Jules Verne-L'Archipel en Feu

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Jules Verne roman

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  • 5/21/2018 Jules Verne-L'Archipel en Feu

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    Jules Verne

    LARCHIPEL EN FEU

    (1884)

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    Table des matires

    I Navire au large........................................................................3

    II En face lun de lautre..........................................................18

    III Grecs contre Turcs............................................................ 30

    IV Triste maison dun riche ................................................... 40

    V La cte messnienne............................................................58

    VI Sus aux pirates de larchipel ! ............................................72

    VII Linattendu.......................................................................88

    VIII Vingt millions en jeu .....................................................103

    IX Larchipel en feu................................................................116

    X Campagne dans larchipel ..................................................131

    XI Signaux sans rponse.......................................................149

    XII Une enchre Scarpanto................................................ 173

    XIII bord de la Syphanta .............................................190

    XIV Sacratif.......................................................................... 204

    XV Dnouement....................................................................216

    propos de cette dition lectronique................................ 228

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    INavire au large

    Le 18 octobre 1827, vers cinq heures du soir, un petit bti-ment levantin serrait le vent pour essayer datteindre avant lanuit le port de Vitylo, lentre du golfe de Coron.

    Ce port, lancien Oetylos dHomre, est situ dans lune deces trois profondes indentations qui dcoupent, sur la mer Io-nienne et sur la mer ge, cette feuille de platane, laquelle ona trs justement compar la Grce mridionale. Sur cette feuillese dveloppe lantique Ploponnse, la More de la gographiemoderne. La premire de ces dentelures, louest, cest le golfede Coron, ouvert entre la Messnie et le Magne ; la seconde,

    cest le golfe de Marathon, qui chancre largement le littoral dela svre Laconie ; le troisime, cest le golfe de Nauplie, dontles eaux sparent cette Laconie de lArgolide.

    Au premier de ces trois golfes appartient le port de Vitylo.Creus la lisire de sa rive orientale, au fond dune anse irr-gulire, il occupe les premiers contreforts maritimes du Taygte,dont le prolongement orographique forme lossature de ce paysdu Magne. La sret de ses fonds, lorientation de ses passes, leshauteurs qui le couvrent, en font lun des meilleurs refugesdune cte incessamment battue par tous les vents de ces mersmditerranennes.

    Le btiment, qui slevait, au plus prs, contre une assezfrache brise de nord-nord-ouest, ne pouvait tre visible desquais de Vitylo. Une distance de six sept milles len sparaitencore. Bien que le temps ft trs clair, cest peine si la bor-

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    dure de ses plus hautes voiles se dcoupait sur le fond lumineuxde lextrme horizon.

    Mais ce qui ne pouvait se voir den bas pouvait se voir denhaut, cest--dire du sommet de ces crtes qui dominent le vil-lage. Vitylo est construit en amphithtre sur dabruptes rochesque dfend lancienne acropole de Klapha. Au-dessus se dres-sent quelques vieilles tours en ruine, dune origine postrieure ces curieux dbris dun temple de Srapis, dont les colonnes etles chapiteaux dordre ionique ornent encore lglise de Vitylo.Prs de ces tours slvent aussi deux ou trois petites chapelles

    peu frquentes, desservies par des moines.

    Ici, il convient de sentendre sur ce mot desservies etmme sur cette qualification de moine , applique aux ca-loyers de la cte messnienne. Lun deux, dailleurs, qui venaitde quitter sa chapelle, va pouvoir tre jug daprs nature.

    cette poque, la religion, en Grce, tait encore un singu-

    lier mlange des lgendes du paganisme et des croyances duchristianisme. Bien des fidles regardaient les desses delantiquit comme des saintes de la religion nouvelle. Actuelle-ment mme, ainsi que la fait remarquer M. Henry Belle, ilsamalgament les demi-dieux avec les saints, les farfadets des val-lons enchants avec les anges du paradis, invoquant aussi bienles sirnes et les furies que la Panagia . De l, certaines prati-ques bizarres, des anomalies qui font sourire, et, parfois, un

    clerg fort empch de dbrouiller ce chaos peu orthodoxe.Pendant le premier quart de ce sicle, surtout il y a quel-

    que cinquante ans, poque laquelle souvre cette histoire leclerg de la pninsule hellnique tait plus ignorant encore, etles moines, insouciants, nafs, familiers, bons enfants, pa-raissaient assez peu aptes diriger des populations naturelle-ment superstitieuses.

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    Si mme ces caloyers neussent t quignorants ! Mais, encertaines parties de la Grce, surtout dans les rgions sauvagesdu Magne, mendiants par nature et par ncessit, grands qu-

    mandeurs de drachmes que leur jetaient parfois de charitablesvoyageurs, nayant pour toute occupation que de donner bai-ser aux fidles quelque apocryphe image de saint ou dentretenirla lampe dune niche de sainte, dsesprs du peu de rendementdes dmes, confessions, enterrements et baptmes, ces pauvresgens, recruts dailleurs dans les plus basses classes, ne rpu-gnaient point faire le mtier de guetteurs et quels guetteurs ! pour le compte des habitants du littoral.

    Aussi, les marins de Vitylo, tendus sur le port la faon deces lazzaroni auxquels il faut des heures pour se reposer duntravail de quelques minutes, se levrent-ils, lorsquils virent unde leurs caloyers descendre rapidement vers le village, en agi-tant les bras.

    Ctait un homme de cinquante cinquante-cinq ans, non

    seulement gros, mais gras de cette graisse que produit loisivet,et dont la physionomie ruse ne pouvait inspirer quune mdio-cre confiance.

    Eh ! quy a-t-il, pre, quy a-t-il ? scria lun des ma-rins, en courant vers lui.

    Le Vitylien parlait de ce ton nasillard qui ferait croire que

    Nason a t un des anctres des Hellnes, et dans ce patois ma-niote, o le grec, le turc, litalien et lalbanais se mlangent,comme sil et exist au temps de la tour de Babel.

    Est-ce que les soldats dIbrahim ont envahi les hauteursdu Taygte ? demanda un autre marin, en faisant un gestedinsouciance qui marquait assez peu de patriotisme.

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    moins que ce ne soient des Franais, dont nous navonsque faire ! rpondit le premier interlocuteur.

    Ils se valent ! rpliqua un troisime.

    Et cette rponse indiquait combien la lutte, alors dans saplus terrible priode, nintressait que lgrement ces indignesde lextrme Ploponnse, bien diffrents des Maniotes duNord, qui marqurent si brillamment dans la guerre delIndpendance. Mais le gros caloyer ne pouvait rpliquer ni lun ni lautre. Il stait essouffl descendre les rapides ram-

    pes de la falaise. Sa poitrine dasthmatique haletait. Il voulaitparler, il ny parvenait pas. Au moins, lun de ses anctres enHellade, le soldat de Marathon, avant de tomber mort, avait-ilpu prononcer la victoire de Miltiade. Mais il ne sagissait plus deMiltiade ni de la guerre des Athniens et des Perses. Ctaient peine des Grecs, ces farouches habitants de lextrme pointe duMagne.

    Eh ! parle donc, pre, parle donc ! scria un vieux ma-rin, nomm Gozzo, plus impatient que les autres, comme sil etdevin ce que venait annoncer le moine.

    Celui-ci parvint enfin reprendre haleine. Puis, tendant lamain vers lhorizon :

    Navire en vue ! dit-il.

    Et, sur ces mots, tous les fainants de se redresser, de bat-tre des mains, de courir vers un rocher qui dominait le port. Del, leur regard pouvait embrasser la pleine mer sur un plus vastesecteur.

    Un tranger aurait pu croire que ce mouvement tait pro-voqu par lintrt que tout navire, arrivant du large, doit natu-rellement inspirer des marins fanatiques des choses de la mer.

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    Il nen tait rien, ou, plutt, si une question dintrt pouvaitpassionner ces indignes, ctait un point de vue tout spcial.

    En effet, au moment o scrit non au moment o se pas-sait cette histoire le Magne est encore un pays part au milieude la Grce, redevenue royaume indpendant de par la volontdes puissances europennes, signataires du trait dAndrinoplede 1829. Les Maniotes, ou tout au moins ceux de ce nom quivivent sur ces pointes allonges entre les golfes, sont rests demi barbares, plus soucieux de leur libert propre que de lalibert de leur pays. Aussi cette langue extrme de la More in-

    frieure a-t-elle t, de tout temps, presque impossible r-duire. Ni les janissaires turcs, ni les gendarmes grecs nont puen avoir raison. Querelleurs, vindicatifs, se transmettant,comme les Corses, des haines de familles, qui ne peuventsteindre que dans le sang, pillards de naissance et pourtanthospitaliers, assassins, lorsque le vol exige lassassinat, ces ru-des montagnards ne sen disent pas moins les descendants di-rects des Spartiates ; mais, enferms dans ces ramifications du

    Taygte, o lon compte par milliers de ces petites citadelles ou pyrgos presque inaccessibles, ils jouent trop volontiers lerle quivoque de ces routiers du moyen ge dont les droits fo-daux sexeraient coups de poignard et descopette.

    Or, si les Maniotes, lheure quil est, sont encore desdemi-sauvages, il est ais de simaginer ce quils devaient tre, ily a cinquante ans. Avant que les croisires des btiments va-

    peur neussent singulirement enray leurs dprdations surmer, pendant le premier tiers du ce sicle, ce furent bien les plusdtermins pirates que les navires de commerce pussent redou-ter sur toutes les chelles du Levant.

    Et prcisment, le port de Vitylo, par sa situation lextrmit du Ploponnse, lentre de deux mers, par saproximit de lle de Crigotto, chre aux forbans, tait bien pla-c pour souvrir tous ces malfaiteurs qui cumaient lArchipel

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    et les parages voisins de la Mditerrane. Le point de concentra-tion des habitants de cette partie du Magne portait plus spcia-lement alors le nom de pays de Kakovonni, et les Kakovonnio-

    tes, cheval sur cette pointe que termine le cap Matapan, setrouvaient laise pour oprer. En mer, ils attaquaient les navi-res. terre, ils les attiraient par de faux signaux. Partout, ils lespillaient et les brlaient. Que leurs quipages fussent turcs, mal-tais, gyptiens, grecs mme, peu importait : ils taient impi-toyablement massacrs ou vendus comme esclaves sur les ctesbarbaresques. La besogne venait-elle chmer, les caboteurs sefaisaient-ils rares dans les parages du golfe de Coron ou du golfe

    de Marathon, au large de Crigo ou du cap Gallo, des prirespubliques montaient vers le Dieu des temptes, afin quil dai-gnt mettre au plein quelque btiment de fort tonnage et de ri-che cargaison. Et les caloyers ne se refusaient point ces pri-res, pour le plus grand profit de leurs fidles.

    Or, depuis quelques semaines, le pillage navait pas donn.Aucun btiment ntait venu atterrir sur les rivages du Magne.

    Aussi, fut-ce comme une explosion de joie, lorsque le moine eutlaiss chapper ces mots, entrecoups de haltements asthmati-ques :

    Navire en vue !

