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Soigner au bled : cadres et ducateurs en mdecine en Algrie pendant
lpoque coloniale
Hannah-Louise Clark, Princeton University
Introduction
Lorsquelle a recouvr son Indpendance, la Rpublique algrienne dmocratique et
populaire faisait face une importante crise de recrutement du personnel dans le domaine de
la sant. Hammani, Boukheloua et Bourokba estiment en effet quen 1962 il ne restait en
Algrie que 600 mdecins dorigine algrienne et trangre, dont 285 Algriens, et 250
paramdicaux diplms. 1 Les zones rurales surtout navaient absolument pas couverture
mdicale. Afin de pouvoir combler cette ingalit un Institut Technologique de Sant
Publique fut cr Mda au lendemain de lIndpendance.2 Cet institut et dautres El-
Marsa, Oran, et Constantine formrent des Adjoints mdicaux de Sant Publique pour
prendre en charge les besoins de sant des populations les plus sous-mdicalises jusqu ce
quil y et un nombre suffisant de mdecins diplms.
Mais ces AMSP ne sont pas les premiers adjoints de sant voir le jour en Algrie.
Dans un annuaire mdical algrien de 1963, on dcouvre Amokrane Ould Amer, directeur de
lhpital psychiatrique Frantz Fanon de Blida-Joinville,Hoceine Baraka, directeur de lhpital
de Boufarik et El-Hadj Assa Lahouari la tte de lhpital de Mascara.3Avant de devenir des
directeurs dhpitaux, tous les trois servaient comme Adjoint technique de la Sant
publique . Cest lindpendance qui fait que ces hommes soient reconnus leur juste valeur.
On trouve aussi de vritables dynasties mdicales, comme par exemple la famille
Yadi : en 1963 Mustapha Yadi soutenait une thse la Facult de mdecine dAlger au sujet
des fivres typhodes et paratyphodes dans le dpartement de Tlemcen, quil ddiait son
pre Mustapha Ould Mohammed Yadi, un des premiers Auxiliaires mdicaux algriens.
Yadi pre avait fait la plupart de sa carrire entre Tlemcen et Maghnia, un parcours qui sans
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doute faisait ressentir au jeune Mustapha le lourd tribut pay par la population algrienne aux
maladies infectieuses telles que la typhode. Yadi, Ould Amer, Baraka et Lahouariainsi que
dautres individus, tel que Ali Stambouli, qui dbuta comme adjoint technique avant de
diriger des cliniques prives aprs 1962formaient ainsi un pont humain 4 entre le
systme de sant mis en place sous loccupation coloniale et le systme national de sant de
lAlgrie libre.
Dans ce travail, je mintresserai aux Auxiliaires mdicaux de lpoque coloniale,
dont le statut remonte 1904 (Figure 1). Lauxiliariat mdical a t cr pour soigner titre
gratuit la population musulmane de lAlgrie dans les infirmeries dites indignes . A partir
de 1934, ces cadres seront appels Adjoint technique de la sant publique mais linstitution
ne change pas tellement dans ses aspects quotidiens : il sagit avant tout de dpister les
maladies, soigner, faire lconomat des hpitaux ruraux, tenir les registres de vaccinations, et
soccuper de la paperasserie.
Jusqu prsent, ces agents nont jamais attir le regard des historiens, et ils sont peu
connus du corps mdical. Cela na rien de surprenant, puisqu lpoque coloniale, leur rle
tait sous-apprci, sous-rmunr et souvent effac par lEtat colonisateur. Mohamed ben
Salah Adjouati, le premier prsident de lAssociation amicale des Auxiliaires mdicaux
dAlgrie, signalait au Gouverneur-gnral Maurice Violette en 1927 :
[O]n nen trouverait peut-tre pas officiellement trace de leurs activits, mais il serait facile den cueillir des tmoignages auprs des populations europennes et indignes qui nous voient luvre et qui apprcient nos petits soins et notre dvouement dans leurs fermes ou dans leur mechetas perdues dans le bled, loin du centre, loin du mdecin.5
Certes, le nombre des Auxiliaires mdicaux est rest trs faible, puisque de leur cration en
1904 jusquaux annes cinquante, on en recense 288. Mais si au moment de sa plus grande
extension, le rseau dauxiliaires mdicaux nexcdait pas 160 postes, et si les infirmeries et
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les hpitaux o ils assuraient les soins manquaient toujours de ressources, ces hommes ont
jou un rle central auprs des populations rurales.
Figure 1 : Des visages de auxiliaires mdicaux. Images tires de Andr et Jeanne Brochier, Le livre dor dAlgrie : dictionnaire des personnalits passes et contemporaines (Alger : Editions Baconnier, 1937).
Qui taient ces hommes qui soignaient sans distinction de religion ou dorigine ?
