis. Ce qui semble avoit fait problème aux Romains de la fin de la République est le sens du nom donné à ces danseurs ludii, ainsi d'ailleurs que le terme même de ludi, difficulté que certains se proposaient donc de résoudre par une étymologie étrusque. Plus exactement, l'origine des jeux rend compte de l'origine du terme les concernant; ce terme n'a plus de sens par lui-même,

6 II en est des exégèses comme des etymologies dites «varroniennes». Fausses le plus souvent si l'on en croît les linguistes contemporains, elles nous renseignent mieux sur l'environnement sémantique des mots dont elles prétendent donner l'origine qu'une étymologie scientifiquement établie qui ne nous dit rien sur la valeur de ces mots en latin.

7 Ibid. p. 676.

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ne fait que signaler dans la langue l'origine ethniques du rituel, puisque ludii est interprété comme signifiant «les Lydiens». Ainsi les exégètes se débarrassent du signifié du lexique des jeux, en rattachant le radical signifiant * LUD- à un dénominatif ethnique.

Voici donc deux aspérités rituelles où ont bourgeonné les exégèses historiques, auxquelles correspondent deux groupes de discours sur les origines des jeux, l'un commentant la distinction entre les jeux du cirque et les jeux de la scène, l'autre commentant la présence de danseurs nommés «ludions» dans la procession des jeux du cirque. L'un et l'autre font intervenir les Étrusques. Dans un cas ce sont les acteurs de théâtre qui viennent d'Étrurie, à la différences des artistes du cirque; dans l'autre cas ce sont les danseurs de la procession des jeux qui sont lydiens, c'est-à-dire étrusques, ou quelques fois le rituel lui-même qui aurait été importé d'Étrurie8. Il apparaîtra clairement au cours de notre étude, que ces deux types de discours ne peuvent s'intégrer dans une histoire générale des spectacles romains, ils n'en ont d'ailleurs pas vocation. Quand un Romain disserte sur les histrions venus d'Étrurie, il ne fait pas référence à une période antérieure qui aurait vu déjà arriver les ludions de la même contrée. Chacun de ces deux discours se développe pour lui-même à partir du même modèle narratif, sans viser à construire une continuité.

3 - Première aspérité rituelle : la distinction entre jeux du cirque et jeux de la scène et ses exégèses historiques

Les calendriers romains distinguent clairement à propos de chaque fête publique comportant des jeux s'il s'agit de jeux du cirque ou de jeux scéniques9.

Par exemple lors des Jeux Romains, des représentations de théâtre (jeux scéniques) sont données tous les jours précédents les ides de septembre - qui coïncident avec le dies natalis du temple de Jupiter Capitolin - où l'on célèbre Yepulum Jovis. Puis après le 14 septembre - dies ater qui interdit toute célébration - ont lieu des courses de chevaux dans le Grand Cirque (jeux du cirque) du 5 au 18 septembre. Une répartition du même genre se retrouve lors des Jeux de la Plèbe, au mois d'octobre. Les ludi scaenici précèdent

8 Sur cette question des Lydiens-Étrusques et l'origine des ludii ou des ludi, c'est-à-dire, des acteurs ou du rituel lui-même, cf. l'excellente mise au point de D. Briquel 1991, p. 369-392.

9 G. Dumézil, La religion romaine archaïque, Paris, 1966 (= Dumézil 1966), p. 547-548.

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Vepulum Jovis des ides, que suivront des ludi circenses au Circus Flaminius. D'autres fêtes, comme les Jeux d'Apollon ou les Jeux de Flore, sont caractérisées par la prééminence donnée au théâtre, les jeux du cirque n'occupant qu'une seule journée.

Cette distinction, entre jeux du cirque et jeux scéniques, qui structure le rituel des ludi, est interprétée par les historiens anciens comme le signe d'une origine différente.

Tite Live place les premiers jeux du cirque au temps de la fondation de Rome, puisque c'est au Grand Cirque, pendant un spectacle de jeux, que les Romains enlèvent les Sabines 10. Il ne parle pas d'une origine étrangère, les ludi sont posés d'emblée par Tite Live comme une pratique romaine originelle. En revanche les jeux scéniques sont chez lui, comme chez Valére Maxime, une importation d'origine étrusque, introduite à l'occasion d'une pestilentia au cours du IVe siècle av. J.-C. n. Tite Live et Valére Maxime ajoutent à leur récit une preuve étymologique : un des termes latins désignant l'acteur, histrio, aurait été formé sur le mot étrusque «(h)ister», ayant le même sens. Ce terme à'histrio serait venu du besoin d'un mot nouveau pour désigner une réalité nouvelle : l'acteur dansant devant un mur de scène. Et comme ces acteurs venaient d'Étrurie, les Romains auraient très naturellement emprunté à l'étrusque le terme les désignant 12.

L'argument est fragile. D'abord parce que le terme histrio a le même sens et les mêmes emplois que celui de ludius, lequel est nécessairement plus ancien, si l'on s'en tient du moins au récit de Tite Live, puisqu'il désigne un danseur rituel de la procession des jeux du cirque. Le mot histrio ne s'est donc pas implanté à Rome à la suite d'un manque. Ensuite Plutarque utilise la même étymolo- gie étrusque à'histrio pour aboutir au résultat contraire, voici comment13. Il part lui aussi de cette fameuse peste de 361 av. J.-C. qui ravagea la ville de Rome, mais pour faire un tout autre récit. En effet, comme à la suite de l'épidémie tous les acteurs romains étaient morts, la cité ne pouvant plus célébrer des jeux scéniques, les Romains firent venir des artistes d'Étrurie. Le plus célèbre

10 Tite Live I 9. 11 Tite Live VII 2 3-6 et Valére Maxime II 4 4. 12 Cette etymologic à'histrio est acceptée par les philologues contempor

ains : cf. Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la lange latine, s.v. Elle reste cependant problématique car si l'on suivait les grammairiens il aurait existé en étrusque trois termes pour désigner l'acteur, deux dont nous n'aurions que la forme latine : ister et lud, et un troisième qui ne se rencontrerait qu'en étrusque : tanasar. Cf. J. G. Szilâgyi, Impletae modis saturae dans Prospettiva, 24, juin 1981 p. 5.