    Presque aussitt se firent entendre les battements sourdsde la simandre, sorte de cloche de bois lame de fer, en usage

    dans ces provinces, o les Turcs ne permettent pas lemploi descloches de mtal. Mais ces lugubres complaintes suffisaient rassembler une population avide, hommes, femmes, enfants,chiens froces et redouts, tous galement propres au pillage etau massacre.

    Cependant les Vityliens, runis sur le haut rocher, discu-taient grands cris. Qutait ce btiment signal par le caloyer ?

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    Avec la brise de nord-nord-ouest qui frachissait la tom-be de la nuit, ce navire, bbord amures, filait rapidement. Ilpouvait mme se faire quil enlevt le cap Matapan la borde.

    Daprs sa direction, il semblait venir des parages de la Crte. Sacoque commenait se montrer au-dessus du sillage blanc quillaissait aprs lui ; mais lensemble de ses voiles ne formait en-core quune masse confuse lil. Il tait donc difficile de re-connatre quel genre de btiment il appartenait. De l, despropos qui se contredisaient dune minute lautre.

    Cest un chbec ! disait lun des marins. Je viens de voir

    les voiles carres de son mt de misaine !

    Eh non ! rpondait un autre, cest une pinque ! Voyez sonarrire relev et le renflement de son trave !

    Chbec ou pinque ! Eh ! qui prtendrait pouvoir les dis-tinguer lun de lautre pareille distance ?

    Ne serait-ce pas plutt une polacre voiles carres ? fitobserver un autre marin, qui stait fait une longue-vue de sesdeux mains demi fermes.

    Que Dieu nous vienne en aide ! rpondit le vieux Gozzo.Polacre, chbec ou pinque, ce sont autant de trois-mts, etmieux valent trois mts que deux, lorsquil sagit datterrir surnos parages avec une bonne cargaison de vins de Candie ou

    dtoffes de Smyrne ! Sur cette observation judicieuse, on regarda plus attenti-

    vement encore. Le navire se rapprochait et grossissait peu peu ; mais, prcisment parce quil serrait le vent de trs prs,on ne pouvait lapercevoir par le travers. Il et donc t malaisde dire sil portait deux ou trois mts, cest--dire si lon pouvaitesprer que son tonnage ft ou non considrable.

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    Eh ! la misre est pour nous et le diable sen mle ! ditGozzo, en lanant un de ces jurons polyglottes dont il accentuaittoutes ses phrases. Nous naurons l quune felouque

    Ou mme un speronare ! scria le caloyer, non moinsdsappoint que ses ouailles.

    Si des cris de dsappointement accueillirent ces deux ob-servations, il est inutile dy insister. Mais, quel que ft ce bti-ment, on pouvait dj estimer quil ne devait pas jauger plus decent cent vingt tonneaux. Aprs tout, peu importait que sa

    cargaison ne ft pas norme, si elle tait riche. Il y a de ces sim-ples felouques, de ces speronares mme, qui sont chargs de vinprcieux, dhuiles fines ou de tissus de prix. Dans ce cas, ils va-lent la peine dtre attaqus et rapportent gros pour une mincebesogne ! Il ne fallait donc pas encore dsesprer. Dailleurs lesanciens de la bande, trs entendus en cette matire, trouvaient ce btiment une certaine allure lgante, qui prvenait en safaveur.

    Cependant, le soleil commenait disparatre derrirelhorizon dans louest de la mer Ionienne ; mais le crpusculedoctobre devait laisser assez de lumire, pendant une heureencore, pour que ce navire pt tre reconnu avant la nuit close.Dailleurs, aprs avoir doubl le cap Matapan, il venait darriverde deux quarts afin de mieux ouvrir lentre du golfe, et il seprsentait dans de meilleures conditions au regard des observa-

    teurs.Aussi, ce mot : sacolve ! schappa-t-il, un instant aprs,

    de la bouche du vieux Gozzo.

    Une sacolve ! scrirent ses compagnons, dont le d-sappointement se traduisit par une borde de jurons.

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    Mais, ce sujet, il ny eut aucune discussion, parce quil nyavait pas derreur possible. Le navire, qui manuvrait lentredu golfe de Coron, tait bien une sacolve. Aprs tout, ces gens

    de Vitylo avaient tort de crier la malchance. Il nest pas rare detrouver quelque cargaison prcieuse bord de ces sacolves.

    On appelle ainsi un btiment levantin de mdiocre ton-nage, dont la tonture, cest--dire la courbe du pont, saccentuelgrement en se relevant vers larrire. Il gre sur ses trois mts pibles des voiles auriques. Son grand mt, trs inclin surlavant et plac au centre, porte une voile latine, une fortune, un

    hunier avec un perroquet volant. Deux focs lavant, deux voilesen pointe sur les deux mts ingaux de larrire, compltent savoilure, qui lui donne un singulier aspect. Les peintures vives desa coque, llancement de son trave, la varit de sa mture, lacoupe fantaisiste de ses voiles, en font un des plus curieux sp-cimens de ces gracieux navires qui louvoient par centaines dansles troits parages de lArchipel. Rien de plus lgant que ce l-ger btiment, se couchant et se redressant la lame, se couron-

    nant dcume, bondissant sans effort, semblable quelquenorme oiseau, dont les ailes eussent ras la mer, qui brasillaitalors sous les derniers rayons du soleil.

    Bien que la brise tendt frachir et que le ciel se couvrtd chillons nom que les Levantins donnent certains nua-ges de leur ciel la sacolve ne diminuait rien de sa voilure. Elleavait mme conserv son perroquet volant, quun marin moins

    audacieux et certainement amen. videmment, ctait danslintention datterrir, le capitaine ne se souciant pas de passer lanuit sur une mer dj dure et qui menaait de grossir encore.

    Mais, si, pour les marins de Vitylo il ny avait plus aucundoute sur ce point que la sacolve donnait dans le golfe, ils nelaissaient pas de se demander si ce serait destination de leurport.

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    Eh ! scria lun deux, on dirait quelle cherche toujours pincer le vent au lieu darriver !

    Le diable la prenne sa remorque ! rpliqua un autre.Va-t-elle donc virer et reprendre un bord au large ?

    Est-ce quelle ferait route pour Coron ?

    Ou pour Kalamata ?

    Ces deux hypothses taient galement admissibles. Coron

    est un port de la cte maniote assez frquent par les navires decommerce du Levant, et il sy fait une importante exportationdes huiles de la Grce du sud. De mme pour Kalamata, situeau fond du golfe, dont les bazars regorgent de produits manu-facturs, toffes ou poteries, que lui envoient les divers tats delEurope occidentale. Il tait donc possible que la sacolve ftcharge pour lun de ces deux ports ce qui et fort dconcertces Vityliens, en qute de dprdations et pillages.

    Pendant quelle tait observe avec une attention si peu d-sintresse, la sacolve filait rapidement. Elle ne tarda pas setrouver la hauteur de Vitylo. Ce fut linstant o son sort allaitse dcider. Si elle continuait slever vers le fond du golfe,Gozzo et ses compagnons devraient perdre tout espoir de senemparer. En effet, mme en se jetant dans leurs plus rapidesembarcations, ils nauraient eu aucune chance de latteindre,

    tant sa marche tait suprieure sous cette norme voilurequelle portait sans fatigue.

    Elle arrive !

    Ces deux mots furent bientt jets par le vieux marin, dontle bras, arm dune main crochue, se lana vers le petit btimentcomme un grappin dabordage.

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    Gozzo ne se trompait pas. La barre venait dtre mise auvent, et la sacolve laissait maintenant porter sur Vitylo. Enmme temps, son perroquet volant et son second foc furent

    amens ; puis, son hunier se releva sur ses cargues. Ainsi soula-ge dune partie de ses voiles, elle tait bien plus dans la mainde lhomme de barre.

    Il commenait alors faire nuit. La sacolve navait plusque juste le temps de donner dans les passes de Vitylo. Il y a, deci de l, des roches sous-marines quil faut viter, sous peine decourir une destruction complte. Pourtant, le pavillon de pi-

    lote navait point t hiss au grand mt du petit btiment. Ilfallait donc que son capitaine connt parfaitement ces fondsassez dangereux, puisquil sy aventurait, sans demander assis-tance. Peut-tre aussi se mfiait-il bon droit des pratiquesVityliens, qui ne se seraient point gns de le mettre sur quelquebasse, o nombre de navires staient dj perdus.

    Du reste, cette poque, aucun phare nclairait les ctes

    de cette portion du Magne. Un simple feu de port servait gou-verner dans ltroit chenal.

    La sacolve sapprochait, cependant. Elle ne fut bienttplus qu un demi-mille de Vitylo. Elle atterrissait sans hsita-tion. On sentait quune main habile la manuvrait.

    Cela ntait pas pour satisfaire tous ces mcrants. Ils

    avaient intrt ce que le navire quils convoitaient se jett surquelque roche. En ces conjonctures lcueil se faisait volontiersleur complice. Il commenait la besogne, et ils navaient plusqu lachever. Le naufrage dabord, le pillage ensuite : ctaitleur faon dagir. Cela leur pargnait une lutte main arme,une agression directe, dont quelques-uns dentre eux pouvaienttre victimes. Il y avait, en effet, de ces btiments, dfendus parun courageux quipage, qui ne se laissaient point impunmentattaquer.

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    Les compagnons de Gozzo quittrent donc leur postedobservation et redescendirent au port, sans perdre un instant.

    En effet, il sagissait de mettre en uvre ces machinations fami-lires tous les pilleurs dpaves, quils soient du Ponant ou duLevant.

    De faire chouer la sacolve dans les troites passes du che-nal, en lui indiquant une fausse direction, rien ntait plus aisau milieu de cette obscurit, qui, sans tre profonde encore,ltait assez pour rendre ses volutions difficiles.

    Au feu de port ! dit simplement Gozzo, auquel ses com-pagnons avaient lhabitude dobir sans hsiter.

    Le vieux marin fut compris. Deux minutes aprs, ce feu une simple lanterne, allume lextrmit dun mtereau levsur le petit mle steignait subitement.

    Au mme instant, ce feu tait remplac par un autre feu,qui fut plac tout dabord dans la mme direction ; mais, si lepremier, immobile sur le mle, indiquait un point toujours fixepour le navigateur, le second, grce sa mobilit, devaitlentraner hors du chenal et lexposer donner contre quelquecueil.

    Ce feu, en effet, ctait une lanterne, dont la lumire ne dif-

    frait point de celle du feu de port ; mais cette lanterne avait taccroche aux cornes dune chvre, que lon poussait lentementsur les premires rampes de la falaise. Elle se dplaait doncavec lanimal et devait engager la sacolve en de fausses man-uvres.

    Ce ntait pas la premire fois que les gens de Vitylo agis-saient de la sorte. Non certes ! Et il tait mme rare quils eus-sent chou dans leurs criminelles entreprises.

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    Cependant, la sacolve venait dentrer dans la passe. Aprsavoir cargu sa grande voile, elle ne portait plus que ses voiles

    latines de larrire et son foc. Cette voilure rduite devait lui suf-fire pour arriver son poste de mouillage.

    lextrme surprise des marins qui lobservaient, le petitbtiment savanait avec une incroyable sret, travers les si-nuosits du chenal. De cette lumire mobile que portait la ch-vre, il ne semblait en aucune faon se proccuper. Il et faitgrand jour que sa manuvre naurait pas t plus correcte. Il

    fallait que son capitaine et souvent pratiqu les approches deVitylo, et quil les connt au point de pouvoir sy aventurer,mme au milieu dune nuit profonde.

