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Les verres noirs - Furet du Nord

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LES VERRES NOIRS

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DU MEME AUTEUR

Le Canjuers (N. R. F.).

M. ALLOU, JUGE D'INSTRUCTION.

La Maison qui tue. La Fuite des Morts.

Le Loup du Grand-Aboy. Le Piège aux Diamants. Le Fantôme de Midi. La Bête hurlante. L'Armoire aux Poisons.

Le Collier de Sang. Le Cri des Mouettes. Le Double Alibi.

Masques noirs. A Travers les Murailles.

A LA LIBRAIRIE GALLIMARD

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C O L L E C T I O N L E S C A R A B É E D ' O R - 1 6

L E S V E R R E S

N O I R S

p a r Noël V i n d r y

6

G A L L I M A R D P a r i s — 43, R u e d e B e a u n e

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Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Russie. Copyright by Librairie Gallimard, 1938.

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CHAPITRE PREMIER

Le client qui pénétrait dans la bijouterie Saint-Epain ne laissait pas d'être impressionné par la majesté du lieu ; de l'entrée à la longue table occupant tout le panneau du fond, il avan- çait entre un double alignement de vitrines parallèles à la devanture ; les murs, de chaque côté, étaient garnis d'armoires vitrées ; cela se dessinait comme un parc, avec une avenue au centre et deux boulevards latéraux reliés entre les vitrines par quatre allées transver- sales ; un parc illuminé — sans qu'on distin- guât les sources de lumière — où s'épanouis- saient, artistement dessinées, des corbeilles de bijoux brillantes et multicolores, une profusion plus accablante encore d'être ainsi disciplinée.

Mais autant que des objets inertes, le visiteur était troublé des présences humaines : six ven- deurs, tous grands et vêtus de noir, faisaient la haie le long de l'allée centrale, chacun de- vant une des vitrines ; à l'entrée du client ils s'immobilisaient, mais d'une manière si sou- ple qu'il allait suffire — on le sentait bien — d'un simple regard sur les trésors que gardait l'un d'eux pour amener chez lui tout aussitôt une inclinaison légère qui, sans importunité, le mettait, à votre entière disposition, tout prêt

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à s'effacer si votre attention ne s'attardait pas. Cette bienvenue ne comportait qu'une seule réserve, et il aurait fallu une impardonnable grossièreté pour ne la point percevoir : la défense de déranger à la légère le maître du lieu, M. Pierre Saint-Epain, arrière-petit-fils du fondateur, comme l'indiquait au dehors une série de prénoms et de dates ; il trônait tout au fond, derrière la longue table — un homme à la figure encore jeune et aux che- veux blancs, à la fois présent et lointain, n'en- tendant rien et voyant tout, affable mais tenant cette affabilité en réserve pour les clients de marque, comme un don qu'on ne saurait galvauder sans l'amoindrir.

Toute règle souffre des exceptions, et cet accueil nuancé mais courtois du personnel ne fut pas accordé, en ce premier jour de prin- temps, au visiteur qui entra vers le début de l'après-midi : l'arrivée de M. Villefagnan n'a- vait même pas immobilisé les vendeurs qui continuaient entre eux — appuyés sur leurs vitrines ou les mains aux poches — leur non- chalante conversation. Il semblait que seul un esprit invisible eût pénétré dans le magasin.

Invisible, M. Villefagnan ne l'était pas abso- lument, et son incarnation, bien que réduite au minimum, restait néanmoins réelle : juste ce qu'il fallait pour faire un corps, rien de plus. Petit et maigre, il paraissait surtout étonnamment léger, comme s'il cherchait à dé- placer le moins d'air possible, à ne pas peser sur le parquet luisant, semblant y glisser au

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gré des courants d'air. Il s 'amenuisa i t au point qu 'aucun âge ne pouvai t se f ixer sur lui ; il n 'étai t ni un jeune h o m m e ni u n vieil lard, nul n 'en pouvai t dire davantage.

Autour des vitr ines et des armoires , il com- mença une danse légère, s ' a r rê tan t souvent mais sans jamais s ' immobiliser. Les vendeurs persistaient à le t ra i te r en fantôme, ne mar - quaient ni intérêt ni inquiétude. Seul, au fond du magasin, l ' homme à cheveux blancs — M. Saint-Epain, le seigneur du lieu — esquissa un faible sourire, juste ce qu'il fa l la i t p o u r accueillir l ' inconsistante silhouette, p o u r don- ne r à cet elfe l ibre accès dans le parc enchanté.