Quelles taient les conditions de leurs vies ? Et de quelle faon les parcours professionnels
des Auxiliaires mdicaux pourraient-ils nous permettre dapprofondir la rflexion sur la
politique de la sant durant la priodecoloniale ? Il est impossible ici dentrer dans tous les
dtails dune trajectoire institutionnelle de presque soixante annes. Je me bornerai donc ici
mettre en lumire la situation inconfortable et ambigu que ces agents mdicaux traversaient,
reflet des contradictions de la situation coloniale, de la priode de 1904 1935. Intgrs aux
institutions coloniales mais solidaires de la cause nationale et de la population algrienne, ces
Auxiliaires mdicaux taient confronts des zones dincertitude ,6 sur leur place dans la
socit et sur leurs conditions de travail. Ces rflexions sont tirs dun travail de thse sur
lequel je mappuie, sur les documents et les manuscrits recueillis dans les archives, la presse,
et les imprims conservs au Centre des archives nationales dAlgrie Birkhadem, les
Abdelkader BELDJERD Khodja BENLABIOD Mohamed BELKHODJA
Ben Smal SAHRAOUI Hadj Mokhtar MOULASSERDOUN
Ammar Ahmed ben SELMI
Said SAADI Hadj Driss MELIANI
Mohamed Sghir BENDIMERED
Abdelkader ould Mohamed BEZZAOUCHA
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archives des wilayas dAlger, de Constantine, et dOran, et la bibliothque de lUniversit
dAlger, ainsi que sur les archives franaises, des entretiens et des enqutes gnalogiques.7
Origines et financement
Avant de dcider de former des soignants algriens, le pouvoir colonial avait dabord
song crer des catgories de mdecins forms aux mthodes indignes . Un dcret
imprial de 1851 exige le diplme de mdecin ou dofficier de sant pour exercer la
mdecine en Algrie, sauf pour les indignes, musulmans ou juifs, qui pratiquent la
mdecine, la chirurgie et lart des accouchements lgard de leur coreligionnaires .8 Ces
praticiens chappent donc au contrle de ltat. Par la suite, il est dcid de prendre en charge
la formation de ces mdecins.
Lide remonte la priode des catastrophes environnementales de 1866, ola
scheresse, les invasions acridiennes, un tremblement de terre, une pidmie de cholra, etun
hiverparticulirement rigoureux sunissent avecles conditions politiques et socialesde la
dominationmilitaire colonialepour provoquerune catastrophedmographique. 9 Un tentative
aboutit presque en 1879 avec le plan de former des toubibs mdaoui au sein de lEcole de
mdecine et de Pharmacie dAlger. cette poque, le Commandant Rinn propose une
formation de deux annes pour les aibbexpriments qui ensuite seront chargs des
campagnes de vaccination variolique, mais la facult lcole de mdecine ne se met pas
daccord sur un programme dtudes raccourci, notamment en raison du manque total de
connaissances des langues arabes et berbres chez le professorat.10
Au lieu de former des aibb, les autorits coloniales subventionnent alors des
bourses pour une dizaine dOfficiers de sant algriens chargs de soigner les populations
rurales, surtout dans le sud, mais lexprience nest pas satisfaisante. Ces figures font face
aux obstacles constitus par les colons, les militaires, et le climat. Quelques-uns meurent en
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service, dautres cherchent sinstaller aux villes.11 Face cette situation, la mdecine locale
saffirme. Parmi les Officiers de sant algriens ayant quitt leur poste, on trouve El-Hadj
Abdelkader ben Zahra qui, aprs avoir quitt ses fonctions, fait deux fois le plerinage la
Mecque, exerce comme mdecin et sassocie avec un pharmacien europen Bir Mourad
Ras. 12 Les marchs thrapeutiques des villes sont trs anims. Les mdecins europens
dnoncent les mdecins arabes et la mdecine maure , et annoncent mme leurs propres
services en langue arabe, soucieux de gagner une clientle (Figure 2).
La question des mdecins arabes fonctionnariss ou aides-soignants reste nanmoins
en suspens jusqu la fin du vingtime sicle. En France durant la priode de 1893 1914, les
nouvelles lgislations de protection sociale vont tablir le rle de lEtat dans le domaine du
secours aux pauvres. Tout Franais devient potentiellement bnficiaire de la loi sur
lassistance mdicale gratuite du 15 juillet 1893, qui acquire de ce fait un caractre
universel. En Algrie en revanche, la population colonise verse de lourds impts lEtat
colonisateur sur lesquels est prlev le budget de lassistance europenne et la sant
maritime, sans en tirer le moindre avantage.13
Figure 2 : Des marchs thrapeutiques urbaines anims. ukam, aibb et des vendeurs de mdicaments vue des pages den-Najh, Nahat al-ajj et el-Balgh, 1900-1930.
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Nanmoins, au tournant du vingtime sicle, les autorits coloniales ont trois
proccupations majeures. Elles veulent garantir un apport constant en main-duvre
algrienne, car elles reconnaissent que la colonisation europenne en dpend.Elles savent que
les pidmies ne sarrtent ni aux classes ni aux religi