    Dj on lapercevait, ce hardi marin. Sa silhouette se dta-chait nettement dans lombre sur lavant de la sacolve. Il taitenvelopp dans les larges plis de son aba, sorte de manteau delaine, dont le capuchon retombait sur sa tte. En vrit, ce capi-

    taine, dans son attitude, navait rien de ces modestes patrons decaboteurs, qui, pendant la manuvre, dvident incessammententre leurs doigts un chapelet gros grains, tels quil sen ren-contre le plus communment sur les mers de lArchipel. Non !Celui-ci, dune voix basse et calme, ne soccupait qu transmet-tre ses ordres au timonier, plac larrire du petit btiment.

    En ce moment, la lanterne, promene sur les rampes de la

    falaise, steignit tout coup. Mais cela ne fut pas pour embar-rasser la sacolve, qui continua suivre imperturbablement saroute. Un instant, on put croire quune embarde allait lenvoyercontre une dangereuse roche, place fleur deau, une enca-blure du port, et quil ntait gure possible de voir danslombre. Un lger coup de barre suffit modifier sa direction, etlcueil, ras de prs, fut vit.

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    Mme adresse du timonier, quand il fut ncessaire de parerune seconde basse, qui ne laissait quun troit passage traversle chenal basse sur laquelle plus dun navire avait dj touch

    en venant au mouillage, que son pilote ft ou non le complicedes Vityliens.

    Ceux-ci navaient donc plus compter sur les chances dunnaufrage, qui leur et livr la sacolve sans dfense. Avant quel-ques minutes, elle serait ancre dans le port. Pour sen emparer,il faudrait ncessairement la prendre labordage.

    Cest ce qui fut rsolu, aprs entente pralable de ces co-quins, cest ce qui allait tre mis en uvre au milieu dune obs-curit trs favorable ce genre dopration.

    Aux canots ! dit le vieux Gozzo, dont les ordresntaient jamais discuts, surtout quand il commandait le pil-lage.

    Une trentaine dhommes vigoureux, les uns arms de pisto-lets, la plupart brandissant poignards et haches, se jetrent dansles canots amarrs au quai, et savancrent en nombre videm-ment suprieur celui des hommes de la sacolve.

    cet instant, un commandement fut fait bord dune voixbrve. La sacolve, aprs tre sortie du chenal, se trouvait aumilieu du port. Ses drisses furent largues, son ancre venait

    dtre mouille, et elle demeura immobile, aprs une derniresecousse produite au rappel de sa chane.

    Les embarcations nen taient plus alors qu quelquesbrasses. Mme sans montrer une dfiance exagre, tout qui-page, connaissant la mauvaise rputation des gens de Vitylo, seft arm, afin dtre, le cas chant, en tat de dfense.

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    Ici, il nen fut rien. Le capitaine de la sacolve, aprs lemouillage, tait repass de lavant larrire, pendant que seshommes, sans se proccuper de larrive des canots,

    soccupaient tranquillement ranger les voiles, afin de dbar-rasser le pont.

    Seulement, on aurait pu observer que ces voiles, ils ne lesserraient point, de manire quil ny et plus qu peser sur lesdrisses pour se remettre en appareillage.

    Le premier canot accosta la sacolve par sa hanche de b-

    bord. Les autres la heurtrent presque aussitt. Et, comme sespavois taient peu levs, les assaillants, poussant des cris demort, neurent qu les enjamber pour se trouver sur le pont.

    Les plus enrags se prcipitrent vers larrire. Lun deuxsaisit un falot allum, et il le porta la figure du capitaine.

    Celui-ci, dun mouvement de main, fit retomber son capu-

    chon sur ses paules, et sa figure apparut en pleine lumire. Eh ! dit-il, les gens de Vitylo ne reconnaissent donc plus

    leur compatriote Nicolas Starkos ?

    Le capitaine, en parlant ainsi, stait tranquillement croisles bras. Un instant aprs, les canots, dbordant toute vitesse,avaient regagn le fond du port.

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    IIEn face lun de lautre

    Dix minutes plus tard, une lgre embarcation, un gig,quittait la sacolve et dposait au pied du mle, sans aucuncompagnon, sans aucune arme, cet homme devant lequel les

    Vityliens venaient de battre si prestement en retraite.Ctait le capitaine de laKarysta ainsi se nommait le pe-

    tit btiment qui venait de mouiller dans le port.

    Cet homme, de moyenne taille, laissait voir un front haut etfier sous son pais bonnet de marin. Dans ses yeux durs, un re-gard fixe. Au-dessus de sa lvre, des moustaches de Klephte,

    tendues horizontalement, finissant en grosse touffe, non enpointe. Sa poitrine tait large, ses membres vigoureux. Ses che-veux noirs tombaient en boucles sur ses paules. Sil avait d-pass trente-cinq ans, ctait peine de quelques mois. Mais sonteint hl par les brises, la duret de sa physionomie, un pli deson front, creus comme un sillon dans lequel rien dhonnte nepouvait germer, le faisaient paratre plus vieux que son ge.

    Quant au costume quil portait alors, ce ntait ni la veste,ni le gilet, ni la fustanelle du Palikare. Son cafetan, capuchonde couleur brune, brod de soutaches peu voyantes, son panta-lon verdtre, larges plis, perdu dans des bottes montantes,rappelaient plutt lhabillement du marin des ctes barbares-ques.

    Et cependant, Nicolas Starkos tait bien Grec de naissanceet originaire de ce port de Vitylo. Ctait l quil avait pass lespremires annes de sa jeunesse. Enfant et adolescent, ctait

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    entre ces roches quil avait fait lapprentissage de la vie de mer.Ctait sur ces parages quil avait navigu au hasard des cou-rants et des vents. Pas une anse dont il net vrifi le brassiage

    et les accores. Pas un cueil, pas une banche, pas une rochesous-marine, dont le relvement lui ft inconnu. Pas un dtourdu chenal, dont il ne ft capable de suivre, sans compas ni pi-lote, les sinuosits multiples. Il est donc facile de comprendrecomment, en dpit des faux signaux de ses compatriotes, il avaitpu diriger la sacolve avec cette sret de main. Dailleurs, ilsavait combien les Vityliens taient sujets caution. Dj il lesavait vus luvre. Et peut-tre, en somme, ne dsapprouvait-il

    pas leurs instincts de pillards, du moment quil navait point eu en souffrir personnellement.

    Mais, sil les connaissait, Nicolas Starkos tait galementconnu deux. Aprs la mort de son pre, qui fut lune de ces mil-liers de victimes de la cruaut des Turcs, sa mre, affame dehaine, nattendit plus que lheure de se jeter dans le premiersoulvement contre la tyrannie ottomane. Lui, dix-huit ans, il

    avait quitt le Magne pour courir les mers, et plus particulire-ment lArchipel, se formant non seulement au mtier de marin,mais aussi au mtier de pirate. bord de quels navires avait-ilservi pendant cette priode de son existence, quels chefs de fli-bustiers ou de forbans leurent sous leurs ordres, sous quel pa-villon fit-il ses premires armes, quel sang rpandit sa main, lesang des ennemis de la Grce ou le sang de ses dfenseurs celui-l mme qui coulait dans ses veines nul que lui naurait

    pu le dire. Plusieurs fois, cependant, on lavait revu dans les di-vers ports du golfe de Coron. Quelques-uns de ses compatriotesavaient pu raconter ses hauts faits de piraterie, auxquels ilsstaient associs, navires de commerce attaqus et dtruits,riches cargaisons changes en parts de prise ! Mais un certainmystre entourait le nom de Nicolas Starkos. Toutefois, il taitsi avantageusement connu dans les provinces du Magne que,devant ce nom, tous sinclinrent.

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    Ainsi sexplique la rception qui fut faite cet homme parles habitants de Vitylo, pourquoi il leur imposa rien que par saprsence, comment tous abandonnrent ce projet de piller la

    sacolve, lorsquils eurent reconnu celui qui la commandait.

    Ds que le capitaine de la Karysta eut accost le quai duport, un peu en arrire du mle, hommes et femmes, accouruspour le recevoir, se rangrent respectueusement sur son pas-sage. Lorsquil dbarqua, pas un cri ne fut profr. Il semblaitque Nicolas Starkos et assez de prestige pour commander lesilence autour de lui rien que par son aspect. On attendait quil

    parlt, et, sil ne parlait pas ce qui tait possible nul ne sepermettrait de lui adresser la parole.

    Nicolas Starkos, aprs avoir command aux matelots deson gig de retourner bord, savana vers langle que le quaiforme au fond du port. Mais, peine avait-il fait une vingtainede pas dans cette direction quil sarrta. Puis, avisant le vieuxmarin qui le suivait, comme sil et attendu quelque ordre ex-

    cuter : Gozzo, dit-il, jaurai besoin de dix hommes vigoureux

    pour complter mon quipage.

    Tu les auras, Nicolas Starkos , rpondit Gozzo. Le capi-taine de la Karysta en et voulu cent quil les et trouvs, prendre au choix, parmi cette population maritime. Et ces cent

    hommes, sans demander o on les menait, quel mtier on lesdestinait, pour le compte de qui ils allaient naviguer ou se bat-tre, auraient suivi leur compatriote, prts partager son sort,sachant bien que dune faon ou de lautre ils y trouveraient leurcompte.

    Que ces dix hommes, dans une heure, soient bord de laKarysta, ajouta le capitaine.

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    Ils y seront , rpondit Gozzo. Nicolas Starkos, indiquantdun geste quil ne voulait point tre accompagn, remonta lequai qui sarrondit lextrmit du mle, et senfona dans une

    des troites rues du port. Le vieux Gozzo, respectant sa volont,revint vers ses compagnons, et ne soccupa plus que de choisirles dix hommes destins complter lquipage de la sacolve.Cependant, Nicolas Starkos slevait peu peu sur les pentes decette falaise abrupte qui supporte le bourg de Vitylo. cettehauteur, on nentendait dautre bruit que laboiement de chiensfroces, presque aussi redoutables aux voyageurs que les chacalset les loups, chiens aux formidables mchoires, large face de

    dogue, que le bton neffraye gure. Quelques golands tourbil-lonnaient dans lespace, petits coups de leurs larges ailes, enregagnant les trous du littoral.

    Bientt, Nicolas Starkos eut dpass les dernires maisonsde Vitylo. Il prit alors le rude sentier qui contourne lacropole deKrapha. Aprs avoir long les ruines dune citadelle, qui futjadis leve en cet endroit par Ville-Hardouin, au temps o les

    Croiss occupaient divers points du Ploponnse, il dutcontourner la base des vieilles tours, dont la falaise est encorecouronne. L, il sarrta un instant et se retourna.

    lhorizon, en de du cap Gallo, le croissant de la lune al-lait bientt steindre dans les eaux de la mer Ionienne. Quel-ques rares toiles scintillaient travers dtroites dchirures denuages, pousss par le vent frais du soir. Pendant les accalmies,

    un silence absolu rgnait autour de lacropole. Deux ou troispetites voiles, peine visibles, sillonnaient la surface du golfe, letraversant vers Coron ou le remontant vers Kalamata. Sans lefanal, qui se balanait en tte de leur mt, peut-tre et-il timpossible de les reconnatre. En contrebas, sept huit feuxbrillaient aussi sur divers points du rivage, doubls par la trem-blotante rverbration des eaux. taient-ce des feux de barquesde pche, ou des feux dhabitations, allums pour la nuit ? Onnaurait pu le dire.