Tout à coup, devant une vitrine, M. Villefa- gnan s 'arrêta , puis s ' immobilisa, s ' immobil isa vraiment , le souffle m ê m e re tenu ; et la chose pa ru t si étrange que les vendeurs cessèrent de pa r le r et se redressèrent m ê m e quelque peu, comme à la lointaine approche d 'un client. M. Saint-Epain eut un nouveau sourire, plus accentué, puis, dans le silence, on entendi t sa voix douce, un peu solennelle :

— C'est beau, n'est-ce pas, M. Vil lefagnan ?

Celui-ci écarta ses bras minces, leva son pro- fil de moineau et d e m e u r a quelques instants dans cette position d'extase. Puis son agita- tion le repri t , mais sur place. Ce qui l ' a r rê ta i t ainsi, c 'était une magnifique r ivière ancienne qui, dans son m o t i f central é t o n n a m m e n t ci- selé, mêlai t quelques p ier res de couleur à la profusion de diamants .

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— Un beau travail , repri t , très lointain, le bi joutier .

Mais M. Vil lefagnan expr ima, p a r les con- torsions de son corps, que tel n 'étai t pas le sujet de son admirat ion. Il prononça, enfin, d 'une voix f lutée :

— C'est sur tout l 'émeraude.. . (Il avait, en tâ tonnant , re t i ré une loupe de la poche de son gilet). Vous permet tez que je l ' examine de plus près ?

M. Saint -Epain acquiesça, d 'un signe de tête indulgent . L 'autre , aussitôt, souleva la vitre, saisit le bi jou avec une onction surpre- nan te chez lui et, la loupe collée à l'œil, l 'exa- mina.

— C'est prodigieux, murmura- t - i l enfin. Une émeraude de cette taille sans le moindre dé- faut... Je n 'avais j amais vu cela...

E t il demeura i t à la contempler , comme si une telle sp lendeur ne pouvai t j amais être épuisée p a r un regard humain . Sa ferveur était telle que les commis, qui le regarda ien t en souriant, n 'osaient pour t an t pas r ep rendre leur conversation.

— Mais le travail, monsieur Villefagnan ? Le t ravai l d 'orfèvrerie? Est-ce que cela ne vous in- téresse pas aussi ?

Le peti t homme, d 'un geste de sa main libre, écarta cette évocation inopportune. Puis, se dé- cidant à protester, il reposa le bijou avec componction, f e rma doucement la vitrine, et tout aussitôt, libéré, se lança dans un discours rapide, accompagné d 'une mimique véhé-

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mente. Mais, comme les vendeurs avaient repris leur conversation, tous les mots n 'ar r i - vaient pas jusqu 'au bijoutier .

— La pierre, monsieur , la p ie r re ! mais cela seul est éternel ! C'est le t ravai l des dieux, l 'œu- vre de Vulcain lui-même ; combien, à côté de cette splendeur, est r idicule not re pet i t effort huma in ! Du vent, monsieur , du vent ! u n e ridicule vani té ! Il f au t ôter de là cette éme- r aude et la mon te r toute seule. Que dis-je, la monte r ? Non, por te r cela au doigt, en fa i re u n jouet, c'est sacrilège ! Cette émeraude doit t rôner seule dans une vi t r ine ; seule, ai-je dit, et non dans cette promiscui té dégoûtante qu 'on impose au Louvre au Régent et qui devra i t ré- volter tout h o m m e de cœur.

L ' indignat ion monta i t dans la voix plus ai- güe, qui dominai t ma in t enan t les conversa- tions. Et, t endan t un doigt just ic ier vers M. Saint-Epain, qui souriai t impassible :

— Mais vous la vendrez à n ' impor te qui, pour quelques centaines de morceaux de pa- pier !

Une hi lar i té gagna l 'assemblée, et M. Saint- Epa in lu i -même fu t pris d 'un r i re discret ; il suffisait en effet d 'un coup d 'œil sur la mise du visiteur p o u r comprendre que celui-ci n ' au ra i t pu consacrer à un achat aucun des billets qu'il évoquait avec un tel mépris.