13 Plutarque, Questions romaines, 107.

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d'entre eux aurait été un certain Hister. Son succès à Rome fut si grand et si durable, que les acteurs romains afin de s'approprier un peu de son prestige, prirent le nom d'histrions. Ainsi bien loin de prouver que les jeux scéniques aient été d'importation étrusque, l'histoire du terme histrion, telle que Plutarque la raconte, implique au contraire qu'il y avait à Rome des acteurs locaux comme il y avait des acteurs en Étrurie, les uns et les autres pratiquant un art suffisamment proche pour qu'ils pussent l'exercer dans les spectacles de leurs voisins. Par conséquent, dans ce récit de Plutarque, les jeux scéniques existaient à Rome avant que s'introduisît le mot histrio. Avaient-ils été importés jadis d'Étrurie? Plutarque ne le dit pas, car cela ne lui importe pas. Il lui suffit d'avoir un récit rendant compte de l'étymologie étrusque d'histrto. Constatons, en ce qui nous concerne, que l'étymologie étrusque du mot histrio ne sert pas de preuve à une reconstitution historique dont les Anciens auraient eu souci, car elle se manipule dans tous les sens. Le seul fait historique certain est une conscience commune dans la Rome historique que le terme histrio venait d'un mot étrusque.

Si l'on cherche, en effet, à construire la vérité d'un événement historique à partir de ces deux texes, la tentative serait vaine, consistant à jeter la suspicion sur l'un ou l'autre. En revanche, si l'on traite ces deux récits comme des exégèses, ils ne sont plus à opposer, nous n'avons plus à démêler le vrai du faux car les deux auteurs disent la même chose : ils interprètent la distinction entre jeux scéniques et jeux du cirque en marquant les premiers d'une connotation étrusque. Soit que les premiers acteurs de théâtre soient venus d'Étrurie soit que les acteurs romains aient pris le nom d'un des acteurs étrusques venus les remplacer après une peste. Dans les deux cas l'Étrurie sert de marqueur aux jeux scéniques, les distinguant ainsi des jeux du cirque, par une distinction entre les artistes des deux types de spectacle. Les deux récits historiques ne sont que des variations narratives sur l'étymologie étrusque, reconnue par tous, du mot histrio, à laquelle ils n'ajoutent rien.

Nous trouvons chez Tacite un quatrième récit dont la fonction est la même que celle des récits de Tite Live, Plurarque et Valére Maxime 14. Il assigne une double origine étrangère aux deux spectacles, redoublant ainsi l'opposition distinctive : les ludi scaenici viennent d'Étrurie, les ludi circenses viennent de Grèce, très exactement de la colonie grecque de Thourioi.

L'origine étrusque des jeux scéniques, s'enracine donc dans la conscience commune d'une étymologie étrusque du mot histrio,

14 Tacite, Annales, XIV 211.

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elle sert non pas à construire une histoire réelle des spectacles mais à exprimer la distinction rituelle entre les deux spectacles des jeux, à partir d'une distinction entre les artistes. Il n'y a pas contradiction entre le récit de Plutarque et les autres. Venus anciennement d'Étrurie ou Romains ayant pris une dénomination étrusque, les acteurs sont marqués, comme disent les linguistes, par rapport aux autres artistes des jeux qui ne sont pas marqués, sinon chez Tacite où les cochers reçoivent une marque grecque.

Finalement ne retrouverait-on pas dans les jeux, cette classification bien connue à Rome qui distingue les rituels accomplis selon un rite «étranger» par exemple les sacrifices graeco ritu, de ceux accomplis more antiquo?15 Les jeux scéniques seraient ainsi célébrés more tusco, tandis que pour Tacite les jeux du cirque seraient célébrés more graeco, et pour les autres commentateurs, more antiquo 16. Nous retrouvons bien ici les trois marques classifi- catoires des sacrifices romains : « étrusque », « antique ou romaine », « grecque ».

Le discours sur les origines étrusques des jeux scéniques chez les historiens romains, ne répond donc pas à un projet de reconstitution historique; il présente, sur le modèle de la classification des sacrifices, une classification des jeux. C'est pourquoi il peut proposer des récits historiquement contradictoires, seul importe le résultat final : le marquage étrusque des jeux scéniques. Le discours sur l'origine étrusque des jeux scéniques ne vise pas à établir un fait passé, mais à justifier une classification présente. Il relève, en quelque sorte, d'une pensée mythique. Celle-ci ne procède jamais à une reconstitution cohérente et systématique du temps des origines, comme s'il s'agissait d'un réfèrent même imaginaire. Ce temps des origines n'est qu'une catégorie de pensée, non un passé historique virtuel.

4 - La seconde aspérité rituelle : les danseurs de la procession. ludius ludit ludos

C'est pourquoi un autre discours peut se développer concurremment sur l'origine des jeux en général, indépendamment du

15 J. Scheid, Religion et piété à Rome, Paris, 1985. Les trois rites - graeco, tusco et romano ou antiquo - sont tous, à époque historique, des rites romains. Ils sont présents tous les trois dans les sacrifices à Jupiter Capitolin lors des Jeux Séculaires cf. J. Scheid, Annuaire de l'EPHE 5e section, 1989-90.

16 C'est l'avis de J. G. Szilagyi, op. cit. p. 15 : «II fino del raconto di Livio e apparentemente il confronto polare di valore paradigmatico del more antiquo e del more tusco ». On retrouve ce même usage du more tusco pour définir les jeux chez Ovide, L'art d'aimer, I, 101-112.

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précédent. L'enjeu est différent; il ne s'agit plus de classer entre eux les différents ludi, mais de situer les jeux eux-mêmes au sein de l'ensemble des rituels de la religion romaine. L'exégèse historique des jeux s'est donc développée sur une seconde aspérité du rituel : les danseurs de la pompa circensis, danseurs que les Romains appellent le plus souvent ludii, ce que nous transcrivons généralement par «ludions».

Comme l'histrion caractérise les jeux scéniques, le ludion caractérise les jeux en général. Son nom le désigne comme le célébrant par excellence des jeux, le noyau rituel des ludi pouvant s'énoncer par cette formule tautologique, «ludius ludit ludos», autrement dit, «le ludion célèbre les jeux», en jouant sur le champ lexical constitué par les termes formés à partir du radical *LUD-17.

Mais que sont exactement les jeux à époque historique? Avant d'aborder leurs exégèses, il convient d'en dessiner succintement la place dans la culture romaine.