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    Nicolas Starkos parcourait, de son regard habitu aux t-nbres, toute cette immensit. Il y a dans lil du marin une

    puissance de vision pntrante, qui lui permet de voir l odautres ne verraient pas. Mais, en ce moment, il semblait queles choses extrieures ne fussent pas pour impressionner le ca-pitaine de la Karysta, accoutum sans doute de tout autresscnes. Non, ctait en lui-mme quil regardait. Cet air natal,qui est comme lhaleine du pays, il le respirait presque incons-ciemment. Et il restait immobile, pensif, les bras croiss, tandisque sa tte, rejete hors du capuchon, ne remuait pas plus que si

    elle et t de pierre.

    Prs dun quart dheure se passa ainsi. Nicolas Starkosnavait cess dobserver cet occident que dlimitait un lointainhorizon de mer. Puis il fit quelques pas en remontant oblique-ment la falaise. Ce ntait point au hasard quil allait de la sorte.Une secrte pense le conduisait ; mais on et dit que ses yeuxvitaient encore de voir ce quils taient venus chercher sur les

    hauteurs de Vitylo.Dailleurs, rien de dsol comme cette cte, depuis le cap

    Matapan jusqu lextrme cul-de-sac du golfe. Il ny poussait niorangers, citronniers, glantiers, lauriers-roses, jasmins delArgolide, figuiers, arbousiers, mriers, ni rien de ce qui fait decertaines parties de la Grce une riche et verdoyante campagne.Pas un chne-vert, pas un platane, pas un grenadier, tranchant

    sur le sombre rideau des cyprs et des cdres. Partout des ro-ches quun prochain boulement de ces terrains volcaniquespourra bien prcipiter dans les eaux du golfe. Partout une sortedpret farouche sur cette terre du Magne, insuffisante nourri-cire de sa population. peine quelques pins dcharns, grima-ants, fantasques, dont on a puis la rsine, auxquels manquela sve, montrant les profondes blessures de leurs troncs. etl, de maigres cactus, vritables chardons pineux, dont lesfeuilles ressemblent de petits hrissons demi pels. Nulle

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    part, enfin, ni aux arbustes rabougris, ni au sol, form de plusde gravier que dhumus, de quoi nourrir ces chvres que leursobrit rend peu difficiles, cependant.

    Aprs avoir fait une vingtaine de pas, Nicolas Starkossarrta de nouveau. Puis, il se retourna vers le nord-est, l o lacrte loigne du Taygte traait son profil sur le fond moinsobscur du ciel. Une ou deux toiles, qui se levaient cette heure,y reposaient encore, au ras de lhorizon, comme de gros versluisants.

    Nicolas Starkos tait rest immobile. Il regardait une petitemaison basse, construite en bois qui occupait un renflement dela falaise une cinquantaine de pas. Modeste habitation, isoleau-dessus du village, laquelle on narrivait que par dabruptssentiers, btie au milieu dun enclos de quelques arbres demidpouills, entour dune haie dpines. Cette demeure, on lasentait abandonne depuis longtemps. La haie, en mauvais tat,ici touffue, l troue, ne lui faisait plus une barrire suffisante

    pour la protger. Les chiens errants, les chacals, qui visitentquelquefois la rgion, avaient plus dune fois ravag ce petit coindu sol maniote. Mauvaises herbes et broussailles, ctait lapportde la nature en ce lieu dsert, depuis que la main de lhomme nesy exerait plus.

    Et pourquoi cet abandon ? Cest que le possesseur de cemorceau de terre tait mort depuis bien des annes. Cest que sa

    veuve, Andronika Starkos, avait quitt le pays pour aller pren-dre rang parmi ces vaillantes femmes qui marqurent dans laguerre de lIndpendance. Cest que le fils, depuis son dpart,navait jamais remis le pied dans la maison paternelle.

    L, pourtant, tait n Nicolas Starkos. L se passrent lespremires annes de son enfance. Son pre, aprs une longue ethonnte vie de marin, stait retir dans cet asile, mais il se te-nait lcart de cette population de Vitylo, dont les excs lui fai-

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    saient horreur. Plus instruit, dailleurs, et avec un peu plusdaisance que les gens du port, il avait pu se faire une existence part entre sa femme et son enfant. Il vivait ainsi au fond de cette

    retraite, ignor et tranquille, lorsque, un jour, dans un mouve-ment de colre, il tenta de rsister loppression et paya de savie sa rsistance. On ne pouvait chapper aux agents turcs,mme aux extrmes confins de la pninsule !

    Le pre ntant plus l pour diriger son fils, la mre fut im-puissante le contenir. Nicolas Starkos dserta la maison pouraller courir les mers, mettant au service de la piraterie et des

    pirates ces merveilleux instincts de marin quil tenait de sonorigine.

    Depuis dix ans, la maison avait donc t abandonne par lefils, depuis six ans par la mre. On disait dans le pays, cepen-dant, quAndronika y tait quelquefois revenue. On avait cru, dumoins, lapercevoir, mais de rares intervalles et pour de courtsinstants, sans quelle et communiqu avec aucun des habitants

    de Vitylo.Quant Nicolas Starkos, jamais avant ce jour, bien quil et

    t ramen une ou deux fois au Magne par le hasard de ses ex-cursions, il navait manifest lintention de revoir cette modestehabitation de la falaise. Jamais une demande de sa part surltat dabandon o elle se trouvait. Jamais une allusion samre, pour savoir si elle revenait parfois la demeure dserte.

    Mais travers les terribles vnements qui ensanglantaientalors la Grce, peut-tre le nom dAndronika tait-il arriv jus-qu lui nom qui aurait d pntrer comme un remords danssa conscience, si sa conscience net t impntrable.

    Et cependant, ce jour-l, si Nicolas Starkos avait relch auport de Vitylo, ce ntait pas uniquement pour renforcer de dixhommes lquipage de la sacolve. Un dsir plus quun dsir un imprieux instinct, dont il ne se rendait peut-tre pas bien

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    compte, ly avait pouss. Il stait senti pris du besoin de revoir,une dernire fois sans doute, la maison paternelle, de toucherencore du pied ce sol sur lequel staient exercs ses premiers

    pas, de respirer lair enferm entre ces murs o stait exhale sapremire haleine, o il avait bgay les premiers mots delenfant. Oui ! voil pourquoi il venait de remonter les rudessentiers de cette falaise, pourquoi il se trouvait, cette heure,devant la barrire du petit enclos.

    L, il eut comme un mouvement dhsitation. Il nest decur si endurci, qui ne se serre en prsence de certains retours

    du pass. On nest pas n quelque part pour ne rien sentir de-vant la place o vous a berc la main dune mre. Les fibres deltre ne peuvent suser ce point que pas une seule ne vibreencore, lorsquun de ces souvenirs la touche.

    Il en fut ainsi de Nicolas Starkos, arrt sur le seuil de lamaison abandonne, aussi sombre, aussi silencieuse, aussimorte lintrieur qu lextrieur.

    Entrons ! Oui ! entrons !

    Ce furent les premiers mots que pronona Nicolas Starkos.Encore ne fit-il que les murmurer, comme sil et eu la craintedtre entendu et dvoquer quelque apparition du pass.

    Entrer dans cet enclos, quoi de plus facile ! La barrire tait

    disjointe, les montants gisaient sur le sol. Il ny avait mme pasune porte ouvrir, un barreau repousser.

    Nicolas Starkos entra. Il sarrta devant lhabitation, dontles auvents, demi pourris par la pluie, ne tenaient plus qudes bouts de ferrures rouilles et ronges.

    ce moment, une hulotte fit entendre un cri et senvoladune touffe de lentisques, qui obstruait le seuil de la porte.

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    L, Nicolas Starkos hsita encore. Il tait bien rsolu, ce-pendant, revoir jusqu la dernire chambre de lhabitation.

    Mais il fut sourdement fch de ce qui se passait en lui,dprouver comme une sorte de remords. Sil se sentait mu, ilse sentait irrit aussi. Il semblait que de ce toit paternel, allaitschapper comme une protestation contre lui, comme une ma-ldiction dernire !

    Aussi, avant de pntrer dans cette maison, il voulut enfaire le tour. La nuit tait sombre. Personne ne le voyait, et il

    ne se voyait pas lui-mme ! En plein jour, peut-tre ne ft-ilpas venu ! En pleine nuit, il se sentait plus daudace braver sessouvenirs.

    Le voil donc, marchant dun pas furtif, pareil un malfai-teur qui chercherait reconnatre les abords dune habitationdans laquelle il va porter la ruine, longeant les murs lzardsaux angles, tournant les coins dont larte effrite disparaissait

    sous les mousses, ttant de la main ces pierres branles,comme pour voir sil restait encore un peu de vie dans ce cada-vre de maison, coutant, enfin, si le cur lui battait encore ! Parderrire, lenclos tait plus obscur. Les obliques lueurs du crois-sant lunaire, qui disparaissait alors, nauraient pu y arriver.

    Nicolas Starkos avait lentement fait le tour. La sombre de-meure gardait une sorte de silence inquitant. On let dite han-

    te ou visionne. Il revint vers la faade oriente louest. Puis,il sapprocha de la porte, pour la repousser si elle ne tenait quepar un loquet, pour la forcer si le pne sengageait encore dansla gche de la serrure.

    Mais alors le sang lui monta aux yeux. Il vit rouge comme on dit, mais rouge de feu. Cette maison, quil voulaitvisiter encore une fois, il nosait plus y entrer. Il lui semblait queson pre, sa mre, allaient apparatre sur le seuil, les bras ten-

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    dus, le maudissant, lui, le mauvais fils, le mauvais citoyen, tra-tre la famille, tratre la patrie !

    ce moment, la porte souvrit avec lenteur. Une femme pa-rut sur le seuil. Elle tait vtue du costume maniote un juponde cotonnade noire petite bordure rouge, une camisole de cou-leur sombre, serre la taille, sur sa tte un large bonnet brun-tre, enroul dun foulard aux couleurs du drapeau grec.

    Cette femme avait une figure nergique, avec de grandsyeux noirs dune vivacit un peu sauvage, un teint hl comme

    celui des pcheuses du littoral. Sa taille tait haute, droite, bienquelle ft ge de plus de soixante ans.

    Ctait Andronika Starkos. La mre et le fils, spars depuissi longtemps de corps et dme, se trouvaient alors face face.

    Nicolas Starkos ne sattendait pas se voir en prsence desa mre Il fut pouvant par cette apparition.

    Andronika, le bras tendu vers son fils, lui interdisantlaccs de sa maison, ne dit que ces mots dune voix qui les ren-dait terribles, venant delle :

    Jamais Nicolas Starkos ne remettra le pied dans la mai-son du pre ! Jamais !

    Et le fils, courb sous cette injonction, recula peu peu.Celle qui lavait port dans ses entrailles le chassait maintenantcomme on chasse un tratre. Alors il voulut faire un pas enavant Un geste plus nergique encore, un geste de maldic-tion, larrta.