Mais le brui t des rires soudain s 'ar rê ta net. En un instant les vendeurs furen t à leur place, impassibles ; et der r ière sa table, M. Saint-

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Epain se souleva lentement . Une dame entrait , qui tout aussitôt domina le magasin.

Même si elle avait été masquée, à son al lure on aura i t deviné qu'elle avai t été très belle. Dans des lignes épaissies demeura i t une ai- sance de mouvements que seule peu t donner à une f e m m e une longue hab i tude d 'ê t re admi- rée ; et le maqui l lage ne cherchai t point une réussite de hasard , on le sentai t fidèle à un por- t rai t d 'autrefois, dans une tentat ive désespé- rée de résurrect ion.

— Comment allez-vous, mon cher mons ieur Saint -Epain ? lança-t-elle dès la por te d 'une voix un peu t rop sonore pour la sobre majes té du lieu, et qui, un instant, donna comme une vulgari té à l 'éclat des joyaux.

Le bi jout ier s 'avançai t à petits pas rapides, feutrés p a r l 'épaisseur du tapis. Il se courba très bas pour baiser la main de l 'arr ivante, puis la p récéda dans le couloir central. Elle avan- çait, appuyan t avec négligence sa main gauche sur les vitrines. Et soudain on entendit, léger mais distinct dans le silence, comme un cri d 'oiseau ; et le brui t était si incongru que cha- cun se re tourna vers M. Villefagnan, qu 'on avait oublié. Il était pâle, la bouche entr 'ou- verte. La visiteuse ouvri t son face-à-main et le dirigea vers le peti t homme, qu'elle dépas- sait de la tête.

— Excusez-le, dit p réc ip i tamment M. Saint- Epain, c'est votre bague...

— Oh ! Madame Availle, laissez-moi la con- templer, supplia Villefagnan.

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— Vous m e connaissez donc ? — Non, mais je connais le « Soleil d 'Orient »,

et je sais qui le possède au jourd 'hu i . Mme Availle souri t avec u n e indulgente ma-

jesté et mol lement tendi t sa main. L ' au t re s 'en empara , la ser ra sol idement dans la sienne, l ' approcha de son visage comme p o u r la ba iser mais a r rê ta le geste à quelques cent imètres ; en m ê m e temps, il avai t sorti sa loupe, l ' avai t assujett ie à son orbite puis s 'étai t immobil isé dans l ' examen du diamant . Mais après quel- ques instants la visiteuse, comme ir r i tée de cette a t tent ion qui ne s 'adressai t pas à elle, et peut-être influencée p a r la mise de Villefa- gnan qu'el le avai t examiné plus à loisir, r e t i r a b rusquement sa m a i n et s 'éloigna sans u n re- gard.

M. Saint -Epain se dir igea vers le fond de la boutique, en o rdonnan t :

— Allons, avancez un fauteui l p o u r Mme Availle.

— Je préfère que nous passions dans vo t r e bureau.

— Mais très volontiers. Vil lefagnan les r ega rda d ispara î t re p a r la

por te du fond, puis con templa la por te elle- même, comme fasciné. Enfin, il se ressaisit et m u r m u r a :

— Le « Soleil d 'Orient » ! le c inquième dia- m a n t du monde.

— Il paraissai t superbe, en effet, di t u n des commis, mais je n ' aura i s pas eu le toupet de l ' examiner comme vous.

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— On ne laisse pas passer une chance unique dans sa vie ! Désormais je connais le Régent, le Sancy, le Grand-Condé et le Soleil d 'Orient ; hélas ! il y a encore l 'Etoile du Sud, le Koh-i- Noor, l 'Orlov que je n 'a i pas vus. Vivrai-je assez vieux ? Ah ! cette f e m m e est heureuse de pouvoi r contempler ce d i aman t à toute heure du jou r et de la nui t ; mais le bonheu r cor- r o m p t toujours les sentiments, il est scandaleux de se p r o m e n e r dans la rue avec une p ier re semblable. Enfin, supposez que Mme Availle soit écrasée p a r un autobus et que dans l'acci- dent sa ma in soit broyée, quel ma lheu r irré- pa rab le !

Du regard il fit le tour des commis, mais au lieu de l ' hor reur que devaient expr imer les vi- sages, il n ' aperçu t que des sourires.

— Adieu ! jeta-t-il brusquement . Vous êtes indignes de servir ici !