Rappelons que le terme ludi sert à désigner en latin trois réalités différentes qui s'impliquent l'une, l'autre. Il n'y a pas de jeux sans jeux et réciproquement, pourrait-on dire.

D'abord les jeux sont une fête religieuse publique, consacrée à une ou plusieurs divinité fête calendaire comme les Jeux d'Apollon ou les Jeux de la Plèbe. Ces jeux réunissent plusieurs rituels, sacrifices, supplications, banquet sacré, les spectacles du cirque et du théâtre n'étant que l'un d'entre eux18. On trouve le même emploi du terme ludi pour désigner des jeux publics exceptionnels, ou des jeux privés, jeux votifs d'un général ou encore jeux donnés à l'occasion de funérailles aristocratiques.

Le terme ludi désigne ensuite, de façon plus étroite, une séquence rituelle organisée autour d'un spectacle dans le cirque ou au théâtre. Les ludi sont alors un moment d'un rituel. (On voit là qu'il en est des jeux comme du sacrifice, qui est soit un rituel en

17 Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, s.v. «lu- dus». Aucune étymologie convaincante n'a ete proposée par les linguistes. Ce radical semble propre au latin et tous les rapprochements avec d'autres racines indo-européennnes sont hypothétiques. Pour une mise au point récente de la question cf. D. Briquel, 1991, p. 35-36.

18 Les jeux ne sont pas associés à un dieu particulier ni à une catégorie de dieux, tous peuvent recevoir des jeux, c'est pourquoi il ne convient pas d'y voir un rite funéraire ou un rite agraire, comme l'a fait autrefois A. Piganiol, op. cit. p. 113-4 et p. 149, et le font encore malheureusement d'autres à sa suite. Bien plus, s'il est un dieu qui pourrait sembler le destinataire par excellence des ludi, c'est bien Jupiter dont le moins qu'on puisse dire est qu'il est radicalement étranger à tout ce qui est agriculture et funérailles.

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soi, soit une partie d'un rituel). En ce cas le latin emploie aussi bien que ludi le terme ludicrum19. Ce spectacle est précédé de la pompa Indierà, la procession qui a servi à transférer les dieux dédi- cataires des jeux, depuis leur temple jusqu'au cirque où ils seront installés sur le pulvinar20.

Enfin le terme ludi, comme ludicrum, peut désigner de façon encore plus étroite que précédemment, simplement le spectacle théâtral qui a lieu au cours de la séquence rituelle. C'est ainsi que l'on trouve l'expression ludi graeci pour désigner les spectacles de tragédie et de comédie romaines, traduites de textes grecs. On trouve le même emploi pour le spectacle du cirque21.

C'est le deuxième emploi de ludi qui nous intéressera essentiellement ici. Il s'agit donc d'une séquence rituelle autonome, pouvant prendre place dans toute sorte de fêtes religieuses, qu'elles soient dédiées aux dieux d'en haut ou aux dieux d'en bas, ou encore aux morts, c'est-à-dire les dieux mânes. Les jeux apparaissent aussi bien dans les fêtes des divinités les plus anciennes, que dans les cérémonies consacrées aux divinités nouvelles22. «Le jeu comme tel, ayant sa valeur en soi, est simplement offert aux dieux comme un présent tout constitué» écrit très justement Georges Dumézil23. Reste à définir en quoi consiste le rituel par une analyse synchroni- que de la pratique romaine.

Comme pour le sacrifice on peut isoler un noyau rituel et distinguer ce noyau des formes particulières que prennent les jeux en fonction de chaque contexte religieux particulier où ils se réalisent, c'est-à-dire la divinité qui en est la destinataire. Ainsi les jeux varient avec les dieux présents dans la pompa : le lieu, le temps, le costume du président (l'éditeur), les spectacles changent24.

19 Par exemple Tite Live XXVIII 7, 1 : Suétone Auguste, 43. 20 Par exemple Tite Live VII 3. 21 Par exemple Tite Live XLIV 9 3 : «Iuvenes etiam quidam Romani ludicro

circensi as usum belli verso partent humillimam muri ceperunt ». 22 Dieux d'en bas dans les Jeux Séculaires, dieux d'en haut dans les Jeux

Romains ou les Jeux Apolliniens, jeux funèbres offerts par ses fils à Paul-Émile, jeux dédiés à des divinités nouvelles comme les Jeux de la Grande Mère. Il faut bien souligner que les jeux funèbres ne sont pas un rite funéraire, ils se situent après les funérailles, une fois que le mort est passé du côté des ombres et que la famille n'est plus en deuil.

23 Dumézil 1966, p. 545. 24 Les jeux publics annuels sont présidés par des magistrats. Lors des Jeux

Romains le préteur revêt un costume de triomphateur. Le préteur urbain préside les Jeux Apolliniens, les édiles curules président les Jeux de la Grande Mère, les édiles plébéiens président les Jeux de Cérès, cf. G. Dumézil 1966, p. 547-8. Mais les jeux célébrés par les Arvales sont présidés par le magister du collège, en tunique brodée d'or, cf. J. Scheid 1990, p. 636-37. Pour les différences entre

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Mais l'essentiel des ludi reste intact, constitué de ce noyau rituel défini par les règles de l'orthopraxie : la danse des ludions sur une musique de flûte (tibia). Cette danse est l'acte nécessaire et suffisant pour qu'il y ait, religieusement parlant, ludi. Acte nécessaire, car si la danse du ludion s'interrompt avec la musique du tibicine, l'interruption est signalée par les hurlements des assistants, la cérémonie est invalidée et doit être intégralement recommencée25. Acte suffisant: une anecdote datant de la deuxième guerre punique raconte qu'alors que le peuple était rassemblé au cirque, on annonça que l'ennemi s'approchait de Rome. Le tumul- tus est déclanché : tous les citoyens se précipitent pour repousser les Carthaginois. Puis ils reviennent au cirque, croyant que les jeux avaient été interrompus et qu'ils allaient devoir les recommencer comme l'exige la religion, instauratio. Or il n'en fut rien, car durant le temps des combats, un vieux mime avait dansé dans le cirque sur la musique d'un tibicine, ce qui suffisait pour que la cérémonie fût jugée religieusement intacte. D'où, paraît-il, cette formule proverbiale bien connue des Romains : «Res salva, senex saltai»26.