    Nicolas Starkos se rejeta en arrire. Puis, il schappa delenclos, il reprit le sentier de la falaise, il descendit grands

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    pas, sans se retourner, comme si une main invisible let pousspar les paules.

    Andronika, immobile sur le seuil de sa maison, le vit dispa-ratre au milieu de la nuit.

    Dix minutes aprs, Nicolas Starkos, ne laissant rien voir deson motion, redevenu matre de lui-mme, atteignait le port oil hlait son gig et sy embarquait. Les dix hommes choisis parGozzo se trouvaient dj bord de la sacolve.

    Sans prononcer un seul mot, Nicolas Starkos monta sur lepont de laKarysta, et, dun signe, il donna lordre dappareiller.

    La manuvre fut rapidement faite. Il ny eut qu hisser lesvoiles disposes pour un prompt dpart. Le vent de terre, quivenait de se lever, rendait facile la sortie du port.

    Cinq minutes plus tard, la Karysta franchissait les passes,

    srement, silencieusement, sans quun seul cri et t pousspar les hommes du bord ni par les gens de Vitylo.

    Mais la sacolve ntait pas un mille au large, quuneflamme illuminait la crte de la falaise.

    Ctait lhabitation dAndronika Starkos qui brlait jusquedans ses fondations. La main de la mre avait allum cet incen-

    die. Elle ne voulait pas quil restt un seul vestige de la maisono son fils tait n.

    Pendant trois milles encore, le capitaine ne put dtacherson regard de ce feu qui brillait sur la terre du Magne, et il lesuivit dans lombre jusqu son dernier clat.

    Andronika lavait dit :

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    IIIGrecs contre Turcs

    Dans les temps prhistoriques, alors que lcorce solide duglobe se moulait peu peu sous laction des forces intrieures,neptuniennes ou plutoniennes, la Grce dut sa naissance un

    cataclysme qui repoussa ce bout de terre au-dessus du niveaudes eaux, tandis quil engloutissait dans lArchipel toute unepartie du continent, dont il ne reste plus que les sommets sousformes dles. La Grce est, en effet, sur la ligne volcanique quiva de Chypre la Toscane.1

    Il semble que les Hellnes tiennent du sol instable de leurpays linstinct de cette agitation physique et morale, qui peut les

    porter dans les choses hroques jusquaux plus grands excs. Ilnen est pas moins vrai que cest grce leurs qualits naturel-les, un courage indomptable, le sentiment du patriotisme,lamour de la libert, quils sont parvenus faire un tat ind-pendant de ces provinces courbes, depuis tant de sicles, sousla domination ottomane.

    Plasgique dans les temps les plus reculs, cest--dire peu-

    ple de tribus de lAsie ; hellnique, du XVIe

    au XIVe

    sicle avantlre chrtienne, avec lapparition des Hellnes, dont une tribu,les Graes, devait lui donner son nom, dans ces temps presquemythologiques des Argonautes, des Hraclides et de la guerre deTroie ; bien grecque enfin, depuis Lycurgue, avec Miltiade,

    1Depuis lpoque o se passe cette histoire, lle Santorin a tvictime des feux souterrains. Vostitsa en 1661, Thbes en 1661,Sainte-Maure, ont t dvastes par des tremblements de terre.

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    Thmistocle, Aristide, Lonidas, Eschyle, Sophocle, Aristo-phane, Hrodote, Thucydide, Pythagore, Socrate, Platon, Aris-tote, Hippocrate, Phidias, Pricls, Alcibiade, Plopidas, pa-

    minondas, Dmosthne ; puis, macdonienne avec Philippe etAlexandre, la Grce finit par devenir province romaine sous lenom dAchae, cent quarante-six ans avant J.-C. et pour une p-riode de quatre sicles.

    Depuis cette poque, successivement envahi par les Visi-goths, les Vandales, les Ostrogoths, les Bulgares, les Slaves, lesArabes, les Normands, les Siciliens, conquis par les Croiss au

    commencement du treizime sicle, partag en un grand nom-bre de fiefs au quinzime, ce pays, si prouv dans lancienne etla nouvelle re, retomba au dernier rang entre les mains desTurcs et sous la domination musulmane.

    Pendant prs de deux cents ans, on peut dire que la vie po-litique de la Grce fut absolument teinte. Le despotisme desfonctionnaires ottomans, qui y reprsentaient lautorit, passait

    toutes limites. Les Grecs ntaient ni des annexs, ni desconquis, pas mme des vaincus : ctaient des esclaves, tenussous le bton du pacha, avec liman ou prtre sa droite, le djel-lah ou bourreau sa gauche.

    Mais toute existence navait pas encore abandonn ce paysqui se mourait. Aussi, allait-il de nouveau palpiter sous lexcsde la douleur. Les Montngrins de lpire, en 1766, les Manio-

    tes, en 1769, les Souliotes dAlbanie, se soulevrent enfin, etproclamrent leur indpendance ; mais, en 1804, toute cettetentative de rbellion fut dfinitivement comprime par Ali deTbelen, pacha de Janina.

    Il ntait que temps dintervenir, alors, si les puissances eu-ropennes ne voulaient pas assister au total anantissement dela Grce. En effet, rduite ses seules forces, elle ne pouvait quemourir en essayant de recouvrer son indpendance.

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    En 1821, Ali de Tbelen, rvolt son tour contre le sultanMahmoud, venait dappeler les Grecs son aide, en leur pro-

    mettant la libert. Ils se soulevrent en masse. Les Philhellnesaccoururent leur secours de tous les points de lEurope. Cefurent des Italiens, des Polonais, des Allemands, mais surtoutdes Franais, qui se rangrent contre les oppresseurs. Les nomsde Guys de Sainte-Hlne, de Gaillard, de Chauvassaigne, descapitaines Baleste et Jourdain, du colonel Fabvier, du chefdescadron Regnaud de Saint-Jean-dAngly, du gnral Mai-son, auxquels il convient dajouter ceux de trois Anglais, lord

    Cochrane, lord Byron, le colonel Hastings, ont laiss un souve-nir imprissable dans ce pays pour lequel ils venaient se battreet mourir.

    ces noms, illustrs par tout ce que le dvouement lacause des opprims peut engendrer de plus hroque, la Grceallait rpondre par des noms pris dans ses plus hautes familles,trois Hydriotes, Tombasis, Tsamados, Miaoulis, puis Colocotro-

    ni, Marco Botsaris, Maurocordato, Mauromichalis, ConstantinCanaris, Negris, Constantin et Dmtrius Hypsilantis, Ulysse ettant dautres. Ds le dbut, le soulvement se changea en uneguerre mort, dent pour dent, il pour il, qui provoqua lesplus horribles reprsailles de part et dautre.

    En 1821, les Souliotes et le Magne se soulevrent. Patras,lvque Germanos, la croix en main, pousse le premier cri. La

    More, la Moldavie, lArchipel, se rangent sous ltendard delindpendance. Les Hellnes, victorieux sur mer, parviennent semparer de Tripolitza. ces premiers succs des Grecs, lesTurcs rpondent par le massacre de leurs compatriotes qui setrouvaient Constantinople.

    En 1822, Ali de Tbelen, assig dans sa forteresse de Ja-nina, est lchement assassin au milieu dune confrence que luiavait propose le gnral turc Kourschid. Peu de temps aprs,

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    Maurocordato et les Philhellnes sont crass la batailledArta ; mais ils reprennent lavantage au premier sige de Mis-solonghi, que larme dOmer-Vrione est oblige de lever, non

    sans des pertes considrables.

    En 1823, les puissances trangres commencent interve-nir plus efficacement. Elles proposent au sultan une mdiation.Le sultan refuse, et, pour appuyer son refus, dbarque dix millesoldats asiatiques dans lEube. Puis, il donne le commande-ment en chef de larme turque son vassal Mhmet-Ali, pachadgypte. Ce fut dans les luttes de cette anne-l que succomba

    Marco Botsaris, ce patriote dont on a pu dire : Il vcut commeAristide et mourut comme Lonidas.

    En 1824, poque de grands revers pour la cause delIndpendance, lord Byron avait dbarqu, le 24 janvier, Mis-solonghi, et, le jour de Pques, il mourait devant Lpante, sansavoir rien vu saccomplir de son rve. Les Ipsariotes taientmassacrs par les Turcs, et la ville de Candie, en Crte, se ren-

    dait aux soldats de Mhmet-Ali. Seuls, les succs maritimespurent consoler les Grecs de tant de dsastres.

    En 1825, cest Ibrahim-Pacha, fils de Mhmet-Ali, qui d-barque Modon, en More, avec onze mille hommes. Ilsempare de Navarin et bat Colocotroni Tripolitza. Ce fut alorsque le gouvernement hellnique confia un corps de troupes r-gulires deux Franais, Fabvier et Regnaud de Saint-Jean-

    dAngly ; mais, avant que ces troupes eussent t mises en tatde lui rsister, Ibrahim dvastait la Messnie et le Magne. Et silabandonna ses oprations, cest quil voulut aller prendre partau second sige de Missolonghi, dont le gnral Kioutagi neparvenait pas semparer, bien que le sultan lui et dit : OuMissolonghi ou ta tte !

    En 1826, le 5 janvier, aprs avoir brl Pyrgos, Ibrahim ar-rivait devant Missolonghi. Pendant trois jours, du 25 au 28, il

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    jeta sur la ville huit mille bombes et boulets, sans pouvoir y en-trer, mme aprs un triple assaut, et bien quil net affaire qudeux mille cinq cents combattants, dj affaiblis par la famine.

    Cependant il devait russir, surtout lorsque Miaoulis et son es-cadre, qui apportaient des secours aux assigs, eurent t re-pousss. Le 23 avril, aprs un sige qui avait cot la vie dix-neuf cents de ses dfenseurs, Missolonghi tombait au pouvoirdIbrahim, et ses soldats massacrrent hommes, femmes, en-fants, presque tout ce qui survivait des neuf mille habitants dela ville. En cette mme anne, les Turcs, amens par Kioutagi,aprs avoir ravag la Phocide et la Botie, arrivaient Thbes, le

    10 juillet, entraient en Attique, investissaient Athnes, sy ta-blissaient et faisaient le sige de lAcropole, dfendue par quinzecents Grecs. Au secours de cette citadelle, la cl de la Grce, lenouveau gouvernement envoya Caraskakis, lun des combat-tants de Missolonghi, et le colonel Fabvier avec son corps derguliers. La bataille quils livrrent Chadari fut perdue, etKioutagi put continuer le sige de lAcropole. Pendant ce temps,Caraskakis sengageait travers les dfils du Parnasse, battait

    les Turcs Arachova, le 5 dcembre, et, sur le champ de bataille,il levait un trophe de trois cents ttes coupes. La Grce duNord tait redevenue libre presque tout entire.

    Malheureusement, la faveur de ces luttes, lArchipel taitlivr aux incursions des plus redoutables forbans, qui eussentjamais dsol ces mers. Et parmi eux, on citait, comme lun desplus sanguinaires, le plus hardi peut-tre, ce pirate Sacratif,

    dont le nom seul tait une pouvante dans toutes les chelles duLevant.