Et il sortit.

Dans le bu reau de M. Saint-Epain, Mme Availle s 'était assise.

— Qui est cet h o m m e ? demanda-t-elle. Et sa voix avait une nuance d ' inquiétude, peut- être factice, cela était toujours difficile à dis- cerner.

— Oh ! un être bien inoffensif. En quoi vous a-t-il inquiétée ?

— C'est son regard... pendant qu'il examinai t la bague. Ses yeux, assez ternes, sont tout à coup devenus durs, brillants, fixes... Il m 'a fai t peur.

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— Ne vous inquiétez pas. Je m'excuse p o u r lui de cette indiscrétion, et pour moi aussi qui l'y ai engagé. Mais cela lui faisai t t an t de plai- sir !

— Enfin, qui est-ce ? — Un mons ieur Villefagnan. Son pè re étai t

un grand joail l ier de Paris, qui s'est ru iné et suicidé il y a bien longtemps. Le fils a ga rdé la passion des p ier res ; et la passion, c'est peu dire...

— Un fou ! s 'écria Mme Availle comme i l luminée d 'une révélat ion subite.

— Peut-être... Il n 'est pas sans intell igence et il aura i t p u fa i re quelque chose sans son idée fixe. Des amis de son père l ' avaient fait ent rer autrefois, comme vendeur , chez m o n confrère Marelle. Il n 'a p u y rester.

— Il volait les b i joux ? — Mais non, madame , bien au cont ra i re ! — Au contrai re ? — Il les conservait à l'excès. Oui, il en em-

pêchait la vente ! Quand il se t rouvai t une belle pièce au magasin, il s ' a r rangeai t p o u r décourager tout acheteur, afin de conserver l 'objet sous les yeux. On a d 'ai l leurs mis quel- que temps à s 'en apercevoir... Maintenant , il vit d 'une peti te ren te et passe ses journées dans les grandes bi jouter ies de Paris, qu' i l visite comme des musées. Il nous fai t parfois des scènes terribles, quand nous avons vendu quelque chose qui lui plaisai t ; il nous t ra i te de vandales, de brocanteurs , de Béotiens, que sais-je encore ! Mais on ne lui en veut pas...

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— Je n'aimerais pas le rencontrer de nou- veau, murmura Mme Availle. Il m'a fait peur, je vous assure. Songez qu'il n'a même pas eu un regard pour moi...

— Il n'est homme de goût que pour les choses inanimées, affirma galamment M. Saint-Epain. Pardonnez-lui et n'y pensez plus. Heureusement vous oubliez vite ; heureuse- ment pour lui, non pour moi ; car vous m'a- vez beaucoup négligé, madame ! Oh ! je ne parle pas en commerçant. Mais, vous savez combien vos visites me sont agréables, même si vous n'achetez rien. Pourquoi n'entrez- vous pas quelquefois, seulement pour me dire bonjour et regarder mes collections ?

— Je ne passe plus guère dans le quartier de l'Opéra. J'habite maintenant vers le Champ de Mars.

— C'est très aéré, dit M. Saint-Epain, et moi-même, un jour ou l'autre, j'irai demeurer par là-bas. Mais on y trouve peu de bijoute- ries et votre amour des belles choses ne doit pas s'y satisfaire. Voulez-vous que nous profi- tions de votre visite pour regarder les nou- velles pièces que je détiens ?

— Je n'achète plus rien, cher monsieur. — Mais il n'est pas question d'achat ! — Et surtout, on ne m'offre plus rien... — C'est donc que vous refusez, madame,

il n'y a pas d'autre explication. — Si... Les années passent, monsieur Saint-

Epain.

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— Je l'avais oublié, madame, depuis votre entrée.

— Vous êtes très gentil... Non, je n'achète plus... Et même je vends...

— Vous n'avez pas tort. Vous possédez trop de belles choses pour les garder toutes. Je ne vous dis pas que l'époque soit très favorable, bien au contraire, vous le savez. Enfin vous ne trouverez pas toujours le prix que vous pourriez espérer, mais c'est chez moi, bien certainement, qu'il sera le plus élevé. La con- fiance que vous m'avez toujours témoignée...

— Elle est absolue, cher monsieur. Aussi est-ce à vous que je m'adresse pour une opé- ration particulièrement délicate.