On peut donc établir cette double équivalence : - les spectacles des ludi et la danse des ludions de la procession sont religieusement équivalents, ce que la langue enregistre par les deux métonymies enchâssées que nous constations précédemment en étudiant les emplois du terme ludi. - les ludi réduits à leur strict minimum religieux sont la danse du ludion, c'est cette danse qui définit le rituel, c'est elle dont il faut comprendre la fonction.

5 - Sacrifice et jeux : la communitas ludique

La religion romaine présente bien des exemples de danses rituelles, mais rien ne nous permet de penser qu'elles soient assimilables entre elles. La danse des Saliens ouvrant la saison guerrière, la course des Luperques autour du Palatin en février ont chacune leur fonction. La danse des ludions doit donc être interprétée dans la syntagmatique des jeux.

les processions cf. Denys cTHalicarnasse VII 72 et Ovide, Fastes IV, 179-187 et Amores III 2, 43-56.

25 Cicéron, Sur la réponse de l'haruspice II 23 et Arnobe, Contre les païens, IV 31. H. Lavagne «Une faute rituelle dans la pompa des jeux», dans Mélanges Boy ancé, Rome, 1974, p. 505-511.

26 Servius Ad Aen. III 279.

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Pour définir les ludi dans la religion romaine il convient de revenir d'abord au sacrifice, autre rituel fondamental, afin de situer les uns par rapport à l'autre.

Sacrifier à Rome c'est célébrer un banquet avec une ou plusieurs divinités, en observant certaines régies qui affirment la préséance du commensal divin comme celle qui impose aux hommes de manger après les dieux. Dans le sacrifice s'établissent aussi des distinctions entre les hommes selon leur mode de participation à la cérémonie. Brièvement le partage des viandes sacrifiées, ou d'un même aliment présenté d'abord aux dieux en offrande, met en place une hiérarchie des dieux et des hommes27.

Les jeux sont aussi le don d'un plaisir aux dieux, d'un plaisir que les nommes partagent avec eux; ce don est celui du spectacle ludicrum. Mais à la différence du sacrifice, les jeux n'instaurent pas, semble-t-il, une hiérarchie, c'est-à-dire une distinction, ni entre les hommes et les dieux, ni entre les différentes classes sociales. Car les dieux (depuis le pulvinar) et les hommes assistent en même temps, au même endroit, au même spectacle. C'est la licentia ludi- cra, la liberté ludique, qui s'oppose à la libertas, cette liberté politique inconcevable sinon dans une société hiérarchisée.

Car les jeux ignorent le partage; il s'agit d'une mise en commun. Le public est une multitudo, une foule indistincte; longtemps il n'y eut au théâtre et au cirque aucune place réservée, même si peu à peu quelque privilège politique s'y réinstalle, d'abord pour les sénateurs, ensuite pour les chevaliers. Mais jusque sous l'Empire le peuple de Rome revendique comme une forme de sa liberté, cette indistinction des jeux. La société ludique est non hiérarchisée, ignore les distinctions de dignité, c'est une communitas au sens de W. Turner, un espace d'indistinction28.

C'est précisément ce qui fait des ludi une cérémonie tout à fait étrange, inassimilable à aucune pratique de la religion grecque.

27 J. Scheid 1990 p. 657-658 : «sacrifier, c'est établir à l'occasion d'un festin où les dieux sont invités, et par le partage d'un même aliment ou d'une victime, les relations qui mettent chacun, les hommes et les dieux, à leur place dans l'ordre des choses». Cf. aussi J. Scheid, Sacrifice et banquet à Rome, dans MEFRA, 97, 1985, p. 193-206 et Le bœuf et la cité : recherches sur le symbolisme du partage sacrificiel, dans AEHE 91, 1982-3, p. 356-364.

28 Jusqu'où faut-il aller dans la définition de cette indistinction ludique? Peut-être est-il excessif d'affirmer qu'il y a abolition totale de la hiérarchie entre les hommes et les dieux pendant le spectacle des jeux. La question devrait trouver sa réponse à partir d'une étude minutieuse de la symbolique du pulvinar, du lit où sont couchés (?) les dieux pendant le spectacle (sur le pulvinar cf. J. Humphrey, Roman circus, p. 78-83). Quoi qu'il en soit, ce rapprochement, s'il ne faut pas aller jusqu'à parler d'indistinction entre les hommes et les dieux, est à opposer à ce qui se passe dans le sacrifice.

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6 - La danse du ludion : dénégation de la guerre

Or cet espace ludique, si nettement en rupture avec toutes les pratiques sociales romaines, toujours hiérarchisées, c'est le ludion qui l'instaure par sa danse. Car la danse du ludion a pour effet d'expulser par une dénégation efficace les valeurs et les catégories de la société militaire, matrice de la hiérarchie politique, car l'armée et le peuple politique ne sont qu'un, désignés par le même terme de populus. C'est ce que démontre de façon incontestable la reconstitution sémantique du verbe ludere29.

À partir des différentes emplois de tous les dérivés lexicaux formés à partir du radical *LUD-, on regroupe les significations suivantes : la danse, l'imitation, la dérision, le badinage insignifiant, l'apprentissage. Le noyau commun à tous ces sens est la notion d'une gestualité accomplie pour elle-même, sans viser à l'efficacité. Imiter en dansant c'est enchaîner correctement, c'est-à- dire de façon identifiable pour un spectateur, les gestes du soldat, de l'orateur, du gladiateur ou du foulon, sans chercher à tuer, à convaincre ou à laver du linge. Cette pratique imitative peut avoir pour but l'apprentissage d'une gestuelle, c'est le ludus (école) des enfants et des gladiateurs, elle peut être aussi un moyen de faire rire aux dépens de ceux qu'on imite, c'est le ludus de la dérision (illudere).

L'imitation romaine telle qu'elle est définie dans le cadre du ludus est tout à fait différente de la mimèsis aristotélicienne. Celle- ci crée une présence par le moyen de la représentation, tandis que l'imitation ludique crée une absence, grâce à une dénégation efficace. En un mot, quand un acteur imite, selon Aristote, un soldat, il le représente, le rend présent; quand un soldat romain danse en imitant les gestes du combat, il s'absente en tant que soldat, il est un acteur.