    Cependant, sept mois avant lpoque laquelle dbutecette histoire, les Turcs avaient t obligs de se rfugier dansquelques-unes des places fortes de la Grce septentrionale. Aumois de fvrier 1827, les Grecs avaient reconquis leur indpen-dance depuis le golfe dAmbracie jusquaux confins de lAttique.Le pavillon turc ne flottait plus qu Missolonghi, Vonitsa,

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    Naupacte. Le 31 mars, sous linfluence de lord Cochrane, lesGrecs du Nord et les Grecs du Ploponnse, renonant leursluttes intestines, allaient runir les reprsentants de la nation en

    une assemble unique Trzne, et concentrer les pouvoirs enune seule main, celle dun tranger, un diplomate russe, grec denaissance, Capo dIstria, originaire de Corfou.

    Mais Athnes tait aux mains des Turcs. Sa citadelle avaitcapitul, le 5 juin. La Grce du Nord fut alors contrainte de fairesa complte soumission. Le 6 juillet, il est vrai, la France,lAngleterre, la Russie et lAutriche signaient une convention

    qui, tout en admettant la suzerainet de la Porte, reconnaissaitlexistence dune nation grecque. En outre, par un article secret,les puissances signataires sengageaient sunir contre le sultan,sil refusait daccepter un arrangement pacifique.

    Tels sont les faits gnraux de cette sanglante guerre, quele lecteur doit se remettre en mmoire, car ils se rattachent trsdirectement ce qui va suivre.

    Voici maintenant quels sont les faits particuliers auxquelssont plus directement lis les personnages dj connus et ceux connatre de cette dramatique histoire.

    Parmi les premiers, il faut dabord citer Andronika, laveuve du patriote Starkos.

    Cette lutte, pour conqurir lindpendance de leur pays,navait pas seulement enfant des hros, mais aussi dhroquesfemmes, dont le nom est glorieusement ml aux vnementsde cette poque.

    Ainsi voit-on apparatre le nom de Bobolina, ne dans unepetite le, lentre du golfe de Nauplie. En 1812, son mari estfait prisonnier, emmen Constantinople, empal par ordre dusultan. Le premier cri de la guerre de lindpendance est jet.

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    Bobolina, en 1821, sur ses propres ressources, arme trois navi-res, et, ainsi que le raconte M. H. Belle, daprs le rcit dunvieux Klephte, aprs avoir arbor son pavillon, qui porte ces

    mots des femmes spartiates : Ou dessus ou dessous , elle faitla course jusquau littoral de lAsie Mineure, capturant et br-lant les navires turcs avec lintrpidit dun Tsamados ou dunCanaris ; puis, aprs avoir gnreusement abandonn la pro-prit de ses navires au nouveau gouvernement, elle assiste ausige de Tripolitza, organise autour de Nauplie un blocus quidure quatorze mois, et oblige enfin la citadelle se rendre. Cettefemme, dont toute la vie est une lgende, devait finir par tomber

    sous le poignard de son frre pour une simple affaire de famille.

    Une autre grande figure doit tre place au mme rang quecette vaillante Hydriote. Toujours mmes faits amenant mmesconsquences. Un ordre du sultan fait trangler Constantino-ple le pre de Modena Mavroeinis, femme dont la beaut galaitla naissance. Modena se jette aussitt dans linsurrection, ap-pelle la rvolte les habitants de Mycone, arme des btiments

    quelle monte, organise des compagnies de gurillas quelle di-rige, arrte larme de Smil-Pacha au fond des troites gorgesdu Plion, et marque brillamment jusqu la fin de la guerre, enharcelant les Turcs dans les dfils des montagnes de la Phthio-tide.

    Il faut encore nommer Kados, dtruisant par la mine lesmurs de Vilia, et se battant avec un courage indomptable au

    monastre Sainte-Vnrande ; Moskos, sa mre, luttant aux c-ts de son poux, et crasant les Turcs sous des quartiers de ro-che ; Despo, qui pour ne pas tomber aux mains des musulmans,se fit sauter avec ses filles, ses belles-filles et ses petits-fils. Etles femmes souliotes, et celles qui protgrent le nouveau gou-vernement, install Salamine, en lui prenant la flottille quellescommandaient, et cette Constance Zacharias, qui, aprs avoirdonn le signal du soulvement dans les plaines de Laconie, sejeta sur Londari la tte de cinq cents paysans, et tant

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    dautres, enfin, dont le sang gnreux ne fut point pargn danscette guerre, pendant laquelle on put voir de quoi taient capa-bles les descendantes des Hellnes !

    Ainsi avait fait la veuve de Starkos. Ainsi, sous le seul nomdAndronika nayant plus voulu de celui que dshonorait sonfils se laissa-t-elle emporter dans le mouvement par un irr-sistible instinct de reprsailles autant que par amour delindpendance. Comme Bobolina, veuve dun poux supplicipour avoir tent de dfendre son pays, comme Modena, commeZacharias, si elle ne put ses frais armer des navires ou lever

    des compagnies de volontaires, du moins paya-t-elle de sa per-sonne au milieu des grands drames de cette insurrection.

    Ds 1821, Andronika se joignit ceux des Maniotes que Co-locotroni, condamn mort et rfugi dans les les Ioniennes,appela lui, lorsque, le 18 janvier de cette anne, il dbarqua Scardamoula. Elle fut de cette premire bataille range, livreen Thessalie lorsque Colocotroni attaqua les habitants de Pha-

    nari, et ceux de Caritne, runis aux Turcs sur les bords de laRhouphia. Elle fut aussi de cette bataille de Valtetsio, du 17 mai,qui amena la droute de larme de Moustapha-bey. Plus parti-culirement encore, elle se distingua ce sige de Tripolitza, oles Spartiates traitaient les Turcs de lches Persans , o lesTurcs traitaient les Grecs de faibles livres de Laconie !Mais, cette fois, les livres eurent le dessus. Le 5 octobre, la ca-pitale du Ploponnse, nayant pu tre dbloque par la flotte

    turque, dut capituler, et, malgr la convention, fut mise feu et sang, pendant trois jours ce qui cota la vie, au dedanscomme au dehors, dix mille Ottomans de tout ge et de toutsexe.

    Lanne suivante, le 4 mars, ce fut pendant un combat na-val quAndronika, embarque sous les ordres de lamiral Miaou-lis, vit les vaisseaux turcs senfuir, aprs une lutte de cinq heu-res, et chercher un refuge au port de Zante. Mais, sur un de ces

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    vaisseaux, elle avait reconnu son fils, qui pilotait lescadre otto-mane travers le golfe de Patras ! Ce jour-l, sous le coup decette honte, elle slana au plus fort de la mle pour y chercher

    la mort La mort ne voulut pas delle.

    Et pourtant, Nicolas Starkos devait aller plus loin encoredans cette voie criminelle ! Quelques semaines plus tard, ne sejoignait-il pas Kari-Ali qui bombardait la ville de Scio dans llede ce nom ? Navait-il pas sa part de ces pouvantables massa-cres, o prirent vingt-trois mille chrtiens, sans compter qua-rante-sept mille qui furent vendus comme esclaves sur les mar-

    chs de Smyrne ? Et lun des btiments qui transporta une par-tie de ces malheureux aux ctes barbaresques, ntait-il pascommand par le fils mme dAndronika un Grec qui vendaitses frres !

    Pendant la priode suivante, dans laquelle les Hellnes al-laient avoir rsister aux armes combines des Turcs et desgyptiens, Andronika ne cessa pas un instant dimiter ces h-

    roques femmes, dont les noms ont t cits plus haut.Lamentable poque, surtout pour la More. Ibrahim venait

    dy lancer ses farouches Arabes, plus froces que les Ottomans.Andronika tait de ces quatre mille combattants que Colocotro-ni, nomm commandant en chef des troupes du Ploponnse,avait seulement pu runir autour de lui. Mais Ibrahim, aprsavoir dbarqu onze mille hommes sur la cte messnienne,

    stait dabord occup de dbloquer Coron et Patras ; puis, ilstait empar de Navarin, dont la citadelle devait lui assurerune base doprations, et le port lui donner un abri sr pour saflotte. Ensuite ce fut Argos quil incendia, Tripolitza dont il pritpossession ce qui lui permit, jusqu lhiver, dexercer ses ra-vages travers les provinces avoisinantes. Plus particulire-ment, la Messnie subit ces horribles dvastations. Aussi An-dronika dut-elle souvent fuir jusquau fond du Magne pour nepas tomber entre les mains des Arabes. Cependant, elle ne son-

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    geait pas prendre du repos. Peut-on reposer sur une terre op-prime ? On la retrouve dans les campagnes de 1825 et de 1826,au combat des dfils de Verga, aprs lequel Ibrahim recula sur

    Polyaravos, o les Maniotes du Nord parvinrent le repousserencore. Puis, elle se joignit aux rguliers du colonel Fabvier,pendant la bataille de Chaidari, au mois de juillet 1826. L, gri-vement blesse, elle ne dut quau courage dun jeune Franais,engag sous le drapeau des Philhellnes, dchapper aux impi-toyables soldats de Kioutagi.

    Pendant plusieurs mois, la vie dAndronika fut en pril. Sa

    constitution robuste la sauva ; mais lanne 1826 se termina,sans quelle et retrouv assez de force pour reprendre part lalutte.

    Ce fut dans ces circonstances quau mois daot 1827, ellerevint dans les provinces du Magne. Elle voulait revoir sa mai-son de Vitylo. Un singulier hasard y ramenait son fils le mmejour On sait le rsultat de la rencontre dAndronika avec Nico-

    las Starkos, et comment ce fut une suprme maldiction quellelui jeta du seuil de la maison paternelle.

    Et maintenant, nayant plus rien qui la retnt au sol natal,Andronika allait continuer combattre tant que la Grcenaurait pas recouvr son indpendance.

    Les choses en taient donc ce point, le 10 mars 1827, au

    moment o la veuve de Starkos reprenait les routes du Magnepour rejoindre les Grecs du Ploponnse, qui, pied pied, dis-putaient leur territoire aux soldats dIbrahim.

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    IVTriste maison dun riche

    Pendant que la Karysta se dirigeait vers le nord pour unedestination connue seulement de son capitaine, il se passait Corfou un fait qui, pour tre dordre priv, nen devait pas

    moins attirer lattention publique sur les principaux personna-ges de cette histoire.

    On sait que, depuis 1815, par suite des traits qui portentcette date, le groupe des les Ioniennes avait t plac sous leprotectorat de lAngleterre, aprs avoir accept celui de laFrance jusquen 1814.2

    De tout ce groupe qui comprend Crigo, Zante, Ithaque,Cphalonie, Leucade, Paxos et Corfou, cette dernire le, la plusseptentrionale, est aussi la plus importante. Cest lancienneCorcyre. Or, une le qui eut pour roi Alcinos, lhte gnreux deJason et de Mde, qui, plus tard, accueillit le sage Ulysse, aprsla guerre de Troie, a bien droit tenir une place considrabledans lhistoire ancienne. Aprs avoir t en lutte avec les Francs,les Bulgares, les Sarrasins, les Napolitains, ravage au seizime

    sicle par Barberousse, protge au dix-huitime par le comtede Schulembourg, et, la fin du premier empire, dfendue parle gnral Donzelot, elle tait alors la rsidence dun Haut Com-missaire anglais.