Elle tendit la main, fit jouer la lumière sur le diamant bleuté.

— Je veux vendre le « Soleil d'Orient », ajouta-t-elle d'un ton trop détaché.

— Le « Soleil d'Orient » ! s'écria le bijou- tier. Vous n'y songez pas, madame, c'est la négociation la plus difficile ! Si, provisoire- ment, vous préférez quelque argent liquide à des joyaux trop nombreux, défaites-vous plu- tôt d'autre chose. Votre collier, par exemple,.. Au fait, vous avez tort de ne pas le porter, les perles gagnent au contact de la peau.

— De jour c'est difficile, il est trop gros. — Il m'avait semblé, l'autre soir, à l'Opéra

où je vous ai aperçue, que vous ne l'aviez pas non plus ?

— Peut-être... murmura Mme Availle.

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Le bi jout ie r avai t compris. Dès l 'arr ivée de Mme Availle, il avai t observé qu'elle ne por- tai t d ' au t re bi jou que sa bague ; il avai t c ru d ' abord à une f o r m e de coquetterie, il adop- tai t ma in t enan t une au t re hypothèse et fit dé- vier la conversat ion :

— Vous étiez avec votre fils, je l 'ai admiré , il est devenu un beau j eune homme.. .

— Ce n 'é tai t pas m o n fils, je ta sèchement Mme Availle.

— Oh ! excusez-moi, bafoui l la M. Saint- Epain. Quand j 'a i vu Henr i p o u r la dern ière fois, il étai t encore u n pet i t garçon. Et, l ' au t re jour, j ' avais été s tupéfai t qu'il ait g randi si vite. Mais, en effet, en effet... il ne peut guère avoi r plus de... de...

— De t rente ans. — Ah ! oui... Mais revenons à ce qui nous

occupe. Ainsi c'est le « Soleil d 'Orient » que vous préférez vendre ?

— A quoi bon le cacher ? tout le reste est part i . Si je ne m e suis pas adressé à vous pour ces ventes...

— Oh ! Madame, vous étiez pa r fa i t emen t libre, coupa M. Saint-Epain avec une g rande dignité.

— Non, il faut que vous compreniez. Si je ne me suis pas adressée à vous, c'est que les ventes n 'é ta ient pas faites d i rectement p a r moi.

Elle rougi t et a jouta : — J 'avais quit té Paris, je les envoyais à

une amie qui préféra i t aller chez son bijou-

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tier habituel... malgré mes indications.... Vous comprenez ?

— Mais oui, madame , dit le bi jout ier , qui, en effet, comprena i t très bien. Cela est sans importance.

— Mais, p o u r ce d iamant , on m ' a dit... j ' a i pensé qu'il fa l la i t venir moi-même. Une pier- re de cet o rd re ne peu t être négociée que p a r sa p ropr ié ta i re ? N'est-ce pas ?

— On vous a bien renseignée, madame . Ne croyez pas, cependant , que la chose soit aisée, il est plus facile de vendre cent villas q u ' u n châ teau historique. Surtout q u a n d on est pressé, ajouta-t-i l négligemment.

Cette dern ière suggestion ne fu t pas con- tredite. Le joai l l ier poursuivi t :

— Je n 'a i pas les moyens de p r e n d r e l 'af- fa i re à mon compte, elle est inf iniment t rop lourde pour mes disponibilités. Ecoutez, je ne vois qu 'une solution. Combien de temps pouvez-vous pa t i en te r ?

— Le moins possible. — Mais enfin ? — Au grand max imum, six semaines ; et

encore, à la condit ion de recevoir dès ma in - tenant une avance impor tante .

— Une avance, chère m a d a m e , ce n'est pas impossible, si vous n'êtes pas t rop exigeante. Je pourrais , au besoin, t rouver cinq cent mille francs, à un taux raisonnable. Cela vous con- viendrait-i l ?

— Parfa i tement . — Voilà donc un poin t résolu. Mais la ques-

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tion pr incipale demeure la vente de la pierre, et je ne vous cacherai pas que le délai est for t court. Je ne vois qu 'une chose à essayer, mais elle compor te quelques frais.