Si la danse des ludions n'expulsait pas les valeurs guerrière de Mars, on ne voit pas comment la procession des Jeux Romains pourrait traverser l'Urbs, depuis le temple de Jupiter Capitolin jusqu'au grand Cirque, sans violer les interdits qui excluent de cet espace toute forme d'armes ou de présence militaire, alors que cette procession est constituée en grande partie d'hommes et d'enfants armés30. C'est la même imitation dérisoire propre au ludisme romain qui permet l'exhibition dans le cirque de soldats exécutant

29 A. Yon, À propos du latin ludus, dans Mélanges A. Ernout, Paris, 1940. 30 G. Dumézil 1966, p. 544.

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des cascades31. Légionnaires d'opérette, cascadeurs cuirassés, les ludions ne sont pas des soldats sérieux. Mars le sanglant, Mars l'impitoyable, est absent de ces jeux dérisoires dans l'espace pacifique de Jupiter.

En même temps que les valeurs guerrières, la structure hiérarchisée propre au populus, c'est-à-dire au peuple romain en formation militaire et/ou politique, est abolie par la danse ses ludions, c'est ainsi que peut s'installer le société indistincte des jeux, la com- munitas ludique32.

7 - Les exégèses historiques de la danse des ludions

Les exégèses sur la danse des ludions s'accrochent au lexique des jeux et en particulier au radical *LUD-. Les Romains, du moins à la fin de la République, tentent de disjoindre le vocabulaire des jeux, ludius, ludi, ludicrum, de la famille du verbe ludere, des noms ludus et lusus.

Il va en être ainsi des ludions comme des histrions : l'étymolo- gie du terme désignant l'acteur est mise en relation avec une origine étrusque des jeux, comme on le voit chez Tertulien et Isidore33. Il semble cependant ici que ce ne soit pas l'étymologie qui prouve l'origine, mais l'inverse. Car à la différence de ce que nous avons vu à propos des jeux scéniques l'enjeu est moins le marquage des jeux dans l'archéologie imaginaire romaine, que la place du mot ludi dans la sémantique de la langue.

Ceux qui proposent, en effet, une origine étrusque aux ludions, réfutent ainsi une étymologie latine du mot, rattachant ludius à ludere. Tertullien écrivait : « Timée rapporte que des Lydiens émi-

31 Tite Live XLIV 9 3 : lors de la guerre contre Persée, les soldats romains utilisèrent un exercice d'adresse qu'ils exécutaient ordinairement au cirque.

32 A. Magdelain, Recherches sur /'imperium, la loi curiate et les auspices d'investiture. PUF 1968, p. 46: toute réunion de la société célébrant la hiérarchie militaire ne peut se faire que hors du pomerium, même pour les comices centu- riates.

33 Tertullien, de spectaculis V 6 : «Lydos ex Asia transuenas in Etruria consedisse Timaeus refert duce Tyrrheno, qui fratri suo cesserai regni contentio- ne. Igitur in Eturia inter ceteros ritus superstitionum suarum spectacula quoque religionis nomine instituunt. Inde Romani arcessitos artefices mutuantur, tem- pus, enuntiationem, ut ludi a Lydis uocarentur. Sed etsi Varrò ludos a ludo, id est a lusu interpretatur, sicut et Lupercos ludios appellabant, quia ludendo discur- rant, tarnen eum lusum iuvenum et diebus festis et templis et religionibus repu- tat.» Isidore, Etymologies, XVIII, 16: «Varrò autem dicit ludos a luso uocatos quod iuvenes per dies festos solebant ludi exultatione populum delectare ».

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grèrent d'Asie en Étrurie, sous la conduite de Tyrhenos, qui était parti en laissant le trône à son frère, suite à une rivalité pour le pouvoir. Donc ils installèrent en Étrurie bien des rites de leurs superstitions et en particulier, des spectacles, qu'ils prétendaient religieux. C'est d'Étrurie que les Romains firent venir des artistes, pour les emprunter à leur tour, ainsi que les circonstances de ces spectacles, et aussi leur nom, puisqu'il les appellèrent 'ludi' d'après le mot 'Lydiens'. Même si Varron pense que 'ludi' vient de 'ludus' (jeu), c'est-à-dire 'lusus' (jeu), comme il appelait 'ludii' (danseurs) les Luperques parce qu'ils courent 'ludendo' (en jouant), il met cependant en relation ce 'lusus'

(jeu, badinage) des jeunes gens avec les fêtes rituelles, les temples et la religion».

On voit d'après ce texte que la difficulté pour les exégètes est de comprendre comment un rituel religieux peut être associé au badinage puérile qu'implique essentiellement à leurs yeux, alors, le terme lusus. La remarque finale de Tertullien est explicite; on pourrait la gloser ainsi : bien que Varron fasse venir le terme «jeux» du mot signifiant «badinage», il ne nie pas cependant le caractère religieux de ces jeux, célébrés dans des fêtes officielles, en relation avec des temples et des cultes. Mais lui préfère, pour mieux dénoncer ces pratiques païennes et abominables, à l'association ludere-ludus, la filiation ludius- λυδιοσ, c'est-à-dire ludion- lydien, en réactivant la prétendue origine lydienne des Étrusques34. Donc le mot «ludius» signifierait «l'étrusque», parce que les ludi seraient un rituel emprunté aux Étrusques; ainsi les jeux, débarrassés du soupçon de puérilité retrouvent, grâce au prestige des Étrusques, le plus religieux des peuples aux yeux de l'antiquité, une nouvelle légitimité. Finalement la ressemblance formelle entre ludi, le rituel, et ludus, le jeu des enfants, devient une pure coïncidence.

Le texte d'Isidore, visiblement repris de Tertullien, dit à peu près la même chose. Il rappelle l'étymologie varronienne de ludi, en ajoutant que ce «jeu » des jeunes gens consiste à bondir, exsulta- tione, à la grande joie des specateurs. (Les commentateurs contemporains pensent qu'il faille rattacher ces deux textes à une source commune, L'histoire des jeux de Suétone, ouvrage auquel Tertullien fait explicitement référence dans son De spectaculis 35).

On constate donc l'existence à Rome d'un module exégétique à double entrée, qui associe origine des jeux et étymologie du radical

34 D. Briquel 1991 p. 369-380. L'auteur montre que l'origine étrusque des ludi, est à Rome loin d'être généralement répandue, à la différence de l'origine étrusque des jeux scéniques.