    2 Depuis 1864, les les Ioniennes ont recouvr leur indpen-dance, et, divises en trois nmachies, sont annexes au royaumehellnique.

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    cette poque, ce Haut Commissaire tait sir FrederikAdam, gouverneur des les Ioniennes. En vue des ventualitsque pouvait provoquer la lutte des Grecs contre les Turcs, il

    avait toujours sous la main quelques frgates destines faire lapolice de ces mers. Et il ne fallait pas moins que des btimentsde haut bord pour maintenir lordre dans cet archipel, livr auxGrecs, aux Turcs, aux porteurs de lettres de marque, sans parlerdes pirates, nayant dautre commission que celle quilssarrogeaient de piller leur convenance les navires de toutenationalit.

    On rencontrait alors Corfou un certain nombredtrangers, et, plus particulirement, de ceux qui avaient tattirs, depuis trois ou quatre ans, par les diverses phases de laguerre de lIndpendance. Ctait de Corfou que les unssembarquaient pour aller rejoindre. Ctait Corfou que ve-naient sinstaller les autres, auxquels dexcessives fatigues im-posaient un repos de quelque temps.

    Parmi ces derniers, il convient de citer un jeune Franais.Passionn pour cette noble cause, depuis cinq ans, il avait prisune part active et glorieuse aux principaux vnements dont lapninsule hellnique tait le thtre.

    Henry dAlbaret, lieutenant de vaisseau de la marineroyale, un des plus jeunes officiers de son grade, maintenant encong illimit, tait venu se ranger, ds le dbut de la guerre,

    sous le drapeau des Philhellnes franais. g de vingt-neuf ans,de taille moyenne, dune constitution robuste, qui le rendaitpropre supporter toutes les fatigues du mtier de marin, cejeune officier, par la grce de ses manires, la distinction de sapersonne, la franchise de son regard, le charme de sa physio-nomie, la sret de ses relations, inspirait ds labord une sym-pathie quune plus longue intimit ne pouvait quaccrotre.

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    Henry dAlbaret appartenait une riche famille, parisiennedorigine. Il avait peine connu sa mre. Son pre tait mort peu prs lpoque de sa majorit, cest--dire deux ou trois ans

    aprs sa sortie de lcole navale. Matre dune assez belle for-tune, il navait point pens que ce ft une raison dabandonnerson mtier de marin. Au contraire. Il continua donc suivrecette carrire lune des plus belles qui soient au monde et iltait lieutenant de vaisseau quand le pavillon grec fut arbor enface du croissant turc dans la Grce du Nord et le Ploponnse.

    Henry dAlbaret nhsita pas. Comme tant dautres braves

    jeunes gens irrsistiblement entrans par ce mouvement, il ac-compagna les volontaires que des officiers franais allaient gui-der jusquaux confins de lEurope orientale. Il fut de ces pre-miers Philhellnes qui versrent leur sang pour la cause delindpendance. Ds lanne 1822, il se trouvait parmi ces glo-rieux vaincus de Maurocordato, la fameuse bataille dArta, et,parmi les vainqueurs, au premier sige de Missolonghi. Il taitl, lanne suivante, quand succomba Marco Botsaris. Pendant

    lanne 1824, il prit part, non sans clat, ces combats mariti-mes qui vengrent les Grecs des victoires de Mhmet-Ali.Aprs la dfaite de Tripolitza, en 1825, il commandait un partide rguliers sous les ordres du colonel Fabvier. En juillet 1826,il se battait Chaidari, o il sauvait la vie dAndronika Starkos,que foulaient aux pieds les chevaux de Kioutagi bataille terri-ble dans laquelle les Philhellnes firent dirrparables pertes.

    Cependant, Henry dAlbaret ne voulut point abandonnerson chef, et, peu de temps aprs, il le rejoignit Mthnes.

    ce moment, lAcropole dAthnes tait dfendue par lecommandant Gouras, ayant quinze cents hommes sous ses or-dres. L, dans cette citadelle, staient rfugis cinq cents fem-mes et enfants, qui navaient pu fuir au moment o les Turcssemparaient de la ville. Gouras avait des vivres pour un an, un

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    matriel de quatorze canons et de trois obusiers, mais les muni-tions allaient lui manquer.

    Fabvier rsolut alors de ravitailler lAcropole. Il demandades hommes de bonne volont pour le seconder dans cet auda-cieux projet. Cinq cent trente rpondirent son appel ; parmieux, quarante Philhellnes ; parmi ces quarante et leur tte,Henry dAlbaret. Chacun de ces hardis partisans se munit dunsac de poudre, et, sous les ordres de Fabvier, ils sembarqurent Mthnes.

    Le 13 dcembre, ce petit corps dbarque presque au pied delAcropole. Un rayon de lune le signale. La fusillade des Turcslaccueille. Fabvier crie : En avant ! Chaque homme, sansabandonner son sac de poudre, qui peut le faire sauter dun ins-tant lautre, franchit le foss et pntre dans la citadelle, dontles portes sont ouvertes. Les assigs repoussent victorieuse-ment les Turcs. Mais Fabvier est bless, son second est tu,Henry dAlbaret tombe, frapp dune balle. Les rguliers et leurs

    chefs taient maintenant enferms dans la citadelle avec ceuxquils taient venus secourir si hardiment et qui ne voulaientplus les en laisser sortir.

    L, le jeune officier, souffrant dune blessure qui fort heu-reusement ntait pas grave, dut partager les misres des assi-gs, rduits quelques rations dorge pour toute nourriture. Sixmois se passrent, avant que la capitulation de lAcropole,

    consentie par Kioutagi, lui rendt la libert. Ce fut seulement le5 juin 1827 que Fabvier, ses volontaires et les assigs purentquitter la citadelle dAthnes et sembarquer sur des navires quiles transportrent Salamine.

    Henry dAlbaret, trs faible encore, ne voulut pointsarrter dans cette ville et il fit voile pour Corfou. L, depuisdeux mois, il se refaisait de ses fatigues, en attendant lheuredaller reprendre son poste au premier rang, lorsque le hasard

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    vint donner un nouveau mobile sa vie, qui navait t jus-qualors que la vie dun soldat.

    Il y avait Corfou, lextrmit de la Strada Reale, unevieille maison de peu dapparence, moiti grecque, moiti ita-lienne daspect. Dans cette maison demeurait un personnage,qui se montrait peu, mais dont on parlait beaucoup. Ctait lebanquier Elizundo. tait-ce un sexagnaire ou un septuag-naire, on naurait pu le dire. Depuis une vingtaine dannes, ilhabitait cette sombre demeure, dont il ne sortait gure. Mais,sil nen sortait pas, bien des gens de tous pays et de toute condi-

    tion clients assidus de son comptoir ly venaient visiter. Trscertainement, il se faisait des affaires considrables dans cettemaison de banque, dont lhonorabilit tait parfaite. Elizundopassait, dailleurs, pour tre extrmement riche. Nul crdit,dans les les Ioniennes et jusque chez ses confrres dalmates deZara ou de Raguse, naurait pu rivaliser avec le sien. Une traite,accepte par lui, valait de lor. Sans doute, il ne se livrait pasimprudemment. Il paraissait mme trs serr en affaires. Les

    rfrences, il les lui fallait excellentes, les garanties, il les voulaitcompltes ; mais sa caisse semblait inpuisable. Circonstance noter, Elizundo faisait presque tout lui-mme, nemployantquun homme de sa maison, dont il sera parl plus tard, pourtenir les critures sans importance. Il tait la fois son proprecaissier et son propre teneur de livres. Pas une traite qui ne ftlibelle, pas une lettre qui net t crite de sa main. Aussi, ja-mais un commis du dehors ne stait-il assis au bureau du

    comptoir. Cela ne contribuait pas peu assurer le secret de sesaffaires.

    Quelle tait lorigine de ce banquier ? On le disait Illyrienou Dalmate ; mais, cet gard, on ne savait rien de prcis. Muetsur son pass, muet sur son prsent, il ne frayait point avec lasocit corfiote. Lorsque le groupe avait t plac sous le protec-torat de la France, son existence tait dj ce quelle tait restedepuis quun gouverneur anglais exerait son autorit sur les

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    les Ioniennes. Sans doute, il ne fallait pas prendre la lettre cequi se disait de sa fortune, que le bruit public chiffrait par cen-taines de millions ; mais il devait tre, il tait trs riche, bien

    que son train ft celui dun homme modeste dans ses besoins etses gots.

    Elizundo tait veuf, il ltait mme lorsquil vint stablir Corfou avec une petite fille, alors ge de deux ans. Maintenant,cette petite fille, qui se nommait Hadjine, en avait vingt-deux, etvivait dans cette demeure, toute aux soins du mnage.

    Partout, mme en ces pays de lOrient, o la beaut desfemmes est inconteste, Hadjine Elizundo et pass pour re-marquablement belle, et cela malgr la gravit de sa physiono-mie un peu triste. Comment en et-il t autrement dans ce mi-lieu o stait coul son jeune ge, sans une mre pour la gui-der, sans une compagne avec laquelle elle pt changer sespremires penses de jeune fille ? Hadjine Elizundo tait detaille moyenne mais lgante. Par son origine grecque, quelle

    tenait de sa mre, elle rappelait le type de ces belles jeunesfemmes de Laconie, qui lemportent sur toutes celles du Plo-ponnse.

    Entre la fille et le pre, lintimit ntait pas et ne pouvaittre profonde. Le banquier vivait seul, silencieux, rserv unde ces hommes qui dtournent le plus souvent la tte et voilentleurs yeux comme si la lumire les blessait. Peu communicatif,

    aussi bien dans sa vie prive que dans sa vie publique, il ne selivrait jamais, mme dans ses rapports avec les clients de samaison. Comment Hadjine Elizundo et-elle prouv quelquecharme cette existence mure, puisque, entre ces murs, cest peine si elle trouvait le cur dun pre !

    Heureusement, prs delle, il y avait un tre bon, dvou,aimant, qui ne vivait que pour sa jeune matresse, qui sattristaitde ses tristesses, dont la physionomie sclairait sil la voyait

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    sourire. Toute sa vie tenait dans celle dHadjine. ce portrait,on pourrait croire quil sagit dun brave et fidle chien, un deces aspirants lhumanit , a dit Michelet, un humble

    ami , a dit Lamartine. Non ! ce ntait quun homme, mais ilet mrit dtre chien. Il avait vu natre Hadjine, il ne lavaitjamais quitte, il lavait berce enfant, il la servait jeune fille.

    Ctait un Grec, nomm Xaris, un frre de lait de la mredHadjine, qui lavait suivie aprs son mariage avec le banquierde Corfou. Il tait donc depuis plus de vingt ans dans la maison,occupant une situation au-dessus de celle dun simple serviteur,

    aidant mme Elizundo, lorsquil ne sagissait que de quelquescritures passer.

    Xaris, comme certains types de la Laconie, tait de hautetaille, large dpaules, dune force musculaire exceptionnelle.Belle figure, beaux yeux francs, nez long et arqu que souli-gnaient de superbes moustaches noires. Sur sa tte, la calotte delaine sombre ; sa ceinture, llgante fustanelle de son pays.