— Laquel le ? — Une peti te c ampagne de curiosité au tour

du d iamant . « Une note dans les j ou rnaux fai t courir le

brui t que cette p ie r re illustre sera bientôt mise en vente. Le lendemain , la nouvelle est démentie . Le sur lendemain on indique en ter- mes voilés la personnal i té de l ' acquéreur éventuel, un musée d 'Amérique, puis on four- nit l 'h is torique de la pierre, avec quelques er reurs qui donnen t lieu ensuite à rectifica- tions. Suivent une protestat ion de nat iona- listes contre le dépar t du bijou à l 'étranger, contre la poli t ique du gouvernement qui ap- pauvr i t le pays, amène l 'exode des tab leaux et des pièces rares, une a t taque personnel le contre moi, qui m'entremets , paraît-i l , dans l 'affaire. At taque d 'ai l leurs nuancée : com- ment une maison si honnête, si ancienne, peut-elle... etc. Je réponds. E t cer ta inement je finis p a r recevoir quelque offre intéressante. Vous voyez à peu près ce p lan ?

— Je vois très bien. Ce p lan est excellent, mais je ne puis l 'accepter.

— Pourquoi donc ? — Je ne veux aucune publicité au tour de

cette affaire, je désire m ê m e que la vente passe inaperçue. Vous comprenez... à cause de mon fils... je ne veux pas que notre nom

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soit mêlé à une p o l é m i q u e dont nous ne se- rions peut-être pas maî t res et qui finirait p a r m'éclabousser.

Le b i jout ie r baissa la tête, l 'a i r préoccupé. Il connaissait assez sa cliente p o u r être é tonné de ces scrupules ; elle n 'ava i t j amais cra in t les scandales qui pouvaient l 'enrichir , et sa vie, depuis son mar iage très tôt suivi de di- vorce, n 'avai t été qu 'une suite d ' aven tures plus ou moins retentissantes. On connaissai t bien des for tunes dissipées sous son influence,

et avec ostentation. Peut-être l'âge l 'avait-elle r endue plus t imorée ? M. Saint -Epain envisa- geait une au t re hypothèse, et une quest ion lui b rû la i t les lèvres, mais qu'il fal lai t poser avec habileté. Il releva la tête.

— Très bien, madame . Je vais réfléchir à la question, passer la revue de m a clientèle

et ferai de mon mieux pour agir vite et avec discrétion. Dès main tenant , si vous le voulez

bien, je vais p r é p a r e r la fiche détai l lée qui m'est nécessaire.

Il a t t i ra vers lui un bloc-notes et, le stylo à la main, poursuivit d 'une voix abso lument neutre :

— Bien entendu je connais, et peut-êt re mieux que vous-même, toute l'existence... his- torique de cette pierre, sa découverte aux Indes en 1756, son passage dans différentes familles royales ou princières ; quelques dates à vérifier, ce sera facile. Mais, p o u r les années

récentes, je suis, je l 'avoue, plus ignorant . Le dernier propr ié ta i re que je connaisse est le

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tsar Nicolas II, qui l 'avait acquise d 'un prince a l l emand sur le désir de l ' Impérat r ice ; mais le bi jou n 'a pas fait par t ie des trésors confis- qués p a r le gouvernement communiste. Savez- vous comment il a échappé ?

— Oui, par fa i tement . Le lendemain de l 'ab- dication, il fut remis p a r le tsar au marquis de Cantebault , en gage d 'une avance très impor- tan te qui devai t pe rmet t r e l 'évasion de la fa- mille impériale. Le marquis était en mission diplomatique.. .

— En effet, je me rappelle, maintenant , vous avez éveillé mes souvenirs. Le complot n 'a pas abouti, mais M. de Cantebaul t avait versé tout l ' a rgent promis et il pu t très régul ièrement ga rder la pierre. C'est parfait . Mais je ne me rappel le plus exactement comment le bi jou est ar r ivé entre vos mains ?