35 V, 8.

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*LUD-. Ce module peut servir soit à partir de l'étymologie à affirmer l'origine lydienne des jeux, soit à partir de l'origine des jeux à affirmer l'étymologie étrangère de la racine *LUD-. Comme le fait très justement remarquer D. Briquel36 ce discours des origines étrusco-lydienne des ludi se construit exactement de la même manière que celui de l'origine étrusque des jeux scéniques, dont il est sans doute une duplication. À l'histrion correspond le ludion, à l'(h)ister correspond le λυδιοσ. Peut-être est-ce ce dernier qui a servi de modèle mais le jeu étymologique a commencé bien avant Ter- tullien et Isidore, car on le trouve déjà chez Denys et Appien.

Appien37 décrit, le triomphe de Scipion l'Africain en 201 av. J.-C. où se trouvent des danseurs «Qu'on appelle des λυδιουσ parce que, à mon avis, les Étrusques sont une colonie lydienne». Il n'ajoute rien à cette remarque étymologique.

Denys d'Halicarnasse, lui aussi, passe par cette étymologie pour rendre compte du terme ludusn. Mais il l'utilise dans le sens étymologie-origine, à la différence des précédents. Certes il fait allusion à la polémique autour du sémantisme des ludi, mais sans prendre parti, car il fait coexister l'étymologie «lydienne» des ludi et le sémantisme latin du radical *LUD-. Les ludions romains, dit- il, s'appellent ainsi à cause des Lydiens qui auraient inventé la danse des ludions, cette παιδία, ce badinage puéril, lusus, où des enfants parodient, selon lui, les Saliens. Étrange retournement de situation, puisque tout en donnant comme origine au terme de ludion, le nom des Lydiens, il conserve la valeur puérile du radical *LUD-, en glosant le jeu des ludions par le grec παιδία, c'est-à-dire lusus319. Pourquoi? Parce que Denys n'a pas les mêmes soucis que les autres éxégètes, il lui faut injecter de l'hellénisme dans les coutumes romaines partout où cela lui est possible; il ne se soucie pas du sémantisme des ludi, mais il supprime l'intermédiaire étrusque, puisque pour lui ces jeux doivent être totalement grecs40 et qu'il les interprète comme un montage hétérogène de concours agonisti- ques, de danses pyrrhiques et de sicinnis satyrique.

36 Ibid. p. 381. 37 Appien, Histoire romaine, VIII 66. 38 II, 71, 4. 39 II semblerait même qu'il fasse venir le sens de «jeu, badinage » de ludus,

du rituel lui-même. On aurait donc l'histoire suivante du radical *LUD- : formé sur le dénominatif ethnique, lydien, le mot ludion donne leur nom au rituel des ludi; et comme ce rituel implique un badinage dérisoire, il se forme un verbe, ludere, signifiant «jouer, badiner».

40 D. Briquel 1991, p. 377-378.

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8 - La procession des Grands Jeux selon Denys d'Halicarnasse

Plus loin dans le texte des Antiquités romaines, Denys s'intéresse de nouveau aux ludi, mais en empruntant une tout autre méthode pour les «helléniser»; il dit lui-même qu'il va montrer que les Romains célèbrent les ludi «έλληνικοΐσ νόμοισ», autrement dit en latin «more graeco»41. C'est ainsi que Denys d'Halicarnasse42 a laissé la seule description détaillée que nous possédions de la procession précédant les jeux du cirque. Peut-on véritablement parler de description? Car il s'agit pour l'historien grec de prouver que les Jeux Romains sont une pratique d'origine grecque en examinant le rituel en détail, sans s'attacher à l'origine ni des mots ni du rituel, il n'utilise pas une fois le terme de ludion43.

À la différence, en effet, des exégètes que nous avons vus précédemment, Denys ne fait pas un récit de l'origine des jeux ni ne spécule sur l'étymologie des ludi, il prétend simplement retrouver dans le rituel lui-même les traces de leur origine grecque, en procédant par comparaison avec plusieurs rituels grecs. Il prélève donc, dans la procession rituelle, tous les éléments soit qui d'évidence ressemblent, pour lui du moins, à des coutumes grecques, comme les courses de char ou les combats de boxe, soit qui, au contraire, paraissent inassimilables, de premier abord, à aucune de ces coutumes, comme la danse des ludions, et qu'il réussit cependant à ramener à des origines grecques. Il pratique au plus haut point la discontinuité, caractéristique des exégètes, mettant bout à bout des explications hétérogènes, sans se demander jamais comment une

41 VII 71. 42 Antiquités romaines VII 70-73. Sur Denys d'Halicarnasse et son projet cf.

Actes du Colloque Denys d'Halicarnasse, MEFRA, 1989, A. Hurst in A. und Ν. II, 30.1 p. 839-865. Dans sa préface à la traduction de Denys aux Belles Lettres, 1989, F. Hartog résume ainsi la pensée de Denys : «Qui sont les Romains? D'authentiques Grecs et Rome depuis toujours, depuis le premer jour est une cité grecque . . . Telle est la simple et singulière thèse posée, répétée, démontrée . . . par Denys d'Halicarnasse dans les Antiquités romaines ». En effet, cet historien grec du Ier siècle avant J.-C, arrivé à Rome au temps d'Auguste prend en charge le biculturalisme romain pour rendre aux Grecs dans l'empire une place égale à celle des Romains. Il affirme simultanément que les Romains sont grecs et que du même coup les Grecs ont quelque chose de romain. Pour ce faire, l'identité romaine apparaît comme la corruption par les «barbares» italiques, étrusques ou autres, d'une colonie grecque venue d'Arcadie, la Rome primitive.

43 Sur ce point cf. D. Musti, Studi su Livio e Dionigi d'Halicarnasso, Rome, 1970, p. 86-7 et J.-P. Thuillier, Denys d'Halicarsasse et les jeux romains, dans MEFRA, LXVIII, 1975, p. 563-81.

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telle cérémonie aurait pu se constituer ainsi, de bric et de broc, comme il le prétend, à partir de chars sortant des jeux funèbres homériques, de danseurs de pyrrhique et des silènes du cômos dionysiaque.