    Lorsque Hadjine Elizundo sortait, soit pour les besoins dumnage, soit pour se rendre lglise catholique de Saint-Spiridion, soit pour aller respirer quelque peu de cet air marinqui narrivait gure jusqu la maison de la Strada Reale, Xarislaccompagnait. Bien des jeunes Corfiotes lavaient ainsi pu voirsur lEsplanade et mme dans les rues du faubourg de Kastradsqui stend le long de la baie de ce nom. Plus dun avait tent

    darriver jusqu son pre. Qui net t entran par la beautde la jeune fille, et peut-tre aussi par les millions de la maisonElizundo ? Mais, toutes les propositions de ce genre, Hadjineavait rpondu ngativement. De son ct, le banquier ne staitjamais entremis pour modifier sa rsolution. Et pourtant,lhonnte Xaris et donn, pour que sa jeune matresse ft heu-reuse en ce monde, toute la part de bonheur auquel un dvoue-ment sans bornes lui donnait droit dans lautre !

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    Telle tait donc cette maison svre, triste, comme isoledans un coin de la capitale de lancienne Corcyre ; tel, cet int-rieur au milieu duquel les hasards de sa vie allaient introduire

    Henry dAlbaret.

    Ce furent des rapports daffaires qui stablirent, toutdabord, entre le banquier et lofficier franais. En quittant Pa-ris, celui-ci avait pris des traites importantes sur la maison Eli-zundo. Ce fut Corfou quil vint les toucher. Ce fut de Corfouquil tira ensuite tout largent dont il eut besoin pendant sescampagnes de Philhellne. plusieurs reprises, il revint dans

    lle, et cest ainsi quil fit la connaissance dHadjine Elizundo.La beaut de la jeune fille lavait frapp. Son souvenir le suivitsur les champs de bataille de la More et de lAttique.

    Aprs la reddition de lAcropole, Henry dAlbaret neut riende mieux faire que de revenir Corfou. Il tait mal remis de sablessure. Les fatigues excessives du sige avaient altr sa sant.L, tout en vivant en dehors de la maison du banquier, il y trou-

    va chaque jour une hospitalit de quelques heures, quaucuntranger navait pu jusqualors obtenir.

    Il y avait trois mois environ que Henry dAlbaret vivait ain-si. Peu peu, ses visites Elizundo, qui ne furent dabord quedes visites daffaires, devinrent plus intresses en devenantquotidiennes. Hadjine plaisait beaucoup au jeune officier.Comment ne sen serait-elle pas aperue, en le trouvant si assi-

    du prs delle, tout entier au charme de lentendre et de la voir !De son ct, ces soins que ncessitait ltat de sa sant fort com-promise, elle navait point hsit les lui rendre. HenrydAlbaret ne put se trouver que trs bien dun pareil rgime.

    Dailleurs, Xaris ne cachait point la sympathie que lui ins-pirait le caractre si franc, si aimable, dHenry dAlbaret, auquelil sattachait, lui, de plus en plus.

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    Tu as raison, Hadjine, rptait-il souvent la jeune fille.La Grce est ta patrie comme elle est la mienne, et il ne faut pasoublier que, si ce jeune officier a souffert, cest en combattant

    pour elle !

    Il maime ! dit-elle un jour Xaris.

    Et cela, la jeune fille le dit avec la simplicit quelle mettaiten toutes choses.

    Eh bien, il faut te laisser aimer ! rpondit Xaris. Ton pre

    vieillit, Hadjine ! Moi, je ne serai pas toujours l ! O trouve-rais-tu, dans la vie, un plus sr protecteur quHenrydAlbaret ?

    Hadjine navait rien rpondu. Il aurait fallu dire que, si ellese savait aime, elle aimait aussi. Une rserve toute naturelle luidfendait davouer ce sentiment, mme Xaris.

    Cependant, les choses en taient l. Ce ntait plus un se-cret pour personne dans la socit corfiote. Avant mme quil enet t officiellement question, on parlait du mariage dHenrydAlbaret et dHadfjine Elizundo, comme sil et t dcid.

    Il convient de faire observer que le banquier navait pointparu regretter les assiduits du jeune officier auprs de sa fille.Ainsi que le disait Xaris, il se sentait vieillir, et rapidement.

    Quelle que ft la scheresse de son cur, il devait craindrequHadjine ne restt seule dans la vie, bien quil st quoi sentenir sur la fortune dont elle hriterait. Cette question dargent,dailleurs, navait jamais t pour intresser Henry dAlbaret.Que la fille du banquier ft riche ou non, cela ntait pas de na-ture le proccuper, mme un instant. Lamour quil prouvaitpour cette jeune fille prenait naissance dans des sentimentsbien autrement levs, non dans des intrts vulgaires. Ctaitpour sa bont autant que pour sa beaut quil laimait. Ctait

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    pour cette vive sympathie que lui inspirait la situation dHadjinedans ce triste milieu. Ctait pour la noblesse de ses ides, lagrandeur de ses vues, pour lnergie de cur dont il la sentait

    capable, si jamais elle tait mise mme de la montrer.

    Et cela se comprenait bien, lorsque Hadjine parlait de laGrce opprime et des efforts surhumains que ses enfants fai-saient pour la rendre libre. Sur ce terrain, les deux jeunes gensne pouvaient se rencontrer que dans le plus complet accord.

    Aussi, que dheures mues ils passrent en causant de tou-

    tes ces choses dans cette langue grecque quHenry dAlbaretparlait maintenant comme la sienne ! Quelle joie intimementpartage, lorsque un succs maritime venait compenser les re-vers dont la More ou lAttique taient le thtre ! Il fallutquHenry dAlbaret racontt en dtail toutes les affaires aux-quelles il avait pris part, quil redt les noms des nationaux etdes trangers qui sillustraient dans ces luttes sanglantes, etceux de ces femmes que, libre delle-mme, Hadjine Elizundo

    et voulu imiter Bobolina, Modena, Zacharias, Kados, sansoublier cette courageuse Andronika que le jeune officier avaitarrache au massacre de Chaidari.

    Et mme, un jour, Henry dAlbaret, ayant prononc le nomde cette femme, Elizundo, qui coutait cette conversation, fit unmouvement de nature attirer lattention de sa fille.

    Quavez-vous, mon pre ? demanda-t-elle. Rien , rpondit le banquier.

    Puis, sadressant au jeune officier du ton dun homme quiveut paratre indiffrent ce quil dit :

    Vous avez connu cette Andronika ? demanda-t-il.

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    Oui, monsieur Elizundo.

    Et savez-vous ce quelle est devenue ?

    Je lignore, rpondit Henry dAlbaret. Aprs le combat deChaidari, je pense quelle a d regagner les provinces du Magnequi est son pays natal. Mais, un jour ou lautre, je mattends lavoir reparatre sur les champs de bataille de la Grce

    Oui ! ajouta Hadjine, l o il faut tre !

    Pourquoi Elizundo avait-il fait cette question proposdAndronika ? Personne ne le lui demanda. Il net certaine-ment rpondu que dune faon vasive. Mais cela ne laissa pasde proccuper sa fille, peu au courant des relations du banquier.Pouvait-il donc y avoir un lien quelconque entre son pre etcette Andronika quelle admirait ? Dailleurs, en ce qui concer-nait la guerre de lIndpendance, Elizundo tait dune absoluerserve. quel parti allaient ses vux, aux oppresseurs ou aux

    opprims ? Il et t difficile de le dire si tant est quil fthomme faire des vux pour quelquun ou pour quelque chose.Ce qui tait certain, cest que son courrier lui apportait au moinsautant de lettres expdies de la Turquie que de la Grce.

    Mais, il importe de le rpter, bien que le jeune officier seft dvou la cause des Hellnes, Elizundo ne lui en avait pasmoins fait bon accueil dans sa maison.

    Cependant, Henry dAlbaret ne pouvait y prolonger son s-jour. Remis maintenant de ses fatigues, il tait dcid fairejusquau bout ce quil considrait comme un devoir. Il en parlaitsouvent la jeune fille.

    Cest votre devoir, en effet ! lui rpondait Hadjine. Quel-que douleur que puisse me causer votre dpart, Henry, je com-prends que vous devez rejoindre vos compagnons darmes !

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    Oui ! tant que la Grce naura pas retrouv son indpendance, ilfaut lutter pour elle !

    Je partirai, Hadjine, je vais partir ! dit un jour HenrydAlbaret. Mais, si je pouvais emporter avec moi la certitude quevous maimez comme je vous aime

    Henry, je nai aucun motif de cacher les sentiments quevous minspirez, rpondit Hadjine. Je ne suis plus une enfant, etcest avec le srieux qui convient que jenvisage lavenir. Jai foien vous, ajouta-t-elle en lui tendant les mains, ayez foi en moi !

    Telle vous me laisserez en partant, telle vous me retrouverez auretour !

    Henry dAlbaret avait press la main que lui donnait Had-jine comme gage de ses sentiments.

    Je vous remercie de toute mon me ! rpondit-il. Oui !nous sommes bien lun lautre dj ! Et si notre sparation

    nen est que plus pnible, du moins emporterai-je cette assu-rance avec moi que je suis aim de vous ! Mais, avant mondpart, Hadjine, je veux avoir parl votre pre ! Je veux trecertain quil approuve notre amour, et quaucun obstacle neviendra de lui

    Vous agirez sagement, Henry, rpondit la jeune fille.Ayez sa promesse comme vous avez la mienne !

    Et Henry dAlbaret ne dut pas tarder le faire, car il staitdcid reprendre du service sous le colonel Fabvier.

    En effet, les choses allaient de mal en pis pour la cause delindpendance. La convention de Londres navait encore pro-duit aucun effet utile, et lon pouvait se demander si les puis-sances ne sen tiendraient pas, vis--vis du sultan, des obser-

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    vations purement officieuses, et par consquent toutes platoni-ques.

    Dailleurs, les Turcs, infatus de leurs succs, paraissaientassez peu disposs rien cder de leurs prtentions. Bien quedeux escadres, lune anglaise, commande par lamiral Codring-ton, lautre franaise, sous les ordres de lamiral de Rigny, par-courussent alors la mer ge, et, bien que le gouvernement grecft venu sinstaller gine pour y dlibrer dans de meilleuresconditions de scurit, les Turcs faisaient preuve dune opini-tret qui les rendait redoutables.

    On le comprenait, du reste, en voyant toute une flotte dequatre-vingt-douze navires ottomans, gyptiens et tunisiens,que la vaste rade de Navarin venait de recevoir la date du 7septembre. Cette flotte portait un immense approvisionnementquIbrahim allait prendre pour subvenir aux besoins dune ex-pdition quil prparait contre les Hydriotes.

    Or, ctait Hydra quHenry dAlbaret avait rsolu de re-joindre le corps des volontaires. Cette le, situe lextrmit delArgolide, est lune des plus riches de lArchipel. De son sang,de son argent, aprs avoir tant fait pour la cause des Hellnesque dfendaient ses intrpides marins, Tombasis, Miaoulis,Tsamados, si redouts des capitans turcs, elle se voyait alorsmenace des plus terribles reprsailles.

    Henry dAlbaret ne pouvait donc tarder quitter Corfou,sil voulait devancer Hyd