Ayant prononcé ces mots, M. Saint-Epain ret int avec peine u n soupir de soulagement : il avait enfin posé, et sur le ton qui convenait, la question délicate. Mme Availle sourit, sans embarras , et dit avec une nuance d ' ironie :

— Je pensais que vous devineriez, cher ami. Le bi jout ier sourit aussi, pour cacher son

embarras . Il savait, certes, comme tout le mon- de, que l 'énorme for tune du marquis , déjà écornée p a r le prêt sans doute considérable consenti au tsar, compromise ensuite p a r la per te de tous ses intérêts en Russie, avait ache vé de se fondre lors de sa liaison avec Mme Availle. Sans doute, à la fin, ne lui restait-il guère que ce d i aman t et son château. Il était

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âgé... Oui, sur la promesse de cette femme de rester avec lui jusqu'à sa fin qu'il sentait pro- chaine, il avait pu consentir à cette donation... Oui... Et Mme Availle, de fait, ne l'avait pas quitté, l'avait même assisté dans son agonie... l'avait assisté seule... Hormis les domestiques, elle était seule au château et cette pensée gê- nait quelque peu M. Saint-Epain. De sa voix la plus neutre il demanda, sa plume touchant le papier :

— Quelle est la date exacte de la donation ? — En avril 1928 ; je ne me rapelle plus exac-

tement le jour. — On le retrouvera sans doute aisément.

C'était un an avant la mort de M. de Cante- bault. Il était encore en parfaite santé, et rien ne l'a empêché de donner à cette cession la forme notariée qui s'imposait, sinon légale- ment, du moins moralement. Vous rappelez- vous le nom du notaire ?

— Il n'y en eut pas, cher monsieur. Un soir, Palamède me passa la bague au doigt, sans autre cérémonie. Cela n'est-il pas valable ?

— Si, à première vue. Donation manuelle d'objets mobiliers ; la jurisprudence la recon- naît. Il faudrait simplement que la date fût bien précisée.

— Ce sera peut-être possible, à quelques jours près. Cent personnes ont remarqué la bague à mon doigt, lors d'une soirée que j'ai donnée la semaine suivante. Il y eut même quelque scandale...

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— C'est vrai ! s'écria tout joyeux M. Saint- Epain, je me rapelle.

Il était soulagé, mais un dernier scrupule subsistait :

— M. de Cantebault n'avait pas d'héritier réservataire, n'est-ce pas ?

— Qu'appelez-vous ainsi ? — Ceux qu'on peut ne dépouiller entière-

ment d'une succession : ascendants, descen- dants...

— Descendant, si. Il y avait, il y a toujours sa fille.

M. Saint-Epain avait nettement perçu, dans le ton, une sécheresse qui indiquait le désir de ne pas s'attarder sur un sujet désagréable. Mais la question était trop grave pour qu'il pût la négliger.

— Une fille... répéta-t-il. Qu'a-t-elle trouvé dans la succession ?

— En quoi cela nous intéresse-t-il ? deman- da Mme Availle.

Et sa voix brusquement avait pris, plus bru- tale, une certaine vulgarité.

— Elle avait droit, comme enfant unique, à la moitié au moins des biens de la succession.

— Elle l'a eue tout entière. — Oui, du moins ce qui restait : le château,

les meubles... C'est tout ? — Une ferme assez importante. Et le tout

sans hypothèque. Palamède préférait vendre quand il avait besoin d'argent.

— Cela ne représente pas le dixième de la valeur du diamant.

Page 24: Les verres noirs - Furet du Nord

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Berkeley. du Detection Club. N° 2. - P E R R Y MASON

e t LA J E U N E F I L L E B O U D E U S E par STANLEY GARDNER

N° 3. - L E F A U C O N D E M A L T E par DASHIELL HAMMET

N° 4. - J E S U I S I N N O C E N T par OSCAR RAY

N° 5. - UN D R A M E AU C O L L È G E par STUART PALMER

N° 6. - F E R DE L A N C E par REX STOUT

N° 7. - S T O C K H O L M , 42, R U E DES H O L L A N D A I S par S. A. DUSE

N° 8. - LA T O U R DU T E M P L E par SAPPER

N° 9. - S A M S O N C L A I R VAL A V E N T U R I E R par ROGER FRANCIS DIDELOT N° 10. - D E Q U A T R E A S E P T

par HUGH AUSTIN N° 11 . - L E VOL DU « G I G A N T I C »

par GEORGES DILNOT N° 12. - L E S D E U X P E N D U S

par ARNO ALEXANDER N° 1 3

S A M S O N C L A I R V A L C O N T R E S E R V I C E S E C R E T par ROGER FRANCIS DIDELOT

N° 1 4 - LA B A N D E N O I R E par SAPPER

N° 15. - L E M E U R T R E DU C R I T I Q U E par MELVILLE

Page 25: Les verres noirs - Furet du Nord

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