Que ce texte présente ou non le rituel authentique tel qu'il était pratiqué au début de la République, comme le prétend Denys, peu nous importe ici44. La pompa qu'il décrit, comme toute procession ludique, est une des nombreuses pompae possibles et sa «description» n'est sûrement pas exhaustive. En revanche ce qui nous importe est qu'il réunisse tout ce qui chez les ludions lui a semblé suffisamment «bizarre», c'est-à-dire non grec, pour mériter d'être ramené dans le droit chemin des origines helléniques. Il est clair en effet que Denys s'est accroché aux mêmes aspérités rituelles que les autres exégètes, non pas pour en tirer argument en faveur d'une origine étrusque mais au contraire afin de combattre ici même ces arguments.

9 - Retour au ludisme rituel

Denys d'Halicarnasse offre aux historiens que nous sommes un témoignage sans prix, celui du «regard éloigné» d'un Grec chez les barbares bien décidé à voir dans les Romains de «bons barbares», autrement dit des Grecs dévoyés. Ce regard éloigné sur Rome, que nous retrouvons plus tard dans les œuvres de Plutarque, en particulier les Vies parallèles, a la richesse de l'étonnement; Denys d'Halicarnasse est pour nous un informateur (au sens ethnologique du terme) indirect, posant à la civilisation romaine toute sorte de questions qu'un Romain ne se posait pas.

En «décrivant» la pompa des jeux, son regard s'arrête là où un œil romain ne verrait rien que de très naturel. Il multiplie les «aspérités rituelles» et nous permet ainsi, de mieux connaître les détails du rituel lui-même. Visiblement la procession des jeux ne peut être interprétée telle quelle en termes grecs, aussi procède-t-il

44 L'historien grec qui écrit à l'époque d'Auguste déclare avoir suivi une relation de Fabis Pictor (71) lequel aurait décrit la pompa des jeux votifs d'Au- lus Postumius, en 499 av. J.-C, voués lors de la guerre latine qui suivit immédiatement la chute des rois. Ces jeux passent pour avoir été à l'origine des Grands Jeux de septembre, même si Tite Live (I 35 9) attribue ces jeux annuels à Tar- quin l'Ancien. Il est possible que Fabius Pictor ait introduit dans sa relation des éléments ayant appartenu à son époque, il en est de même pour Denys d'Halicarnasse.

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à un charcutage qui a l'avantage de nous présenter les différents acteurs de la pompa, c'est-à-dire les différents sortes de ludions.

Il présente donc successivement trois types de ludions, qui vont nous apparaître, si nous nous en tenons à une analyse du rituel, comme trois modalités du ludisme romain tel que nous l'avons reconstruit précédemment.

En tête du cortège viennent les enfants pueri. Ils ne sont pas armés mais défilent en ordre militaire, formant des pelotons et des escadrons. Les fils de chevaliers sont à cheval, les fils de plébéiens sont à pied, anticipant ainsi sur leur future position dans l'armée et par conséquent au sein de la hiérarchie socio-politique du popu- îus 45. Leur défilé, dit Denys d'Halicarnasse, ressemble à une troupe d'enfants se rendant à l'école - είσ διδασκάλιον - in ludum dirait- on en latin. Ces enfants relèvent de ce qu'on peut appeler «le ludisme d'apprentissage», ils n'exhibent la structure centuriate de la société que pour l'expulser sur le mode puérile.

Après les enfants, défilent les athlètes, les cavaliers et les auri- ges, qui sont les acteurs du spectacle du cirque et dont la fonction ludique est évidente, car ils créent le ludicrum. Même si Denys les assimile immédiatement aux concurrents des jeux athlétiques grecs, il est évident que ces derniers, qui sont des amateurs, n'ont rien de commun avec les professionnels romains. Ceux-ci ne cherchent ni à conquérir la gloire civique ni à prouver leur excellence, les spectacles du cirque n'ont rien d'agonistique et les boxeurs comme les auriges romains sont là pour exhiber leur virtuosité ou leur force et non pas prouver leur valeur, uirtus ou αρετή.

Ensuite viennent les danseurs - όρχησταΐ -. Ils sont armés mais ne défilent pas en ordre militaire. Ils sont répartis en trois classes d'âge : juvenes, adulescentes, pueri. Chaque classe est divisée en chœurs, autrement en unités chorégraphiques. Ils portent un costume étrange : une tunique rouge, comme les vrais légionnaires, mais avec une ceinture de bronze, un casque avec plumet et aigrette. Ils n'ont ni bouclier ni cuirasse mais des épées et de courtes lances. Ils sont accompagnés de joueurs de flûte et de citharistes. Chaque chœur est dirigé par un maître de ballet qui indique aux danseurs la chorégraphie à exécuter. Cette chorégraphie imite les gestes de la guerre mais sur un rythme accéléré. Ces danseurs déguisés en soldats réalisent ce qu'on peut appeler «le ludisme dansé». Ils n'exhibent la guerre que pour l'expulser sur le mode chorégraphique. Ce sont eux que l'on désigne généralement sous le

45 Turmae, classis alae, ordines sont des divisions propres aux comices cen- turiates. A. Piganiol, op. cit. p. 8 note 1, y voit à tort des divisions des comices tributes.

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nom de ludions46 et qu'on retrouve dans toutes les processions ludiques.

Le quatrième groupe est constitué par des clowns que Denys appelle les satyristes parmi lesquels il distingue les «satyres» et les «silènes». En fait ces prétendus silènes sont des hommes-plantes vêtus de tuniques en herbes et des manteaux de fleurs. Les prétendus satyres, affublés de la ceinture caractéristique des acteurs grecs du drame satyrique - περιζωμα -47, ainsi que de peaux de chèvre et de perruques hérissées. Ce sont des hommes-fauves. Les satyristes imitent dans leurs danses la chorégraphie des ludions qui les précèdent, déchaînant ainsi les rires des spectateurs. Ces clowns réalisent le ludisme dérisoire, expulsant la guerre sur le mode du rire.

Cette pompa décrite par Denys d'Halicarnasse, expulse quatre fois, au moyen de quatre formes différentes de ludisme, les valeurs de Mars et la structure hiérarchisée de la société guerrière. Par cette quadruple dénégation efficace du ludisme, elle neutralise les distinctions de la société centuriate pour instaurer une communitas.

La danse des ludions qui installe l'espace ludique des jeux et dont elle constitue le noyau rituel, est donc, sous des formes diverses, l'apérité sur laquelle s'est accrochée cette exégèse de Denys d'Halicarnasse. Celle-ci s'est construite en marge, puisque son propos était singulier, ne visant pas à rendre compte de ce qui faisait problème pour les Romains alors : le sémantisme du terme ludi. Mais le témoignage indirect qu'il donne sur les jeux, est cohérent avec ce que, par ailleurs, nous pouvons reconstruire du ludisme romain, comme catégorie rituelle inscrite dans la longue durée. Sans valeur sur l'origine historique des jeux48, ce texte de Denys est sans prix pour notre connaissance de ces jeux.

46 Ces ludions sont aussi présents dans les processions triomphales et ce sont eux qui permettent l'entrée des soldats dans la ville. On voit parmi eux des combattants dérisoires, affublés de bracelets, de colliers et d'une grande robe rouge, écrasant l'ennemi et faisant rire l'assistance par leurs pitreries militaires, cf. supra, Appien histoire romaien, VIII 66.

47 Sur le costume des satyristes et le περιζωμα cf. F. Lissarague, L'iconoga- phie des satyres, dans Revue archéologique, I 1988-89, p. 208-211. On peut se demander si l'indistinction propre au ludisme, entre les hommes et les dieux, et les différentes classes sociales, ne s'étend pas aux animaux et aux plantes. Cf. aussi F. Lissarague, Les satyres et le monde animal dans Third symposion on Ancient Greek and Related Pottery Copenhague, 1988, p. 335-351.

48 N'y aurait-il donc vraiment rien à tirer des exégèses historiques des Anciens pour notre propre reconstruction historique des premiers temps de Rome? Il est clair que leur façon de faire l'histoire n'est pas la nôtre. Ils ne s'interrogent pas sur les faits passés mais sur le sens du présent en en cherchant des justifications dans un passé fabriqué pour les circonstances et sans

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10 - Le leurre des origines

Le discours des Romains sur leurs origines est un leurre dangereux pour les historiens modernes. «Sabin», «étrusque», «grec», «campanien» ou encore «latin», tout ce qui est romain se voit attribuer une origine qui sert à le classer dans cette culture plurielle. L'exégèse historique des rituels n'est donc à Rome ni mythe ni histoire, elle ne dit rien sur le passé de Rome et ne peut se lire qu'au présent de celui qui la formule. En revanche, ainsi perçue, elle devient un document sur les modes de représentation contemporains de l'exégète. Quand Tite Live raconte la venue à Rome des histrions étrusques, plusieurs siècles auparavant, il nous renseigne sur la façon dont les Romains de la fin de la République concevaient les jeux scéniques. Ce sont pour eux des ludi more tusco, non pas des jeux étrusques, mais la façon étrusque à Rome de célébrer

cesse remodelé. Il s'agit pour eux, à la fin de la République, de rendre compte de la place des jeux scéniques et jeux du cirque, dans la culture romaine, à une époque où la Ucentia îudicra est devenue insupportable à une classe politique qui prétend étendre désormais ses privilèges et le respect de sa dignité dans toutes les parties de la vie sociale. Ce que réalisera Auguste en imposant au théâtre et à l'hippodrome, une organisation du public sur le modèle de la société politique, mettant fin ainsi à la liberté des spectacles (Suétone, Vie d'Auguste 44). Faut-il pour autant renoncer à établir aucune relation entre les spectacles étrusques et les jeux romains? Peut-on, indépendamment de toute spéculation sur de prétendues origines, envisager qu'a pu exister en Étrurie, comme à Rome, une forme de ludisme? Les travaux de J.-P. Thuillier sur le sport en Étrurie montrent que les jeux n'y ont pas, à la différence de la Grèce, une valeur agonistique : ce sont des spectacles, sans doute présentés par des professionnels, et non pas des concours où des aristocrates chercheraient la gloire, comme en Grèce. Ils montrent aussi que ces jeux étrusques peuvent avoir une fonction expiatoire puisque les habitants de Céré mettent ainsi fin à une peste. Par ailleurs certains documents figurés peuvent être interprétés dans le même sens, c'est-à-dire renforcer l'hypothèse d'un ludisme étrusque. Il s'agit, une fois encore, du vase de Micali et de la frise de Murlo. Le commentaire de J. G. Szila- gyi propose de voir sur ce vase fameux les différents personnages d'une pompa ludique ainsi que des scènes de jeux du cirque. Ce qui a l'intérêt de présenter les jeux comme une unité rituelle composés de la procession et du spectacle. Quant aux plaques de Murlo, J.-P. Thuillier a proposé de voir dans les personnages assis sur des chaises curules des spectateurs de la course de chevaux représentée sur une autre des quatre plaques. Il conclut, malgré quelques difficultés, qu'il s'agit de personnages humains. Sans entrer dans le détail du débat, l'hypothèse ludique permettrait de résoudre ses difficultés. Car les emblèmes associés aux personnages, font de quelques-uns du moins, incontestablement, des dieux ; mais ce seraient des dieux-spectateurs. Et l'on retrouverait en Étrurie l'essentiel du rituel des ludi : la procession des ludions, le spectacle du cirque, la présence des dieux dans le public, aux côtés des hommes. Mais cela concerne les étrusco- logues et seulement eux.

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des jeux. Quand, de la même manière, les ludions deviennent des Lydiens, c'est-à-dire des Étrusques, il s'agit pour les exégètes romains de conserver la nature religieuse de la danse des ludions en évitant qu'elle soit contaminée par les autres jeux, enfantillages ou plaisanteries. Cette pensée classificatoire a l'avantage d'être absolument formelle et donc de s'affranchir de toute interrogation sur le sens.

Pour l'histoire des spectacles romains, ces exégèses étrusques ont un intérêt fondamental : elles disent toutes que pour les Romains de la fin de la République, donner des représentations au théâtre, ce n'est, en aucune manière, se situer dans la tradition de la culture grecque. Affirmer l'origine étrusque du ludismé romain, c'est au contraire dire clairement qu'il n'est pas grec et qu'il n'a rien à voir avec Dionysos, tout en lui conférant une dignité religieuse.

Ludique et non grecque, la théâtralité romaine s'affirme ainsi comme étant un rituel religieux et non pas un art de la mimèsis ni une pratique littéraire, c'est-à-dire servant à fabriquer des monumenta, des chefs-d'œuvre poétiques pouvant contribuer à illustrer les litterae romanae, comme l'avaient fait pour la Grèce, Eschyle, Sophocle et Euripide, du moins tels que les philologues du musée d'Alexandrie, les avaient célébrés, à la suite d'Aristote.

Florence Dupont